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Les nouveaux chemins de l’imaginaire musical

Karol Beffa (dir.)

DOI : 10.4000/books.cdf.4129
Éditeur : Collège de France
Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2016
Date de mise en ligne : 15 décembre 2016
Collection : Conférences
ISBN électronique : 9782722604339

http://books.openedition.org
 

Référence électronique
BEFFA, Karol (dir.). Les nouveaux chemins de l’imaginaire musical. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Collège de France, 2016 (généré le 25 avril 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/cdf/4129>. ISBN : 9782722604339. DOI :
10.4000/books.cdf.4129.

Ce document a été généré automatiquement le 25 avril 2019.

© Collège de France, 2016


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Approcher la musique par des chemins de traverse  : Karol Beffa propose de déplacer les
termes du débat esthétique autour de la musique dans le monde contemporain en ouvrant
la réflexion à d’autres disciplines, à d’autres pratiques, à d’autres regards, des
mathématiques au théâtre ou au cinéma. Pour mieux cerner la musique, il est nécessaire de
la penser en relation et de l’affranchir d’une conception, inaugurée par le romantisme
allemand, qui l’absolutise et par là même tend à l’isoler. Les questions de la création, de la
perception, de la vraisemblance ou de la représentation sont revisitées, ainsi que celle des
évolutions de la musique depuis un siècle. Contre un «  postmodernisme  » qui se voudrait
subversion de la modernité (au sens des Lumières) et se traduirait en esthétique par le rejet
de la tonalité et du figuratif, on est invité à penser une forme de «  postmodernité  »
entendue comme refus du modernisme des avant-gardes et de leur idéal de rupture radicale
par rapport au passé. Ce «  postmodernisme  » entend emprunter librement à la tradition
(harmonie, thématisme, pulsation), mais aussi à d’autres univers culturels, sans souci de
hiérarchie.
Compositeur, pianiste et musicologue, Karol Beffa a occupé la chaire annuelle de Création
artistique au Collège de France en 2012-2013. L’ouvrage est issu du séminaire donné dans ce
cadre.

KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École
normale supérieure. En 2012-2013, il est titulaire de la chaire
annuelle de Création artistique au Collège de France.
SOMMAIRE
Préface
Karol Beffa

D’où nous viennent les idées et comment évoluent-elles ? La créativité en


mathématiques et en musique
Karol Beffa et Cédric Villani

L’expérience musicale : sons et événements


Francis Wolff
L’expérience sonore
Du monde de l’expérience sonore au monde de l’expérience musicale
De la sémantique musicale

Le geste du pianiste au jeu de la vraisemblance : performance musicale et


illusion audio-visuelle dans le film de fiction
Michel Gribenski
L’idéal mimétique du geste parfait : imitations audio-visuelles
Logiques de substitution dans les scènes de performance musicale

Théâtre : un lieu où l’on entend


Vers une histoire acoustique de la scène moderne (XIXe-XXIe siècle)
Marie-Madeleine Mervant-Roux
L’hégémonie de la vision
Un nouvel espace auditif
Un lieu phonique

Ce qu’il advient de la musique quand Tannhäuser devient un peintre


Bernard Sève

Musique et imposture : Nietzsche et Wagner


Guillaume Métayer
Comment je dénonce l’imposture
Wagner ou le vacarme du serpent
L’imposture et la maladie
Le théâtre du déclin
Des images de la satire aux métaphores du corps
La nature de l’amour
Siegfried-Tartuffe
Le cabot meurtrier
En guise de conclusion

Musique : évolution, révolution


Jérôme Ducros
Éducation, ou l’histoire de la musique racontée aux enfants
Esquisse d’une contre-histoire de la musique
Moderne contre moderne
Reculer pour mieux sauter
Qu’est-ce que la musique « contemporaine » ?
Opposition formelle et opposition fondamentale
Tout va bien se passer

Y a-t-il un postmodernisme musical ?


Karol Beffa
Questions de terminologie
Quelques caractéristiques du postmodernisme
Quelques caractéristiques du postmodernisme en musique
Qu’est-ce qu’un compositeur postmoderne ?
Les « vrais » compositeurs postmodernes : la Musique nouvelle
La Neue Einfachheit
Aux marges du postmodernisme
Préface
Karol Beffa

1 Les textes réunis dans cet ouvrage trouvent leur origine dans le
séminaire qui s’est tenu dans le cadre de la chaire annuelle de
Création artistique que j’ai occupée au Collège de France en 2012-
2013, et dont l’intitulé était « Musique : art, technique, savoir 1  ».
2 À l’heure où les arts contemporains font l’objet de controverses
souvent passionnées, il m’a paru nécessaire de soumettre la musique
à un examen pluridisciplinaire, en demandant à des spécialistes de
musique et de musicologie de dialoguer avec des experts reconnus
d’autres domaines de la création et de la pensée, afin d’apporter un
éclairage croisé sur cet art et sur les débats qu’il suscite. Ma
conviction est que l’ouverture de la réflexion à d’autres disciplines, à
d’autres pratiques, à d’autres regards, peut permettre de refonder
les termes du débat esthétique autour de la musique dans le monde
contemporain. En somme, cet ouvrage repose sur l’idée que, pour
mieux cerner la musique, il est nécessaire de la penser en relation et
de l’affranchir d’une tradition, inaugurée par le romantisme
allemand, qui l’absolutise et, par là même, tend à l’isoler.
3 Le premier rapport qu’il m’a semblé nécessaire d’interroger à
nouveaux frais concerne le lien fondamental, établi dès l’Antiquité,
entre la musique et les mathématiques. Je n’ai pas souhaité poser de
façon frontale et abstraite la question des relations entre ces deux
disciplines, mais plutôt proposer une analyse comparative des
chemins de la création dans ces deux domaines, notamment autour
des notions d’intuition et d’images mentales dans les sciences et
dans les arts. Pour ce faire, j’ai eu la chance de pouvoir engager un
dialogue avec le mathématicien Cédric Villani. Notre objectif
commun était d’inviter le lecteur dans l’atelier du créateur et de lui
ouvrir quelques-unes des coulisses de l’invention : comment les idées
viennent-elles aux compositeurs et aux mathématiciens, et quelles
conséquences esthétiques peut-on tirer de telles observations ? Tout
en maintenant la forme du dialogue qui nous a réunis au Collège de
France le 29  novembre 2012, nous avons repris et développé nos
échanges sous une forme écrite, qui constitue le premier chapitre du
présent ouvrage.
4 Le deuxième chapitre, confié à Francis Wolff, philosophe, analyse les
rapports de la musique et de la pensée, posés, cette fois, du point de
vue de l’auditeur, en interrogeant la perception de la musique dans
sa relation au modèle causal. Francis Wolff part d’une définition
naïve de la musique comme « art des sons » et décide de s’interroger
sur ce que sont les sons plutôt que de se perdre dans les marécages
de la question « Qu’est-ce que l’art ? ». Il en tire l’idée que les sons
sont les indices sensibles des événements, événements (ce qui arrive
et se désigne verbalement) qu’il oppose aux choses (ce qui est et
demeure le même et se désigne nominalement). Mais dans un monde
d’événements sans chose (c’est-à-dire purement sonore), les sons
n’ont pas d’existence individualisable et ils ne sont pas identifiables,
parce que l’individuation des événements se fait dans notre monde
par les choses. En outre, sans choses qui en soient le support, les
événements n’ont pas de cause. La musique va permettre de combler
ces deux manques du monde purement sonore en individuant a priori
les sons (en créant un univers de « notes » par exemple) et en créant
un ordre interne qui a pour conséquence que les sons apparaissent
imaginairement et rétrospectivement comme causés par ceux qui les
précèdent. La musique est donc la représentation d’un monde
autosuffisant d’événements purs. Cette définition permet de
résoudre l’antinomie de la sémantique musicale : toute musique dit
quelque chose de très déterminé sans parler de quoi que ce soit.
5 La troisième étude, proposée par le musicologue Michel Gribenski,
analyse également un effet de causalité entre la musique et la
représentation, par le truchement des scènes de performance
musicale dans les films de fiction, moments cruciaux de mise en jeu
de la vraisemblance de la représentation –  et de risque de son
invraisemblance. Pour autant, loin de se réduire à un simple
illusionnisme, l’effet de vraisemblance et de crédibilité consiste,
pour le spectateur-auditeur, en une «  demi-illusion  » consentie et,
partant, en un jeu de décryptage d’un code impliquant à la fois des
techniques, récurrentes mais variées (de cadrage, de montage et de
postsynchronisation), et aussi des logiques de substitution d’une
représentation directe du jeu musical par d’autres jeux gestuels et
mimiques, voire par un récit. La vraisemblance des scènes musicales
filmées est donc un défi codé et ludique, mené de concert par le
réalisateur, l’acteur et le spectateur.
6 La quatrième contribution, prolonge le questionnement sur les
relations entre la musique et les images qu’elle véhicule, en abordant
cette fois le problème tel qu’il se pose non plus à l’écran mais sur
scène. Dans ce chapitre consacré au dialogue entre musique et
théâtre, Marie-Madeleine Mervant-Roux présente une réflexion
originale sur le son au théâtre, véritable «  lettre volée  » d’études
dramatiques trop souvent polarisées sur la question du « spectacle »
–  que non seulement l’étymologie, mais l’histoire même de la
modernité scénique mettent au premier plan  – au détriment des
enjeux, pourtant centraux, de l’acoustique.
7 Les rapports de la musique à l’imaginaire sont abordés par Bernard
Sève, spécialiste de la philosophie de l’art, qui appuie sa réflexion sur
un cas particulier, la mise en scène de Tannhäuser de Wagner par
Robert Carsen, dont l’idée essentielle est de faire de Tannhäuser un
peintre. Dans cette interprétation, tous les Minnesinger sont des
peintres et le concours de chant devient un concours de peinture. Il
s’agit d’analyser de façon objective et pour ainsi dire scientifique les
effets artistiques et ontologiques d’un tel choix de mise en scène.
Pour ne prendre qu’un exemple  : si les Minnesinger sont des
chanteurs, comme le livret le veut, alors leurs propositions
artistique lors du concours (leurs chants) sont présentés à la fois,
dans le drame, aux personnages de l’opéra, et, hors du drame, aux
spectateurs assis dans la salle de l’Opéra ; mais dans la mise en scène
de Carsen, les propositions artistiques (leurs peintures) ne sont
présentées qu’aux personnages de l’opéra, et non aux spectateurs
qui ne voient que le revers de la toile. Ce cinquième chapitre analyse
et développe la portée esthétique et philosophique de ce
renversement de perspective.
8 La violente polémique de Nietzsche contre Wagner et son « portrait
de l’artiste en histrion » – dont Guillaume Métayer retrace la logique
et les enjeux relativement au rôle de «  médecin de la civilisation  »
que Nietzsche assigne au philosophe  – s’attachent à la même
problématique des liaisons « dangereuses » entre musique et image.
Cette polémique musicale ne s’applique pas seulement à la fin du
XIXe  siècle mais, par sa critique du sensationnel, de l’émotionnel et,

singulièrement, du spectaculaire, elle préfigure les interrogations du


e
XX   siècle, notamment celles de l’École de Francfort sur le pouvoir
stupéfiant de l’image. La valeur des textes examinés réside peut-être
moins dans leur critique de l’idée d’«  œuvre d’art totale  »
(Gesamtkunstwerk) que dans le diagnostic anticipé qu’ils posent sur
les dangers de la servitude esthétique de la musique au spectacle.
9 Le septième chapitre donne la parole à un praticien de la musique.
Jérôme Ducros, pianiste et compositeur, pointe du doigt le divorce
entre une certaine musique contemporaine et le public, dans un
geste qui, tout en rappelant les polémiques de l’histoire de la
musique, offre aussi une réflexion sur les rapports entre la musique
et une représentation qui lui est foncièrement étrangère, à savoir le
schème de notre conception de l’histoire comme développement
linéaire assignant a priori une place dans le temps collectif à
certaines formes esthétiques. Le texte publié ici n’est pas la
transcription de la communication présentée au Collège de France 2
, dont les répercussions dans le milieu de la musique contemporaine
et même au-delà ont été considérables, mais un essai personnel qui
offre une synthèse des conceptions de l’auteur.
10 L’ouvrage se clôt par un chapitre dans lequel je tente de caractériser
le postmodernisme en musique. En philosophie, en littérature et
dans les sciences humaines, le terme recouvre une nébuleuse d’idées
assez mal définies qui tendent à privilégier la subjectivité aux
dépens de l’existence d’une vérité objective. Dans la forme la plus
extrême prise par ce mouvement, certains «  intellectuels
postmodernes » sont allés jusqu’à soutenir que la réalité physique (et
non nos théories sur celle-ci) serait une construction linguistique et
sociale. À rebours de cette conception, j’essaie de montrer qu’en
musique le terme est moins ambigu qu’il n’y paraît  : si l’on écarte
l’acception d’« hyper-modernisme » (prêtant à confusion), il semble
qu’on puisse définir le postmodernisme musical par un scepticisme à
l’égard de l’idée de progrès en art, un refus de se plier au canon de la
nouveauté à tout prix et par l’intention de se situer dans le
prolongement d’une tradition, sans opérer de tabula rasa.

NOTES
1. Les enseignements prodigués dans le cadre de cette chaire sont disponibles en audio et en
vidéo sur le site internet du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/karol-
beffa/index.htm. Pour le séminaire  : http://www.college-de-france.fr/site/karol-
beffa/seminar-2012-2013.htm. La leçon inaugurale, Comment parler de musique ?, prononcée
le jeudi 25 octobre 2012, a été éditée sous forme imprimée (Collège de France/Fayard, 2013)
et numérique (Collège de France, 2013)  : http://books.openedition.org/cdf/1365 (texte
intégral en ligne en libre accès).
2. Séminaire du 22  décembre 2012. La communication, avec les exemples musicaux
indispensables à l’argumentation, est disponible sur le site internet du Collège de France (cf.
note 1).

AUTEUR
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École normale supérieure. En 2012-
2013, il est titulaire de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France.
D’où nous viennent les idées et
comment évoluent-elles ? La
créativité en mathématiques et en
musique
Karol Beffa et Cédric Villani

1 Karol Beffa — Comment vit un mathématicien  ? Comment lui


viennent ses idées  ? Avec qui peut-il collaborer pour avancer dans
ses recherches  ? Voici quelques-unes des questions dont j’aimerais
discuter, car, bien qu’animant en permanence l’atelier du créateur et
les coulisses de la création, elles sont mal connues tant des
spécialistes que du grand public. Et je crois que l’on pourrait
commencer notre discussion par la question suivante : la créativité
peut-elle s’enseigner ? Il me semble que cette interrogation relie ces
deux activités souvent considérées comme complémentaires qui
nous absorbent tous les deux, mathématicien et musicien  :
l’enseignement et la recherche 1 .
2 Cédric Villani — Notre discussion présente, où un musicien s’en vient
chercher un mathématicien pour illustrer le propos de la créativité,
est un peu le symétrique d’une situation dont je fais régulièrement
l’expérience. Quand on me pose des questions sur tel ou tel aspect
mathématique, il m’arrive souvent de faire allusion à des questions
musicales. Pourquoi  ? Parce que dans la musique –  comme dans la
mathématique – il y a un élément abstrait, quelque chose comme un
langage universel, même si, en musique, on traduit en notes des
choses qui peuvent être tout à fait concrètes. Et la musique parle à
tout le monde. Alors, quand on vous pose des questions délicates sur
ce qui se passe dans la sociologie mathématique, il est souvent
pratique de faire appel à une analogie musicale. Exemple typique,
quand on me demande ce que veut dire pour moi la beauté en
mathématique, j’essaie de trouver un parallèle : « Voyez la beauté en
musique. Comment la définiriez-vous  ? Il y intervient des éléments
de surprise, des éléments de réponses harmonieuses entre les
différentes parties d’un orchestre, etc.  » Avec des métaphores
musicales, dans un domaine que tout le monde connaît, vous arrivez
à vous sortir de ce genre de questions délicates.
3 Maintenant, pour en venir au thème de la créativité, il y a quelque
chose de fondamental à prendre en compte  : c’est que tout
établissement d’enseignement supérieur, toute grande école
française, européenne ou américaine, tire sa fierté non pas tant de ce
qu’elle enseigne à ses élèves que de ce qu’elle leur apprend à
découvrir. Il y a l’idée que, si vous êtes passé par telle école, vous
êtes prêt à faire des découvertes, à affronter des situations assez
différentes. Question corollaire, donc : comment diantre enseigne-t-
on, comment peut-on transmettre la créativité ? La réponse n’est pas
aisée. On aura intérêt à aborder cette question sous un angle un peu
plus général  : qu’est-ce qui favorise le développement des idées  ?
Mais comment transmettre à mes élèves une capacité créatrice sans
savoir vraiment ce qu’il y a derrière cette capacité créatrice ?
4 Karol Beffa — Dans le cas de la composition, c’est un peu la même
chose. Très souvent, on m’interroge pour savoir si la composition
s’enseigne. Ma première réponse serait que c’est impossible  : un
professeur n’est là que pour vous orienter  ; au mieux, il pourra
éventuellement s’intéresser à telle ou telle idée qu’il voit inscrite sur
la partition que vous lui présentez et vous inciter à la développer.
5 En fait, à supposer qu’il soit possible, l’enseignement de la
composition pose un certain nombre de problèmes pratiques.
D’abord, celui de la nature de l’objet à soumettre à votre professeur
lorsque vous êtes un apprenti compositeur. Vous pourriez lui faire
entendre un enregistrement «  brut  » de votre pièce, que des
musiciens de vos amis auraient interprété bénévolement. L’ennui,
c’est que les «  fautes  » de composition qui risquent d’apparaître
(problèmes de forme avec des transitions mal conduites par
exemple, ou bien problèmes d’orchestration avec des équilibres mal
dosés) sautent alors aux oreilles de l’apprenti compositeur qui, du
coup, peut se passer de celles du professeur pour être confronté à ses
faiblesses. C’est avant, au moment de l’écriture de la partition, que
l’apprenti aurait besoin des conseils d’un maître.
6 Mais il est une chose que l’on apprend avec l’expérience, c’est qu’un
compositeur, au bout du compte, est très seul. Je veux dire par là
qu’un romancier, par exemple, pourra presque toujours, s’il a
confiance en certains de ses pairs, leur donner à lire un passage, un
chapitre, voire la totalité du roman qu’il vient d’écrire, et recevoir
en retour leurs critiques et leurs conseils. En revanche, quand il
s’agit de musique, il faut savoir que trois pages d’une partition
d’orchestre, comportant une vingtaine de parties réelles, ne
représentent parfois que quinze secondes de musique. Or, le temps
de concentration nécessaire pour tenter de se les figurer
mentalement représente, lui, quelque chose comme une bonne
heure. Rares sont les amis compositeurs qui sont prêts à consacrer
tant de temps à l’examen d’œuvres en gestation de leurs collègues. Il
n’est donc pas facile de trouver quelqu’un qui, à la lecture de votre
esquisse, puisse anticiper comment elle sonnera et vous proposer
des suggestions sur ce qu’il faudrait faire pour l’améliorer.
7 C’est pour cette raison que, très souvent, les professeurs de
composition sont en réalité des professeurs d’analyse qui, à partir de
ce qu’ils ont entendu de vous auparavant – c’est-à-dire non pas une
œuvre en train de se faire, mais une pièce qui a été donnée et qui
dévoile votre personnalité de compositeur  –, vont vous dire  : «  Il
serait bon d’aller dans telle ou telle direction… il serait souhaitable
que vous consultiez les partitions de tel ou tel compositeur.  » Soit
parce que ce compositeur est proche de votre langage et sera donc
un guide pour vos œuvres futures. Soit, au contraire, parce qu’il
travaille dans une direction très différente, mais que cette
divergence pourrait vous souffler de nouvelles idées et irriguer votre
travail dans un sens qui peut se révéler fécond.
8 À dire vrai, je fais partie de ces compositeurs – « vieille école », sans
doute – qui estiment que la meilleure école de composition reste le
pastiche. Il faut noter qu’en matière de musique ont été très
nettement dissociées dans nos établissements supérieurs, d’une part,
les classes d’écriture musicale –  où sont enseignées harmonie,
contrepoint, fugue, orchestration, etc.  – et, d’autre part, les classes
de composition, qui sont souvent totalement déconnectées des
premières. On rencontre donc des compositeurs dont le niveau est
très faible en harmonie et contrepoint. Et il existe parallèlement
d’excellents pasticheurs, capables d’écrire de superbes fugues dans
le style de Bach ou bien un mouvement de sonate alla Brahms tout à
fait admirable, au point que l’on aurait bien du mal à les distinguer
de leurs modèles  ; pourtant, ce ne sont pas forcément des
compositeurs, parce qu’ils n’osent pas franchir le pas, ou peut-être
parce que l’image de la création que leur renvoient leurs camarades
des classes de composition ne les y incite pas.
9 En résumé, je crois que si tous ceux qui sont passés par les classes
traditionnelles d’apprentissage de la musique que sont les classes de
contrepoint, d’harmonie, de fugue ou d’orchestration ne
deviendront pas obligatoirement des compositeurs, aucun
compositeur ne peut négliger cette formation au métier, qui me
semble essentielle. Ravel en témoigne, lui qui accorde autant
d’importance aux classes d’écriture qu’aux conseils de son maître
Gabriel Fauré :
En 1897, tout en étudiant le contrepoint et la fugue sous la direction d’André
Gédalge, j’entrai dans la classe de composition de Gabriel Fauré. Je suis heureux
de dire que je dois les plus précieux éléments de mon métier à André Gédalge.
Quant à Fauré, l’encouragement de ses conseils d’artiste ne me fut pas moins
2
profitable .
10 C’est que la classe du professeur Fauré tenait plus du salon musical
que d’un lieu d’enseignement, et Ravel estimait, «  avec tout le
respect tendre et fidèle qu’il vouait à Fauré  », qu’il devait moins,
pour sa part, aux critiques du professeur qu’aux suggestions du
grand artiste. Tandis que, toujours selon Ravel, Gédalge, dans sa
classe, enseignait véritablement et soumettait ses élèves à une « rude
et forte discipline 3  ».
11 Cédric Villani — Je retrouve là des expériences bien connues dans
l’exercice mathématique, et d’autres qui sont plus particulières.
D’abord, cette question de la solitude du compositeur se ressent un
peu chez le mathématicien. On ne peut pas faire lire sa production
mathématique à n’importe qui. On peut partager un résultat, une
fois qu’il est accompli, avec un très grand nombre de gens, à
condition de tricher plus ou moins, selon que ces personnes sont des
scientifiques, des analystes ou des lycéens. Mais quand il s’agit de
mettre sur pied une démonstration qui tient debout, de
véritablement de composer la chose et l’examiner, cela s’effectue
dans un très petit circuit  : vous-même, avec peut-être un
collaborateur ou deux. On est seulement un petit nombre à travailler
en continu sur la démonstration, on ne la montre alors à personne.
Certes, on discute parfois de tel problème ou de telle difficulté
technique, on récupère des idées –  les échanges sont absolument
fondamentaux pour nourrir la réflexion et la créativité  –, mais
l’écriture en elle-même est d’ordinaire seulement le fait de l’auteur
et de son collaborateur.
12 On retrouve aussi la difficulté que tu évoques de conceptualiser une
partition, en la traduisant mentalement ou en en exécutant une
version réduite : la partition est une représentation qui ne parle pas
directement. C’est la même chose en mathématique  : il s’agit de
traduire les symboles en des concepts, agencés de telle sorte que le
mathématicien se représente les différents moments de la
démonstration, et leur action réciproque. Une différence majeure
doit cependant être relevée  : une faute de style ou de composition
est peut-être gênante, mais n’est pas une menace pour l’ensemble de
la composition, tandis qu’en mathématique une faute fait tout
s’écrouler. De ce point de vue, la pratique mathématique présente
une difficulté supplémentaire par rapport à la pratique musicale. En
revanche, un avantage de la mathématique par rapport à la musique
est que, si vous avez quelque chose à démontrer, vous pouvez utiliser
plusieurs variantes, chausser de gros sabots pour démontrer tel
point, ou prendre votre temps. En musique, on peut ne peut guère
produire quelque chose d’inélégant ou qui sera jugé comme une
grave maladresse. Là, il y a une facilité du côté mathématique qu’on
n’a pas en musique.
13 Cependant, ce qui est parfaitement similaire, c’est la question de la
transmission. Comment faire pour que l’élève s’approprie un
ensemble de techniques mathématiques et puisse créer  ? C’est
quelque chose qu’un directeur de thèse connaît bien. Il y a d’abord le
franchissement d’un cap quand l’étudiant comprend ce que vous
attendez de lui. Mais le moment le plus émouvant, dans une
direction de thèse, c’est quand le thésard a sa première idée
indépendante, et qu’il est capable de la poursuivre : petit à petit, la
prise d’autonomie se fait. L’apprentissage semble se faire par deux
mécanismes principaux. D’une part, l’accompagnement  : au début,
vous donnez des instructions et restez avec l’élève  ; c’est comme
tenir la main de quelqu’un qui apprend à écrire, jusqu’à ce qu’il
sache tracer seul les lettres et imagine les mots qu’il va pouvoir
composer. Et, d’autre part, il y a le moment de l’analyse, où il s’agit
de décrypter une œuvre mathématique, de dire ce qui y est
important, et d’indiquer à l’élève où regarder pour avancer ; ce n’est
pas un travail de déconstruction  : on dépouille plutôt le travail
mathématique jusqu’à son squelette et on en explique l’architecture.
Enfin, c’est à l’étudiant d’arriver à se représenter, pour un même
problème mathématique, la forme générale d’ensemble, la
progression générale des idées, les différentes boîtes à outils
ouvertes au fur et à mesure, et le détail des astuces techniques.
14 K.B. — Pour en rester à des questions concrètes, on peut se
demander s’il y a des moments particulièrement propices à la
création. Dans une interview publiée dans le numéro de janvier 2012
de la revue Lire, à la question «  Avez-vous des rituels au moment
d’écrire  ?  », David Lodge, romancier et universitaire britannique,
donne cette réponse :
Pas vraiment. Je sais que mon métabolisme est plus alerte au petit matin, et donc
je m’arrange pour réserver mes matinées à l’écriture. Cela dit, il m’arrive parfois
d’écrire à nouveau vers la fin de l’après-midi, au sortir de ma torpeur post-
déjeuner. La réalité, c’est que lorsque vous êtes en phase d’écriture, vous ne vous
contentez pas d’écrire derrière votre bureau  ; vous y pensez tout le temps  ;
certaines de vos meilleures idées surviennent lorsque vous êtes étendu sur votre
lit.
15 As-tu, toi aussi, Cédric, un rituel de composition  ? J’imagine que,
comme moi pour mes compositions, tu es habité par tes
démonstrations même quand tu fais apparemment tout autre
chose…
16 C.V. — Effectivement, quand vous êtes devant une composition ou
une démonstration mathématique à créer, arrive le moment où elle
vous habite. Elle occupe le plus clair de vos pensées et de votre
temps pendant les journées, et travaille aussi dans votre esprit, sans
que vous vous en rendiez compte, la nuit, ou quand vous faites tout
autre chose. Il y a un aller-retour entre les fonctions conscientes du
cerveau et les fonctions inconscientes, les unes et les autres se
passant assez régulièrement le relais. C’est une dynamique qui vient
parfois «  décoincer  » les choses sans que l’on sache trop comment.
On appelle ça l’inspiration, faute de mieux.
17 La question des rituels a son importance puisqu’ils mettent le
créateur dans des conditions éventuellement propices à un usage
tant de la partie consciente que de la partie inconsciente du cerveau.
Ils varieront considérablement d’une personne à l’autre. Pour ce qui
me concerne, je travaille souvent le soir, voire la nuit. C’est souvent
à grands renforts de thé – pour d’autres ce sera le café. C’est presque
toujours en musique, souvent une musique qui tourne en boucle, et
qui peut changer d’un jour à l’autre. Et puis, il y a aussi toute une
gestuelle rituelle qui peut accompagner la réflexion. Ce peut être par
exemple d’écrire en boucle les mêmes formules : le geste, l’écriture
viennent former une combinaison mentale, quelque chose à quoi
faire référence, sur quoi revenir plus tard, une série d’états mentaux
auxquels se raccrocher et d’où l’on espère voir surgir la petite
étincelle.
18 J’aimerais citer Henri Poincaré qui évoque cette question du rôle du
rituel et du fait qu’un problème «  travaille  » sans qu’on en ait
conscience. Il est fondamental d’arriver à décrire de tels
phénomènes, et Henri Poincaré est certainement le paradigme, s’il
en est, avec Évariste Galois, du génie créatif à l’œuvre. Je citerai un
épisode assez célèbre, qu’on appelle l’« épisode du marchepied » :
Il est temps de pénétrer plus avant et de voir ce qui se passe dans l’âme même du
mathématicien. Pour cela, je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de
rappeler des souvenirs personnels. [...] Je vous demande pardon, je vais employer
quelques expressions techniques ; mais elles ne doivent pas vous effrayer, vous
n’avez aucun besoin de les comprendre. Je dirai, par exemple  : j’ai trouvé la
démonstration de tel théorème dans telles circonstances ; ce théorème aura un
nom barbare, que beaucoup d’entre vous ne connaîtront pas, mais cela n’a
aucune importance  ; ce qui est intéressant pour le psychologue, ce n’est pas le
théorème, ce sont les circonstances.
Depuis quinze jours, je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune
fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes  ; j’étais
alors fort ignorant ; tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais
une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à
aucun résultat. Un soir, je pris du café noir contrairement à mon habitude ; je ne
pus m’endormir ; les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter,
jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent pour ainsi dire pour former une
combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions
fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à
rédiger les résultats, ce qui ne me prit que quelques heures.
Je voulus ensuite représenter ces fonctions par le quotient de deux séries ; cette
idée fut parfaitement consciente et réfléchie  ; l’analogie avec les fonctions
elliptiques me guidait. Je me demandai quelles devaient être les propriétés de ces
séries si elles existaient, et j’arrivai sans difficulté à former les séries que j’ai
appelées thêta-fuchsiennes.
À ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course
géologique entreprise par l’École des Mines. Les péripéties du voyage me firent
oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans
un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied
sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien de mes pensées antérieures parût
m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les
fonctions fuchsiennes sont identiques à celles de la géométrie non-euclidienne.
Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis
dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une
entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour
l’acquit de ma conscience.
Je me mis alors à étudier des questions d’arithmétique sans grand résultat
apparent et sans soupçonner que cela pût avoir le moindre rapport avec mes
recherches antérieures. Dégoûté de mon insuccès, j’allai passer quelques jours au
bord de la mer, et je pensai à tout autre chose. Un jour, en me promenant sur une
falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de
soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des
formes quadratiques ternaires indéfinies sont identiques à celles de la géométrie
non-euclidienne.
Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat, et j’en tirai les conséquences  ;
l’exemple des formes quadratiques me montrait qu’il y a des groupes fuchsiens
autres que ceux qui correspondent à la série hypergéométrique  ; je vis que je
pouvais leur appliquer la théorie des séries thêta-fuchsiennes et que, par
conséquent, il existe des fonctions fuchsiennes autres que celles qui dérivent de
la série hypergéométrique, les seules que je connusse jusqu’alors. Je me proposai
naturellement de former toutes ces fonctions ; j’en fis un siège systématique et
j’enlevai l’un après l’autre tous les ouvrages avancés ; il y en avait un, cependant,
qui tenait encore et dont la chute devait entraîner celle du corps de place. Mais
tous mes efforts ne servirent d’abord qu’à me mieux faire connaître la difficulté,
ce qui était déjà quelque chose. Tout ce travail fut parfaitement conscient.
Là-dessus, je partis pour le Mont-Valérien, où je devais faire mon service
militaire ; j’eus donc des préoccupations très différentes. Un jour, en traversant
le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup.
Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement, et ce fut seulement après mon
service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais qu’à les
rassembler et à les ordonner. Je rédigeai donc mon mémoire définitif d’un trait
4
et sans aucune peine .
19 Comme vous l’avez remarqué, Poincaré oscille entre les moments où
il réfléchit intensément et consciemment, faisant appel à son
expérience et à son savoir, et les moments où tout survient, tout lui
vient, comme par un claquement de doigts. La nuit, parce qu’il a bu
du café noir, au bord d’une falaise, en traversant le boulevard...
Toutes sortes de situations, ayant en commun leur brièveté et un
sentiment de certitude immédiate. On connaît ce genre de choses, on
appelle ça des illuminations – même si ce n’est d’ordinaire pas aussi
spectaculaire que chez Poincaré, et que ça vient plutôt par petites
touches. Ce sont les moments où il se passe quelque chose que l’on
n’arrive pas à analyser. Poincaré lui-même est incapable de dire
pourquoi cette révélation lui vient, mais, à chaque fois, un progrès
considérable se produit. On remarquera aussi le rôle de l’analogie
dans la façon dont il représente les choses et étudie un problème. On
a par exemple des analogies avec le domaine militaire  : Poincaré
parle de siège, de stratégie, de corps de place. Il arrive souvent qu’on
pense à ça, quand on attaque un problème abstrait, mathématique :
on se représente les divers ingrédients comme différents endroits,
comme des places fortes ; on va attaquer selon tel angle ; on met au
point une stratégie.
20 Ces textes écrits à la première personne, qui nous parlent du
processus de création, sont très rares.
21 K.B. — Ce genre de textes est rare chez les compositeurs également,
et c’est bien dommage. On connaît cependant quelqu’un qui a eu la
chance de rencontrer Brahms et a couché sur le papier le résultat de
ses entretiens avec lui 5 . Quand le propos de la création est abordé,
Brahms parle de ce sentiment très curieux d’absolue certitude qui
s’impose à lui au moment où il pense avoir eu «  la bonne idée  ».
C’est, pour lui, de l’ordre de l’illumination. Et il se demande ce qu’il a
fait pour être frappé par cette foudre, inconscient, semble-t-il, du
processus qui l’a conduit à cet état. Il évoque simplement une sorte
d’ébullition intérieure, de transe.
22 Faut-il en rester à cette conception de la composition musicale
comme la révélation subite et inexplicable d’une idée créatrice
quasiment tombée du ciel ? Ce serait méconnaître le fait que Brahms
était un travailleur acharné, remettant sans cesse son ouvrage sur le
métier, un véritable obsessionnel de la perfection pratiquant une
autocensure si rigoureuse qu’il n’a consenti à publier son premier
opus que tardivement – jetant au panier de nombreuses pièces qu’il
ne jugeait pas dignes de paraître  –, et qu’il a préféré rayer de son
catalogue des œuvres dont il n’était pas absolument certain. (Je ne
vois guère que Ravel pour rivaliser avec lui dans ce perfectionnisme.
Tous deux n’ont laissé que des chefs d’œuvre sur tous les plans –
  harmonique, formel, orchestral  ; il n’y a pas de déchet dans leur
production.) Il est évident que l’inspiration foudroyante de Brahms
surgissait d’un terreau de labeur et de persévérance.
23 Quant à la question des moments les plus propices au processus de
composition, le problème est déjà de savoir si l’on peut
véritablement les isoler dans le quotidien du compositeur. En fait, la
composition suppose le luxe d’avoir beaucoup de temps devant soi.
Pour que l’idée puisse venir, ou plutôt, pour que l’on sache rejeter les
idées sans intérêt et ne retenir que les bonnes, il faut disposer
d’énormément de temps, et surtout de plages de temps suffisamment
longues. On pourrait donc penser qu’il est souhaitable de composer
le matin, car on a alors tout loisir de laisser son esprit vagabonder, et
l’on peut croire que, peu à peu, le tri à accomplir, si délicat, ira à son
terme. Pourtant, je me suis très souvent rendu compte moi aussi que
les moments qui favorisent l’inspiration surviennent plutôt assez
tard dans la soirée, la nuit parfois – avec néanmoins cette contrainte
que l’on est également limité par ses capacités physiques, la fatigue
accumulée dans la journée, une résistance amoindrie à
l’assoupissement, toutes choses qui peuvent détourner du chemin de
la composition.
24 Concrètement, je fais partie de ces compositeurs qui composent
presque toujours au piano, et je dois dire que tous les compositeurs
contemporains que je connais et que j’estime ou admire font de
même. Une exception toutefois  : Henri Dutilleux, qui écrivait
directement à la table. Il avait cependant un piano droit juste
derrière lui, ce qui lui permettait de contrôler immédiatement ses
harmonies en les jouant en réduction pianistique. Sinon, je le répète,
tous les compositeurs que j’apprécie composent au piano (j’aurais
d’ailleurs tendance à croire que bien des compositeurs qui assurent
entendre leur musique «  de l’intérieur  », sans recours au piano,
frisent l’imposture). Pour l’étape de l’orchestration –  qui diffère de
celle de la conception (autrement dit de la réalisation d’une
réduction pianistique, le « monstre » comme on l’appelle parfois) –,
je procède comme certains des plus grands de l’histoire de la
musique –  Ravel, Stravinsky  –, j’orchestre au piano. La réduction
pianistique préalable à l’orchestration, qui peut se réaliser sur deux
voire trois ou quatre portées, permet d’y voir plus clair. Les
possibilités polyphoniques du piano libèrent l’imagination, elles
permettent de se figurer des contrepoints, d’entendre des
contrechants. De façon assez curieuse, le piano donne selon moi
davantage de matérialité à des sonorités qui lui sont pourtant
étrangères. C’est paradoxal, mais il me semble que j’entends mieux
un cor anglais joué au piano que s’il sonnait simplement dans ma
tête.
25 Que je compose au piano ne veut pas dire que les idées créatrices me
viennent seulement lorsque je suis devant cet instrument. Loin de là.
Les idées peuvent me venir aux moments les plus inattendus.
Bizarrement, c’est parfois au milieu d’une foule – lorsque je suis par
exemple dans un métro bondé  – que j’éprouve un sentiment de
solitude propice à la composition, comme si ma concentration
intérieure était accrue par l’effervescence extérieure. Le bruit des
autres ne me gêne pas… pourvu que ce ne soit pas de la musique. A
contrario, rien de tel qu’une Marche turque de supermarché pour me
faire perdre toute capacité ou volonté de création.
26 Cette solitude intérieure m’est nécessaire pour bien composer  ; en
revanche, le spectacle idyllique d’un lieu magique, d’un paysage
absolument divin, ne stimulent pas forcément mon inspiration. Je ne
suis pas un adepte de la thébaïde, bien que j’aie composé certaines
de mes œuvres dans ces lieux enchanteurs que sont Villecroze ou
Mazères. Je peux me contenter de mon bureau ou même d’une petite
pièce sans charme particulier et là, les idées me viendront d’autant
plus facilement que j’aurai envie, inconsciemment sans doute, de
« transcender » la relative banalité de cet environnement. Souvent,
l’exiguïté, l’enfermement favorisent les trouvailles. Être perdu au
milieu des bruissements d’une foule ou isolé dans un espace confiné
sont donc des contextes qui m’aident à créer. Il en est un autre aussi,
que je partagerais, semble-t-il, avec Ligeti, du moins dans sa
jeunesse, qui est l’activité de la marche :
Durant mon trajet pour l’école, qui durait environ vingt minutes, j’imaginais
toujours un morceau de musique, une symphonie ou un concerto par exemple
(ou, pendant les promenades plus courtes, une ouverture) […] Généralement,
j’imaginais ce genre de morceaux quand je me promenais dans la rue ou dans un
parc. À Cluj, le lieu le plus beau était (espérons qu’il l’est toujours) l’immense
jardin botanique, luxuriant et foisonnant, qui appartenait à l’Université. En
revanche, si je m’asseyais au lieu de me déplacer, mon imagination musicale se
6
tarissait .
27 Cédric, tu affirmais un peu plus haut qu’il t’arrivait de ressasser les
mêmes formules, et d’en ressentir le besoin pour avancer. C’est
souvent ce qui se m’arrive au piano quand je suis en train d’essayer
quelque chose. On tâtonne, sans savoir dans quelle direction aller, et
brusquement on a le sentiment d’avoir réussi à évacuer les idées
sans lendemain et qu’une autre idée s’est imposée qui, elle, va mener
à quelque chose. Ce moment est crucial. C’est souvent un moment
douloureux, de l’ordre peut-être d’un accouchement. On a
l’impression d’être dépossédé de soi-même. C’est une forme de
souffrance. David Lodge, dans l’interview déjà mentionnée, lorsqu’on
lui demande si l’écriture est pour lui une source de plaisir ou de
souffrance, répond ainsi :
Plutôt d’anxiété en fait. Je suis angoissé de nature, et plus j’ai vu ma carrière
littéraire s’établir au fil des années, plus j’ai appréhendé l’idée de ne pas réussir à
maintenir mon niveau. J’étais beaucoup plus insouciant à mes débuts : je n’avais
rien à perdre. J’aurais été déçu, bien sûr, si mes textes n’avaient pas été publiés –
  j’ai d’ailleurs connu quelques échecs à l’époque  – mais je n’étais pas aussi
préoccupé par leur réception. La vérité, c’est que le seul moment véritablement
satisfaisant lors de l’écriture d’un livre, c’est celui où il est terminé. L’écrivaine
anglaise Pénélope Fitzgerald avait eu une jolie phrase pour résumer ce
sentiment  : «  Je n’aime pas vraiment écrire des livres, mais j’aime les avoir
écrits. »
28 La démonstration, la création mathématique est-elle source de
plaisir ou bien de souffrance ? Et la ressens-tu comme un processus
régulier, ou bien connaît-elle des moments paroxystiques où le taux
d’adrénaline serait à son maximum  ? Cette acmé, si acmé il y a, la
situerais-tu au début, au cœur, ou plutôt à la fin du processus ?
29 C.V. — C’est très dur à quantifier  ; cela dépend des projets, des
moments et des circonstances. Mais il est vrai que je me retrouve
très bien dans certains de tes propos et dans la remarque de Lodge.
D’abord, être lancé dans une démonstration mathématique, c’est un
mélange de plaisir et de souffrance. Ça peut être beaucoup
d’excitation, mais il est certain qu’il y a un moment très anxiogène :
c’est celui où l’on présente le résultat aux autres. Je pense que c’est
la même chose pour toute sorte de création  : savoir comment son
travail va être reçu provoque une grande angoisse. Quand on est
vraiment plongé dans le problème, il y a un moment où l’on perd
tout libre-arbitre, toute possibilité de choisir  : on a le sentiment
d’une mission à accomplir, et ce quel qu’en soit le prix. J’ai ressenti
cela de façon plus criante encore quand j’étais embarqué dans des
livres de synthèse –  projets qui peuvent durer des années. Il y a le
même déploiement du côté obsessionnel, vous y pensez nuit et jour.
30 Il y a un moment particulièrement fort  : celui où votre livre, le
monstre que vous avez fabriqué, commence à tenir debout, et où il
faut faire une première relecture complète, pour harmoniser les
notations, les problématiques. C’est un travail qui demande
beaucoup de concentration, d’attention aux correspondances entre
les pages. Un autre moment très prenant est celui de la phase finale,
lorsqu’il reste à polir tous les détails et à faire en sorte que toutes les
parties soient au même niveau de finition. Dans ces moments, le
livre vous tient à cœur plus que n’importe quoi. Puis, petit à petit,
vous vous en détachez, et vous êtes prêts à repartir vers un autre
projet. Souvent cette capacité à s’emballer à nouveau pose problème.
Pourtant, cette capacité est une qualité des plus importantes. Mais
tout cela est affaire de sentiment.
31 Un autre aspect qui se dessine derrière plusieurs de tes
commentaires, c’est le rôle de la dialectique entre la liberté et la
contrainte. On a certes besoin de temps pour laisser l’idée se
développer, mais il est tout de même bon d’avoir aussi des
contraintes. Ce peut être une contrainte de temps, parce qu’il y a une
échéance importante, un colloque lors duquel on désire annoncer un
résultat, ou une date avant laquelle l’ouvrage doit être terminé.
Cette contrainte qui pèse, est, je le crois, déterminante : si l’on a trop
de liberté, on n’y arrive pas. Ce peut être aussi une contrainte de
forme. Dans le cas d’un compositeur, ce pourra être la règle de
composition qu’il se donne, s’il décide qu’il est sériel ou qu’il veut
utiliser un agencement précis. Ce seront éventuellement, en
littérature, des règles comme se les donnaient les membres de
l’Oulipo  : une créativité incroyable peut naître de contraintes
démentes. En mathématique, ce pourra être la volonté de n’utiliser
que certains axiomes, ou certaines formes de construction.
Lorsqu’on se force à explorer quelque chose d’autre ou qu’on
s’impose une certaine pression, les contraintes jouent un rôle
fondamental. Pourtant, on a besoin de liberté. Je pense que l’on
connaît cette dialectique dans de nombreux domaines de la création.
32 Et puis interviennent aussi les conditions du travail, la question du
moment où l’on travaille par exemple. Évidemment, cela peut
paraître anecdotique, mais il y a une grande diversité d’états
d’esprit. Le soir, des réactions biologiques se produisent, les sens
s’aiguisent davantage, l’équilibre entre la partie visuelle et la partie
auditive se modifie à l’approche de la nuit. On est aussi dans un
moment où le cerveau est dans un état plus confus. Le matin, en
revanche, on a le souvenir des rêves. Il m’est arrivé, et c’est une
expérience absolument sidérante, de me lever le matin et d’avoir un
début de solution. Mon cerveau avait réfléchi pendant les rêves, sans
que je comprenne pourquoi ni comment  ; il avait travaillé par
analogie, par intuition.
33 Enfin, on remarquera que l’environnement importe, sans que cet
environnement doive être idyllique  ; au contraire, un
environnement qui n’est pas particulièrement joyeux ou confortable
du point de vue des conditions matérielles suscite naturellement
l’envie de s’en évader et amène à penser à quelque chose d’autre. Ce
qui est extrêmement important, en revanche, c’est l’environnement
intellectuel, les rencontres, qui vont retentir comme des coups de
foudre entre individus. De nouvelles idées vont s’agglomérer. En est-
il de même chez les compositeurs  ? S’isolent-ils complètement, ou
ont-ils besoin d’un certain environnement intellectuel ?
34 K.B. — En physique, en biologie, le travail d’équipe est la norme dans
les laboratoires. On l’imagine moins en mathématique, et pourtant,
dans ton livre Théorème vivant 7 , tu évoques les échanges fructueux
que tu as eus avec un collaborateur privilégié.
35 En musique, la représentation que l’on se fait ordinairement du
compositeur est celle d’un homme seul, créant dans son coin. En fait,
quand il s’agit de musique improvisée et non écrite, les
improvisations collectives ne sont pas rares. Et, dans le jazz, c’est
même la situation la plus fréquente. Dans l’histoire de la musique
classique, c’est en revanche très rare. On relève certes des
associations de compositeurs fameuses  : le groupe des Cinq au
XIXe  siècle , le groupe des Six au XXe  siècle , par exemple. Ce
8 9

