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RITUELS

RITUELS GRECS UNE EXPÉRIENCE SENSIBLE


GRECS
UNE EXPÉRIENCE SENSIBLE

MUSÉE SAINT-RAYMOND,
MUSÉE DES ANTIQUES DE TOULOUSE
RITUELS
GRECS
UNE EXPÉRIENCE SENSIBLE
Catalogue de l’exposition présentée au musée Saint-Raymond,
musée des Antiques de Toulouse du 24 novembre 2017 au 25 mars 2018

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Coordination éditoriale
Évelyne Ugaglia
Adeline Grand-Clément
RITUELS
texte en attente

GRECS
UNE EXPÉRIENCE SENSIBLE
XXXXXX

Françoise Nyssen
Ministre de la Culture

Sous le haut patronage de Commissariat général


Françoise Nyssen Évelyne Ugaglia
Ministre de la Culture Conservateur en chef du Patrimoine
Directrice du musée Saint-Raymond,
Jean-Luc Moudenc musée des Antiques de Toulouse
Maire de Toulouse
Président de Toulouse-Métropole Claudine Jacquet
Assistante principale de conservation du Patrimoine,
Francis Grass régisseur des collections, musée Saint-Raymond,
Adjoint au maire chargé de la culture musée des Antiques de Toulouse

Pierre Esplugas-Labatut
Commissariat scientifique
Adjoint au maire en charge des musées
Adeline Grand-Clément
4 Maître de conférence en Histoire grecque, 5
Université de Toulouse 2 Jean Jaurès
laboratoire PLH-ERASME

Amandine Declercq
Médiatrice scientifique, membre associé
de PLH-ERASME, Université de Toulouse 2
Jean Jaurès

Ghislaine Vandensteendam
Professeur de musique et d’histoire de la musique ;
musicotherapeute ; membre associé PLH-ERASME
et IRPALL, Université Toulouse 2 Jean Jaurès

Cette exposition a reçu le label Exposition


d’intérêt national et a été organisée avec
la participation exceptionnelle du musée
du Louvre.
Scénographie Les prêteurs
Emanuelle Sapet, Émilie Jacques FRANCE
Direction de la Communication, Avignon
Mairie de Toulouse / Musée Esprit Calvet – Pascale Picard (dir.)
Paris
Graphisme de l’exposition / Bibliothèque Nationale de France,
Delphine Cordier, Teo Nguyen Cabinet des médailles – Frédérique Duyrat (dir.)
Vif design / Musée du Louvre – Jean-Luc Martinez (dir.)

Graphisme du catalogue BELGIQUE


Boris Igelman Bruxelles
No Screen Today / Musées Royaux – Alexandra de Poorter (dir.)
La politique d’exposition du Musée Saint-Raymond, musée des Antiques de
Supports didactiques DANEMARK Toulouse a toujours été de traduire les avancées de la recherche que ce soit en matière
Laurine Fernandes, stagiaire au MSR Copenhague d’archéologie comme d’histoire de l’art. Aujourd’hui c’est le monde hellénique qu’il vous
Claudine Jacquet, MSR / musée national du Danemark – Jesper Stub est donné d’explorer d’une manière tout à fait nouvelle et singulière, en creusant un sujet
Lydia Mouysset, MSR Johnsen (dir.) jamais abordé jusqu’ici.
Généralement l’histoire grecque est traduite dans les musées du point de vue de
Fabrication et installation ITALIE l’histoire de l’art par la présentation d’œuvres parvenues jusqu’à nous. Aujourd’hui c’est
Équipe technique du MSR dirigée par Rome un sujet original qui est proposé : comment les Grecs anciens abordaient-ils le divin, ce
Partice Doumeng : / Villa Giulia – Valentino Nizzo (dir.) monde des dieux omniprésents, en sollicitant l’ensemble de leurs propres sens ? Si cette
Francis Pélissier (responsable) question fait l’objet d’une recherche universitaire approfondie ces dernières années, elle
Didier Albrespy, Fabien Fresillon, ROYAUME-UNI ne s’est jamais traduite en exposition.
Jérôme Loze, Francis Soriano, Pascal Thomas Londres L’équipe universitaire toulousaine ERASME du laboratoire PLH et celle du
Sous le contrôle de Nicolas Calarac, / The British Museum – Hartwig Fischer (dir.) musée Saint-Raymond se sont unies dans ce beau projet pour faire découvrir au public
Directeur technique de la préfiguration une autre Grèce, non pas celle aseptisée de l’histoire de l’art, mais plutôt celle plus
de la Direction des Musées SUISSE sensible, plus complexe du rapport qu’entretenaient les anciens Grecs avec leurs dieux.
Bâle Grâce à la générosité des prêteurs européens, et celle du musée du Louvre en particulier,
Régie des oeuvres / Galerie Jean-David Cahn AG – Jean-David Cahn, qu’il m’est agréable de tous saluer, mais aussi aux résultats de l’archéologie expérimentale
Flavie Foucher, stagiaire au MSR (dir.) mise en œuvre, le visiteur va s’immerger dans un monde insoupçonné, bruyant, odoriférant,
6 Claudine Jacquet, MSR vivant. 7
C’est l’originalité de cette recherche et de ce propos muséographique qui a
Communication amené le Ministère de la Culture à octroyer le label d’Exposition d’intérêt national à ce
Emanuelle Guillemot, nouveau projet du musée Saint-Raymond. Un label déjà obtenu par d’autres établissements
chargée de communication au MSR toulousains mais qu’aujourd’hui les chercheurs et l’équipe du musée Saint-Raymond
Avec le soutien et l’accompagnement appuyé méritent amplement et je ne saurais trop les en féliciter. Je ne doute pas que la visite
de la Direction de la Communication de cette exposition marque durablement tout un chacun.
de la Ville de Toulouse, sous la direction
de Béatrice Managau
Jean-Luc Moudenc
Maire de Toulouse
Président de Toulouse Métropole
AVANT PROPOS

Remerciements

Les œuvres que nous exposons dans les musées sont soumises à notre sensibilité
par l’intermédiaire d’un seul de nos cinq sens : celui de la vue. Ce primat visuel a eu pour
conséquence d’occulter nombre de questions sur l’Antiquité. Il fut un filtre majeur. Lorsque
dès le XVIIe siècle, les nécropoles étrusques ou grecques d’Italie du Sud sont mises au jour,
les inventeurs sont fascinés par les vases qu’ils extraient en grande quantité des tombes.
De prestigieuses collections se forment aussitôt et comme nous l’avions démontré il y a
plusieurs années, lorsque le décor est abîmé, les collectionneurs s’empressent de le faire
repeindre, restaurer, voire de l’inventer car chacun ne voit dans ces objets du quotidien
que la beauté de cette céramique singulière, au vernis si éclatant. Puis les historiens de
l’art classent les vases, créent des typologies, se penchent sur l’iconographie, souvent
à l’aune des textes parvenus jusqu’à eux, y reconnaissent des scènes issues des mythes
grecs, des poèmes d’Hésiode, d’Homère, l’Iliade, l’Odyssée… Les scènes plus ordinaires
qu’on classe alors volontiers dans le quotidien sont souvent en rapport avec la guerre,
l’univers féminin mais ne donnent pas lieu à d’autres interrogations. Enfin, la confrontation
avec les textes a eu tendance à faire interpréter les images vasculaires comme des
instantanés photographiques d’événements tant politiques que du quotidien.
Dans le dernier tiers du XXe siècle, les historiens de l’art ont cherché à décortiquer
les images. Ils ont appliqué à leurs études des méthodes mises en œuvre dans d’autres
domaines, comme la linguistique, par exemple, et ont établi des corpus des éléments
secondaires jusque là considérés comme anecdotiques. En croisant les données, de
nouvelles lectures se font jour, une plante, par exemple, de simple décor s’avère indicatrice
d’espace, voire de temps, sa nature même renvoie à un domaine divin particulier : la
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vigne ou le lierre à Dionysos, le laurier à Apollon. Ainsi, peu à peu, une autre perception
de ce monde imagé s’impose, celle du rapport que les Grecs entretenaient avec leurs
dieux, de leurs comportements sociaux, de la place plus présente de la femme à partir
du IVe siècle, etc.
Aujourd’hui, les recherches universitaires portent sur le croisement de textes et
d’images que les historiens, historiens d’art, musicologues analysent différemment avec
la volonté de faire émerger les attitudes mues par la volonté de communication avec
ce monde divin omniprésent mais relevant de modalités sensorielles diverses (l’ouïe, le
toucher, l’odorat…).
L’exposition Rituels grecs propose cette nouvelle lecture, axée sur le choix de
quatre moments fondamentaux de la vie grecque antique : le mariage, le sacrifice, le
symposion et les funérailles. L’Antiquité hellénique devient alors foisonnante, bruyante,
vivante, animée. Le joueur de lyre ou d’aulos n’est plus une silhouette figée dans un décor
mais par l’explication de sa présence, de son geste, nous entendons sa musique, le vase
nous parle ! Le lien forme/iconographie prend toute sa signification et l’image s’anime.
Pour immerger le public dans cet environnement vivant, la musique, transmise
par la tradition byzantine, les restitutions expérimentales de cosmétique, de tissage et
de teinture ont été convoquées. Les chercheurs donnent ainsi à entendre, à sentir, à
toucher l’Antiquité grecque.
Il ne s’agissait en aucun cas de recréer l’univers polysensoriel hellénique, ce serait
un leurre, trop de filtres culturels et environnementaux nous séparent. C’est cependant
une expérience tout à fait originale et unique qui est proposée pour la première fois. Une
originalité qui a valu à cette nouvelle exposition du musée le label ministériel d’Intérêt
National.
Que tous les acteurs de ce beau projet trouvent ici l’expression de ma gratitude.
Puisse cette belle aventure plonger le visiteur dans une expérience sensible et, ce faisant,
renouveler sa perception de cette Antiquité grecque si fascinante.

