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DOI : 10.4000/books.cdf.4129
Éditeur : Collège de France
Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2016
Date de mise en ligne : 15 décembre 2016
Collection : Conférences
ISBN électronique : 9782722604339
http://books.openedition.org
Référence électronique
BEFFA, Karol (dir.). Les nouveaux chemins de l’imaginaire musical. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Collège de France, 2016 (généré le 25 avril 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/cdf/4129>. ISBN : 9782722604339. DOI :
10.4000/books.cdf.4129.
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École
normale supérieure. En 2012-2013, il est titulaire de la chaire
annuelle de Création artistique au Collège de France.
SOMMAIRE
Préface
Karol Beffa
1 Les textes réunis dans cet ouvrage trouvent leur origine dans le
séminaire qui s’est tenu dans le cadre de la chaire annuelle de
Création artistique que j’ai occupée au Collège de France en 2012-
2013, et dont l’intitulé était « Musique : art, technique, savoir 1 ».
2 À l’heure où les arts contemporains font l’objet de controverses
souvent passionnées, il m’a paru nécessaire de soumettre la musique
à un examen pluridisciplinaire, en demandant à des spécialistes de
musique et de musicologie de dialoguer avec des experts reconnus
d’autres domaines de la création et de la pensée, afin d’apporter un
éclairage croisé sur cet art et sur les débats qu’il suscite. Ma
conviction est que l’ouverture de la réflexion à d’autres disciplines, à
d’autres pratiques, à d’autres regards, peut permettre de refonder
les termes du débat esthétique autour de la musique dans le monde
contemporain. En somme, cet ouvrage repose sur l’idée que, pour
mieux cerner la musique, il est nécessaire de la penser en relation et
de l’affranchir d’une tradition, inaugurée par le romantisme
allemand, qui l’absolutise et, par là même, tend à l’isoler.
3 Le premier rapport qu’il m’a semblé nécessaire d’interroger à
nouveaux frais concerne le lien fondamental, établi dès l’Antiquité,
entre la musique et les mathématiques. Je n’ai pas souhaité poser de
façon frontale et abstraite la question des relations entre ces deux
disciplines, mais plutôt proposer une analyse comparative des
chemins de la création dans ces deux domaines, notamment autour
des notions d’intuition et d’images mentales dans les sciences et
dans les arts. Pour ce faire, j’ai eu la chance de pouvoir engager un
dialogue avec le mathématicien Cédric Villani. Notre objectif
commun était d’inviter le lecteur dans l’atelier du créateur et de lui
ouvrir quelques-unes des coulisses de l’invention : comment les idées
viennent-elles aux compositeurs et aux mathématiciens, et quelles
conséquences esthétiques peut-on tirer de telles observations ? Tout
en maintenant la forme du dialogue qui nous a réunis au Collège de
France le 29 novembre 2012, nous avons repris et développé nos
échanges sous une forme écrite, qui constitue le premier chapitre du
présent ouvrage.
4 Le deuxième chapitre, confié à Francis Wolff, philosophe, analyse les
rapports de la musique et de la pensée, posés, cette fois, du point de
vue de l’auditeur, en interrogeant la perception de la musique dans
sa relation au modèle causal. Francis Wolff part d’une définition
naïve de la musique comme « art des sons » et décide de s’interroger
sur ce que sont les sons plutôt que de se perdre dans les marécages
de la question « Qu’est-ce que l’art ? ». Il en tire l’idée que les sons
sont les indices sensibles des événements, événements (ce qui arrive
et se désigne verbalement) qu’il oppose aux choses (ce qui est et
demeure le même et se désigne nominalement). Mais dans un monde
d’événements sans chose (c’est-à-dire purement sonore), les sons
n’ont pas d’existence individualisable et ils ne sont pas identifiables,
parce que l’individuation des événements se fait dans notre monde
par les choses. En outre, sans choses qui en soient le support, les
événements n’ont pas de cause. La musique va permettre de combler
ces deux manques du monde purement sonore en individuant a priori
les sons (en créant un univers de « notes » par exemple) et en créant
un ordre interne qui a pour conséquence que les sons apparaissent
imaginairement et rétrospectivement comme causés par ceux qui les
précèdent. La musique est donc la représentation d’un monde
autosuffisant d’événements purs. Cette définition permet de
résoudre l’antinomie de la sémantique musicale : toute musique dit
quelque chose de très déterminé sans parler de quoi que ce soit.
5 La troisième étude, proposée par le musicologue Michel Gribenski,
analyse également un effet de causalité entre la musique et la
représentation, par le truchement des scènes de performance
musicale dans les films de fiction, moments cruciaux de mise en jeu
de la vraisemblance de la représentation – et de risque de son
invraisemblance. Pour autant, loin de se réduire à un simple
illusionnisme, l’effet de vraisemblance et de crédibilité consiste,
pour le spectateur-auditeur, en une « demi-illusion » consentie et,
partant, en un jeu de décryptage d’un code impliquant à la fois des
techniques, récurrentes mais variées (de cadrage, de montage et de
postsynchronisation), et aussi des logiques de substitution d’une
représentation directe du jeu musical par d’autres jeux gestuels et
mimiques, voire par un récit. La vraisemblance des scènes musicales
filmées est donc un défi codé et ludique, mené de concert par le
réalisateur, l’acteur et le spectateur.
6 La quatrième contribution, prolonge le questionnement sur les
relations entre la musique et les images qu’elle véhicule, en abordant
cette fois le problème tel qu’il se pose non plus à l’écran mais sur
scène. Dans ce chapitre consacré au dialogue entre musique et
théâtre, Marie-Madeleine Mervant-Roux présente une réflexion
originale sur le son au théâtre, véritable « lettre volée » d’études
dramatiques trop souvent polarisées sur la question du « spectacle »
– que non seulement l’étymologie, mais l’histoire même de la
modernité scénique mettent au premier plan – au détriment des
enjeux, pourtant centraux, de l’acoustique.
7 Les rapports de la musique à l’imaginaire sont abordés par Bernard
Sève, spécialiste de la philosophie de l’art, qui appuie sa réflexion sur
un cas particulier, la mise en scène de Tannhäuser de Wagner par
Robert Carsen, dont l’idée essentielle est de faire de Tannhäuser un
peintre. Dans cette interprétation, tous les Minnesinger sont des
peintres et le concours de chant devient un concours de peinture. Il
s’agit d’analyser de façon objective et pour ainsi dire scientifique les
effets artistiques et ontologiques d’un tel choix de mise en scène.
Pour ne prendre qu’un exemple : si les Minnesinger sont des
chanteurs, comme le livret le veut, alors leurs propositions
artistique lors du concours (leurs chants) sont présentés à la fois,
dans le drame, aux personnages de l’opéra, et, hors du drame, aux
spectateurs assis dans la salle de l’Opéra ; mais dans la mise en scène
de Carsen, les propositions artistiques (leurs peintures) ne sont
présentées qu’aux personnages de l’opéra, et non aux spectateurs
qui ne voient que le revers de la toile. Ce cinquième chapitre analyse
et développe la portée esthétique et philosophique de ce
renversement de perspective.
8 La violente polémique de Nietzsche contre Wagner et son « portrait
de l’artiste en histrion » – dont Guillaume Métayer retrace la logique
et les enjeux relativement au rôle de « médecin de la civilisation »
que Nietzsche assigne au philosophe – s’attachent à la même
problématique des liaisons « dangereuses » entre musique et image.
Cette polémique musicale ne s’applique pas seulement à la fin du
XIXe siècle mais, par sa critique du sensationnel, de l’émotionnel et,
NOTES
1. Les enseignements prodigués dans le cadre de cette chaire sont disponibles en audio et en
vidéo sur le site internet du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/karol-
beffa/index.htm. Pour le séminaire : http://www.college-de-france.fr/site/karol-
beffa/seminar-2012-2013.htm. La leçon inaugurale, Comment parler de musique ?, prononcée
le jeudi 25 octobre 2012, a été éditée sous forme imprimée (Collège de France/Fayard, 2013)
et numérique (Collège de France, 2013) : http://books.openedition.org/cdf/1365 (texte
intégral en ligne en libre accès).
2. Séminaire du 22 décembre 2012. La communication, avec les exemples musicaux
indispensables à l’argumentation, est disponible sur le site internet du Collège de France (cf.
note 1).
AUTEUR
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École normale supérieure. En 2012-
2013, il est titulaire de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France.
D’où nous viennent les idées et
comment évoluent-elles ? La
créativité en mathématiques et en
musique
Karol Beffa et Cédric Villani
NOTES
1. Cet article reprend dans ses grandes lignes la conférence-débat que Cédric Villani,
mathématicien, et moi avons tenue lors de mon séminaire au Collège de France
(29 novembre 2012). Nous remercions vivement Chloé Folens qui a bien voulu effectuer la
transcription de cette conférence. Cette conférence-débat est disponible en audio et en
vidéo sur le site internet du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/karol-
beffa/seminar-2012-11-29-15h00.htm.
2. Propos cités dans Roland-Manuel, Ravel [1938], Paris, Mémoire du livre, 2000.
3.Ibid.
4. Henri Poincaré, Science et méthode [1908], livre I, chapitre 3, Paris, Flammarion, 1947,
p. 50 sq.
5. Arthur M. Abell, Entretiens avec de grands compositeurs. Brahms, Strauss, Puccini, Grieg,
Humperdinck, Bruch, Paris, Éditions du Dauphin, 1982.
6. « Entre science, musique et politique », discours prononcé à l’occasion de la remise du
prix de Kyoto de 2001 par l’Inamori Foundation (Kyoto, 11 novembre 2001), traduit et publié
dans : György Ligeti, L’Atelier du compositeur. Écrits autobiographiques. Commentaires sur ses
œuvres, Genève, Éditions Contrechamps, 2013, p. 42.
7. Cédric Villani, Théorème vivant, Paris, Grasset, 2012.
8. Alexandre Borodine (1833-1887), César Cui (1835-1918), Mili Balakirev (1837-1910),
Modest Moussorgski (1839-1881), Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). S’opposant à
Tchaïkovski, à leurs yeux trop marqué par l’esthétique romantique occidentale, le groupe
des Cinq entendait privilégier une musique russe, inspirée des traditions populaires.
9. Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974),
Germaine Tailleferre (1892-1983), Francis Poulenc (1899-1963) et Georges Auric (1899-1983).
À l’origine, ces musiciens ne se considéraient pas comme un groupe. C’est pour établir un
parallèle avec les Russes du groupe des Cinq que le critique musical Henri Collet les réunit
dans un article publié dans le journal Comœdia le 16 janvier 1920 qu’il intitula « Un livre de
Rimski et un livre de Cocteau – les Cinq Russes, les Six Français et M. Erik Satie ». Un second
article suivit (le 23 janvier), confirmant l’association : « Les Six Français ». Cette appellation
eut la faveur du public grâce à Cocteau qui, avec son sens de l’entregent et de la publicité,
comprit l’intérêt à tirer de cette notion de groupe, à l’instar de la célébrité dont avait
bénéficié le groupe des Cinq russe.
10. André Messager était l’élève de Fauré à l’école Niedermeyer et en devint un ami proche.
AUTEURS
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École normale supérieure. En 2012-
2013, il est titulaire de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France.
CÉDRIC VILLANI
Cédric Villani est mathématicien, directeur de l’institut Henri Poincaré à Paris.
L’expérience musicale : sons et
événements
Francis Wolff
L’expérience sonore
3 « La musique est l’art des sons », dit-on. Cette définition n’est peut-
être pas très éclairante. Mais au moins le serait-elle si, au lieu de
s’interroger sur ce qui fait de la musique un « art », on commençait
par se demander ce que sont des sons.
4 Un son, c’est un événement, ou l’indice nécessaire d’un événement.
5 Nous pouvons en effet noter l’étroite relation existant entre son et
événement. Comme l’écrit Olivier Revault d’Allones :
Seul [de tous les phénomènes perceptibles], le son nous renseigne non pas sur un
objet, mais sur un événement : la branche casse, le vent siffle, la pierre tombe,
l’eau coule, le chien aboie. S’il ne se passe rien, aucun son n’est émis 3 .
6 Autrement dit, le son n’est pas celui d’une chose, mais d’un
événement. Il faut que quelque chose se meuve pour qu’il y ait son.
Sans mouvement, pas de son. Et tout mouvement physique est
sonore. En d’autres termes, il faut que quelque chose arrive – un
mouvement, un changement – pour qu’il y ait son. C’est une
condition nécessaire. Mais c’est aussi une condition suffisante. Dès
qu’il y a événement, c’est-à-dire changement ou mouvement d’un
corps physique, il y a vibration et donc production de son, même s’il
n’est pas toujours audible. Il y a donc son si et seulement s’il y a
événement. Un lien essentiel unit son et événement, alors qu’aucun
lien, sinon accidentel, n’unit son et chose. Les choses elles-mêmes ne
sont pas sonores à moins qu’il arrive quelque chose, par exemple,
elles bougent ; au point qu’il est possible de montrer que les sons ne
sont pas des qualités des objets physiques (comme les couleurs sont
les qualités des objets dits sensibles) mais sont indépendants de ces
qualités.
Même si l’objet est passif, il reste coloré, tandis que les caractéristiques sonores
de l’objet sont liées à une activité le concernant. La présence d’un son est un
témoignage de quelque chose qui se passe, d’un événement, dont l’origine se
trouve dans l’objet qui est, en un sens l’acteur ou la victime 4 .
7 Mais ce qui produit alors le son, ce n’est pas la chose elle-même,
mais le mouvement de l’air ou de quoi que ce soit. Les couleurs sont
attribuables aux choses, et nous renseignent plus ou moins sur
comment elles sont, mais les sons ne nous disent pas comment sont les
choses. Alors que nous disent-ils ? Ils ne nous disent pas ce qui
arrive, mais comment ça arrive. Les sons, objets propres de l’ouïe,
sont, dans l’ordre des événements, analogues aux couleurs, objets
propres de la vue, dans l’ordre des choses. Les sons sont des qualités des
événements au même sens que les couleurs sont des qualités des choses.
Il y a des corps, et ils ont des qualités sensibles, notamment la
couleur. Les sons sont donc des indices nécessaires des événements.
Ils sont peut-être plus que cela, comme l’ont soutenu certains
philosophes qui y voient des événements 5 – indépendamment des
sensations auditives que nous en avons. Peu importe. Ce qui importe,
c’est que les sons attestent que, dans le réel que nous percevons
comme dans le monde dont nous parlons, les événements sont des
entités distinctes des choses. Et ces entités sont celles que nous
entendons. Le monde, notre monde lui-même, réduit aux
événements qui y adviennent, est un monde purement sonore.
8 Revenons à ce que nous disent les sons. Posons, à titre heuristique
une question fonctionnaliste : à quoi sert d’entendre ? Olivier
Revault d’Allones répond :
Il existe comme une fonction naturelle du son, que certains pourraient croire
finalisée : comme si les millions de siècles qui ont façonné nos organes auditifs
avaient pris soin que nous possédions un véritable système d’alarme permanent
qui nous dit presque immédiatement ce qui se passe, quand il se passe quelque
chose ; et nous dit si cet événement nous menace, nous conforte, nous intéresse,
bref nous concerne.
9 En somme, être à l’écoute, c’est, pour le vivant, être en position
d’attente des événements. Un son, un bruit, c’est le signe que
quelque événement a brisé la régularité rassurante par laquelle la
vie se conservait. « Que peut-il se passer ? Que s’est-il passé ? Que va-
t-il se passer ? » Tension de l’écoute, à laquelle succède la détente du
retour au calme ou à la régularité, la reconnaissance du familier – ou
le silence.
10 Le son nous informe donc sur ce qui se passe, mais jamais sur ce qu’il
y a dans le monde. Imaginons donc un être vivant qui n’aurait du
monde, de ce monde même, qu’une expérience purement sonore :
pour cet être, les sons se suivent, plus ou moins attendus, plus ou
moins surprenants. Si l’on suppose ce vivant doté en outre de
mémoire et de raison, on peut penser que, comme les prisonniers de
la caverne platonicienne, mais d’une caverne seulement sonore, il
chercherait à maîtriser la redoutable imprévisibilité de cette série
d’événements, à en comprendre l’advenue, à embrasser leur
succession en un ordre intelligible ; et cela à partir des seules qualités
des événements et indépendamment de toutes choses. Il est probable
en effet qu’un être qui n’aurait qu’une expérience sonore du monde
ne parviendrait jamais à concevoir qu’il existe autre chose que des
événements et qu’il y existe des objets physiques permanents, fixes,
singuliers, qui demeurent les mêmes et sont dotées de qualités
premières ou secondes – ce que nous pouvons appeler des « choses ».
Il est même possible – on en discute – qu’une telle expérience ne
permettrait pas au sujet qui la vit de concevoir la spatialité, et
surtout l’empêcherait d’établir toute distinction entre subjectivité et
objectivité, entre lui-même et les objets de ses états mentaux 6 ; elle
empêcherait l’identification et la réidentification des objets, autant
que la distinction entre identité numérique et identité spécifique.
Une expérience purement sonore du monde serait une expérience
d’un monde radicalement événementiel et absolument pas
« chosique ».