dernier groupe a effectivement écrit une œuvre collective, Les Mariés


de la tour Eiffel, chacun composant une section de l’ouvrage, mais ce
fut une expérience sans lendemain. Outre le fait qu’à cette exception
près les membres du groupe des Six ne composaient pas en
collaboration, il est même difficile de leur trouver un projet
esthétique commun. Qu’y a-t-il de semblable entre un Honegger
pétri de culture germanique et amoureux de Beethoven, et Auric, par
exemple, qui brocardait la profondeur –  qu’il tenait pour de la
lourdeur  – et ne voyait dans pratiquement tout le romantisme
qu’emphase et boursouflure ?
36 En littérature, où le créateur est le plus souvent isolé, on connaît
quelques couples célèbres qui ont écrit plusieurs de leurs ouvrages à
quatre mains, comme les frères Goncourt, Erckmann-Chatrian et,
plus récemment, Boileau-Narcejac. En musique classique, c’est
rarissime. Spontanément ne me viennent à l’esprit que deux
œuvres  : la Messe des pêcheurs de Villerville (1881) et Souvenirs de
Bayreuth (1888), toutes deux de Fauré et Messager 10 . Encore s’agit-il
pour la dernière d’une pochade, comme l’est aussi Les Mariés de la
tour Eiffel du groupe des Six. On pourrait peut-être mentionner le
ballet L’Éventail de Jeanne, auquel participèrent une dizaine de
compositeurs, dont Ravel, Roussel, Milhaud, Poulenc et Schmitt.
Mais, là aussi, chacun n’est l’auteur que d’une des dix parties, et il l’a
composée tout seul. L’Éventail est bien une œuvre collective, mais
peut-on parler de création commune  ? Il en va autrement pour les
livres des écrivains que j’ai cités, dont on ne saurait rendre à chacun
sa contribution personnelle. À part Fauré et Messager, je vois un seul
autre exemple probant de composition commune, celui-ci beaucoup
plus récent. Il s’agit de la musique que Pierre Jansen et Antoine
Duhamel ont écrite en 1985 sur les images du film culte de
D.W.  Griffith, Intolérance. De l’aveu même des compositeurs, leur
collaboration fut si étroite que, quelques années plus tard, à
l’audition de l’œuvre, ils étaient incapables de discerner ce qui
revenait à l’un de ce qui revenait à l’autre.
37 Si les compositeurs ont tendance à s’associer, ce n’est donc pas en
général pour composer, mais pour se réunir autour de conceptions
musicales partagées, écouter les œuvres des uns et des autres,
débattre d’esthétique, se soumettre des questions d’instrumentation,
d’orchestration, de forme… En gros, discuter idées et techniques – un
peu, sans doute, comme le font les mathématiciens dans leurs
colloques ou leurs séminaires.
38 Pour en revenir au processus de création et à la « canalisation » des
idées créatrices (élimination des idées faibles, développement des
idées fortes), j’aurais envie de soulever une autre question  : est-ce
qu’il arrive qu’un mathématicien mène plusieurs chantiers en même
temps, comme cela se produit parfois en musique  ? Ainsi, pour des
questions liées à des contraintes temporelles (par exemple, je suis
dans l’obligation de rendre une commande pour une date donnée),
alors que j’ai déjà beaucoup travaillé à une autre œuvre, la pression
me fait l’abandonner provisoirement pour m’atteler à la commande ;
celle-ci une fois achevée, je me remets au premier chantier que
j’avais momentanément délaissé, avec des idées plus fraîches, plus
neuves. Cette dialectique de la liberté et de la contrainte que tu as
évoquée est fondamentale. J’ai déjà dit le privilège, le luxe même,
que représente pour le compositeur le fait d’avoir une longue plage
de temps devant lui. Mais ce luxe peut devenir un obstacle. Ainsi, des
commandes a priori idéales (on me demandait d’écrire une pièce
pour une formation précise, une durée précise, mais sans m’imposer
de délai) peuvent produire des situations dans lesquelles on n’avance
pas, on piétine. C’est alors que l’on comprend à quel point la
contrainte temporelle favorise l’efficacité.
39 On m’interroge aussi souvent sur l’importance de l’expérience pour
un compositeur. Je me suis rendu compte que, pour moi,
l’expérience intervient surtout sur la rapidité  : je ne veux pas dire
par là que les bonnes idées me viennent plus vite, mais qu’il me faut
moins de temps pour me débarrasser des mauvaises. Mon « tamis »
personnel est bien rodé, et sélectionne mieux les idées à développer.
40 On le sait, la médaille Fields n’est décernée qu’à des mathématiciens
de moins de quarante ans. Est-ce à dire que les mathématiciens de
plus de quarante ans seraient moins créatifs  ? Est-ce qu’en
mathématique l’expérience ne permettrait pas d’avancer plus vite,
comme c’est le cas en musique ?
41 C.V. — Si, c’est tout à fait clair : avec l’expérience, on arrive bien plus
facilement à faire le tri entre les bonnes et les mauvaises idées. On
voit plus vite qu’une idée n’a pas de chance d’aboutir. En revanche, il
y a une sorte de point d’équilibre, et en général il est atteint quand il
y a compensation de deux courbes  : la première est plutôt
décroissante, c’est la courbe des foudres, qui frappent plus souvent
quand on est jeune  ; et l’autre, c’est celle de l’expérience, qui fait
qu’on gagne en efficacité, que l’on a plus d’exemples, une plus
grande gamme de situations, auxquels se référer. Selon les
disciplines, et selon les individus, la courbe montante et la courbe
descendante se croisent à des moments différents.
42 En mathématique, le poids de l’intuition est assez important, par
rapport à d’autres sciences, ce qui n’empêche pas que l’expérience
joue aussi. On a en mathématique des cas de figure extraordinaires,
comme Galois mort à vingt ans après avoir effectué une petite
révolution. Il y a peu de domaines de la science où une telle chose est
possible. Mais on trouve aussi des mathématiciens toujours enragés
et productifs à quatre-vingts ans. La moyenne ne résume donc pas de
manière tyrannique ce qui peut arriver à toute la diversité des
profils et des individus.
43 La règle de l’attribution de la médaille Fields à des mathématiciens
de moins de quarante ans existe en fait pour une raison simple : c’est
qu’elle a vocation d’encouragement autant que de récompense.
Intervient aussi le fait que les mathématiciens sont très attachés,
dans leurs usages sociaux, à instaurer des règles strictes, de la même
façon qu’ils travaillent rigoureusement. Dans le collectif Bourbaki, la
règle est de démissionner à cinquante ans pour laisser place aux
jeunes générations. Il s’agit de maintenir un niveau de curiosité et
d’enthousiasme qui stimule la créativité.
44 Je ferai un dernier commentaire sur ces disciplines de travail créatif
que sont la mathématique et la musique, concernant le rôle
fondamental de l’écriture dans le processus de création. L’écriture
est une extension, voire une partie de la pensée. D’abord, elle va
servir à mémoriser, à retenir des traces des idées, notamment quand
il s’agit d’une construction extrêmement complexe que l’on n’aurait
pas sinon la possibilité de garder et d’embrasser tout entière. Mais
elle va aussi jouer un rôle exploratoire : en mathématique, l’écriture
va s’apparenter à des formules logiques dont on teste la robustesse.
Une boucle s’établit entre ce que l’on écrit, ce qu’on l’on
expérimente et ce que l’on pense, la construction que l’on veut
mettre en place. J’ai lu un texte de Ligeti dans lequel il écrit à quel
point le travail de réflexion est important pour lui  : il se met au
piano pour tester une idée, il compare avec ce qu’il avait en tête,
modifie l’idée, essaie à nouveau, et ainsi de suite. Un travail de
production mathématique se passe largement ainsi  : on essaie, on
modifie le plan, et l’écriture joue ce même rôle qu’aurait
l’expérimentation dans les sciences expérimentales. Il serait
intéressant également d’explorer le rôle du geste même de l’écriture
(musicale, mathématique, littéraire…) dans le processus
d’imprégnation et de création du cerveau.
45 Finalement, au-delà des analogies que nous avons évoquées,
mathématique et musique entretiennent assurément des rapports
historiques, même s’il ne faut pas croire que la mathématique soit de
la musique, et vice-versa. La mauvaise raison pour laquelle on met le
terme de mathématiques au pluriel vient de ce qu’on entendait
auparavant par là l’ensemble des disciplines mathématiques –
  ensemble qui, au Moyen-Âge, comprenait la musique. Aujourd’hui,
cette classification ne nous semble plus pertinente, mais certaines
similitudes demeurent. Et la musique est certainement l’art préféré
des mathématiciens.

NOTES
1. Cet article reprend dans ses grandes lignes la conférence-débat que Cédric Villani,
mathématicien, et moi avons tenue lors de mon séminaire au Collège de France
(29 novembre 2012). Nous remercions vivement Chloé Folens qui a bien voulu effectuer la
transcription de cette conférence. Cette conférence-débat est disponible en audio et en
vidéo sur le site internet du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/karol-
beffa/seminar-2012-11-29-15h00.htm.
2. Propos cités dans Roland-Manuel, Ravel [1938], Paris, Mémoire du livre, 2000.
3.Ibid.
4. Henri Poincaré, Science et méthode [1908], livre  I, chapitre  3, Paris, Flammarion, 1947,
p. 50 sq.
5. Arthur  M. Abell, Entretiens avec de grands compositeurs. Brahms, Strauss, Puccini, Grieg,
Humperdinck, Bruch, Paris, Éditions du Dauphin, 1982.
6. «  Entre science, musique et politique  », discours prononcé à l’occasion de la remise du
prix de Kyoto de 2001 par l’Inamori Foundation (Kyoto, 11 novembre 2001), traduit et publié
dans  : György Ligeti, L’Atelier du compositeur. Écrits autobiographiques. Commentaires sur ses
œuvres, Genève, Éditions Contrechamps, 2013, p. 42.
7. Cédric Villani, Théorème vivant, Paris, Grasset, 2012.
8. Alexandre Borodine (1833-1887), César Cui (1835-1918), Mili Balakirev (1837-1910),
Modest Moussorgski (1839-1881), Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). S’opposant à
Tchaïkovski, à leurs yeux trop marqué par l’esthétique romantique occidentale, le groupe
des Cinq entendait privilégier une musique russe, inspirée des traditions populaires.
9. Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974),
Germaine Tailleferre (1892-1983), Francis Poulenc (1899-1963) et Georges Auric (1899-1983).
À l’origine, ces musiciens ne se considéraient pas comme un groupe. C’est pour établir un
parallèle avec les Russes du groupe des Cinq que le critique musical Henri Collet les réunit
dans un article publié dans le journal Comœdia le 16 janvier 1920 qu’il intitula « Un livre de
Rimski et un livre de Cocteau – les Cinq Russes, les Six Français et M. Erik Satie ». Un second
article suivit (le 23 janvier), confirmant l’association : « Les Six Français ». Cette appellation
eut la faveur du public grâce à Cocteau qui, avec son sens de l’entregent et de la publicité,
comprit l’intérêt à tirer de cette notion de groupe, à l’instar de la célébrité dont avait
bénéficié le groupe des Cinq russe.
10. André Messager était l’élève de Fauré à l’école Niedermeyer et en devint un ami proche.

AUTEURS
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École normale supérieure. En 2012-
2013, il est titulaire de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France.

CÉDRIC VILLANI
Cédric Villani est mathématicien, directeur de l’institut Henri Poincaré à Paris.
L’expérience musicale : sons et
événements
Francis Wolff

1 Les pages qui suivent reprennent presque intégralement le texte


d’un article déjà ancien, paru sous le titre « Musique et événement »
dans L’Animal. Littératures, arts & philosophies, no 8 (Metz, hiver 1999-
2000) et devenu rapidement introuvable. Cet article avait suscité
divers comptes rendus et controverses  ; le voici donc en quelque
sorte reversé à la discussion. Il convient cependant de préciser que
les thèses ici formulées ont depuis été reprises, précisées et
considérablement développées dans mon récent ouvrage : Pourquoi la
musique ? 1 .
2 Dans cet article, je visais principalement à illustrer empiriquement
une thèse qui était à l’arrière-plan de Dire le monde 2 . La
désarticulation des conditions qui rendent possible la
communication humaine m’avait conduit à faire l’hypothèse de deux
autres mondes imaginaires et homogènes, de part et d’autre du
nôtre, hétérogène  : ils seraient à l’horizon de toutes nos visées
théoriques et comme le rêve d’achèvement de nos questions sur
notre monde  : les qu’est-ce que ? d’un côté, les pourquoi ? de l’autre.
Pouvoir répondre radicalement à tous les qu’est-ce que, c’est,
avançais-je, supposer un monde fait de choses immuables enfermées
dans leur essence  ; et pouvoir répondre à tous les pourquoi, c’est
supposer un monde fait d’événements singuliers, enchaînés selon
une relation d’ordre telle que chaque événement serait déterminé
par ceux qui le précèdent et déterminerait ceux qui le suivent. Les
événements de ce second monde imaginaire, soumis au seul principe
de raison suffisante, où tout changerait sans cesse, mais sans
substrat fixe de ce qui change, seraient en théorie dicibles par une
infinité de verbes à la forme impersonnelle ; mais, comme les entités
qui peupleraient ce monde ne seraient ni identifiables ni
réidentifiables, il serait en fait impossible de s’y référer  : des
événements de ce monde sans «  choses  », on ne peut en toute
rigueur pas parler. Monde événementiel indicible et seulement
concevable en tant qu’instance limite du nôtre. Pourtant, je soutiens
que nous en avons une représentation adéquate tout à fait concrète :
c’est le monde perçu dans l’expérience musicale. C’est cette piste que
j’ai suivie ici.

L’expérience sonore
3 « La musique est l’art des sons », dit-on. Cette définition n’est peut-
être pas très éclairante. Mais au moins le serait-elle si, au lieu de
s’interroger sur ce qui fait de la musique un « art », on commençait
par se demander ce que sont des sons.
4 Un son, c’est un événement, ou l’indice nécessaire d’un événement.
5 Nous pouvons en effet noter l’étroite relation existant entre son et
événement. Comme l’écrit Olivier Revault d’Allones :
Seul [de tous les phénomènes perceptibles], le son nous renseigne non pas sur un
objet, mais sur un événement : la branche casse, le vent siffle, la pierre tombe,
l’eau coule, le chien aboie. S’il ne se passe rien, aucun son n’est émis 3 .
6 Autrement dit, le son n’est pas celui d’une chose, mais d’un
événement. Il faut que quelque chose se meuve pour qu’il y ait son.
Sans mouvement, pas de son. Et tout mouvement physique est
sonore. En d’autres termes, il faut que quelque chose arrive –  un
mouvement, un changement  – pour qu’il y ait son. C’est une
condition nécessaire. Mais c’est aussi une condition suffisante. Dès
qu’il y a événement, c’est-à-dire changement ou mouvement d’un
corps physique, il y a vibration et donc production de son, même s’il
n’est pas toujours audible. Il y a donc son si et seulement s’il y a
événement. Un lien essentiel unit son et événement, alors qu’aucun
lien, sinon accidentel, n’unit son et chose. Les choses elles-mêmes ne
sont pas sonores à moins qu’il arrive quelque chose, par exemple,
elles bougent ; au point qu’il est possible de montrer que les sons ne
sont pas des qualités des objets physiques (comme les couleurs sont
les qualités des objets dits sensibles) mais sont indépendants de ces
qualités.
Même si l’objet est passif, il reste coloré, tandis que les caractéristiques sonores
de l’objet sont liées à une activité le concernant. La présence d’un son est un
témoignage de quelque chose qui se passe, d’un événement, dont l’origine se
trouve dans l’objet qui est, en un sens l’acteur ou la victime 4 .
7 Mais ce qui produit alors le son, ce n’est pas la chose elle-même,
mais le mouvement de l’air ou de quoi que ce soit. Les couleurs sont
attribuables aux choses, et nous renseignent plus ou moins sur
comment elles sont, mais les sons ne nous disent pas comment sont les
choses. Alors que nous disent-ils  ? Ils ne nous disent pas ce qui
arrive, mais comment ça arrive. Les sons, objets propres de l’ouïe,
sont, dans l’ordre des événements, analogues aux couleurs, objets
propres de la vue, dans l’ordre des choses. Les sons sont des qualités des
événements au même sens que les couleurs sont des qualités des choses.
Il y a des corps, et ils ont des qualités sensibles, notamment la
couleur. Les sons sont donc des indices nécessaires des événements.
Ils sont peut-être plus que cela, comme l’ont soutenu certains
philosophes qui y voient des événements 5 – indépendamment des
sensations auditives que nous en avons. Peu importe. Ce qui importe,
c’est que les sons attestent que, dans le réel que nous percevons
comme dans le monde dont nous parlons, les événements sont des
entités distinctes des choses. Et ces entités sont celles que nous
entendons. Le monde, notre monde lui-même, réduit aux
événements qui y adviennent, est un monde purement sonore.
8 Revenons à ce que nous disent les sons. Posons, à titre heuristique
une question fonctionnaliste  : à quoi sert d’entendre  ?  Olivier
Revault d’Allones répond :
Il existe comme une fonction naturelle du son, que certains pourraient croire
finalisée : comme si les millions de siècles qui ont façonné nos organes auditifs
avaient pris soin que nous possédions un véritable système d’alarme permanent
qui nous dit presque immédiatement ce qui se passe, quand il se passe quelque
chose ; et nous dit si cet événement nous menace, nous conforte, nous intéresse,
bref nous concerne.
9 En somme, être à l’écoute, c’est, pour le vivant, être en position
d’attente des événements. Un son, un bruit, c’est le signe que
quelque événement a brisé la régularité rassurante par laquelle la
vie se conservait. « Que peut-il se passer ? Que s’est-il passé ? Que va-
t-il se passer ? » Tension de l’écoute, à laquelle succède la détente du
retour au calme ou à la régularité, la reconnaissance du familier – ou
le silence.
10 Le son nous informe donc sur ce qui se passe, mais jamais sur ce qu’il
y a dans le monde. Imaginons donc un être vivant qui n’aurait du
monde, de ce monde même, qu’une expérience purement sonore  :
pour cet être, les sons se suivent, plus ou moins attendus, plus ou
moins surprenants. Si l’on suppose ce vivant doté en outre de
mémoire et de raison, on peut penser que, comme les prisonniers de
la caverne platonicienne, mais d’une caverne seulement sonore, il
chercherait à maîtriser la redoutable imprévisibilité de cette série
d’événements, à en comprendre l’advenue, à embrasser leur
succession en un ordre intelligible ; et cela à partir des seules qualités
des événements et indépendamment de toutes choses. Il est probable
en effet qu’un être qui n’aurait qu’une expérience sonore du monde
ne parviendrait jamais à concevoir qu’il existe autre chose que des
événements et qu’il y existe des objets physiques permanents, fixes,
singuliers, qui demeurent les mêmes et sont dotées de qualités
premières ou secondes – ce que nous pouvons appeler des « choses ».
Il est même possible –  on en discute  – qu’une telle expérience ne
permettrait pas au sujet qui la vit de concevoir la spatialité, et
surtout l’empêcherait d’établir toute distinction entre subjectivité et
objectivité, entre lui-même et les objets de ses états mentaux 6  ; elle
empêcherait l’identification et la réidentification des objets, autant
que la distinction entre identité numérique et identité spécifique.
Une expérience purement sonore du monde serait une expérience
d’un monde radicalement événementiel et absolument pas
« chosique ».
11 Deux propriétés de cet univers sans choses méritent attention.
D’abord, les sons, en toute rigueur, n’y ont pas d’existence
déterminée. En effet, ils constituent un matériau dans lequel
l’individuation et l’identification demeurent impossibles ou du
moins toujours contestables. Si l’on fait abstraction de tout rapport
causal à leur source et que l’on se borne aux sons eux-mêmes, il est
en effet impossible d’identifier et d’individuer les sons, c’est-à-dire
de distinguer ce qui vaut pour un son et ce qui vaut pour un autre :
un son qui dure est-il numériquement le même  ? Qu’est-ce qui
permettrait de décider ce qui vaut pour un son ? L’absence de silence
qui l’interrompt  ? Le critère est contestable  : un glissando sur un
instrument non tempéré est-il un son – et si oui pourquoi ? – et sinon
combien de sons  ? Un son qui demeure à la même hauteur (ou
fréquence) mais change d’harmoniques (de timbre) ou de puissance
(crescendo ou decrescendo) est-il toujours le même ? Ce qu’en musique
on appelle un « accord » est-il un ou plusieurs sons ? Impossible d’en
décider, sinon de façon arbitraire. Dans le déroulement purement
temporel, il n’y a pas de repère permettant l’identification et
l’individuation.
12 On objectera que le chat qui miaule, ou le verre qui se casse en
tombant, produit bien un son et un seul. Mais ce qui crée l’illusion de
cette individuation, c’est que, dans l’expérience sonore ordinaire,
qui n’est jamais purement sonore, ou même purement auditive,
chaque son est généralement rapporté comme à sa cause à une chose
du monde des choses. De là vient l’illusion de l’identification du son
en tant que tel : le miaulement du chat semble être « un » parce qu’il
est rapporté au chat  ; il apparaît comme un seul événement parce
qu’il est l’action « une » accomplie par le chat. Dans les conditions de
perception ordinaire, où le sonore est lié au perceptible en général,
où l’audible ne se sépare ni du visible ni du dicible et où le champ
sonore est déjà organisé selon les catégorisations nécessaires à la vie,
on croit individualiser les événements sonores eux-mêmes, alors
qu’on ne fait que reconnaître les choses réidentifiables, demeurant
dans leur identité et existant dans leur individualité. L’individuation
de l’événement sonore se fait – et d’ailleurs ne peut se faire – que par
rapport à la chose visible ou dicible à laquelle il est rapporté. Mais à
la pure écoute, le miaulement du chat cesse d’être un –  sans
d’ailleurs devenir vraiment multiple. Si l’on fait abstraction de tout
rapport d’un son à sa source pour se borner au purement sonore,
tout repère identificatoire se perd  : est-ce un seul événement, ou y
en a-t-il plusieurs  ? Sans chose identifiable qui en soit le support,
l’événement sonore n’est plus individualisable.
13 Mais il y a plus. Car les choses visibles ou dicibles, dans le monde de
la perception ordinaire, ne sont pas seulement, le plus souvent, le
support des événements auxquels elles donnent leur individualité,
elles sont aussi tenues, dans notre monde hybride, fait de choses qui
ne sont pas entièrement des choses et d’événements qui ne sont pas
des événements purs, comme la cause de ces mêmes événements.
C’est le chat qui produit le miaulement, c’est le verre qui, en se
cassant sur le sol produit ce bruit d’éclat. D’ailleurs, c’est à cette
identification de la source que, dans la vie pratique, le son est utile.
Entendre permet de savoir qu’il se passe quelque chose, le son
témoigne de l’existence et donne la qualité de l’événement mais non
son «  essence  », si l’on peut dire. C’est pourquoi l’écoute ordinaire
mène en général à la recherche de l’identification de la source du
son : pour des raisons qui tiennent, entre autres, à la préservation de
sa vie, dans la vie pratique, le vivant tend à passer de la connaissance
de l’événement (alerte !, il se passe quelque chose, le monde n’est plus
en repos, la vie est potentiellement menacée) – connaissance qui ne
peut être donnée perceptivement que par l’ouïe – à la recherche de
sa cause dans la chose dont elle dépend ou qui la produit. «  Que se
passe-t-il ? » signifie le plus souvent, pour le vivant, « qui va là ? » ou,
plus généralement, «  quelle chose produit ce son  ?  ». Pourquoi ce
son  ? implique d’abord qu’est-ce que cette chose  ? Ainsi, et quelles
qu’en soient les raisons, dans le monde hybride où nous vivons, les
sons sont rapportés à leur source comme les événements paraissent
causés par des choses identifiables et surtout réidentifiables –  et
aussi comme les verbes sont liés prédicativement aux noms : le chat
miaule, le verre se brise, etc. Autrement dit, dans le monde
ordinaire, les choses ne sont pas seulement perçues comme le
substrat des événements, elles sont aussi pensées comme la cause des
événements.
14 Retenons donc trois points. Dans l’expérience purement sonore du
monde, il n’y a que des événements ; comprendre le monde, ce serait
donc trouver un ordre ou encore une raison d’être dans les
événements eux-mêmes. Mais, dans cette expérience purement
sonore, il n’y a les conditions ni de l’individuation des sons en eux-
mêmes, ni de la compréhension des événements sonores par eux-
mêmes. C’est ce à quoi pourvoient les choses visibles – ou dicibles –
de l’expérience perceptive complète  : elles servent de substrat aux
événements, condition de leur existence individuée, et elles sont les
causes qui les produisent, condition de leur intelligibilité dont la vie
pratique a besoin.

Du monde de l’expérience sonore au monde


de l’expérience musicale
15 Mais si telle est la différence entre l’expérience ordinaire du monde
et une expérience du monde réduite à son événementialité,
autrement dit entre le perceptif en général et le sonore, il y a une
autre différence, mais une différence aussi grande, entre le sonore et
le musical. Mieux  : il y a la même différence entre le sonore et la
perception complète qu’entre le sonore et le musical. Cette
différence est seulement symétrique. Car l’expérience purement
musicale est elle aussi seulement sonore, mais elle comble en
quelque sorte l’écart entre une expérience simplement sonore et une
expérience complète du monde, en devenant une expérience sonore
complète. Voyons pourquoi et comment.
16 Les sons musicaux, au contraire des sons naturels, qui sont subis,
sont produits volontairement. Telle est en effet la première
différence, et peut-être la seule différence essentielle, entre la
nature et l’art. L’art consiste à faire activement – à produire – ce qui
est ordinairement seulement passivement ressenti – et donc subi.
17 On voit donc pourquoi, du point de vue du faire, un être vivant
rationnel aurait besoin de musique, et ressentirait le besoin de
produire des sons organisés. Les sons sont ce qu’un être vivant subit,
et sous leur forme la plus brute, ils sont signes des événements
imprévisibles d’un monde changeant. L’événementialité est pour lui,
sinon toujours menaçante, du moins signe qu’il est lui-même pour
ainsi dire comme étranger au monde. De là le besoin de produire ce
qu’habituellement on subit, d’introduire ordre et régularité dans ce
qui se donne ordinairement dans le désordre : jeu de l’enfant avec la
répétition, retour du même, rythme, ritournelle, refrains, etc. Les
sons sont par lui provoqués au lieu d’être subis, les événements se
font actes. Les gestes deviennent causes des sons, le corps discipline
les événements du monde, il produit volontairement des sons selon
la règle qu’il se donne.
18 Passons du point de vue du «  producteur  » au point de vue du
«  récepteur  ». Et interrogeons-nous sur la différence entre une
expérience purement sonore et une expérience proprement
musicale. La musique, avons-nous dit, implique l’organisation du
sonore, l’introduction d’un ordre dans l’expérience, ou plutôt elle
suppose un ordre qui précède et détermine toute expérience
musicale particulière. Toute musique particulière est produite, jouée
ou entendue dans un univers sonore organisé a priori.
19 Si tout son se définit par son timbre, sa durée et sa hauteur, le
musical suppose une organisation des timbres, des durées et des
hauteurs des sons. On peut en effet dire que les trois éléments de
détermination du phénomène sonore font l’objet d’une organisation
et renvoient ainsi à ce qui constitue trois universaux de la musique
7 .

20 Dans le musical, les timbres des sons deviennent fixes et identifiables.


Et en effet, le premier trait universel de la musique, c’est la
fabrication d’instruments.
21 Dans le musical, les durées sont mesurables et commensurables entre
elles, au moyen d’un mètre. Et en effet le deuxième trait universel de
la musique, c’est l’idée de mesure, et aussi de tempo régulier, et par
conséquent de rythme.
22 Dans le musical, enfin et surtout 8 , les hauteurs deviennent
identifiables, par opposition à la majorité des sons naturels dont les
harmoniques trop nombreuses ne permettent aucune identification
précise. Mais surtout, ces hauteurs sont organisées en des échelles
fixes. C’est là un troisième universel de la musique, même si, comme
on sait, il n’y a ni gamme ni échelle universelle. En revanche,
l’existence d’une échelle est universelle et il y a des traits communs à
toutes : dans toute échelle musicale, le continu naturel est remplacé
par un ordre des hauteurs discontinues et étalonnées.
23 Tel est l’ordre triple (de timbre, de durée, de hauteur) introduit dans
le sonore, nécessaire à la production du musical. On peut noter qu’il
s’agit dans les trois cas de donner forme à une matière (timbrale,
durative, fréquentielle) en divisant un continuum en degrés ou en
quantités discrètes permettant l’identification et la réidentification.
Appelons « notes » le résultat de l’introduction de cet ordre dans les
sons. Par opposition à des sons, des notes sont donc des sons aux
timbres déterminés, aux durées commensurables et aux hauteurs
définies par une échelle a priori.
24 La conséquence de l’introduction de cet ordre est double. Elle va se
manifester dans les deux aspects où l’expérience sonore se montrait
imparfaite par rapport à l’expérience perceptive complète  :
l’individuation des événements et leur intelligibilité causale –
 autrement dit, les réponses aux questions « qu’est-ce qu’un son ? »
et « pourquoi ce son se produit-il ? ».
25 Du point de vue «  ontologique  », tout change en effet lorsque l’on
passe de l’expérience purement sonore à une expérience plus
proprement musicale 9 , de la pure écoute des sons à l’écoute des
sons organisés en notes. L’organisation du matériau sonore permet
de donner une forme à cette matière, et de faire des sons des notes
individualisables. Dans l’expérience purement sonore, il était
impossible de dire si le miaulement du chat constituait un son ou
plusieurs, son individualité se perdait. Dans l’écoute ordinaire, au
contraire, il apparaissait comme « un » parce qu’il était rapporté au
chat. Mais, désormais, son imitation par le hautbois le fait entendre
comme multiple, rapporté aux différentes notes de sa source
instrumentale. L’ordre proprement musical permet de retrouver un
nouveau mode d’individualisation et d’identification des sons
purement audible et parfaitement indépendant tant du visible que
du dicible. Dans l’univers musical, les événements sonores se
mettent donc à exister à proprement parler, chacun en lui-même et
distinctement des autres, alors que, dans l’écoute ordinaire, ils ne
pouvaient exister séparément des choses qui en étaient le support.
Mais qu’en est-il de leur rapport ?
26 Il y a plus, en effet. Et l’essentiel n’est pas encore là. Car la musique
suppose des notes, qui sont des sons organisés, mais écouter de la
musique, ce n’est pas seulement écouter des notes, c’est écouter des
notes organisées. «  La musique est l’art des sons  », rappelons-le,
c’est-à-dire organisation de sons eux-mêmes déjà organisés, ordre
d’un ordre, ordre du sonore au deuxième degré.
27 L’organisation des sons en notes a pour conséquence, avons-nous dit,
de donner aux événements sonores leur individualité proprement
sonore séparément des choses auxquelles ils sont associés dans
l’expérience perceptive ordinaire. Mais lorsque l’on passe de l’écoute
ordinaire à l’écoute musicale, non seulement les événements sonores
peuvent être identifiés et perçus individuellement par eux-mêmes,
c’est-à-dire sans choses, mais, en même temps, ils se mettent à être
entendus, pensés, compris, comme étant causés non par des choses,
mais par les sons eux-mêmes, c’est-à-dire par d’autres événements. Je
dirais même : il y a de la musique, pour un auditeur donné, lorsque
les sons semblent constituer par eux-mêmes un ordre, c’est-à-dire
lorsque les événements sonores, au lieu d’être rapportés
causalement aux choses qui les produisent et de seulement se
succéder dans le temps, semblent, à l’écoute, causés par ceux qui les
précèdent et être eux-mêmes la cause de ceux qui les suivent. Dans
l’expérience purement sonore, les sons se succèdent et leur ordre est
celui du temps ; dans l’expérience proprement musicale, les sons se
mettent à se déterminer les uns les autres et leur ordre devient
causal.
28 Prenons un exemple pour ainsi dire élémentaire de musique, celui
d’un air, d’une ligne mélodique, donc monodique et pas même
harmonisée, apparemment donc une simple suite de notes.
Empruntons-le à un grand mélodiste, Verdi. Rappelons-nous les huit
premières mesures de l’air de ténor archi-célèbre dans Rigoletto, La
donne è mobile :
Figure 1. Les huit premières mesures de l’air La donne è mobile, Giuseppe Verdi,
Rigoletto, acte III.

29 Ce qui donne l’effet mélodique (donc musical) sur l’auditeur, c’est,


par exemple, que le ré blanche de la deuxième mesure, loin de
paraître déterminé par sa cause physique dans le monde réel, la
chose quelconque (l’instrument ou la voix) nécessaire à en produire
le son, apparaît produit et comme nécessité par le sol et le fa qui le
précèdent ; et que le do blanche de la quatrième mesure, c’est-à-dire
de la deuxième paire de mesures rythmiquement identiques,
apparaît non seulement causé par les deux notes (fa, mi) qui le
précèdent immédiatement dans sa mesure, mais aussi par l’ensemble
des notes qui interviennent depuis le début de la mélodie, et
notamment par le ré blanche de la deuxième mesure, puisque la
deuxième paire de mesures est la transposition mélodique un degré
plus bas de la première paire comme elle en est la répétition
rythmique. On pourrait montrer comment, de la même manière ou
d’une manière plus complexe, les notes des deux dernières mesures
de la phrase (7  et 8) apparaissent elles-mêmes causées, non
seulement par celles qui les précèdent immédiatement, mais plus
généralement produites par toutes celles qui les précèdent. À
l’analyse, elles se révèlent être non pas seulement l’effet des deux
mesures précédentes (5 et 6), mais le compromis exact, ou encore la
résultante, entre la puissance proprement causale (notamment
rythmique) de ces deux mesures 5  et 6 et la puissance causale de
l’ensemble comme tel des quatre premières mesures (notamment
puissance harmonique). Cette analyse musicale laisserait apparaître
un entrelacs complexe de raisons qui tiennent à la fois au rythme, à
l’harmonie et au « contour 10   ». Il s’agit ici pourtant d’une simple
phrase mélodique, c’est-à-dire d’un des éléments de la musicalité,
moins simple d’ailleurs qu’il n’y paraît. Il faudrait, si l’on voulait
vraiment entrer dans la pensée de la musique, analyser des exemples
musicaux plus complexes, ou du moins plus complets. Mais cet
exemple suffit à montrer comment tout change dès lors qu’on passe
d’un univers sonore à une expérience musicale.
30 Comme l’écrit Roger Scruton :
Pour entendre de la musique, il nous faut des capacités que seuls possèdent des
êtres rationnels. Nous devons être capables d’entendre un ordre qui ne contient
aucune information sur le monde physique, qui est indépendant des mécanismes
ordinaires de cause et d’effet, et qui est irréductible à toute organisation
physique; En même temps, il contient en lui-même une causalité virtuelle qui
anime les éléments qu’il relie 11 .
Je dirais la même chose en d’autres termes. Il y a un effet musical
pour un auditeur, dès lors que celui-ci, en entendant une suite de
sons, au lieu qu’il rapporte chacun d’eux à la source physique qui le
produit, les rapporte les uns aux autres. Plus exactement, la relation
verticale qui, dans l’écoute ordinaire, renvoie l’auditeur, pour des
raisons pratiques, d’un événement sonore à sa cause physique
comme à son unique détermination (que se passe-t-il ?), devient, dans
l’écoute musicale, une relation horizontale, qui, sans autre raison
que l’écoute elle-même, renvoie un événement sonore à ceux qui le
précèdent comme à son unique détermination. (Remarquons que,
dans les deux cas, l’écoute est rétrospective : comme on remonte de
l’indice vers sa source, l’écoute va toujours de l’effet vers sa cause,
que celle-ci soit une cause réelle, comme dans l’écoute ordinaire, ou
imaginaire, comme dans l’écoute musicale.) Dans l’écoute musicale,
la causalité verticale (de la source au son, c’est-à-dire de la chose en
mouvement vers l’événement vibratoire audible) devient une
causalité horizontale (du son au son, c’est-à-dire de l’événement vers
l’événement). La musique transpose la causalité réelle, physique, qui
va de la chose à l’événement –  causalité requise par l’écoute
ordinaire, pratique (identifier la source  : qu’est-elle  ? qu’est-ce que
c’est)  – en une causalité imaginaire, contemplative, qui va de
l’événement à l’événement. Il y a là une transposition opérée par la
musique qui est peut-être comparable à celle qu’opère la poétique
par rapport à l’usage ordinaire du langage. On se rappelle l’analyse
de Roman Jakobson : tout fait de langage suppose sélection des mots
(c’est l’axe vertical de l’équivalence) et combinaison des mots
sélectionnés (selon l’axe horizontal de la contiguïté). Selon sa
définition célèbre, «  la fonction poétique projette le principe
d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison 12
  ». Ne pourrait-on pas dire, de la même façon que la «  fonction
musicale  » projette le principe de causalité de l’axe de la
simultanéité du rapport chose-événement sur l’axe de la succession
entre événements ?
31 Quoi qu’il en soit de ce rapprochement, cette nouvelle relation de
causalité entre sons est sans doute imaginaire mais elle n’est pas
simplement fictive. Car elle reproduit la relation selon laquelle les
événements de notre monde paraissent s’enchaîner pour pouvoir
constituer un ordre et ainsi être compris théoriquement –  comme
lorsqu’on demande non plus ce qu’est la chose qui produit
l’événement mais pourquoi ce qui arrive arrive, sachant ce qui est
déjà arrivé. Dans la mesure où les sons musicaux sont des
événements purs, cette relation est bien celle dont notre
compréhension théorique (et non plus pratique) des événements du
monde a besoin. Comprendre un événement, c’est savoir pourquoi il
arrive, c’est-à-dire savoir comment il dépend de celui qui le précède
qui à son tour a été déterminé par un autre, et ainsi de suite. Tout se
passe comme si cette relation de compréhension de la suite des
événements, en tant que tels, était requise par tout rapport
contemplatif de pure compréhension de l’ordre du monde, par
opposition à leur prise en compte pratique, vitale. On a ici une
illustration de la manière dont l’art reproduit au plan imaginaire
l’ordre de la compréhension théorique du monde 13 .
32 Comme dans toute relation purement «  esthétique  » au monde,
l’écoute musicale suppose bien un abandon de toute relation
pratique – le son cessant d’être signe de quelque chose qui se passe
dans le monde  – pour devenir pur événement. Mais, comme dans
toute relation «  esthétique  », cette détente pratique n’est pas pur
relâchement, elle est en même temps attention, et elle va de pair
avec une tension théorétique, sans laquelle le son ne signifie plus rien.
Cette tension, cette forme particulière d’écoute, est celle qui lie
l’événement pur à tous ceux qui le précèdent et elle est justement
celle de notre compréhension théorique des événements du monde.
Remarquons que ce type d’écoute n’est pas toujours ni
nécessairement le produit de l’art. Pour reprendre un exemple
classique, non plus mélodique mais rythmique, les secousses du train
contre les rails peuvent être entendues de trois manières. D’abord il
peut y avoir la surprise, la crainte, ou du moins l’inquiétude : « que
se passe-t-il ? ». On cherche la cause du son, en une tension pratique
d’écoute. Par la suite, la régularité rassurante des frappements fait
cesser toute recherche de causalité et amène la suspension de toute
relation pratique. Il n’y a plus d’écoute, c’est la détente, on peut
s’endormir. Mais on peut aussi, alors, se mettre à écouter les sons
comme de purs événements détachés du monde des choses et
rattachés seulement entre eux. On est à nouveau en position
d’écoute, celle d’une phrase musicale, d’un rythme : tam, ta-tam, tam,
ta-tam, tam, ta-tam. Telle est la relation esthétique, qui suppose la
suspension de toute tension pratique mais enveloppe une nouvelle
forme de tension vers une autre causalité dans un monde de purs
événements sans choses. Cette causalité imaginaire que suppose
l’attitude esthétique vis-à-vis des sons est bien imaginaire lorsqu’elle
concerne les événements purs que sont les sons, mais elle n’est autre
que la causalité réelle que l’attitude théorétique suppose entre les
événements réels (lorsqu’on demande «  pourquoi  »  ?). Sans doute,
cette écoute esthétique du rythme régulier des cahots du train n’est
pas encore, pas vraiment, écoute de musique 14 –  ne serait-ce que
parce qu’il y manque la première condition, la constitution d’un
ordre sonore par des notes – mais c’est déjà de l’écoute musicale. Ce
n’est pas de l’art mais c’est ce même monde que vise l’art et dans ce
même monde qu’il nous plonge.
33 On dira peut-être que cette relation de causalité entre les
événements dans l’œuvre musicale n’a guère de sens pour la
musique dite «  atonale  ». En effet, pour que la phrase musicale
constitue, à chaque instant, sa fragile unité, pour que chaque nouvel
événement musical redonne un sens rétrospectif à certains de ceux
qui l’ont précédé en se fondant avec eux dans une nouvelle unité, il
faut qu’existent un langage et des règles harmoniques, comme celles
de la tonalité ou d’un mode quelconque. En d’autres termes,
comment la musique atonale, et par exemple dodécaphonique,
pourrait-elle donner à l’auditeur ce sentiment d’enchaînement
causal, sans les attentes harmoniques, sans doute toujours
légèrement détournées par l’art du compositeur, mais jamais
entièrement frustrées grâce à l’existence du langage tonal, comment
le pourrait-elle, elle qui est tout entièrement construite sur
l’évitement de toute attente  ? La série dodécaphonique est en effet
fondée sur l’imprévisibilité et interdit tout enchaînement
d’intervalles qui évoquerait une forme quelconque de résolution
tonale – qui est la forme la plus simple de l’enchaînement de causalité
dans l’harmonie classique. Comment, en d’autres termes, une
musique atonale pourrait-elle donner l’image d’un monde dans
lequel les événements s’enchaînent et répondent à nos pourquoi, elle
qui est entièrement faite pour l’éviter  ? À cette objection, on peut
répondre deux choses. D’une part, que la musique atonale n’a été
possible, historiquement et théoriquement, que sur fond et pour
ainsi dire par distinction d’avec la tradition de la tonalité. Elle en est
la négation et le prolongement. C’est parce qu’elle s’en démarque
qu’elle en reçoit son sens. Tout l’effort de Schönberg est de trouver
un nouveau langage qui puisse d’abord, et sans doute essentiellement,
se définir négativement par évitement de la tonalité, des tensions et
détentes qu’elle implique, des retours et des attentes qu’elle procure
auditivement. La musique atonale serait ainsi une exception qui
suppose la règle et la confirme –  au sens même que les juristes
donnent à cet adage. On peut à cet argument en ajouter un autre qui
le complète. Qu’on songe à certaines des incontestables réussites de
la composition sérielle, celle de la période dite de l’« atonalité libre
15   », les courtes pièces pour orchestre de Webern (op.  10) par