Évelyne Ugaglia
Conservateur en chef du Patrimoine
Directrice du musée Saint-Raymond, musée des Antiques de Toulouse
Les auteurs
Lydie Bodiou
sommaire
Université de Poitiers, Herma

Pierre Brulé
INTRODUCTION
Professeur émérite d’histoire grecque
Sur les traces de la sensorialité des mondes anciens Adeline Grand-Clément et
Anne-Caroline Rendu Loisel 12
Odile Cavalier
Conservateur en chef au Musée Calvet d’Avignon

Amandine Declercq
mariage
Membre associé de PLH-ERASME, Le mariage : le flamboiement des sens Lydie Bodiou 16
Université de Toulouse 2 Jean Jaurès Encarts
Le bain de la mariée Amandine Declercq 20
Laurine Fernandes Les fards Amandine Declercq 21
Master 2 Sciences de l’Antiquité, Le safran Adeline Grand-Clément 24
Université Toulouse 2 Jean Jaurès La musique dans le gamos Sylvain Perrot 28
Notices 30
Adeline Grand-Clément
Maître de conférence en Histoire grecque,
laboratoire PLH-ERASME, sacrifice
Université Toulouse 2 Jean Jaurès Sacrifier pour le plaisir des dieux et des hommes Véronique Mehl 14
Encarts
Claudine Jacquet Un sacrifice en musique à Delphes en 128 avant notre ère Sylvain Perrot 14
MSR L’encens Adeline Grand-Clément 14
Les offrandes à Déméter Amandine Declercq 14
Nikolina Kei Les types de sacrifices Amandine Declercq 14
Paris, ANHIMA La pourpre et les offrandes de tissus pour honorer les dieux
Adeline Grand-Clément 14
Véronique Mehl Les « lois sacrées » et la variété des pratiques sacrificielles
10 Université Bretagne Sud 11
Adeline Grand-Clément 14
Notices 14
Sylvain Perrot

symposion
Professeur agrégé, Académie de Strasbourg,
collaborateur scientifique de l’UMR 8546 AOROC

Anne-Caroline Rendu Loisel Le symposion : plaisirs et échanges autour du cratère Nikolina Kei 14
Qualité ?? Encarts
Couronnes, vin et théorie des humeurs Amandine Declercq 14
Évelyne Ugaglia Dionysos Adeline Grand-Clément 14
MSR La musique, la lyre et l’aulos dans le banquet Ghislaine Vandensteendam 14
Notices 14
Ghislaine Vandensteendam
Membre associé PLH-ERASME et IRPALL,
Université Toulouse 2 Jean Jaurès funérailles
Les rites funéraires dans le monde grec Pierre Brulé 14
Encarts
La préparation du corps Amandine Declercq 14
Sauf mention contraire toutes les notices ont été Les couleurs du deuil : conjurer la souillure et accompagner la ou le défunt(e)
rédigées par Évelyne Ugaglia exceptées les notices Adeline Grand-Clément 14
35 (Claudine Jacquet) ; 45 (Sylvain Perrot); 44, 47 et La musique dans les funérailles grecques Sylvain Perrot 14
48 (Odile Cavalier). Les soins à la tombe Amandine Declercq 14
Notices 14
Sauf mention spécifique, toutes les dimensions
sont données en centimètres et toutes les dates
s’entendent avant notre ère. Bibliographie 14

Glossaire 14

Glossaire des vases grecs 14


Sur les traces de la sensorialité
des mondes anciens
Adeline Grand-Clément et Anne-Caroline Rendu Loisel

L’étude du sensible :
un défi pour l’historien

A border les sociétés anciennes et modernes autrement : telle est l’ambition des
études sur les sens (sensory studies) qui se sont développées ces dernières décennies dans
le champ des sciences humaines et sociales, en particulier dans le monde anglo-saxon. Les
analyses de l’anthropologue David Howes et de l’historienne Constance Classen révèlent
que chaque culture se caractérise par un « régime sensoriel » propre, intimement lié à un
système de pratiques, de valeurs et de représentations. C’est à travers son corps et les
sensations dont il est le récepteur que chaque individu s’approprie son environnement, le
traduit, l’interprète, selon un réseau complexe de codes symboliques qu’il partage avec les
membres de sa communauté. La distribution du sensible, si elle s’appuie sur des données
biologiques indéniables, prend donc des formes différentes dans chaque société, en lien
avec le langage et les pratiques culturelles qui la caractérisent et évoluent avec elles.
Ainsi, le découpage en cinq sens, qui a été théorisé par le philosophe grec Aristote au
IVe siècle et a conduit à accorder une place privilégiée à la vue, ne constitue pas une clef
12 d’interprétation adaptée à toutes les cultures. Les travaux des anthropologues insistent en 13
effet sur la nécessité de remettre en question le primat accordé au visuel dans l’enquête
ethnographique : c’est en appréhendant l’ensemble des données sensorielles (sonorités,
odeurs, saveurs, propriétés tactiles, qualités gustatives,…) que l’on peut espérer rendre
compte des modes de perception et des représentations symboliques d’une société
différente de la nôtre. Il faut pour cela prendre en compte les relations tissées entre les
sens, afin d’analyser la mise en place de hiérarchies sensorielles en fonction de tel ou
tel contexte, et d’étudier leur évolution dans le temps.
Aborder les sociétés du passé en prenant en compte leurs dimensions sensorielle
et affective, afin de mettre en lumière les transformations affectant les schémas de
représentations, les modes de penser et les façons de sentir : voilà une tâche tout aussi
passionnante qu’ambitieuse, voire périlleuse. En effet, l’historien n’a accès que très
partiellement et de manière indirecte à un univers sensoriel entièrement disparu. Quoi
de plus fugitif qu’une odeur, par exemple ? À la différence de l’ethnologue, il ne peut
se rendre sur le terrain pour expérimenter directement et apprendre à sentir comme
les membres du groupe humain qu’il étudie. L’historien se fonde donc principalement
sur les représentations que livrent les textes et les images conservés. Malgré tout,
quelques historiens français ont entrepris de se lancer dans l’aventure, explorant les
ramifications et possibilités d’investigation offertes par un tel champ de recherche. Les
travaux du médiéviste Michel Pastoureau ont par exemple révélé que les couleurs ont
bien une histoire. L’étude de la culture chromatique d’une société (par le biais des faits
de langue, des pratiques cosmétiques, des codes vestimentaires, des représentations
picturales, …) nous en dit long sur les rapports sociaux et les représentations du monde
qui étaient partagés collectivement dans l’Occident médiéval. Alain Corbin s’est quant
à lui intéressé à la France moderne et post-révolutionnaire, en étudiant le « paysage
sonore » des campagnes, à travers l’usage des cloches, ou encore l’imaginaire social
lié aux odeurs, dans un livre joliment intitulé Le miasme et la jonquille. Ce faisant, il n’a
jamais prétendu recréer une réalité sensible à jamais disparue : son enquête visait plutôt
à mettre au jour l’historicité des modalités de l’attention, des seuils de perception et
de tolérance. Il est ainsi parvenu à reconstituer, par petites touches, ce qu’il nomme
le « paysage sensible », à savoir cette part de l’expérience humaine où interfèrent les
façons de sentir, de penser et d’agir. Il s’est appuyé pour cela sur les sources littéraires,
qui ont servi de matière première à l’enquête, et a privilégié des matériaux documentaires

Ci-contre :
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comme l’écriture de soi (journaux intimes, correspondances…) qui permet d’accéder au calendrier liturgique. Les matériaux et leurs caractéristiques physiques participent de
plus près de l’expérience vécue. cette même stratégie de mise en scène du divin et de création des espaces éphémères
L’historien de l’Antiquité ne dispose pas de sources analogues, et la tâche est lors des rituels accomplis dans la sphère privée.
rendue plus ardue encore, tant par l’éloignement chronologique que par le caractère Assurément, il existe, au-delà de ces traits généraux, des différences entre les
épars et discontinu des indices présents dans les sources écrites conservées. Il doit donc, sociétés de l’Antiquité dans la façon de « manipuler » le sensible en contexte religieux.
de fait, mobiliser un éventail plus large que les seuls témoignages littéraires : épigraphie Si l’on compare par exemple les modes de brillance en Grèce et en Mésopotamie, on
(inscriptions), iconographie (images peintes ou sculptées) et archéologie peuvent voit comment ces deux traditions distinctes construisent, chacune à leur manière, la
contribuer à l’analyse des régimes sensoriels des sociétés anciennes. Très récemment, lumière émanant des dieux. Les formes varient légèrement et n’ont pas exactement
des travaux – individuels ou collectifs – ont été engagés dans diverses directions, afin de les mêmes effets. Dans les deux cas, certes, la lumière entretient des rapports étroits
jeter un éclairage nouveau sur l’Antiquité en restituant ses couleurs, odeurs, ou encore avec les autres domaines du sensible et ne relève donc pas uniquement de la sphère du
sonorités et bruissements. Mais l’approche par un seul domaine sensoriel (histoire des visuel. S’inscrivant dans une expérience poly-sensorielle, elle mobilise le corps dans son
parfums, des couleurs, des sons…) n’est pas la seule voie empruntée actuellement par ensemble. Les sons, les odeurs, le toucher sont sollicités et participent de l’expérience
les études historiques sur les sens. L’étude du sensible peut également être menée en humaine de la lumière divine. Par exemple, le dieu de l’Orage Adad dit au roi de la cité de
soumettant un matériau documentaire déjà bien connu à un questionnement nouveau, Mari sur l’Euphrate au XVIIIe siècle. qu’il a oint le roi de sa lumière comme s’il s’agissait
qui prend en compte le polysensoriel et les combinaisons entre les sens. Ainsi, dans le d’un baume que l’on appliquerait sur la peau. Dans l’Hymne Homérique à Apollon, dieu
domaine archéologique grec, la naissance de l’ « archéologie du sensoriel » (sensory associé au rayonnement solaire, à l’éclat de la jeunesse et au monde musical et sonore,
archaeology) a engendré des études stimulantes sur les dispositifs visuels, sonores et l’épiphanie divine est autant lumineuse que sonore. Elle produit un choc sensoriel, tant
olfactifs à l’œuvre dans les villes ou dans les sanctuaires antiques, et qui contribuent à visuel que fracassant : l’exemple révèle ainsi que la perception de l’invisible suppose un
agir sur l’expérience sensible des individus et des groupes sociaux (Hamilakis, 2013). dépassement du seuil de tolérance sensitif, pour un mortel.
La lumière divine est pensée comme un moyen d’établir et d’entretenir la relation
entre mortels et immortels, entre les vivants et les puissances supranaturelles. Grâce