11 Deux propriétés de cet univers sans choses méritent attention.
D’abord, les sons, en toute rigueur, n’y ont pas d’existence
déterminée. En effet, ils constituent un matériau dans lequel
l’individuation et l’identification demeurent impossibles ou du
moins toujours contestables. Si l’on fait abstraction de tout rapport
causal à leur source et que l’on se borne aux sons eux-mêmes, il est
en effet impossible d’identifier et d’individuer les sons, c’est-à-dire
de distinguer ce qui vaut pour un son et ce qui vaut pour un autre :
un son qui dure est-il numériquement le même ? Qu’est-ce qui
permettrait de décider ce qui vaut pour un son ? L’absence de silence
qui l’interrompt ? Le critère est contestable : un glissando sur un
instrument non tempéré est-il un son – et si oui pourquoi ? – et sinon
combien de sons ? Un son qui demeure à la même hauteur (ou
fréquence) mais change d’harmoniques (de timbre) ou de puissance
(crescendo ou decrescendo) est-il toujours le même ? Ce qu’en musique
on appelle un « accord » est-il un ou plusieurs sons ? Impossible d’en
décider, sinon de façon arbitraire. Dans le déroulement purement
temporel, il n’y a pas de repère permettant l’identification et
l’individuation.
12 On objectera que le chat qui miaule, ou le verre qui se casse en
tombant, produit bien un son et un seul. Mais ce qui crée l’illusion de
cette individuation, c’est que, dans l’expérience sonore ordinaire,
qui n’est jamais purement sonore, ou même purement auditive,
chaque son est généralement rapporté comme à sa cause à une chose
du monde des choses. De là vient l’illusion de l’identification du son
en tant que tel : le miaulement du chat semble être « un » parce qu’il
est rapporté au chat ; il apparaît comme un seul événement parce
qu’il est l’action « une » accomplie par le chat. Dans les conditions de
perception ordinaire, où le sonore est lié au perceptible en général,
où l’audible ne se sépare ni du visible ni du dicible et où le champ
sonore est déjà organisé selon les catégorisations nécessaires à la vie,
on croit individualiser les événements sonores eux-mêmes, alors
qu’on ne fait que reconnaître les choses réidentifiables, demeurant
dans leur identité et existant dans leur individualité. L’individuation
de l’événement sonore se fait – et d’ailleurs ne peut se faire – que par
rapport à la chose visible ou dicible à laquelle il est rapporté. Mais à
la pure écoute, le miaulement du chat cesse d’être un – sans
d’ailleurs devenir vraiment multiple. Si l’on fait abstraction de tout
rapport d’un son à sa source pour se borner au purement sonore,
tout repère identificatoire se perd : est-ce un seul événement, ou y
en a-t-il plusieurs ? Sans chose identifiable qui en soit le support,
l’événement sonore n’est plus individualisable.
13 Mais il y a plus. Car les choses visibles ou dicibles, dans le monde de
la perception ordinaire, ne sont pas seulement, le plus souvent, le
support des événements auxquels elles donnent leur individualité,
elles sont aussi tenues, dans notre monde hybride, fait de choses qui
ne sont pas entièrement des choses et d’événements qui ne sont pas
des événements purs, comme la cause de ces mêmes événements.
C’est le chat qui produit le miaulement, c’est le verre qui, en se
cassant sur le sol produit ce bruit d’éclat. D’ailleurs, c’est à cette
identification de la source que, dans la vie pratique, le son est utile.
Entendre permet de savoir qu’il se passe quelque chose, le son
témoigne de l’existence et donne la qualité de l’événement mais non
son « essence », si l’on peut dire. C’est pourquoi l’écoute ordinaire
mène en général à la recherche de l’identification de la source du
son : pour des raisons qui tiennent, entre autres, à la préservation de
sa vie, dans la vie pratique, le vivant tend à passer de la connaissance
de l’événement (alerte !, il se passe quelque chose, le monde n’est plus
en repos, la vie est potentiellement menacée) – connaissance qui ne
peut être donnée perceptivement que par l’ouïe – à la recherche de
sa cause dans la chose dont elle dépend ou qui la produit. « Que se
passe-t-il ? » signifie le plus souvent, pour le vivant, « qui va là ? » ou,
plus généralement, « quelle chose produit ce son ? ». Pourquoi ce
son ? implique d’abord qu’est-ce que cette chose ? Ainsi, et quelles
qu’en soient les raisons, dans le monde hybride où nous vivons, les
sons sont rapportés à leur source comme les événements paraissent
causés par des choses identifiables et surtout réidentifiables – et
aussi comme les verbes sont liés prédicativement aux noms : le chat
miaule, le verre se brise, etc. Autrement dit, dans le monde
ordinaire, les choses ne sont pas seulement perçues comme le
substrat des événements, elles sont aussi pensées comme la cause des
événements.
14 Retenons donc trois points. Dans l’expérience purement sonore du
monde, il n’y a que des événements ; comprendre le monde, ce serait
donc trouver un ordre ou encore une raison d’être dans les
événements eux-mêmes. Mais, dans cette expérience purement
sonore, il n’y a les conditions ni de l’individuation des sons en eux-
mêmes, ni de la compréhension des événements sonores par eux-
mêmes. C’est ce à quoi pourvoient les choses visibles – ou dicibles –
de l’expérience perceptive complète : elles servent de substrat aux
événements, condition de leur existence individuée, et elles sont les
causes qui les produisent, condition de leur intelligibilité dont la vie
pratique a besoin.
De la sémantique musicale
37 Quel est le rapport de la musique et du monde ? Est-elle un langage ?
Si oui, de quoi parle-t-elle ? Sinon, que fait-elle donc entendre ? La
musique représente-t-elle quelque chose de la réalité ? Ces questions
ont partagé les musiciens 16 et les musicologues 17 .
38 La musique « pure », en elle-même et par elle-même,
indépendamment de tous les sentiments, affections et passions
qu’elle peut déclencher sur l’auditeur, signifie-t-elle quelque chose
de déterminé, comme le font à leur manière la littérature et la
peinture figurative ? Poser cette question, c’est nécessairement se
heurter à une antinomie.
39 En un sens, la musique ne peut pas signifier quoi que ce soit, renvoyer
à quelque chose de déterminé hors d’elle-même. En effet, si la
musique disait quelque chose, on pourrait dire ce qu’elle dit sans
risquer d’être contredit. Or qui tente de dire ce que telle musique lui
dit ne peut que demeurer vague et arbitraire, et se heurtera
nécessairement au fait qu’elle ne dit pas la même chose à un autre.
Et si la musique ne dit pas nécessairement la même chose à tous, elle
ne dit rien – la première condition pour que quelque chose soit dit,
c’est la détermination du sens, condition de la communicabilité. Nul
ne peut dire certainement à quoi une musique pure se réfère, sauf à
courir le risque du vague ou de l’arbitraire. Ce que la musique
pourrait signifier n’est donc ni clairement imaginable, ni
distinctement énonçable, ni vraiment déterminé : ce n’est donc pas
communicable et encore moins universel. (Notons comment alors,
curieusement, la position « externaliste » selon laquelle la musique
signifie quelque chose hors d’elle-même, mène nécessairement à
l’ineffable !) Mais surtout, nul ne peut prétendre que la valeur, le
sens, et l’effet propre d’une musique, ce serait cela – ces significations
qu’il peut lui arriver de suggérer ou ces images qu’elle peut susciter :
il y a de toute façon un tel gouffre entre la valeur, le pouvoir et la
force propres de la Quarantième symphonie de Mozart, par exemple, et
la pauvreté, la relativité et l’indétermination des images qu’elle est
susceptible de susciter, qu’il est absurde de chercher le sens de la
musique dans sa signification. La Mer, de Debussy, signifie ou se
réfère à « la mer » ni plus ni moins qu’un tableau abstrait portant ce
titre peut l’évoquer, et justement pas comme une peinture figurative
pourrait le faire ! Non, décidément, le sens de la musique ne peut
être qu’interne.
40 Cependant, il ne saurait être seulement interne. Car d’où viendraient
alors ce sens et cette valeur de la musique, s’il s’agissait seulement
de disposer d’une façon plus ou moins harmonieuse des jolis sons ?
Quelle serait la différence entre la musique et un pur jeu de
sensations, plus ou moins agréable sans doute, mais guère différent
du chatouillement ou de l’ivresse que produit un parfum ? Si l’Art de
la fugue, la Cinquième symphonie, le Sacre du printemps nous
apparaissent comme quelques-unes des plus hautes réalisations de
l’art et de l’esprit humain, c’est non seulement par le jeu de sons
délectables qu’elles produisent, mais parce que nous sentons bien
que ces musiques disent quelque chose d’essentiel et d’universel,
qu’il y a en elles non seulement des sensations mais de la pensée – et
toute pensée est pensée de quelque chose –, qu’elles nous parlent de
ce qu’il y a hors d’elle, et même qu’elles nous apprennent quelque
chose d’un monde, qu’il soit réel ou fictif.
41 Ainsi : nous entendons la musique comme un discours nécessaire et
universel, dont nous ne pouvons rien dire de nécessaire ni
d’universel. La musique nous parle et pourtant rien n’est dit. Nous
savons qu’elle dit quelque chose de déterminé sans pouvoir dire de
façon déterminée ce qu’elle dit. Faudrait-il décidément la livrer à
l’ineffable ?
42 Je ne le pense pas. Et il me semble que la thèse selon laquelle « la
musique est un ordre d’événements purs » permet de résoudre
l’antinomie ou de sortir de la difficulté.
43 Ce qui bloque toute sémantique musicale, c’est un préjugé et un
paralogisme. Le préjugé est visualiste : on croit que la musique n’est
pas figurative parce qu’on suppose que toute figuration doit être
visuelle et donc renvoyer à des objets physiques ayant forme,
spatialité, etc. – à la manière de la peinture figurative. Ne trouvant
aucune image que, à coup sûr, une musique suscite, sinon de façon
indirecte, on en déduit à tort qu’elle est par essence abstraite. Mais il
y a dans le monde au moins un autre type d’entités que les objets
physiques existant dans l’espace, ce sont les événements qui
surgissent dans l’ordre du temps ; et ce type d’entités est doté de
qualités que nous ne pouvons pas voir mais entendre. La musique est
donc figurative, mais elle ne figure pas des choses, mais des
événements purs de toute chose.
44 Ce qui bloque toute sémantique musicale, c’est en outre un
paralogisme. Pour que la musique signifie quelque chose, il faut,
croit-on, qu’elle puisse se référer à des choses déterminées. Or,
comme on ne trouvera à coup sûr aucune chose déterminée que telle
musique figure ou désigne, on en déduit qu’elle ne signifie rien hors
d’elle-même. Cette inférence est naturelle. Car nous n’avons, avec
notre langage prédicatif, aucun moyen de dire quelque chose de
sensé, sans que les conditions de la référence entre interlocuteurs
soient a priori fixées et tenues pour telles. Mais rien n’indique que,
s’il n’y avait pas les exigences de la communication, il n’y aurait pas
un autre moyen de comprendre le monde et tout ce qui y arrive, sans
le support des choses déterminées. Et c’est ce à quoi peut nous servir
la fiction d’un langage de verbes, qui n’aurait guère de sens
déterminé sans le support des choses, et ne pourrait servir chacun
qu’une fois pour dire un événement unique. Un tel langage nous
donnerait bien une structure ordonnée, nécessaire, absolument
déterminée, sans se référer à quoi que ce soit. Nous pourrions dire
tout ce qui arrive, mais, ne pouvant pas dire à quoi cela arrive, nous
ne pourrions pas imaginer (si nous entendons par imagination une
représentation mentale de type visuel ou iconique) ni dire de quoi
cela parle. Si la musique est donc bien un langage, elle n’est pas
comme le voulait Jakobson « un langage qui se signifie soi-même 18
», mais un langage qui dit quelque chose de déterminé (et même de
très déterminé) sans parler de quoi que ce soit de déterminé.
45 Telle est bien la représentation musicale. Nous entendons que la
musique parle et même raconte quelque chose. Elle a une structure
narrative sans rien avoir de descriptif. À l’écoute, nous entendons
bien la nécessité de l’enchaînement de ses phrases et l’extrême
précision de ce qu’elle dit, mais sans que nous puissions dire de quoi
elle parle. On dira que c’est là l’incomplétude de la musique,
puisqu’elle échoue à rien désigner. On pourrait dire tout aussi bien
que c’est là sa complétude, ou même sa perfection propre car, sans
rien pouvoir désigner, elle réussit à nous parler. Car c’est la
complétude même d’un monde que de pouvoir être organisé
seulement selon l’ordre événementiel. Toute musique fait entendre
une succession à la fois nécessaire et inattendue d’événements dans
laquelle se disent exactement nos attentes et nos déceptions, nos
désirs et nos craintes face à ceux du monde.
NOTES
1. Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015.
2. Francis Wolff, Dire le monde [1997], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004.
3. Olivier Revault d’Allones, « Musique et philosophie », in Hugues Dufourt, Joël-Marie
Fauquet et François Hurard (éd.), L’esprit de la musique. Essais d’esthétique et de philosophie,
Paris, Klincksieck, 1992, p. 37.
4. Roberto Casati et Jérôme Dokič, La philosophie du son, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994,
p. 37.
5. Pour Roberto Casati et Jérôme Dokič (op. cit.), les sons ne sont pas seulement des
conditions nécessaires et suffisantes des événements mais des événements : « Nous avons
dit que la présence d’un son témoigne de la présence d’un événement. L’aspect dynamique
du monde fait ainsi son apparition dans la perception auditive. Mais il est clair que le lien
entre les sons et les événements est fort étroit, plus étroit qu’un simple lien de témoignage;
suivant la thèse que nous voulons défendre les sons sont des événements. » (op. cit. p. 38).
Pour établir cette thèse, les auteurs n’ont pas seulement à montrer que les sons ne sont pas
des propriétés des objets (comme les couleurs) et « sont à inscrire dans une classe
particulière d’objets, la classe des ondes ou perturbations périodiques, qui a certainement
des affinités avec la catégorie des événements » (p. 39), mais ils doivent surtout réfuter la
thèse selon laquelle les sons sont des choses audibles et que l’audibilité est une
caractéristique essentielle des sons, ou même– lieu commun de la psychologie moderne de la
perception – selon laquelle les sons sont les sensations sonores, thèse qui n’est pas intuitive
puisque, comme ils le remarquent, elle a pour conséquence que « deux personnes ne
pourraient jamais entendre le même son » (ibid.). Ils doivent aussi réfuter la théorie
physicaliste classique qui identifie les sons aux ondes sonores. Tout le problème est de
savoir si l’on peut dire, par exemple, que le diapason résonne lorsqu’il n’y a pas d’air dans la
cloche qui rend le son audible pour nous le transmettre, ou si le diapason ne produit aucun
son (ne résonne pas) tant qu’il n’est pas audible. L’analogie avec la vue semble un argument
en faveur de la thèse des auteurs : la couleur existe sans lumière allumée qui la rend visible,
le son existe sans la transmission de l’onde qui nous le rend audible.
6. Voir Peter F. Strawson, Les individus. Essai de métaphysique descriptive, traduction de Albert
Shalom et Paul Drong, Paris, Seuil, 1973 [Londres, Mehuen, 1959]. Comme le résument très
bien Roberto Casati et Jérôme Dokič (op. cit., p. 133), « Le point de départ de l’argument de
Strawson en faveur de la thèse kantienne [celle selon laquelle l’idée d’espace est contenue
dans celle d’objectivité] concerne les liens entre les notions d’objectivité et de
réidentification. La suite de l’argument consiste […] dans la thèse selon laquelle la notion de
réidentification suppose la légitimité de la distinction entre l’identité qualité et l’identité
numérique des particuliers. » (p. 132-133). Élisabeth Pacherie a repris et critiqué
l’argumentation de Strawson dans « Peut-on penser l’objectivité sans l’espace ? », in Francis
Wolff (éd.), Philosophes en liberté. Positions & arguments 1, Paris, Ellipses, 2001, p. 46-66.
7. Sur les « universaux de la musique », voir John A. Sloboda, L’esprit musicien, Bruxelles,
Mardaga, 1988, p. 346-355.
8. L’organisation des hauteurs ’des sons est un phénomène purement musical, par
différence avec le mètre qui est commun à tous les arts du temps (poésie, danse, etc.).
9. Il ne s’agit pas – pas encore – de musique. On ne fait pas encore l’expérience de l’écoute
d’une musique, mais d’une écoute des éléments constitutifs de toute musique. L’expérience
n’est pas encore musicale, mais toute expérience proprement musicale la suppose.
10. La différence entre une suite de notes et une mélodie peut en effet être comprise par
décomposition analytique. Supposons que soient déjà donnés un cadre harmonique (dans
notre exemple do majeur) et un cadre rythmique (dans notre exemple, 8 mesures à 3/4,
constituées de 4 paires de deux mesures, une composée de trois noires, une composée d’une
croche pointée suivie d’une double croche, et d’une blanche). John A. Sloboda, (op. cit., p. 79-
82), s’appuyant sur la grammaire générative de Sundberg et Lindblom, donne les règles
suivantes permettant d’engendrer une phrase mélodique de ce genre (cf. l’exemple de La
donne è mobile, p. 81) : Règle 1 : « on peut choisir une note dans l’accord de l’harmonie
implicite à cet endroit »; règle 2 : « on peut insérer une note entre deux notes réelles d’un
accord donné pour autant qu’elle forme avec l’une des notes ou avec les deux un degré de
l’échelle (note de passage) »; règle 3 : « on peut remplacer deux interventions de la même
note par une paire qui comporte cette note précédée d’une note dont la hauteur lui est
supérieure d’un seul degré (appogiature) ». L’auteur observe qu’il reste encore, dans l’air de
Verdi, une note qui ne peut s’expliquer par aucune des trois règles précédentes et qui
semble même y déroger : le la de la septième mesure – alors que l’application de la règle 2
laissait attendre un si, passage entre ré-do qui précèdent et la-sol qui suivent et constituent
la réalisation toute provisoire (sur la tension de la dominante, sol) de la phrase mélodique.