exemple, dont la brièveté extrême est un élément essentiel de


l’aboutissement. Elles présentent bien, elles aussi, une succession
d’événements. Mais ces événements semblent justement réduits à
leur advenue. Il y a bien des phrases où les événements s’enchaînent
–  c’est du moins ce qu’assurent l’unité des timbres et la continuité
des lignes instrumentales. Mais l’absence de tout repère tonal, de
toute stabilité harmonique, et donc la disparition des forces
d’attraction entre notes et intervalles, rendent ces lignes
imprévisibles. C’est comme dans ces morceaux de rêve où les
épisodes se suivent à la fois inéluctablement et sans raison. Les pièces
pour orchestre de Webern semblent venir d’un monde d’événements
purs d’où la causalité s’est absentée. Elles disent les éclats d’un
monde éparpillé. La désarticulation atonale alliée au dépouillement
de l’écriture et au rétrécissement de la durée, disent bien,
indirectement, un monde ordonné causalement, mais elles disent
que ce monde est ailleurs, ailleurs que dans cette fragmentation,
ailleurs que dans cette contingence absolue –  ou peut-être disent-
elles que l’ordre même du monde est désormais perdu et son
ordonnance à jamais impossible. Chez Webern, il y a bien du
pourquoi, mais il demeure sans réponse intelligible. La musique
atonale est la représentation d’une temporalité sans causalité. Elle
prouve donc bien, au moins a contrario, que la musique est art des
événements purs.
34 Reprenons. Les sons sont les manifestations perceptives des
événements du monde physique, la musique est l’art des sons. Cet art
suppose d’abord que le sonore soit considéré en tant que tel,
indépendamment de toute information pratique qu’il nous livre sur
le monde, et que cet univers sonore soit lui-même constitué selon un
ordre rationnel a priori  : timbres fixes, durées commensurables,
constitution des hauteurs en échelles ordonnées et en classes
d’équivalence. Dès lors on peut se passer des choses. Car elles ne sont
plus nécessaires à l’individuation des événements, lesquels peuvent
être individués par eux-mêmes puisqu’ils relèvent déjà d’un ordre
discret a priori. Mais les choses ne sont pas non plus nécessaires à la
production des événements, lesquels doivent paraître musicalement
déterminés les uns par les autres, puisque toute écoute proprement
esthétique est en quête de ces relations de causalité interne. La
musique nous plonge donc dans un monde d’où les choses sont
absentes et où pourtant elles ne manquent pas. Par la musique, nous
sommes dans un monde d’événements purs, et néanmoins complet,
parce que, dans ce monde, les événements existent bien absolument
par eux-mêmes, identifiables et individualisables, et en outre
s’expliquent les uns par les autres selon l’ordre de la temporalité, sans
la nécessité de choses qui soient le substrat de leur individualité ou
la cause singulière de leur existence. L’écoute musicale est donc une
expérience perceptive complète, les sons se suffisent à eux-mêmes,
car ils sont entendus –  et compris  – comme ayant par eux-mêmes
leur existence et comme pouvant être produits par eux-mêmes. Ainsi
devrait-il en aller des événements du monde, tel que nous aimerions
les comprendre, et tels que nous ne pouvons pas les comprendre
sans les choses.
35 Les événements du monde que la musique nous fait entendre sont
donc purs en trois sens. Ils sont dégagés du sens pratique qui est le
leur dans le monde ordinaire, c’est-à-dire purifiés de la finalité
signalétique qu’ils ont pour l’animal et ainsi rendus libres pour
l’écoute désintéressée et l’attention proprement esthétique. Ensuite,
ils sont dégagés de toutes choses, c’est-à-dire abstraits de tout ce à
quoi les événements de notre monde arrivent et dont elles sont le
support. Ils sont purs, enfin, parce que la causalité elle-même est
dégagée de toute relation physique qui lie dans le monde réel
l’événement à la chose et qu’elle devient une causalité pure entre
événements eux-mêmes.
36 De cette définition de la musique comme représentation
d’événements purs, il y a peut-être quelques preuves par les effets.
Peut-être permet-elle, en particulier, d’éclairer sous un jour nouveau
une des « croix » de toute théorie musicale : le problème sémantique.

De la sémantique musicale
37 Quel est le rapport de la musique et du monde ? Est-elle un langage ?
Si oui, de quoi parle-t-elle ? Sinon, que fait-elle donc entendre ? La
musique représente-t-elle quelque chose de la réalité ? Ces questions
ont partagé les musiciens 16 et les musicologues 17 .
38 La musique «  pure  », en elle-même et par elle-même,
indépendamment de tous les sentiments, affections et passions
qu’elle peut déclencher sur l’auditeur, signifie-t-elle quelque chose
de déterminé, comme le font à leur manière la littérature et la
peinture figurative  ? Poser cette question, c’est nécessairement se
heurter à une antinomie.
39 En un sens, la musique ne peut pas signifier quoi que ce soit, renvoyer
à quelque chose de déterminé hors d’elle-même. En effet, si la
musique disait quelque chose, on pourrait dire ce qu’elle dit sans
risquer d’être contredit. Or qui tente de dire ce que telle musique lui
dit ne peut que demeurer vague et arbitraire, et se heurtera
nécessairement au fait qu’elle ne dit pas la même chose à un autre.
Et si la musique ne dit pas nécessairement la même chose à tous, elle
ne dit rien – la première condition pour que quelque chose soit dit,
c’est la détermination du sens, condition de la communicabilité. Nul
ne peut dire certainement à quoi une musique pure se réfère, sauf à
courir le risque du vague ou de l’arbitraire. Ce que la musique
pourrait signifier n’est donc ni clairement imaginable, ni
distinctement énonçable, ni vraiment déterminé : ce n’est donc pas
communicable et encore moins universel. (Notons comment alors,
curieusement, la position « externaliste » selon laquelle la musique
signifie quelque chose hors d’elle-même, mène nécessairement à
l’ineffable  !) Mais surtout, nul ne peut prétendre que la valeur, le
sens, et l’effet propre d’une musique, ce serait cela – ces significations
qu’il peut lui arriver de suggérer ou ces images qu’elle peut susciter :
il y a de toute façon un tel gouffre entre la valeur, le pouvoir et la
force propres de la Quarantième symphonie de Mozart, par exemple, et
la pauvreté, la relativité et l’indétermination des images qu’elle est
susceptible de susciter, qu’il est absurde de chercher le sens de la
musique dans sa signification. La Mer, de Debussy, signifie ou se
réfère à « la mer » ni plus ni moins qu’un tableau abstrait portant ce
titre peut l’évoquer, et justement pas comme une peinture figurative
pourrait le faire  ! Non, décidément, le sens de la musique ne peut
être qu’interne.
40 Cependant, il ne saurait être seulement interne. Car d’où viendraient
alors ce sens et cette valeur de la musique, s’il s’agissait seulement
de disposer d’une façon plus ou moins harmonieuse des jolis sons ?
Quelle serait la différence entre la musique et un pur jeu de
sensations, plus ou moins agréable sans doute, mais guère différent
du chatouillement ou de l’ivresse que produit un parfum ? Si l’Art de
la fugue, la Cinquième symphonie, le Sacre du printemps nous
apparaissent comme quelques-unes des plus hautes réalisations de
l’art et de l’esprit humain, c’est non seulement par le jeu de sons
délectables qu’elles produisent, mais parce que nous sentons bien
que ces musiques disent quelque chose d’essentiel et d’universel,
qu’il y a en elles non seulement des sensations mais de la pensée – et
toute pensée est pensée de quelque chose –, qu’elles nous parlent de
ce qu’il y a hors d’elle, et même qu’elles nous apprennent quelque
chose d’un monde, qu’il soit réel ou fictif.
41 Ainsi : nous entendons la musique comme un discours nécessaire et
universel, dont nous ne pouvons rien dire de nécessaire ni
d’universel. La musique nous parle et pourtant rien n’est dit. Nous
savons qu’elle dit quelque chose de déterminé sans pouvoir dire de
façon déterminée ce qu’elle dit. Faudrait-il décidément la livrer à
l’ineffable ?
42 Je ne le pense pas. Et il me semble que la thèse selon laquelle «  la
musique est un ordre d’événements purs  » permet de résoudre
l’antinomie ou de sortir de la difficulté.
43 Ce qui bloque toute sémantique musicale, c’est un préjugé et un
paralogisme. Le préjugé est visualiste : on croit que la musique n’est
pas figurative parce qu’on suppose que toute figuration doit être
visuelle et donc renvoyer à des objets physiques ayant forme,
spatialité, etc. – à la manière de la peinture figurative. Ne trouvant
aucune image que, à coup sûr, une musique suscite, sinon de façon
indirecte, on en déduit à tort qu’elle est par essence abstraite. Mais il
y a dans le monde au moins un autre type d’entités que les objets
physiques existant dans l’espace, ce sont les événements qui
surgissent dans l’ordre du temps  ; et ce type d’entités est doté de
qualités que nous ne pouvons pas voir mais entendre. La musique est
donc figurative, mais elle ne figure pas des choses, mais des
événements purs de toute chose.
44 Ce qui bloque toute sémantique musicale, c’est en outre un
paralogisme. Pour que la musique signifie quelque chose, il faut,
croit-on, qu’elle puisse se référer à des choses déterminées. Or,
comme on ne trouvera à coup sûr aucune chose déterminée que telle
musique figure ou désigne, on en déduit qu’elle ne signifie rien hors
d’elle-même. Cette inférence est naturelle. Car nous n’avons, avec
notre langage prédicatif, aucun moyen de dire quelque chose de
sensé, sans que les conditions de la référence entre interlocuteurs
soient a priori fixées et tenues pour telles. Mais rien n’indique que,
s’il n’y avait pas les exigences de la communication, il n’y aurait pas
un autre moyen de comprendre le monde et tout ce qui y arrive, sans
le support des choses déterminées. Et c’est ce à quoi peut nous servir
la fiction d’un langage de verbes, qui n’aurait guère de sens
déterminé sans le support des choses, et ne pourrait servir chacun
qu’une fois pour dire un événement unique. Un tel langage nous
donnerait bien une structure ordonnée, nécessaire, absolument
déterminée, sans se référer à quoi que ce soit. Nous pourrions dire
tout ce qui arrive, mais, ne pouvant pas dire à quoi cela arrive, nous
ne pourrions pas imaginer (si nous entendons par imagination une
représentation mentale de type visuel ou iconique) ni dire de quoi
cela parle. Si la musique est donc bien un langage, elle n’est pas
comme le voulait Jakobson « un langage qui se signifie soi-même 18
 », mais un langage qui dit quelque chose de déterminé (et même de
très déterminé) sans parler de quoi que ce soit de déterminé.
45 Telle est bien la représentation musicale. Nous entendons que la
musique parle et même raconte quelque chose. Elle a une structure
narrative sans rien avoir de descriptif. À l’écoute, nous entendons
bien la nécessité de l’enchaînement de ses phrases et l’extrême
précision de ce qu’elle dit, mais sans que nous puissions dire de quoi
elle parle. On dira que c’est là l’incomplétude de la musique,
puisqu’elle échoue à rien désigner. On pourrait dire tout aussi bien
que c’est là sa complétude, ou même sa perfection propre car, sans
rien pouvoir désigner, elle réussit à nous parler. Car c’est la
complétude même d’un monde que de pouvoir être organisé
seulement selon l’ordre événementiel. Toute musique fait entendre
une succession à la fois nécessaire et inattendue d’événements dans
laquelle se disent exactement nos attentes et nos déceptions, nos
désirs et nos craintes face à ceux du monde.

NOTES
1. Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015.
2. Francis Wolff, Dire le monde [1997], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004.
3. Olivier Revault d’Allones, «  Musique et philosophie  », in Hugues Dufourt, Joël-Marie
Fauquet et François Hurard (éd.), L’esprit de la musique. Essais d’esthétique et de philosophie,
Paris, Klincksieck, 1992, p. 37.
4. Roberto Casati et Jérôme Dokič, La philosophie du son, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994,
p. 37.
5. Pour Roberto Casati et Jérôme Dokič (op.  cit.), les sons ne sont pas seulement des
conditions nécessaires et suffisantes des événements mais des événements : « Nous avons
dit que la présence d’un son témoigne de la présence d’un événement. L’aspect dynamique
du monde fait ainsi son apparition dans la perception auditive. Mais il est clair que le lien
entre les sons et les événements est fort étroit, plus étroit qu’un simple lien de témoignage;
suivant la thèse que nous voulons défendre les sons sont des événements. » (op. cit. p.  38).
Pour établir cette thèse, les auteurs n’ont pas seulement à montrer que les sons ne sont pas
des propriétés des objets (comme les couleurs) et «  sont à inscrire dans une classe
particulière d’objets, la classe des ondes ou perturbations périodiques, qui a certainement
des affinités avec la catégorie des événements » (p. 39), mais ils doivent surtout réfuter la
thèse selon laquelle les sons sont des choses audibles et que l’audibilité est une
caractéristique essentielle des sons, ou même– lieu commun de la psychologie moderne de la
perception – selon laquelle les sons sont les sensations sonores, thèse qui n’est pas intuitive
puisque, comme ils le remarquent, elle a pour conséquence que «  deux personnes ne
pourraient jamais entendre le même son  » (ibid.). Ils doivent aussi réfuter la théorie
physicaliste classique qui identifie les sons aux ondes sonores. Tout le problème est de
savoir si l’on peut dire, par exemple, que le diapason résonne lorsqu’il n’y a pas d’air dans la
cloche qui rend le son audible pour nous le transmettre, ou si le diapason ne produit aucun
son (ne résonne pas) tant qu’il n’est pas audible. L’analogie avec la vue semble un argument
en faveur de la thèse des auteurs : la couleur existe sans lumière allumée qui la rend visible,
le son existe sans la transmission de l’onde qui nous le rend audible.
6. Voir Peter F. Strawson, Les individus. Essai de métaphysique descriptive, traduction de Albert
Shalom et Paul Drong, Paris, Seuil, 1973 [Londres, Mehuen, 1959]. Comme le résument très
bien Roberto Casati et Jérôme Dokič (op. cit., p. 133), « Le point de départ de l’argument de
Strawson en faveur de la thèse kantienne [celle selon laquelle l’idée d’espace est contenue
dans celle d’objectivité] concerne les liens entre les notions d’objectivité et de
réidentification. La suite de l’argument consiste […] dans la thèse selon laquelle la notion de
réidentification suppose la légitimité de la distinction entre l’identité qualité et l’identité
numérique des particuliers.  » (p.   132-133). Élisabeth Pacherie a repris et critiqué
l’argumentation de Strawson dans « Peut-on penser l’objectivité sans l’espace ? », in Francis
Wolff (éd.), Philosophes en liberté. Positions & arguments 1, Paris, Ellipses, 2001, p. 46-66.
7. Sur les «  universaux de la musique  », voir John  A. Sloboda, L’esprit musicien, Bruxelles,
Mardaga, 1988, p. 346-355.
8. L’organisation des hauteurs ’des sons est un phénomène purement musical, par
différence avec le mètre qui est commun à tous les arts du temps (poésie, danse, etc.).
9. Il ne s’agit pas – pas encore – de musique. On ne fait pas encore l’expérience de l’écoute
d’une musique, mais d’une écoute des éléments constitutifs de toute musique. L’expérience
n’est pas encore musicale, mais toute expérience proprement musicale la suppose.
10. La différence entre une suite de notes et une mélodie peut en effet être comprise par
décomposition analytique. Supposons que soient déjà donnés un cadre harmonique (dans
notre exemple do majeur) et un cadre rythmique (dans notre exemple, 8  mesures à 3/4,
constituées de 4 paires de deux mesures, une composée de trois noires, une composée d’une
croche pointée suivie d’une double croche, et d’une blanche). John A. Sloboda, (op. cit., p. 79-
82), s’appuyant sur la grammaire générative de Sundberg et Lindblom, donne les règles
suivantes permettant d’engendrer une phrase mélodique de ce genre (cf.  l’exemple de La
donne è mobile, p.  81)  : Règle  1  : «  on peut choisir une note dans l’accord de l’harmonie
implicite à cet endroit »; règle 2 : « on peut insérer une note entre deux notes réelles d’un
accord donné pour autant qu’elle forme avec l’une des notes ou avec les deux un degré de
l’échelle (note de passage) »; règle 3 : « on peut remplacer deux interventions de la même
note par une paire qui comporte cette note précédée d’une note dont la hauteur lui est
supérieure d’un seul degré (appogiature) ». L’auteur observe qu’il reste encore, dans l’air de
Verdi, une note qui ne peut s’expliquer par aucune des trois règles précédentes et qui
semble même y déroger : le la de la septième mesure – alors que l’application de la règle 2
laissait attendre un si, passage entre ré-do qui précèdent et la-sol qui suivent et constituent
la réalisation toute provisoire (sur la tension de la dominante, sol) de la phrase mélodique.
Mais ce la est justement la marque du génie mélodique de Verdi et la différence entre une
ligne mélodique acceptable et une mélodie musicalement réussie. L’auteur explique que
cette note constitue un compromis entre deux exigences opposées. La phrase étant
rythmiquement constituée de quatre paires identiques de mesures, le contour mélodique
imite apparemment cette structure rythmique. Le segment mélodique des mesures 3 et 4
répète donc celui des mesures 1 et 2 un degré plus bas  ; on s’attendrait à ce que,
symétriquement, le segment mélodique des mesures 7-8 répète celui des mesures 5-6 ; mais
alors, la mesure 8 ne pourrait se réaliser sur le cinquième degré de do majeur (dominante)
contrevenant donc à la règle 1. « Le “compromis de Verdi” consiste à faire glisser les quatre
dernières notes un ton plus bas. Ceci préserve le contour (c’est-à-dire la relation “vers le
haut”, “vers le bas”, ou “d’identité” des notes réelles) du segment précédent, et imite en
outre, à la mesure 7, la forme mélodique des mesures 2 et 4 » (c’est-à-dire le schéma final de
chacune des deux premières paires, une seconde majeure descendante, suivie d’une tierce
mineure descendante). L’auteur conclut  : «  Ce mélange d’imitation et de légère déviation
par rapport à la répétition exacte, ajouté à la légère dissonance de la dernière note
“étrangère” de la mesure  7, donne de l’intérêt à la mélodie. Un compositeur moins
imaginatif aurait pu fournir une solution plus stricte, qui soit davantage “correcte” » – en
concluant la phrase, par exemple, par mi, ré, do, ré, ré-ré; ré, do, si, do, do-do (ibid., p. 82).
11. Roger Scruton, The Aesthetics of Music, Oxford, Clarendon Press, 1997, p.  39 (nous
traduisons).
12. Roman Jakobson, «  Linguistique et poétique  », in Essais de linguistique générale, Paris,
Minuit, coll. « Points », 1963, p. 220.
13. Sur cette compréhension des événements par le pourquoi, nous nous permettons de
renvoyer à Dire le monde, op. cit., chap. 2.
14. Mais ce rythme est un matériau utilisable par la musique  : voir Pacific  231 d’Arthur
Honegger ou Different trains de Steve Reich.
15. C’est la période (allant de 1909 à 1923) qui sépare les premières compositions de
Schönberg, où il s’interdit toute relation tonale, de l’invention du système dodécaphonique.
André Boucourechliev en parle en ces termes : « Période dite de l’“ atonalité libre ”, période
heureuse, dirons-nous, qui aura vu naître Pierrot lunaire op.  21, les Quatre Lieder avec
orchestre op. 22, l’opéra Wozzeck de Berg et tant d’autres chefs d’œuvre parmi lesquels ceux
du premier Webern sont peut-être les plus admirables » (Le langage musical, Paris, Fayard,
1993, p. 44).
16. C’est, par exemple, Schumann et Brahms contre Liszt et Wagner.
17. La ligne dominante des musicologues depuis le XIXe siècle est cependant formaliste ; la
musique ne représente rien. Voir : Eduard Hanslick : « Dans le langage, le son n’est qu’un
signe, c’est-à-dire un moyen employé pour exprimer une chose tout à fait étrangère à ce
moyen ; dans la musique, le son est une chose réelle, et il est à lui-même son propre but »
(Édouard Hanslick, Du beau dans la musique. Essai de réforme de l’esthétique musicale,
rééd.  Paris, Christian Bourgois, 1986, p.  112)  ; et Roman Jakobson  : «  Plutôt que de viser
quelques objet intrinsèque, la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-
même […] Doit-on citer les nombreuses preuves formelles fournies par les compositeurs
d’autrefois et d’aujourd’hui ? L’aphorisme décisif de Stravinsky peut suffire: “toute musique
n’est qu’une suite d’élans qui convergent vers un point définitif de repos”  » (Roman
Jakobson, Essais de linguistique générale, II, Paris, Minuit, 1973, p.  99). Le rapprochement
Hanslick-Jakobson est fait par Jean-Jacques Nattiez dans son « Introduction à l’esthétique de
Hanslick » in Édouard Hanslick, op. cit., p. 42.
18. Voir note 17 ci-dessus.

AUTEUR
FRANCIS WOLFF

Francis Wolff est philosophe, professeur émérite à l’École normale supérieure.


Le geste du pianiste au jeu de la
vraisemblance : performance
musicale et illusion audio-visuelle
dans le film de fiction
Michel Gribenski

1 Le 6 octobre 1927, les spectateurs new-yorkais découvraient quelque


chose de radicalement neuf –  d’inouï et de jamais vu  : un film à la
fois sonore et parlant. Il s’agit du fameux The Jazz Singer d’Alan
Crosland, avec Al Jolson dans le rôle-titre. Dans ce film, qui utilisait
le tout récent procédé Vitaphone de synchronisation de l’image et
du son mis au point par la Western Electric et lancé par les frères
Warner, le son n’était pas encore imprimé sur la bande-image, mais
diffusé simultanément par phonographe au moment de la projection
1 . Au vu du triomphe réservé au film et plus généralement au

modèle du film sonore et parlant, on peut supposer que les


spectateurs durent être sensibles à ce nouveau type d’illusion audio-
visuelle, même si les séquences parlées –  en fait mi-parlées, mi-
chantées – y étaient aussi rares que brèves (à peine deux minutes sur
près d’une heure et demie de film). Dans les séquences concernées,
les spectateurs pouvaient avoir l’impression qu’Al Jolson parlait et
chantait sur l’image, qu’ils avaient accès à la restitution d’une image-
son prise sur le vif.
2 Cette illusion ne saurait bien sûr être complète : il ne peut s’agir que
de la demi-illusion procurée par l’expérience esthétique, et en
particulier celle de la fiction. En parlant de «  demi-illusion  », nous
faisons référence à une notion originale proposée par Jean-François
Marmontel dans ses Éléments de littérature de 1787 2 , subtile
réélaboration de la notion aristotélicienne de « vraisemblable » telle
qu’elle avait été reprise et formulée au XVIIe siècle par des théoriciens
français du théâtre. Pour un Jean Chapelain, par exemple, en 1630,
l’illusion mimétique devait être absolue :
L’imitation en tous poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune
différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci
consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets
comme vrais et comme présents 3 .
3 Approfondissant la tension existant entre l’effet de vraisemblable et
la conscience du simulacre (déjà suggérée ici par les modalisateurs
« paraisse » et « comme »), Marmontel estime que « non seulement
on ne demande pas [aux arts d’imitation] la vérité, mais on ne veut
même pas que la feinte en soit l’exacte ressemblance », et qu’« il en
est de même de toute espèce d’imitation  : on veut jouir en même
temps et de la nature et de l’art ; on veut donc bien s’apercevoir que
l’art se mêle avec la nature ». Et de s’interroger :
Quelle est donc cependant cette demi-illusion, cette erreur continue et sans cesse
mêlée d’une réflexion qui la dément, cette façon d’être trompé et de ne l’être pas
4  ?

C’était là une façon probablement plus pertinente d’aborder le


vraisemblable artistique que la prétendue «  illusion complète du
vrai  » évoquée par Maupassant dans sa fameuse préface à Pierre et
Jean, certes distinguée du «  vrai  », donc du réalisme, mais trop
absolue pour rendre compte du phénomène dans toute sa
complexité.
4 Dans les réflexions qui vont suivre, le mot «  illusion  » renvoie
implicitement à cette notion de « demi-illusion », y réintroduisant le
jeu suggéré par son étymologie et le double sens de «  ludique  » et
d’« espace d’oscillation » entre plusieurs interprétations possibles.
5 La question du vraisemblable ne semble guère, en France ni ailleurs,
avoir mobilisé les théoriciens du cinéma, davantage intéressés par
celle, distincte, de réalisme 5 , et par celle de l’illusion, plus proche,
mais plus large et surtout symétrique, puisque portant sur la
poétique de l’œuvre avant de concerner l’esthétique de la réception
–  même si l’effet de vraisemblable conditionne en partie l’effet
d’illusion. Cette question n’a donné lieu, à notre connaissance, à
aucune étude d’ensemble dans les études filmiques ; elle est absente
de nombreux dictionnaires ou encyclopédies de cinéma et ne fait
l’objet que de rares et brefs développements dans les ouvrages
généraux sur le cinéma 6 . Pourtant, la notion de « vraisemblance »
est essentielle dans un art qui, par des moyens techniques sans
précédent, pousse le pouvoir d’illusion à un degré inégalé. On
pourrait même faire l’hypothèse que les débats passionnés sur le
vraisemblable qui ont mobilisé les théoriciens et les praticiens du
théâtre au XVIIe siècle se sont, au XXe siècle, largement déplacés dans
le domaine filmique, sans que la notion y soit cependant nommée
comme telle. Si l’on laisse de côté les réalisateurs de Dogma, qui en
ont fait implicitement l’un des piliers de leur esthétique 7 , le
vraisemblable est un critère fréquemment utilisé par les spectateurs
pour juger des qualités ou des défauts d’un film ou d’une série, qu’il
s’agisse de la construction de l’intrigue, de l’élaboration des
personnages comme de leur incarnation par le jeu des comédiens.
Nous nous garderons d’affirmer, bien sûr, que tout le cinéma relève
d’une esthétique de l’illusion ni, a fortiori, de cette illusion
particulière –  ou demi-illusion  – que constitue l’effet de
vraisemblable. Mais il semble qu’elle concerne une part importante
de la production et de la réception filmiques, et qu’elle doive, comme
telle, faire l’objet d’investigations approfondies  ; nous n’entendons
ici que les esquisser.
6 La comparaison avec le modèle du théâtre, souvent convoqué depuis
les débuts du cinéma (de Pirandello 8 à Susan Sontag 9 ), a
évidemment ses limites. En effet, à la différence du théâtre qui se
caractérise (sauf utilisation de vidéo préenregistrée) par
l’immédiateté de la performance des acteurs et ne connaît, de ce
point de vue, qu’un seul degré global d’illusion, le cinéma connaît un
double degré d’illusion (c’est-à-dire aussi de facticité)  : au degré
d’illusion propre à toute fiction et à toute représentation s’ajoute
celle que l’acteur est vraiment en train de parler sur l’image ou plus
exactement –  et la différence est évidemment de taille  – que l’on
entend ce qu’il était vraiment en train de dire au moment où il a été
filmé. On peut ainsi distinguer des vraisemblances de premier et de
second degré. La vraisemblance de premier degré, littérale, porte sur
la matière de l’expression : elle concerne la question de savoir si nous
croyons (réellement ou par contrat) que ce que nous voyons-
entendons forme un tout enregistré comme un ensemble
synthétique. Cette illusion de premier degré peut être perturbée par
la conscience du doublage (qu’il s’agisse de celui qui est lié à la
postsynchronisation ou de celui qu’introduit une version traduite),
notamment en cas de décalage entre l’image et le son ou d’un savoir
extérieur préalable (je sais qu’il y a postsynchronisation, qu’il y a
doublage). La vraisemblance de second degré porte, quant à elle, sur
le contenu de la fable et sur son agencement, sur le traitement des
personnages, la construction de l’espace spatio-temporel 10 . Toutes
deux concourent à la crédibilité du complexe image-son.
7 Pour les spectateurs connaisseurs de musique, les scènes filmiques
de performance musicale, dans lesquelles des acteurs chantent et  /
ou jouent d’un instrument, constituent une situation
particulièrement sensible à l’égard de la vraisemblance littérale de
premier degré. Chacun en a fait l’expérience et a pu le constater lors
d’échanges avec d’autres spectateurs mélomanes : ces scènes font en
effet l’objet d’un décryptage, d’une évaluation du degré d’illusion
créé par le geste du musicien par rapport à ce que l’on entend. Il est
permis de disqualifier un tel décryptage comme élitiste et pédant, au
motif qu’il serait réservé à un groupe restreint d’amateurs très
éclairés ou de professionnels seuls capables d’associer précisément
un geste et son équivalent sonore. Il n’en reste pas moins qu’il
constitue un lieu privilégié de ce défi de la vraisemblance dont
dépend l’illusion mimétique de ces scènes et qu’il met en jeu, comme
tel, un aspect essentiel de l’artefact cinématographique. Car ce
moment de la performance musicale est un moment fragile, où le
pacte de vraisemblance mis en place menace à tout moment de se
rompre, au risque de se changer en invraisemblance – un risque qui
est en même temps un jeu, joué à la fois par le réalisateur, par
l’acteur et par le spectateur, de décryptage des signes et des
procédés du vraisemblable, au sein d’un code connu et partagé.
8 Nous nous concentrerons dans ce bref parcours sur la représentation
– et la perception – du geste du pianiste au cinéma, en nous fondant,
d’une part, sur l’exemple emblématique de The Jazz Singer, peu étudié
de ce point de vue, et d’autre part, sur quelques exemples empruntés
à des films plus récents, le but étant, en posant le problème,
d’esquisser une typologie des modalités de représentation du geste
de musicien au cinéma. Pourquoi le choix du piano ? Parce que, par
son statut dans la société occidentale et en raison de la large
familiarité du public avec son fonctionnement, il constitue l’un des
instruments pour lesquels la correspondance entre le geste et son
rendu sonore est le plus aisément identifiable, et d’ailleurs l’un des
plus souvent représentés dans les films 11 .
9 Pour établir une typologie, il faut d’emblée distinguer plusieurs cas
en fonction de la proximité ou de la distance fictionnelle qui existe
entre celui qui joue et celui qui est représenté.
10 Un premier cas est celui d’un musicien professionnel qui joue son
propre rôle –  est lui-même, se (re)présente, se donne à voir et à
entendre – que ce soit dans un documentaire (Glenn Gould dans les
films de Bruno Monsaingeon 12 ) ou dans une fiction (Alexandre
Tharaud dans Amour [2012] de Michael Haneke –  ou, si l’on sort du
champ pianistique, Duke Ellington dans Symphony in Black. A
Rhapsody of Negro Life [1935] ou Johnny Halliday dans L’Aventure c’est
l’aventure [1972] de Claude Lelouch).
11 Un deuxième cas est représenté par un musicien professionnel qui
joue un rôle fictionnel de musicien (Al Jolson, célèbre chanteur de
jazz à l’époque, interprétant le rôle fictif de Jakie Rabinowitz alias
Jack Robin dans The Jazz Singer). Il existe aussi des exemples limites
d’acteurs-musiciens jouant des rôles de fiction, mais des rôles non
assignables à la personnalité historique du musicien, celui-ci étant
connu avant tout comme acteur (tels Chico et Harpo, dans leurs
numéros instrumentaux, dans Une nuit à l’Opéra [1935] des Marx
Brothers par exemple 13 ).
12 Le troisième cas, enfin, le plus courant, est celui d’un acteur non-
musicien (en tout cas non connu comme tel) jouant un rôle de
musicien  : c’est, au sein du régime fictionnel, le cas qui nous
intéresse principalement ici, parce que c’est là que les problèmes du
vraisemblable se posent de la façon la plus aiguë. D’Ingrid Bergman
dans Sonate d’automne (1978) d’Ingmar Bergman, à Romain Duris dans
De battre mon cœur s’est arrêté (2005) de Jacques Audiard, en passant
par Isabelle Huppert et Benoît Magimel dans La Pianiste (2001) de
Michael Haneke, Adrien Brody dans Le Pianiste (2002) de Roman
Polanski ou encore Tom Hulce dans Amadeus (1984) de Miloš
Forman  : ces exemples –  il y en a de nombreux autres  – posent la
question de savoir comment est produite la demi-illusion d’un
vraisemblable cinématographique, par un geste technique qui soit
crédible et en harmonie avec ce qu’entend le spectateur.
13 Pour les besoins de la typologie, nous envisagerons successivement
deux grandes modalités de représentation du geste du pianiste au
cinéma : des imitations audio-visuelles plus ou moins vraisemblables ;
des logiques de substitution, visuelle ou narrative, qui déplacent le
régime et les conditions d’exercice de la vraisemblance.

L’idéal mimétique du geste parfait : imitations


audio-visuelles
14 La représentation – et, du côté de l’acteur, l’imitation – du geste du
musicien est, selon les cas, plus ou moins vraisemblable.
15 Il y a des cas d’invraisemblance frappante (que l’on peut distinguer
des régimes assumés d’invraisemblance, notamment génériques,
jouant avec ce que nous avons appelé le deuxième degré de
vraisemblance). Ces invraisemblances de premier degré proviennent
soit d’un geste manifestement non conforme à l’attente du
spectateur, soit d’un décalage plus ou moins importants entre ce que
l’on voit et ce que l’on entend : un problème de synchronisation, en
somme. L’on peut toujours s’interroger sur la fonction de ces
décalages, la question n’étant pas tant celle de l’intentionnalité que
de l’effet produit.
16 Un exemple particulièrement net de ce type de discordances audio-
visuelles est représenté par le jeu de piano dans The Jazz Singer, qui a
retenu beaucoup moins l’attention que les performances vocales.
Ainsi, dans la première chanson du film (le ragtime du jeune Jakie
dans un bar du ghetto de New York), lorsque le pianiste saisit une
boisson de la main droite, le spectateur continue d’entendre le même
accompagnement de piano que précédemment, qui ne peut
manifestement être joué qu’à deux mains… Cette incohérence
résulte largement de la prégnance du code du muet, familier de ces
décalages, puisque la musique d’accompagnement ne pouvait
atteindre un réel synchronisme –  que, d’ailleurs, elle ne visait
nullement, n’ayant pas vocation à créer ce type d’illusion.
Curieusement, l’effet d’invraisemblance provoqué par cette
discordance manifeste est ici redoublé par celui, de second degré,
produit par la voix de Jakie, dont il est difficile de croire qu’elle
puisse être celle d’un jeune garçon.
17 Mais c’est surtout durant la plus longue séquence parlée du film (la
scène de retrouvailles entre le fils et sa mère dans l’appartement
familial) que la disjonction entre l’image du geste pianistique et le
son perçu devient forte. Là encore, impossible – pour un connaisseur
ou même juste un bon observateur  – de croire que les gestes
correspondent à ce que l’on entend. Cette invraisemblance criante
est bien sûr à replacer dans son contexte  : celui de la nouveauté
radicale que représente l’image parlante, qui fait que l’illusion est
ailleurs, l’attention étant requise par la singularité même du
phénomène du parlant. Dans ces conditions, peu importe, au fond, le
décalage audio-visuel, qui signale peut-être que la vraie nouveauté,
dans cette scène, n’est pas celle de la musique ni même du chant,
mais l’avènement de la parole.
18 Franchissons d’un saut le clavier du temps… De battre mon cœur s’est
arrêté (2005) présente un exemple plus ponctuel, et plus subtil, car
réservé à ceux qui possèdent l’oreille absolue, de ce type de
décalages : en effet, la première note jouée par Tom (Romain Duris)
pour vérifier le bon fonctionnement de l’instrument et de
l’enregistrement, ne correspond pas à ce que l’on entend (un mi,
alors que la touche enfoncée semble être approximativement un si).
Cette incohérence très localisée précède une séquence au contraire
saisissante de vraisemblable (du moins au premier degré, car au
second degré il faut bien dire qu’elle ne l’est guère, et c’est peut-être
une faiblesse du film  : comment quelqu’un qui n’a pas touché un
piano depuis tant d’années peut-il conserver un tel niveau, surtout
dans de pareilles conditions de vie  ?). Le spectateur-auditeur peut
constater que, manifestement, l’acteur Romain Duris sait jouer du
piano, peut-être pas aussi bien que ce que l’on entend, mais
suffisamment bien pour réaliser le geste de façon absolument
crédible, y compris pour le mélomane averti. Le passage, au plan
suivant, à une musique supposée correspondre à la suite de
l’enregistrement, prolonge cet effet de crédibilité.
19 Les procédés du vraisemblable sont bien connus et forment un code
quasi stéréotypé. Ils sont, d’une part, le fait du réalisateur : il s’agit
du procédé traditionnel –  et attendu par les spectateurs
d’aujourd’hui – de la dissociation de la représentation des mains et
du reste du corps, avec gros plan sur les mains et contrechamp sur le
visage et  / ou la silhouette sans que les mains soient visibles, de
sorte que celles d’un musicien professionnel puissent être filmées, la
seule contrainte étant que leur aspect général corresponde de façon
vraisemblable à l’âge et à la complexion du personnage. La difficulté
du passage des mains au visage, moment attendu par le spectateur
qui décrypte le jeu avec ce code, est parfois réalisée de façon
virtuose. Ainsi, Sonate d’automne réussit ce tour de force, au cours de
la magistrale et cruelle leçon de musique administrée par Charlotte
(Ingrid Bergman) à sa fille Eva (Liv Ullmann), à partir du 2e Prélude de
Chopin (curieusement entendu un demi-ton plus haut), un plan où
l’on voit la caméra remonter des mains jusqu’au visage. Il en va de
même dans la scène initiale (et finale) du Pianiste de Polanski, où
Adrien Brody joue le Nocturne en do mineur du même Chopin de
manière tout aussi convaincante, en étant filmé là aussi des mains à
l’ensemble de la silhouette –  mains comprises. Dans les deux cas,
sauf à supposer un jeu de montage illusionniste dont nous serions les
dupes, force est de conclure que c’est bien l’acteur qui joue : il s’agit
bien sûr d’une illusion audio-visuelle puisque, comme le confirmera
le générique, ce n’est pas le jeu pianistique des acteurs que l’on
entend, mais celui de musiciens professionnels. Il reste que la
vraisemblance est très forte, même si le degré de crédibilité est
évidemment fonction du degré de connaissance technique dont
dispose le spectateur et de sa capacité à juger qualitativement de la
position des mains et des doigts et du degré possible d’équivalence
avec le rendu sonore.
20 Ces procédés du vraisemblable tiennent évidemment aussi à l’art de
l’acteur. Outre Romain Duris, Ingrid Bergman et Adrien Brody, on
peut aussi mentionner Tom Hulce dans Amadeus (par exemple dans
la scène où Mozart restitue devant l’empereur d’Autriche, après une
seule écoute, la marche que Salieri [F. Murray Abraham] a composée
pour l’occasion), mais aussi, dans La Pianiste de Haneke, Isabelle
Huppert et surtout Benoît Magimel. Ce dernier paraît magistral, ou
plutôt confondant de vraisemblance, que ce soit dans le début du
scherzo de la Sonate en la majeur de Schubert (lors du concert chez sa
tante), ou dans l’opus 33b de Schoenberg, par lequel Walter ouvre le
programme de son audition pour entrer dans la classe de piano
d’Erika Kohut (Isabelle Huppert) –  même si un décryptage très
attentif montre que les notes qu’il joue dans la deuxième scène ne
correspondent pas littéralement à ce que l’on entend.
21 Quelles conclusions peut-on tirer de ces quelques exemples  ? Tout
d’abord, que la perception et le décryptage varient selon le degré
d’expertise des spectateurs. À cet égard, il est intéressant de
rappeler que, pour les théoriciens français de l’âge classique, l’étalon
du vraisemblable était, non le spécialiste, mais l’honnête homme,
possédant un savoir moyen des différents métiers, des différentes
techniques  : du double point de vue de la vraisemblance et des
normes morales, ce qu’on appelle alors les «  bienséances  » sont
régies par l’«  opinion commune  » –  une notion qui est cependant
loin d’être univoque et homogène.
22 Mais on peut aussi en conclure que, dans tous les cas, il s’agit bien
d’un jeu de décryptage face à une fiction, visant à déterminer si
l’acteur sait vraiment jouer, s’il fait bien semblant et éventuellement
si —  par exception  — ce ne serait pas véritablement lui que l’on
entend. Durant ce jeu, il y a suspension de l’illusion mimétique totale
au profit du plaisir de la demi-illusion 14 . Le réseau d’observations
et d’hypothèses formulées durant cette suspension trouvera en
partie sa résolution dans le générique (notamment de fin), ainsi que
dans les éléments de paratextes – la presse, internet, jusqu’aux blogs
et forums de discussion. Par exemple, un blog confirme que « pour
être parfaitement crédible, l’acteur Adrien Brody se prépara
longuement à jouer du piano pendant plusieurs mois avant et
pendant tout le tournage du film 15  » ; un autre, que Romain Duris,
bon amateur, s’est entraîné pendant des semaines avec sa sœur,
pianiste professionnelle, avant le tournage 16 . Il reste que ce que
l’on entend a remplacé ce qui a été produit au moment du filmage de
l’image  : dès lors, de même que l’on peut se demander ce que
disaient les acteurs de films muets, dont les mouvements des lèvres
ne sont qu’une trace, de même le jeu est laissé au spectateur pour
imaginer comment sonne ce dont le geste visible ne nous donne
qu’un simulacre, et à quoi ressemble l’arrière-cour d’une
performance musicale dans une fiction cinématographique
impliquant des acteurs non musiciens.