L’apport du comparatisme aux objets et aux propriétés sensibles des matières qui les constituent, la splendeur
peut être matérialisée dans la scène rituelle et ainsi rendre présent ce qui ne peut être
perçu des seuls yeux humains. C’est donc de sa capacité à mettre en relation avec le

E
monde invisible que la lumière tire son efficacité. La splendeur qui émane du divin en
Mésopotamie – une lumière insoutenable et terrifiante pour les humains – doit être
n dépit des possibilités offertes par les sources grecques, la documentation matérialisée dans la statue de culte par l’éclat des matières qui la constitue. Ternie, la
disponible reste limitée, souvent fragmentaire et inégalement répartie dans le temps et statue ne serait plus à même d’abriter la puissance divine qu’elle représente, rompant le
l’espace. Dès lors, il peut être utile de se tourner vers d’autres aires culturelles, anciennes lien entre les vivants et le monde invisible. L’effigie divine doit rayonner afin de procurer
ou contemporaines, en s’ouvrant à la pratique comparatiste. Le comparatisme est une du plaisir à l’œil divin : c’est la condition nécessaire pour que le dieu vienne habiter sa
14 démarche expérimentale et contrastive, qui existe de longue date chez les Antiquisants statue. Du côté grec, on retrouve une prédilection pour des matériaux brillants, notamment 15
français, depuis la fondation en 1964 du Centre de recherches comparées sur les les métaux, ou encore l’alliance de l’or et de l’ivoire (statues dites chryséléphantines),
sociétés anciennes (dit aussi Centre Louis Gernet), autour de Jean-Pierre Vernant et pour confectionner ces statues. Mais surtout, comme en Mésopotamie, un entretien
Marcel Detienne. Claude Calame et Bruce Lincoln ont récemment souligné que la régulier est nécessaire, pour activer et maintenir l’efficacité rituelle de l’effigie divine.
démarche comparatiste s’entend pour sa valeur heuristique : en suscitant de nouveaux Se limiter à comparer les sociétés anciennes entre elles ne suffit pas toujours.
questionnements, elle contribue à modifier la manière d’interroger les données, à La confrontation avec des aires culturelles radicalement différentes peut également
envisager les problèmes sous un angle original, permettant en retour une meilleure s’avérer féconde. Prenons le cas de l’encens. On désigne, derrière ce terme générique
connaissance des sociétés étudiées. En effet, comparer ne signifie pas seulement (issu du verbe latin incendere, « brûler »), une large variété de matières aromatiques qui
noter les ressemblances, mais également relever les différences, qui sont souvent plus font l’objet d’une combustion de la part des hommes. Que l’on soit en Mésopotamie, en
significatives : elles font émerger les catégories de pensée propres à chaque culture. Grèce, à Rome, l’un des gestes de dévotion les plus fréquents consistait à faire brûler, en
De plus, l’approche comparatiste crée les conditions favorables pour un dialogue guise d’offrande propitiatoire, des grains d’encens en l’honneur des dieux. Les volutes
interdisciplinaire entre l’histoire, l’anthropologie culturelle et les sciences du vivant, odorantes montant vers le ciel matérialisaient le lien entre les hommes et les puissances
lorsque l’on s’intéresse à la question des sensibilités (voir par exemple les travaux immortelles, contribuant à définir le paysage sensoriel du sanctuaire. Mais l’encens
d’Halloy, 2013). C’est dans cette perspective qu’a été créé en 2015 à l’université Toulouse est également un marqueur olfactif dans de nombreuses autres traditions religieuses
Jean-Jaurès le programme de recherche collectif Synaesthesia. Expérience du divin et actuelles : ainsi dans le christianisme orthodoxe, en Inde, au Japon ou en Chine – à tel
polysensorialité dans les mondes anciens. Approche interdisciplinaire et comparée, qui a point que l’on peut se demander : pourquoi l’encens « sent-il le religieux » (Kenna, 2005)
été financé pendant deux ans par l’Idex de Toulouse (voir le carnet de recherche en ligne : ? Pourquoi est-il fréquemment considéré comme un medium efficace pour communiquer
http://synaesthes.hypotheses.org/). Le projet est né de la convergence de recherches avec l’invisible ? C’est en réfléchissant aux différentes fonctions attribuées à l’encens, mais
individuelles menées d’une part en histoire grecque, sur les couleurs, et d’autre part en aussi à la nature des matières aromatiques brûlées, aux gestes que le rituel d’encensement
assyriologie, sur la dimension affective des sonorités dans le cadre des rituels (Grand- implique, que l’on peut traquer les spécificités propres à chaque tradition religieuse. La
Clément, 2011 ; Rendu Loisel, 2016). La mise en évidence de l’importance des effets de discussion avec les anthropologues invite aussi à s’interroger sur les propriétés prêtées
correspondances sensorielles dans les sources anciennes a fait émerger la nécessité de aux aromates qui diffusent leurs volutes parfumées. En effet, l’odeur n’est pas seule en
décloisonner les études traditionnellement menées jusque-là, pour retrouver la plénitude cause, puisque les formes et les couleurs que prend la fumée, la façon dont le feu et
de l’expérience sensible et affective des Anciens, avec tous les jeux d’interférences et l’aromate qui se consume crépitent, ou encore le poli des grains que l’on verse un à un
de correspondances qui existaient entre les registres sensoriels. sur les braises, constituent autant de données qui ont leur importance.
Les membres du programme Synaesthesia ont choisi de centrer leurs recherches
sur les expériences du divin et leur mise en scène poly-sensorielle en contexte rituel. Le
sanctuaire constitue en effet un véritable microcosme, lieu privilégié de la communication
avec les puissances divines. Les sens, tant ceux des fidèles que ceux prêtés aux divinités,
font l’objet d’une sollicitation constante : polychromie des matériaux à la texture
particulière, odeurs des offrandes et des substances, musique et chants… L’ensemble
entre en résonance pour créer un espace à la configuration bien particulière mais qui
ne cesse d’être recomposé au fil de la journée et selon un rythme annuel, suivant le
Renouveler l’étude des rituels grecs l’autel – ce qui constitue une vraie différence avec le christianisme, dont les cérémonies
se déroulaient dans un édifice fermé. Les sources littéraires confirment d’ailleurs cette
importance de la part « naturelle » du sanctuaire, dans le monde grec : c’est à cela que