Mais ce la est justement la marque du génie mélodique de Verdi et la différence entre une
ligne mélodique acceptable et une mélodie musicalement réussie. L’auteur explique que
cette note constitue un compromis entre deux exigences opposées. La phrase étant
rythmiquement constituée de quatre paires identiques de mesures, le contour mélodique
imite apparemment cette structure rythmique. Le segment mélodique des mesures 3 et 4
répète donc celui des mesures 1 et 2 un degré plus bas ; on s’attendrait à ce que,
symétriquement, le segment mélodique des mesures 7-8 répète celui des mesures 5-6 ; mais
alors, la mesure 8 ne pourrait se réaliser sur le cinquième degré de do majeur (dominante)
contrevenant donc à la règle 1. « Le “compromis de Verdi” consiste à faire glisser les quatre
dernières notes un ton plus bas. Ceci préserve le contour (c’est-à-dire la relation “vers le
haut”, “vers le bas”, ou “d’identité” des notes réelles) du segment précédent, et imite en
outre, à la mesure 7, la forme mélodique des mesures 2 et 4 » (c’est-à-dire le schéma final de
chacune des deux premières paires, une seconde majeure descendante, suivie d’une tierce
mineure descendante). L’auteur conclut : « Ce mélange d’imitation et de légère déviation
par rapport à la répétition exacte, ajouté à la légère dissonance de la dernière note
“étrangère” de la mesure 7, donne de l’intérêt à la mélodie. Un compositeur moins
imaginatif aurait pu fournir une solution plus stricte, qui soit davantage “correcte” » – en
concluant la phrase, par exemple, par mi, ré, do, ré, ré-ré; ré, do, si, do, do-do (ibid., p. 82).
11. Roger Scruton, The Aesthetics of Music, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 39 (nous
traduisons).
12. Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, Paris,
Minuit, coll. « Points », 1963, p. 220.
13. Sur cette compréhension des événements par le pourquoi, nous nous permettons de
renvoyer à Dire le monde, op. cit., chap. 2.
14. Mais ce rythme est un matériau utilisable par la musique : voir Pacific 231 d’Arthur
Honegger ou Different trains de Steve Reich.
15. C’est la période (allant de 1909 à 1923) qui sépare les premières compositions de
Schönberg, où il s’interdit toute relation tonale, de l’invention du système dodécaphonique.
André Boucourechliev en parle en ces termes : « Période dite de l’“ atonalité libre ”, période
heureuse, dirons-nous, qui aura vu naître Pierrot lunaire op. 21, les Quatre Lieder avec
orchestre op. 22, l’opéra Wozzeck de Berg et tant d’autres chefs d’œuvre parmi lesquels ceux
du premier Webern sont peut-être les plus admirables » (Le langage musical, Paris, Fayard,
1993, p. 44).
16. C’est, par exemple, Schumann et Brahms contre Liszt et Wagner.
17. La ligne dominante des musicologues depuis le XIXe siècle est cependant formaliste ; la
musique ne représente rien. Voir : Eduard Hanslick : « Dans le langage, le son n’est qu’un
signe, c’est-à-dire un moyen employé pour exprimer une chose tout à fait étrangère à ce
moyen ; dans la musique, le son est une chose réelle, et il est à lui-même son propre but »
(Édouard Hanslick, Du beau dans la musique. Essai de réforme de l’esthétique musicale,
rééd. Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 112) ; et Roman Jakobson : « Plutôt que de viser
quelques objet intrinsèque, la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-
même […] Doit-on citer les nombreuses preuves formelles fournies par les compositeurs
d’autrefois et d’aujourd’hui ? L’aphorisme décisif de Stravinsky peut suffire: “toute musique
n’est qu’une suite d’élans qui convergent vers un point définitif de repos” » (Roman
Jakobson, Essais de linguistique générale, II, Paris, Minuit, 1973, p. 99). Le rapprochement
Hanslick-Jakobson est fait par Jean-Jacques Nattiez dans son « Introduction à l’esthétique de
Hanslick » in Édouard Hanslick, op. cit., p. 42.
18. Voir note 17 ci-dessus.
AUTEUR
FRANCIS WOLFF
NOTES
1. Voir notamment Martin Barnier, En route vers le parlant. Histoire d’une évolution
technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Liège, Éditions du CEFAL, 2002,
ainsi qu’Alain Masson, L’Image et la parole. L’avènement du cinéma parlant, Paris, La Différence,
1989.
2. Jean-François Marmontel, Éléments de littérature [1787], édition de Sophie Le Ménahèze,
Paris, Desjonquères, 2005, art. « Illusion », p. 635-638.
3. Jean Chapelain, Opuscules critiques [posth. 1936], édition d’Alfred C. Hunter et Anne
Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 223.
4.Ibid.
5. Voir notamment Barthélémy Amengual, Du réalisme au cinéma, anthologie établie par
Suzanne Liandrat-Guigues, Paris, Nathan, 1997.
6. Par exemple, dans Jacques Aumont, Alain Bergala et al. (dir.), Esthétique du film [1983],
Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma », 3e édition, 2008, p. 100-105.
7. Dogme95, « Vœu de chasteté », règle no 2 : « Le son ne doit jamais être réalisé à part des
images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée
pendant que la scène est filmée) », http://fr.wikipedia.org/wiki/Dogme95 (dernière
consultation le 17.05.2014).
8. Luigi Pirandello, « Le film parlant abolira-t-il le théâtre » [1929], repris dans Daniel Benda
et José Moure (dir.), Le Cinéma, l’art d’une civilisation, 1920-1960, Paris, Flammarion, coll.
« Champs Arts », 2011, p. 191-195.
9.Susan Sontag, « Theatre and Film », in Styles and Radical Wills, New York, Farrar, Straus
and Giroux, 1969. L’essayiste américaine invite à distinguer radicalement les deux arts, au
profit d’une écriture proprement cinématographique qui serait au film ce que la théâtralité
serait au théâtre et la littérarité à la littérature.
10. Voir Aristote, La Poétique, traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil,
1980, passim.
11. Sur la problématique du rapport entre le son et l’image au cinéma, nous nous sommes
inspiré de deux ouvrages fondamentaux de Michel Chion : L’Audio-vision. Son et image au
cinéma [1994], Paris, Colin, 2e éd., 2005 et Le Son au cinéma [1985], Paris, Cahiers du Cinéma,
2e éd. revue et corr., 1994.
12. Bruno Monsaingeon, de Glenn Gould (1. La Retraite, 2. L'Alchimiste, 3. Glenn Gould 1974,
4. Partita no 6 en mi mineur) (1974) à The Goldberg Variations (2001) et à Glenn Gould. Au delà du
temps (2007).
13. L’appartenance à l’un ou l’autre des deux groupes peut être plus ou moins claire, comme
dans Tirez sur le pianiste !, où Boby Lapointe joue le rôle d’un chanteur anonyme dont nous
(re)connaissons cependant les chansons.
14. Notons que la notion de Marmontel est proposée plus de trente ans avant la célèbre
« suspension volontaire d’incrédulité » (willing suspension of disbelief) de Coleridge (qui figure
dans Bibliographia Literaria, 1817). Contrairement à cette dernière, la « demi-illusion »
marmontélienne n’est citée par presque aucun théoricien de la fiction (elle est, par
exemple, absente du récent Fait et fiction. Pour une frontière, de Françoise Lavocat [Paris,
Seuil, coll. « Poétique », 2016]).
15. Blog de Roland Comte,
http://www.senscritique.com/film/Le_Pianiste/critique/26922521 (dernière consultation le
27.11.2016). Cette information est confirmée par l’acteur lui-même dans une interview : « Je
ne sais pas lire une partition musicale, et pourtant, j’ai appris à jouer de bonnes portions de
plusieurs ballades de Chopin pour jouer dans Le Pianiste. Je n’avais aucun mérite, car j’ai
appris cela grâce à des professeurs merveilleux et très patients. » (entretien avec Adrien
Brody, 17.11.2010, http://www.effets-speciaux.info/article?id=456, dernière consultation le
27.11.2016).
16. Cf. http://www.commeaucinema.com/interview/de-battre-mon-coeur-s-est-arrete-
romain-duris-en-interview,40701 (dernière consultation le 27.11.2016). De ce jeu entre
perception audio-visuelle d’une part et savoir extra-fictionnel de l’autre, Un cœur en hiver
(1992) de Claude Sautet fournit un exemple intéressant, extra-pianistique : Emmanuelle
Béart y semble fort convaincante au violon, dans le Trio de Ravel, notamment quand,
troublée par la présence de Stéphane (Daniel Auteuil), elle reprend plusieurs fois – avec le
même doigté et les mêmes mouvements d’archet – l’incipit du premier mouvement. Elle est
aux côtés du violoncelliste Dominique de Williencourt, que l’on peut reconnaître, même si
le générique de fin indique que ce sont d’autres interprètes que nous avons entendus dans
la bande sonore (Jean-Jacques Kantorow, Howard Shelley et Keith Harvey). Or, un
témoignage privé du violoncelliste indique qu’Emmanuelle Béart, en réalité à peine
violoniste, n’a fait qu’imiter le geste.
17. Voir Aristote, La Poétique, op. cit., ainsi que Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969.
AUTEUR
MICHEL GRIBENSKI
Marie-Madeleine Mervant-Roux
L’hégémonie de la vision
2 Revenons d’abord, pour le préciser, sur le constat initial. Pour les
chercheurs en études théâtrales, à de rares exceptions près, la
modernité coïncide avec la naissance de l’art du théâtre proprement
dit, c’est-à-dire avec l’apparition du metteur en scène à la fin du
e
XIX siècle 3 . Or, ils conçoivent la mise en scène comme une
intervention principalement scénographique et plastique.
L’attention auditive, elle, est jugée peu intéressante, renvoyée au
passé désuet du règne des auteurs, de la diction et des « voix d’or ».
Le récit aujourd’hui admis, qui s’est imposé dans les années 1970,
raconte comment un théâtre « plutôt fondé sur l’écoute » – comme
l’écrivent les auteurs de La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos jours –
laisse place à un théâtre où « la part visuelle […] acquiert de plus en
plus d’importance 4 ». Ce basculement d’un sens à un autre, de
l’ouïe à la vue, se serait amplifié et radicalisé avec les générations
suivantes, suscitant en réaction un théâtre du corps et de la
présence. À partir de cette proposition de base, c’est une négligence
quasiment totale et paradoxale de l’« auralité 5 » qui s’installe.
Alors que la scène occidentale s’est organisée autour d’un texte
(vocalisé), souvent accompagné de musique (chantée ou
instrumentale), que l’acoustique du lieu de représentation a
rapidement été prise en compte, et que le modèle grec joue un grand
rôle dans la théorie théâtrale, il n’existe quasiment pas d’écrits
décrivant le théâtre comme lieu d’écoute – à l’exception, pour la
France, des textes de Daniel Deshays 6 . On peut lire des études sur
la voix et sur la diction, sur la musique de scène, sur de grands
artistes « phoniques 7 », sur quelques créateurs de son et quelques
créations sonores exceptionnelles, auxquelles il faut ajouter un assez
grand nombre d’ouvrages et articles techniques, mais ces
publications vivent des vies séparées, elles appartiennent à des
espaces théoriques qui ne communiquent pas, elles n’ébranlent pas
le schéma général implicite d’une création scénique entretenant des
rapports organiques avec les arts visuels. Alors qu’il existe des
histoires de l’acoustique des salles de concert et des lieux de
musique, on ne trouve pas de travaux similaires pour les salles et
lieux de théâtre. Ainsi, l’ensemble du savoir théâtral – si l’on excepte
le champ marginal du théâtre radiophonique et celui, plus récent,
des performances sonores – se fonde sur l’idée selon laquelle la
représentation se déroule dans un espace organisé par et pour la
vue. Une interprétation littérale de l’étymologie permet de voir
ontologiquement dans le théâtre (theatron) un « lieu où l’on
regarde ». On peut en trouver un indice significatif dans le désintérêt
des chercheurs (là encore, à quelques exceptions près) pour les
enregistrements sonores des spectacles, disques, bandes
magnétiques, cassettes, pourtant très nombreux dans les fonds
d’archives 8 .
3 Comment expliquer une telle surdité collective à une dimension
indéniable du réel ? D’abord, assurément, par l’« hégémonie »
générale de la vision à l’époque moderne, pour reprendre le titre de
l’ouvrage qu’a dirigé David Michael Levin, Modernity and the
Hegemony of Vision 9 . Ensuite par le désir légitime des chercheurs de
ne pas limiter l’étude de leur art aux approches littéraires ou aux
théories attribuant un rôle de premier plan au texte dramatique.
Ainsi Jacques Nichet, universitaire et metteur en scène, a-t-il
consacré le cours qu’il a donné en 2010 au Collège de France aux
expériences artistiques qui ont participé à la recherche d’« un
langage purement scénique ». Bien que cette démarche ne
l’impliquât pas a priori, les éléments sonores de ce nouveau
« langage », verbaux ou non verbaux, ont été inscrits par la théorie,
en particulier la sémiologie, parmi les composantes d’une « lecture »
globale, le concept de « lecture » renvoyant au visuel. Le discours
militant de la jeune théâtrologie, soucieuse d’autonomisation par
rapport aux études de lettres, a engendré dès les années 1980 un
schéma binaire, celui du texte et de la scène, dont les plus grands
essayistes ont eu bien du mal à se débarrasser 10 . Mais le récit
« ocularocentriste » repose aussi sur l’inscription effective de la part
la plus brillante de l’art du théâtre naissant dans la « passion du
voir » – décrite par Roberto Calasso dans La Folie Baudelaire 11 – telle
qu’elle était en train de se redéfinir, avec le développement de la
photographie, des panoramas, des projections lumineuses, et puis du
cinéma, pensé comme le concurrent et le double, fascinant, de la
scène contemporaine, un cinéma dont on a longtemps oublié la
dimension sonore. De cette passion témoignent, dans des styles
différents, les deux grands penseurs de la scène moderne : Arthur
Gordon Craig et Antonin Artaud. Elle est encore vive aujourd’hui.
4 Nous nous proposons d’esquisser une tout autre histoire. À propos
de ce qui s’est passé à la fin du XIXe siècle, nous parlerons, non du
passage d’un théâtre de l’écoute à un théâtre du voir, mais d’une
invention de l’écoute comme pratique sensorielle autonome et de la
réorganisation profonde de l’ensemble acoustique permanent du
théâtre occidental, comportant quatre éléments de base : la voix, le
bruit, la musique, le silence, dont deux au moins, le bruit et le
silence, sont structurellement communs à la scène et à la salle. Cette
réorganisation s’est amorcée dans plusieurs lieux en même temps :
dans le champ de l’acoustique, définie comme la science du son, de
sa production, sa transmission et ses effets ; dans le champ de la
poésie et de l’écriture dramatique ; dans le champ de la mise en
scène – comme on en prend progressivement conscience. Dans trois
univers autonomes, possédant leurs propres chronologies et dont les
interrelations demandent encore à être étudiées.
Un nouvel espace auditif
5 Au XIXe siècle, explique Jonathan Sterne dans The Audible Past, du fait
des recherches et des expériences effectuées sur l’oreille et sur le
son, du fait du développement des gestes techniques comme
l’auscultation médicale, « l’écoute se distingue des autres activités
sensorielles […]. Une fois isolée de la sorte, [la faculté d’audition]
peut être intensifiée, ciblée et reconstruite ». « Le son, continue-t-il,
est construit en tant qu’objet en physique, en acoustique et en
physiologie 12 . » Le son : tous sons confondus, quels qu’ils soient et
d’où qu’ils viennent.
6 Qu’auront pu être les effets d’une telle transformation de l’ouïe, l’un
des sens majeurs du théâtre, sur la pensée, la pratique et
l’expérience théâtrales ? Nous en soulignerons deux : d’une part, le
brouillage des frontières entre les composantes traditionnelles de la
représentation – la voix (parlée), le bruit (le bruitage) et la
musique –, frontières jusque-là assez claires, même si musique et
voix entretenaient des relations séculaires ; d’autre part, le
brouillage de la limite entre le lieu du jeu et le lieu de l’écoute par la
mise en évidence objective de leur unité acoustique. Nous souhaitons
montrer, en nous appuyant sur l’audition et l’analyse d’archives
sonores de quelques spectacles, que cette redéfinition radicale des
matériaux et de l’espace du théâtre fonde encore les créations
d’aujourd’hui, au-delà de la séparation canonique entre théâtre du
verbe et théâtre de l’image.
7 Revenons aux dernières décennies du XIXe siècle et aux trois lieux de
remuement de la pensée acoustique mentionnés plus haut. Nous
commencerons par l’écriture poétique, parce que les poètes révèlent
les mouvements de fond qui se traduisent aussi, parfois, en
inventions technologiques.
8 Un petit texte de Rilke, écrit en 1898, s’intitule Notes sur la mélodie des
choses 13 . Il se compose de quarante notes brèves. On peut y
percevoir des échos à La Naissance de la tragédie de Nietzsche paru en
1872.
9 La note XVI introduit la notion générale de « mélodie des choses »
(Melodie der Dinge), que Rilke appelle aussi mélodie de « l’arrière-
fond » (Hintergrund) ou encore « atmosphère » (Stimmung) – le mot
joue avec Stimme (la voix).
Que ce soit le chant d’une lampe ou bien la voix de la tempête, […] toujours veille
derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n’a sa
place que de temps à autre. Savoir à quel moment c’est à toi d’attaquer, voilà le
secret de ta solitude.