Logiques de substitution dans les scènes de


performance musicale
23 Toute scène musicale n’est évidemment pas concentrée sur le geste
du musicien et n’a pas, loin s’en faut, pour seul but de contribuer à sa
vraisemblance – aspect technique souvent second (sinon secondaire)
dans l’ensemble de la narration –, mais vise généralement tout autre
chose  : disons, globalement, la représentation des actions et des
passions des personnages. Elle est ainsi le lieu de toute une logique
de substitutions et de glissements qui modifient les conditions de la
vraisemblance.
24 Parmi les logiques de substitution à l’œuvre dans les scènes
musicales de films, il y a tout d’abord les jeux de visages et de
regards, indiquant que l’essentiel n’est pas la musique elle-même,
mais l’effet de la musique et son rôle de révélateur. Il en va ainsi par
exemple dans La Pianiste où, durant le concert privé, puis à l’audition
d’entrée, la caméra scrute l’expression des émotions d’Erika et de
Walter ; ou dans le concert final de La Jeune Fille et la Mort (1994) de
Polanski  ; ou encore dans la suite de la scène pianistique de Sonate
d’automne, concentrée sur les émotions de la fille face à sa mère, sur
son admiration mêlée de haine, jusqu’à l’explosion de la crise.
25 Cette substitution d’un sens dramatique et psychologique au sens
purement littéral de la représentation est presque la règle au
cinéma. C’est à elle, au fond, que la vraisemblance technique
contribue à donner la crédibilité dont elle a besoin, avant de glisser,
de se prolonger vers d’autres éléments et d’accompagner un
déplacement de l’objet d’intérêt chez le spectateur.
26 Un autre procédé de cette logique de substitution, qui constitue un
cas extrême et peut-être unique, est représenté par le jeu muet,
mimé, que l’on trouve dans une scène du Pianiste du même Polanski,
associé à une musique imaginaire  : alors que Szpilman (Adrien
Brody) se tient caché dans un appartement et qu’on lui a
recommandé de faire le moins de bruit possible, le fait qu’il
s’approche du piano avec l’intention manifeste d’en jouer provoque
l’étonnement du spectateur, notamment lorsqu’il entend de façon
acousmatique (c’est-à-dire sans en voir la source) l’introduction
orchestrale de la Grande Polonaise brillante de Chopin, à la faveur de ce
qu’il comprend être une focalisation interne sur la mémoire du
personnage. La surprise culmine avec le jeu pianistique mimé du
personnage, celui-ci effleurant les touches sans les enfoncer,
prolongeant cet effet de sonorisation d’une musique intérieure,
imaginaire. Si la vraisemblance de second degré n’est probablement
pas absolue (est-il crédible que le personnage, dans cette situation de
danger mortel, prenne le risque de se faire repérer au cas où une
touche rende un son  ?), celle de premier degré est très forte et
contribue à la puissance de la scène. Ce jeu muet trouvera d’ailleurs
sa réalisation dans le concert final à Varsovie, où intervient cette fois
– difficulté technique oblige ! – une séparation totale entre le visage
ou la silhouette, d’un côté, et les mains, de l’autre, filmées en gros
plan durant tout le générique de fin, lequel vient également
détourner l’attention du spectateur.
27 Un troisième procédé de substitution, beaucoup plus massif, est
constitué par la présence d’un récit en lieu et place d’une scène
musicale. Paradigmatique à cet égard est celui de Marcel Blanc
(André Dussolier) dans Mélo (1986) d’Alain Resnais, récit
exceptionnel par son pouvoir de suggestion, mimant par la parole un
concert lui-même exceptionnel au cours duquel le personnage a
découvert, par un jeu de regard, l’infidélité de son amante. Cette
substitution de mimesis par diegesis 17 , qui invite à imaginer ce qui
n’est pas représenté littéralement, produit un effet d’hypotypose
d’autant plus puissant. En amont et en aval de cette scène centrale,
les deux brefs extraits de l’incipit de la Sonate de Brahms qu’André
Dussolier donne à voir et à entendre (d’abord avec Sabine Azéma,
puis avec Pierre Arditi dans la scène finale) incarnent cette fiction du
violoniste virtuose en offrant comme un fragment de vraisemblance
littérale : et cette logique du fragment mimétique, comme celle de la
substitution diégétique, s’inscrit dans la logique paradoxale de la
fiction présentée comme telle à l’œuvre dans Mélo, jouant sur
l’exhibition des codes du mélodrame, du genre théâtral et plus
généralement de la représentation fictionnelle. Les scènes musicales
n’y visent pas le réalisme, mais la vraisemblance, par des moyens
détournés qui en soulignent le caractère factice pour mieux faire
advenir un degré supérieur de vérité de la fiction.

28 Ces quelques réflexions et exemples, touchant l’imitation et les


logiques de substitution dans les scènes musicales filmées, montrent
que l’intérêt de la tension entre le vraisemblable et l’invraisemblable
réside en partie dans le plaisir que procure au spectateur le jeu de
décryptage de signes. En adeptes de la demi-illusion chère à
Marmontel, nous nous plaisons à rechercher les failles dans la
vraisemblance ou au contraire les tours de force et de passe-passe
—  de trompe-l’œil et de trompe-l’oreille  — qui en assurent la
crédibilité, tout en sachant qu’ils ne sont qu’un double simulacre : à
la fois au second degré, comme représentations fictives de
musiciens  ; et, au premier, comme correspondances reconstruites
avec une image, à laquelle le son n’est le plus souvent ajouté qu’a
posteriori, dans cette « symphonie audio-visuelle » que nous appelons
un film. Ce plaisir du décryptage est parfois tel que le vrai (la
présence de musiciens professionnels jouant des rôles de musiciens)
peut avoir un effet déceptif. Le spectateur peut lui préférer les
mirages combinés de l’image et du son, qui contribuent au charme
de la performance musicale filmée et de sa vraisemblance, aussi
fragile que puissante et paradoxale.

NOTES
1. Voir notamment Martin Barnier, En route vers le parlant. Histoire d’une évolution
technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Liège, Éditions du CEFAL, 2002,
ainsi qu’Alain Masson, L’Image et la parole. L’avènement du cinéma parlant, Paris, La Différence,
1989.
2. Jean-François Marmontel, Éléments de littérature [1787], édition de Sophie Le Ménahèze,
Paris, Desjonquères, 2005, art. « Illusion », p. 635-638.
3. Jean Chapelain, Opuscules critiques [posth.  1936], édition d’Alfred  C. Hunter et Anne
Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 223.
4.Ibid.
5. Voir notamment Barthélémy Amengual, Du réalisme au cinéma, anthologie établie par
Suzanne Liandrat-Guigues, Paris, Nathan, 1997.
6. Par exemple, dans Jacques Aumont, Alain Bergala et al. (dir.), Esthétique du film [1983],
Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma », 3e édition, 2008, p. 100-105.
7. Dogme95, « Vœu de chasteté », règle no 2 : « Le son ne doit jamais être réalisé à part des
images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée
pendant que la scène est filmée)  », http://fr.wikipedia.org/wiki/Dogme95 (dernière
consultation le 17.05.2014).
8. Luigi Pirandello, « Le film parlant abolira-t-il le théâtre » [1929], repris dans Daniel Benda
et José Moure  (dir.), Le Cinéma, l’art d’une civilisation, 1920-1960, Paris, Flammarion, coll.
« Champs Arts », 2011, p. 191-195.
9.Susan Sontag, «  Theatre and Film  », in Styles and Radical Wills, New York, Farrar, Straus
and Giroux, 1969. L’essayiste américaine invite à distinguer radicalement les deux arts, au
profit d’une écriture proprement cinématographique qui serait au film ce que la théâtralité
serait au théâtre et la littérarité à la littérature.
10. Voir Aristote, La Poétique, traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil,
1980, passim.
11. Sur la problématique du rapport entre le son et l’image au cinéma, nous nous sommes
inspiré de deux ouvrages fondamentaux de Michel Chion  : L’Audio-vision. Son et image au
cinéma [1994], Paris, Colin, 2e éd., 2005 et Le Son au cinéma [1985], Paris, Cahiers du Cinéma,
2e éd. revue et corr., 1994.
12. Bruno Monsaingeon, de Glenn Gould (1. La Retraite, 2. L'Alchimiste, 3. Glenn Gould 1974,
4. Partita no 6 en mi mineur) (1974) à The Goldberg Variations (2001) et à Glenn Gould. Au delà du
temps (2007).
13. L’appartenance à l’un ou l’autre des deux groupes peut être plus ou moins claire, comme
dans Tirez sur le pianiste !, où Boby Lapointe joue le rôle d’un chanteur anonyme dont nous
(re)connaissons cependant les chansons.
14. Notons que la notion de Marmontel est proposée plus de trente ans avant la célèbre
« suspension volontaire d’incrédulité » (willing suspension of disbelief) de Coleridge (qui figure
dans Bibliographia Literaria, 1817). Contrairement à cette dernière, la «  demi-illusion  »
marmontélienne n’est citée par presque aucun théoricien de la fiction (elle est, par
exemple, absente du récent Fait et fiction. Pour une frontière, de Françoise Lavocat [Paris,
Seuil, coll. « Poétique », 2016]).
15. Blog de Roland Comte,
http://www.senscritique.com/film/Le_Pianiste/critique/26922521 (dernière consultation le
27.11.2016). Cette information est confirmée par l’acteur lui-même dans une interview : « Je
ne sais pas lire une partition musicale, et pourtant, j’ai appris à jouer de bonnes portions de
plusieurs ballades de Chopin pour jouer dans Le Pianiste. Je n’avais aucun mérite, car j’ai
appris cela grâce à des professeurs merveilleux et très patients.  » (entretien avec Adrien
Brody, 17.11.2010, http://www.effets-speciaux.info/article?id=456, dernière consultation le
27.11.2016).
16. Cf. http://www.commeaucinema.com/interview/de-battre-mon-coeur-s-est-arrete-
romain-duris-en-interview,40701 (dernière consultation le 27.11.2016). De ce jeu entre
perception audio-visuelle d’une part et savoir extra-fictionnel de l’autre, Un cœur en hiver
(1992) de Claude Sautet fournit un exemple intéressant, extra-pianistique  : Emmanuelle
Béart y semble fort convaincante au violon, dans le Trio de Ravel, notamment quand,
troublée par la présence de Stéphane (Daniel Auteuil), elle reprend plusieurs fois – avec le
même doigté et les mêmes mouvements d’archet – l’incipit du premier mouvement. Elle est
aux côtés du violoncelliste Dominique de Williencourt, que l’on peut reconnaître, même si
le générique de fin indique que ce sont d’autres interprètes que nous avons entendus dans
la bande sonore (Jean-Jacques Kantorow, Howard Shelley et Keith Harvey). Or, un
témoignage privé du violoncelliste indique qu’Emmanuelle Béart, en réalité à peine
violoniste, n’a fait qu’imiter le geste.
17. Voir Aristote, La Poétique, op. cit., ainsi que Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969.

AUTEUR
MICHEL GRIBENSKI

Michel Gribenski est musicologue et comparatiste, enseignant à l’université Humboldt de


Berlin.
Théâtre : un lieu où l’on entend
Vers une histoire acoustique de la scène moderne (XIXe-XXIe siècle)

Marie-Madeleine Mervant-Roux

1 Le constat dont nous partirons est simple : dans le champ du théâtre,


la modernité a été définie en termes fondamentalement visuels. Les
études théâtrales, particulièrement en France où cette discipline
s’est constituée dans les années 1960, ont négligé la dimension
sonore de la scène 1 . Nous formulerons ici l’hypothèse d’une autre
modernité, acoustique celle-là, contemporaine de la première et qui
ne concernerait pas une branche particulière, plus orale, de la
création scénique. Peut-être même cette modernité a-t-elle trouvé
son expression la plus marquante dans des productions où la vision
semblait dominer, par exemple celles que l’on a réunies sous la
formule «  théâtre d’images  ». Après avoir décrit comment a pu
s’organiser l’oubli du son et de l’écoute chez les historiens et les
analystes des spectacles (il ne sera ici question que du théâtre
occidental) et suggéré quelques explications de cet oubli, nous
proposerons de relire l’histoire de la «  scène moderne 2   » en
prenant en compte la dimension auditive de l’expérience théâtrale.
Nous évoquerons brièvement les enjeux culturels d’une telle
relecture.

L’hégémonie de la vision
2 Revenons d’abord, pour le préciser, sur le constat initial. Pour les
chercheurs en études théâtrales, à de rares exceptions près, la
modernité coïncide avec la naissance de l’art du théâtre proprement
dit, c’est-à-dire avec l’apparition du metteur en scène à la fin du
e
XIX   siècle 3 . Or, ils conçoivent la mise en scène comme une
intervention principalement scénographique et plastique.
L’attention auditive, elle, est jugée peu intéressante, renvoyée au
passé désuet du règne des auteurs, de la diction et des « voix d’or ».
Le récit aujourd’hui admis, qui s’est imposé dans les années 1970,
raconte comment un théâtre « plutôt fondé sur l’écoute » – comme
l’écrivent les auteurs de La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos jours –
laisse place à un théâtre où « la part visuelle […] acquiert de plus en
plus d’importance 4   ». Ce basculement d’un sens à un autre, de
l’ouïe à la vue, se serait amplifié et radicalisé avec les générations
suivantes, suscitant en réaction un théâtre du corps et de la
présence. À partir de cette proposition de base, c’est une négligence
quasiment totale et paradoxale de l’«  auralité 5   » qui s’installe.
Alors que la scène occidentale s’est organisée autour d’un texte
(vocalisé), souvent accompagné de musique (chantée ou
instrumentale), que l’acoustique du lieu de représentation a
rapidement été prise en compte, et que le modèle grec joue un grand
rôle dans la théorie théâtrale, il n’existe quasiment pas d’écrits
décrivant le théâtre comme lieu d’écoute –  à l’exception, pour la
France, des textes de Daniel Deshays 6 . On peut lire des études sur
la voix et sur la diction, sur la musique de scène, sur de grands
artistes « phoniques 7  », sur quelques créateurs de son et quelques
créations sonores exceptionnelles, auxquelles il faut ajouter un assez
grand nombre d’ouvrages et articles techniques, mais ces
publications vivent des vies séparées, elles appartiennent à des
espaces théoriques qui ne communiquent pas, elles n’ébranlent pas
le schéma général implicite d’une création scénique entretenant des
rapports organiques avec les arts visuels. Alors qu’il existe des
histoires de l’acoustique des salles de concert et des lieux de
musique, on ne trouve pas de travaux similaires pour les salles et
lieux de théâtre. Ainsi, l’ensemble du savoir théâtral – si l’on excepte
le champ marginal du théâtre radiophonique et celui, plus récent,
des performances sonores  – se fonde sur l’idée selon laquelle la
représentation se déroule dans un espace organisé par et pour la
vue. Une interprétation littérale de l’étymologie permet de voir
ontologiquement dans le théâtre (theatron) un «  lieu où l’on
regarde ». On peut en trouver un indice significatif dans le désintérêt
des chercheurs (là encore, à quelques exceptions près) pour les
enregistrements sonores des spectacles, disques, bandes
magnétiques, cassettes, pourtant très nombreux dans les fonds
d’archives 8 .
3 Comment expliquer une telle surdité collective à une dimension
indéniable du réel  ? D’abord, assurément, par l’«  hégémonie  »
générale de la vision à l’époque moderne, pour reprendre le titre de
l’ouvrage qu’a dirigé David Michael Levin, Modernity and the
Hegemony of Vision 9 . Ensuite par le désir légitime des chercheurs de
ne pas limiter l’étude de leur art aux approches littéraires ou aux
théories attribuant un rôle de premier plan au texte dramatique.
Ainsi Jacques Nichet, universitaire et metteur en scène, a-t-il
consacré le cours qu’il a donné en 2010 au Collège de France aux
expériences artistiques qui ont participé à la recherche d’«  un
langage purement scénique  ».  Bien que cette démarche ne
l’impliquât pas a priori, les éléments sonores de ce nouveau
« langage », verbaux ou non verbaux, ont été inscrits par la théorie,
en particulier la sémiologie, parmi les composantes d’une « lecture »
globale, le concept de «  lecture  » renvoyant au visuel. Le discours
militant de la jeune théâtrologie, soucieuse d’autonomisation par
rapport aux études de lettres, a engendré dès les années 1980 un
schéma binaire, celui du texte et de la scène, dont les plus grands
essayistes ont eu bien du mal à se débarrasser 10 . Mais le récit
« ocularocentriste » repose aussi sur l’inscription effective de la part
la plus brillante de l’art du théâtre naissant dans la «  passion du
voir » – décrite par Roberto Calasso dans La Folie Baudelaire 11  – telle
qu’elle était en train de se redéfinir, avec le développement de la
photographie, des panoramas, des projections lumineuses, et puis du
cinéma, pensé comme le concurrent et le double, fascinant, de la
scène contemporaine, un cinéma dont on a longtemps oublié la
dimension sonore. De cette passion témoignent, dans des styles
différents, les deux grands penseurs de la scène moderne  : Arthur
Gordon Craig et Antonin Artaud. Elle est encore vive aujourd’hui.
4 Nous nous proposons d’esquisser une tout autre histoire. À propos
de ce qui s’est passé à la fin du XIXe  siècle, nous parlerons, non du
passage d’un théâtre de l’écoute à un théâtre du voir, mais d’une
invention de l’écoute comme pratique sensorielle autonome et de la
réorganisation profonde de l’ensemble acoustique permanent du
théâtre occidental, comportant quatre éléments de base : la voix, le
bruit, la musique, le silence, dont deux au moins, le bruit et le
silence, sont structurellement communs à la scène et à la salle. Cette
réorganisation s’est amorcée dans plusieurs lieux en même temps  :
dans le champ de l’acoustique, définie comme la science du son, de
sa production, sa transmission et ses effets  ; dans le champ de la
poésie et de l’écriture dramatique  ; dans le champ de la mise en
scène – comme on en prend progressivement conscience. Dans trois
univers autonomes, possédant leurs propres chronologies et dont les
interrelations demandent encore à être étudiées.
Un nouvel espace auditif
5 Au XIXe siècle, explique Jonathan Sterne dans The Audible Past, du fait
des recherches et des expériences effectuées sur l’oreille et sur le
son, du fait du développement des gestes techniques comme
l’auscultation médicale, «  l’écoute se distingue des autres activités
sensorielles […]. Une fois isolée de la sorte, [la faculté d’audition]
peut être intensifiée, ciblée et reconstruite ». « Le son, continue-t-il,
est construit en tant qu’objet en physique, en acoustique et en
physiologie 12 . » Le son : tous sons confondus, quels qu’ils soient et
d’où qu’ils viennent.
6 Qu’auront pu être les effets d’une telle transformation de l’ouïe, l’un
des sens majeurs du théâtre, sur la pensée, la pratique et
l’expérience théâtrales ? Nous en soulignerons deux : d’une part, le
brouillage des frontières entre les composantes traditionnelles de la
représentation –  la voix (parlée), le bruit (le bruitage) et la
musique  –, frontières jusque-là assez claires, même si musique et
voix entretenaient des relations séculaires  ; d’autre part, le
brouillage de la limite entre le lieu du jeu et le lieu de l’écoute par la
mise en évidence objective de leur unité acoustique. Nous souhaitons
montrer, en nous appuyant sur l’audition et l’analyse d’archives
sonores de quelques spectacles, que cette redéfinition radicale des
matériaux et de l’espace du théâtre fonde encore les créations
d’aujourd’hui, au-delà de la séparation canonique entre théâtre du
verbe et théâtre de l’image.
7 Revenons aux dernières décennies du XIXe siècle et aux trois lieux de
remuement de la pensée acoustique mentionnés plus haut. Nous
commencerons par l’écriture poétique, parce que les poètes révèlent
les mouvements de fond qui se traduisent aussi, parfois, en
inventions technologiques.
8 Un petit texte de Rilke, écrit en 1898, s’intitule Notes sur la mélodie des
choses 13 . Il se compose de quarante notes brèves. On peut y
percevoir des échos à La Naissance de la tragédie de Nietzsche paru en
1872.
9 La note  XVI introduit la notion générale de «  mélodie des choses  »
(Melodie der Dinge), que Rilke appelle aussi mélodie de «  l’arrière-
fond » (Hintergrund) ou encore «  atmosphère  » (Stimmung) –  le mot
joue avec Stimme (la voix).
Que ce soit le chant d’une lampe ou bien la voix de la tempête, […] toujours veille
derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n’a sa
place que de temps à autre. Savoir à quel moment c’est à toi d’attaquer, voilà le
secret de ta solitude.
Note XX, Rilke décrit un groupe en deuil :
Sur eux bruit comme une forêt.
À partir de la note XXV, Rilke parle concrètement de théâtre :
Cet ample chœur de l’arrière-fond […] ne peut sur scène, pour le moment, se
faire comprendre par les mêmes moyens.
[…]
Renforcer techniquement tel bruit, tel éclairage, produit un effet ridicule, parce
que de mille voix on en monte une seule en épingle, si bien que toute l’action
reste suspendue à cette unique arête.
10 Ce qui apparaît dans ce texte est bien un nouvel imaginaire
acoustique scénique, prêtant voix aux bruits, à la musique et au
silence, proche de celui qu’on trouve à la même époque chez
Maeterlinck auteur dramatique. Melissa Van Drie a étudié dans sa
thèse le nombre et la précision des bruits (cris d’oiseaux, cri du vent,
bruissements des arbres) dans Les Aveugles, en 1890, ou dans L’Intruse,
en 1891 ; elle note l’amplification des perceptions, l’élaboration d’un
silence si grand qu’il permet d’entendre le moindre froissement. Elle
établit un lien entre cette audition inédite, étrangéisée, du monde,
les conceptions scientifiques du son et l’invention d’appareils (le
théâtrophone, le téléphone, le phonographe) permettant d’entendre
ce dont on ne connaît pas la source 14 . La voix humaine, la voix
parlée, parfois curieusement isolée, se détache d’autres fois sur une
rumeur qui la trouble. Certains éléments peuvent s’avérer ambigus,
comme dans la célèbre séquence du quatrième acte de La Cerisaie
(1904), où un bruit étrange retentit au loin, dont les personnages ne
savent pas s’il s’agit du bruit d’une corde rompue, du cri d’un animal
ou —  ils ne le disent pas, mais le public y pense  — d’un appel au
secours humain.
11 Considérons maintenant ce qui se passe à la même période dans le
champ de l’acoustique générale. De la fin du XIXe siècle à aujourd’hui,
cette discipline, sous ses différentes formes (acoustique physique,
vocale, auditive et surtout architecturale), a entretenu des liens
étroits avec le théâtre. Nous nous appuierons pour l’évoquer sur
l’étude de Claire Pillot-Loiseau, consacrée à la « Place de l’acoustique
dans la revue La voix parlée et chantée 15  ». Ce périodique, qui a paru
de 1890 à 1903, avait pour objectif de faire dialoguer la science et
l’art. Selon le calcul effectué par l’auteur, un peu plus du quart de ses
numéros a été consacré à l’acoustique sous toutes ses formes, ce qui
correspond à 98 articles. Nous avons là une indication indirecte de la
large diffusion de la discipline et de l’intérêt que pouvaient lui
accorder les milieux cultivés et artistiques. De ce riche ensemble,
retenons que l’acoustique mécanique intègre la voix humaine dans
l’étude des principaux corps sonores, résonateurs, sons et bruits.
Auguste Guillemin, agrégé de sciences physiques, qui rédige la quasi-
totalité des articles proposés dans ce domaine, considère la voix
«  comme un instrument à vent et non un instrument à cordes  ».
Retenons de l’acoustique vocale cette simple proposition, dont on
peut imaginer les effets sur l’oralité théâtrale :
La parole, […] étant un son, doit être également soumise aux lois des sons.
Comme les autres sons, et même davantage, la parole est visualisée,
matérialisée. Parmi les techniques suggérées, la chronophotographie
des lèvres prononçant clairement une phrase.
12 Dans le champ de l’acoustique des salles, peu présente dans La voix
parlée et chantée, le nom le plus important est celui de l’Américain
Wallace Clement Sabine (1868-1919), assez vite lu en France (un des
articles le mentionne). Les travaux récents de Viktoria Tkaczyk 16
soulignent que Sabine a confirmé expérimentalement au début du
e e
XX   siècle une proposition datant de la fin du XVIII   siècle selon
laquelle ce n’est pas seulement de la structure primaire d’une salle
(sa taille et sa forme) mais aussi de sa structure secondaire (les
matériaux utilisés pour construire et recouvrir les surfaces) que
dépend l’acoustique de cette salle. Travaillant dans cette
perspective, Sabine a calculé l’importance objective de l’auditeur, et
montré qu’il constitue lui-même un élément absorbant. Dans cette
représentation radicalement nouvelle du lieu théâtral, les acteurs du
phénomène sont pris en compte dans la transmission du son, et pas
seulement l’architecture du bâtiment.
13 Intéressons-nous pour finir à la création théâtrale. Contrairement à
ce que suggère Rilke, le rêve d’un «  arrière-fond  » vocalisé d’où
surgiraient des voix humaines s’est concrètement réalisé dans
quelques mises en scène dès le début du XXe  siècle. Plutôt que les
expériences légendaires et volontaristes des symbolistes, c’est une
mise en scène d’André Antoine que nous choisirons comme exemple.
Dans le Roi Lear monté en 1904, toutes les voix sont travaillées en un
«  mouvement rythmique puissant, ininterrompu  » (Théodore
Massiac, Le Figaro), et le fameux orage est tellement bruyant qu’il
couvre par moments le texte.

14 Pour résumer, la modernité acoustique se caractérise, en amont des


créations scéniques, par les traits suivants :
— l’écoute est construite comme une pratique spécifique, technique,
objet d’une nouvelle culture ;
—  la voix parlée, qui devient un élément majeur des
expérimentations acoustiques (pour Sabine, l’amphithéâtre
universitaire est un modèle plus proche de la salle de théâtre que la
salle de concert), est dans le même temps rapprochée du bruit ;
— les auditeurs (résonants ou absorbants) interviennent directement
dans l’événement sonore et auditif qui se déroule dans la salle de
théâtre.

Un lieu phonique
15 Notre hypothèse est que ces traits constituent désormais –  pour
combien de temps encore  ?  – des composantes stables du théâtre
européen. Si, depuis le début du XXe  siècle, chaque grande période
technologique a fait se réinventer les pratiques et les dramaturgies
touchant à la voix, aux sons, aux modes d’écoute, le modèle reste
fondamentalement le même. La radio, d’abord, a marqué les
pratiques théâtrales. L’ethnologue suisse-allemand Oskar Eberle,
pour qui le Hörspiel (« jeu pour l’oreille ») est un Urtheater (« théâtre
originel  ») plus important encore que le Schauspiel («  jeu pour le
regard »), explique dans les années 1950 que la radio a réinventé le
Hörspiel et prévoit que cette forme revivra, en dehors du média
radiophonique 17 . Les transferts techniques et esthétiques du
cinéma au théâtre sont bien connus. Si la salle de cinéma constitue
un anti-modèle pour les architectes («  il ne peut être question de
remplacer la sonorité propre d’une salle par la distribution, dans
l’oreille de chaque spectateur, des sons pris en un point seulement
de cette salle 18   »), le film, lui, est inspirant lorsqu’il s’agit de
pousser le deuxième trait de l’acoustique moderne, c’est-à-dire
l’appréhension des divers sons comme sons, jusqu’à la réalisation
d’une «  trame sonore  »  : usage du magnétophone, création de
«  bandes-son  », installation dans les théâtres d’équipement en
conséquence, puis sonorisation des salles, et même acoustiques
modulables selon les usages et les spectacles, et réalisation d’univers
sonores totalement artificiels. Quant au rôle joué par les nouvelles
formes musicales, nous renvoyons à la conférence «  Bruit et
musique » donnée par Karol Beffa dans le cadre de son enseignement
19 . Cependant, d’une génération technologique à une autre, le

théâtre semble maintenir et retravailler la double porosité de


l’acoustique moderne  : celle qui concerne les différents sons du
spectacle, d’une part (voix, bruits, musiques et silences de la scène),
et celle qui fait du lieu théâtral un lieu d’écoute unique (mêlant les
silences et les bruits du plateau aux silences et aux bruits de
l’assistance). Il croise ces deux phénomènes, il les fait jouer ensemble
dramaturgiquement.
16 Notre premier exemple appartient aux années  1970. La façon dont
Patrice Chéreau a mis en scène la pièce en un acte de Marivaux, La
Dispute, en 1973, à Paris, au Théâtre de la Musique (aujourd’hui La
Gaîté lyrique), nous semble caractéristique d’une période fascinée
par l’image, hantée par le non-verbal et pourtant, ou de ce fait
même, fructueuse sur les plans phonique et aural. Ce qui n’a pas été
perçu par la critique de l’époque. Le désintérêt manifesté jusqu’à une
période très récente pour les archives audio de ce spectacle, devenu
avec le temps un spectacle de référence, en particulier grâce aux
photographies du décor de Richard Peduzzi, illustre la tendance
générale à construire une mémoire principalement visuelle de la
modernité scénique.
17 La Dispute (i.e. la discussion), une des dernières pièces écrites par
Marivaux, renvoie aux histoires d’enfants sauvages et aux
recherches des contemporains de l’auteur sur la nature et
l’éducation. Patrice Chéreau en proposait un bref résumé dans le
programme du spectacle :
En plein cœur du XVIIIe siècle, un couple de souverains éclairés, princes d’un État
idéal, tente, pour clore une dispute anodine, de remonter aux sources du
comportement amoureux. Ils se donnent alors le spectacle d’une expérience
menée avec quatre sujets des deux sexes, séquestrés à cette seule fin depuis leur
plus jeune âge et élevés dans l’isolement le plus complet par des serviteurs noirs.
18 À sa création, le spectacle suscite deux grandes réactions  : de
nombreux critiques l’inscrivent dans le courant du «  théâtre
d’images  » et y retrouvent même des traces du Regard du Sourd de
Bob Wilson, présenté trois ans auparavant dans la même salle du
Théâtre de la Musique. On répète la boutade de Roger Blin à propos
de la production précédente de Chéreau (Massacre à Paris, 1972) : « Le
regard du sourd n’est pas tombé dans l’oreille d’un aveugle.  »
Cependant, plusieurs spécialistes de théâtre, dont Bernard Dort, qui
parlera assez vite du « piège des images », reprochent au metteur en
scène d’avoir «  désarticulé le langage  »  : «  Le langage, écrit Dort,
était absent de ce spectacle 20 . » Entre la référence à la vision et la
référence au texte, le sonore avait disparu.
19 Le son était d’André Serré, qui travaillait depuis quelques années
avec Patrice Chéreau mais amorçait avec lui à l’occasion de ce
spectacle une collaboration inventive. Dix ans après la création, les
chercheurs s’intéresseront au « décor sonore » de La Dispute dont les
différents éléments, explique Odette Aslan, étaient mélangés chaque
soir en direct et diffusés par une dizaine de haut-parleurs 21 . Le
fonds Roger Planchon de la Bibliothèque nationale de France,
conservé au département des Arts du spectacle, comporte un
précieux ensemble d’archives de La Dispute : des captations audio de
deux représentations en public, l’ensemble des matériaux sonores
préparés par André Serré (éléments musicaux, bruits, voix
enregistrées) et la «  bande-son  » du spectacle (le montage de ces
éléments dans l’ordre de leur diffusion). On peut désormais étudier
le tressage savant des différentes catégories de sons, fixés ou
produits en direct  : souffles de vent, musique, voix parlées, cris
humains et cris d’animaux, beaucoup de chants d’oiseaux, des
paroles bruitées par le jazz (les deux serviteurs sont ici des
chanteurs noirs américains). Écouter l’archive fait comprendre qu’il
ne s’agissait pas d’un «  décor de bruits  » à l’ancienne. Plutôt du
«  paysage commun  » dont parle Rilke, ici très violemment
dramatisé  : sur le plateau, la forêt sombre, avec les «  silences
habités  » que Serré dit avoir inventés pour cette création. La
musique, elle, était venue d’ailleurs, sortie du gouffre vide béant
entre le plateau et la salle  : «  la fosse d’orchestre, écrit Patrice
Chéreau dans le programme, cette crevasse grinçante des
instruments qui s’accordent, qui profère des oracles et d’où sortiront
des sons, des concerts et des vapeurs sulfureuses.  » Quant aux
paroles, elles surgissaient dans un milieu sonore non humain. À la
fin du long prologue – un « centon » composé par François Regnault
à partir d’autres œuvres de Marivaux  –, au moment où le Prince
(Roland Bertin), Hermiane (Norma Bengell en 1973) et ses servantes
franchissent la fosse, progressant sur une planche étroite, pour
rejoindre le plateau, les mots ne sont parfois plus distinctement
perceptibles, l’Ode funèbre maçonnique de Mozart les couvre 22 . La
musique assourdit les actrices, les assaille comme une tempête,
contribue à les fragiliser. Durant toute l’action qui suit, organisée en
sept nuitées – et « sept fois le coq va chanter » –, les coassements de
grenouilles, les croassements de corbeaux, les grésillements de
grillons, les hurlements de loups interviendront en arrière-fond
selon une partition réglée sur des critères dramaturgiques. Le
spectacle ramassait dans sa forme visible, et surtout audible, la vive
dispute, contemporaine de sa création, au sujet du langage et de sa
puissance, et l’attraction du non-verbal.
20 Le deuxième exemple, représentant la décennie suivante, est la
Bérénice de Racine montée par Klaus-Michael Grüber en 1985 dans la
salle Richelieu de la Comédie-Française. On peut percevoir en
écoutant les enregistrements dont nous disposons et en lisant les
textes rédigés par ceux qui en ont été les spectateurs à quel point la
représentation acoustique moderne du théâtre est au fondement de
cette création, qui a souvent été interprétée comme un retour
mélancolique et inspiré à l’ancien «  théâtre d’écoute  », celui qui
aurait précédé l’ère de la mise en scène. Si la salle Richelieu date de
la fin du XIXe  siècle, la conception dramatique du milieu résonnant
relève de la modernité. Celle de Rilke et celle de Sabine. Comme dans
les Notes sur la mélodie des choses, la voix, qui n’est exactement ni
« parlée » ni « chantée » – c’est toute la question de l’alexandrin –, se
détache à peine du silence qui semble de la même matière. Klaus-
Michaël Grüber veut «  quelque chose de chuchotant  ». Une phrase
surtout vient éclairer cette dramaturgie phonique  : «  Le vers,
extrême élégance pour éviter le silence 23 .  » Mais au théâtre, le
silence ne peut réellement exister que si les spectateurs se tiennent
silencieux. Le metteur en scène Stéphane Braunschweig, qui a assisté
au spectacle, parle des « gens qui toussaient, sans discontinuer », de
la «  bande-son  » des toux  ; il y avait, dit-il, «  une tragédie de
l’écoute » :
Ce qui était formidable, mais aussi douloureux, c’était cette absence de coupure
avec le plateau. On se sentait de la même chair que les acteurs […] mais aussi de
la même chair que ceux qui toussaient sans pudeur 24 .
21 Un autre metteur en scène, Jean-Pierre Vincent, remarque à la même
période qu’après avoir abandonné les théâtres pour des lieux réels
« on s’aperçoit que le théâtre est aussi un lieu réel 25  ».
22 Le troisième et dernier exemple, qui illustre l’ère numérique, est le
son de Paradiso, une des composantes de la trilogie inspirée de Dante
(avec Inferno et Purgatorio) créée par Romeo Castellucci en 2008 à
Avignon. Le son était dû à Scott Gibbons, compositeur de musique
électro-acoustique, avec qui Castellucci travaillait depuis plus de dix
ans.
23 Durant moins de cinq minutes, ce qui n’était ni un spectacle, ni une
installation, une « image » selon son créateur, proposait à un public
restreint de cinq ou six spectateurs une expérience simple que
beaucoup disent inoubliable. On entre, dans une quasi obscurité, et
l’on doit se pencher, s’accroupir ou s’agenouiller –  il y a quelque
chose d’enfantin dans ce geste  – pour voir ensemble, par un grand
oculus, l’intérieur de l’église des Célestins, désaffectée, vide de part
en part, et dont le sol est recouvert d’une pellicule d’eau miroitante.
En haut de la nef, au loin, un piano à queue vieilli ou brûlé, d’où
suinte une sorte de pluie. On le distingue mal, on regarde l’ensemble
de l’espace, les miroitements de la lumière, l’absence de toute trace
de vie. Un son continu vient d’on ne sait où. De temps en temps, le
drap lourd d’un grand drapeau noir surgit en claquant violemment
devant l’oculus, comme un battement d’aile, empêche de voir,
disparaît à nouveau. Il ne se passe rien d’autre. «  J’étais inspiré, a
expliqué Scott Gibbons, par l’idée que ce royaume devrait être empli
du bruit des ailes et du langage incompréhensible des anges. Cela me
faisait penser à l’invasion des sauterelles dans la Bible. » :
[…] Dante peut passer à travers l’Enfer et le Purgatoire sous sa forme humaine,
mais au Paradis il a besoin de protection. Et même alors, ses sens humains
peuvent à peine percevoir ; son esprit ne peut pas complètement comprendre ; et
ses mots ne peuvent pas exprimer de façon satisfaisante ce qu’il en est. […]
Pendant que je travaillais sur La divine comédie, il y a eu [à Chicago] l’invasion de
milliards de cigales. Dans mon quartier, c’était d’une intensité incroyable.
Impossible d’avoir une conversation avec ce vacarme, et on ne pouvait éviter de
marcher sur ces énormes insectes. Cela m’a rappelé cette idée du Paradis. J’ai
donc fait beaucoup d’enregistrements et ensuite j’ai sculpté les sons pour en faire
la musique de Paradiso 26 .
24 Scott Gibbons évoque d’autres sources comme le schofar (un
instrument de musique à vent en usage dans le rituel juif depuis
l’Antiquité), l’instrument de l’Apocalypse, ou encore la friture radio
« qui, de façon inexplicable, ressemble à des voix humaines », et des
décharges électriques.
25 Ici, plus de récit, plus d’action, comme dans les autres épisodes. Plus
de paroles ni de dialogues. Plus de musique humaine. Cependant, la
musicalisation des bruits a pour effet de créer un silence que l’on
peut imaginer habité par des voix. Paradiso peut ainsi être décrit
comme un travail sur ce que Peter Sloterdijk appelle «  les
enveloppes sonosphériques protectrices  », les «  sphères  » que les
hommes ont besoin d’élaborer pour vivre 27 . Rien d’immersif dans
la proposition, dans «  l’image  » construite par Castellucci, le
spectateur n’entre pas dans la sphère acoustique. «  Le dispositif,
écrit Éric Vautrin, insiste sur sa position de témoin 28 . »

26 Nous pouvons parler, à propos de ces trois productions théâtrales,


d’une exploration, à chaque fois différente, de l’espace théâtral
comme espace acoustique unique, et d’un mélange, à chaque fois
renouvelé, de la voix humaine avec le bruit, avec le silence, avec la
musique. Cependant –  ce sera notre nouvelle et dernière
proposition –, il ne s’agit dans aucun des cas d’une disparition de la
vocalité verbale. L’expérience du spectateur, à chaque génération, est
celle de réentendre, au contraire, des mots, d’en être touché, captivé.
Et ceci contre toute attente. Dans La Dispute selon Chéreau, le texte,
la plupart du temps distinctement audible, s’insère dans les autres
sons et ne coule pas selon les codes marivaudiens convenus. Heurté
dans la bouche des adolescents, rythmé par les chanteurs de jazz, il
n’en est que plus écouté, y compris quand Roland Bertin le dit d’une
façon classique –  pas marivaudienne non plus. Dans la Bérénice
montée par Grüber, le spectateur-auditeur, partenaire acoustique
malgré lui du dialogue entre les figures, est invité à vivre une
expérience « aurale » exceptionnelle en suivant mot après mot une
œuvre dramatique que la célébrité pouvait avoir édulcorée. Dans
Paradiso, c’est l’absence de paroles, ou leur caractère
incompréhensible, qui ajoute au sentiment vif d’apercevoir un
monde inouï – et crée le besoin, le désir, de lire le poème de Dante.
27 Les premiers résultats des recherches en cours sur les archives
sonores des spectacles modernes et contemporains font apparaître
chaque jour un peu plus le caractère étrange, irrationnel, d’une
surdité des spécialistes que les phénomènes évoqués plus haut
(l’ocularocentrisme généralisé, la place accordée à la «  mise en
scène  ») ne suffisent pas à expliquer. Ce que nous entrevoyons
désormais au cœur et à la source de l’oubli du sonore théâtral, c’est
un intense désir d’effacer la phônê, non tant vocale que verbale, et à
travers elle, d’effacer le verbal lui-même, comme si le corps non
linguistique pouvait se substituer au langage, ou prendre l’avantage
sur lui, et s’avérer l’acteur structurel du théâtre. Notre hypothèse est
que ce courant séducteur, dont on peut comprendre la force, oublie
que les grands créateurs visuels n’ont pas supprimé le texte verbal,
que leurs scènes en sont inspirées, et que seul ou presque il peut les
décrire 29 .
28 Mais comment se libérer d’un modèle qui a tant marqué les
représentations mentales du théâtre, en France beaucoup plus que
partout en Europe 30  ? Là encore, les travaux effectués à partir des
archives sonores fournissent une piste. Notre imaginaire théorique
est si atrophié concernant le monde acoustique, notre prétention à
le connaître si forte, malgré les avertissements conjugués des
preneurs de son et des historiens 31 , que seules des recherches
précises, menées parallèlement sur les traces enregistrées des
créations, sur l’histoire acoustique des salles et sur les univers
auditifs contextuels, peuvent nous permettre de reconstituer dans
son évolution encore largement inconnue l’oscillation permanente
de l’écoute au théâtre  entre l’«  imaginement 32   » et
l’«  entendement 33   » –  pour utiliser des termes susceptibles
d’échapper au modèle trop simple de l’audio-vision.