D
l’on reconnaît un lieu sacré. En témoigne la brève description effectuée par Antigone
pour son père aveugle, lorsqu’ils arrivent dans le bois sacré des Euménides, à Colone,
ans le système polythéiste grec, les dieux, garants de l’équilibre du monde, au début d’une tragédie de Sophocle :
sont partout ; ils habitent chaque élément de l’environnement naturel. Pour veiller à
l’harmonie et à l’ordre, ce que les Grecs nomment l’eukosmia, les hommes doivent donc « Ici, nous nous trouvons dans un lieu sacré. On ne peut s’y tromper : il abonde en lauriers, en
constamment s’assurer de leur bienveillance, les mobiliser dans toutes les circonstances oliviers, en vignes, et, sous ce feuillage, un monde ailé de rossignols fait entendre un concert de
de la vie. Mais comment convoquer ces puissances invisibles, savoir qu’elles sont là, et chants. Repose-toi ici sur cette pierre non travaillée. Tu as fait une étape longue pour un vieillard. »
communiquer avec elle, les réjouir ou les apaiser lorsqu’elles se mettent en colère ? Pour (Sophocle, Œdipe à Colone, 16-20).
franchir les barrières qui existent entre les mortels et ceux que les Grecs nommaient les
« Bienheureux », il faut créer les conditions d’une expérience sensorielle extra-ordinaire. Il est possible de relire l’ensemble des sources littéraires avec un œil neuf, en
C’est la fonction des rituels mis en place par les Grecs, et régulièrement reproduits, prêtant une attention soutenue aux notations sensorielles qui, généralement, n’ont pas
selon les traditions ancestrales. Qu’il s’agisse du mariage, qui marque une étape décisive fait l’objet d’un soin particulier lorsque les textes ont été traduits. Le vocabulaire grec des
dans la vie des filles de citoyens et se trouve patronné par des divinités comme Artémis, sensations est pourtant riche et subtil. Parmi les œuvres les plus intéressantes, figurent
Aphrodite, Hermès et Héra, ou encore du sacrifice sanglant, moment de réunion de la celles qui ont été composées pour des fêtes religieuses et autres réunions collectives
communauté, autour du partage de la viande animale entre hommes et dieux, les gestes associées à des rituels, et que l’on a groupé sous le terme faussement fédérateur de
accomplis et les matières manipulées sont chargées de valeurs symboliques. Lors du « poésie », en particulier les épopées homériques, les poèmes d’Hésiode ou encore les
banquet, temps joyeux de convivialité centré autour de la consommation collective de hymnes dits homériques. Les poèmes de Pindare, composés pour les vainqueurs lors des
vin, présidé par Dionysos, ou encore des funérailles, cérémonies au cours desquelles la compétitions athlétiques, ou encore le théâtre athénien font également référence aux
souillure introduite par la mort et le chagrin doivent être conjurés, les vivants ressentent croyances relatives aux dieux et aux rituels. De plus ces textes, qui faisaient à l’origine
intensément la présence du divin. L’éclat des couleurs, les odeurs et les parfums, l’objet d’une performance orale, ne sont pas un simple reflet des expériences religieuses
les sons, les chants et la musique, les substances ingérées permettent de créer une mais bien un lieu de construction de celle-ci – et de la puissance des divinités, aussi, qui
ambiance sensorielle singulière. Les dispositifs mis en place visent à attirer l’attention sont convoqués lors des performances musicales.
des puissances divines, à les rendre présentes, à les contenter, voire à les « nourrir ». L’historien de la Grèce ancienne dispose de surcroît d’un large éventail de
Mais de telles ambiances ont aussi un effet sur le corps des dévots, engagés dans une sources épigraphiques, dont le nombre ne cesse d’augmenter, grâce aux découvertes
communication avec l’invisible et unis dans une même communauté d’expérience. archéologiques. On a ainsi conservé sur pierre ou d’autres matériaux durables des
Bien entendu, il est impossible de reconstituer exactement ce que les Grecs inscriptions relatives au comportement à adopter en entrant dans les sanctuaires, que
vivaient et ressentaient – et l’exposition présentée au Musée Saint-Raymond ne vise l’on a regroupé sous le terme un peu trompeur de « lois sacrées ». Ces documents offrent
16 pas un tel objectif. Les traces laissées par le sensible sont trop fugitives et lacunaires ; l’intérêt de nous présenter un large panorama de la diversité des pratiques et donc des 17
l’éloignement temporel complique la tâche, nous l’avons dit. Mais surtout, même si l’on expériences religieuses grecques, dans un monde où la religion n’a jamais été encadrée
parvenait à recréer l’ambiance sensorielle des rituels grecs, nous serions victime d’un par une institution unique et centralisée.
leurre : nous n’éprouvons plus de la même façon que les Grecs. Leurs « bonnes odeurs » Les données archéologiques fournissent en outre des renseignements sur
ne seraient pas forcément les nôtres ; ce qui est cacophonie pour nous pouvait au l’organisation des sanctuaires et les dispositifs de mise en scène des images divines. On
contraire flatter leur oreille. De plus, l’expérience vécue par les Grecs lors des rituels était peut penser notamment à la question du regard et de l’accessibilité : il y a ce qu’on voit/
profondément polysensorielle, liée à des matières et substances offertes par la nature ne voit pas, ce qu’on devine, ce qu’on voit d’en haut, d’en bas, ce qu’on peut toucher ou
ou transformées par l’homme. Elles étaient dotées à leurs yeux de propriétés multiples : non… La circulation des personnes à l’intérieur d’un sanctuaire tient en effet compte
elles agissaient sur l’ordre du monde, sur les corps, les émotions, et véhiculaient des des contraintes architectoniques (présence de barrières, de murets, de portes…) et
valeurs symboliques fortes… Les stimulations sensorielles œuvraient de concert, de topographiques qui conditionnent de fait l’expérience individuelle et collective au moment
façon à marquer durablement la mémoire à la fois individuelle et collective des personnes du rituel.
prenant part aux actes de culte. La dimension polysensorielle des rituels grecs contribuait Enfin, dans un monde où tout le monde n’a pas accès à l’écriture et à la lecture,
donc à garantir leur efficacité et à la pérenniser : les travaux des neuroscientifiques ont les images jouent un rôle déterminant. Nous avons trop longtemps réduit les œuvres
en effet montré que la conjonction de plusieurs sollicitations sensorielles singulières, grecques à leur fonction esthétique, les considérant uniquement comme des « œuvres
associées à un moment donné et éprouvées de manière collective, concourt à imprimer d’art », exposées dans des vitrines de musée. Il faut toutefois prendre en compte leur
plus fortement l’affect et la mémoire d’un individu. usage pratique, leur dimension tactile et leur portée symbolique – y compris quand il
Cela ne signifie pas pour autant que toutes et tous vivaient de la même manière s’agit de « vaisselle de banquet » manipulée par les convives du symposion. Les décors
les grandes cérémonies comme le mariage, le sacrifice, le banquet ou les funérailles. peints sur les vases, ou sculptés en relief dans la pierre, nous renseignent aussi sur le
Les modes de participation variaient en fonction du statut, de l’âge, du sexe, de l’origine déroulement des rituels et parviennent même à suggérer une ambiance polysensorielle,
ethnique des individus, engendrant ainsi des degrés d’engagement différents. Les rituels grâce au talent des artisans qui ont su mettre en place des stratégies iconographiques
pouvaient être en effet envisagés comme de véritables performances, dont la mise en habiles et efficaces.
scène construisait les hiérarchies sociales. Ils tissaient donc non seulement des relations L’exposition organisée au Musée Saint-Raymond se veut une contribution aux
entre hommes et dieux, mais également entre les membres de la communauté, resserrant recherches en cours sur la polysensorialité des rituels grecs, en rassemblant un certain
le lien social et balisant les contours identitaires du groupe. nombre de ces matériaux documentaires, enrichis par de l’archéologie expérimentale.
L’angle de la sensorialité permet ainsi de renouveler l’approche classique des rituels Les quatre sections du parcours proposé au visiteur reprennent quatre temps forts de la
grecs, souvent conçus comme relevant d’une gestuelle répétée de manière mécanique ; vie des Grecques et des Grecs, auxquels les puissances divines sont convoquées, pour
le choix des matières et les propriétés qui leur sont prêtées dans l’efficacité du rituel apporter leur appui et renouveler le lien qui les unit aux hommes. Mariage, sacrifice,
constitue un ingrédient essentiel. Les substances agissaient comme des pharmaka*, symposion, funérailles : à chaque occasion correspond une ambiance sensorielle spécifique,
produits aux vertus multiples, que les hommes tâchaient d’exploiter afin d’accéder qui jure avec l’univers aseptisé, incolore, inodore et silencieux que l’on prête parfois à la
à une réalité supra-sensible. Les sanctuaires, marqués par des paysages sensoriels Grèce ancienne. C’est donc à un véritable dépaysement sensoriel que nous convions le
spécifiques, offraient en outre un cadre déterminant pour faciliter les échanges entre visiteur, pour que, au gré de son voyage dans l’exposition, il éprouve le sentiment d’être
hommes et dieux. Soulignons à cet égard l’importance des éléments naturels, puisqu’un transporté « ailleurs », de sentir « autrement ». Car c’est bien en s’ouvrant à la différence
grand nombre de rituels se déroulaient en plein air, en particulier le sacrifice, autour de que l’on se construit et se reconnaît soi-même, comme par un jeu de miroir ; cela, les
Grecs l’avaient déjà compris.
18 19

Le mariage
le flamboiement des sens
Lydie Bodiou
Le mariage Préparer les dieux et les corps

