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Critique

Deleuze chez Alice


Deuxième volume de «Textes et entretiens» du philosophe, contre-
chant d'une oeuvre, de «l'Anti-OEdipe» à «Qu'est-ce que la
philosophie?»
par Robert Maggiori
publié le 23 octobre 2003 à 1h31
(mis à jour il y a 32 min)

«A deux, nous voudrions être l'Humpty Dumpty ou les Laurel et Hardy de la


philosophie. Une philosophie-cinéma.» On ne croirait pas que Gilles Deleuze puisse
évoquer de la sorte son travail avec Félix Guattari. Sortie de son contexte, la phrase, il
est vrai, n'a pas grand sens. Elle figure dans la «Note de l'auteur» dont Deleuze fait
précéder la traduction italienne de la Logique du sens. On la trouve aujourd'hui dans
Deux régimes de fous, recueil de «Textes et entretiens» (1975-1995) qui fait suite à
l'Ile déserte (1953-1974), publié l'an dernier. La référence à Humpty Dumpty n'y
apparaît pas comme une coquetterie. Lewis Carroll est un «explorateur», un
«expérimentateur», qui «a le don de se renouveler selon des dimensions spatiales, des
axes topographiques», écrit Deleuze. «Dans Alice, les choses se passent en profondeur
et en hauteur : les souterrains, les terriers, les galeries, les explosions, les chutes, les
monstres, les nourritures, mais aussi ce qui vient du haut ou est aspiré vers le haut
comme le chat du Cheschire. Dans le Miroir, il y a au contraire une étonnante
conquête des surfaces (...): on ne s'enfonce plus, on glisse, surface plane du miroir ou
du jeu d'échecs, même les monstres deviennent latéraux. Pour la première fois, la
littérature se déclare ainsi art des surfaces, arpentage de plans. Avec Sylvie et Bruno,
c'est encore autre chose (peut-être préfiguré par Humpty Dumpty dans le Miroir) :
deux surfaces coexistent avec deux histoires contiguës et l'on dirait que ces deux
surfaces s'enroulent de telle sorte qu'on passe d'une histoire à l'autre, tandis qu'elle
disparaissent d'un côté pour réapparaître de l'autre, comme si le jeu d'échecs était
devenu sphérique.» Deleuze dit cela en 1976, au moment où son livre paraît en Italie.
Mais, entre-temps (Logique du sens date de 1969), il a publié avec Guattari l'Anti-
OEdipe, véritable machine de guerre qui, depuis 1972, sème la panique dans le monde
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des idées. Le rapport avec l'excursion au pays des merveilles, des grottes et des
miroirs ? Le voici : «Dans Logique du sens, j'essaie de dire comment la pensée
s'organise selon des axes et des directions semblables». Ainsi le platonisme,
inséparable de la hauteur, qui orientera l'image traditionnelle de la philosophie, les
présocratiques et le retour aux présocratiques, «comme retour au souterrain, aux
cavernes préhistoriques», les stoïciens, «et leur art des surfaces»... Et c'est ainsi que
Gilles Deleuze fait comprendre les soubresauts de sa propre évolution théorique :
«Dans Logique du sens, la nouveauté consistait pour moi à apprendre quelque chose
des surfaces. Les notions restaient les mêmes : "multiplicité", "singularité",
"intensité", "événement", "infini", "problèmes", "paradoxes" et "proportions" mais
réorganisées selon cette dimension. Les notions changeaient donc, ainsi que la
méthode, une sorte de méthode sérielle propre aux surfaces ; et le langage changeait
aussi, un langage que j'aurais souhaité de plus en plus intensif, procédant par petites
rafales.»