NOTES
1. Ce constat –  qui concerne notre propre pratique  – a été à l’origine de deux projets de
recherche  : le programme ARIAS-CNRS/CRI, Paris/Université de Montréal, «  Le son du
théâtre. Théâtre et technologies sonores (XIXe-XXIe  siècle)  » et le programme ANR ARIAS-
CNRS  / BNF  / LIMSI-CNRS intitulé ECHO (Écrire l’histoire de l’oral) 2014-2017,
«  Mouvements du phonique dans l’image scénique (1950-2000)  ». Les travaux du premier
projet ont été publiés. Voir Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue (éd.), Le Son
du théâtre (XIXe-XXIe siècle). Histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne, Paris, CNRS Éditions,
2016.
2. En 1997, Giovanni Lista, historien et critique d’art, spécialiste du futurisme et plus
largement de la culture artistique des années 1920, publie un ouvrage-somme collectif : La
Scène moderne. Encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du XXe  siècle
(1945-1995), Paris/Arles, Éditions Carré/Actes Sud. Il y développe l’étude des différentes
formes visuelles de la création scénique contemporaine, et rappelle au début du
chapitre  XIV, intitulé «  Le verbe et l’épure  », l’hypothèse d’une opposition très ancienne
entre une Europe du Nord, classique, protestante, puritaine, et une Europe du Sud,
catholique et sensuelle. Selon un schéma dont il indique lui-même la simplification
extrême, le théâtre du texte relèverait de la première, celui de l’image et du corps relèverait
de la seconde.
3. La date conventionnelle de l’« invention » de la mise en scène est 1887, année où André
Antoine crée le Théâtre-Libre. Jusque-là, un régisseur veillait à la bonne marche du
spectacle.
4. Bénédicte Boisson, Alice Folco et Ariane Martinez, La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos
jours [2010], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2015, p. 55.
5. En anglais, le terme aural (qui vient d’auris, «  oreille  ») désigne «  ce qui se rapporte à
l’audition  » (sans aucune relation avec l’oral). Sous l’impulsion des études sur la radio, le
concept d’« auralité » s’est imposé pour désigner l’ensemble des sons que perçoit l’oreille
dans un contexte donné. L’auralité combine sonorité et écoute.
6. Voir Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2006.
7. Le terme phonique désigne soit le sonore en général soit uniquement le vocal.
8. Sur les fonds audio de la Bibliothèque nationale de France, voir Joël Huthwohl, «  À
l’écoute du patrimoine théâtral  », Le son du théâtre. I.  Le passé audible, Théâtre/Public, 197,
Gennevilliers, oct. 2010, p. 28-31. L’INA a publié un guide intitulé « Le théâtre dans les fonds
de l’Inathèque de France  » (2008). Autres lieux de conservation importants  : l’IMEC, la
théâtrothèque Gaston Baty (université Sorbonne Nouvelle-Paris  3), la bibliothèque-musée
de la Comédie-Française. Sans oublier de nombreux théâtres, personnes privées,
collectionneurs, associations.
9. Berkeley, University of California Press, 1993.
10. Voir Bernard Dort, « Le texte et la scène : pour une nouvelle alliance » [1984], in Le Jeu du
théâtre. Le spectateur en dialogue, Paris, P.O.L, 1995, p. 245-275.
11. Traduction de Jean-Paul Manganaro, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2011.
12.Jonathan Sterne, The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction [2003], Durham,
Duke University Press, 2006  ; traduction française de Maxime Boidy  : Une histoire de la
modernité sonore, La Découverte  / Philharmonie de Paris, coll.  «  La rue musicale  », 2015,
p. 138.
13.Notizen zur Melodie der Dinge [1898], traduction de Bernard Pautrat, Paris, Allia, 2012.
14. « Théâtre et technologies sonores (1870-1910). Une réinvention de la scène, de l’écoute,
de la vision », thèse soutenue en 2010 à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
15. L’article fait partie d’un ensemble d’études réunies par Danièle Pistone, La voix parlée et
chantée (1890-1903). Étude et indexation d’un périodique français, Paris, Université Paris-
Sorbonne, OMF, série « Conférences et séminaires, no 47, 2011, p. 33-44.
16. Voir en particulier « Écouter en cercle(s). Le drame parlé et les architectes du son entre
1750 et 1830 », in Le Son du théâtre (XIXe-XXIe siècle), op. cit., p. 91-115.
17. Oskar Eberle, Cenalora. Leben, Glaube, Tanz und Theater der Urvölker , Olten / Fribourg en
Brisgau, Walter Verlag, 1954.
18. Pierre Sonrel, « Théâtres à construire », La revue théâtrale, 1, Paris, mai-juin 1946, p. 38.
19. Le 10  janvier 2013, disponible en audio et en vidéo sur le site internet du Collège de
France (http://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/course-2013-01-10-14h00.htm).
Voir aussi Laurent Feneyrou  (éd.), Musique et dramaturgie. Esthétique de la représentation au
e
XX  siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Esthétique », 2003.

20. «  Marivaux sauvage  », Travail théâtral, no  XIV, 1974, repris dans Théâtre en jeu, Paris,
Seuil, 1979, p. 153. Frédéric Maurin, auteur d’un ouvrage majeur sur Robert Wilson (Robert
Wilson. Le temps pour voir, l’espace pour écouter  [1998], Arles/Paris, Actes Sud/Académie
expérimentale des théâtres, coll.  «  Le temps du théâtre  », 2010) a souvent rappelé que le
théâtre d’images avait été d’emblée associé, illégitimement selon lui, à un «  discrédit jeté
sur le verbe ».
21. Odette Aslan, «  Les éléments d’une poétique  », in Odette Aslan  (éd.), Chéreau, Paris,
Éditions du CNRS, coll. « Les voies de la création théâtrale », no XIV, 1986, p. 66.
22. L’Ode funèbre maçonnique a déjà été entièrement diffusée à l’ouverture du spectacle,
avant le prologue.
23. « Paroles en répétition », in Georges Banu et Mark Blezinger (éd.), Klaus-Michaël Grüber. Il
faut que le théâtre passe à travers les larmes, Paris, Éditions du Regard  / Académie
expérimentale des théâtres / Festival d’automne, 1993, p. 15.
24. Stéphane Braunschweig, «  Le travail de la mélancolie  », in Georges Banu et Mark
Blezinger (éd.), op. cit., p. 175-176.
25. Jean-Pierre Vincent, «  Le lieu de la parole  », in Gaëlle Breton  (éd.), Théâtres, Paris,
Éditions du Moniteur, 1989, p. 22.
26. Propos recueillis par Martine Silber, Le Monde, 19 juillet 2008.
27. Peter Sloterdijk, « Introduction », Sphères I, Bulles [1998], traduction d’Olivier Mannoni,
Paris, Fayard/Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2002, p. 31.
28. « Paradiso à Avignon », livret accompagnant le DVD Inferno, Purgatorio, Paradiso de Romeo
Castellucci, Arte éditions, 2009, p. 27.
29. Sur tous ces points, voir Frédéric Maurin, Robert Wilson, op. cit.
30. Il existe quelques exceptions remarquables. Voir par exemple Helga Finter, Le Corps de
l’audible. Écrits français sur la voix, 1979-2012, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang,
coll. « Theaomai », 2014.
31. « Le refus de l’humilité qui consiste à se tenir à l’écoute des hommes du passé en vue de
détecter et non de décréter les passions qui les animaient s’accorde à la disparition de cette
lecture des sons qui constituaient un paysage sonore. » Alain Corbin, Les Cloches de la terre.
Paysage et culture sensible dans les campagnes au XIXe  siècle [Albin Michel, 1994], Paris,
Flammarion, coll.  « Champs » 2006, p. 14.
32.Imaginer signifiait « considérer, examiner », ou encore « écouter ». Exemple : « Lors me
boutai un peu avant  / Plus près de li, pour mieux imaginer  / Son chant  », Dictionnaire de
l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy, 1881.
33. Nous renvoyons à la troisième des quatre écoutes de Pierre Schaeffer : « écouter, ouïr,
entendre, comprendre ». Voir le Traité des objets musicaux [1966], Paris, Seuil 2002, p. 116.

AUTEUR
MARIE-MADELEINE MERVANT-ROUX
Marie-Madeleine Mervant-Roux est directeur de recherche émérite au CNRS (laboratoire
THALIM [Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité], équipe ARIAS).
Ce qu’il advient de la musique
quand Tannhäuser devient un
peintre
Bernard Sève

1 Les opéras sont, comme toutes les pièces musicales à l’exception des
seules œuvres de musique purement instrumentale, des synthèses de
l’hétérogène 1 . Dans un opéra se combinent en effet différents
systèmes de signification hétérogènes : le texte (le livret), la musique
vocale et instrumentale, la logique de l’action dramatique, et enfin
l’ensemble complexe et lui-même «  synthétique  » formé de la mise
en scène, avec ses choix de gestes et de déplacements dans l’espace,
des décors, des costumes, des jeux de lumière et, éventuellement,
des «  machines  » (effets spéciaux de toute espèce, dont les vidéos
aujourd’hui omniprésentes). Les didascalies, écrites par le
compositeur en vue d’encadrer quelque peu les mises en scène
futures, ont un statut particulier  : elles n’appartiennent pas
pleinement à l’œuvre (contrairement au texte, à la musique et à
l’action dramatique) mais expriment plutôt la façon dont le
compositeur envisage le passage de son œuvre à la scène. Il serait
cependant infondé de les considérer comme nulles et non avenues,
quand bien même il serait évident qu’elles sont inutilisables dans le
contexte contemporain. Les didascalies se tiennent à la frontière de
l’œuvre : à la fois dedans et dehors.
2 Les droits et devoirs des metteurs en scène font l’objet, tant au
théâtre qu’à l’opéra, de débats polémiques et théoriques. Ces débats
sont souvent confus, faute d’accord sur les principes. Distinguons,
dans le vocabulaire d’Umberto Eco, l’intentio auctoris (les intentions
de l’auteur, telles qu’elles peuvent être inférées de ses paratextes
auctoriaux, de sa correspondance, de ses déclarations publiques ou
privées, de ses didascalies, etc.), l’intentio operis (la signification de
l’œuvre elle-même, quand elle est interprétée de façon correcte et
compétente, signification qui peut en partie échapper à l’auteur de
l’œuvre) et l’intentio lectoris (les significations que le lecteur décide
de trouver dans l’œuvre, par suite de la liberté herméneutique
absolue qu’il s’accorde 2 ). L’importance relative accordée à ces
différentes intentiones explique les divergences et oppositions quant
aux droits et devoirs des metteurs en scène, en général (question de
théorie de l’art) et en particulier (question d’évaluation critique de
tel ou tel choix concret de mise en scène).
3 Je voudrais, dans la présente étude, examiner un cas
particulièrement intéressant  : celui où un choix de mise en scène
non seulement contredit frontalement aussi bien l’intentio auctoris
que l’intentio operis (cela est banal), mais conduit en outre à une
mutation ontologique fondamentale de tout ou partie de l’œuvre
considérée. L’exemple en question est la mise en scène de
Tannhäuser, de Richard Wagner, par Robert Carsen (création à
l’Opéra de Paris, Bastille, le 6  décembre 2007 3 ). Les analyses qui
vont suivre sont, ou du moins veulent être, objectives, argumentées
et soumises à la discussion  ; elles portent, pour l’essentiel, sur
certaines conséquences paradoxales du choix fondamental fait par
Carsen. Que le metteur en scène ait ou non perçu ces conséquences,
ce que j’ignore, est sans importance pour le raisonnement.

4 Je dois supposer connus de mon lecteur l’argument et la trame


dramatique de Tannhäuser und der Sängerkrieg auf Wartburg. Le titre
complet donné par Wagner à son ouvrage revêt ici une importance
particulière  : «  Tannhäuser et la compétition des chanteurs à la
Wartburg [au château de Wartburg]  » (la traduction française
habituelle est Tannhäuser et le tournoi des chanteurs à la Wartburg).
Tannhäuser est un Minnesänger (chanteur d’amour courtois), partagé
entre l’amour sensuel (Vénus) et l’amour pur et religieux
(Élisabeth) ; le sommet dramatique, qui donne son titre (auctorial) à
l’opéra, est, dans l’acte II, la compétition entre trois Minnesänger au
château de Wartburg  : chantent successivement Wolfram von
Eschenbach, Biterolf, puis Tannhäuser, dont l’éloge de l’amour
sensuel provoque la fureur des chevaliers-chanteurs ; Tannhäuser ne
sera sauvé que par l’intervention de la pure Élisabeth ; Tannhäuser
ira en pélerin à Rome demander son pardon au pape, qui ne le lui
accordera pas  ; il revient désespéré pour mourir, rejoignant
Élisabeth au ciel – ciel qui lui pardonne, malgré le pape 4 .
5 Ce bref résumé suffit à faire comprendre l’audace de la mise en scène
de Robert Carsen  : il fait de Tannhäuser, et des autres Minnesänger,
des peintres. La mise en scène de l’ouverture nous montre des
peintures, des tableaux (dont on ne voit que le chassis), des corps qui
se roulent dans la peinture ; et la suite de la mise en scène est fidèle à
ce choix. Que cette mise en scène contredise en permanence le livret
de l’opéra (rédigé par Wagner lui-même) et ses didascalies,
particulièrement abondantes, n’est pas ce qui me retient  : la chose
est massive, évidente, et manifestement présupposée par le choix de
Carsen. C’est bien parce que le Tannhäuser de Wagner est un
Minnesänger, un chanteur, et qu’il ne peut pas être autre chose, qu’il
peut être intéressant pour Carsen d’en faire un peintre. S’emparer
d’une œuvre pour lui faire dire tout autre chose que ce qu’elle dit est
un geste typiquement contemporain, comme l’a souligné Arthur
Danto. Ce geste n’est rien en soi  : il n’est pas bon parce que
contemporain et contre-intentionnel, il n’est pas mauvais parce que
contemporain et contre-intentionnel. Ce qui m’importe est de
mesurer les effets artistiques de tel ou tel choix.
6 Le choix de Carsen est donc de picturaliser l’action de Tannhäuser.
Cette picturalisation représente un défi à certains égards
prodigieux : le concours de chant à la Wartburg doit être remplacé
par un concours de peinture, et la grande salle de la Wartburg par
une galerie de peinture. Mais Carsen tient son concept jusqu’au bout,
et la brève scène finale de l’acte III voit Tannhäuser récompensé par
un chèque (chez Wagner il meurt) pendant que sa toile est accrochée
aux murs d’une galerie couverte de tableaux célèbres (Bacon,
Courbet, Modigliani, etc.). Relevons brièvement que la peinture et les
tableaux présentent, dans cette mise en scène, un double sens. D’un
côté les toiles peintes expriment différentes conceptions de l’amour
(aussi bien celle de Tannhäuser, sensuelle, que celles de Biterolf et de
Wolfram von Eschenbach, idéales)  ; de l’autre, elles signifient le
péché (chaque pélerin part en portant une toile exprimant ses
fautes, et revient de Rome avec le chassis vide, le pape lui ayant
remis ses péchés  ; seul Tannhäuser, impardonné, revient avec sa
toile). Il n’y a pas en principe de contradiction entre ces deux
orientations  : dans la logique de Carsen, la peinture peut exprimer
toutes les pensées, « bonnes » ou « mauvaises ». La logique de la mise
en scène met cependant massivement l’accent sur «  le péché de la
peinture » ou la peinture comme péché.
7 Le principal de mon analyse porte sur le Sängerkrieg auf Wartburg (la
compétition de chanteurs à la Warburg), transformé donc en
Malerkrieg in der Kunstgalerie (compétition de peintres dans la galerie
d’art), au cœur de l’acte II de l’opéra. La grande salle de la Wartburg
abrite, dans le livret de Wagner, un concours de chant sur thème
imposé (dévoiler l’essence de l’amour). Les trois airs chantés par
Wolfram von Eschenbach, Biterolf et Tannhäuser ont donc, chez
Wagner, un double statut  : ils sont chantés dans l’opéra comme
«  étant chantés dans le drame  ». En termes d’analyse
cinématographique  : ces chants sont intra-diégétiques (ils sont
entendus comme chant par les protagonistes du drame),
contrairement par exemple à la déclaration du landgrave avant la
compétition, musique extra-diégétique (qui n’est pas entendue
comme chant par les protagonistes).
8 Ce chant dans le chant, dont la structure en abyme est relativement
banale (tableau dans le tableau, représentation dans la
représentation, théâtre dans le théâtre, etc.), obéit à un double
principe artistique  : le principe d’homogénéité des mediums et le
principe d’effectuation. Ces principes ne sont pas propres au genre
de l’opéra, on pourrait les retrouver dans d’autres situations
comparables (L’Illusion comique de Corneille par exemple, ou Le
Véritable Saint Genest de Rotrou).
9 Principe d’homogénéité  : l’œuvre représentée (un chant) relève du
même médium musical que l’œuvre dans laquelle elle est
représentée (un opéra). Le Lied de Wolfram ou celui de Tannhäuser
doivent donc faire l’objet d’une double écoute de la part du
spectateur, assis dans la salle  : le Lied est en effet (i)  musique de
Tannhäuser (le personnage de l’opéra) et (ii)  musique de Wagner
(l’auteur de l’opéra)  ; il n’est pas purement musique de Wagner
(comme le discours du landgrave annonçant le concours, qui, dans la
diégèse, ne chante pas mais parle), mais musique de Wagner
présentant la musique de Tannhäuser. Le compositeur écrit la
musique qu’est censé improviser son personnage. Si par exemple
nous trouvions quelque vulgarité dans le chant de Tannhäuser, ou
quelque archaïsme dans celui de Wolfram, il ne faudrait pas
immédiatement en imputer la responsabilité à Wagner, compositeur
de l’opéra, mais à Tannhäuser et Wolfram, personnages de l’opéra ;
même remarque pour l’accompagnement instrumental, et
notamment pour l’usage central de la harpe, sur laquelle nous
reviendrons. Ce double régime de l’écoute et de l’attention est
capital : il est requis par toute œuvre artistique jouant sur la mise en
abyme et l’étagement des degrés de la représentation. C’est la même
double écoute et double attention qui est requise du spectateur du
Véritable Saint Genest.
10 Principe d’effectuation : dans l’opéra de Wagner, Tannhäuser et les
autres Minnesänger subissent effectivement l’épreuve de la
compétition en live, ils produisent une œuvre sous nos yeux et nos
oreilles, et d’abord sous les yeux et oreilles des chevaliers et nobles
dames réunis pour les départager ; ils chantent effectivement devant
un public qui les juge (le public de la Wartburg, mais aussi, au degré
deux, celui de l’Opéra) ; la didascalie précise même qu’au moment de
répondre au chant de Wolfram, Tannhäuser «  saisit sa harpe d’un
geste brusque » (er kräftig die Harfe greift 5 ) : cette brusquerie même
dans la saisie de l’instrument, ce geste fiévreux du musicien en proie
à la passion, ont un sens artistique et musical.
11 Ces deux principes d’homogénéité et d’effectuation ne peuvent pas
être respectés dans la mise en scène picturale de Carsen. Chez
Carsen, Tannhäuser et ses compétiteurs n’effectuent pas le concours
sous nos yeux, ils ne peignent pas  ; et s’ils montrent le produit de
leur art, en soulevant le voile qui le recouvrait, c’est au public de la
Wartburg (ou plutôt de la Kunstgalerie) seulement, non à celui de
l’Opéra (je reviendrai sur ce point plus loin). L’œuvre (musicale) est
improvisée dans le drame de Wagner, selon le code d’une
improvisation sur thème  ; l’œuvre (picturale), chez Carsen, a été
peinte avant le concours. Mais la mutation ontologique est plus
importante encore. Les airs chantés sur la scène changent de statut :
d’œuvres musicales présentées au jugement du public de la
Wartburg et de l’Opéra, ils deviennent commentaires d’œuvres
picturales. Or il y a un abîme ontologique et artistique entre une
œuvre et le commentaire qu’en fait son auteur. On ajoutera que le
commentaire est, du point de vue de la logique dramatique, moins
nécessaire que l’œuvre. Chez Wagner, c’est l’œuvre (chantée) qui est
présentée, sans cela il n’y aurait pas matière à compétition  ; mais
chez Carsen, le chant n’est plus que commentaire, et n’est donc plus
indispensable  : le drame ne peut pas se passer des œuvres en
compétition, il pourrait se passer des commentaires auctoriaux (le
public de la Kunstgalerie pourrait juger par lui-même des tableaux
sans avoir besoin du commentaire auctorial du peintre). Dans la mise
en scène de Carsen, le tableau n’est dévoilé qu’à la dernière note du
chant, lequel pourrait donc être plutôt interprété comme une
captatio benevolentiae que comme un commentaire proprement dit.
Cette subtilité ne modifie pas le fond du problème. Même si aucune
note écrite par Wagner n’est modifiée, c’est le statut même de ces
Lieder (gardons le mot du livret) qui est transformé. Et l’important
effectif de musique de scène prévu par Wagner devrait, en bonne
logique, être rapatrié dans la fosse d’orchestre 6 . Cela mérite
développement. L’instrumentarium de scène a une double fonction  :
sonore et dramatique. Du point de vue dramatique, les effets de
scène soulignent la construction en abyme de l’opéra, le fait que ses
héros sont des chanteurs et des musiciens. Du point de vue sonore,
Wagner cherche des effets acoustiques et musicaux particuliers. On
relèvera par exemple la répartition minutieuse des cors naturels
(Waldhörner) prescrite par Wagner dans l’acte I, scène 3 7 . Il ne s’agit
plus là d’une didascalie, mais d’une prescription de jeu visant à
construire un espace sonore (sur ce point, les droits du metteur en
scène sont plus faibles ou moins assurés que ceux concernant les
didascalies). Mais la distinction que je viens de faire entre fonction
sonore et fonction dramatique est fragile  ; il existe une solidarité
forte entre espace sonore et mise en scène prévue par le
compositeur. Une mise en scène tournant le dos à l’esprit (sinon aux
détails) des didascalies risque d’entrer en conflit avec les
prescriptions de jeu, lesquelles concernent la substance musicale de
l’œuvre. Wagner précise que les trombones doivent être installés
derrière la scène dans l’acte  III, scène  3 8 , et les différents
emplacements des cors de l’acte  I, scène  3, sont minutieusement
indiqués par Wagner, dans les deux cas pour des raisons
acoustiques  ; mais les mêmes cors, à la fin de l’acte  I, scène  4 9 ,
obéissent à des motifs à la fois acoustiques et diégétiques. Je veux
simplement dire qu’il n’y a pas d’un côté les didascalies et de l’autre
les prescriptions de jeu (concernant non seulement le choix des
instruments, mais aussi leur place dans la fosse, les coulisses ou la
scène) ; ces deux modes d’indication auctoriale sont en interaction,
et éminemment chez Wagner.
12 Le principe d’homogénéité ne peut pas être davantage respecté que
le principe d’effectuation. La mise en scène picturaliste remplace
l’homogénéité (un chanteur dans un opéra) par l’hétérogénéité (un
peintre dans un opéra). En conséquence, la double écoute est
inévitablement remplacée par une écoute à un seul niveau : le chant
de Tannhäuser devenu peintre est entièrement imputable à Wagner
et ne relève que d’une écoute simple, puisque dans le drame repensé
par Carsen Tannhäuser ne chante pas mais commente son tableau.
J’insiste  : chez Carsen, le ténor en charge du rôle de Tannhäuser
chante, mais Tannhäuser lui-même ne chante pas. La différence
artistique est essentielle : le dédoublement attentionnel n’a plus lieu
de s’exercer, parce que l’œuvre elle-même (la scène écrite par
Wagner) passe de l’étagement d’un double plan à un plan unique.
L’étagement, la dénivellation propres à toute mise en abyme sont
par là même détruits, et l’opéra de Wagner passe, pour ainsi dire, du
volume au plan : une dimension est perdue.
13 Résumons : au lieu d’une écoute double d’une œuvre dans l’œuvre, le
spectateur de l’Opéra-Bastille est invité à l’écoute simple d’un
commentaire d’une œuvre pour lui invisible.
14 Cette double torsion imposée à la structure opératique et opérale de
Tannhäuser entraîne quelques autres paradoxes.
15 Carsen choisit, on l’a dit, de faire dévoiler le tableau d’un geste sec
tout à la fin du commentaire du peintre (et cela dans les trois cas :
Wolfram, Biterolf, Tannhäuser). J’ignore les raisons de ce choix  : le
metteur en scène aurait pu décider de dévoiler d’emblée le tableau
(au début, et non à la fin, du commentaire du peintre). Le public (de
la Kunstgalerie) réagit donc immédiatement à la vue d’un tableau
qu’il n’a pu entrevoir qu’une seconde  ; alors que chez Wagner le
(double) public (de la Wartburg et de l’Opéra) forme son jugement au
fur et à mesure de la production de l’œuvre, du Lied. Cette décision
de dévoilement brusque a aussi pour conséquence (voulue ou non
voulue) d’éloigner la scène de toute plausibilité historique. Le
Sängerkrieg voulu par Wagner correspond à une réalité historique
(même s’il va de soi que Tannhäuser n’est en rien une reconstitution
historique) ; les compétitions de musiciens appartiennent à la vie de
la musique dans pratiquement toutes les époques : qu’on songe aux
« concours de pianistes » si importants à la fin du XVIIIe siècle 10 . Les
compétitions entre peintres se déroulent tout autrement : ce sont les
Salons (L’Œuvre de Zola nous présente de façon vive la dimension de
dure compétition du Salon).
16 Un paradoxe subséquent concerne le public (de la diégèse) : que doit-
il regarder, comment doit-il écouter  ? S’il s’agit d’un Sängerkrieg, il
regarde naturellement le Minnesänger  ; dans le Malerkrieg imaginé
par Carsen, il ne peut regarder le tableau (recouvert d’un voile), il
regarde donc le peintre commentant une œuvre qui n’est pas encore
visible. Dans les deux cas, il regarde donc la même personne,
l’artiste, mais nullement sous la même catégorie  : Wolfram est
regardé en tant qu’il produit son œuvre, hic et nunc, chez Wagner, et
en tant qu’il a produit une œuvre encore celée, alibi et olim, chez
Carsen. La tension du regard et de l’écoute n’est pas la même  : un
musicien qui joue, a fortiori s’il improvise, risque de tomber
(hésitation, fausse note, chute de tension musicale, etc.) ; un peintre
qui commente son œuvre suscite une tension bien moindre : s’il fait
un lapsus ou bafouille, cela n’a aucune incidence sur le sens et la
valeur de son tableau, qui est déjà fait.
17 En ce point de mon raisonnement, il me paraît nécessaire
d’envisager la façon dont Carsen assume son choix picturalisant. Ce
choix est tenu tout au long de sa mise en scène, je l’ai dit. La mise en
scène est un art, Carsen est un artiste, et, comme la plupart des
artistes contemporains, il commente son travail (accordant donc,
par le fait, une valeur importante à l’intentio auctoris –  je ne
commenterai pas le paradoxe, d’une autre nature, que recèle cette
situation). Ce commentaire auctorial se trouve dans le programme
de l’Opéra de Paris 11 , dans lequel Robert Carsen signe à la fois un
«  Argument  » ou résumé de l’action en français 12 (également en
anglais, «  Synopsis  », et en allemand, «  Inhalt  »), et une étude (en
français) intitulée «  L’artiste du futur 13   », titre évidemment
démarqué du titre de Wagner, Die Musik der Zukunft (« la musique du
futur  »). Or ces textes de Carsen sont embarrassés. Étrangement,
Carsen ne dit pas : « Je sais très bien que Tannäuser est un chanteur,
j’en fais un peintre pour telle et telle raisons. » Il fait comme si, chez
Wagner même, Tannhäuser était un peintre, ou du moins un
«  artiste  » indifférencié. Cette attitude incompréhensible conduit à
de fâcheuses distorsions. Dans le résumé de l’acte  II, Carsen écrit  :
« Tannhäuser, encore possédé corps et âme par Vénus, rétorque par
un hymne pictural frénétique aux plaisirs charnels 14 .  » Le mot
pictural est assez choquant, puisque ce texte se présente comme le
résumé de l’opéra de Wagner (et non de sa mise en scène par Robert
Carsen). Dans « L’artiste du futur », Carsen emploie sans cesse le mot
œuvre pour éviter d’avoir à écrire chant ou Lied. Il y a là comme une
résistance de l’opéra aux choix de mise en scène, et les
euphémisations du metteur en scène peuvent être lues comme
autant de formations de compromis.
18 L’interprétation de Tannhäuser proposée par Carsen dans « L’artiste
du futur  » est simple  : Tannhäuser est «  un artiste  » (art
indéterminé) dont les audaces se heurtent à l’incompréhension et à
l’hostilité d’un public bourgeois. Cette lecture est appuyée, dans le
programme de l’Opéra de Paris, par la reproduction de nombreuses
œuvres plastiques ayant fait scandale  : Le Déjeuner sur l’herbe de
Manet, L’Origine du monde de Courbet, Fountain de Duchamp,
Ungleiches Liebespaar d’Otto Dix, une des Anthropométries d’Yves Klein,
les sérigraphies de Marilyn Monroe par Warhol, la photographie
d’une action de Hermann Nitsch, entre autres. Cette lecture
minimale du sens de Tannhäuser explique le choix de l’extrait du
texte de Baudelaire –  Richard Wagner et Tannhäuser à Paris (1861)  –
reproduit aux pages 54 à 59 du programme ; ce sont les pages les plus
anecdotiques qui ont été retenues, celles qui concernent l’échec
organisé de Tannhäuser lors des représentations parisiennes de 1861 ;
les pages les plus remarquables de l’essai de Baudelaire ne sont pas
reproduites 15 .
19 La difficulté qu’éprouve Carsen à assumer son choix dans le
paratexte qu’il écrit est l’écho d’un malaise lisible dans la mise en
scène elle-même. Les toiles peintes par Wolfram, Biterolf et
Tannhäuser ne sont en effet pas présentées au spectateur, qui n’en
voit que le chassis, de dos  ; ce choix est maintenu jusque dans la
scène finale, où la toile de Tannhäuser est accrochée face peinte
contre le mur. Le metteur en scène a bien senti qu’il y aurait quelque
ridicule à montrer une peinture effective, qui eût été à tous égards
déficiente. Comment trouver un tableau qui puisse rivaliser, dans
l’ordre pictural, avec les trois Lieder composés par Wagner dans
l’ordre musical  ? En conséquence, les cadres, chassis et toiles
mobilisés par Carsen dans sa mise en scène ne sont pas des
peintures, mais des signes de peinture –  un peu comme, dans le
théâtre élisabéthain, une pancarte marquée « forêt » valait pour un
décor de forêt (qui lui-même vaut pour une forêt de nature). Une
solution eût été de faire composer par les peintres actuellement les
plus en vue des toiles originales qui eussent pu être présentées sur
scène sans ridicule  ; mais, outre le coût financier, l’opération
n’aurait pas été comprise par le public. Une autre solution eût été de
montrer les peintres peignant à vif (un peu comme le fait Clouzot
dans Le Mystère Picasso, 1956) –  mais il eût fallu des interprètes à la
fois chanteurs lyriques et peintres…
20 Le destin historique des œuvres d’art, plastiques, littéraires ou
musicales, est de vivre dans un monde différent de celui dans lequel
et pour lequel elles ont été pensées. L’adaptation, ou ce que j’appelle
ailleurs «  l’altération 16   », est inévitable, et il n’y a pas à le
regretter. Selon leur nature, les différents arts demandent un « taux
d’altération  » différent. Aux deux extrémités  : l’architecture d’un
côté, l’opéra de l’autre. L’architecture est l’art qui traverse les
siècles, sinon sans altération (au sens usuel du terme), du moins sans
nécessité d’adaptation. Bien sûr Bernin mettra en 1644 des « oreilles
d’âne » au Panthéon d’Agrippa à Rome (ajout démantelé en 1882), et
on trouve bien d’autres exemples dans l’histoire des bâtiments  :
églises romanes ou gothiques «  baroquisées  » (souvent pour des
raisons plus politiques ou religieuses que simplement artistiques),
palais agrandis ou recomposés, etc. Mais les œuvres d’architecture
bénéficient d’une sorte d’inertie artistique qui les rend relativement
peu dépendantes de l’évolution du goût. À l’opposé, les œuvres
d’opéra présentent une intrinsèque fragilité artistique –  comme je
l’ai dit au début de cette étude, un opéra est une synthèse de
l’hétérogène particulièrement instable. Les didascalies vieillissent
très vite, et mal. Je ne puis creuser ici cette question pour elle-
même  ; mais on accordera que les didascalies de Wagner, souvent
impraticables (qu’on pense à celles du Ring), ont très mal vieilli. La
didascalie longue et précise de l’Ouverture de Tannhäuser fait sourire
à la simple lecture : Naïades, Grâces, Nymphes dans l’eau, Bacchantes
ivres, scènes d’orgie, Cupidons lançant leurs flèches du haut d’un
monticule, rien n’y manque ; une mise en scène qui essaierait de la
respecter déclencherait une franche hilarité, et tuerait la
représentation. Les didascalies relèvent d’une région de l’imaginaire
du compositeur différente de son imaginaire dramatique et musical
–  un imaginaire visuel et gestuel plus pauvre, plus stéréotypé, plus
soumis aux contingences de l’époque. Le destin historique des
didascalies est de devenir esthétiquement impraticables. C’est dans
ce destin historique qu’est fondée la nécessité du metteur en scène.
Le livret vieillit également, quoique moins vite  ; mais c’est la
musique qui vieillit le moins (cette proposition très générale doit
naturellement être nuancée dans certains cas particuliers) –  en un
autre sens, on peut d’ailleurs soutenir que la musique ne vieillit pas
du tout 17 . Il importe donc d’inventer des mises en scène qui
permettent à l’opéra de vivre, de vivre vraiment, dans une époque
qui n’est pas « la sienne ». Or « en art, tout n’est pas possible en tout
temps », pour reprendre l’immortel axiome de Wölfflin. Tout choix
de mise en scène invente et propose des ressources d’émotion et de
pensée propres, et, en retour, inhibe et élimine d’autres ressources
d’émotion et de pensée, immanentes à l’œuvre, mais qu’il ne peut
prendre en charge. Une balance peut être établie (ou du moins
proposée) entre ce que la mise en scène ajoute et ce qu’elle ôte à ce
que l’œuvre propose par elle-même. L’idée qu’une mise en scène soit
par principe «  sans perte  » est une idée absurde. Examinons donc
sous ce jour la proposition picturaliste de Carsen.
21 La picturalisation de Tannhäuser ne produit pas seulement les
paradoxes ontologiques analysés plus haut. Elle dissout certains liens
intrinsèques à l’œuvre écrite par Richard Wagner. Voir en
Tannhäuser un peintre incompris refoule deux dimensions très
importantes de Tannhäuser : le rapport à la religion, la réflexion sur
la puissance du son et de la musique.
22 Je passerai vite sur le premier aspect, malgré son grand intérêt.
Wagner n’a cessé de réfléchir sur le conflit entre paganisme et
christianisme ; c’est l’un des ressorts explicites de Lohengrin (Ortrud
versus Lohengrin), ce sera un thème au moins implicite de Parsifal.
Tannhäuser présente ce conflit avec une particulière clarté  : Vénus
versus Elisabeth. Ce conflit est musical autant qu’éthique,
métaphysique et religieux (« deux amours ont fait deux musiques »,
est-on tenté de dire en pastichant saint Augustin). L’anti-papisme de
Tannhäuser mérite aussi d’être relevé : le nom même de la Wartburg
évoque Luther, et le pape apparaît comme un homme dur et cruel,
finalement désavoué par Dieu  ; l’intercession extra-ecclésiastique
d’Elisabeth aura eu plus d’effet que le refus d’absolution du Saint-
Père. On soulignera que l’opposition Vénus / Elisabeth n’est pas une
opposition exclusive simple ou simpliste. Comme le remarque Olivier
Py, «  Wagner considère que Vénus et Elisabeth sont suffisamment
d’accord pour discorder. C’est presque un phénomène harmonique.
Vénus aime Tannhäuser comme une femme, non comme une
prostituée ou une simple déesse. Elisabeth n’est pas une sainte
éthérée, mais une femme qui désire et fait un parcours très parallèle
à celui de Tannhäuser 18 . »
23 Le second aspect est essentiel. Il faudrait suivre pas à pas le livret
écrit par Wagner, ainsi que ses foisonnantes didascalies, et, pas à pas,
réécouter la musique composée sur ce livret, pour mesurer la
complexité de la réflexion wagnérienne sur la puissance du son. Je
parle, dans tout ce qui suit, uniquement des sons qui appartiennent à
la diégèse de l’opéra, des sons entendus, et le plus souvent joués, par
les personnages du drame. Voici un bref relevé de ces sons intra-
diégétiques :
Acte I, scène 1 : le chant voluptueux des Sirènes 19 .
Acte  I, scène  2  : le chant de Tannhäuser Dir töne Lob  ; Tannhäuser
s’accompagne de sa harpe 20 . Cette précision organologique se
trouve dans la bouche de Vénus (Mein Sänger, auf ! Ergreife deine Harfe
21  !) ainsi que dans la didascalie, qui précise que le chanteur jouant

Tannhäuser doit mimer les gestes d’un harpiste en ayant entre les
mains un instrument factice (durch richtige Bewegungen die Begleitung
auf dem Schein-Instrumente nachahmen zu können 22 ,). L’allusion que
fait Tannhäuser aux cloches entendues en rêve et au rossignol 23 ne
produit aucun son réel, mais donne une sorte de couleur sonore
intradiégétique au passage.
Acte  I, scène  3  : le chant du jeune berger 24 accompagné de sa
Schalmei (« chalumeau ») (jouée par un cor anglais ; on notera que le
chant du berger et la mélodie jouée par le cor anglais alternent – ce
qui est logique, puisque le berger ne peut pas à la fois chanter et
jouer, mais les conventions de l’opéra auraient autorisé un illogisme
sur ce point) ; la didascalie précise que l’on entend les clochettes de
ses moutons (rien dans la partition ne correspond à cette
indication)  ; puis on entend le chant des vieux pélerins 25 , qui
s’entrelace avec l’air joué sur son chalumeau par le berger. Wagner
propose ici une union inattendue entre musique sacrée et musique
profane (profane, mais non païenne), une sorte de «  polyphonie
méta-musicale  » (unissant non seulement des mélodies différentes,
mais des types de musique différents) –  ou, plus simplement, un
mixage. Le chœur des pélerins chantant a cappella, ce mixage est
entièrement intra-diégétique.
Acte I, scène 4 : le chœur final des Sänger et du landgrave (Die ihm den
Übermut beschworen 26 ) est aussi chant dans la diégèse. À la fin de
l’acte 27 , le landgrave joue du cor et des sonneries retentissent « de
tous côtés  » (didascalie  : der Landgraf stöszt in sein Horn  ; lautes
Hornschmettern und Rüdengebell antwortet ihm  ; le public de l’Opéra
entend ces fanfares, mais les personnages du drame les entendent
aussi).
Acte II, scène 1 : le salut d’Elisabeth à la salle de la Wartburg 28 peut
être considéré comme chanté dans la diégèse, mais on peut contester
ce point.
Acte II, scène 4 : les trois chants de concours, intra-diégètiques par
excellence 29   ; à la fin de l’acte, les jeunes pélerins chantent a
cappella 30 , et la didascalie précise que tous s’arrêtent pour écouter
le chant (Alle haben, den Gesang vernehmend […] gelauscht). Le
caractère a cappella de ces différents chœurs de pélerins accentue la
dimension intra-diégétique de la musique.
Acte  III, scène  1  : le chœur des vieux pélerins, toujours a cappella
(Beglückt darf nun dich 31 ). Il est peu vraisemblable que la prière
d’Elisabeth (Allmächt’ge Jungfrau 32 ) soit chantée dans la diégèse
(aucune didascalie explicite ou implicite ne le fait penser). Après son
dialogue avec Elisabeth, Wolfram commence à jouer de la harpe
(didascalie : Wolfram […] beginnt auf der Harfe zu spielen 33 ).
Acte  III, scène  2  : Wolfram accompagne son chant Wie Todesahnung
34 à la harpe, comme l’indiquait la didascalie de la page

précédente.
Acte III, scène 3 : Tannhäuser entend la harpe de Wolfram (Ich hörte
Harfenschlag 35   : didascalie implicite confirmant la didascalie
explicite de la page 362). Dans la remontée au Venusberg (le mont de
Vénus), Tannhäuser et Wolfram entendent des chants d’allégresse
(Hörst du nicht jubelnde Klänge 36   ?), de même qu’un peu plus loin
Wolfram demande à Tannhäuser s’il n’entend pas les chants des
Sänger et chevaliers (Und hörst du den Gesang  ? —  Ich höre 37   ; leur
chant commence juste après que Wolfram a prononcé le nom
d’Elisabeth, répété par Tannhäuser 38 ). Toute la fin de l’opéra est,
dans la diégèse, chantée.
24 Tannhäuser est, on le voit par ce simple relevé, une réflexion
musicale sur la puissance de la musique et, plus largement, sur la
puissance du son en général. Les didascalies explicites (écrites par
Wagner sur la partition) ou implicites (déductibles du texte chanté
par les personnages) sont extrêmement précises, et l’écriture
musicale de l’opéra ne l’est pas moins. Tout autant qu’à l’amour,
terrestre ou divin, les personnages sont en proie à la puissance de la
musique. La lutte entre les deux amours qui se partagent le cœur de
Tannhäuser est aussi une lutte entre deux musiques – quelle sera la
delectatio victrix ? Baudelaire a parfaitement entendu cela, j’y reviens
plus loin.
25 J’ajoute qu’on trouve dans Tannhäuser ce que j’ai appelé ailleurs une
«  présentation esthétique  » de la condition organologique de la
musique 39 , et notamment une « présentation esthétique » de trois
instruments de musique  : le cor anglais, valant pour le chalumeau
(instrument du berger), le cor naturel ou cor de chasse (Waldhorn,
instrument du landgrave) et, par dessus tout, la harpe (instrument
des Minnesänger). Ces instruments sont joués et actifs dans l’action
dramatique, et chacun représente un certain type de pouvoir du son
musical. La fonction du cor anglais (pastoral) et du cor naturel
(solennel et «  politique  ») est traditionnelle  ; la harpe est un
instrument beaucoup plus énigmatique. C’est au Moyen Âge
l’instrument du guerrier, du chevalier 40 , un instrument « viril » et
non «  féminin  » (les stéréotypes sexuels accolés aux instruments
sont historiquement variables)  ; mais c’est aussi un instrument
éthiquement instable, il peut chanter l’amour terrestre aussi bien
que l’amour céleste, il est aussi bien l’instrument de Wolfram que
celui de Tannhäuser. Il est l’instrument principal de Tannhäuser,
sinon de par sa place effective dans l’orchestre de l’opéra, du moins
par sa place symbolique dans l’univers musical de l’œuvre 41 . Et
Tannhäuser propose aussi, cela va de soi, une présentation esthétique
de la voix humaine considérée comme voix chantante, voix musicale
professionnelle.
26 Le concours de chants à la Wartburg est la mise en abyme (ou la mise
en évidence) de ce Sängerkrieg au second degré que met en scène et
en œuvre la totalité de l’opéra : il ne s’agit pas seulement d’opposer
des Sänger, des chanteurs ou des artistes, pour déterminer qui est le
plus talentueux  ; il s’agit d’opposer des musiques, des formes de
musique. La musique ici musicalement problématisée par Wagner
n’est bien sûr pas la musique absolue selon Hanslick, que Wagner
combat 42   ; c’est une musique organiquement liée à la poésie, à
l’amour et au drame. Aucune des musiques diégétiques de l’opéra
n’est gratuite ou libre, toutes sont des musiques de vie, et par là
même des musiques de combat. Aux chants des Sirènes s’opposent
les chants des jeunes pélerins  ; aux chants érotiques, les chants
religieux  ; au carmen de Vénus, la prière d’Élisabeth. La simple
chanson du berger ouvre l’âme de Tannhäuser et le rend réceptif au
chant des pélerins  : ce n’est donc pas une chanson simplement
décorative ou pittoresque. La puissance émotionnelle de ce chant des
pèlerins n’a d’équivalent que le chant de Pâques dans la Damnation de
Faust de Berlioz. Cette réflexion sur la puissance de la musique est
explicite dans le dialogue entre Elisabeth et Tannhäuser au début de
l’acte II (Elisabeth, Ich preise dieses Wunder) : le chant de Tannhäuser
procure aussi bien « amère souffrance » qu’« enivrant bonheur », à
quoi Tannhäuser répond que c’est le dieu d’amour qui lui a dicté ses
chants (Doch welch ein seltsam neues Leben, p. 170 sq.).
27 Wagner a construit son opéra sur la figure d’un Minnesänger, parce
que pour lui la musique est la langue de l’amour 43 , ou plutôt la
langue des amours : il y l’amour de Venus et l’amour d’Elisabeth, le
chant de Vénus et le chant d’Elisabeth, le chant pour Vénus et le
chant pour Elisabeth. C’est dans la musique même, dans la musicalité
de la musique, que se noue le conflit du chant de l’amour profane et
du chant de l’amour sacré. Baudelaire ne s’y est pas trompé, lorsqu’il
entend dans l’ouverture de Tannhäuser la lutte de deux amours, la
lutte de Satan et de Dieu, qui est musicalement la lutte de deux
thèmes, la mélodie sensuelle et le chant religieux.
Où donc le maître a-t-il puisé ce chant furieux de la chair, cette connaissance
absolue de la partie diabolique de l’homme  ? Dès les premières mesures [de
l’ouverture de Tannhäuser] les nerfs vibrent à l’unisson de la mélodie ; toute chair
qui se souvient se met à trembler 44 . »
Et encore :
L’ouverture de Tannhäuser, comme celle de Lohengrin, est parfaitement
intelligible, même à celui qui ne connaîtrait pas le livret  ; […] cette ouverture
contient non seulement l’idée mère, la dualité psychique constituant le drame,
mais encore les formules principales, nettement accentuées, destinées à peindre
les sentiments généraux exprimés dans la suite de l’œuvre, ainsi que le
démontrent les retours forcés de la mélodie diaboliquement voluptueuse et du
motif religieux ou Chant des pélerins, toutes les fois que l’action le demande 45 .
28 La picturalisation de Tannhäuser ne permet pas à ces thématiques,
inscrites dans la structure textuelle, dramatique, musicale et
organologique de l’opéra, d’apparaître. Mais l’expérience est
intéressante, ne serait-ce que pour faire apparaître la logique des
torsions ontologiques et des abandons thématiques qu’entraîne un
pareil choix, et donc révéler par contraste la profonde cohérence
artistique de cette synthèse exceptionnelle qu’est Tannhäuser. À cet
égard, il pourrait être intéressant, au moins dans une expérience de
pensée, de se livrer à une contre-épreuve : transformer en musiciens
les héros de Benvenuto Cellini ou de Mathis der Maler.