Note XX, Rilke décrit un groupe en deuil :
Sur eux bruit comme une forêt.
À partir de la note XXV, Rilke parle concrètement de théâtre :
Cet ample chœur de l’arrière-fond […] ne peut sur scène, pour le moment, se
faire comprendre par les mêmes moyens.
[…]
Renforcer techniquement tel bruit, tel éclairage, produit un effet ridicule, parce
que de mille voix on en monte une seule en épingle, si bien que toute l’action
reste suspendue à cette unique arête.
10 Ce qui apparaît dans ce texte est bien un nouvel imaginaire
acoustique scénique, prêtant voix aux bruits, à la musique et au
silence, proche de celui qu’on trouve à la même époque chez
Maeterlinck auteur dramatique. Melissa Van Drie a étudié dans sa
thèse le nombre et la précision des bruits (cris d’oiseaux, cri du vent,
bruissements des arbres) dans Les Aveugles, en 1890, ou dans L’Intruse,
en 1891 ; elle note l’amplification des perceptions, l’élaboration d’un
silence si grand qu’il permet d’entendre le moindre froissement. Elle
établit un lien entre cette audition inédite, étrangéisée, du monde,
les conceptions scientifiques du son et l’invention d’appareils (le
théâtrophone, le téléphone, le phonographe) permettant d’entendre
ce dont on ne connaît pas la source 14 . La voix humaine, la voix
parlée, parfois curieusement isolée, se détache d’autres fois sur une
rumeur qui la trouble. Certains éléments peuvent s’avérer ambigus,
comme dans la célèbre séquence du quatrième acte de La Cerisaie
(1904), où un bruit étrange retentit au loin, dont les personnages ne
savent pas s’il s’agit du bruit d’une corde rompue, du cri d’un animal
ou — ils ne le disent pas, mais le public y pense — d’un appel au
secours humain.
11 Considérons maintenant ce qui se passe à la même période dans le
champ de l’acoustique générale. De la fin du XIXe siècle à aujourd’hui,
cette discipline, sous ses différentes formes (acoustique physique,
vocale, auditive et surtout architecturale), a entretenu des liens
étroits avec le théâtre. Nous nous appuierons pour l’évoquer sur
l’étude de Claire Pillot-Loiseau, consacrée à la « Place de l’acoustique
dans la revue La voix parlée et chantée 15 ». Ce périodique, qui a paru
de 1890 à 1903, avait pour objectif de faire dialoguer la science et
l’art. Selon le calcul effectué par l’auteur, un peu plus du quart de ses
numéros a été consacré à l’acoustique sous toutes ses formes, ce qui
correspond à 98 articles. Nous avons là une indication indirecte de la
large diffusion de la discipline et de l’intérêt que pouvaient lui
accorder les milieux cultivés et artistiques. De ce riche ensemble,
retenons que l’acoustique mécanique intègre la voix humaine dans
l’étude des principaux corps sonores, résonateurs, sons et bruits.
Auguste Guillemin, agrégé de sciences physiques, qui rédige la quasi-
totalité des articles proposés dans ce domaine, considère la voix
« comme un instrument à vent et non un instrument à cordes ».
Retenons de l’acoustique vocale cette simple proposition, dont on
peut imaginer les effets sur l’oralité théâtrale :
La parole, […] étant un son, doit être également soumise aux lois des sons.
Comme les autres sons, et même davantage, la parole est visualisée,
matérialisée. Parmi les techniques suggérées, la chronophotographie
des lèvres prononçant clairement une phrase.
12 Dans le champ de l’acoustique des salles, peu présente dans La voix
parlée et chantée, le nom le plus important est celui de l’Américain
Wallace Clement Sabine (1868-1919), assez vite lu en France (un des
articles le mentionne). Les travaux récents de Viktoria Tkaczyk 16
soulignent que Sabine a confirmé expérimentalement au début du
e e
XX siècle une proposition datant de la fin du XVIII siècle selon
laquelle ce n’est pas seulement de la structure primaire d’une salle
(sa taille et sa forme) mais aussi de sa structure secondaire (les
matériaux utilisés pour construire et recouvrir les surfaces) que
dépend l’acoustique de cette salle. Travaillant dans cette
perspective, Sabine a calculé l’importance objective de l’auditeur, et
montré qu’il constitue lui-même un élément absorbant. Dans cette
représentation radicalement nouvelle du lieu théâtral, les acteurs du
phénomène sont pris en compte dans la transmission du son, et pas
seulement l’architecture du bâtiment.
13 Intéressons-nous pour finir à la création théâtrale. Contrairement à
ce que suggère Rilke, le rêve d’un « arrière-fond » vocalisé d’où
surgiraient des voix humaines s’est concrètement réalisé dans
quelques mises en scène dès le début du XXe siècle. Plutôt que les
expériences légendaires et volontaristes des symbolistes, c’est une
mise en scène d’André Antoine que nous choisirons comme exemple.
Dans le Roi Lear monté en 1904, toutes les voix sont travaillées en un
« mouvement rythmique puissant, ininterrompu » (Théodore
Massiac, Le Figaro), et le fameux orage est tellement bruyant qu’il
couvre par moments le texte.
Un lieu phonique
15 Notre hypothèse est que ces traits constituent désormais – pour
combien de temps encore ? – des composantes stables du théâtre
européen. Si, depuis le début du XXe siècle, chaque grande période
technologique a fait se réinventer les pratiques et les dramaturgies
touchant à la voix, aux sons, aux modes d’écoute, le modèle reste
fondamentalement le même. La radio, d’abord, a marqué les
pratiques théâtrales. L’ethnologue suisse-allemand Oskar Eberle,
pour qui le Hörspiel (« jeu pour l’oreille ») est un Urtheater (« théâtre
originel ») plus important encore que le Schauspiel (« jeu pour le
regard »), explique dans les années 1950 que la radio a réinventé le
Hörspiel et prévoit que cette forme revivra, en dehors du média
radiophonique 17 . Les transferts techniques et esthétiques du
cinéma au théâtre sont bien connus. Si la salle de cinéma constitue
un anti-modèle pour les architectes (« il ne peut être question de
remplacer la sonorité propre d’une salle par la distribution, dans
l’oreille de chaque spectateur, des sons pris en un point seulement
de cette salle 18 »), le film, lui, est inspirant lorsqu’il s’agit de
pousser le deuxième trait de l’acoustique moderne, c’est-à-dire
l’appréhension des divers sons comme sons, jusqu’à la réalisation
d’une « trame sonore » : usage du magnétophone, création de
« bandes-son », installation dans les théâtres d’équipement en
conséquence, puis sonorisation des salles, et même acoustiques
modulables selon les usages et les spectacles, et réalisation d’univers
sonores totalement artificiels. Quant au rôle joué par les nouvelles
formes musicales, nous renvoyons à la conférence « Bruit et
musique » donnée par Karol Beffa dans le cadre de son enseignement
19 . Cependant, d’une génération technologique à une autre, le
NOTES
1. Ce constat – qui concerne notre propre pratique – a été à l’origine de deux projets de
recherche : le programme ARIAS-CNRS/CRI, Paris/Université de Montréal, « Le son du
théâtre. Théâtre et technologies sonores (XIXe-XXIe siècle) » et le programme ANR ARIAS-
CNRS / BNF / LIMSI-CNRS intitulé ECHO (Écrire l’histoire de l’oral) 2014-2017,
« Mouvements du phonique dans l’image scénique (1950-2000) ». Les travaux du premier
projet ont été publiés. Voir Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue (éd.), Le Son
du théâtre (XIXe-XXIe siècle). Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne, Paris, CNRS Éditions,
2016.
2. En 1997, Giovanni Lista, historien et critique d’art, spécialiste du futurisme et plus
largement de la culture artistique des années 1920, publie un ouvrage-somme collectif : La
Scène moderne. Encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du XXe siècle
(1945-1995), Paris/Arles, Éditions Carré/Actes Sud. Il y développe l’étude des différentes
formes visuelles de la création scénique contemporaine, et rappelle au début du
chapitre XIV, intitulé « Le verbe et l’épure », l’hypothèse d’une opposition très ancienne
entre une Europe du Nord, classique, protestante, puritaine, et une Europe du Sud,
catholique et sensuelle. Selon un schéma dont il indique lui-même la simplification
extrême, le théâtre du texte relèverait de la première, celui de l’image et du corps relèverait
de la seconde.
3. La date conventionnelle de l’« invention » de la mise en scène est 1887, année où André
Antoine crée le Théâtre-Libre. Jusque-là, un régisseur veillait à la bonne marche du
spectacle.
4. Bénédicte Boisson, Alice Folco et Ariane Martinez, La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos
jours [2010], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2015, p. 55.
5. En anglais, le terme aural (qui vient d’auris, « oreille ») désigne « ce qui se rapporte à
l’audition » (sans aucune relation avec l’oral). Sous l’impulsion des études sur la radio, le
concept d’« auralité » s’est imposé pour désigner l’ensemble des sons que perçoit l’oreille
dans un contexte donné. L’auralité combine sonorité et écoute.
6. Voir Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2006.
7. Le terme phonique désigne soit le sonore en général soit uniquement le vocal.
8. Sur les fonds audio de la Bibliothèque nationale de France, voir Joël Huthwohl, « À
l’écoute du patrimoine théâtral », Le son du théâtre. I. Le passé audible, Théâtre/Public, 197,
Gennevilliers, oct. 2010, p. 28-31. L’INA a publié un guide intitulé « Le théâtre dans les fonds
de l’Inathèque de France » (2008). Autres lieux de conservation importants : l’IMEC, la
théâtrothèque Gaston Baty (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3), la bibliothèque-musée
de la Comédie-Française. Sans oublier de nombreux théâtres, personnes privées,
collectionneurs, associations.
9. Berkeley, University of California Press, 1993.
10. Voir Bernard Dort, « Le texte et la scène : pour une nouvelle alliance » [1984], in Le Jeu du
théâtre. Le spectateur en dialogue, Paris, P.O.L, 1995, p. 245-275.
11. Traduction de Jean-Paul Manganaro, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2011.
12.Jonathan Sterne, The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction [2003], Durham,
Duke University Press, 2006 ; traduction française de Maxime Boidy : Une histoire de la
modernité sonore, La Découverte / Philharmonie de Paris, coll. « La rue musicale », 2015,
p. 138.
13.Notizen zur Melodie der Dinge [1898], traduction de Bernard Pautrat, Paris, Allia, 2012.
14. « Théâtre et technologies sonores (1870-1910). Une réinvention de la scène, de l’écoute,
de la vision », thèse soutenue en 2010 à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
15. L’article fait partie d’un ensemble d’études réunies par Danièle Pistone, La voix parlée et
chantée (1890-1903). Étude et indexation d’un périodique français, Paris, Université Paris-
Sorbonne, OMF, série « Conférences et séminaires, no 47, 2011, p. 33-44.
16. Voir en particulier « Écouter en cercle(s). Le drame parlé et les architectes du son entre
1750 et 1830 », in Le Son du théâtre (XIXe-XXIe siècle), op. cit., p. 91-115.
17. Oskar Eberle, Cenalora. Leben, Glaube, Tanz und Theater der Urvölker , Olten / Fribourg en
Brisgau, Walter Verlag, 1954.
18. Pierre Sonrel, « Théâtres à construire », La revue théâtrale, 1, Paris, mai-juin 1946, p. 38.
19. Le 10 janvier 2013, disponible en audio et en vidéo sur le site internet du Collège de
France (http://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/course-2013-01-10-14h00.htm).
Voir aussi Laurent Feneyrou (éd.), Musique et dramaturgie. Esthétique de la représentation au
e
XX siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Esthétique », 2003.
20. « Marivaux sauvage », Travail théâtral, no XIV, 1974, repris dans Théâtre en jeu, Paris,
Seuil, 1979, p. 153. Frédéric Maurin, auteur d’un ouvrage majeur sur Robert Wilson (Robert
Wilson. Le temps pour voir, l’espace pour écouter [1998], Arles/Paris, Actes Sud/Académie
expérimentale des théâtres, coll. « Le temps du théâtre », 2010) a souvent rappelé que le
théâtre d’images avait été d’emblée associé, illégitimement selon lui, à un « discrédit jeté
sur le verbe ».
21. Odette Aslan, « Les éléments d’une poétique », in Odette Aslan (éd.), Chéreau, Paris,
Éditions du CNRS, coll. « Les voies de la création théâtrale », no XIV, 1986, p. 66.
22. L’Ode funèbre maçonnique a déjà été entièrement diffusée à l’ouverture du spectacle,
avant le prologue.
23. « Paroles en répétition », in Georges Banu et Mark Blezinger (éd.), Klaus-Michaël Grüber. Il
faut que le théâtre passe à travers les larmes, Paris, Éditions du Regard / Académie
expérimentale des théâtres / Festival d’automne, 1993, p. 15.
24. Stéphane Braunschweig, « Le travail de la mélancolie », in Georges Banu et Mark
Blezinger (éd.), op. cit., p. 175-176.
25. Jean-Pierre Vincent, « Le lieu de la parole », in Gaëlle Breton (éd.), Théâtres, Paris,
Éditions du Moniteur, 1989, p. 22.
26. Propos recueillis par Martine Silber, Le Monde, 19 juillet 2008.
27. Peter Sloterdijk, « Introduction », Sphères I, Bulles [1998], traduction d’Olivier Mannoni,
Paris, Fayard/Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2002, p. 31.
28. « Paradiso à Avignon », livret accompagnant le DVD Inferno, Purgatorio, Paradiso de Romeo
Castellucci, Arte éditions, 2009, p. 27.
29. Sur tous ces points, voir Frédéric Maurin, Robert Wilson, op. cit.
30. Il existe quelques exceptions remarquables. Voir par exemple Helga Finter, Le Corps de
l’audible. Écrits français sur la voix, 1979-2012, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang,
coll. « Theaomai », 2014.
31. « Le refus de l’humilité qui consiste à se tenir à l’écoute des hommes du passé en vue de
détecter et non de décréter les passions qui les animaient s’accorde à la disparition de cette
lecture des sons qui constituaient un paysage sonore. » Alain Corbin, Les Cloches de la terre.
Paysage et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle [Albin Michel, 1994], Paris,
Flammarion, coll. « Champs » 2006, p. 14.
32.Imaginer signifiait « considérer, examiner », ou encore « écouter ». Exemple : « Lors me
boutai un peu avant / Plus près de li, pour mieux imaginer / Son chant », Dictionnaire de
l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy, 1881.
33. Nous renvoyons à la troisième des quatre écoutes de Pierre Schaeffer : « écouter, ouïr,
entendre, comprendre ». Voir le Traité des objets musicaux [1966], Paris, Seuil 2002, p. 116.
AUTEUR
MARIE-MADELEINE MERVANT-ROUX
Marie-Madeleine Mervant-Roux est directeur de recherche émérite au CNRS (laboratoire
THALIM [Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité], équipe ARIAS).
Ce qu’il advient de la musique
quand Tannhäuser devient un
peintre
Bernard Sève
1 Les opéras sont, comme toutes les pièces musicales à l’exception des
seules œuvres de musique purement instrumentale, des synthèses de
l’hétérogène 1 . Dans un opéra se combinent en effet différents
systèmes de signification hétérogènes : le texte (le livret), la musique
vocale et instrumentale, la logique de l’action dramatique, et enfin
l’ensemble complexe et lui-même « synthétique » formé de la mise
en scène, avec ses choix de gestes et de déplacements dans l’espace,
des décors, des costumes, des jeux de lumière et, éventuellement,
des « machines » (effets spéciaux de toute espèce, dont les vidéos
aujourd’hui omniprésentes). Les didascalies, écrites par le
compositeur en vue d’encadrer quelque peu les mises en scène
futures, ont un statut particulier : elles n’appartiennent pas
pleinement à l’œuvre (contrairement au texte, à la musique et à
l’action dramatique) mais expriment plutôt la façon dont le
compositeur envisage le passage de son œuvre à la scène. Il serait
cependant infondé de les considérer comme nulles et non avenues,
quand bien même il serait évident qu’elles sont inutilisables dans le
contexte contemporain. Les didascalies se tiennent à la frontière de
l’œuvre : à la fois dedans et dehors.
2 Les droits et devoirs des metteurs en scène font l’objet, tant au
théâtre qu’à l’opéra, de débats polémiques et théoriques. Ces débats
sont souvent confus, faute d’accord sur les principes. Distinguons,
dans le vocabulaire d’Umberto Eco, l’intentio auctoris (les intentions
de l’auteur, telles qu’elles peuvent être inférées de ses paratextes
auctoriaux, de sa correspondance, de ses déclarations publiques ou
privées, de ses didascalies, etc.), l’intentio operis (la signification de
l’œuvre elle-même, quand elle est interprétée de façon correcte et
compétente, signification qui peut en partie échapper à l’auteur de
l’œuvre) et l’intentio lectoris (les significations que le lecteur décide
de trouver dans l’œuvre, par suite de la liberté herméneutique
absolue qu’il s’accorde 2 ). L’importance relative accordée à ces
différentes intentiones explique les divergences et oppositions quant
aux droits et devoirs des metteurs en scène, en général (question de
théorie de l’art) et en particulier (question d’évaluation critique de
tel ou tel choix concret de mise en scène).