Préparer les dieux et les corps


Avant la fête proprement dite, le gamos qui réunit la communauté familiale et

L e mariage grec est une fête joyeuse et démonstrative, bruyante et colorée, odorante
et animée, éclatante et tapageuse, voyante et parfumée, chatoyante et ostentatoire. Tous
amicale autour des mariés et officialise l’union, il convient de demander la protection des
dieux et de préparer les futurs époux, leurs corps et leurs esprits. Ces préliminaires ou
préparatifs (proteleia) ont lieu les jours précédant le gamos. Le mariage, avant d’être union,
est d’abord un acte de rupture, une épreuve délicate qui requiert la bienveillance divine :
les médias sensoriels sont convoqués car plus que n’importe quel autre moment, tout passage de l’enfance à la maturité, changement de maison et de statut, transformation
y est plus beau, plus brillant, plus fort, plus coloré, plus odorant… En faisant appel aux physique et psychologique. Si l’attention est focalisée sur la jeune fille qui va vivre avec
sens, successivement ou ensemble, la communauté se rassemble autour d’impressions plus d’acuité ces bouleversements, chacun est concerné.
et de sensations éprouvées et partagées. C’est une vraie théâtralisation du moment que Vient pour la parthénos* le temps de quitter les poupées, les tambourins et
les sources antiques (textes et images) donnent à voir, à entendre, à sentir, à toucher les osselets. Hier encore petite fille avec ses jouets, demain épouse féconde, le temps
et à goûter, avec éclat et force afin d’apaiser les craintes, de combler les attentes et de féminin se vit en raccourci. La sortie de l’enfance est marquée par des consécrations à
perpétuer le moment et l’acte dans les mémoires. forte valeur symbolique qui coïncident pour les jeunes filles avec le mariage, c’est un
Dans le monde grec antique, la cérémonie du mariage n’obéit pas à un scénario rite de passage. Elle a entre douze et seize ans, elle est encore cette fleur des récits
fixe avec des épisodes successifs attendus, il existe des variantes selon le moment, mythiques, fraîche et prête à être cueillie qui aime se distraire avec ses congénères,
le lieu, le niveau de ressources. Toutefois, les gestes collectifs, les intentions et les ramassant des fleurs ou tressant des couronnes, l’air embaumant l’odeur naturelle du
finalités apparaissent clairement, car ils répondent à un rituel. Les anthropologues ont printemps qui s’épanouit aussi de manière visible dans et sur leur corps. La plus célèbre
parthénos « jeune fille en fleur » est Koré, fille de Déméter, qu’Hadès, roi des Enfers,
en effet identifié cette fête comme un rite de passage séquencé en trois temps aisément
convoite alors qu’elle est dans une prairie entourée de ses compagnes et qu’il enlève de
repérables : séparation, marge et intégration. Cette lecture sensible et sensorielle suit
force pour en faire son épouse :
spatialement, statutairement, biologiquement, le parcours de deux individus (mais
davantage la jeune fille, plus visible dans les sources) vers un lendemain conjugal qui, « La fille aux longues chevilles qui fut ravie par Aïdôneus… tandis que, loin de Déméter au glaive
loin d’être seulement intime, est donné à partager à la communauté entière qui en est d’or qui donne les splendides récoltes, elle jouait avec les jeunes Océanides à l’ample poitrine et
garante et témoin. Avant cette partie publique, le processus a déjà été entamé plusieurs cueillait des fleurs – des crocus, des roses et de belles violettes – dans une tendre prairie, des iris,
jours ou plusieurs années auparavant par un accord (engyè) passé par le père de la jeune des jacinthes et aussi le narcisse que, par ruse, terre fît croître pour l’enfant fraîche comme une
fille avec son futur gendre. En effet, le mariage est un échange économique où la fille corolle, selon les desseins de Zeus afin de complaire à celui qui reçoit bien des hôtes. La fleur brillait
est un bien que l’on négocie pour le transmettre sans son assentiment. Un don qu’on d’un éclat merveilleux et frappa d’étonnement tous ceux qui la virent alors, dieux immortels
espère faire fructifier en misant sur la filiation. Parce qu’il s’agit d’une épreuve décisive ainsi qu’hommes mortels. Il était poussé de sa racine une tige à cent têtes et au parfum de cette
20 possiblement dangereuse pour les protagonistes qui vivent une rupture brutale, le
boule de fleurs, tout le vaste ciel d’en haut sourit et toute la terre, et l’acre gonflement de la vague 21
marine » (Hymne homérique à Déméter, I, 1-14).
recours aux dieux, particulièrement aux déesses, est nécessaire pour s’assurer de leur
bienveillance. En effet, les futurs époux vont vivre et éprouver des bouleversements On aime à représenter dans la peinture vasculaire ou la statuaire la jeune fille
biologiques et psychologiques en transformant leurs corps (singulièrement celui de la « belle à croquer », rayonnante, offerte aux regards et aux tentations. Elle affiche sur
jeune fille) et leurs vies ; le mariage redéfinit le groupe familial et social et détermine son corps les promesses visuelles et olfactives d’une beauté et d’une pureté florales qui
de nouvelles identités, particulièrement pour la femme qui change de condition et de ne demandent qu’à s’épanouir, puisqu’est venu le temps pour l’homme de la cueillir et
soumission. Les dieux et les déesses sont sollicités alors pour l’aider ou la contraindre. la domestiquer. Ce printemps des corps des jeunes filles, riche de promesses sexuelles
Les sources iconographiques et textuelles dessinent un schéma générique de qu’on espère fertiles, est illustré sur la coupe du Peintre du mariage du musée de
la fête que nous suivrons chronologiquement : les préparatifs, le gamos puis le cortège Compiègne (fig.1) qui montre plusieurs d’entre elles sans doute dans un verger ; deux
nuptial jusqu’à l’intégration à la nouvelle demeure. Toutefois, elles mettent diversement ont les cheveux dénoués, cueillant des fruits directement à l’arbre, les récoltant dans
en lumière les épisodes du mariage, certains très représentés sur les vases, d’autres tus
nécessitant le recours aux textes, chacune des sources modulant la focale sensorielle,
tantôt essentielle, tantôt anecdotique mais toujours signifiante. Il convient d’abord de
préparer les corps aux transformations qu’ils vont subir. Sensations tactiles des corps
préparés pour chasser l’enfance ; odeurs rassasiantes des viandes qui montent vers les
dieux ; procession bruyante qui parcourt nuitamment la cité, il s’agit successivement, en
fonction des besoins, des finalités et des destinataires, d’utiliser les médias sensoriels
idoines. Ensuite vient le jour du gamos, celui de la commémoration de la beauté de la fille
et de la communion avec l’entourage dans l’intimité familiale. Celui où il faut frapper les
esprits et les mémoires. Tous les sens sont éblouis et sollicités par le luxe et l’ostentation
des parures et de la table, étourdis par les musiques et les danses. Le transfert de la
mariée et son intégration dans sa nouvelle demeure est l’occasion d’officialiser l’union,
de répandre la nouvelle et de la partager afin que chacun, témoin ou acteur, s’en
souvienne. Enfin, l’accueil de l’épouse dans la maison nouvelle vise à prouver par les
dons de cadeaux, présents suggestifs et sensibles, que la mutation identitaire a opéré,
chacun a endossé son rôle et les attendus de la conjugalité. La légitimité de l’union est
désormais scellée, elle a été rendue manifeste par le langage des sens qui l’ont rendue
visible, audible, palpable en suscitant des émotions collectives éprouvées et partagées.

Fig. 1 : Coupe du Peintre du mariage (inv. 1090) conservée au musée Antoine Vivenel (Compiègne)
Le mariage Préparer les dieux et les corps

un panier ou dans leurs vêtements. Une palmette est peinte sur le côté ; une femme sur
la droite tient une fleur qu’elle porte à son nez pour la sentir, plusieurs vases à parfums,
dont une plémochoé*, sont suspendus dans le champ de l’image, matérialisant, comme
la fleur, l’odeur qu’on ne peut représenter, celle de l’huile parfumée contenue et diffusée.
Le message est simple : l’air embaume, l’atmosphère est chargée d’essences, les arbres
portent des fruits, le printemps est terminé : il est fini le « temps des jeunes filles »,
celui éphémère de l’insouciance car elles sont, comme les fruits ou les fleurs qu’elles
ramassent, mûres pour la cueillette. La métaphore florale et agricole est commune et
comprise de tous, elle est sexuelle : il convient de récolter cette jeune pousse, belle
et odorante comme une fleur au printemps, comme un fruit sur une branche. Elle est
irrésistible, cela se voit et se sent, il ne faut pas que cela dure comme le souligne aussi
Sappho (fr. 112) :

« Comme on voit la pomme douce rougir au sommet d’une branche, là-haut sur la plus haute
branche où les cueilleurs de pommes l’ont oubliée : – non, ils ne l’ont pas oubliée, mais ils n’ont
pas pu l’atteindre (ainsi la jeune fille…) ».

Aussi convient-il d’inviter les dieux et de les honorer par des sacrifices et des
offrandes, pour gager de la réussite de l’union. Ces rites scellent la séparation mais ils sont
surtout propitiatoires. C’est à Artémis particulièrement, protectrice du monde sauvage,
de l’enfance et de la virginité, que la jeune fille offre des vêtements, une ceinture ou un
bandeau, des jouets et des objets familiers devenus inutiles, des boucles de cheveux
aussi.

Ainsi, « la vierge Hippê a relevé sur le haut de sa tête les boucles de son abondante chevelure,
en essuyant ses tempes parfumées. C’est que déjà pour elle est arrivé le temps du mariage ; et
nous, bandeaux qui tenons la place de ses cheveux coupés, nous réclamons ses grâces virginales.
Artémis, puisse par ta volonté le jour du mariage être aussi celui de la maternité pour la fille de
Lycomèdeidès, qui aime encore ses osselets » (Anthologie palatine, VI, 276 Antipater de Sidon,
IIe siècle av. notre ère).
22 23

Les offrandes des jeunes filles sont particulièrement porteuses de sens, marquant leur
changement d’état. Ici c’est le don d’une partie de soi, les cheveux, désormais seront
camouflés sous le voile comme il sied à une épouse honorable. Le parfum apposé sur les
tempes est celui de la séduction qui porte loin, mais aussi le baume qui apaise la peau
après le feu du rasoir qui a coupé la chevelure d’enfance. La jeune fille quitte le domaine
d’action d’Artémis pour accéder à celui d’Aphrodite qui préside à l’union sexuelle des
Fig. 2 : Hydrie du Peintre de Léningrad (inv. 142290) conservée au Musée National de Varsovie
corps, elle va user maintenant des artifices olfactifs et vestimentaires qui caractérisent
la déesse des amours. Ces offrandes montrent que le processus de domestication Naturellement belle, la jeune fille doit toutefois être apprêtée pour le grand jour afin de
peut s’opérer, que la jeune fille est prête à se soumettre à ce qu’on attend d’elle ; aussi devenir irrésistiblement désirable. Pas seulement elle d’ailleurs, le futur époux également,
sollicite-t-elle également la bienveillance d’Héra pour rendre ce mariage rapidement car il s’agit de préparer les corps aux changements physiologiques (elle particulièrement)
fécond, d’Artémis, également déesse des accouchements qui peut hâter la conception et de les magnifier (tous deux) en vue de l’union sexuelle. Cela débute par des lustrations
et favoriser les naissances, d’Athéna, déesse plus civique pour souligner que ce sont qui lavent les dernières traces de l’enfance. Il ne s’agit pas seulement d’hygiène, mais
bien des citoyens que l’union doit engendrer. d’un rite puisque l’eau sert à purifier les corps, mais est aussi « créatrice de vie » et gage
Les hommes des deux familles de leur côté veillent à satisfaire les dieux du mariage de fécondité : on asperge les corps comme on irrigue une terre dont on espère qu’elle
les theoi gamikoi, Artémis, Héra Téleia et Zeus Téleios qui consacrent la légitimité de portera des fruits. Cette phase de préparation des époux est donnée à voir à la cité car
l’union mais aussi Aphrodite, Peithô (la persuasion), et s’assurer de leurs bons auspices, en elle nécessite trois impératifs que relaie le père de la mariée dans La Samienne :
offrant un sacrifice la veille ou le matin du gamos. Quelques pièces de théâtre décrivent
ces moments. Ainsi, dans La Samienne de Ménandre, auteur comique du IVe siècle, le « Il ne reste plus qu’à aller chercher l’eau du bain ; Chrysis, envoie les femmes, la loutrophore* et
père du futur marié Moschion décrit ce moment : la flûtiste » (Ménandre, La Samienne, 901-902).
« on mélange le vin, on brûle de l’encens, la corbeille est prête et les entrailles sont embrasées au En effet, l’eau lustrale provient d’une fontaine spécifique (à Athènes c’est la fontaine
feu d’Héphaïstos » (Ménandre, La Samienne, 845-846). Callirhoé) ou d’un cours proche, elle est transportée par des femmes en procession,
au son de l’aulos* peut-être accompagnée de chants, cortège joyeux et sonore qui ne
Libations de vin et d’eau, encens placé sur l’autel diffusant ses effluves mêlées à celles des manque pas d’alerter, informant que la dernière phase des préparatifs est entamée, celle
viandes dorées au feu, la flamme qui s’envole en crépitant : l’atmosphère créée satisfait des corps. Souvent illustré sur des loutrophores, le vase qui transporte cette eau, ce
les Olympiens que l’on repait de bonnes odeurs rassasiantes (Cf. Sacrifice, p.XXX) et défilé se déroule nuitamment, éclairé par des torches ce qui amplifie encore son écho
dont on espère en retour les actions bienveillantes. dans la nuit paisible déchirée par les cris, les pas et les chants.
Le bain nuptial qui suit cette déambulation est peu renseigné par les sources.
Pourtant la toilette féminine est un thème privilégié des imagiers comme illustrée sur la
péliké apulienne du Peintre du Vatican (cat. 1) qui montre deux jeunes femmes séparées
par un loutérion (vasque) et une hydrie (vase à eau). L’une est nue, ses vêtements sont
Le mariage Préparer les dieux et les corps