NOTES
1. Sur cette notion, voir Bernard Sève, « Paroles et musiques, dérivations, hétérogénéités et
transactions artistiques », in Catherine Naugrette et Danièle Pistone (éd.) Paroles et musiques,
Paris, L’Harmattan, 2012, p. 81-93. Dans un texte dont nous reparlerons, Baudelaire écrit de
l’opéra qu’il est «  l’art par exellence, l’art le plus synthétique et le plus parfait  » (Richard
Wagner et Tannhäuser à Paris, in Charles Baudelaire, Critique d’art, Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 1992, p. 442).
2. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p.  29-32. Eco précise un
point très important : l’intentio auctoris et l’intentio operis font l’objet d’une recherche de la
part de l’interprète, alors que l’intentio lectoris fait l’objet d’une prescription de l’interprète.
Cette dissymétrie entre les deux premières intentiones et la troisième est capitale.
3. Cette mise en scène captée en avril 2008 est disponible en Blu-ray et DVD chez C. Major.
4. Il est toujours intéressant de lire le vieil article de Gaston Paris, «  La légende du
Tannhäuser », Légendes du Moyen Âge, Paris, Hachette, 1904.
5. Je fais référence au reprint de l’édition originale de 1845, Tannhäuser, New York, Dover
Publications, 1984 (ici : p. 558) ; ce reprint inclut les modifications apportées par Wagner en
1847 et comporte en annexe (p. 420-574) les modifications de la version dite « de Paris » de
1861. La didascalie que je reproduis ici ne se trouve que dans la version parisienne. Pour un
premier repérage dans l’histoire philologique complexe de cet opéra, voir l’entrée
«  Tannhäuser et le tournoi des chanteurs à la Wartburg  » dans le Dictionnaire encyclopédique
Wagner, publié sous la direction de Timothée Picard, Arles  / Paris, Actes Sud / Cité de la
Musique, 2010, p. 2061-2069.
6. L’instrumentarium de scène est lisible sur la partition, ou dans l’article « Tannhäuser » du
Dictionnaire encyclopédique Wagner, op. cit., p. 2062.
7. Richard Wagner, Tannhäuser, op. cit., p. 109.
8.Ibid., p. 409.
9.Ibid., p. 150-152.
10. Voir Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard, 1998, chap. VII, « Le
duel pianistique Beethoven-Wölffl  : débats esthétiques et barrières sociales  ». Un duel
pianistique célèbre opposa, devant l’Empereur, le jeune Mozart à Clementi le 24 décembre
1781.
11. « Richard Wagner, Tannhäuser », Paris, Publications de l’Opéra national de Paris, 2007.
12.Ibid., p. 32-33.
13.Ibid., p. 36-37.
14. En anglais : With a frenzied and graphic hymn ; mais en allemand simplement : mit einem
glühenden Loblied. En réalité, la version allemande n’est nullement la traduction des versions
française et anglaise du résumé signé, dans les trois cas, « Robert Carsen ». Là où l’anglais et
le français évitent soigneusement les mots chant ou chanteur, l’allemand les emploie sans
hésiter. Comparer : « Elisabeth salue avec exaltation la salle où elle admira pour la première
fois l’œuvre de Tannhäuser », Elisabeth extols the hall where she first encountered Tannhäuser’s
artistry et Elisabeth rühmt den Ort, an dem sie zum ersten Mal Tannhäusers Sängerkunst vernahm.
Ou encore  : «  Le landgrave promet la main d’Elisabeth au vainqueur d’un concours  », the
Landgrave promises Elisabeth’s hand to the winner of a contest et der Landgraf verspricht Elisabeths
Hand dem, der […] aus dem Sängerwettstreit als Sieger hervorgeht.
15. Les pages citées de Baudelaire correspondent au texte intitulé Encore quelques mots, qui
est un addendum, daté du 8  avril 1861, au texte principal, Richard Wagner et Tannhäuser à
Paris, daté du 18 mars 1861 ; cf. Charles Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 468-475.
16. Bernard Sève, L’Altération musicale, ou ce que la musique apprend au philosophe, Paris, Seuil,
coll. « Poétique », 2002 (2013 pour la deuxième édition précédée d’une préface inédite). Ces
adaptations relèvent de ce que j’appelle « Altération III » (p. 179-198).
17. Sur cette question du vieillissement inégal des éléments de la synthèse opératique, voir
Bernard Sève, «  Paroles et musiques, dérivations, hétérogénéités et transactions
artistiques », op. cit., p. 82-83.
18. Olivier Py, interview au journal genevois Le Temps, 23  septembre 2005, à propos de sa
propre mise en scène de Tannhäuser à Genève. Py avait notamment fait intervenir un
performeur « hardeur » (Hervé-Pierre Gustave) qui traversait la scène, le sexe en érection,
durant l’ouverture de l’opéra. C’était une manière de respecter, en les adaptant, les
didascalies de Wagner. Py souligne par ailleurs justement le lien entre sexualité et
paganisme  : «  le Venusberg ne symbolise pas seulement l’amour sexuel, mais aussi le
paganisme. On ne peut imaginer opposition plus frontale à la parole chrétienne. C’est bien
la raison pour laquelle le phallus est présent dans ma mise en scène. C’est une célébration
païenne, ce n’est pas que de la débauche. »
19. Richard Wagner, Tannhäuser , op. cit. , p. 58  sq .
20. Ibid., p. 73  sq .
21. Ibid. , p. 71.
22. Ibid., p. 72.
23. Ibid., p. 67 et 69.
24. Ibid., p. 105  sq .
25. Ibid., p. 106-107.
26. Ibid., p. 137 sq.
27. Ibid., p. 150-152.
28. Ibid., p. 158  sq .
29. Ibid., p. 228  sq.
30. Ibid., p. 333-334.
31. Ibid ., p. 347  sq .
32. Ibid., p. 357  sq.
33. Ibid. , p. 362.
34. Ibid., p. 363  sq.
35. Ibid., p. 368.
36. Ibid. , p. 395.
37. Ibid. , p. 411.
38.Ibid., p. 409.
39. Bernard Sève, L’Instrument de musique, une étude philosophique, Paris, Seuil, 2013, p. 111-
150.
40. Charles le Téméraire, en plein XVe  siècle, est un harpiste expérimenté qui joue de la
harpe entre deux batailles.
41. Peu de temps après le début des représentations de Tannhäuser à l’Opéra-Bastille dans la
mise en scène de Robert Carsen se déclencha une grève, empêchant le montage des décors.
Gérard Mortier, alors directeur de l’Opéra de Paris, décida de présenter l’opéra dans une
sobre « mise en espace ». Cette mise en espace comportait un matelas (pour les moments
charnels du Venusberg), et, surtout, une harpe, admirablement éclairée, placée au centre du
plateau, construisant autour d’elle, par sa seule présence, un espace sacré et différencié,
comme le fait un menhir isolé dans la lande bretonne. La harpe est au centre de
l’organologie symbolique et rêveuse de Tannhäuser, dans sa double signification ambiguë,
religieuse et profane. Ce choix de Gérard Mortier était d’une grande intelligence. J’ai pu voir
les deux versions, le 9 décembre 2007 (mise en espace, avec harpe) et le 24 décembre (mise
en scène de Robert Carsen).
42.Tannhäuser (1845) est bien sûr antérieur à la première édition de Vom Musikalisch-Schönen
de Hanslick (1854) (traduit en français sous le titre Du Beau musical, trad. et présentation
d’Alexandre Lissner, Paris, Hermann, coll. « Arts et Philosophie », 2012).
43. Berlioz pensera la même chose – voir la « Scène d’amour » dans Roméo et Juliette.
44. Charles Baudelaire, Critique d’art, op. cit., p. 455.
45. Charles Baudelaire, ibid., p. 457.

AUTEUR
BERNARD SÈVE
Bernard Sève est professeur en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Lille,
membre de l’UMR 8163 STL (Savoirs, textes, langage).
Musique et imposture : Nietzsche
et Wagner
Guillaume Métayer

1 Chacun sait qu’en deçà de sa cohérence philosophique profonde,


l’œuvre de Nietzsche est traversée par une apparente contradiction,
en tout cas un retournement spectaculaire : celui qui transforma le
plus grand et le plus puissant admirateur de Wagner en son
adversaire le plus acharné. Cette hostilité culmine dans deux œuvres
tardives, Le Cas Wagner  (1888) et Nietzsche contre Wagner  (1889),
auxquelles je vais me consacrer ici parce qu’elles présentent un
portrait unique du musicien en imposteur dont je voudrais essayer
d’esquisser la cohérence et les enjeux.
2 Il faut préciser d’emblée que la soudaineté de ce revirement n’est
elle-même qu’apparente : Nietzsche confie au papier ses doutes sur
Wagner dès 1875. De plus, ce retournement concerne le « jugement »
de Nietzsche et il n’a pas pour corollaire un retournement complet
dans « l’entendement » (pour reprendre un vocabulaire kantien) : les
critères de pensée ont évolué de façon beaucoup plus douce et
nuancée que l’inversion pourrait le laisser croire. C’est leur
application à l’objet « Wagner » qui se retourne radicalement, plutôt
que ces critères eux-mêmes, même s’il s’agit aussi d’une évolution
mutuelle, que l’un et l’autre sont engagés dans un «  cercle
herméneutique  » aux effets réciproques, qu’en changeant de vision
sur Wagner, Nietzsche, tout en restant fidèle à son intuition
originelle, affinait aussi ses valeurs.
3 Mon propos consistera à rappeler les linéaments de ce cas frappant
de dénonciation d’une imposture musicale par un philosophe, à
essayer d’en comprendre les modalités et la logique pour en tirer des
questions et des perspectives sur la manière dont Nietzsche
concevait « la musique de l’avenir ». Cette charge contre le théâtre
en musique est-elle assimilable à une polémique de philosophe
contre «  les spectacles  » à la manière de la Lettre à d’Alembert de
Rousseau, ou Nietzsche invente-t-il une autre voie, fidèle aux
premières intuitions de sa «  métaphysique d’artiste  »  ? S’agit-il
uniquement d’une guerre du goût, ou l’anti-wagnérisme de
Nietzsche a-t-il une portée plus étendue, éthique et politique ?

Comment je dénonce l’imposture


4 Pour paraphraser les titres d’Ecce Homo (« Pourquoi je suis si malin »,
«  Pourquoi j’écris de si bons livres  »), j’appellerai ce premier
moment : Comment je dénonce l’imposture.
5 Que se passe-t-il quand le plus grand philosophe de son temps
dénonce le plus grand musicien de son temps ? En soi, ce phénomène
ne devrait pas cesser de nous étonner. On balaiera d’emblée les
motivations biographiques, personnelles, psychologiques voire
psychiatriques, qui ne sont pas de notre propos, car nous voulons
suivre le principe philologique de la lectio difficilior et comprendre
loyalement ce que Nietzsche exprime dans son hostilité à la musique
de Wagner.
6 Or, pour comprendre la position du philologue, il faut lire ses
pamphlets en philologue, c’est-à-dire « lentement » et en postulant
qu’ils sont cohérents. Nietzsche parfois ne semble faire qu’asséner
des slogans, parce que nous avons perdu l’habitude de lire des
satires, c’est-à-dire des œuvres dans lesquelles la mise en forme de
l’attaque est fondamentale et obéit à une poétique rigoureuse.
7 Nietzsche, qui pense qu’un philosophe est le «  médecin de la
civilisation », c’est-à-dire quelqu’un qui interdit et qui prescrit, s’est
posé sérieusement la question de savoir comment légiférer en
matière de goût. Il a tout de suite défini la musique comme
l’irréfutable par excellence. C’est pourquoi il s’est tourné vers la
forme du pamphlet satirique, et a obéi à la nécessité d’un style
philosophique particulier, fait de suggestion plus que
d’argumentation. Il ne cesse de répéter, y compris dans le Cas
Wagner, qu’il ne sert à rien d’argumenter :
Un instinct qui se donne des justifications rationnelles s’affaiblit. Le fait même de
1
se justifier par la raison l’affaiblit .
C’est pourquoi, il crée des images qui sont non seulement des
caricatures, mais, en tant que telles, des interprétations qui brossent
un portrait cohérent de son adversaire.
8 La première de ces images, celle qui nous intéresse le plus, et qui a
une résonance profonde dans son œuvre, c’est le portrait du
compositeur en imposteur, la présentation de celui qui compose
comme de celui qui en impose, ou du moins cherche à en imposer.
9 Or, cette métaphore, Nietzsche la martèle (autre manière de
philosopher « à coups de marteau ») et la ressasse tout au long de ses
deux pamphlets. Je vais en donner quelques exemples pour tâcher de
mettre en lumière la cohérence imaginaire de cette critique, par delà
l’impression d’entassement de formules qu’elle pourrait donner à
une lecture rapide.

Wagner ou le vacarme du serpent


10 Nietzsche recourt volontiers à la métaphore animale. On peut
songer, entre autres, à la fameuse fable des « Trois métamorphoses »
dans Ainsi parlait Zarathoustra, mais aussi à ses poèmes, ses
Épigrammes en particulier, qui constituent un véritable zoo 2 .
11 Or ici, il décrit Wagner, à deux reprises, comme un «  serpent à
sonnette  ». La traduction française de référence est précise, mais
l’image reste assez floue. Hémery écrit :
Quel rusé serpent à sonnette  ! Toute sa vie, agitant bruyamment sa crécelle, il
3
nous a rebattu les oreilles de « dévouement », de « fidélité » et de « pureté » .
En allemand :
Was für eine kluge Klapperschlange  ! Das ganze Leben hat sie uns von
« Hingebung », von « Treue », von « Reinheit » vorgeklappert .
12 En allemand, le même mot – Klapper – définit le serpent et entre en
composition dans le verbe qui définit son action. En fait, le
« dévouement », la « fidélité », la « pureté » sont décrits comme les
anneaux sonores de la queue du serpent à sonnettes, ce que l’on
nomme la cascabelle 4 . Dans le préfixe vor- de vorgeklappert, on
trouve l’idée que le reptile fait résonner ses anneaux «  sous nos
yeux » voire à notre nez, mais aussi la nuance, qui en découle, d’une
imposture, comme dans le terme qui apparaît juste au-dessus dans le
texte, vorgemacht, «  contrefaire  », «  feindre 5   ». L’image de la
crécelle n’est pas tout à fait adéquate, même si elle renvoie à une
maladie (seulement, par leur moulinet de bois, les lépreux
avertissaient de leur présence, tandis que la queue du serpent vibre
pour effrayer et que le brouhaha de l’emphase wagnérienne vise à
faire impression), et que l’aspect religieux du moulin à prières peut
être rapproché de la critique d’un Wagner qui a fini, par faiblesse et
opportunisme selon Nietzsche, par s’agenouiller devant la croix.
13 L’image est riche puisque la sonnette signale à la fois le vain bruit
des grands mots et des belles valeurs, aussi creuses que les anneaux
du serpent (anneau ou Ring, la métaphore est saturée de sens), dont
le vide même fait caisse de résonance, et bien sûr du même coup la
musique de Wagner. D’un autre côté, le crotale (d’un mot grec
signifiant « castagnette », employable peut-être dans une traduction,
qui, espagnolisant Wagner, creuserait par l’inverse l’antithèse avec
Bizet) est l’un des ressortissants les plus vénéneux de son espèce
rampante en même temps qu’expert dans l’art du camouflage.
L’imposture animale –  et notamment la mimicry ainsi que ses
équivalents dans l’humanité  – intéresse Nietzsche, persuadé de la
valeur des analogies animales et des comportements humains. La
figure satirique inventée par le philosophe est donc d’une cohérence
parfaite avec son propos, d’une manière au fond assez semblable à la
construction de symboles dans Ainsi parlait Zarathoustra ou dans ses
poèmes en vers. Elle ne constitue donc pas une charge satirique
aveugle et une pure débauche d’injures, mais la traduction précise
de concepts (l’empoisonnement, le camouflage, les castagnettes
hypnotiques) dans une imagerie naturaliste. Il s’agit en somme d’une
métaphore, concept clef de la philosophie nietzschéenne, et plus
précisément d’une métaphore satirique de l’imposture, témoignant
par sa formalisation rigoureuse de la valeur philosophique du rire.
Le rire est une poétique de la condensation, capable de composer des
images comiques qui sont de véritables synthèses conceptuelles.
14 On notera, en outre, que Schlange, le serpent, c’est aussi dans le
vocabulaire de l’époque le dragon (Drache) de Siegfried ; on pense à
Sigurd der Schlangentöter, ein Heldenspiel  (1808) de Friedrich de La
Motte-Fouqué, la première dramatisation allemande des Lieder des
Nibelungen. Dans L’Or du Rhin, Fafner est d’ailleurs également
nommé Schlange, dès la troisième scène. La métaphore cohérente se
double donc d’une assimilation de Wagner à Fafner, le monstre de sa
propre épopée, qui symbolise les valeurs abjectes de la
thésaurisation. En une discrète conversion des valeurs de l’héroïsme
de la musique à la pensée, Nietzsche se retrouve, en creux et par
transitivité, transformé en un valeureux Siegfried philosophique,
fidèle représentant de ce qui était originellement une figuration de
« l’esprit libre » chez le premier Wagner, révolutionnaire.

L’imposture et la maladie
15 Wagner n’est pas seulement un crotale dont les sonnettes musicales
et idéologiques obsèdent et dont la dent empoisonne, il est lui-même
une maladie. C’est la grande métaphore de ce jeu de massacre, l’une
des grandes préoccupations de Nietzsche. Ici plus encore que dans
l’imagerie animalière, une cohérence rigoureuse est à l’œuvre sous
l’apparence de la gratuité des saillies. D’abord, Nietzsche caractérise
la maladie, à l’instar de la musique, comme un domaine irréfutable
(«  on lui résistait comme on résiste à une maladie, non par des
arguments – on ne réfute pas une maladie 6  »), une position initiale
de l’objet qui nécessairement influe sur la forme de sa critique. Il ne
s’agira donc pas d’argumenter contre Wagner, mais de donner à voir
l’étendue des dégâts, de provoquer un choc salutaire et de prescrire
une cure. Surtout, l’histrionisme de Wagner est considéré ici comme
un élément maladif, à travers la notion d’hystérie : « Les problèmes
qu’il porte à la scène – de purs problèmes d’hystériques », note-il. Or,
l’hystérie est une maladie théâtrale : on parle de théâtralisme 7 , de
névrose histrionique ou « névrose de l’acteur », et on considère que
« l’histrionisme se rencontre surtout dans la structure hystérique 8
 ».
16 En somme, l’hypocrisie wagnérienne (au sens étymologique aussi de
jeu d’acteur) n’est pas une simple ruse, mais l’expression d’une
«  hystérie  », d’un profond déséquilibre intérieur. Comme toujours
chez Nietzsche, il y a ici la mise en évidence d’un cercle vicieux, qui
entraîne les êtres et les choses dans une dangereuse spirale  : le
malade, dont l’instinct est corrompu, est tenté de se jeter
précisément sur ce qui lui est nocif ; loin de trouver « le remède dans
le mal  », pour reprendre l’expression de Jean Starobinski, il ne
trouve jamais que son mal amplifié dans les remèdes qu’il croit
chercher. L’effet théâtral est ainsi un vide qui se creuse sans cesse
lui-même et éloigne toujours davantage la possibilité du plein.
Wagner est, de même, un imposteur en abyme et à l’infini, dont les
mauvais choix se répercutent, se répètent et s’approfondissent sans
cesse. Nietzsche écrit :
Rien n’est en tout cas mieux étudié (de nos jours) que le caractère protéen de la
9
dégénérescence, qui, ici, se travestit en art et en artiste .
17 En somme, la « dégénérescence » est une maladie de la multiplicité
des formes qui «  se travestit  » en démultiplication de la santé
créatrice, à l’inverse des «  névroses de la santé  » que Nietzsche a
repérées dans la tragédie grecque, selon l’Essai d’autocritique qui sert
de préface à la réédition de la Naissance de la tragédie.

Le théâtre du déclin
18 Or, l’élément théâtral, symptôme maladif, est au cœur de l’art de
Wagner et de son imposture. Il signale que l’auteur du Ring est avant
tout un homme de théâtre, avant même d’être un musicien.
Nietzsche ne cesse de traquer chez son ancienne idole les signes que,
contrairement à l’éthique protestante du romantisme allemand et
aux prétentions du compositeur à la métaphysique
schopenhauerienne du Vouloir, la musique chez lui n’est pas
première. Il note ainsi, citant Wagner : « pas seulement de la musique :
jamais un musicien ne parlerait ainsi 10   ». Il souligne qu’aucun
amoureux de la musique ne ferait d’elle un simple moyen, comme
Wagner. L’admiration du jeune philosophe pour le Gesamtkunstwerk
(«  l’œuvre d’art totale  ») s’est renversée en «  soupçon  » sur
l’authenticité et la qualité même du musicien.
19 À bien y regarder, la critique de Wagner recoupe le dispositif
conceptuel de la Naissance de la tragédie :
Chez Wagner, il y a, au départ, hallucination, non de sons, mais de gestes. Ce
11
n’est qu’ensuite qu’il cherche une sémiotique sonore qui s’y adapte .
20 La première œuvre de Nietzsche visait précisément à montrer que la
sémiotique de la scène était seconde par rapport au flux de la
musique et à s’en prendre à Euripide et à Socrate qui avaient, tel
Wagner, plus de deux millénaires plus tard, figé l’apollinisme et
inversé l’ordre naturel de l’art, mais aussi sa hiérarchie foncière.
21 Par delà ses professions de foi schopenhauerienne qui ne sont que le
masque de ses ambitions d’artiste, Wagner, ce «  comédien de
première force 12  ! », a amené la « théâtrocratie, la foi aberrante en
une prééminence du théâtre, en un droit que le théâtre aurait de
régner sur les arts et sur l’Art  ». Or «  il ne faut pas se lasser de
clamer à la face des wagnériens ce qu’est le théâtre : toujours un en-
deçà de l’art, toujours quelque chose de secondaire, de grossi,
quelque chose de gauchi, de forgé de toutes pièces à l’usage des
masses 13  ».
22 Le théâtre chez Wagner n’est donc pas seulement un élément
parasitaire de la musique qui ne viendrait la dégrader que dans un
second temps, mais il pénètre et corrompt l’élément musical de fond
en comble dans la mesure où il se tient à son origine même. On voit
donc que Nietzsche ne fait qu’inverser les signes de ce qu’il avait
jadis pensé dans ses catégories du dionysiaque et de l’apollinien. Or,
tout comme dans La Naissance de la tragédie, l’artiste est le symptôme
et la cause d’une décadence qui affecte tout son champ, avant de le
dépasser pour toucher à la politique au sens large. Ce devenir
théâtral (théâtreux  ?) de l’art est l’obsession apocalyptique de
Nietzsche qui brosse «  le tableau d’un déclin de l’art, d’un déclin
aussi des artistes », exprimable « par cette formule : le musicien se
fait maintenant comédien, son art devient de plus en plus un art de
mentir ». Nietzsche note encore, si besoin était, une « transformation
générale de l’art dans le sens de l’histrionisme  » qui «  exprime […]
une dégénérescence physique (ou plus précisément une forme
d’hystérie)  ». Tout comme la «  Loi contre le christianisme  » qui
termine l’Antéchrist, il édicte des prescriptions pour la scène :
Que le théâtre n’en vienne pas à dominer tous les autres arts.
Que le comédien ne devienne pas le suborneur des purs.
14
Que la musique ne devienne pas un art de mentir .
23 L’expression «  art de mentir  » (Kunst zu lügen) est intéressante.
Signifie-t-elle que, dans sa critique de Wagner, Nietzsche renouerait
avec une forme de platonisme et de moralisme rousseauiste et
luthérien, un pathos de la vérité dont la défense de la musique ne
serait que le masque ?

Des images de la satire aux métaphores du


corps
24 C’est ici, dans cette question, que la cohérence des métaphores
prend tout son sens. Car du serpent à l’hystérie, il s’agit toujours de
la nature, du physique et, en dernière analyse, du corps. C’est là le
point nodal de sa critique. Nietzsche ne ressuscite pas la
métaphysique de la musique telle qu’elle se développe, avant
Schopenhauer, chez les romantiques allemands comme
Wackenroder 15 . Son point de vue sur l’élément décadent du
théâtral est physique et non pas spirituel. Le pathos de l’indignation
et de la colère philosophique de Nietzsche est plus axiologique que
moral dans le sens traditionnel  : il exprime le dégoût des valeurs
aristocratiques pour l’imposture du « mimomane » Wagner. L’usage
même de la métaphore est en jeu dans cette approche cohérente
également d’un point de vue philosophique. Il ne s’agit pas de
simples images nées de l’emportement ou à visées pédagogiques,
mais d’une accumulation d’approximations d’un phénomène réel et
physique qui ne peut être rendu que par un faisceau d’images
complémentaires, dans la mesure où le langage nous manque pour
décrire autrement que dans ce feuilletage la réalité profonde à
l’œuvre, et qui relève de ce que Nietzsche appelle la «  volonté de
puissance  ». En ce sens, les métaphores de Nietzsche sont d’une
nature tout à fait différente de l’imagerie médicale que l’on pourrait
trouver dans une prédication mystique ou morale. Elles n’ont pas
pour fonction première de faire de l’effet par la comparaison. Elles
ne sont ni didactiques, ni ornementales, mais véritablement
interprétatives.
25 Aussi, la musique que va opposer Nietzsche à Wagner n’est pas une
musique sans scénographie, une musique sans voix et sans danse
(sans corps), purement instrumentale, pure et épurée, comme on
pourrait le penser si l’on inscrivait sa critique dans la tradition d’une
conception idéaliste de la musique. C’est, la chose est bien connue,
Carmen de Bizet qui sert d’«  antithèse ironique » à Wagner, c’est-à-
dire une musique qui peut au premier abord paraître beaucoup
moins pure et beaucoup moins métaphysique que la musique
wagnérienne. Si l’on admet la part d’outrance de Nietzsche dans cet
éloge, mais aussi d’admiration et d’enthousiasme sincères, que les
marges des partitions de Carmen attestent, il reste que le geste de cet
éloge de Bizet pointe vers une musique beaucoup plus corporelle et
naturelle que celle de Wagner. Bizet ouvre la voie à une musique de
l’avenir dont il n’est encore qu’un premier pas et une simple
esquisse.
26 À cet égard, la manière dont Nietzche parle de Carmen est éloquente.
D’une part, pour opposer sa probité et sa spontanéité d’auditeur et
de critique à l’imposture du vieux «  sorcier  », il met en scène son
expérience du concert – dans une « lettre de Turin » qui renvoie aux
formalisations des pamphlets de l’époque des Lumières, comme un
lointain écho de la querelle des Bouffons. Le Cas Wagner commence
dans un élan joyeux et fébrile qui sonne aussi comme la continuation
d’un monologue intérieur, un peu à la manière du Sous-lieutenant
Gustel. C’est un « je » qui parle (contrairement au « nous » straussien,
ainsi qu’aux emplois nietzschéens du «  nous  »), un individu qui
assume la responsabilité de ses jugements, et qui décrit
minutieusement les réactions de son corps. Les notations de
Nietzsche sur ses réactions physiques aux musiques de Wagner et de
Bizet n’ont rien d’arbitraire, comme son ton ironique pourrait le
suggérer  : elles sont au contraire l’expression d’une «  probité  » de
l’auteur qui s’exprime sur ce qui est devenu à ses yeux le plus
profond, le corps. Nietzsche juge à partir de son corps, comme
Schopenhauer avait découvert l’idée que nous avions ainsi un accès
au «  monde comme volonté  » et non seulement «  comme
représentation », découvrant cette issue qui tombe sous le sens aux
apories nouménales de son maître Kant. Nietzsche dira même  :
«  Pourquoi chercher encore à les travestir sous des formules
esthétiques », ces choses qui sont de l’ordre de la physiologie dans la
musique de Wagner ? Ainsi, tout ce qui paraît de l’ordre de l’image
polémique, qui traditionnellement renvoie au corps comme à un
« bas corporel » pour mieux déprécier la cible des satires, appartient
en fait à une authentique symptomatologie physique (le rôle du pied,
des nerfs 16 , etc.). Nietzsche écrit  : «  Mon corps tout entier. Car
l’âme, cela n’existe pas.  » Il a soin d’identifier, j’y reviendrai, la
partie du corps à laquelle s’adresse chaque escamotage de
l’imposteur. En somme, juger Wagner physiquement révèle
l’ambition de détacher la musique du spiritualisme et de la refonder
sur la « probité » du corps.

La nature de l’amour
27 Le traitement de l’amour chez Bizet, radicalement différent de celui
du Ring, est symptomatique de cette présence du corps. Il quitte le
domaine de la figure, c’est-à-dire son aliénation par le spiritualisme
qui était le propre de l’époque romantique, adepte de la Sehnsucht et
du Ahnen-lassen, littéralement le « laisser- ou le faire-pressentir » –
  ce que les traducteurs rendent parfois par «  l’ineffable  »  –, pure
attitude qui suggère l’existence d’un second plan, spirituel, que
postule l’imposture. Nietzsche comprend en effet qu’il existe une
alliance objective des grands effets du vide et des fantasmes de l’au-
delà, que l’œuvre de Wagner est symptomatique d’une dramaturgie
foncièrement spiritualiste. Face à ce vague volontaire, Bizet propose
des résolutions ; or, on devine aisément que toute solution et toute
décision sera sans doute considérée comme vulgaire par cet
idéalisme du flou. Nietzsche décrit une pose toute d’élancement et
de tension vers un ailleurs qui n’est en fait qu’un alibi de la scène, un
décor en trompe-l’œil, le prétexte du désir de demeurer dans
l’incertain, dans l’indéterminé  : «  Surtout, pas une pensée  ! Rien
n’est plus compromettant qu’une pensée. » C’est en somme à ce que
l’on nomme le flou artistique que s’en prend Nietzsche, qui cherche à
retrouver le sens classique de la clarté comme la formalisation de la
mélodie. Ce vague de rigueur est le propre d’une génération
romantique que le jeune Wagner a connue et observée, il « a vu que
l’Allemand prend au sérieux l’“Idée”, je veux dire quelque chose qui
est obscur, douteux, plein de mystère  ; [il] a deviné que pour les
Allemands la clarté est un obstacle, la logique une objection 17  ».
28 Dans ces attitudes affectées, Nietzsche voit une imposture théorique
qui est comme la préhistoire de l’invasion du commentaire dans
l’art :
Jusqu’à présent, il n’allait pas de soi que toute musique eût besoin de littérature :
on ferait bien d’en chercher ici la « raison suffisante ». Serait-ce que la musique
de Wagner est trop difficile à comprendre  ? Ou bien redoutait-il, au contraire,
qu’on ne la comprît trop facilement ? Qu’on ne la comprît pas assez « difficilement
18
 » ?
29 A contrario, dans sa simplicité même, Carmen « rend philosophe » :
«  chaque fois que j’ai entendu Carmen, je me suis senti plus
philosophe, meilleur philosophe qu’il ne me semble d’habitude. » Le
faux paradoxe d’une œuvre peu intellectuelle qui «  rend
philosophe  » souligne que la consubstantialité affichée entre la
musique et la métaphysique qui est le propre de la tradition
allemande n’est qu’une parodie de philosophie dans la musique et
par la musique, une relation incestueuse de la musique et de la
métaphysique qui ne permet ni à l’une ni à l’autre d’être pleinement
elles-mêmes. C’est en les détachant au contraire que Nietzsche pense
les réunir mieux, en une dialectique qui est assimilable à celle de la
« guerre des sexes » qu’il prend comme définition de l’amour dans ce
même ouvrage, ou encore comme sa manière de modéliser que la
meilleure connaissance de soi peut nous être donnée non par
l’imitation de l’autre, mais par l’exemple de son affirmation sans
ambages 19 . Il célèbre chez le compositeur français « enfin, l’amour,
l’amour re-transposé dans la nature originelle ! » (die Liebe, die in die
Natur zurückübersetzte Liebe !), « l’amour conçu comme un fatum, une
fatalité, l’amour cynique, innocent, cruel, –  et c’est justement là
qu’est la nature  ! L’amour, dans ses moyens la guerre, dans son
principe la haine mortelle des sexes  », accompagné d’«  humour
tragique ». Tout cela s’oppose à la métaphysique morale de l’amour
«  désintéressé  » dont hérite Wagner, qui n’est qu’une confusion
entre Eros et Agapê accouchée au forceps par la tradition
moralisatrice de la métaphysique occidentale. Derrière le «  si je
t’aime ce n’est pas ton affaire » de Goethe dans Wilhelm Meister, que
cite Nietzsche, on entend son antithèse parfaite, le «  si je t’aime
prends garde à toi » de Carmen, autrement plus probe et plus vrai et
par conséquent plus «  philosophique  » que le fatras spéculatif sur
lequel repose, par une sorte d’approche philosophiquement
correcte, la psychologie des personnages de Wagner.

Siegfried-Tartuffe
30 Or, cet idéalisme obligé, cette rupture ostensible avec le plaisir
(«  Nous sommes perdus si l’on se remet à penser à l’art en
hédonistes. Cela sent son “dix-huitième siècle” »), a un arrière-plan
idéologique bien marqué par Nietzsche, un retour à l’ordre
religieux :
Et choisissons le moment où il convient de jeter des regards noirs, de soupirer
ostensiblement, de soupirer chrétiennement, d’afficher la grande compassion
chrétienne.
Et finalement :
Rien, par contre, n’est plus recommandable, entre nous soit dit, qu’une petite
20
dose de bigoterie .
31 Peu à peu, via d’abord la métaphysique de Schopenhauer, puis du fait
de l’influence de Cosima, mais aussi en vertu de l’alliance objective
entre le comédien et le prêtre, Wagner le quarante-huitard retourné
devient un musicien chrétien et même prosélyte. Si le christianisme
est un «  platonisme pour le peuple  », celui de Wagner signale
l’ambition malsaine d’agir sur les masses dont la prolifération du
théâtre est la marque. De même, l’étrange prosopopée du « succès de
Wagner » dans ces pages explique avec un cynisme qui rappelle celui
du nain Mime se trahissant devant Siegfried comment il est
préférable d’agir en s’appuyant sur le « colossal » plutôt que sur le
beau, sur tout ce qui renverse plutôt que par la finesse, et même avec
de la mauvaise musique plutôt que de la bonne... Ici encore, le
spiritualisme de la grandeur repose en réalité sur une idée physique :
« renverser, cela tient en partie de la physiologie », écrit Nietzsche,
qui décrit les recettes de l’imposteur musical en retrouvant des
accents avec lesquels il peignait Euripide :
Étudions avant tout nos instruments. Quelques-uns d’entre eux parlent aux
tripes […], d’autres chatouillent irrésistiblement la moelle épinière. La couleur du
son est ici décisive  : la nature exacte du son importe peu. C’est là-dessus qu’il
nous faut raffiner ! […] Dans le timbre, soyons singuliers jusqu’à la manie ! Plus
nos timbres poseront d’énigmes, plus on nous trouvera d’esprit  ! Agaçons les
nerfs, assommons-les.
32 Finalement, Wagner, plus qu’un imposteur, est un charlatan, le
« Cagliostro de la modernité 21  ». Là encore, la métaphore satirique
ne manque pas de cohérence. Le charlatan a besoin d’un au-delà
pour en imposer, comme le Dom Juan devenu Tartuffe au Ve acte de
la comédie de Molière, qui n’a que « le Ciel » à la bouche. Cagliostro
lui-même prononçait des discours mystiques, telles les minutes de
son discours devant le Parlement français, lors du procès du collier :
Je ne suis d’aucune époque ni d’aucun lieu ; en dehors du temps et de l’espace,
mon être spirituel vit son éternelle existence […] moi, je suis Celui qui Est. Je n’ai
qu’un père : différentes circonstances de ma vie m’ont fait soupçonner à ce sujet
de grandes et émouvantes vérités  ; mais les mystères de cette origine, et les
rapports qui m’unissent à ce père inconnu, sont et restent mes secrets […] Je ne
suis pas né de la chair, ni de la volonté de l’homme ; je suis né de l’esprit.
33 Ce sauveur de père inconnu et né de l’esprit se prenait ou voulait se
faire prendre pour le Christ, ce qui rejoint encore l’image
nietzschéenne de Wagner, comme le suggère la paraphrase de
l’évangélique « Sinite parvulos venire ad me » : « Ah ! Le vrai bonheur
de serpent qu’a dû éprouver le vieux maître en voyant “venir à lui”
tous ces “petits enfants”.  » On retrouve certes le serpent, en un
oxymore expressif qui court de la Genèse à l’Évangile, mais ce
portrait de Wagner en Jésus est surtout confirmé ailleurs par
nombre de notations. D’abord, Wagner ne cesse de poser le problème
du «  salut  ». Nietzsche le satiriste se lance dans une présentation
rapide et caricaturale des œuvres du dramaturge en fonction de ce
seul principe. Il met en scène le thème du faux messie, hérité d’une
tradition antichrétienne représentée notamment par Voltaire, par
exemple dans l’article « Messie » du Dictionnaire philosophique, et qui
a en réalité pour conséquence de jeter le discrédit par contagion sur
l’existence d’un quelconque « vrai messie ». Ici, le prophète musicien
disparaît dans un « nuage d’encens » ; le malentendu sur son compte
se donne pour « évangile » ; il gagne à sa cause les « pauvres en esprit »
et même plus encore  : tout est fait pour mettre ensemble les deux
cibles favorites de Nietzsche, Wagner et Jésus, le platonisme et la
musique «  pour le peuple  », en somme. Nietzsche ne cède pas ici à
une sorte de frénésie de la colère qui conduit à mélanger les causes,
à confondre les adversaires, à insulter tout le monde à la fois  ; ce
serait la une lectio facilior. Il s’en prend à un musicien qui n’est pas
devenu chrétien par hasard, mais bien par l’effet d’une cohérence
profonde propre à la «  décadence  », dont Nietzsche se plaît à
retrouver les analogies avec un anachronisme assumé. C’est
pourquoi ce portrait de l’imposteur en Jésus contient bien un
portrait de Jésus en imposteur. Le philosophe fait d’une pierre deux
coups dans cette critique du néo-christianisme de Wagner et de son
temps 22 . Il s’attache à ruiner le fond apologétique de l’esthétique
romantique qui est à l’œuvre dans l’Europe du XIXe  siècle depuis
Chateaubriand et le Génie du christianisme.
34 Chez Wagner, l’imposture s’accuse par le choix de son univers
mythologique, les légendes germaniques, et le fait qu’elles soient
mises au service du messianisme christique :
Guigner du côté de la morale des seigneurs, de la morale aristocratique (dont la
saga islandaise est sans doute le témoignage le plus significatif), tout en n’ayant à
la bouche que la doctrine adverse, celle de « l’Évangile des humbles », du besoin
de rédemption.
C’est la contradiction même et l’absence de «  probité  » par
excellence qui suscitent l’indignation du philosophe.
35 Pourtant, son discours n’est pas fondamentalement un discours
antichrétien dans le sens où il s’opposerait principalement à une
«  religion  » en vertu d’une quelconque haine théologique. Ce qui
intéresse Nietzsche est en réalité la question de la «  probité  » en
musique comme en philosophie. Or, l’instinct mensonger du
comédien s’oppose à la transe du bouffon, qui a été valorisée par
Nietzsche dès l’époque de la Naissance de la tragédie comme une forme
d’abandon à Dionysos, le complément parfait de la vision tragique du
monde.