3 Je voudrais, dans la présente étude, examiner un cas
particulièrement intéressant : celui où un choix de mise en scène
non seulement contredit frontalement aussi bien l’intentio auctoris
que l’intentio operis (cela est banal), mais conduit en outre à une
mutation ontologique fondamentale de tout ou partie de l’œuvre
considérée. L’exemple en question est la mise en scène de
Tannhäuser, de Richard Wagner, par Robert Carsen (création à
l’Opéra de Paris, Bastille, le 6 décembre 2007 3 ). Les analyses qui
vont suivre sont, ou du moins veulent être, objectives, argumentées
et soumises à la discussion ; elles portent, pour l’essentiel, sur
certaines conséquences paradoxales du choix fondamental fait par
Carsen. Que le metteur en scène ait ou non perçu ces conséquences,
ce que j’ignore, est sans importance pour le raisonnement.
Tannhäuser doit mimer les gestes d’un harpiste en ayant entre les
mains un instrument factice (durch richtige Bewegungen die Begleitung
auf dem Schein-Instrumente nachahmen zu können 22 ,). L’allusion que
fait Tannhäuser aux cloches entendues en rêve et au rossignol 23 ne
produit aucun son réel, mais donne une sorte de couleur sonore
intradiégétique au passage.
Acte I, scène 3 : le chant du jeune berger 24 accompagné de sa
Schalmei (« chalumeau ») (jouée par un cor anglais ; on notera que le
chant du berger et la mélodie jouée par le cor anglais alternent – ce
qui est logique, puisque le berger ne peut pas à la fois chanter et
jouer, mais les conventions de l’opéra auraient autorisé un illogisme
sur ce point) ; la didascalie précise que l’on entend les clochettes de
ses moutons (rien dans la partition ne correspond à cette
indication) ; puis on entend le chant des vieux pélerins 25 , qui
s’entrelace avec l’air joué sur son chalumeau par le berger. Wagner
propose ici une union inattendue entre musique sacrée et musique
profane (profane, mais non païenne), une sorte de « polyphonie
méta-musicale » (unissant non seulement des mélodies différentes,
mais des types de musique différents) – ou, plus simplement, un
mixage. Le chœur des pélerins chantant a cappella, ce mixage est
entièrement intra-diégétique.
Acte I, scène 4 : le chœur final des Sänger et du landgrave (Die ihm den
Übermut beschworen 26 ) est aussi chant dans la diégèse. À la fin de
l’acte 27 , le landgrave joue du cor et des sonneries retentissent « de
tous côtés » (didascalie : der Landgraf stöszt in sein Horn ; lautes
Hornschmettern und Rüdengebell antwortet ihm ; le public de l’Opéra
entend ces fanfares, mais les personnages du drame les entendent
aussi).
Acte II, scène 1 : le salut d’Elisabeth à la salle de la Wartburg 28 peut
être considéré comme chanté dans la diégèse, mais on peut contester
ce point.
Acte II, scène 4 : les trois chants de concours, intra-diégètiques par
excellence 29 ; à la fin de l’acte, les jeunes pélerins chantent a
cappella 30 , et la didascalie précise que tous s’arrêtent pour écouter
le chant (Alle haben, den Gesang vernehmend […] gelauscht). Le
caractère a cappella de ces différents chœurs de pélerins accentue la
dimension intra-diégétique de la musique.
Acte III, scène 1 : le chœur des vieux pélerins, toujours a cappella
(Beglückt darf nun dich 31 ). Il est peu vraisemblable que la prière
d’Elisabeth (Allmächt’ge Jungfrau 32 ) soit chantée dans la diégèse
(aucune didascalie explicite ou implicite ne le fait penser). Après son
dialogue avec Elisabeth, Wolfram commence à jouer de la harpe
(didascalie : Wolfram […] beginnt auf der Harfe zu spielen 33 ).
Acte III, scène 2 : Wolfram accompagne son chant Wie Todesahnung
34 à la harpe, comme l’indiquait la didascalie de la page
précédente.
Acte III, scène 3 : Tannhäuser entend la harpe de Wolfram (Ich hörte
Harfenschlag 35 : didascalie implicite confirmant la didascalie
explicite de la page 362). Dans la remontée au Venusberg (le mont de
Vénus), Tannhäuser et Wolfram entendent des chants d’allégresse
(Hörst du nicht jubelnde Klänge 36 ?), de même qu’un peu plus loin
Wolfram demande à Tannhäuser s’il n’entend pas les chants des
Sänger et chevaliers (Und hörst du den Gesang ? — Ich höre 37 ; leur
chant commence juste après que Wolfram a prononcé le nom
d’Elisabeth, répété par Tannhäuser 38 ). Toute la fin de l’opéra est,
dans la diégèse, chantée.
24 Tannhäuser est, on le voit par ce simple relevé, une réflexion
musicale sur la puissance de la musique et, plus largement, sur la
puissance du son en général. Les didascalies explicites (écrites par
Wagner sur la partition) ou implicites (déductibles du texte chanté
par les personnages) sont extrêmement précises, et l’écriture
musicale de l’opéra ne l’est pas moins. Tout autant qu’à l’amour,
terrestre ou divin, les personnages sont en proie à la puissance de la
musique. La lutte entre les deux amours qui se partagent le cœur de
Tannhäuser est aussi une lutte entre deux musiques – quelle sera la
delectatio victrix ? Baudelaire a parfaitement entendu cela, j’y reviens
plus loin.
25 J’ajoute qu’on trouve dans Tannhäuser ce que j’ai appelé ailleurs une
« présentation esthétique » de la condition organologique de la
musique 39 , et notamment une « présentation esthétique » de trois
instruments de musique : le cor anglais, valant pour le chalumeau
(instrument du berger), le cor naturel ou cor de chasse (Waldhorn,
instrument du landgrave) et, par dessus tout, la harpe (instrument
des Minnesänger). Ces instruments sont joués et actifs dans l’action
dramatique, et chacun représente un certain type de pouvoir du son
musical. La fonction du cor anglais (pastoral) et du cor naturel
(solennel et « politique ») est traditionnelle ; la harpe est un
instrument beaucoup plus énigmatique. C’est au Moyen Âge
l’instrument du guerrier, du chevalier 40 , un instrument « viril » et
non « féminin » (les stéréotypes sexuels accolés aux instruments
sont historiquement variables) ; mais c’est aussi un instrument
éthiquement instable, il peut chanter l’amour terrestre aussi bien
que l’amour céleste, il est aussi bien l’instrument de Wolfram que
celui de Tannhäuser. Il est l’instrument principal de Tannhäuser,
sinon de par sa place effective dans l’orchestre de l’opéra, du moins
par sa place symbolique dans l’univers musical de l’œuvre 41 . Et
Tannhäuser propose aussi, cela va de soi, une présentation esthétique
de la voix humaine considérée comme voix chantante, voix musicale
professionnelle.
26 Le concours de chants à la Wartburg est la mise en abyme (ou la mise
en évidence) de ce Sängerkrieg au second degré que met en scène et
en œuvre la totalité de l’opéra : il ne s’agit pas seulement d’opposer
des Sänger, des chanteurs ou des artistes, pour déterminer qui est le
plus talentueux ; il s’agit d’opposer des musiques, des formes de
musique. La musique ici musicalement problématisée par Wagner
n’est bien sûr pas la musique absolue selon Hanslick, que Wagner
combat 42 ; c’est une musique organiquement liée à la poésie, à
l’amour et au drame. Aucune des musiques diégétiques de l’opéra
n’est gratuite ou libre, toutes sont des musiques de vie, et par là
même des musiques de combat. Aux chants des Sirènes s’opposent
les chants des jeunes pélerins ; aux chants érotiques, les chants
religieux ; au carmen de Vénus, la prière d’Élisabeth. La simple
chanson du berger ouvre l’âme de Tannhäuser et le rend réceptif au
chant des pélerins : ce n’est donc pas une chanson simplement
décorative ou pittoresque. La puissance émotionnelle de ce chant des
pèlerins n’a d’équivalent que le chant de Pâques dans la Damnation de
Faust de Berlioz. Cette réflexion sur la puissance de la musique est
explicite dans le dialogue entre Elisabeth et Tannhäuser au début de
l’acte II (Elisabeth, Ich preise dieses Wunder) : le chant de Tannhäuser
procure aussi bien « amère souffrance » qu’« enivrant bonheur », à
quoi Tannhäuser répond que c’est le dieu d’amour qui lui a dicté ses
chants (Doch welch ein seltsam neues Leben, p. 170 sq.).
27 Wagner a construit son opéra sur la figure d’un Minnesänger, parce
que pour lui la musique est la langue de l’amour 43 , ou plutôt la
langue des amours : il y l’amour de Venus et l’amour d’Elisabeth, le
chant de Vénus et le chant d’Elisabeth, le chant pour Vénus et le
chant pour Elisabeth. C’est dans la musique même, dans la musicalité
de la musique, que se noue le conflit du chant de l’amour profane et
du chant de l’amour sacré. Baudelaire ne s’y est pas trompé, lorsqu’il
entend dans l’ouverture de Tannhäuser la lutte de deux amours, la
lutte de Satan et de Dieu, qui est musicalement la lutte de deux
thèmes, la mélodie sensuelle et le chant religieux.
Où donc le maître a-t-il puisé ce chant furieux de la chair, cette connaissance
absolue de la partie diabolique de l’homme ? Dès les premières mesures [de
l’ouverture de Tannhäuser] les nerfs vibrent à l’unisson de la mélodie ; toute chair
qui se souvient se met à trembler 44 . »
Et encore :
L’ouverture de Tannhäuser, comme celle de Lohengrin, est parfaitement
intelligible, même à celui qui ne connaîtrait pas le livret ; […] cette ouverture
contient non seulement l’idée mère, la dualité psychique constituant le drame,
mais encore les formules principales, nettement accentuées, destinées à peindre
les sentiments généraux exprimés dans la suite de l’œuvre, ainsi que le
démontrent les retours forcés de la mélodie diaboliquement voluptueuse et du
motif religieux ou Chant des pélerins, toutes les fois que l’action le demande 45 .
28 La picturalisation de Tannhäuser ne permet pas à ces thématiques,
inscrites dans la structure textuelle, dramatique, musicale et
organologique de l’opéra, d’apparaître. Mais l’expérience est
intéressante, ne serait-ce que pour faire apparaître la logique des
torsions ontologiques et des abandons thématiques qu’entraîne un
pareil choix, et donc révéler par contraste la profonde cohérence
artistique de cette synthèse exceptionnelle qu’est Tannhäuser. À cet
égard, il pourrait être intéressant, au moins dans une expérience de
pensée, de se livrer à une contre-épreuve : transformer en musiciens
les héros de Benvenuto Cellini ou de Mathis der Maler.
NOTES
1. Sur cette notion, voir Bernard Sève, « Paroles et musiques, dérivations, hétérogénéités et
transactions artistiques », in Catherine Naugrette et Danièle Pistone (éd.) Paroles et musiques,
Paris, L’Harmattan, 2012, p. 81-93. Dans un texte dont nous reparlerons, Baudelaire écrit de
l’opéra qu’il est « l’art par exellence, l’art le plus synthétique et le plus parfait » (Richard
Wagner et Tannhäuser à Paris, in Charles Baudelaire, Critique d’art, Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 1992, p. 442).
2. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 29-32. Eco précise un
point très important : l’intentio auctoris et l’intentio operis font l’objet d’une recherche de la
part de l’interprète, alors que l’intentio lectoris fait l’objet d’une prescription de l’interprète.
Cette dissymétrie entre les deux premières intentiones et la troisième est capitale.
3. Cette mise en scène captée en avril 2008 est disponible en Blu-ray et DVD chez C. Major.
4. Il est toujours intéressant de lire le vieil article de Gaston Paris, « La légende du
Tannhäuser », Légendes du Moyen Âge, Paris, Hachette, 1904.
5. Je fais référence au reprint de l’édition originale de 1845, Tannhäuser, New York, Dover
Publications, 1984 (ici : p. 558) ; ce reprint inclut les modifications apportées par Wagner en
1847 et comporte en annexe (p. 420-574) les modifications de la version dite « de Paris » de
1861. La didascalie que je reproduis ici ne se trouve que dans la version parisienne. Pour un
premier repérage dans l’histoire philologique complexe de cet opéra, voir l’entrée
« Tannhäuser et le tournoi des chanteurs à la Wartburg » dans le Dictionnaire encyclopédique
Wagner, publié sous la direction de Timothée Picard, Arles / Paris, Actes Sud / Cité de la
Musique, 2010, p. 2061-2069.
6. L’instrumentarium de scène est lisible sur la partition, ou dans l’article « Tannhäuser » du
Dictionnaire encyclopédique Wagner, op. cit., p. 2062.
7. Richard Wagner, Tannhäuser, op. cit., p. 109.
8.Ibid., p. 409.
9.Ibid., p. 150-152.
10. Voir Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard, 1998, chap. VII, « Le
duel pianistique Beethoven-Wölffl : débats esthétiques et barrières sociales ». Un duel
pianistique célèbre opposa, devant l’Empereur, le jeune Mozart à Clementi le 24 décembre
1781.
11. « Richard Wagner, Tannhäuser », Paris, Publications de l’Opéra national de Paris, 2007.
12.Ibid., p. 32-33.
13.Ibid., p. 36-37.
14. En anglais : With a frenzied and graphic hymn ; mais en allemand simplement : mit einem
glühenden Loblied. En réalité, la version allemande n’est nullement la traduction des versions
française et anglaise du résumé signé, dans les trois cas, « Robert Carsen ». Là où l’anglais et
le français évitent soigneusement les mots chant ou chanteur, l’allemand les emploie sans
hésiter. Comparer : « Elisabeth salue avec exaltation la salle où elle admira pour la première
fois l’œuvre de Tannhäuser », Elisabeth extols the hall where she first encountered Tannhäuser’s
artistry et Elisabeth rühmt den Ort, an dem sie zum ersten Mal Tannhäusers Sängerkunst vernahm.
Ou encore : « Le landgrave promet la main d’Elisabeth au vainqueur d’un concours », the
Landgrave promises Elisabeth’s hand to the winner of a contest et der Landgraf verspricht Elisabeths
Hand dem, der […] aus dem Sängerwettstreit als Sieger hervorgeht.
15. Les pages citées de Baudelaire correspondent au texte intitulé Encore quelques mots, qui
est un addendum, daté du 8 avril 1861, au texte principal, Richard Wagner et Tannhäuser à
Paris, daté du 18 mars 1861 ; cf. Charles Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 468-475.
16. Bernard Sève, L’Altération musicale, ou ce que la musique apprend au philosophe, Paris, Seuil,
coll. « Poétique », 2002 (2013 pour la deuxième édition précédée d’une préface inédite). Ces
adaptations relèvent de ce que j’appelle « Altération III » (p. 179-198).
17. Sur cette question du vieillissement inégal des éléments de la synthèse opératique, voir
Bernard Sève, « Paroles et musiques, dérivations, hétérogénéités et transactions
artistiques », op. cit., p. 82-83.
18. Olivier Py, interview au journal genevois Le Temps, 23 septembre 2005, à propos de sa
propre mise en scène de Tannhäuser à Genève. Py avait notamment fait intervenir un
performeur « hardeur » (Hervé-Pierre Gustave) qui traversait la scène, le sexe en érection,
durant l’ouverture de l’opéra. C’était une manière de respecter, en les adaptant, les
didascalies de Wagner. Py souligne par ailleurs justement le lien entre sexualité et
paganisme : « le Venusberg ne symbolise pas seulement l’amour sexuel, mais aussi le
paganisme. On ne peut imaginer opposition plus frontale à la parole chrétienne. C’est bien
la raison pour laquelle le phallus est présent dans ma mise en scène. C’est une célébration
païenne, ce n’est pas que de la débauche. »
19. Richard Wagner, Tannhäuser , op. cit. , p. 58 sq .
20. Ibid., p. 73 sq .
21. Ibid. , p. 71.
22. Ibid., p. 72.
23. Ibid., p. 67 et 69.
24. Ibid., p. 105 sq .
25. Ibid., p. 106-107.
26. Ibid., p. 137 sq.
27. Ibid., p. 150-152.
28. Ibid., p. 158 sq .
29. Ibid., p. 228 sq.
30. Ibid., p. 333-334.
31. Ibid ., p. 347 sq .
32. Ibid., p. 357 sq.
33. Ibid. , p. 362.
34. Ibid., p. 363 sq.
35. Ibid., p. 368.
36. Ibid. , p. 395.
37. Ibid. , p. 411.
38.Ibid., p. 409.
39. Bernard Sève, L’Instrument de musique, une étude philosophique, Paris, Seuil, 2013, p. 111-
150.
40. Charles le Téméraire, en plein XVe siècle, est un harpiste expérimenté qui joue de la
harpe entre deux batailles.
41. Peu de temps après le début des représentations de Tannhäuser à l’Opéra-Bastille dans la
mise en scène de Robert Carsen se déclencha une grève, empêchant le montage des décors.
Gérard Mortier, alors directeur de l’Opéra de Paris, décida de présenter l’opéra dans une
sobre « mise en espace ». Cette mise en espace comportait un matelas (pour les moments
charnels du Venusberg), et, surtout, une harpe, admirablement éclairée, placée au centre du
plateau, construisant autour d’elle, par sa seule présence, un espace sacré et différencié,
comme le fait un menhir isolé dans la lande bretonne. La harpe est au centre de
l’organologie symbolique et rêveuse de Tannhäuser, dans sa double signification ambiguë,
religieuse et profane. Ce choix de Gérard Mortier était d’une grande intelligence. J’ai pu voir
les deux versions, le 9 décembre 2007 (mise en espace, avec harpe) et le 24 décembre (mise
en scène de Robert Carsen).
42.Tannhäuser (1845) est bien sûr antérieur à la première édition de Vom Musikalisch-Schönen
de Hanslick (1854) (traduit en français sous le titre Du Beau musical, trad. et présentation
d’Alexandre Lissner, Paris, Hermann, coll. « Arts et Philosophie », 2012).