Le bain Les fards


de la mariée Amandine Declercq

Amandine Declercq Pour la jeune femme grecque, le maquillage constitue un autre élément
incontournable de la préparation aux noces. La blancheur du teint est recherchée et
mise en valeur : lorsque les traits de Pénélope, altérés par le chagrin, sont embellis par
les soins d’Athéna pour apparaître resplendissante aux yeux des prétendants, c’est avant tout
Le bain de la future épouse figure parmi les temps forts des préparatifs des noces. La toilette,
« la blancheur de l’ivoire » que la déesse ravive, grâce à l’onction d’ambroisie, sur le visage
représentée sur la Péliké apulienne du peintre du Vatican V (cat. 1), est mise en matières par des
de la chaste épouse d’Ulysse (Odyssée, XVIII, 192-196).
ustensiles simples (pierre-ponce, éponge marine, linges), ainsi que par des terres naturelles (souvent
Pour les communes des mortelles, à défaut d’essence divine, cet éclat est composé d’un
appelées « terre de Crète » – – en raison de leur abondance sur l’île) et des détergents à
fond de teint blanc, que les sources littéraires nomment généralement « psimuthion » ( ). Il
base de nitre (nitrate de potassium), de natron (généralement carbonate de sodium, bien que cette
s’agit de céruse (carbonate de plomb), issue durant l’époque classique des résidus de l’exploitation
substance soit parfois assimilée au nitre) ou de lessive de cendres (potasse), substances communes
des mines d’argent du Laurion, près d’Athènes. Théophraste, Dioscoride et Pline – qui n’ignore pas sa
à la toilette des Grecs du Ve siècle. Dans les Grenouilles d’Aristophane (710-714), le préposé aux
toxicité : elle causait en particulier des tâches sur la peau –, décrivent le procédé de transformation
bains ( ) Cléigénès a ainsi en charge la gestion de la lessive de soude ( )
du minerai de plomb, par décantation dans du vinaigre, pour en obtenir le pigment toujours utilisé
et de la terre de Cimôle ( ).
par les femmes romaines, au Ier siècle de notre ère, « pour se blanchir le teint » (Pline, XXXIV, 54). En
Cette terre de Cimôle (argile blanche), une fois humectée, constituait, sous forme de pâte,
contexte archéologique, des pots contenant des poudres ou des pastilles de céruse, probablement
un agent nettoyant doux pour l’épiderme. Réputée être la plus fine et la plus pâle, elle pouvait
destinées à être pilées puis mélangées à un corps gras avant d’être appliquées sur le visage – comme
également s’utiliser en cosmétique afin d’éclaircir le teint. Les détergents à base de nitre, quant à
tendent à l’indiquer les spatules qui les accompagnent –, ont été retrouvés dans les fouilles de tombes
eux, avaient pour propriété de purger les humeurs corporelles en ouvrant les pores, facilitant ainsi
athéniennes du Ve siècle. Les analyses d’échantillons attestent que les femmes ont pu user d’autres
l’action des émonctoires et participant d’un nettoyage tant interne qu’externe.
matériaux ordinaires, comme la craie (carbonate de calcium), l’argile blanche (terres de Cimôle,
Les huiles, pures ou parfumées, faisaient partie intégrante de la scène du bain. Par sa
de Chios, d’Erétrie, de Samos…), le gypse (sulfate de calcium), le talc (silicate de magnésium), la
consistance, l’huile servait à lubrifier la peau pour la frictionner, ainsi qu’à la protéger, le cas échéant,
chaux (oxyde de calcium), ainsi que d’autres composés minéraux (Grillet 1975 ; Walter 2009), voire
de l’agression des détergents ( ). Elle permettait, en bouchant les pores, de préserver
des farines de céréales et légumineuses (Aristophane, Assemblée des femmes, 730-733). Sur cette
l’organisme du dessèchement, toujours selon la conception hippocratique – ou présocratique – du
base étaient ensuite appliqués des fards plus vifs destinés à rehausser les couleurs des joues et des
24 corps constitué d’humeurs en circulation (voir encart « Couronnes, vin et théorie des humeurs », 25
lèvres. Le terme « phukos » ( ), récurrent dans les textes, tend à indiquer qu’il a pu s’agir d’une
p. ?). Outre l’usage d’huile d’olive pure, les substances actives contenues dans les huiles aromatiques
algue (plocanium coccineum ? rytiphlaea tonctoria ?) ou d’orseille (roccella tinctoria), lichen des
contribuaient elles aussi au processus d’assainissement et d’équilibrage des fluides corporels.
côtes méditerranéennes aussi utilisé en teinturerie pour obtenir des tons purpurins et violacés. «
Les propriétés des huiles parfumées, pour les Anciens, dépassaient toutefois
Phukos », cependant, usité comme nom générique afin de désigner les fards à dominante rouge, a
largement le cadre de la toilette. Si les coffrets à parfums figurent de manière récurrente parmi
vraisemblablement recouvert d’autres matières premières, comme la garance ou la lie de vin. Chez
les cadeaux rituels offerts à la mariée (cat. 10), c’est que l’onction de ces sucs incarnait la
Aristophane (Lysistrata, 46-48) et Xénophon (Economique, X, 2), c’est encore d’orcanette – plante
sève de la jeunesse, la fraîcheur et la vitalité de la jeune femme dans son apogée ( ). La
tinctoriale dont la racine donne des teintes rouges/orangées – que sont fardés les personnages
mariée, dont le corps ‘‘pulpeux’’, luisant et fluide constituait en lui-même une offrande, honorait
féminins. Les terres naturelles riches en oxydes de fer, notamment le « miltos » (associé au latin «
ainsi sous son plus beau jour les divinités tutélaires du mariage, telles Aphrodite et Apollon.
rubrica », l’ocre rouge), ont aussi constitué des substances aux nuances couramment employées,
De fait, pour Platon (Lysis, 216c-d), « le beau [...] ressemble [...] à un corps souple, lisse, brillant
pures ou mélangées, comme fards (Xénophon, Economique, X, 5). L’usage de suc de mûres – du
d’huile », contrairement à la peau flétrie – car dépourvue de substance vitale – de la vieillesse ;
mûrier – ( ), de minium (oxyde de plomb), d’hématite (oxyde de fer), de cinabre (sulfure de
insaisissable, il tend à se rapprocher de l’éclat des divinités, dont l’aura subjugue les sens des mortels.
mercure), de fausse sandaraque, de sang-dragon et d’acanthe transparaît également (Grillet 1975 ;
Enfin, le corps soigné et apprêté de la jeune femme répondait à la fonction prééminente
Prioux 2009).
du mariage grec : donner des enfants, futurs citoyens – « les plus beaux et les meilleurs possibles »,
Yeux et sourcils, ensuite, étaient rehaussés de noir ainsi que de brun/rouge, parfois de
selon Platon (Lois, 783d-e) – à la cité. En ce sens, la peau lustrée, nourrie et parfumée est gage de
rose. « Asbolê » ( ), le plus communément utilisé – à la manière du khôl oriental –, désignait
pureté, de douceur, de sensualité et de fécondité. Tel est ce qui attend, chez Hésiode (Les travaux
le noir de fumée (suie…) ou différents types de cendres (charbons) ; « stimmis » ( ) désignait la
et les jours, 519-525), « la jeune fille à la peau délicate », non encore initiée aux devoirs d’Aphrodite,
galène (sulfure de plomb) – ou le stibium ? (sulfure d’antimoine) –, et « ampelitis gê » la terre noire
« qui baigne son corps juvénile et l’oint d’une huile onctueuse ».
de vigne. Pour le brun/rouge, on trouve mentionné le henné et le safran ; de fait, les statuettes
hellénistiques présentent souvent un trait brun/roux sur les paupières, au-dessus du contour même
des yeux, distinct des sourcils. Dioscoride (I, 130) et Pline (XXI, 123) précisent en outre que la poudre
de roses servait à embellir les paupières ; l’archéologie pourrait même témoigner de l’usage de bleu,
notamment de bleu égyptien – qui n’apparaît pas dans les sources littéraires –, comme ombre à
paupières (Walter, Van Elslande 2009). Un soin particulier était enfin accordé à la chevelure ( ),
qui était coiffée et parfumée, parfois teinte.
Le sens premier d’« art cosmétique » (kosmhtikh; tevcnh) indique un concept de mise en ordre
destinée à rehausser l’éclat naturel ainsi qu’à préserver l’équilibre de la complexion d’un individu. En
substance, la beauté, ici corrélée aux notions de jeunesse, de santé et de fertilité, est un honneur, une
célébration, autant qu’une consécration aux divinités du mariage. À l’inverse, le maquillage factice,
au sens de masque ou de trompe-l’œil, surtout lorsqu’il est employé en décalage avec l’acmé d’un
corps de femme ou son statut de citoyenne, étaient dépréciés (Grillet 1975 ; Gherchanoc 2011).
Le mariage Odeurs et saveurs : l’éclat de la fête