Le cabot meurtrier
36 Cette opposition entre le bouffon et le cabot est lourde de
conséquences politiques. Le comédien prétentieux est un tyran qui
vise à exercer son pouvoir sur autrui pour en tirer des bénéfices
triviaux, tandis que le bouffon authentique s’abandonne à une force
de la nature qui le dépasse au point de risquer de le détruire. En ce
sens, ce qui caractérise le refus de la musique et l’exploitation du
théâtre, c’est la tyrannie, les «  instincts dominateurs d’un grand
comédien  », la mise en place d’une domination qui est
essentiellement une forme de ressentiment.
37 En somme, on pourrait analyser la critique nietzschéenne de Wagner
par Nietzsche comme une critique anticipée du fascisme, de ses
noces avec les conservatismes, de son goût pour les attitudes et les
icônes, de sa brutalité, de son esprit de vengeance. L’enjeu est en fait
éthique, il est celui de la probité. Il fonde la nécessité de la critique
littéraire et musicale  : il montre que laisser prospérer l’imposture
dans les arts est porteur de conséquences graves dans la société et la
civilisation, dans la mesure où l’art est l’un des grands lieux
d’expression et de formalisation d’une société devant elle-même.
Cette interprétation a déjà été proposée par le critique marxiste
Henri Lefebvre dans un texte de 1937-1938 :
On peut résumer en une brève formule le résultat de cette analyse  : le
nietzschéisme fasciste correspond très précisément au wagnérisme et à l’époque
wagnérienne de Nietzsche. Le fascisme est wagnérien par son goût de l’effet
théâtral, de la grandiloquence et de l’héroïsme pompeux –  ce que Nietzsche
nommait l’histrionisme. Il se rattache aux mythes wagnériens. Siegfried est la
grande figure proposée à la jeunesse fasciste. Et d’ailleurs Wagner fut un
transfuge du socialisme, passé au mysticisme et au nationalisme ! Mais Nietzsche
23
s’est toujours efforcé de surmonter Wagner en lui-même…
Et d’ajouter :
La petite bête de troupeau, l’homme humilié et nivelé, l’homme du ressentiment,
n’est-ce pas l’homme des masses fascistes ?
38 Le fascisme à venir comme réversion ratée du nihilisme est bien ce
que vise Nietzsche dans cette musique qui n’est qu’un théâtre, de
même que la politique fasciste ne sera que le théâtre de son grand
effort d’«  inversion des valeurs  ». Lefebvre note avec finesse qu’il
s’agit pour Nietzsche d’un autodépassement, marquant ce qu’il
partage lui-même de cette tendance lourde de l’histoire de la fin-de-
siècle dont les séquelles ont fait l’histoire de la première moitié du
XXe  siècle. La question de savoir dans quelle mesure l’échec de cet

avertissement de Nietzsche tient à la propre forme de sa tentative de


dépassement reste naturellement ouverte.

En guise de conclusion
39 En somme et pour conclure, nous avons vu que le geste satirique de
Nietzsche est un effort passionné et cohérent pour exprimer son
Pathos der Distanz («  sentiment passionné de la distance  ») retrouvé
vis-à-vis de ce qui lui a été le plus proche, ce qui en lui s’est le plus
incarné, la musique théâtrale et idéologique de Wagner. La satire est
le geste – et le genre – qui permet de se libérer d’une imposture qui a
pu s’imposer et s’inscrire en lui, devenir une « seconde nature ». Elle
a besoin, pour être efficace, de se développer autour d’images
cohérentes qui sont autant de métaphores interprétatives et
d’approximations du mal, ainsi que des leviers de la santé.
40 Il pourrait sembler à première vue que Nietzsche fait jouer la
tradition rigoriste de la philosophie et son hostilité aux
«  spectacles  » contre la tradition musicale allemande et le théâtre,
mais en réalité il déplace les lignes pour s’en prendre au petit
théâtre de la tradition musicale elle-même, dont l’intimité
spiritualiste a été exhibée sur scène par Wagner dans une épopée
factice, révélant sa foncière improbité.
41 La radicalité de la critique nietzschéenne a une autre visée  : une
musique et une philosophie de l’avenir, indissociables, non plus
métaphysiques et morales, mais fondées sur la probité du corps. Elle
a aussi une autre portée  : à travers Wagner, Nietzsche dénonce la
«  décadence  » de son temps et, par là, critique une tendance qui,
artistique d’abord, culminera dans la politique, en Allemagne et dans
toute l’Europe, un demi-siècle plus tard.

NOTES
1.Le Cas Wagner suivi de Nietzsche contre Wagner, traduction de l’allemand par Jean-Claude
Hémery, Paris, Gallimard, coll. » Folio », p. 45.
2. Voir Nietzsche, Épigrammes, traduit et présenté par Guillaume Métayer, Paris, Sillage,
2011.
3. La traduction de Daniel Halévy et Robert Dreyfus (La Société nouvelle, année  8, tome  I,
Paris/Bruxelles, jan-fév.  1892) est plus vague encore  : «  Quel serpent astucieux. Il nous a
dépeint toute la vie comme faite de sacrifice, de fidélité, de pureté, il s’est retiré du monde
pervers en louant la chasteté, et nous l’avons cru.  » En revanche, Henri Albert (Paris,
Mercure de France, 1914) maintient l’image et la répétition signifiante  : «  Quel prudent
serpent à sonnettes ! Toute sa vie il a agité la sonnette avec les mots de “résignation”, de
“loyauté”, de “pureté” ».
4. Voir CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), article « Cascabelle »
(http://www.cnrtl.fr/etymologie/cascabelle)  : «  […] 1867 subst. masc. cascabel “serpent à
sonnettes”  » [Lar.  19e]  ; 1926 cascabèle, supra. Empr. à l’esp. cascabel “plaque cornée de la
queue du serpent à sonnettes” (dep.  1535, Oviedo d’apr.  AL.), aussi “serpent à sonnettes”
(ibid.), d’abord “grelot” (dep. 1140, Cantar del mio Cid d’apr. Cor.) qui, de même que l’a. prov.
cascavel (XIIIe  s.) “grelot”, est issu du lat. vulg. *cascabellus “clochette” (v.  carcaveau)  »
(dernière consultation le 19 juin 2016). Klapper = claquette, cliquette, castagnette, crécelle,
hochet. Pour cascabelle, on trouve également la définition suivante  : «  Bruiteur composé
d’un assemblage de grandes écailles en anneaux imparfaitement fixées présent chez toutes
les espèces du genre Crotalus, excepté chez Crotalus catalinensis. Ces serpents s’en servent
d’avertisseur sonore lorsqu’ils se sentent menacés  » (Wikipédia, article «  Cascabelle  »,
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cascabelle (https://fr.wikipedia.org/wiki/Cascabelle,
dernière consultation le 19 juin 2016).
5. « Ah le vieux sorcier [Zauberer] ! Comme il a su nous en faire accroire [vorgemacht] ! »
6.Le Cas Wagner, op. cit., p. 45.
7. Voir CNRTL, article «  Théâtralisme  »
(http://www.cnrtl.fr/lexicographie/th%C3%A9%C3%A2tralisme)  : «  Tendance (fréquente
dans les crises d’hystérie) aux manifestations émotives spectaculaires (Piéron 1973). Synon.
Histrionisme » (dernière consultation le 19 juin 2016).
8. André Virel, Vocabulaire des psychothérapies, Paris, Fayard, 1977 (cité dans le CNRTL,
article « Histrionisme »).
9.Le Cas Wagner, op. cit., p. 29-30.
10. Ibid. , p. 41.
11. Ibid. , § 8, p. 34.
12. Ibid. , p. 35.
13. Ibid ., p. 47.
14. Ibid. , p. 44. p. 41.
15. Voir notamment Wackenroder-Tieck, Les Épanchements d’un moine ami des arts,
traduction de Charles Leblanc et Olivier Schefer, Paris, Corti, coll. « Domaine romantique »,
2009.
16. « Je déteste toute musique dont l’unique ambition est d’agir sur les nerfs. »
17.Le Cas Wagner, op. cit., p. 41.
18.Ibid., p. 41.
19. Voir par exemple le § 23 de Scherz, List und Rache, in Épigrammes, op. cit., p. 49.
20.LeCas Wagner, op. cit., § 6.
21.Ibid., p.  30. Sur la notion de «  charlatan  », on pourra se référer à notre Nietzsche et
Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, Paris, Flammarion, 2011.
22.Le Cas Wagner, op. cit., § 5.
23. Henri Lefebvre, Nietzsche, Paris, Syllepse, 2003, p. 116.

AUTEUR
GUILLAUME MÉTAYER

Guillaume Métayer est comparatiste, chargé de recherches au CNRS.


Musique : évolution, révolution
Jérôme Ducros

NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet article a fait l’objet d’une première publication dans la revue
Commentaire : Jérôme Ducros, « Le néo, l’impasse et le moderne »,
Commentaire, no 129, 2010/1, p. 165-174 ; DOI 10.3917/comm.129.0165.
1 Dans leur article «  Quelques réflexions sur la musique
contemporaine 1   », Jean-Pierre Derrien et Dominique Jameux
balaient d’un revers de main tout un pan de la création musicale
d’aujourd’hui. Selon eux les «  néo  », «  partisans d’un retour à la
tonalité  », n’ont pas leur place dans une «  réflexion  » sur la
« musique contemporaine savante ». Je ne saurais leur reprocher de
ne pas apprécier un courant artistique, et la nature même du
recensement qu’ils proposent –  ils s’en expliquent d’ailleurs très
bien  – implique un grand nombre d’oubliés. En revanche, il semble
moins défendable qu’aucune forme d’argumentation ne vienne
étayer une mise au ban aussi radicale, et aussi grave en ce qu’elle
concerne un nombre toujours croissant de compositeurs. Trois mots,
qui se veulent lapidaires, semblent suffire : « promis aux impasses ».
2 Défenseur d’un jour de cette cause pour eux perdue, j’ai d’abord
envie, au nom de tous les «  néo  », de les remercier pour cet
égarement. On sait, dans l’histoire de la musique, qui cette
accusation particulière, sous une forme ou sous une autre, a tenté de
discréditer : Bach (Scheibe), Beethoven (Fétis), Stravinsky (Adorno),
ou bien sûr Schönberg, qui a même consacré un texte à cette
question précise 2 . À l’aune de ces observations, et métaphore pour
métaphore, reconnaissons que l’histoire de l’art s’est jouée au moins
autant, sinon davantage, dans les impasses que sur les autoroutes.
Dès lors, il pourrait suffire à ceux qui sont visés d’accrocher cet
affront à leur boutonnière, et de poursuivre, forts de cette
reconnaissance tardive et inattendue, leur bonhomme de chemin.
3 Cependant, je souhaiterais ajouter à cette réflexion mon propre
témoignage, et, à défaut d’apporter des réponses satisfaisantes,
poser au moins quelques questions brûlantes, occultées dans l’article
en question, alors qu’elles me semblent au cœur de son sujet  :
pourquoi ces «  néo  »  ? qu’est-ce que la modernité aujourd’hui  ? Et
aussi une question plus difficile, celle-ci abordée mais laissée sans
réponse  : peut-on définir, donc circonscrire, la musique
contemporaine  ? Si oui, a-t-on le droit de s’opposer à la définition
éventuellement proposée ? Ou a-t-on le devoir de s’y conformer ? Si
non, quelles peuvent être les conséquences d’un mouvement
artistique qui aurait vocation à être éternel  ? Définir,
étymologiquement, c’est «  mettre fin à, achever  »  : décréter que la
«  musique contemporaine  » est indéfinissable, c’est la supposer
immortelle.

Éducation, ou l’histoire de la musique


racontée aux enfants
4 Qu’il me soit permis de commencer par une évocation de mon
expérience d’étudiant au conservatoire. À cette époque, embarrassé
par mon incapacité à aimer réellement la musique contemporaine, je
battais ma coulpe. Je me sentais étranger à ce monde et à sa
phraséologie (une pièce était toujours «  intéressante  », ce qui me
semblait le comble de l’appréciation désincarnée ; aurait-on eu l’idée
de juger Bach, Mozart ou Beethoven «  intéressants  »  ? dit-on de la
personne qu’on aime qu’elle est « intéressante » ?). L’enseignement
académique nous priait d’admettre qu’un rejet de Stockhausen en
1990 équivalait à un rejet de Beethoven en 1820. L’indigence de cet
argument ne l’empêchait pas de faire mouche  : j’ai fini par
considérer que mon désamour pour cette musique était le fait de
mon incompétence, d’une propension suspecte à la nostalgie, d’un
passéisme coupable et incurable avec lequel il me faudrait vivre. Il
ne me restait qu’à obéir, à me rendre à ces cours d’analyse où on
torturait Mozart pour qu’il avoue qu’il est moderne, à faire mienne
cette histoire de la musique revisitée de telle sorte que la biographie
des génies du passé puisse coller aux prescriptions intellectuelles et
artistiques du présent.
5 C’était d’ailleurs plutôt bien ficelé, autour d’une idée directrice
séduisante, presque flatteuse  : l’histoire de la musique était celle
d’un long cheminement qui, depuis l’aube des temps, contribuait à
nous rapprocher de la musique atonale contemporaine. Étaient des
génies ceux qui, audacieusement, au mépris du public de leur
époque, avaient parsemé leurs œuvres d’allusions visionnaires à ce
que serait la musique à l’arrivée. Ces figures étaient en avance sur leur
temps, puisqu’elles annonçaient le nôtre  ; elles étaient inaudibles à
leur époque, puisqu’elles étaient en avance. Les parangons de ce
processus étaient les modernes de la génération 1862-1882
(Schönberg, Stravinsky, Debussy, Bartók) ; Beethoven n’était pas mal
non plus, mais il convenait de ne retenir de lui que certaines œuvres
3
. Son hymne à la modernité (« ils comprendront bien un jour ») lui
était plus profitable que son Hymne à la joie. Haydn était plus
intéressant que Mozart, quoique ce dernier ait fait de beaux efforts
(comme le quatuor «  Les dissonances  » et surtout cette phrase du
Commandeur qui est censée préfigurer la série dodécaphonique 4 )  ;
Brahms n’existait pas vraiment (trop hédoniste pour être moderne),
Schumann et Wagner s’assuraient les félicitations du jury  ; moins
modernes, Schubert ou Chopin obtenaient parfois tout de même un
accessit, le premier pour avoir été méprisé par le vieux Goethe, le
second pour avoir été admiré par le jeune Schumann. De cette course
inventée à la complexité, il résultait que la réussite d’une œuvre
était à tout jamais déparée de la possibilité d’être intransitive. Une
œuvre n’était pas géniale, elle était géniale pour son temps.
6 Pour appuyer cette thèse, on est allé, par exemple, jusqu’à chercher
des occurrences de l’«  accord de Tristan  » chez des compositeurs
antérieurs à Wagner. Sans surprise, l’accord a été trouvé un peu
partout  : c’est un accord de quatre sons tout à fait classique si on
l’isole. L’impression étrange qu’il provoque chez Wagner tient à ce
qui précède et à ce qui suit, pas du tout à l’accord lui-même. Pour les
non-musiciens  : cela revient à chercher des emplois de «  cogito  »
dans la littérature d’avant Descartes, ou de « longtemps » dans celle
écrite avant Proust, pour montrer qu’on allait vers eux  ! Il fallait
bien ça pour justifier les théories évolutionnistes que le XXe  siècle
nous avait savamment inculquées, et pour légitimer les combats du
plus haut intérêt qui en ont découlé (Delaunay, Malevitch et
Kandinsky se disputant la paternité de l’abstraction 5 , ou, plus
récemment, le procès pour plagiat de l’éditeur de Cage contre un
musicien qui avait, à son tour, écrit un « silence »).
7 Car c’est bien pour ôter tout risque de rejet de la modernité
« moderne 6  » qu’on a recréé une histoire de l’art en général, et de
la musique en particulier, qui fait de chaque époque révolue une
réplique de la nôtre. Pour faire accepter comme œuvres d’art un
Klavierstück de Stockhausen ou un quelconque monochrome, la seule
solution a consisté à dire que Beethoven ou Delacroix faisaient le
même effet à leur époque. «  Ceux qui vomissent mon œuvre sont les
petits-enfants de ceux qui crachaient sur Renoir 7 . » – Buren nous a
prévenus : critiquer ses rayures, poser la question de leur pertinence
artistique, c’est récuser l’Art dans son ensemble. Les remises en
cause plus radicales, elles, conduisaient droit leurs auteurs à une
accusation de fascisme ou de révisionnisme 8 . Face à un tel amas de
mauvaise foi, il devient urgent de rétablir certains faits.

Esquisse d’une contre-histoire de la musique


8 Tout d’abord, soyons bien clair : Bach, Mozart, Beethoven ou Wagner
n’ont jamais sonné comme sonne aujourd’hui la musique
contemporaine. Je dis bien : jamais.
9 Pour quelques œuvres difficiles d’accès, et qui le seraient tout autant
aujourd’hui si les moyens de reproduction phonographique ne nous
permettaient pas d’écouter à vingt reprises une œuvre qui nous
résiste, l’immense majorité de la musique était accessible.
10 On chantait Bach à Saint-Thomas, les violoneux de Prague jouaient
Les Noces de Figaro dans les cafés, les gens en sifflaient les airs dans la
rue (pour Schönberg, un siècle après, on attend toujours), Wagner
entendait sa musique dans un café de Venise. Beethoven, exaspéré
par les fautes de gravure des éditions de ses œuvres, suppliait
M. Breitkopf, l’éditeur, de se livrer dans son atelier à des séances de
lecture musicale, afin de repérer les fautes à l’oreille, ou confiait
cette tâche à des amateurs éclairés. Quel compositeur contemporain
pourrait donner ses partitions à corriger à quelqu’un d’autre qu’à
lui-même  ? Aucun. Les constructions rétrospectives qu’on veut
irréfutables s’écroulent à la moindre évocation d’une scène de la vie
quotidienne. Mais alors, quid de ces génies promis à la postérité qui,
modernes avant tout, étaient censés se moquer des susceptibilités
auditives de leur public ? Je propose un petit tour d’horizon.
11 D’un compositeur  : «  Les passions, violentes ou non, ne doivent
jamais s’exprimer jusqu’à faire naître le dégoût, et […] la musique,
même dans la situation la plus épouvantable, ne doit jamais offenser
l’oreille mais toujours procurer du plaisir, donc la musique doit
rester musique.  » Bigre  ! Un anti-moderne. Pire  : l’année d’après il
fustige ces auteurs «  qui écrivent des choses tellement
incompréhensibles que personne de sensé ne peut les
comprendre  »  (sic.). Critiques, à vos plumes  ! Qui est ce rabat-joie
académique et frileux ? W. A. Mozart 9 .
12 D’un autre : « La musique de Spohr est trop remplie de dissonances
et sa mélodie est trop chromatique. » Un grand classique du refus du
nouveau, nous sommes au XIXe  siècle, de qui peut-il s’agir  ? la
réponse est : Beethoven 10 . Et qui plus est, en 1825, ce qui n’arrange
rien : il est en train d’écrire ses fameux derniers quatuors.
13 Quelques critiques, à présent. En 1738, quel compositeur est montré
du doigt par Scheibe car il se refuse au « goût à la nouvelle mode »,
par un autre qui entend dans sa musique « des usages d’il y a vingt
ou vingt-cinq ans 11   »  ? Un indice  : il avait été chaleureusement
félicité en 1720 par un compositeur de 97 ans (!) qui, l’ayant entendu,
lui avait dit : « Je croyais que cet art était mort, mais je vois qu’il vit
encore en vous 12   ». Quel est ce «  néo  » raillé par les modernes et
félicité par les plus vieux des conservateurs ? Jean-Sébastien Bach.
14 De qui, ce quatuor à cordes tellement «  apprécié du public  » que
« chaque entrée du beau chant en fa mineur a été interrompue par
des applaudissements et des bravos  »  ? De Beethoven 13 . Le même
quatuor, cent cinquante ans plus tard, a assurément une autre
allure  : «  structures rythmiques, timbres, attaques, enchevêtrent
leurs réseaux  », tels des «  formants d’un complexe sonore,
composantes du timbre en évolution 14 . »
15 Mais alors, cette incompréhension, ces bizarreries inacceptées,
seraient donc une invention  ? Pas du tout  : dans quelle œuvre (en
1858) est-on choqué par «  la modulation trop fréquente […],
inquiète, agitée » qui interdit le « sentiment de piété » qu’on attend
d’elle ? L’Ave maria de Panofka. Mieux (Londres, 1840) : « En guise de
coda, une telle cacophonie de sons et d’accords, qu’il semblait que [le
compositeur] eût voulu faire la satire d’un des défauts les plus
communs à l’école moderne.  » Cacophonie  ! Quelle symphonie
géniale peut bien mettre la critique et le public dans cet état  ? La
Troisième… de Louis Spohr. Pour finir, un scandale à l’opéra (1828) :
« La musique était écrite d’une manière si dure et si bizarre […] que
la chanteuse pleurait de dépit d’être obligée de la chanter.  » Le
public crie, fait interrompre la représentation, et, à la troisième,
l’opéra est retiré de l’affiche. Enfin, nous le tenons !   L’incompris, le
grand-père de Buren  ! Un contemporain avant l’heure  ! Son nom  ?
Gambale. Il est à ce point oublié qu’il n’a pas même aujourd’hui son
entrée dans le Grove, dictionnaire de la musique en 29 volumes. Au
même moment, à Vienne, Schubert enthousiasmait son public avec
deux trios qui, aujourd’hui, font partie des œuvres les plus jouées
dans le monde 15 .
16 La liste n’est évidemment pas exhaustive. Les exemples abondent
d’œuvres géniales immédiatement approuvées et d’œuvres mineures
vilipendées pour leur bizarrerie. Les haut-le-cœur ne sont pas plus
prometteurs que les extases. D’où je pourrais, en ajoutant ça et là les
« bonnes » citations, dresser une contre-histoire de la musique aussi
convaincante que celle que l’on m’a inculquée, et qui dirait
exactement le contraire.
17 Mais ce serait tout aussi malhonnête. La vérité est quelque part entre
les deux, plus complexe, moins saisissable. Oui, les conflits éternels
entre l’obéissance de l’artisan et la désobéissance de l’artiste ont
créé une histoire de la musique riche en changements incessants,
sans lesquels la notion même d’« histoire » ne serait pas pertinente.
Non, ces changements ne sont pas univoques, n’ont pas toujours eu
pour dessein, même caché, de nous mener à la musique atonale
contemporaine.
18 Au contraire, ils ont souvent tendu vers une simplification du
discours, vers une recherche d’accroissement de l’efficacité affective,
vers un raccourcissement, si j’ose dire, du temps d’incubation entre
l’écoute –  la maladie  – et la larme –  le symptôme. Entre la fin du
e
XVI   siècle (polyphonies complexes et arides) et les opéras de
Monteverdi (style «  nouveau  », comme il le défend, mélodie
accompagnée par une basse continue), cette évolution « inverse » est
criante 16 . Plus tard, Bach se voit reprocher par les partisans du
«  nouveau style  » d’écrire des morceaux «  à l’ancienne  », à savoir
trop «  chromatiques et dissonants  », pas assez «  naturels  ». Le
passage au romantisme (« plus simple, toujours plus simple ! » écrit
Beethoven en marge de son Appassionata) est un décodage évident, il
marque l’abandon d’une forme d’aristocratie musicale
qu’accompagnait une retenue de bon aloi, une manière de second
degré du sentiment. Les romantiques cherchent à toucher
directement au cœur, et partant, à s’adresser à un public élargi. « Le
romantisme, dit Stendhal pour le défendre, c’est l’art de présenter
aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs
habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le
plus de plaisir possible 17 . » Le plaisir des peuples : on est loin de la
conception communément admise de la rupture. Sept ans après ce
texte, la bataille d’Hernani, en 1830, ne doit pas nous tromper sur les
arguments de ses protagonistes : ce que l’on reproche à Hugo, c’est
de mettre dans la bouche de ses personnages des mots de tous les
jours, alors que la tragédie classique se doit de rehausser
l’expression, de dresser entre l’auteur et l’auditeur un mur de
conventions. Pour Hugo, les acteurs doivent parler simplement. Ceux
qui «  comprendront bien un jour  » sont plutôt sommés de
comprendre tout de suite, et c’est ça qui fait scandale. Ce sont au
fond les mêmes critiques dont Manet fait les frais en 1865 quand son
impudique Olympia est reçue pour ce qu’elle est, à savoir la peinture
d’une prostituée, alors que le nu était normalement paré d’une aura
plus noble, que, de tout temps, la bienséance l’avait drapé de l’alibi
mythologique. Encore une fois, on n’est pas outré de ne pas
comprendre, mais plutôt d’avoir trop bien compris.
19 En revanche, la dernière grande révolution musicale, celle du début
du XXe  siècle, contrairement aux précédentes, peut en effet être
interprétée comme une complexification du discours. Mais, outre le
fait qu’il s’agit d’un cas extrêmement isolé dont on ne voit pas au
nom de quoi il devrait faire école, il s’avère qu’un grand nombre de
contre-exemples peuvent également démentir cette affirmation. S’il
n’en faut qu’un, disons que Le Sacre du Printemps est beaucoup plus
facile d’écoute, pour quelqu’un qui n’a pas de connaissances
musicales, qu’une symphonie de Brahms ou un opéra de Wagner 18 .

Moderne contre moderne


20 Qu’il soit une cause ou une conséquence de la lecture tendancieuse
de l’histoire de l’art dont je viens d’esquisser une déconstruction, le
malentendu qui sous-tend, depuis maintenant un siècle, la notion de
«  modernité  », est au cœur du problème qui nous occupe. En
confondant le scandale et la raison du scandale, le ras-le-bol et la
conséquence du ras-le-bol, l’homme contemporain a créé de toutes
pièces une modernité dont les deux grands paramètres, l’attitude et
l’esthétique, seraient indissociables. Partant, il a figé le temps quelque
part au début du XXe  siècle. L’attitude moderne (en gros,
l’insoumission) est un invariant de l’histoire de l’art, compagne de
toutes les révolutions, moteur de tous les changements. L’esthétique
moderne, en revanche, n’est que l’esthétique d’une époque  : en
l’occurrence, aujourd’hui, celle du XXe  siècle 19 . Afin de lui donner
une contenance, on l’étend plus généralement, nous l’avons vu, à
toute apparition, même controuvée, d’un ou plusieurs de ses idiomes
dans des œuvres d’esthétique antérieure 20 . C’est ainsi qu’on a
paradoxalement pétrifié le paramètre par essence malléable de la
modernité, l’esthétique, tandis que les velléités d’attitude moderne,
qui seules auraient pu la remettre en cause, étaient tuées dans l’œuf.
C’est pourquoi, depuis si longtemps, on a la sensation que le disque
est rayé.
21 Aux grandes heures de la modernité (Stravinsky, Picasso…), attitude
et esthétique allaient de pair dans des œuvres souvent saisissantes.
Désormais, soit je choisis l’esthétique moderne (et mon attitude sera
alors typiquement anti-moderne, puisque je souscrirai aux canons
que mes professeurs ou mes prédécesseurs m’auront imposé), soit je
choisis l’attitude moderne (qui entraînera de ma part un rejet de
l’esthétique imposée, donc de la modernité, dont il sortira une
œuvre littéralement anti-moderne). Si l’on admet que la vraie
modernité se doit de conjuguer une attitude et une esthétique qui lui
soient entièrement soumises, on est forcé de conclure qu’il est
impossible aujourd’hui d’être moderne.

Reculer pour mieux sauter


22 Si la pertinence du «  retour  » est bannie de la lecture courante de
l’histoire de la musique, si toutes les notions qui lui sont associées
sont devenues péjoratives, un examen, même sommaire, de la réalité
suffit à lui rendre ses lettres de noblesse. Les bouleversements
artistiques ou sociaux ont en effet souvent eu pour principe une
opposition au passé récent par convocation d’un passé plus ancien.
La Renaissance prend congé du Moyen-Âge en lui opposant un
retour aux canons et aux thèmes gréco-latins. C’est en s’appuyant
sur saint Paul que Luther esquisse la Réforme, qui prône un retour à
la forme primitive de la religion chrétienne par opposition à ses
récentes dérives. «  La Révolution française s’est mis en tête de
rénover et renouveler la République romaine en plein XVIIIe  : le
comble du ringard  », note Régis Debray 21 , qui ajoute  : «  Le
passéisme est en général une passion propulsive, et la nostalgie des
légendes dorées, un ferment classique de révolution 22   ».
Renaissance, Réforme, Révolution  : il est difficile de ne pas remarquer
que ces actes fondateurs de la pensée moderne ont tous trois pour
préfixe ce « re- » honni de la modernité contemporaine, qui préfère
réserver à «  révisionniste  » ou à «  réactionnaire  » le monopole de
son emploi.
23 Nous devons l’invention de l’opéra à une réappropriation de la
tragédie grecque aux dépens de l’austère contrepoint de la fin du
e
XVI   siècle, c’est-à-dire de la veille  ; Chateaubriand, emblème du

romantisme, joue Racine contre Voltaire  ; un des personnages de


l’ombre auquel l’histoire de la musique doit le plus, le baron van
Swieten, est un conservateur au sens propre du terme –  un
bibliothécaire  – qui, au tournant du XIXe  siècle, passait ses journées
les mains dans la poussière à rechercher des manuscrits de Bach ou
de Haendel, afin que les compositeurs bien en cour en découvrent les
beautés oubliées. Beethoven s’en souvient sur son lit de mort, qui
réclame non pas du Haydn ou du Mozart, mais les œuvres complètes
de Haendel, le plus grand musicien selon lui, le seul qui l’ait
véritablement intimidé. Wagner ressuscite des mythes d’un autre
âge pour inventer un art nouveau, ce qui fait dire à Théophile
Gautier que « le romantisme de Wagner est bien plutôt un retour aux
anciennes formes qu’un romantisme révolutionnaire 23 .  » Et  ? de
Sartre, ce jugement sur Baudelaire  : «  Il a choisi d’avancer à
reculons, tourné vers le passé, accroupi au fond de la voiture et
tournant son regard vers la route qui fuit 24 .  » Le père de la
modernité lui-même avance donc en regardant derrière lui.
24 La révolution musicale du début du XXe n’est pas en reste : pour faire
table rase du débraillé romantique, elle a souvent rétabli les valeurs
plus nettes et plus droites, plus platoniques en somme, du
classicisme. Adorno l’a d’ailleurs reproché à Stravinsky. Cette
nécessité universelle de reculer pour mieux sauter a été
admirablement formulée par Nietzsche  : «  Féconder le passé en
engendrant l’avenir, tel est pour moi le sens du présent 25 . »
25 Les mots, en dernière analyse, sont d’ailleurs témoins du paradoxe :
le préfixe de toutes les péjorations, «  néo-  », à la faveur d’une
substantivation qui vise pourtant à aggraver son sens, ne dit plus
que l’inverse de ce qu’on veut qu’il dise  : neos, en grec, c’est
« nouveau ».
26 Dans le cas qui nous occupe, l’impression de «  néo  » est de plus
renforcée par la nature même de la musique « contemporaine ». En
partant de l’hypothèse –  difficilement contestable  – que la marche
normale de l’évolution artistique consiste à s’opposer au style
vieillissant en vigueur, il ne surprendra personne qu’une jeune
génération de compositeurs s’en prenne à la musique
«  contemporaine  ». Mais qu’est-ce que la musique
« contemporaine » ?
Qu’est-ce que la musique « contemporaine » ?
27 Contemporaine  : il est capital de bien distinguer les deux notions
inconciliables qui coexistent dans ce terme. L’une, éternelle (au sens
d’« être de son temps » : selon toute vraisemblance ce sera toujours
le cas dans 5000  ans)  ; l’autre, fugitive (un courant artistique
spécifique, par nature destiné à tirer un jour sa révérence). La
formulation n’est pas innocente. Le jour où le style montre des
signes de faiblesse, qu’il subit des attaques –  nous y sommes  –,
l’acception temporelle vole à son secours  : les ennemis de cette
musique ne sont pas de leur temps  ! Et ainsi, à la faveur de cette
gageure sémantique, le style musical restera ce qu’il est pour les
siècles des siècles 26 . Les antonymes de «  contemporain  » ne font
d’ailleurs référence qu’au passé : on peut ne pas être romantique, ne
pas être classique, ne pas être baroque ; on ne peut pas ne pas être
contemporain. Ce qui n’est pas contemporain, c’est ce qui n’existe
pas.
28 Mettons fin à cette insupportable polysémie, en abandonnant une
fois pour toutes le qualificatif contemporain à sa seule acception
stylistique. D’une part, nous ne regretterons pas l’autre, qui n’a aucun
intérêt (tous les compositeurs ont toujours été de leur temps, que
cette qualité induise une soumission ou un rejet) ; d’autre part, c’est
la seule chance que nous ayons de pouvoir définir la musique
« contemporaine », et donc de pouvoir s’y opposer, ou la défendre.
29 C’est d’ailleurs souvent pour les apologistes de cette musique que
l’ambiguïté sémantique est le plus intenable. Dans leur article, J.-
P.  Derrien et D.  Jameux acceptent des personnes nées dans les
années 1920, et disqualifient des compositeurs de trente ans.
L’émission de France-Musique Les lundis de la contemporaine
consacrait récemment une émission à Edgar Varèse, né en 1883, au

XIX siècle  ! Personne ne saurait nier que sa musique est bien
« contemporaine », mais le temps n’a plus rien à voir avec l’affaire :
on ne parle que de style. Victimes de cette confusion, les
conservatoires, pour leurs examens, sont depuis quelques années
obligés de rivaliser d’invention pour sommer les candidats de jouer
de la musique «  contemporaine  ». Du temps de mes études,
l’injonction était simple et efficace : pièce contemporaine au choix. Tout
le monde comprenait de quoi il retournait. Mais, depuis quelques
années, des problèmes inédits se sont posés à des jurys horrifiés : un
flûtiste, par exemple, pouvait arriver avec une pièce à 3/4, en la
bémol majeur, et – horresco referens – sans aucun flatterzunge 27  ! Il a
bien fallu réagir. Le qualificatif de « contemporain » ne voulant plus
rien dire, il a fallu le qualifier à son tour. Les contorsions valent le
déplacement  : «  œuvre contemporaine à notation contemporaine  »
(Saint-Maur), «  pièce d’écriture contemporaine  » (Dijon), «  pièce
contemporaine d’écriture non conventionnelle 28  » (Montréal), ou tout
simplement « pièce en style contemporain » (Paris). Arrêtons-nous à
cette dernière tournure, la plus simple et la plus parlante, qui va
nous aider à définir ce qu’est la musique «  contemporaine  ». Car,
enfin, ce « style contemporain », délesté de la question temporelle,
met tout le monde d’accord, ce qui n’est pas rien. Prenez le pire
ennemi de la musique «  contemporaine  » et son meilleur ami,
donnez à chacun la même pile de partitions composées ces soixante
dernières années, et demandez leur d’en extraire celles qu’ils
considéreront comme étant «  de style contemporain  »  : ils feront
exactement les mêmes choix. Ce qui permet bien de conclure que la
musique contemporaine est définissable. Si on nous l’a donnée pour
protéiforme, changeante, surprenante, si on nous a vendu l’indéterminé
comme opposé au déterminé, le spectral comme opposé au sériel, c’est
qu’on s’est intéressé aux moyens plus qu’à la fin. Aux dissensions
plus qu’aux similitudes. C’était nécessaire pour prendre la pose
moderne, mais personne n’est dupe. Pas même Pierre Boulez qui,
comparant les deux «  langages  » peut-être les plus opposés de la
musique contemporaine, déclarait lors d’une interview à la Cité de la
Musique : « Très curieusement, on s’est aperçu à un moment donné
qu’une extrême discipline et un total hasard produisent à peu près
les mêmes résultats.  » On ne saurait mieux dire  ! Et il enfonce le
clou  :  «  Nous pensons le XXe  siècle comme un siècle extrêmement
rapide. Ce n’est pas vrai du tout. […] Entre Stravinsky et les
tendances d’aujourd’hui, il y a probablement moins de différence
qu’entre Beethoven et Wagner 29 .  » Seul le «  probablement  » est
discutable. Essayez de faire des bonds d’environ soixante ans dans
l’histoire de la musique, c’est édifiant. Un exemple  : la Passion selon
saint Matthieu, La Flûte enchantée, Lohengrin, Le Sacre du Printemps.
Bach, Mozart, Wagner, Stravinsky : nous sommes tellement habitués
au statu quo que cela nous semble sidérant 30 .
30 Mais alors, par quel miracle la musique contemporaine a-t-elle figé
le temps  ? Pourquoi être en opposition revient inexorablement à
faire du même  ? On met pourtant en œuvre les moyens les plus
divergents, voire les plus contradictoires. Musique sérielle, musique
aléatoire, concrète, spectrale, électroacoustique…  : quelles que
puissent être les querelles de clocher, l’appartenance de tous ces
courants à un même style semble faire consensus 31 . Pourtant, la
focalisation sur la diversité des moyens fait obstacle à une définition
positive de la fin. On ne peut pas dire de quoi est faite la musique
contemporaine puisque, à intervalles réguliers, on invente de
nouvelles façons d’en fabriquer, souvent convaincantes.
31 En revanche, si on retourne la question, si on s’intéresse non pas à ce
qu’on trouve dans la musique contemporaine, mais à ce qu’on n’y trouve
pas, tout s’éclaire : pas de tonalité, pas de pulsation régulière, rien à
quoi on puisse s’attendre, pas de mélodie (trop) reconnaissable. De
même que l’abstraction, en peinture, prévaut en termes de
perception sur les différents moyens que les peintres se sont donnés
pour y parvenir, l’absence de tonalité est beaucoup plus remarquable
pour l’auditeur que la présence d’un langage de substitution, que
même les spécialistes sont souvent en peine de nommer à la simple
écoute, et qu’on invite d’ailleurs les compositeurs à inventer, pourvu
qu’il réponde aux critères négatifs que je viens d’évoquer.
32 La seule propriété commune à tous les langages autorisés par
l’académisme contemporain est donc une propriété négative : ils ne
sont pas tonaux. Tout le reste est négociable.

Opposition formelle et opposition


fondamentale
33 Dès lors, il y a deux types d’opposition possibles  : une opposition
polie, qui consiste à contester les moyens, mais qui aboutit à une
musique très proche dans ses grands principes de celle à laquelle on
prétend s’opposer, qui séduira le même public et gardera l’AOC de
musique « contemporaine » ; une opposition radicale, qui s’attaque à
la fin, qui conteste les fondamentaux, en l’occurrence négatifs, de
cette même musique.
34 Mais, et c’est là que le bât blesse, s’opposer à du négatif, en quoi cela
peut-il bien consister ? Quel nom peut-on donner à une musique qui,
par insoumission ou par goût, refuserait d’être atonale  ? À une
pulsation qui ne serait pas irrégulière ? La négation du négatif, jusqu’à
nouvel ordre (et sauf à préférer parler d’«  anatonal  »), est une
affirmation ; une réaffirmation en l’occurrence, du gros mot originel.
Le « contraire » d’un cluster n’est pas un autre cluster, le refus d’une
mesure à 13/16 ne se sublime pas dans une mesure à 17/16, le trop-
plein de quarts de tons ne s’évacue pas dans les huitièmes ou les
quarante-troisièmes de tons. La vraie remise en cause des dogmes
vingtiémistes passe entre autres par des accords parfaits et des
mesures régulières ; par un retour à l’étonnement, intrinsèquement
lié à la possibilité ponctuelle de s’attendre à quelque chose  : être
surpris, c’est être confronté à une situation qui n’est pas celle qu’on
attendait  ; et, fait remarquable, par une réapparition de la
dissonance, celle qui gêne tant qu’elle n’est pas résolue, celle qui
produit la tension dialectique nécessaire à toute expression
articulée.
35 Il n’est pas anodin que la production contemporaine elle-même soit
contaminée par quelques-uns de ces retours. Ici une pulsation
régulière, là un embryon de mélodie, ou encore la réintroduction du
«  beau  » dans le vocabulaire laudatif  : il fut un temps où l’on
excommuniait pour moins que ça. Au fond, les «  contemporains  »
devraient s’inquiéter davantage de leurs propres palinodies que de
mes idées fixes. « La moindre révision de jugement sur une figure clé
de l’art moderne risque d’entraîner l’autodafé du modernisme entier
32
  ». Si Thierry de Duve ne s’est pas trompé, et que sa crainte est
applicable à la musique, la messe est dite.