43. Berlioz pensera la même chose – voir la « Scène d’amour » dans Roméo et Juliette.
44. Charles Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 455.
45. Charles Baudelaire, ibid., p. 457.
AUTEUR
BERNARD SÈVE
Bernard Sève est professeur en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Lille,
membre de l’UMR 8163 STL (Savoirs, textes, langage).
Musique et imposture : Nietzsche
et Wagner
Guillaume Métayer
L’imposture et la maladie
15 Wagner n’est pas seulement un crotale dont les sonnettes musicales
et idéologiques obsèdent et dont la dent empoisonne, il est lui-même
une maladie. C’est la grande métaphore de ce jeu de massacre, l’une
des grandes préoccupations de Nietzsche. Ici plus encore que dans
l’imagerie animalière, une cohérence rigoureuse est à l’œuvre sous
l’apparence de la gratuité des saillies. D’abord, Nietzsche caractérise
la maladie, à l’instar de la musique, comme un domaine irréfutable
(« on lui résistait comme on résiste à une maladie, non par des
arguments – on ne réfute pas une maladie 6 »), une position initiale
de l’objet qui nécessairement influe sur la forme de sa critique. Il ne
s’agira donc pas d’argumenter contre Wagner, mais de donner à voir
l’étendue des dégâts, de provoquer un choc salutaire et de prescrire
une cure. Surtout, l’histrionisme de Wagner est considéré ici comme
un élément maladif, à travers la notion d’hystérie : « Les problèmes
qu’il porte à la scène – de purs problèmes d’hystériques », note-il. Or,
l’hystérie est une maladie théâtrale : on parle de théâtralisme 7 , de
névrose histrionique ou « névrose de l’acteur », et on considère que
« l’histrionisme se rencontre surtout dans la structure hystérique 8
».
16 En somme, l’hypocrisie wagnérienne (au sens étymologique aussi de
jeu d’acteur) n’est pas une simple ruse, mais l’expression d’une
« hystérie », d’un profond déséquilibre intérieur. Comme toujours
chez Nietzsche, il y a ici la mise en évidence d’un cercle vicieux, qui
entraîne les êtres et les choses dans une dangereuse spirale : le
malade, dont l’instinct est corrompu, est tenté de se jeter
précisément sur ce qui lui est nocif ; loin de trouver « le remède dans
le mal », pour reprendre l’expression de Jean Starobinski, il ne
trouve jamais que son mal amplifié dans les remèdes qu’il croit
chercher. L’effet théâtral est ainsi un vide qui se creuse sans cesse
lui-même et éloigne toujours davantage la possibilité du plein.
Wagner est, de même, un imposteur en abyme et à l’infini, dont les
mauvais choix se répercutent, se répètent et s’approfondissent sans
cesse. Nietzsche écrit :
Rien n’est en tout cas mieux étudié (de nos jours) que le caractère protéen de la
9
dégénérescence, qui, ici, se travestit en art et en artiste .
17 En somme, la « dégénérescence » est une maladie de la multiplicité
des formes qui « se travestit » en démultiplication de la santé
créatrice, à l’inverse des « névroses de la santé » que Nietzsche a
repérées dans la tragédie grecque, selon l’Essai d’autocritique qui sert
de préface à la réédition de la Naissance de la tragédie.
Le théâtre du déclin
18 Or, l’élément théâtral, symptôme maladif, est au cœur de l’art de
Wagner et de son imposture. Il signale que l’auteur du Ring est avant
tout un homme de théâtre, avant même d’être un musicien.
Nietzsche ne cesse de traquer chez son ancienne idole les signes que,
contrairement à l’éthique protestante du romantisme allemand et
aux prétentions du compositeur à la métaphysique
schopenhauerienne du Vouloir, la musique chez lui n’est pas
première. Il note ainsi, citant Wagner : « pas seulement de la musique :
jamais un musicien ne parlerait ainsi 10 ». Il souligne qu’aucun
amoureux de la musique ne ferait d’elle un simple moyen, comme
Wagner. L’admiration du jeune philosophe pour le Gesamtkunstwerk
(« l’œuvre d’art totale ») s’est renversée en « soupçon » sur
l’authenticité et la qualité même du musicien.
19 À bien y regarder, la critique de Wagner recoupe le dispositif
conceptuel de la Naissance de la tragédie :
Chez Wagner, il y a, au départ, hallucination, non de sons, mais de gestes. Ce
11
n’est qu’ensuite qu’il cherche une sémiotique sonore qui s’y adapte .
20 La première œuvre de Nietzsche visait précisément à montrer que la
sémiotique de la scène était seconde par rapport au flux de la
musique et à s’en prendre à Euripide et à Socrate qui avaient, tel
Wagner, plus de deux millénaires plus tard, figé l’apollinisme et
inversé l’ordre naturel de l’art, mais aussi sa hiérarchie foncière.
21 Par delà ses professions de foi schopenhauerienne qui ne sont que le
masque de ses ambitions d’artiste, Wagner, ce « comédien de
première force 12 ! », a amené la « théâtrocratie, la foi aberrante en
une prééminence du théâtre, en un droit que le théâtre aurait de
régner sur les arts et sur l’Art ». Or « il ne faut pas se lasser de
clamer à la face des wagnériens ce qu’est le théâtre : toujours un en-
deçà de l’art, toujours quelque chose de secondaire, de grossi,
quelque chose de gauchi, de forgé de toutes pièces à l’usage des
masses 13 ».
22 Le théâtre chez Wagner n’est donc pas seulement un élément
parasitaire de la musique qui ne viendrait la dégrader que dans un
second temps, mais il pénètre et corrompt l’élément musical de fond
en comble dans la mesure où il se tient à son origine même. On voit
donc que Nietzsche ne fait qu’inverser les signes de ce qu’il avait
jadis pensé dans ses catégories du dionysiaque et de l’apollinien. Or,
tout comme dans La Naissance de la tragédie, l’artiste est le symptôme
et la cause d’une décadence qui affecte tout son champ, avant de le
dépasser pour toucher à la politique au sens large. Ce devenir
théâtral (théâtreux ?) de l’art est l’obsession apocalyptique de
Nietzsche qui brosse « le tableau d’un déclin de l’art, d’un déclin
aussi des artistes », exprimable « par cette formule : le musicien se
fait maintenant comédien, son art devient de plus en plus un art de
mentir ». Nietzsche note encore, si besoin était, une « transformation
générale de l’art dans le sens de l’histrionisme » qui « exprime […]
une dégénérescence physique (ou plus précisément une forme
d’hystérie) ». Tout comme la « Loi contre le christianisme » qui
termine l’Antéchrist, il édicte des prescriptions pour la scène :
Que le théâtre n’en vienne pas à dominer tous les autres arts.
Que le comédien ne devienne pas le suborneur des purs.
14
Que la musique ne devienne pas un art de mentir .
23 L’expression « art de mentir » (Kunst zu lügen) est intéressante.
Signifie-t-elle que, dans sa critique de Wagner, Nietzsche renouerait
avec une forme de platonisme et de moralisme rousseauiste et
luthérien, un pathos de la vérité dont la défense de la musique ne
serait que le masque ?
La nature de l’amour
27 Le traitement de l’amour chez Bizet, radicalement différent de celui
du Ring, est symptomatique de cette présence du corps. Il quitte le
domaine de la figure, c’est-à-dire son aliénation par le spiritualisme
qui était le propre de l’époque romantique, adepte de la Sehnsucht et
du Ahnen-lassen, littéralement le « laisser- ou le faire-pressentir » –
ce que les traducteurs rendent parfois par « l’ineffable » –, pure
attitude qui suggère l’existence d’un second plan, spirituel, que
postule l’imposture. Nietzsche comprend en effet qu’il existe une
alliance objective des grands effets du vide et des fantasmes de l’au-
delà, que l’œuvre de Wagner est symptomatique d’une dramaturgie
foncièrement spiritualiste. Face à ce vague volontaire, Bizet propose
des résolutions ; or, on devine aisément que toute solution et toute
décision sera sans doute considérée comme vulgaire par cet
idéalisme du flou. Nietzsche décrit une pose toute d’élancement et
de tension vers un ailleurs qui n’est en fait qu’un alibi de la scène, un
décor en trompe-l’œil, le prétexte du désir de demeurer dans
l’incertain, dans l’indéterminé : « Surtout, pas une pensée ! Rien
n’est plus compromettant qu’une pensée. » C’est en somme à ce que
l’on nomme le flou artistique que s’en prend Nietzsche, qui cherche à
retrouver le sens classique de la clarté comme la formalisation de la
mélodie. Ce vague de rigueur est le propre d’une génération
romantique que le jeune Wagner a connue et observée, il « a vu que
l’Allemand prend au sérieux l’“Idée”, je veux dire quelque chose qui
est obscur, douteux, plein de mystère ; [il] a deviné que pour les
Allemands la clarté est un obstacle, la logique une objection 17 ».
28 Dans ces attitudes affectées, Nietzsche voit une imposture théorique
qui est comme la préhistoire de l’invasion du commentaire dans
l’art :
Jusqu’à présent, il n’allait pas de soi que toute musique eût besoin de littérature :
on ferait bien d’en chercher ici la « raison suffisante ». Serait-ce que la musique
de Wagner est trop difficile à comprendre ? Ou bien redoutait-il, au contraire,
qu’on ne la comprît trop facilement ? Qu’on ne la comprît pas assez « difficilement
18
» ?
29 A contrario, dans sa simplicité même, Carmen « rend philosophe » :
« chaque fois que j’ai entendu Carmen, je me suis senti plus
philosophe, meilleur philosophe qu’il ne me semble d’habitude. » Le
faux paradoxe d’une œuvre peu intellectuelle qui « rend
philosophe » souligne que la consubstantialité affichée entre la
musique et la métaphysique qui est le propre de la tradition
allemande n’est qu’une parodie de philosophie dans la musique et
par la musique, une relation incestueuse de la musique et de la
métaphysique qui ne permet ni à l’une ni à l’autre d’être pleinement
elles-mêmes. C’est en les détachant au contraire que Nietzsche pense
les réunir mieux, en une dialectique qui est assimilable à celle de la
« guerre des sexes » qu’il prend comme définition de l’amour dans ce
même ouvrage, ou encore comme sa manière de modéliser que la
meilleure connaissance de soi peut nous être donnée non par
l’imitation de l’autre, mais par l’exemple de son affirmation sans
ambages 19 . Il célèbre chez le compositeur français « enfin, l’amour,
l’amour re-transposé dans la nature originelle ! » (die Liebe, die in die
Natur zurückübersetzte Liebe !), « l’amour conçu comme un fatum, une
fatalité, l’amour cynique, innocent, cruel, – et c’est justement là
qu’est la nature ! L’amour, dans ses moyens la guerre, dans son
principe la haine mortelle des sexes », accompagné d’« humour
tragique ». Tout cela s’oppose à la métaphysique morale de l’amour
« désintéressé » dont hérite Wagner, qui n’est qu’une confusion
entre Eros et Agapê accouchée au forceps par la tradition
moralisatrice de la métaphysique occidentale. Derrière le « si je
t’aime ce n’est pas ton affaire » de Goethe dans Wilhelm Meister, que
cite Nietzsche, on entend son antithèse parfaite, le « si je t’aime
prends garde à toi » de Carmen, autrement plus probe et plus vrai et
par conséquent plus « philosophique » que le fatras spéculatif sur
lequel repose, par une sorte d’approche philosophiquement
correcte, la psychologie des personnages de Wagner.
Siegfried-Tartuffe
30 Or, cet idéalisme obligé, cette rupture ostensible avec le plaisir
(« Nous sommes perdus si l’on se remet à penser à l’art en
hédonistes. Cela sent son “dix-huitième siècle” »), a un arrière-plan
idéologique bien marqué par Nietzsche, un retour à l’ordre
religieux :
Et choisissons le moment où il convient de jeter des regards noirs, de soupirer
ostensiblement, de soupirer chrétiennement, d’afficher la grande compassion
chrétienne.
Et finalement :
Rien, par contre, n’est plus recommandable, entre nous soit dit, qu’une petite
20
dose de bigoterie .
31 Peu à peu, via d’abord la métaphysique de Schopenhauer, puis du fait
de l’influence de Cosima, mais aussi en vertu de l’alliance objective
entre le comédien et le prêtre, Wagner le quarante-huitard retourné
devient un musicien chrétien et même prosélyte. Si le christianisme
est un « platonisme pour le peuple », celui de Wagner signale
l’ambition malsaine d’agir sur les masses dont la prolifération du
théâtre est la marque. De même, l’étrange prosopopée du « succès de
Wagner » dans ces pages explique avec un cynisme qui rappelle celui
du nain Mime se trahissant devant Siegfried comment il est
préférable d’agir en s’appuyant sur le « colossal » plutôt que sur le
beau, sur tout ce qui renverse plutôt que par la finesse, et même avec
de la mauvaise musique plutôt que de la bonne... Ici encore, le
spiritualisme de la grandeur repose en réalité sur une idée physique :
« renverser, cela tient en partie de la physiologie », écrit Nietzsche,
qui décrit les recettes de l’imposteur musical en retrouvant des
accents avec lesquels il peignait Euripide :
Étudions avant tout nos instruments. Quelques-uns d’entre eux parlent aux
tripes […], d’autres chatouillent irrésistiblement la moelle épinière. La couleur du
son est ici décisive : la nature exacte du son importe peu. C’est là-dessus qu’il
nous faut raffiner ! […] Dans le timbre, soyons singuliers jusqu’à la manie ! Plus
nos timbres poseront d’énigmes, plus on nous trouvera d’esprit ! Agaçons les
nerfs, assommons-les.
32 Finalement, Wagner, plus qu’un imposteur, est un charlatan, le
« Cagliostro de la modernité 21 ». Là encore, la métaphore satirique
ne manque pas de cohérence. Le charlatan a besoin d’un au-delà
pour en imposer, comme le Dom Juan devenu Tartuffe au Ve acte de
la comédie de Molière, qui n’a que « le Ciel » à la bouche. Cagliostro
lui-même prononçait des discours mystiques, telles les minutes de
son discours devant le Parlement français, lors du procès du collier :
Je ne suis d’aucune époque ni d’aucun lieu ; en dehors du temps et de l’espace,
mon être spirituel vit son éternelle existence […] moi, je suis Celui qui Est. Je n’ai
qu’un père : différentes circonstances de ma vie m’ont fait soupçonner à ce sujet
de grandes et émouvantes vérités ; mais les mystères de cette origine, et les
rapports qui m’unissent à ce père inconnu, sont et restent mes secrets […] Je ne
suis pas né de la chair, ni de la volonté de l’homme ; je suis né de l’esprit.
33 Ce sauveur de père inconnu et né de l’esprit se prenait ou voulait se
faire prendre pour le Christ, ce qui rejoint encore l’image
nietzschéenne de Wagner, comme le suggère la paraphrase de
l’évangélique « Sinite parvulos venire ad me » : « Ah ! Le vrai bonheur
de serpent qu’a dû éprouver le vieux maître en voyant “venir à lui”
tous ces “petits enfants”. » On retrouve certes le serpent, en un
oxymore expressif qui court de la Genèse à l’Évangile, mais ce
portrait de Wagner en Jésus est surtout confirmé ailleurs par
nombre de notations. D’abord, Wagner ne cesse de poser le problème
du « salut ». Nietzsche le satiriste se lance dans une présentation
rapide et caricaturale des œuvres du dramaturge en fonction de ce
seul principe. Il met en scène le thème du faux messie, hérité d’une
tradition antichrétienne représentée notamment par Voltaire, par
exemple dans l’article « Messie » du Dictionnaire philosophique, et qui
a en réalité pour conséquence de jeter le discrédit par contagion sur
l’existence d’un quelconque « vrai messie ». Ici, le prophète musicien
disparaît dans un « nuage d’encens » ; le malentendu sur son compte
se donne pour « évangile » ; il gagne à sa cause les « pauvres en esprit »
et même plus encore : tout est fait pour mettre ensemble les deux
cibles favorites de Nietzsche, Wagner et Jésus, le platonisme et la
musique « pour le peuple », en somme. Nietzsche ne cède pas ici à
une sorte de frénésie de la colère qui conduit à mélanger les causes,
à confondre les adversaires, à insulter tout le monde à la fois ; ce
serait la une lectio facilior. Il s’en prend à un musicien qui n’est pas
devenu chrétien par hasard, mais bien par l’effet d’une cohérence
profonde propre à la « décadence », dont Nietzsche se plaît à
retrouver les analogies avec un anachronisme assumé. C’est
pourquoi ce portrait de l’imposteur en Jésus contient bien un
portrait de Jésus en imposteur. Le philosophe fait d’une pierre deux
coups dans cette critique du néo-christianisme de Wagner et de son
temps 22 . Il s’attache à ruiner le fond apologétique de l’esthétique
romantique qui est à l’œuvre dans l’Europe du XIXe siècle depuis
Chateaubriand et le Génie du christianisme.
34 Chez Wagner, l’imposture s’accuse par le choix de son univers
mythologique, les légendes germaniques, et le fait qu’elles soient
mises au service du messianisme christique :
Guigner du côté de la morale des seigneurs, de la morale aristocratique (dont la
saga islandaise est sans doute le témoignage le plus significatif), tout en n’ayant à
la bouche que la doctrine adverse, celle de « l’Évangile des humbles », du besoin
de rédemption.
C’est la contradiction même et l’absence de « probité » par
excellence qui suscitent l’indignation du philosophe.