posés derrière elle ; elle procède à des ablutions, tenant ses cheveux détachés d’une
main et un miroir de l’autre. L’autre femme est vêtue et lui tend une boîte, sans doute
renfermant des habits nouveaux dont elle va se revêtir après la toilette. Cette mise en
scène visuelle du corps de la jeune fille montre la préparation des corps, lavés, frottés
mais aussi enduits d’huile parfumée, opérations tactiles sur la peau, qui la rendent douce,
brillante et odorante, magnifiant la jeune femme, accentuant son charme et sa charis,
nécessaires à la séduction. Si souvent on associe le féminin aux soins du corps, aux
préparatifs et aux parures de séduction prénuptiaux, le futur époux fait lui aussi objet
d’attentions comme l’illustre cette scène rare représentée sur une hydrie du Peintre de
Léningrad (Musée National de Varsovie) (fig. 2). Nu et couronné, le jeune homme est
agenouillé à proximité d’un petit bassin, une main posée à terre, l’autre sur la hanche, il
est entouré de plusieurs femmes. Deux d’entre elles tiennent des torches pour éclairer
l’espace, deux autres s’affairent à préparer l’eau contenue dans une loutrophore alors
qu’une hydrie chauffe sur un foyer au sol. Encadrant le jeune homme, une autre femme
lève le bras pour le dégager et éviter de mouiller son habit, une phiale* lui est tendue,
avec laquelle elle va asperger le jeune homme et de l’autre côté une dernière femme, qui
a posé sur son épaule les vêtements propres qu’il portera après le bain, tient au-dessus
de sa tête une plémochoé, un vase à parfum. Cette mise en scène voit s’épanouir presque
tous les sens et rend ce moment singulier : c’est la nuit, les torches circonscrivent l’espace
par un halo rendant le moment intime malgré la présence féminine, une odeur de résine
s’en dégage ; le corps nu du jeune homme est donné à voir et à toucher, objet d’onctions
qui le nettoient et le purifient, le magnifient, le rendent luisant mais aussi odorant par
le parfum rendu visible par la plémochoé ; comme l’eau, le parfum est purificateur, mais
il est aussi séducteur. Sans doute y a-t-il des paroles échangées, des chants aussi que
cette image ne matérialise pas, mais qu’Eschyle rapporte, entonnés « jadis autour du
bain et du lit de noces » par Prométhée (Eschyle, Prométhée enchaîné, 556-558).
Préliminaires et préparatifs signifient par des sens immédiatement perceptibles
les changements à venir et servent à accompagner la rupture sociale et statutaire : les
corps sont désormais prêts pour une sexualité reproductive, les esprits marqués par des
consécrations visibles et symboliques (jouets, boucles de cheveux) ; les dieux honorés
26 par les offrandes et les sacrifices, les parents, les amis, la cité entière avisés par les 27
aller-venues au sanctuaire, à la fontaine ou au marché sont déjà des témoins : le grand
jour peut commencer et chacun est invité à y participer. Fig. 3 : Lébès gamikos à figures rouges (inv. 13113) conservé au Musée National de Copenhague

nombreux vases – alors que la poésie le décrit peu – qui montrent des scènes dans un
univers féminin parfois assisté d’érotes* où chacun s’active à faire d’elle le plus beau des

Odeurs et saveurs : cadeaux, irrésistible comme la première d’entre elles, Pandora, que Zeus a façonnée à
l’image des déesses :
l’éclat de la fête « lui noua sa ceinture, après l’avoir parée d’une robe blanche, tandis que de son front ses mains
faisaient tomber un voile aux mille broderies [...]. Autour de sa tête, elle posa un diadème d’or
Vient alors le moment de la fête, le gamos, qui rassemble les familles et les amis forgé par l’illustre Boiteux lui-même [...] : il portait d’innombrables ciselures [...] – et un charme
autour d’un repas. On vient voir la mariée, assister au spectacle de sa beauté, partager (charis) infini illuminait le bijou » (Hésiode, Théogonie, 571-584).
un moment de réjouissances qui resserre les liens de la communauté par la nourriture,
les chants et les danses. Les convives présents étant les garants de l’union, témoignant
Comme Pandora, la mariée revêt le costume qui sied au rôle qu’elle s’apprête à jouer.
au besoin de sa légitimité, il convient qu’ils se souviennent de l’éclat de la fête.
L’ordonnancement de la parure ne doit rien au hasard : des étoffes luxueuses et lourdes,
L’ostentation prévaut, on reçoit joyeusement et avec excès. La maison est décorée
finement ouvragées, colorées ou non, des broderies étincelantes qui agrémentent le
pour rendre visible la fête qui s’y déroule. Des rubans, des guirlandes, des couronnes,
voile, des bijoux d’or, sur la tête une couronne ou un diadème mais aussi des colliers
des feuillages, des fleurs ornent les murs et les tables égayant des lieux, pour marquer
et les bracelets (cat.5 et 6) qui étincellent et font du bruit en s’entrechoquant, des
l’événement. Très peu de textes littéraires peignent ce cadre intime et familier mais un
chaussures délicatement lacées. Au-dessous, au plus près du corps, « Athéna la pare et
vase attique à figures rouges (430-420 av. notre ère) du Musée National de Copenhague
lui noue sa ceinture (zonê) » (Hésiode, Les Travaux et les jours, 72) et achève d’habiller la
(fig. 3) permet d’entrevoir un environnement où l’ornementation florale et olfactive est
jeune fille. Cette pièce de vêtement est un élément décisif de la parure de la parthénos.
essentielle. Sur la panse sont figurées deux Victoires volantes tenant des rameaux dans
Si celle-ci, contrairement aux autres parures, est dissimulée, elle revêt une importance
leurs mains – sur une face, un Éros nu et sur l’autre une Niké vêtue – ; elles décorent
symbolique et érotique car portée à même la peau, touchant l’intimité, la ceinture est
de gros boutons de fleurs de lotus une maison symbolisée par des colonnes ioniques.
décisive du changement de statut, « déliée ou dénouée » par l’époux, elle est synonyme
Surtout, le bouchon du couvercle est un alabastre, petit vase traditionnellement utilisé
de l’acte sexuel accompli.
pour contenir des huiles parfumées. Aussi le décor de la maison est planté : plaisir des
yeux de découvrir un espace familier transformé, coloré et agrémenté ; plaisir des narines
puisque ces feuillages, fleurs et autres couronnes suspendues doivent embaumer. S’y
ajoute aussi l’effervescence des préparatifs marquée par les aller-venues des voisins, des
amis, les cris et les rires partagés, une atmosphère où se devine la frénésie qui monte
et annonce un moment remarquable.
La mariée ne participe pas à cette effervescence domestique, mais sans doute
en perçoit-elle les sons et les odeurs. On s’affaire autour d’elle, comme l’illustrent de
Le mariage Odeurs et saveurs : l’éclat de la fête

Le safran
La mariée est un ravissement pour les yeux, elle resplendit de beauté et de charis. Le
parfum complète la tenue ajoutant une dimension supplémentaire à la parure, une
intention érotique qui se diffuse alentour. Ainsi, Pauvreté dans le Ploutos d’Aristophane,
exprime-t-il les regrets du temps de l’opulence :