Quelque chose n'allait pas cependant : la Logique «témoignait encore d'une


complaisance ingénue et coupable envers la psychanalyse». Il fallait une autre analyse
(«une schizoanalyse») et une autre méthode, qui fut aussi une politique («une
micropolitique»), prenant «la place de la psychanalyse». Et voilà l'Anti-OEdipe, qui
«n'a plus ni hauteur ni profondeur, ni surface», où «tout arrive, se fait, les intensités,
les multiplicités, les événements, sur une sorte de corps sphérique ou de tableau
cylindrique : corps sans organes», où, «au lieu de séries», il sera question de ce que
Guattari nomme rhizome. «A deux, nous voudrions être l'Humpty Dumpty...» Le mot
d'ordre sera désormais : «devenir imperceptible, faire rhizome et ne pas prendre
racine».

Edité par David Lapoujade selon les principes déjà appliqués à l'Ile déserte (pas de
publications d'écrits pour lesquels Deleuze n'a pas donné son accord), Deux régimes
de fous contient une soixantaine de «textes et entretiens». Ils font comme le contre-
chant, ou, si l'on veut, le contre-champ, de l'élaboration de l'oeuvre (entre 1975 et
1995, Deleuze, seul ou avec Guattari, publie entre autres Mille Plateaux, Cinéma 1 et
Cinéma 2, le Pli, Qu'est-ce que la philosophie ?, Critique et clinique...), et sont en cela
indispensables, ne serait-ce que parce qu'ils permettent de voir la multiplicité des
plans sur lesquels le philosophe intervient : l'Europe, la drogue, Boulez, le pacifisme,
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l'arrestation de Toni Negri, Boulez, Proust, les «nouveaux philosophes», Rivette, «les
Indiens de Palestine», la guerre du Golfe, la linguistique, les prisons, Foucault... D'un
intérêt particulier sont les préfaces que Deleuze rédige pour les éditions étrangères de
ses oeuvres, notamment celles, américaines, de Nietzsche et la philosophie, Différence
et répétition ou Empirisme et subjectivité, toujours très éclairantes parce que
synthétiques. Mais, avec le recul, ce qui frappe, c'est l'audace de Deleuze, cette façon,
justement, de faire aller la pensée comme si elle était poussée par le vent. Même si
cela ne peut surprendre aucun lecteur de l'Anti-OEdipe, on est quand même saisi, pour
faire un seul exemple, de la violence avec laquelle Deleuze bombarde la psychanalyse,
«machine d'interprétation» et «machine de subjectivation», qui «empêche toute
production du désir», qui «est faite tout entière pour empêcher les gens de parler».
«La psychanalyse nous parle beaucoup de l'inconscient ; mais, d'une certaine manière,
c'est toujours pour le réduire, le détruire, le conjurer. L'inconscient est conçu comme
une contre-conscience, un négatif, un parasitage de la conscience. (...) Ce que la
psychanalyse appelle production ou formation de l'inconscient, ce sont toujours des
ratés, des conflits imbéciles, des compromis débiles ou de gros jeux de mots. Dès que
ça réussit, c'est de la sublimation, de la désexualisation, de la pensée, ce n'est surtout
pas le désir l'ennemi qui niche au coeur de l'inconscient. Des désirs, il y en a toujours
trop : pervers polymorphe. On vous apprendra le Manque, la Culture et la Loi, c'est-à-
dire la réduction et l'abolition du désir» (1977). Armée de «père», «mère», «loi» et
«signifiant», la psychanalyse va jusqu'à se fermer à la compréhension du délire, réduit
à n'être que «la reproduction même imaginaire d'une histoire familiale autour d'un
manque», alors qu'il relève d'un «trop-plein d'histoire» et fait intervenir l'ensemble du
champ social et politique : ce que le délire brasse, «ce sont les races, les civilisations,
les cultures, les continents, les royaumes, les pouvoirs, les guerres, les classes et les
révolutions» (1975).

Deux régimes de fous s'achève par «L'immanence : une vie», dernier texte publié par
Deleuze avant qu'il ne se donne la mort le 4 novembre 1995, et par un hommage à
l'ami Félix, lequel «rêvait d'un système dont certains segments auraient été
scientifiques, d'autres philosophiques, d'autres vécus, ou artistiques, etc.».

https://www.liberation.fr/livres/2003/10/23/deleuze-chez-alice_449159/

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