35 Pourtant, son discours n’est pas fondamentalement un discours
antichrétien dans le sens où il s’opposerait principalement à une
« religion » en vertu d’une quelconque haine théologique. Ce qui
intéresse Nietzsche est en réalité la question de la « probité » en
musique comme en philosophie. Or, l’instinct mensonger du
comédien s’oppose à la transe du bouffon, qui a été valorisée par
Nietzsche dès l’époque de la Naissance de la tragédie comme une forme
d’abandon à Dionysos, le complément parfait de la vision tragique du
monde.
Le cabot meurtrier
36 Cette opposition entre le bouffon et le cabot est lourde de
conséquences politiques. Le comédien prétentieux est un tyran qui
vise à exercer son pouvoir sur autrui pour en tirer des bénéfices
triviaux, tandis que le bouffon authentique s’abandonne à une force
de la nature qui le dépasse au point de risquer de le détruire. En ce
sens, ce qui caractérise le refus de la musique et l’exploitation du
théâtre, c’est la tyrannie, les « instincts dominateurs d’un grand
comédien », la mise en place d’une domination qui est
essentiellement une forme de ressentiment.
37 En somme, on pourrait analyser la critique nietzschéenne de Wagner
par Nietzsche comme une critique anticipée du fascisme, de ses
noces avec les conservatismes, de son goût pour les attitudes et les
icônes, de sa brutalité, de son esprit de vengeance. L’enjeu est en fait
éthique, il est celui de la probité. Il fonde la nécessité de la critique
littéraire et musicale : il montre que laisser prospérer l’imposture
dans les arts est porteur de conséquences graves dans la société et la
civilisation, dans la mesure où l’art est l’un des grands lieux
d’expression et de formalisation d’une société devant elle-même.
Cette interprétation a déjà été proposée par le critique marxiste
Henri Lefebvre dans un texte de 1937-1938 :
On peut résumer en une brève formule le résultat de cette analyse : le
nietzschéisme fasciste correspond très précisément au wagnérisme et à l’époque
wagnérienne de Nietzsche. Le fascisme est wagnérien par son goût de l’effet
théâtral, de la grandiloquence et de l’héroïsme pompeux – ce que Nietzsche
nommait l’histrionisme. Il se rattache aux mythes wagnériens. Siegfried est la
grande figure proposée à la jeunesse fasciste. Et d’ailleurs Wagner fut un
transfuge du socialisme, passé au mysticisme et au nationalisme ! Mais Nietzsche
23
s’est toujours efforcé de surmonter Wagner en lui-même…
Et d’ajouter :
La petite bête de troupeau, l’homme humilié et nivelé, l’homme du ressentiment,
n’est-ce pas l’homme des masses fascistes ?
38 Le fascisme à venir comme réversion ratée du nihilisme est bien ce
que vise Nietzsche dans cette musique qui n’est qu’un théâtre, de
même que la politique fasciste ne sera que le théâtre de son grand
effort d’« inversion des valeurs ». Lefebvre note avec finesse qu’il
s’agit pour Nietzsche d’un autodépassement, marquant ce qu’il
partage lui-même de cette tendance lourde de l’histoire de la fin-de-
siècle dont les séquelles ont fait l’histoire de la première moitié du
XXe siècle. La question de savoir dans quelle mesure l’échec de cet
En guise de conclusion
39 En somme et pour conclure, nous avons vu que le geste satirique de
Nietzsche est un effort passionné et cohérent pour exprimer son
Pathos der Distanz (« sentiment passionné de la distance ») retrouvé
vis-à-vis de ce qui lui a été le plus proche, ce qui en lui s’est le plus
incarné, la musique théâtrale et idéologique de Wagner. La satire est
le geste – et le genre – qui permet de se libérer d’une imposture qui a
pu s’imposer et s’inscrire en lui, devenir une « seconde nature ». Elle
a besoin, pour être efficace, de se développer autour d’images
cohérentes qui sont autant de métaphores interprétatives et
d’approximations du mal, ainsi que des leviers de la santé.
40 Il pourrait sembler à première vue que Nietzsche fait jouer la
tradition rigoriste de la philosophie et son hostilité aux
« spectacles » contre la tradition musicale allemande et le théâtre,
mais en réalité il déplace les lignes pour s’en prendre au petit
théâtre de la tradition musicale elle-même, dont l’intimité
spiritualiste a été exhibée sur scène par Wagner dans une épopée
factice, révélant sa foncière improbité.
41 La radicalité de la critique nietzschéenne a une autre visée : une
musique et une philosophie de l’avenir, indissociables, non plus
métaphysiques et morales, mais fondées sur la probité du corps. Elle
a aussi une autre portée : à travers Wagner, Nietzsche dénonce la
« décadence » de son temps et, par là, critique une tendance qui,
artistique d’abord, culminera dans la politique, en Allemagne et dans
toute l’Europe, un demi-siècle plus tard.
NOTES
1.Le Cas Wagner suivi de Nietzsche contre Wagner, traduction de l’allemand par Jean-Claude
Hémery, Paris, Gallimard, coll. » Folio », p. 45.
2. Voir Nietzsche, Épigrammes, traduit et présenté par Guillaume Métayer, Paris, Sillage,
2011.
3. La traduction de Daniel Halévy et Robert Dreyfus (La Société nouvelle, année 8, tome I,
Paris/Bruxelles, jan-fév. 1892) est plus vague encore : « Quel serpent astucieux. Il nous a
dépeint toute la vie comme faite de sacrifice, de fidélité, de pureté, il s’est retiré du monde
pervers en louant la chasteté, et nous l’avons cru. » En revanche, Henri Albert (Paris,
Mercure de France, 1914) maintient l’image et la répétition signifiante : « Quel prudent
serpent à sonnettes ! Toute sa vie il a agité la sonnette avec les mots de “résignation”, de
“loyauté”, de “pureté” ».
4. Voir CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), article « Cascabelle »
(http://www.cnrtl.fr/etymologie/cascabelle) : « […] 1867 subst. masc. cascabel “serpent à
sonnettes” » [Lar. 19e] ; 1926 cascabèle, supra. Empr. à l’esp. cascabel “plaque cornée de la
queue du serpent à sonnettes” (dep. 1535, Oviedo d’apr. AL.), aussi “serpent à sonnettes”
(ibid.), d’abord “grelot” (dep. 1140, Cantar del mio Cid d’apr. Cor.) qui, de même que l’a. prov.
cascavel (XIIIe s.) “grelot”, est issu du lat. vulg. *cascabellus “clochette” (v. carcaveau) »
(dernière consultation le 19 juin 2016). Klapper = claquette, cliquette, castagnette, crécelle,
hochet. Pour cascabelle, on trouve également la définition suivante : « Bruiteur composé
d’un assemblage de grandes écailles en anneaux imparfaitement fixées présent chez toutes
les espèces du genre Crotalus, excepté chez Crotalus catalinensis. Ces serpents s’en servent
d’avertisseur sonore lorsqu’ils se sentent menacés » (Wikipédia, article « Cascabelle »,
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cascabelle (https://fr.wikipedia.org/wiki/Cascabelle,
dernière consultation le 19 juin 2016).
5. « Ah le vieux sorcier [Zauberer] ! Comme il a su nous en faire accroire [vorgemacht] ! »
6.Le Cas Wagner, op. cit., p. 45.
7. Voir CNRTL, article « Théâtralisme »
(http://www.cnrtl.fr/lexicographie/th%C3%A9%C3%A2tralisme) : « Tendance (fréquente
dans les crises d’hystérie) aux manifestations émotives spectaculaires (Piéron 1973). Synon.
Histrionisme » (dernière consultation le 19 juin 2016).
8. André Virel, Vocabulaire des psychothérapies, Paris, Fayard, 1977 (cité dans le CNRTL,
article « Histrionisme »).
9.Le Cas Wagner, op. cit., p. 29-30.
10. Ibid. , p. 41.
11. Ibid. , § 8, p. 34.
12. Ibid. , p. 35.
13. Ibid ., p. 47.
14. Ibid. , p. 44. p. 41.
15. Voir notamment Wackenroder-Tieck, Les Épanchements d’un moine ami des arts,
traduction de Charles Leblanc et Olivier Schefer, Paris, Corti, coll. « Domaine romantique »,
2009.
16. « Je déteste toute musique dont l’unique ambition est d’agir sur les nerfs. »
17.Le Cas Wagner, op. cit., p. 41.
18.Ibid., p. 41.
19. Voir par exemple le § 23 de Scherz, List und Rache, in Épigrammes, op. cit., p. 49.
20.LeCas Wagner, op. cit., § 6.
21.Ibid., p. 30. Sur la notion de « charlatan », on pourra se référer à notre Nietzsche et
Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, Paris, Flammarion, 2011.
22.Le Cas Wagner, op. cit., § 5.
23. Henri Lefebvre, Nietzsche, Paris, Syllepse, 2003, p. 116.
AUTEUR
GUILLAUME MÉTAYER
NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet article a fait l’objet d’une première publication dans la revue
Commentaire : Jérôme Ducros, « Le néo, l’impasse et le moderne »,
Commentaire, no 129, 2010/1, p. 165-174 ; DOI 10.3917/comm.129.0165.
1 Dans leur article « Quelques réflexions sur la musique
contemporaine 1 », Jean-Pierre Derrien et Dominique Jameux
balaient d’un revers de main tout un pan de la création musicale
d’aujourd’hui. Selon eux les « néo », « partisans d’un retour à la
tonalité », n’ont pas leur place dans une « réflexion » sur la
« musique contemporaine savante ». Je ne saurais leur reprocher de
ne pas apprécier un courant artistique, et la nature même du
recensement qu’ils proposent – ils s’en expliquent d’ailleurs très
bien – implique un grand nombre d’oubliés. En revanche, il semble
moins défendable qu’aucune forme d’argumentation ne vienne
étayer une mise au ban aussi radicale, et aussi grave en ce qu’elle
concerne un nombre toujours croissant de compositeurs. Trois mots,
qui se veulent lapidaires, semblent suffire : « promis aux impasses ».
2 Défenseur d’un jour de cette cause pour eux perdue, j’ai d’abord
envie, au nom de tous les « néo », de les remercier pour cet
égarement. On sait, dans l’histoire de la musique, qui cette
accusation particulière, sous une forme ou sous une autre, a tenté de
discréditer : Bach (Scheibe), Beethoven (Fétis), Stravinsky (Adorno),
ou bien sûr Schönberg, qui a même consacré un texte à cette
question précise 2 . À l’aune de ces observations, et métaphore pour
métaphore, reconnaissons que l’histoire de l’art s’est jouée au moins
autant, sinon davantage, dans les impasses que sur les autoroutes.
Dès lors, il pourrait suffire à ceux qui sont visés d’accrocher cet
affront à leur boutonnière, et de poursuivre, forts de cette
reconnaissance tardive et inattendue, leur bonhomme de chemin.
3 Cependant, je souhaiterais ajouter à cette réflexion mon propre
témoignage, et, à défaut d’apporter des réponses satisfaisantes,
poser au moins quelques questions brûlantes, occultées dans l’article
en question, alors qu’elles me semblent au cœur de son sujet :
pourquoi ces « néo » ? qu’est-ce que la modernité aujourd’hui ? Et
aussi une question plus difficile, celle-ci abordée mais laissée sans
réponse : peut-on définir, donc circonscrire, la musique
contemporaine ? Si oui, a-t-on le droit de s’opposer à la définition
éventuellement proposée ? Ou a-t-on le devoir de s’y conformer ? Si
non, quelles peuvent être les conséquences d’un mouvement
artistique qui aurait vocation à être éternel ? Définir,
étymologiquement, c’est « mettre fin à, achever » : décréter que la
« musique contemporaine » est indéfinissable, c’est la supposer
immortelle.
NOTES
1. Jean-Pierre Derrien et Dominique Jameux, « Quelques réflexions sur la musique
contemporaine », Commentaire, no 127, 2009.
2.Une impasse [1926], in Arnold Schönberg, Le Style et l’Idée, Paris, Buchet-Chastel, 2002, p. 78.
Schönberg s’y montre résolu à défendre son « impasse ».
3. Les derniers quatuors, par-dessus tout.
4. C’est ce qu’on nous apprend. Don Giovanni, acte II, scène 19 : Chi si pasce di cibo celeste.
5. On soupçonne même Kandinsky d’avoir antidaté une toile pour parvenir à ses fins.
6. Je m’expliquerai plus loin sur la nécessité de cette redondance.
7. Entretien avec Marie-France Saurat, Paris-Match, no 1929, 16 mai 1986, p. 110.
8. On se souvient que Benoît Duteurtre, pour ne citer que lui, a été comparé à Robert
Faurisson dans Le Monde du 14 avril 1995, suite à la publication de son Requiem pour une
avant-garde. Dominique Jameux, cinq ans avant, lui avait consacré un article dans Libération :
« Bien dégagé sur les oreilles ». Il est aisé de comprendre à quoi une telle coupe de cheveux
faisait allusion.
9. Wolfagang Amadeus Mozart, lettres des 26 septembre 1781 et 28 décembre 1782.
10.Ludwig van Beethoven, Letters, Journals and Conversations, Londres, Thames & Hudson,
1951, p. 236. Sur l’évitement de la dissonance chez Beethoven, cf. par exemple Martin
Kaltenecker, La rumeur des batailles, Paris, Fayard, 2000, p. 118 : « La mélodie de Beethoven
[…] est donc le fruit d’une éradication des dissonances et du chromatisme inhérent à ce que
l’on commençait à appeler à l’époque “le goût dégénéré de Mannheim” plein d’un
chromatisme encore essentiel aux mélodies de Mozart. »
11. À l’époque, et en musique, c’est une éternité. Cf. La polémique esthétique, in Gilles
Cantagrel, Bach en son temps, Paris, Hachette 1982, p. 164-188
12. Cf. Le nécrologe de 1754, in Gilles Cantagrel, Bach en son temps, op. cit., p. 343. L’éloge est de
Reinken.
13. Dans ces temps reculés, il était de bon ton d’applaudir non seulement entre les
mouvements, mais au milieu même des mouvements, pour marquer l’enthousiasme. Notons
au passage que l’époque où on s’est attelé à considérer que Beethoven « n’était pas fait pour
plaire » coïncide à peu près avec celle où on a frustré l’auditeur de tout comportement qui
pouvait laisser penser le contraire.
14. André Boucourechliev, Beethoven, Paris, Seuil, 1963, p. 46-47. Il s’agit dans les deux cas
du mouvement lent du Quatuor op. 59 no 1. Si le public de l’époque avait su, il se serait
mieux tenu.
15. Les critiques sont extraites de La revue musicale (1828) et La gazette musicale de Paris (1840
et 1858).
16. Invitée dans ce débat, la dissonance comme acte fondateur de la musique tonale ne doit
pas être mal interprétée : elle est nécessaire à l’expression du sens, et son emploi est
indispensable à la mélodie accompagnée, au nouveau stile rappresentativo. Aux deux
extrêmes de l’aventure tonale, les musiques non dissonantes et non consonantes offrent
parfois des similitudes troublantes.
17. Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, Kimé, 2005, p. 38.
18. Lorsqu’on fait l’expérience avec de jeunes lycéens, c’est flagrant.
19. Pour la musique, elle présuppose entre autres l’atonalisme, selon une décision collégiale
prise il y a une centaine d’années environ.
20. Sans préjudice, et c’est très important, de l’attitude du compositeur en question. Par
exemple : ce qu’il est convenu de trouver moderne chez Bach aujourd’hui (ses œuvres les
plus complexes, les plus chromatiques), c’est ce qui était de loin le plus passéiste à son
époque.
21. Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Paris, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2005, p. 51.
22. Régis Debray, Aveuglantes lumières, Paris, Gallimard, 2006, p. 23.
23. Charles Baudelaire, Sur Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, suivi de textes sur Richard
Wagner par Nerval, Gautier et Champfleury, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 105.
24. Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 151.
25. Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, tome II, traduction de Geneviève Bianquis,
Paris, Gallimard, 1995, p. 137.
26. Cécile Gilly, des Lundis de la contemporaine sur France-Musique, répondait récemment à
un contradicteur qui lui demandait si elle souhaitait qu’en 3050 la musique ressemble
encore à celle d’aujourd’hui : « Absolument, je le souhaite de tout mon cœur ! ».
27. Le Flatterzunge est un effet sonore très original, produit par un roulement de langue, que
l’on trouve dans 99 % des pièces contemporaines pour flûte. Le « néo », très en retard sur
son temps, omet parfois d’en faire usage.
28.Sic. On doit bien sûr comprendre qu’elle doit être écrite dans la plus stricte observance
des canons académiques.
29. À ma connaissance, cette interview n’a pas fait l’objet d’une publication, mais on peut en
visionner des extraits en ligne (voir par exemple : https://www.youtube.com/watch?
v=R6hYMN0EoRE, consulté pour la dernière fois le 8 décembre 2016).
30. Les années respectives : 1729, 1791, 1850, 1913. Les écarts respectifs : 62 ans, 59 ans,
63 ans. Entre les sonates pour violoncelle de Vivaldi et la Symphonie héroïque : 64 ans ; entre
L’art de la fugue et le Concerto de l’Empereur : 61 ans ; entre Les Saisons de Haydn et Tristan et
Isolde : 64 ans… On peut prolonger la liste à l’infini.
31. Ultime exemple : on allume la radio, on entend trois notes, et on se dit : c’est de la
musique contemporaine. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, qu’elle ait été composée en 1940
ou en 2010, qu’elle soit concrète, sérielle, spectrale…
32. Cité par Kostas Mavrakis, Pour l’art. Éclipse et renouveau, Paris, Éditions de Paris, 2006,
p. 268.