Tout va bien se passer


36 On a d’ailleurs déjà tourné la page dans d’autres domaines, et tout
s’est bien passé. Les dogmes du nouveau roman et plus encore du
lettrisme sont derrière nous. Les modernophiles lisent aujourd’hui
des romans écrits à l’ancienne, avec des personnages, dans une
langue que Littré aurait comprise. Isou n’intéresse plus personne, et
l’impasse dans laquelle se sont engagés ses successeurs mène plus
loin que ce qu’on aurait pu croire. Le cinéma expérimental est resté
une « expérimentation ». La musique et les arts plastiques semblent
avoir payé pour les autres cette erreur d’interprétation
fondamentale du geste moderne, qui a consisté à prendre les
iconoclastes pour des icônes, et qui a été dénoncée par Marcel
Duchamp lui-même en 1962  : «  Je leur ai jeté le porte-bouteilles et
l’urinoir à la tête comme une provocation, et voilà qu’ils en admirent
la beauté esthétique 33  ».
37 Dans un texte de 1926, Schönberg laisse échapper une malheureuse
métaphore qui, dans un dîner en ville aujourd’hui, serait du plus
mauvais effet  : il compare la tonalité à la pesanteur, en rappelle
«  l’origine naturelle  » (sic), et l’oppose à son propre système, qu’il
compare à l’avion 34 . La conclusion étant que la pesanteur n’a jamais
empêché un avion de voler. Tonal, atonal, nature contre artefact  :
pour ceux qui en avaient la vague sensation, mais n’osaient pas le
dire, la caution est de taille. Et cela nous mène à une inévitable
comparaison avec la volte-face récente et spectaculaire de la notion
de «  modernité  » dans l’idéologie contemporaine. De Galilée à
Marinetti, en passant par Hugo, la grande aventure des Temps
modernes est celle d’une émancipation  : le progressisme est un
prométhéisme, la modernité est indissociable de la prise en main par
l’homme de son propre destin. Industrialisation et technologie
apparaissent comme la panacée. «  Le jour où le premier air-navire
s’envolera, la dernière tyrannie rentrera sous terre », lance Hugo en
1867. Marinetti, dans son Manifeste du futurisme (1909), écrit : « Une
automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est
plus belle que la Victoire de Samothrace 35 . » Il préconisait par ailleurs
de bétonner le Grand Canal de Venise pour y faire passer une
autoroute. Plus près de nous, François Mitterrand, en 1965, pose
pour son affiche électorale devant un paysage paradisiaque : le ciel
est strié de câbles à haute tension, soutenus par un énorme pylône
métallique dont la base occupe la partie gauche de la photo. Au fond,
la cheminée d’une usine en pleine activité crache de la fumée noire.
Le slogan est sans appel  : «  Un président jeune pour une France
moderne. »
38 Dire que la doxa moderne a changé ces dernières années est une
litote : il s’agit d’un changement complet de direction Le comble de
la modernité au XXe siècle : raser un arbre pour construire une usine ;
au début du XXIe  : raser une usine pour planter des arbres. On a ici
une illustration flagrante de l’opposition dont je parlais plus haut
entre attitude et esthétique modernes. Dans les deux cas, l’attitude est
moderne et se réclame de l’avenir. Au XXe et chez les progressistes
des siècles précédents : insoumission à la nature en tant qu’elle fait
obstacle à l’émancipation de l’Homme. Au XXIe  : insoumission à la
volonté humaine de tout maîtriser, dont l’abus a conduit aux
impensables totalitarismes du XXe siècle, et conduira, selon certains,
à des bouleversements écologiques irrémédiables. L’esthétique, en
revanche, a fait demi-tour. Selon un paradoxe que l’on commence à
connaître, les valeurs modernes d’aujourd’hui sont les valeurs
passéistes d’hier. Commerce de proximité, transport à vélo, retour à
une agriculture préindustrielle, fruits de saison  : c’est sans rougir,
ici, que les modernes glorifient le retour en arrière, jusqu’à en faire
la condition sine qua non d’un avenir supportable.
39 Alors, sans trop préjuger des rapports entre société et art, et sans
filer la métaphore de Schönberg jusqu’à prôner que le retour à la
tonalité est un écologisme musical, on se doit néanmoins
d’interroger la concomitance de ces bouleversements –
  l’architecture urbaine étant peut-être par excellence le point
d’articulation qui aiderait à un tel rapprochement  : après tout, la
« modernité » architecturale de nos faubourgs se situe au carrefour
des deux visions, sociale et artistique, du progrès, et la tour en béton
peut à bon droit en symboliser le mariage. Or, de ce modernisme, il
semble que nous soyons revenus. L’architecte Peter Blake avance
même qu’il est mort le 15 juillet 1972 à 15 h 32 : c’est la première fois
qu’on a fait sauter des barres d’habitation des années cinquante,
dans une cité du Missouri 36 . Ici comme ailleurs, les solutions
proposées sont un retour : le bois, la pierre, l’eau, les espaces verts
pour prendre congé du béton. Les « néo » sont partout, je le crains,
et ça ne fait que commencer.
40 Qu’adviendra-t-il alors de la musique dans les décennies à venir ? Il
est un peu tôt pour le dire avec précision, mais les grandes lignes ont
commencé à poindre. L’esthétique et l’attitude modernes sont
parvenues au faîte de leur antagonisme. Si, d’aventure, dans le
combat qu’elles ne peuvent désormais éviter de se livrer, la seconde
venait à triompher de la première, on entendrait bientôt murmurer
qu’écrire «  contemporain  » en 2010 n’a pas davantage de sens
qu’écrire « romantique » en 1910 ou « classique » en 1810.
41 Il ne s’agira pas alors de nier la valeur de la musique dite
« contemporaine » ni de tenter d’amoindrir son rôle, mais, bien au
contraire, en s’y opposant, de reconnaître enfin qu’elle a fait son
temps, donc qu’elle a existé.

NOTES
1. Jean-Pierre Derrien et Dominique Jameux, «  Quelques réflexions sur la musique
contemporaine », Commentaire, no 127, 2009.
2.Une impasse [1926], in Arnold Schönberg, Le Style et l’Idée, Paris, Buchet-Chastel, 2002, p. 78.
Schönberg s’y montre résolu à défendre son « impasse ».
3. Les derniers quatuors, par-dessus tout.
4. C’est ce qu’on nous apprend. Don Giovanni, acte II, scène 19 : Chi si pasce di cibo celeste.
5. On soupçonne même Kandinsky d’avoir antidaté une toile pour parvenir à ses fins.
6. Je m’expliquerai plus loin sur la nécessité de cette redondance.
7. Entretien avec Marie-France Saurat, Paris-Match, no 1929, 16 mai 1986, p. 110.
8. On se souvient que Benoît Duteurtre, pour ne citer que lui, a été comparé à Robert
Faurisson dans Le  Monde du 14  avril 1995, suite à la publication de son Requiem pour une
avant-garde. Dominique Jameux, cinq ans avant, lui avait consacré un article dans Libération :
« Bien dégagé sur les oreilles ». Il est aisé de comprendre à quoi une telle coupe de cheveux
faisait allusion.
9. Wolfagang Amadeus Mozart, lettres des 26 septembre 1781 et 28 décembre 1782.
10.Ludwig van Beethoven, Letters, Journals and Conversations, Londres, Thames & Hudson,
1951, p.  236. Sur l’évitement de la dissonance chez Beethoven, cf. par exemple Martin
Kaltenecker, La rumeur des batailles, Paris, Fayard, 2000, p. 118 : « La mélodie de Beethoven
[…] est donc le fruit d’une éradication des dissonances et du chromatisme inhérent à ce que
l’on commençait à appeler à l’époque “le goût dégénéré de Mannheim” plein d’un
chromatisme encore essentiel aux mélodies de Mozart. »
11. À l’époque, et en musique, c’est une éternité. Cf. La polémique esthétique, in Gilles
Cantagrel, Bach en son temps, Paris, Hachette 1982, p. 164-188
12. Cf. Le nécrologe de 1754, in Gilles Cantagrel, Bach en son temps, op. cit., p. 343. L’éloge est de
Reinken.
13. Dans ces temps reculés, il était de bon ton d’applaudir non seulement entre les
mouvements, mais au milieu même des mouvements, pour marquer l’enthousiasme. Notons
au passage que l’époque où on s’est attelé à considérer que Beethoven « n’était pas fait pour
plaire » coïncide à peu près avec celle où on a frustré l’auditeur de tout comportement qui
pouvait laisser penser le contraire.
14. André Boucourechliev, Beethoven, Paris, Seuil, 1963, p. 46-47. Il s’agit dans les deux cas
du mouvement lent du Quatuor op.  59 no  1. Si le public de l’époque avait su, il se serait
mieux tenu.
15. Les critiques sont extraites de La revue musicale (1828) et La gazette musicale de Paris (1840
et 1858).
16. Invitée dans ce débat, la dissonance comme acte fondateur de la musique tonale ne doit
pas être mal interprétée  : elle est nécessaire à l’expression du sens, et son emploi est
indispensable à la mélodie accompagnée, au nouveau stile rappresentativo. Aux deux
extrêmes de l’aventure tonale, les musiques non dissonantes et non consonantes offrent
parfois des similitudes troublantes.
17. Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, Kimé, 2005, p. 38.
18. Lorsqu’on fait l’expérience avec de jeunes lycéens, c’est flagrant.
19. Pour la musique, elle présuppose entre autres l’atonalisme, selon une décision collégiale
prise il y a une centaine d’années environ.
20. Sans préjudice, et c’est très important, de l’attitude du compositeur en question. Par
exemple : ce qu’il est convenu de trouver moderne chez Bach aujourd’hui (ses œuvres les
plus complexes, les plus chromatiques), c’est ce qui était de loin le plus passéiste à son
époque.
21. Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Paris, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2005, p. 51.
22. Régis Debray, Aveuglantes lumières, Paris, Gallimard, 2006, p. 23.
23. Charles Baudelaire, Sur Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, suivi de textes sur Richard
Wagner par Nerval, Gautier et Champfleury, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 105.
24. Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 151.
25. Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, tome  II, traduction de Geneviève Bianquis,
Paris, Gallimard, 1995, p. 137.
26. Cécile Gilly, des Lundis de la contemporaine sur France-Musique, répondait récemment à
un contradicteur qui lui demandait si elle souhaitait qu’en 3050 la musique ressemble
encore à celle d’aujourd’hui : « Absolument, je le souhaite de tout mon cœur ! ».
27. Le Flatterzunge est un effet sonore très original, produit par un roulement de langue, que
l’on trouve dans 99 % des pièces contemporaines pour flûte. Le « néo », très en retard sur
son temps, omet parfois d’en faire usage.
28.Sic. On doit bien sûr comprendre qu’elle doit être écrite dans la plus stricte observance
des canons académiques.
29. À ma connaissance, cette interview n’a pas fait l’objet d’une publication, mais on peut en
visionner des extraits en ligne (voir par exemple  : https://www.youtube.com/watch?
v=R6hYMN0EoRE, consulté pour la dernière fois le 8 décembre 2016).
30. Les années respectives  : 1729, 1791, 1850, 1913. Les écarts respectifs  : 62  ans, 59  ans,
63 ans. Entre les sonates pour violoncelle de Vivaldi et la Symphonie héroïque : 64 ans ; entre
L’art de la fugue et le Concerto de l’Empereur : 61 ans ; entre Les Saisons de Haydn et Tristan et
Isolde : 64 ans… On peut prolonger la liste à l’infini.
31. Ultime exemple  : on allume la radio, on entend trois notes, et on se dit  : c’est de la
musique contemporaine. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, qu’elle ait été composée en 1940
ou en 2010, qu’elle soit concrète, sérielle, spectrale…
32. Cité par Kostas Mavrakis, Pour l’art. Éclipse et renouveau, Paris, Éditions de Paris, 2006,
p. 268.
33. Marcel Duchamp, Lettre à Hans Richter du 10 novembre 1962, in Hans Richter, Dada – Art
et anti-art, Paris, Éditions de la Connaissance, 1965, p. 196.
34. Arnold Schönberg, Opinion ou perspicacité, in Le Style et l’Idée, op. cit., p. 202.
35. Cité par Jean Weisgerber, in Les Avant-Gardes littéraires au XXe siècle, Budapest, Akadémiai
Kiadó, 1985, p. 136.
36. Cf. Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 149.
AUTEUR
JÉRÔME DUCROS
Jérôme Ducros est pianiste et compositeur.
Y a-t-il un postmodernisme
musical ?
Karol Beffa

1 La question du postmodernisme est délicate à plusieurs titres, la


signification même du terme n’étant pas l’une des moindres
difficultés. Plusieurs essayistes ont rendu compte de l’ambiguïté de
ce mot et des contresens qu’elle était susceptible d’entraîner. Ils se
sont donc attachés avec plus ou moins de bonheur à distinguer entre
les diverses acceptions terminologiques, lesquelles ne sont pas
simplement le fait d’une évolution sémantique, mais celui
d’utilisations concurrentes, voire contraires du terme, faites parfois
à la même époque par différents auteurs. Il nous semble
qu’indépendamment de leur participation au débat sur le fond, ce
sont Antoine Compagnon et Luc Ferry qui ont le mieux exposé les
différentes interprétations des termes postmodernisme et postmoderne.

Questions de terminologie
Le postmodernisme comme ultramodernisme

2 Historiquement, on peut dater l’apparition du terme postmodernisme


des années 1960. On le trouve alors chez certains critiques littéraires
américains pour parler d’œuvres de fiction en rupture avec le
«  premier modernisme  », celui de James Joyce. On évoquera par
exemple Ihab Hassan, dans son ouvrage The Dismemberment of
Orpheus: Toward a Post-Modern Literature 1 . L’auteur désigne par là
une recherche de la nouveauté pour la nouveauté, qui serait plutôt
une sorte d’«  ultramodernisme  » ou d’«  hypermodernisme  » (on
parle aussi de «  modernisme tardif  », de «  métamodernité  », de
«  transmodernité  »…). Dans cette acception, le postmoderne est vu
comme le comble du modernisme. En France, c’est Jean-François
Lyotard qui a popularisé cet usage du terme dans un premier
ouvrage qu’il présentait comme un «  rapport sur le savoir  », ou
plutôt sur «  la condition du savoir dans les sociétés les plus
développées 2   », et surtout dans une correspondance des années
1982-1985 publiée sous le titre Le Postmoderne expliqué aux enfants 3 .
Pour comprendre cet emploi, il faut se référer à une idée de la
modernité conçue non pas comme « modernisme », mais comme ce
que Heidegger nommait l’«  humanisme  », à savoir le cartésianisme
et l’héritage des Lumières. Le «  postmoderne  » marquerait une
rupture avec cette modernité, c’est-à-dire avec la rationalisation du
monde 4 . En ce sens, comme l’énonce Luc Ferry, le postmoderne
rejoindrait le «  moderne  » entendu comme «  modernisme  » des
avant-gardes 5 . Des problèmes de philosophie de l’histoire et
d’esthétique sont alors réunis sous cette étiquette de
« postmoderne » – le refus philosophique du primat de la rationalité
et de la représentation se traduisant esthétiquement par le rejet de
la tonalité et du figuratif. Lyotard va même plus loin  : entre
«  postmoderne  » et «  moderne  », la différence serait minime, sans
importance véritable. Tous deux se définiraient comme une
subversion de la modernité (au sens des Lumières) et seraient au
cœur de l’histoire de ces avant-gardes dont le mot d’ordre pourrait
être : « tout ce qui est perçu, serait-ce d’hier […] doit être soupçonné
6
  ». Le moderne et le postmoderne seraient donc tous deux
antimodernes, la seconde expression étant sans doute plus
« déconstructive » encore que la première 7 .
3 Entendue en ce sens, la notion de «  postmodernité  » est matière à
équivoque. D’une part, elle se prête évidemment à des
interprétations contradictoires, selon que le «  moderne  » auquel le
post-« moderne » renvoie désigne la modernité au sens des Lumières
ou bien le modernisme des avant-gardes. D’autre part, si, comme le
veut la philosophie du soupçon dessinée par Lyotard, les avant-
gardes se situent effectivement perpétuellement du côté de
l’innovation, elles pourraient paradoxalement s’inscrire dans la
continuité de la modernité des Lumières, alors même qu’elles se
déclarent en complète rupture avec elles.
4 Par ailleurs, comme l’écrit Antoine Compagnon,
il y a un paradoxe flagrant du postmoderne, qui prétend en finir avec le moderne
et qui, rompant avec lui, reproduit l’opération moderne par excellence  : la
rupture. […] Le postmoderne, incarnant une contradiction dans les termes, est-il
le dernier avatar de la modernité ? Ou représente-t-il un vrai tournant, la sortie
du moderne  ? N’est-il qu’une nouveauté par rapport au moderne, comme tel
toujours pris dans la logique de l’innovation ? Ou réussit-il la « dissolution de la
catégorie du nouveau  »  ? Met-il fin aux dogmes du progrès et du
développement  ? C’est beaucoup demander, et le postmoderne suscite d’autant
plus de scepticisme en France que nous ne l’avons pas inventé, alors que nous
nous faisons passer pour les pères de la modernité et de l’avant-garde, comme
8
des droits de l’homme .

Le postmodernisme comme rejet du modernisme

5 C’est le sens qui prédomine dans les débats autour de l’art


contemporain : le postmodernisme comme rejet du modernisme. Si
la première acception trouvait son origine dans la critique littéraire,
la seconde est issue du domaine des arts visuels, de l’architecture en
particulier. En réaction à l’ultramodernisme des années  1950 (lui-
même tributaire du modernisme des années 1920), on assiste vers le
milieu des années 1970 à une totale remise en question du principe
de la nouveauté à tout prix 9 . La tyrannie de l’innovatio jointe à
l’institutionnalisation des avant-gardes avait sclérosé les milieux
artistiques, engendrant un nouvel académisme, contre lequel
s’élèvent d’abord les architectes, qui cherchent à renouer avec les
traditions esthétiques du passé pour retrouver la communication
avec un public coupé des avant-gardes. Le mouvement s’est peu à
peu généralisé aux autres arts  : retour du figuratif en peinture,
retour de la tonalité (au sens large) en musique. On voit donc que ce
second sens de «  postmodernisme  », celui le plus couramment
employé dans les débats esthétiques actuels 10 ou par les non-
spécialistes, est totalement opposé au précédent. C’est celui que nous
utiliserons dans la suite de ce chapitre, sauf mention contraire.

Quelques caractéristiques du
postmodernisme
6 Si le modernisme des avant-gardes s’axe sur la recherche exclusive
de nouveauté et d’inédit, le postmodernisme, en revanche, ne renie
pas le passé. Il ne s’agit cependant pas forcément de retrouver un fil
perdu, qui aurait été rompu par les modernes. Contre l’idée de la
tabula rasa un temps prônée par l’avant-garde, les postmodernes
entendent faire jouer librement les réminiscences du passé. Ce
«  revivalisme  » n’est pas un pur retour à la tradition, mais
l’affirmation du droit de chacun à aller puiser à son gré des éléments
dans le répertoire culturel qui a précédé, sans souci de chronologie
ou de hiérarchie. Comme l’a écrit Umberto Eco :
La réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant
donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit
11
être revisité .
7 Rien n’est donc frappé d’exclusion, toute création culturelle, tout
style peut être emprunté et coexister avec d’autres créations
culturelles et d’autres styles. Contrairement au purisme et à l’esprit
de système qui caractérisaient le modernisme, l’éclectisme est à
présent roi, non seulement dans la dimension temporelle mais
également dans la dimension spatiale. Ce goût du mélange qui
caractérise le domaine artistique actuel, et gagne par contagion
l’ensemble de la société, participe de ce que certains ont appelé
l’«  impureté  » de l’époque postmoderne 12 . Chacun étant libre de
concocter son propre mélange selon ses désirs, la subjectivité
devient le seul critère. À l’ère des écoles et des chapelles, avec des
dérives qu’on a pu qualifier de «  terroristes 13   », se substitue le
temps de l’individu. Par ailleurs, pour les postmodernes, les
emprunts possibles ne sont pas confinés à des sphères culturelles
reconnues par l’élite ou par l’institution, mais sont envisageables à
tous les échelons  : la notion de hiérarchie entre arts nobles et arts
vulgaires s’abolit.
8 La multiplicité et la diversité des références deviennent telles que le
public est toujours à même de trouver un élément auquel se
raccrocher, un trait qui éveille un écho dans la sensibilité qu’il s’est
construite. L’intention du créateur devient donc palpable, il peut la
percevoir. Le lien entre le « poïétique » et l’« esthésique » est renoué,
ce lien précisément rompu durant la période avant-gardiste 14 . La
communication, le contact avec le public sont rétablis.
9 Enfin, dernière caractéristique importante  : le rapport entre art et
théorie de l’art. Si le phénomène postmoderne a été l’objet d’études,
celles-ci n’ont, à quelques exceptions près, été faites que de
l’extérieur. Il n’y a pas eu de manifeste postmoderne de la part des
artistes eux-mêmes. Ceux qui participent du postmodernisme n’ont
pas le goût de la théorisation. Ils préfèrent produire plutôt qu’écrire
sur leur production. Le changement est grand par rapport aux
modernistes qui, eux, consacraient une grande partie de leur temps
et de leur énergie à disserter sur les méthodes et les principes sous-
jacents à leurs œuvres, à rédiger et à publier des professions de foi
proclamant leur appartenance à un mouvement. Comme l’écrit
Georgina Born à propos des compositeurs modernes, qu’elle oppose
aux postmodernes :
Au centre de cette démarche, il y avait le fait que les compositeurs eux-mêmes se
faisaient théoriciens et concoctaient une métalangue (scientifique) pour
disséquer une composition et en estimer la valeur –  une métalangue de facto
toute puissante et légitime ; et il y avait également la diffusion de ces idées par le
15
biais de revues réputées .
10 Ces écrits s’adressaient bien évidemment à des spécialistes et étaient
destinés à être commentés au sein de petits cénacles. Le but semble
avoir été d’atteindre par ce biais une certaine élite dirigeante et par
elle la reconnaissance institutionnelle. À l’inverse, les postmodernes
n’ont pas tendance à se regrouper en écoles constituées autour d’un
préalable théorique, encore moins à se définir comme un
mouvement constitué, organisé autour d’un programme. Chez eux
prévaut l’individualisme et la diversité des attitudes.
11 Jean-Jacques Nattiez, citant à la fois Jean Molino 16 et Francis
Dhomont 17 , donne un bon résumé de cette situation  : le
postmodernisme se veut une réponse à ce que voulaient promouvoir
les modernistes (culte du nouveau, de la pureté, de la forme, de la
fonction et du système)  ; il est donc impur, permissif, cosmopolite,
éclectique, ironique 18 , immédiat. En outre, alors que «  le
modernisme a creusé le fossé avec le public, le postmodernisme
cherche à le combler 19  ».

Quelques caractéristiques du
postmodernisme en musique
12 Cette fois encore, il nous faut éclaircir un problème de terminologie
avant de tenter de définir les caractéristiques d’une musique
postmoderne. En effet, nous nous trouvons confrontés, concernant
les appellations utilisées, aux mêmes obscurités que celles
rencontrées au début de ce chapitre. Ainsi, en France, il était
courant, du moins entre 1990 et 2005 environ, de parler de
« musique nouvelle » pour désigner la musique postmoderne 20 . Or
l’habitude germanique est complètement différente  : la Neue Musik
n’est pas la musique postmoderne, mais la musique moderne issue de
la Seconde École de Vienne (voir Adorno et sa Philosophie der neuen
Musik 21 ). Et de même, dans les pays anglo-saxons, le terme de new
music renvoie à la musique d’avant-garde 22 .
13 On aurait pu lever l’ambiguïté en opposant en français «  Nouvelle
Musique » (moderniste) et « Musique nouvelle » (postmoderne). Mais
la subtilité est peut-être excessive. Et de toute façon, certains
auteurs, souvent non spécialistes de la question, ne suivent pas ce
principe  : par exemple, Stéphane Lelong a intitulé son livre
d’entretiens sur les compositeurs postmodernes Nouvelle Musique 23 .
Cependant, de même que le terme postmoderne est employé
généralement dans sa seconde acception, l’usage français préfère,
pour supprimer l’équivoque, réserver l’appellation de «  Musique
nouvelle  » (et parfois celle de «  Nouvelle Musique  ») à la musique
postmoderne – la musique moderne étant, elle, rangée sous le label
de « musique contemporaine ».
14 Comme le postmodernisme avait émergé en opposition aux excès du
modernisme, de même, la Musique nouvelle s’est définie en réaction
aux abus de l’avant-garde. On retrouve donc dans le domaine
musical les caractéristiques que nous avons relevées pour le
postmodernisme en général dans son opposition à l’avant-gardisme.
15 La musique d’avant-garde se voulait en rupture totale avec le passé
24
. Elle s’est donc fixé pour programme, après l’expérience du
sérialisme généralisé, d’éliminer le thématisme, la mélodie, les
consonances, la pulsation. La Musique nouvelle les réintroduit.
D’autre part, alors que les modernistes privilégiaient la position du
créateur par rapport à celle de l’auditeur, et l’écriture par rapport à
la perception, les postmodernes veulent que leur musique soit
directement accessible 25 . À l’encontre du pointillisme webernien,
ils favorisent un rythme harmonique lent qui s’inscrit volontiers
dans un temps long. Enfin, en bons postmodernes, ils pratiquent le
jeu des citations, des collages, et plus largement, le métissage  :
pastiches néobaroques ou néoclassiques, emprunts au vocabulaire
(harmonique et rythmique) du jazz et de la pop music, incorporation
d’éléments issus des musiques ethniques.
16 On a mentionné plus haut, en passant, l’ironie parmi les traits
postmodernes. Certains auteurs –  Jean-Jacques Nattiez, en
particulier  – pensent que le compositeur postmoderne qui «  fait
appel […] aux styles et aux normes du passé, […] ne peut le faire
qu’avec ironie 26  ». Cela ne nous semble pas être toujours le cas. La
prise de distance qui caractérise l’ironie n’est pas forcément
présente dans les multiples références que s’autorisent les musiciens
postmodernes. De toute façon, même si ce peut être l’intention du
compositeur, elle échappe à la majorité de son public non
musicologue. Et c’est peut-être son absence, précisément, qui donne
lieu aux dérives reprochées à une certaine «  musique nouvelle  ».
L’abus de citations hétéroclites tant du point de vue spatial que
temporel, non reconnues comme telles, ou prises au premier degré,
tourne trop souvent au méli-mélo ou au kitsch.

Qu’est-ce qu’un compositeur postmoderne ?


17 S’il est difficile de trouver des créateurs qui soient des théoriciens du
postmodernisme, il semble tout aussi difficile, sinon davantage, de
trouver des artistes qui s’affichent comme ouvertement
postmodernes. Nous nous limiterons ici au champ musical. L’époque
baignant dans le postmodernisme, et le postmodernisme étant ce
qu’il est –  primat de l’individualisme, refus d’une étiquette  –, il
semble que les compositeurs, plutôt que se déclarer postmodernes,
préfèrent se dire «  indépendants  »  : ils préservent ainsi leur
originalité et se mettent à l’abri d’éventuelles attaques polémiques.
18 Ainsi, parmi les compositeurs que l’on situe volontiers dans la
mouvance postmoderne, il ne nous en vient que trois à l’esprit qui
aient cherché à conduire une réflexion théorique sur la musique : ce
sont Michael Nyman, Steve Reich et Alfred Schnittke. Or, à notre
connaissance, aucun n’a jamais revendiqué pour lui-même
l’étiquette de «  postmoderne  ». Nous avons pu avoir des entretiens
avec les deux premiers. Nyman –  qui est selon nous à classer
résolument parmi les postmodernes  – nous a dit éprouver une
certaine réticence à utiliser le terme, auquel il trouve des relents
journalistiques. Reich, pour sa part, bien qu’ayant écrit une musique
devenue une référence majeure pour la postmodernité, refuse cette
appellation, la jugeant trop simpliste 27 . Quant à Schnittke, dont la
musique est typiquement postmoderne, il préférait parler de
« polystylisme » pour la définir.
19 On constate donc que, même dans le cas de Schnittke et de Nyman,
dont les œuvres présentent tout l’éventail des caractéristiques d’une
musique postmoderne 28 , le vocable est récusé. Curieusement, il est
des commentateurs –  non compositeurs, il faut le noter  – qui, à
l’inverse, parlent de postmodernisme en matière de musique dans
un sens très large, si large qu’ils en viennent à l’appliquer à des
compositeurs très différents. Ainsi, Béatrice Ramaut-Chevassus
inclut parmi les postmodernes Philippe Hersant et Pascal Dusapin 29
. Ce sont des musiciens que, personnellement, nous ne définirions
pas spontanément comme tels. Ils nous semblent plutôt relever
d’une position médiane entre « nouvelle tonalité » et avant-gardisme
pur et dur (Pascal Dusapin en particulier)  : car, s’ils font parfois
référence à la musique du passé, ils ne procèdent pas toujours par
citations et se gardent de toute intention ironique  ; l’on ne trouve
pas non plus trace chez eux d’un quelconque bricolage 30 . Plus
étonnant encore – et c’est évidemment une source de confusion –, il
arrive qu’on catalogue parmi les postmodernes des compositeurs
comme Luigi Nono, Klaus Huber, Helmut Lachenmann ou Pierre
Boulez, qui sont plutôt des modèles d’avant-gardisme. Les qualifier
de « postmodernes » nous paraît abusif 31 .

Les « vrais » compositeurs postmodernes : la


Musique nouvelle
20 Mentionnons tout d’abord les minimalistes américains (Terry Riley,
Steve Reich, Phil Glass, etc. 32 ). Ce sont eux qui, en réaction au
chromatisme post-schönbergien, ont réintroduit un franc
diatonisme et le goût de la consonance ; cette simplification permet
à l’harmonie de se déployer en un temps étale, selon un rythme
harmonique très lent. C’est aussi l’affirmation d’une pulsation
marquée et omniprésente 33 . Cette première génération de
minimalistes, au moins à ses débuts, partageait encore avec le
modernisme une volonté de pureté et de systématisme 34 . La
génération suivante 35 , en revanche, s’en détache. Plutôt que
rechercher elle-même une innovatio, elle va s’adonner avec une
grande liberté individuelle au métissage des divers apports des
expériences du XXe siècle : Stravinski, le postromantisme américain,
les musiques populaires (jazz, funk, pop…), les musiques non
occidentales, etc.
21 Autres musiciens dits «  minimalistes  », et qui relèvent du
postmodernisme au sens strict  : les minimalistes de l’Est. Souvent,
après avoir flirté un temps avec l’avant-garde sérielle ou
postsérielle, ces compositeurs 36 ont brutalement réintégré dans
leur musique des éléments de vocabulaire appartenant de près ou de
loin à l’univers tonal (consonances, voire hyperconsonances,
pulsation, harmonie parfois fonctionnelle…). Ils se distinguent de
leurs homologues occidentaux par l’absence de moteurs rythmiques
mais s’en rapprochent par l’évidence harmonique et par leur
conception d’un déroulement temporel étiré. Chez la plupart, il y a
un rapport intime au passé. C’est le cas pour Arvo Pärt 37 . Notons
que, bien que Pärt écrive actuellement une musique syncrétique
(dans la mouvance postmoderne), il a conservé de son passage par le
sérialisme un souci de pureté radicale et de cohérence absolue 38 .
22 Une différence peut être signalée entre ces minimalistes de l’Est –
  excepté Arvo Pärt  – et ceux de la nouvelle génération de l’Ouest  :
bien que tous fassent preuve d’éclectisme dans leur musique, celle
des premiers pourrait être qualifiée d’«  analytique  » car procédant
par collages et juxtapositions et celle des seconds de « synthétique »
car affectionnant l’amalgame et relevant d’une esthétique de
l’appropriation et de la fusion.

La Neue Einfachheit
23 À ces deux groupes de compositeurs postmodernes, certains auteurs
39
ajoutent les représentants allemands de la «  Nouvelle
Simplicité  », Neue Einfachheit –  terme à nouveau ambigu, puisqu’il
évoque la new simplicity du minimalisme américain alors que ces
deux courants musicaux n’ont rien à voir entre eux. Pourquoi
rattacher la Neue Einfachheit au postmodernisme  ? Parce que ce
courant s’est lui aussi constitué en réaction contre l’avant-gardisme,
mais à la fin des années  1970. Il lui reprochait son
institutionnalisation et sa manie de l’expérimentation gratuite.
Cependant, loin de se laisser emporter par la vague postmoderne, ces
compositeurs dont le chef de file est Wolfgang Rihm sont plutôt, à
notre avis, des «  néomodernistes  », ne serait-ce que par leur
engouement pour la novatio et le fait qu’ils aient voulu s’organiser en
école avec programme et manifeste. Aujourd’hui, ils pourraient
d’ailleurs se voir retourner le reproche d’académisme qu’ils faisaient
aux compositeurs d’avant-garde.

Aux marges du postmodernisme


24 Parmi les compositeurs actuels, il en est peu qui échappent aux
influences postmodernes 40 –  puisque, comme nous l’avons vu plus
haut, même des tenants de l’avant-gardisme comme Pierre Boulez
sont « contaminés », pourrait-on dire, par l’air ambiant. Pourtant, il
n’y a pratiquement personne pour se dire « postmoderne », ou pour
se définir par rapport au postmodernisme. En particulier, on ne
cherche plus à se situer par opposition à la musique d’avant-garde 41
. On voit donc combien le terme postmoderne semble mal adapté pour
caractériser la musique de tel ou tel compositeur, si ce n’est ceux de
la « Musique nouvelle » précédemment cités.
25 Il nous semble surtout qu’à vouloir utiliser le terme dans un sens
large, en englobant sous cette étiquette tous les compositeurs dont
une pièce se trouve comporter un élément postmoderne mais dont
l’œuvre ne présente pas un sous-ensemble substantiel et consistant
incarnant les caractéristiques du postmodernisme, on perd de vue la
notion même, et on la dilue au point de la dissoudre complètement.
Elle perd toute pertinence dans une société qui baigne dans le
postmodernisme.
26 C’est pourquoi nous comprenons ce refus des compositeurs à se
déclarer postmodernes… ou anti-postmodernes d’ailleurs. Faut-il
alors continuer à parler de musique ou de compositeur
postmodernes  ? En France, le terme est très rarement employé par
les compositeurs eux-mêmes. Sauf par le dernier carré de l’avant-
garde, comme une appellation injurieuse visant à stigmatiser
certains de leurs confrères. On préfère en général utiliser une
terminologie différente. Par exemple, après s’être longtemps
demandé comment définir son esthétique, Jean-Louis Florentz
n’hésitait plus, à la fin de sa vie, à se proclamer «  néoclassique  ».
Quant aux compositeurs liés à l’ensemble Phœnix 42 , ils préféraient
s’inscrire dans le débat en se référant aux pôles tonal  / atonal –  la
Nouvelle Tonalité se définissant par la présence de trois paramètres,
l’harmonie, le thématisme et la pulsation, bien que, pour certains,
l’existence d’un seul de ces paramètres suffît à faire pencher la
balance du côté du pôle tonal. Cette dernière attitude n’est pas sans
poser problème : par exemple, lorsque Jean-François Zygel va jusqu’à
qualifier de « tonal » un compositeur comme Webern sous prétexte
qu’il n’a jamais aboli le sentiment de la pulsation 43 . Cette nouvelle
dichotomie, tonal  / atonal, présente néanmoins un avantage  : les
repères sont musicaux et non philosophiques ou sociologiques 44 .
27 En janvier 2000, j’étais désireux de connaître l’opinion de Pierre
Boulez quant à cette acception élargie de l’idée de tonalité :
Depuis Répons, vous réintroduisez le thématisme, vos agrégats sont moins
chargés, vos polarités plus marquées. Avec Sur incises, vous avez réintroduit la
pulsation. Tout cela vous rattache à l’univers tonal…
28 Le compositeur m’a répondu :
Oui, c’est exact. Pourquoi la musique tonale, jusqu’à Debussy, est facile d’accès ?
Parce que le langage harmonique a beau être assez complexe, les objets inusuels
comme les accords de quarte sont répétés donc identifiables. Pourquoi Octandre
est-il accessible ? Parce que Varèse répète ses accords un certain nombre de fois
45
.

NOTES
1. Ihab Hassan, The Dismemberment of Orpheus: Toward a Post-Modern Literature , Madison,
University of Wisconsin Press, 1971.
2. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1979, p. 7.
3. Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988.
4. Dans cette perspective, Nietzsche, Heidegger et Freud seraient «  postmodernes  » au
même titre que Malevitch ou Schönberg.
5. Luc Ferry, Le Sens du Beau. Aux origines de la culture contemporaine, Paris, Éditions Cercle
d’Art, 1998.
6. Cité par Luc Ferry, op. cit., p. 178.
7. Ce n’est peut-être pas un hasard si, au rang des postmodernes, Luc Ferry cite précisément
Nietzsche et Freud (cf. supra), les « philosophes du soupçon ».
8. Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p.  146. Le
chapitre où Antoine Compagnon discute du postmodernisme s’intitule « Postmodernisme et
palinodie ».
9. Comme le dira plus tard Jean Clair, « l’utopie du Novum est forclose » (Considérations sur
l’état des beaux-arts. Critique de la modernité, Paris, Gallimard, 1983, p. 116).
10. Seuls les disciples de Jean-François Lyotard semblent utiliser encore le terme
postmoderne dans son premier sens. La confusion entre les deux acceptions est accentuée par
le fait que Lyotard a utilisé le terme au moment même de la culmination du mouvement
général de critique des avant-gardes.
11. Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose [1983], Paris, Grasset, 1985, p. 75.
12. Cf. Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985.
13. Cf. Jean Molino, qui n’hésite pas à parler de « terrorisme moderniste » (« Du plaisir au
jugement : les problèmes de l’évaluation esthétique », Analyse musicale, no 19, 1990, p.  25).
Rappelons, dans le domaine de la musique, les «  excommunications  » de Hans Werner
Henze, Karl Amadeus Hartmann, Krzysztof Penderecki…
14. Nous reprenons ici la terminologie proposée par Jean Molino dans «  Fait musical et
sémiologie de la musique », Musique en jeu, no 17, p.  37-62. « Poïétique » et « esthésique »
sont des néologismes forgés respectivement sur les racines grecques poiêsis (création) et
aisthêsis (sensation, sensibilité). Le poïétique correspond aux intentions du compositeur,
l’esthésique à la perception de l’auditeur.
15. Georgina Born , Rationalizing Culture: IRCAM, Boulez, and the Institutionalization of the
Musical Avant-Garde , Berkeley, University of California Press, 1995, p. 54 (nous traduisons).
16. Jean Molino, «  Du plaisir au jugement  : les problèmes de l’évaluation esthétique  »,
Analyse musicale, no 19, 1990, p. 16-26.
17. Francis Dhomont, «  Le modernisme en musique  : aventure néobaroque ou nouvelle
aventure de la modernité ? », Circuit, vol. 1, no 1, p. 30-31.
18. Ce dernier trait n’est pas régulièrement cité (j’y reviens un peu plus loin).
19. Jean-Jacques Nattiez, Le Combat de Chronos et d’Orphée, Paris, Christian Bourgois, 1993,
p. 161
20.Postmoderne étant bien sûr pris au deuxième sens du terme.
21. Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik , Tübingen, J.C.B. Mohr, 1949.
22. Voir le titre de la revue Perspectives of New Music.
23. Stéphane Lelong, Nouvelle Musique, Paris, Balland, 1996.
24. C’est l’idée d’une « amnésie », d’une tabula rasa.
25. Cette recherche d’un contact plus direct avec le public, en réaction à l’hermétisme
moderniste, fait qu’ils encourent parfois le reproche d’être tombés « dans l’écueil inverse :
le fait d’être directement accessible n’est pas forcément un gage de qualité. L’accessibilité
ne vaut qu’à travers une stylistique établie  » (Pierre Boulez, «  Extension du domaine
musical », propos recueillis par Karol Beffa, Classica, 20 mars 2000).
26. Jean-Jacques Nattiez, Le Combat de Chronos et d’Orphée, op. cit., p. 161.
27. Communication personnelle.
28. Schnittke mêle en un étonnant bric-à-brac différentes techniques de collages et de
citations, souvent dans un esprit de dérision. Quant à Nyman, il use et abuse de tous les
éléments du vocabulaire postmoderne (pastiche, pulsation très marquée, hyperconsonance,
hyperthématisme).
29. Béatrice Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, Paris, Presses universitaires de
France, coll. « Que sais-je ? », 1998.
30. Béatrice Ramaut-Chevassus traite ensemble de ces deux compositeurs. Pour nous, ils ne
présentent guère de caractères communs, et il nous paraît difficile de les regrouper sous
une même catégorie. Par ailleurs, nous doutons fort qu’ils apprécieraient la chose.
31. Sauf à prendre le terme dans l’acception que lui donne Lyotard. Une remarque de
Béatrice Ramaut-Chevassus pourrait y faire songer puisque, à propos de Helmut
Lachenmann, elle cite la formule de Lyotard selon laquelle le postmoderne «  fait
assurément partie du moderne » (op. cit., p. 70). Pourtant, le reste de l’ouvrage semble bien
prendre le terme dans son sens courant. La citation est donc un peu troublante dans le
contexte, et difficile à interpréter.
32. Nés respectivement en 1935, 1936 et 1937.
33. Dans ces éléments (stabilité harmonique et sens de la pulsation), on reconnaît une
parenté avec la musique baroque. Les minimalistes américains se réfèrent d’ailleurs tous à
Bach.
34. Au point que Béatrice Ramaut-Chevassus range ce «  minimalisme expérimental et
radical […] du côté des mouvements d’avant-garde » (op. cit., p. 34).
35. À propos de laquelle on a pu parler de « postminimalisme ». Citons par exemple, outre
John Adams (né en 1947) et Michael Nyman (né en 1944), les compositeurs Aaron Jay Kernis
(né en 1960), Michael Torke (né en 1961) et Michael Daugherty (né en 1954).
36. Arvo Pärt (né en 1935), Henryk Górecki (1933-2010), Valentin Silvestrov (né en 1937),
Alfred Schnittke (1934-1998), Giya Kancheli (né en 1935), Peteris Vasks (né en 1946)…
37. Pärt cherche dans sa musique à prolonger l’esthétique du Moyen Âge et de la
Renaissance. Pour ce faire, il n’hésite pas à revisiter un certain nombre de gestes
ancestraux  : écriture syllabique, mélodies dont les courbes rappellent le plain-chant et se
déploient sur un soubassement harmonique profond (notes pédales avec doublures, voire
triplures à l’octave), éclairage modal faisant alterner le majeur et le mineur, privilège de
l’accord de quinte, parfois sans tierce.
38. Il n’est pas indifférent, à cet égard, qu’il ait appelé Tabula rasa, l’une de ses compositions
les plus connues : un titre qui a presque valeur de manifeste.
39. Dont Béatrice Ramaut-Chevassus, op. cit., p. 40-44.
40. Brian Ferneyhough serait l’un d’entre eux.
41. C’est sans doute aussi parce que celle-ci s’est vue réduite à une peau de chagrin.
42. Ensemble français de musique tonale, actif du milieu des années  1990 au début des
années 2000.
43. Communication personnelle de Jean-François Zygel.
44. En outre, contrairement à la terminologie moderne  / postmoderne, la dichotomie
tonal / atonal évacue la dimension de la succession temporelle ainsi que la question de la
référence au passé – ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient.
45. Pierre Boulez, «  Extension du domaine musical  », propos recueillis par Karol Beffa,
Classica, 20 mars 2000.
AUTEUR
KAROL BEFFA
Karol Beffa est compositeur et maître de conférences à l’École normale supérieure. En 2012-
2013, il est titulaire de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France.

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