33. Marcel Duchamp, Lettre à Hans Richter du 10 novembre 1962, in Hans Richter, Dada – Art
et anti-art, Paris, Éditions de la Connaissance, 1965, p. 196.
34. Arnold Schönberg, Opinion ou perspicacité, in Le Style et l’Idée, op. cit., p. 202.
35. Cité par Jean Weisgerber, in Les Avant-Gardes littéraires au XXe siècle, Budapest, Akadémiai
Kiadó, 1985, p. 136.
36. Cf. Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 149.
AUTEUR
JÉRÔME DUCROS
Jérôme Ducros est pianiste et compositeur.
Y a-t-il un postmodernisme
musical ?
Karol Beffa
Questions de terminologie
Le postmodernisme comme ultramodernisme
Quelques caractéristiques du
postmodernisme
6 Si le modernisme des avant-gardes s’axe sur la recherche exclusive
de nouveauté et d’inédit, le postmodernisme, en revanche, ne renie
pas le passé. Il ne s’agit cependant pas forcément de retrouver un fil
perdu, qui aurait été rompu par les modernes. Contre l’idée de la
tabula rasa un temps prônée par l’avant-garde, les postmodernes
entendent faire jouer librement les réminiscences du passé. Ce
« revivalisme » n’est pas un pur retour à la tradition, mais
l’affirmation du droit de chacun à aller puiser à son gré des éléments
dans le répertoire culturel qui a précédé, sans souci de chronologie
ou de hiérarchie. Comme l’a écrit Umberto Eco :
La réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant
donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit
11
être revisité .
7 Rien n’est donc frappé d’exclusion, toute création culturelle, tout
style peut être emprunté et coexister avec d’autres créations
culturelles et d’autres styles. Contrairement au purisme et à l’esprit
de système qui caractérisaient le modernisme, l’éclectisme est à
présent roi, non seulement dans la dimension temporelle mais
également dans la dimension spatiale. Ce goût du mélange qui
caractérise le domaine artistique actuel, et gagne par contagion
l’ensemble de la société, participe de ce que certains ont appelé
l’« impureté » de l’époque postmoderne 12 . Chacun étant libre de
concocter son propre mélange selon ses désirs, la subjectivité
devient le seul critère. À l’ère des écoles et des chapelles, avec des
dérives qu’on a pu qualifier de « terroristes 13 », se substitue le
temps de l’individu. Par ailleurs, pour les postmodernes, les
emprunts possibles ne sont pas confinés à des sphères culturelles
reconnues par l’élite ou par l’institution, mais sont envisageables à
tous les échelons : la notion de hiérarchie entre arts nobles et arts
vulgaires s’abolit.
8 La multiplicité et la diversité des références deviennent telles que le
public est toujours à même de trouver un élément auquel se
raccrocher, un trait qui éveille un écho dans la sensibilité qu’il s’est
construite. L’intention du créateur devient donc palpable, il peut la
percevoir. Le lien entre le « poïétique » et l’« esthésique » est renoué,
ce lien précisément rompu durant la période avant-gardiste 14 . La
communication, le contact avec le public sont rétablis.
9 Enfin, dernière caractéristique importante : le rapport entre art et
théorie de l’art. Si le phénomène postmoderne a été l’objet d’études,
celles-ci n’ont, à quelques exceptions près, été faites que de
l’extérieur. Il n’y a pas eu de manifeste postmoderne de la part des
artistes eux-mêmes. Ceux qui participent du postmodernisme n’ont
pas le goût de la théorisation. Ils préfèrent produire plutôt qu’écrire
sur leur production. Le changement est grand par rapport aux
modernistes qui, eux, consacraient une grande partie de leur temps
et de leur énergie à disserter sur les méthodes et les principes sous-
jacents à leurs œuvres, à rédiger et à publier des professions de foi
proclamant leur appartenance à un mouvement. Comme l’écrit
Georgina Born à propos des compositeurs modernes, qu’elle oppose
aux postmodernes :
Au centre de cette démarche, il y avait le fait que les compositeurs eux-mêmes se
faisaient théoriciens et concoctaient une métalangue (scientifique) pour
disséquer une composition et en estimer la valeur – une métalangue de facto
toute puissante et légitime ; et il y avait également la diffusion de ces idées par le
15
biais de revues réputées .
10 Ces écrits s’adressaient bien évidemment à des spécialistes et étaient
destinés à être commentés au sein de petits cénacles. Le but semble
avoir été d’atteindre par ce biais une certaine élite dirigeante et par
elle la reconnaissance institutionnelle. À l’inverse, les postmodernes
n’ont pas tendance à se regrouper en écoles constituées autour d’un
préalable théorique, encore moins à se définir comme un
mouvement constitué, organisé autour d’un programme. Chez eux
prévaut l’individualisme et la diversité des attitudes.
11 Jean-Jacques Nattiez, citant à la fois Jean Molino 16 et Francis
Dhomont 17 , donne un bon résumé de cette situation : le
postmodernisme se veut une réponse à ce que voulaient promouvoir
les modernistes (culte du nouveau, de la pureté, de la forme, de la
fonction et du système) ; il est donc impur, permissif, cosmopolite,
éclectique, ironique 18 , immédiat. En outre, alors que « le
modernisme a creusé le fossé avec le public, le postmodernisme
cherche à le combler 19 ».
Quelques caractéristiques du
postmodernisme en musique
12 Cette fois encore, il nous faut éclaircir un problème de terminologie
avant de tenter de définir les caractéristiques d’une musique
postmoderne. En effet, nous nous trouvons confrontés, concernant
les appellations utilisées, aux mêmes obscurités que celles
rencontrées au début de ce chapitre. Ainsi, en France, il était
courant, du moins entre 1990 et 2005 environ, de parler de
« musique nouvelle » pour désigner la musique postmoderne 20 . Or
l’habitude germanique est complètement différente : la Neue Musik
n’est pas la musique postmoderne, mais la musique moderne issue de
la Seconde École de Vienne (voir Adorno et sa Philosophie der neuen
Musik 21 ). Et de même, dans les pays anglo-saxons, le terme de new
music renvoie à la musique d’avant-garde 22 .
13 On aurait pu lever l’ambiguïté en opposant en français « Nouvelle
Musique » (moderniste) et « Musique nouvelle » (postmoderne). Mais
la subtilité est peut-être excessive. Et de toute façon, certains
auteurs, souvent non spécialistes de la question, ne suivent pas ce
principe : par exemple, Stéphane Lelong a intitulé son livre
d’entretiens sur les compositeurs postmodernes Nouvelle Musique 23 .
Cependant, de même que le terme postmoderne est employé
généralement dans sa seconde acception, l’usage français préfère,
pour supprimer l’équivoque, réserver l’appellation de « Musique
nouvelle » (et parfois celle de « Nouvelle Musique ») à la musique
postmoderne – la musique moderne étant, elle, rangée sous le label
de « musique contemporaine ».
14 Comme le postmodernisme avait émergé en opposition aux excès du
modernisme, de même, la Musique nouvelle s’est définie en réaction
aux abus de l’avant-garde. On retrouve donc dans le domaine
musical les caractéristiques que nous avons relevées pour le
postmodernisme en général dans son opposition à l’avant-gardisme.
15 La musique d’avant-garde se voulait en rupture totale avec le passé
24
. Elle s’est donc fixé pour programme, après l’expérience du
sérialisme généralisé, d’éliminer le thématisme, la mélodie, les
consonances, la pulsation. La Musique nouvelle les réintroduit.
D’autre part, alors que les modernistes privilégiaient la position du
créateur par rapport à celle de l’auditeur, et l’écriture par rapport à
la perception, les postmodernes veulent que leur musique soit
directement accessible 25 . À l’encontre du pointillisme webernien,
ils favorisent un rythme harmonique lent qui s’inscrit volontiers
dans un temps long. Enfin, en bons postmodernes, ils pratiquent le
jeu des citations, des collages, et plus largement, le métissage :
pastiches néobaroques ou néoclassiques, emprunts au vocabulaire
(harmonique et rythmique) du jazz et de la pop music, incorporation
d’éléments issus des musiques ethniques.
16 On a mentionné plus haut, en passant, l’ironie parmi les traits
postmodernes. Certains auteurs – Jean-Jacques Nattiez, en
particulier – pensent que le compositeur postmoderne qui « fait
appel […] aux styles et aux normes du passé, […] ne peut le faire
qu’avec ironie 26 ». Cela ne nous semble pas être toujours le cas. La
prise de distance qui caractérise l’ironie n’est pas forcément
présente dans les multiples références que s’autorisent les musiciens
postmodernes. De toute façon, même si ce peut être l’intention du
compositeur, elle échappe à la majorité de son public non
musicologue. Et c’est peut-être son absence, précisément, qui donne
lieu aux dérives reprochées à une certaine « musique nouvelle ».
L’abus de citations hétéroclites tant du point de vue spatial que
temporel, non reconnues comme telles, ou prises au premier degré,
tourne trop souvent au méli-mélo ou au kitsch.
La Neue Einfachheit
23 À ces deux groupes de compositeurs postmodernes, certains auteurs
39
ajoutent les représentants allemands de la « Nouvelle
Simplicité », Neue Einfachheit – terme à nouveau ambigu, puisqu’il
évoque la new simplicity du minimalisme américain alors que ces
deux courants musicaux n’ont rien à voir entre eux. Pourquoi
rattacher la Neue Einfachheit au postmodernisme ? Parce que ce
courant s’est lui aussi constitué en réaction contre l’avant-gardisme,
mais à la fin des années 1970. Il lui reprochait son
institutionnalisation et sa manie de l’expérimentation gratuite.
Cependant, loin de se laisser emporter par la vague postmoderne, ces
compositeurs dont le chef de file est Wolfgang Rihm sont plutôt, à
notre avis, des « néomodernistes », ne serait-ce que par leur
engouement pour la novatio et le fait qu’ils aient voulu s’organiser en
école avec programme et manifeste. Aujourd’hui, ils pourraient
d’ailleurs se voir retourner le reproche d’académisme qu’ils faisaient
aux compositeurs d’avant-garde.
NOTES
1. Ihab Hassan, The Dismemberment of Orpheus: Toward a Post-Modern Literature , Madison,
University of Wisconsin Press, 1971.
2. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1979, p. 7.
3. Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988.
4. Dans cette perspective, Nietzsche, Heidegger et Freud seraient « postmodernes » au
même titre que Malevitch ou Schönberg.
5. Luc Ferry, Le Sens du Beau. Aux origines de la culture contemporaine, Paris, Éditions Cercle
d’Art, 1998.
6. Cité par Luc Ferry, op. cit., p. 178.
7. Ce n’est peut-être pas un hasard si, au rang des postmodernes, Luc Ferry cite précisément
Nietzsche et Freud (cf. supra), les « philosophes du soupçon ».
8. Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 146. Le
chapitre où Antoine Compagnon discute du postmodernisme s’intitule « Postmodernisme et
palinodie ».
9. Comme le dira plus tard Jean Clair, « l’utopie du Novum est forclose » (Considérations sur
l’état des beaux-arts. Critique de la modernité, Paris, Gallimard, 1983, p. 116).
10. Seuls les disciples de Jean-François Lyotard semblent utiliser encore le terme
postmoderne dans son premier sens. La confusion entre les deux acceptions est accentuée par
le fait que Lyotard a utilisé le terme au moment même de la culmination du mouvement
général de critique des avant-gardes.
11. Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose [1983], Paris, Grasset, 1985, p. 75.
12. Cf. Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985.
13. Cf. Jean Molino, qui n’hésite pas à parler de « terrorisme moderniste » (« Du plaisir au
jugement : les problèmes de l’évaluation esthétique », Analyse musicale, no 19, 1990, p. 25).
Rappelons, dans le domaine de la musique, les « excommunications » de Hans Werner
Henze, Karl Amadeus Hartmann, Krzysztof Penderecki…
14. Nous reprenons ici la terminologie proposée par Jean Molino dans « Fait musical et
sémiologie de la musique », Musique en jeu, no 17, p. 37-62. « Poïétique » et « esthésique »
sont des néologismes forgés respectivement sur les racines grecques poiêsis (création) et
aisthêsis (sensation, sensibilité). Le poïétique correspond aux intentions du compositeur,
l’esthésique à la perception de l’auditeur.
15. Georgina Born , Rationalizing Culture: IRCAM, Boulez, and the Institutionalization of the
Musical Avant-Garde , Berkeley, University of California Press, 1995, p. 54 (nous traduisons).
16. Jean Molino, « Du plaisir au jugement : les problèmes de l’évaluation esthétique »,
Analyse musicale, no 19, 1990, p. 16-26.
17. Francis Dhomont, « Le modernisme en musique : aventure néobaroque ou nouvelle
aventure de la modernité ? », Circuit, vol. 1, no 1, p. 30-31.
18. Ce dernier trait n’est pas régulièrement cité (j’y reviens un peu plus loin).
19. Jean-Jacques Nattiez, Le Combat de Chronos et d’Orphée, Paris, Christian Bourgois, 1993,
p. 161
20.Postmoderne étant bien sûr pris au deuxième sens du terme.
21. Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik , Tübingen, J.C.B. Mohr, 1949.
22. Voir le titre de la revue Perspectives of New Music.
23. Stéphane Lelong, Nouvelle Musique, Paris, Balland, 1996.
24. C’est l’idée d’une « amnésie », d’une tabula rasa.
25. Cette recherche d’un contact plus direct avec le public, en réaction à l’hermétisme
moderniste, fait qu’ils encourent parfois le reproche d’être tombés « dans l’écueil inverse :
le fait d’être directement accessible n’est pas forcément un gage de qualité. L’accessibilité
ne vaut qu’à travers une stylistique établie » (Pierre Boulez, « Extension du domaine
musical », propos recueillis par Karol Beffa, Classica, 20 mars 2000).
26. Jean-Jacques Nattiez, Le Combat de Chronos et d’Orphée, op. cit., p. 161.
27. Communication personnelle.
28. Schnittke mêle en un étonnant bric-à-brac différentes techniques de collages et de
citations, souvent dans un esprit de dérision. Quant à Nyman, il use et abuse de tous les
éléments du vocabulaire postmoderne (pastiche, pulsation très marquée, hyperconsonance,
hyperthématisme).
29. Béatrice Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, Paris, Presses universitaires de
France, coll. « Que sais-je ? », 1998.
30. Béatrice Ramaut-Chevassus traite ensemble de ces deux compositeurs. Pour nous, ils ne
présentent guère de caractères communs, et il nous paraît difficile de les regrouper sous
une même catégorie. Par ailleurs, nous doutons fort qu’ils apprécieraient la chose.
31. Sauf à prendre le terme dans l’acception que lui donne Lyotard. Une remarque de
Béatrice Ramaut-Chevassus pourrait y faire songer puisque, à propos de Helmut
Lachenmann, elle cite la formule de Lyotard selon laquelle le postmoderne « fait
assurément partie du moderne » (op. cit., p. 70). Pourtant, le reste de l’ouvrage semble bien
prendre le terme dans son sens courant. La citation est donc un peu troublante dans le
contexte, et difficile à interpréter.
32. Nés respectivement en 1935, 1936 et 1937.
33. Dans ces éléments (stabilité harmonique et sens de la pulsation), on reconnaît une
parenté avec la musique baroque. Les minimalistes américains se réfèrent d’ailleurs tous à
Bach.
34. Au point que Béatrice Ramaut-Chevassus range ce « minimalisme expérimental et
radical […] du côté des mouvements d’avant-garde » (op. cit., p. 34).
35. À propos de laquelle on a pu parler de « postminimalisme ». Citons par exemple, outre
John Adams (né en 1947) et Michael Nyman (né en 1944), les compositeurs Aaron Jay Kernis
(né en 1960), Michael Torke (né en 1961) et Michael Daugherty (né en 1954).
36. Arvo Pärt (né en 1935), Henryk Górecki (1933-2010), Valentin Silvestrov (né en 1937),
Alfred Schnittke (1934-1998), Giya Kancheli (né en 1935), Peteris Vasks (né en 1946)…
37. Pärt cherche dans sa musique à prolonger l’esthétique du Moyen Âge et de la
Renaissance. Pour ce faire, il n’hésite pas à revisiter un certain nombre de gestes
ancestraux : écriture syllabique, mélodies dont les courbes rappellent le plain-chant et se
déploient sur un soubassement harmonique profond (notes pédales avec doublures, voire
triplures à l’octave), éclairage modal faisant alterner le majeur et le mineur, privilège de
l’accord de quinte, parfois sans tierce.
38. Il n’est pas indifférent, à cet égard, qu’il ait appelé Tabula rasa, l’une de ses compositions
les plus connues : un titre qui a presque valeur de manifeste.
39. Dont Béatrice Ramaut-Chevassus, op. cit., p. 40-44.
40. Brian Ferneyhough serait l’un d’entre eux.
41. C’est sans doute aussi parce que celle-ci s’est vue réduite à une peau de chagrin.
42. Ensemble français de musique tonale, actif du milieu des années 1990 au début des
années 2000.
43. Communication personnelle de Jean-François Zygel.
44. En outre, contrairement à la terminologie moderne / postmoderne, la dichotomie
tonal / atonal évacue la dimension de la succession temporelle ainsi que la question de la
référence au passé – ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient.
45. Pierre Boulez, « Extension du domaine musical », propos recueillis par Karol Beffa,
Classica, 20 mars 2000.
AUTEUR
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École normale supérieure. En 2012-
2013, il est titulaire de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France.