Adeline Grand-Clément « Plus d’essences à répandre goutte à goutte sur l’épousée quand vous la conduirez chez son mari,
ni d’étoffes aux teintes somptueuses et variées pour la parer. Et pourtant quel avantage y a t-il à
être riche si on est privé de toutes ces choses ? » (Aristophane, Ploutos, 522-532).
Il n’existe pas de costume spécifique pour la mariée en Grèce ancienne : les usages varient
Composante essentielle de la panoplie de l’épousée, le parfum est une substance que
suivant les cités et en fonction du niveau social des familles concernées. On sait toutefois que le
l’on étale sur la peau, qui sublime le corps en le faisant briller, c’est aussi la puissance
voile et la ceinture constituent les deux pièces les plus importantes de son vêtement. Le voile, une
de l’odeur qui diffuse un message. Quatre sens sont alors convoqués : la vue, le toucher,
étoffe rectangulaire de plus ou moins grandes dimensions, est généralement en laine fine, d’un
l’odorat et l’ouïe ; ils affichent la rupture et signent la transformation de la jeune fille
blanc éclatant, ornée de motifs colorés ou teinte au safran.
en femme, les vêtements et les parures sont là pour rendre visible le changement qui
Les Grecs connaissent les vertus tinctoriales du crocus sativus – qu’ils nomment krokos
s’opère que l’assistance et le fiancé constatent, suscitant (on l’espère) admiration pour
– depuis le IIe millénaire avant notre ère. Les pistils rouges de cette fleur violette fournissent une
les uns et désir pour l’autre. Car le mariage doit annoncer une descendance légitime
teinture d’excellente qualité, donnant des tons jaunes orangés et dorés, qui étaient fort appréciés
nécessaire, inviter les époux à la sexualité et le parfum diffuse ce message sans ambiguïté,
dans l’Antiquité. Un mythe expliquant l’origine de la fleur racontait qu’un jeune et beau garçon aimé
distillant ses effluves sensuelles et aguicheuses, comme l’affirme Praxagora « Une femme
d’Hermès, répondant au nom de Krokos, reçut un coup à la tête alors qu’il s’adonnait au lancer du
ne se fait-elle pas baiser sans parfum ? » (Aristophane, l’Assemblée des femmes, 524).
disque en compagnie du dieu. De son sang, bu par la terre, serait né le krokos. Les accointances de
Couronnés de myrte, symbole de fécondité, les mariés ne peuvent ignorer l’obligation
la fleur avec le sang doivent être mises en relation avec les propriétés emménagogues de ses pistils,
première de cette sexualité : faire des petits citoyens. D’ailleurs le lébès gamikos de
qui ont probablement favorisé son association avec les menstrues féminines. En effet, le vêtement
Copenhague (fig. 3), dont le bouton du couvercle est en forme d’alabastre, un vase à
jaune safran est souvent associé aux femmes, dans un contexte rituel. Par exemple, à l’époque
parfum, illustre aussi clairement l’usage des odeurs dans le mariage : Niké et Éros qui
classique, la « crocote », robe teinte au safran, intervient dans les rites d’initiation qui se déroulent
tiennent des rameaux (de myrte ?) sont encadrés par de grandes fleurs de lotus stylisées
dans le sanctuaire d’Artémis à Brauron, en Attique. Cette déesse patronne les adolescents et les aide
à la forte évocation érotique.
à sortir du monde de l’enfance pour devenir adultes : ils passent de l’état sauvage au monde civilisé.
Du futur époux, les sources parlent et montrent moins, à peine dit-on qu’il doit
À Brauron, chaque année, de jeunes Athéniennes prépubères abandonnent momentanément leur
être beau. C’est le miracle qu’opère le mariage sur le vieux Trygée :
famille pour gagner cet espace boisé et marécageux, en bordure de mer, et y vivre « comme des
ourses ». Elles servent la déesse, revêtues de la crocote, qu’elles consacrent à Artémis une fois atteint
« – Que sera-ce quand vous me verrez en marié dans tout ton éclat ? – Tu seras digne d’envie,
l’âge nubile. L’abandon du vêtement rituel marque donc la fin de la période de ségrégation et leur vieillard, une fois redevenu jeune et frotté de parfum » (Aristophane, La Paix, 856-864).
réintégration dans la communauté. Elles sont désormais prêtes pour le mariage, et engendreront de
28 29
nouveaux citoyens. On sait également que la teinture safranée, extrêmement coûteuse, permettait Beau, jeune, couronné de myrte, éclatant et odorant, voilà en peu de mots qui augure
de colorer les tissus fins des femmes souhaitant séduire leurs maris – ce dont se moque le poète visuellement, tactilement et olfactivement d’un mariage qu’on espère réussi, c’est-à-dire
comique Aristophane, qui évoque les dessous affriolants des Athéniennes, petites tuniques safranées d’une union féconde.
qui tournent la tête de leurs époux. Mais un mariage se vit en communauté de cœur et de sang, se partage autour
Mais l’intérêt du krokos ne se limite pas à son seul pouvoir colorant. Il est aussi utilisé par les d’une table, matérialisant les liens créés mais aussi inscrivant l’acte dans la mémoire
Grecs pour ses qualités aromatiques, dans des préparations cosmétiques ou culinaires. De plus, il collective. En effet, en l’absence de documents civils attestant la légitimité de l’acte, les
détient de nombreuses propriétés pharmacologiques, déjà remarquées par les médecins hippocratiques convives en seront les garants et les témoins. C’est l’occasion de montrer sa richesse
qui l’utilisent dans des remèdes pour ses vertus digestives, stimulantes, antispasmodiques. Le safran et son opulence surtout pour les plus privilégiés des citoyens parce que ordinairement
fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt croissant de la part des scientifiques : il possèderait notamment sans doute la cérémonie est plus modeste. La décoration de la maison, la table riche et
un rôle d’activateur de la mémoire. les invités nombreux, les cadeaux somptueux, les habits de la mariée éclatants, c’est
C’est donc l’ensemble des propriétés polysensorielles du safran qui expliquent la force des avec faste que l’on reçoit et il convient que cela se voie, se partage, se goûte et se sente.
valeurs symboliques qu’il véhiculait dans le monde grec et, partant, l’importance qu’il a pu prendre Le banquet réunit les deux familles et des amis, les hommes et les femmes à des tables
lors du rituel du mariage – une tradition que l’on retrouve à Rome, où les mariées arborent elles séparées. Le repas nuptial est peu décrit dans les sources littéraires et peu représenté
aussi souvent un voile croceus. sur les vases, sans doute parce qu’il ressemble à n’importe quel autre (voir p. XXX). La
table est garnie de mets peut-être plus abondants et variés qu’à l’ordinaire. Lucien de
Samosate propose un exemple de menu :

« On nous servit ce qu’on appelle un menu complet, un oiseau par personne, du sanglier et du lièvre,
du poisson, des confiseries au sésame et des douceurs variées » (Lucien de Samosate, Banquet, 38).
On trouve des produits de la chasse (associés au monde sauvage, dont le lièvre qui a une
forte connotation sexuelle) et des gâteaux plus ou moins élaborés (associés à la civilisation,
à la culture de ceux qui font pousser le grain et le transforment). Parmi ceux-ci, semble
essentiel le dessert au sésame (à saveur de noisette) que les époux partagent, reconnu
pour ses vertus fécondantes, les graines offrant une analogie commune pour signifier la
procréation souhaitée. Bien entendu on boit du vin, on porte des toasts et de nombreuses
libations sont effectuées comme en témoigne Sappho, en décrivant des noces divines :

« Là le cratère fut jusqu’aux bords rempli d’ambroisie et Hermès prit une cruche pour verser à
boire aux dieux. Et tous, dans leurs mains tenaient leurs larges coupes (offraient une libation),
et souhaitaient mille bonheurs au nouvel époux » (fragment 124-125).
Le mariage Sons et lumières : le spectacle du cortège

Si les papilles sont satisfaites, les yeux comblés par le faste, les oreilles ne sont pas ailées mène le cortège et trois femmes au second plan, aux visages et aux bras blancs
en reste puisque le banquet est l’occasion de chanter et de danser. Point de fête sans portent sur leurs têtes des coffres et des objets contenant les effets de la jeune mariée
musique et sans chant : l’union conjugale s’appelle aussi « hyménée », du nom du chant ou des présents du mariage. La scène n’est pas animée, simplement informative : elle
nuptial entonné à divers moments de la fête. On invoque les dieux les appelant à la distingue le moment et en affiche le faste.
bienveillance, on félicite l’alliance des deux familles, on loue la beauté des mariés… De nombreux vases montrent des processions pédestres, parfois de porte à porte
Les chants sont accompagnés d’instruments comme le rapporte Plutarque : « La table comme sur le lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art) (fig. 4)
nuptiale trouve son dénonciateur dans l’hyménée qu’on chante à tue-tête dans la torche où les maisons sont matérialisées par des colonnes ; la scène se déroule alors de manière
et dans l’aulos » (Propos de table, IV, 666f). linéaire, tout autour du vase, le spectateur cheminant du regard en même temps que le
La nuit est tombée, il est alors temps de sceller définitivement l’union et pour la cortège, comme s’il y participait. Ainsi sur la pyxis à fond blanc du Peintre de Splanchnopt
jeune fille de quitter l’environnement rassurant de la maison de son père et de rejoindre (cat. 7), une boite à couvercle qui appartient à l’univers féminin puisqu’elle peut contenir
avec son époux la demeure qui sera sienne désormais. Jusque-là protégée de son voile des bijoux, des onguents ou des poudres, est représenté un cortège varié qui permet de
qui lui couvre la tête, symbole de son statut de parthénos, elle est « dévoilée » dans les percevoir l’atmosphère sensorielle qui règne. Les époux se distinguent par leur posture,
deux sens du terme : exhibée à l’assistance et présentée à son époux. Ce geste, qui voit ils font couple parce qu’ils se tiennent. Vêtue d’un manteau coloré qui lui couvre la tête,
le marié dégager le visage de sa promise et lui donner des présents est un véritable la femme est statique alors que le cortège semble progresser vers la droite, son mari la
rituel social qui dit à lui seul le changement de statut matrimonial : elle est vue de lui saisit d’une main et tient de l’autre un long bâton alors que la nympheutria* (la femme
et par le regard échangé il en fait son épouse, affirmant alors sa possession sur elle. Ce qui organise et encourage aussi) clôt la marche. Un joueur d’aulos (fig. 5) donne le sens
rite est appelé anakaluptêria « dévoilement », le moment du don, de la femme à son de la marche et la rythme au son de son instrument ; un autel où le feu brûle est figuré
mari et des cadeaux de l’époux à sa femme, ceux-ci témoignant du consentement par
l’échange qui a eu lieu (don/contre-don). Peut-être ces gestes sont-ils décalés dans le
temps et ont-ils lieu plus tard alors que la jeune femme arrive dans sa nouvelle demeure,
les sources divergent, mais ce qui importe c’est bien la visibilité du lien qui les unit par
l’échange des regards, ce moment singulier qui crée une intimité entre eux, celle d’un
couple désormais marié.
Les finalités du gamos sont clairement exprimées et exposées par tous les média
sensoriels possibles. Une profusion sensorielle s’opère qui rend le moment particulier
et inoubliable, chacun peut l’éprouver par la nourriture qui rassasie les estomacs, les
décorations de l’oikos*, le faste de la fête, la beauté des parures qui émerveillent les yeux,
les fleurs, les couronnes, les corps parés, parfumés, huilés avec soin qui embaument
d’un demain prometteur, les chants et les mots d’intentions entonnés qui emplissent
l’atmosphère d’allégresse et de gaieté. Que prospérité, bonheur et descendance nombreuse
30 s’ensuivent, tout y concourt. Ainsi conclut sans faux-semblant le serviteur Trygée : 31

« la fillette est baignée, du côté des fesses tout va bien. La tarte est cuite, on pétrit le sésame et
ainsi de tout le reste. Il ne manque que la verge » (Aristophane, La Paix, 868-870).

Sons et lumières :
le spectacle du cortège
La fête se poursuit au dehors, dans les rues de la cité, on accompagne le couple
jusqu’à sa nouvelle demeure : le cortège est nombreux, bruyant et illumine la nuit jusque-là
paisible offrant le maximum de publicité au moment. L’arrivée dans la maison des parents
de l’époux est sanctionnée par des rites d’intégration qui officialisent le changement
d’identité. C’est là désormais que se joue une nouvelle vie.
Les imagiers ont beaucoup illustré ce passage de maison à maison après le
banquet. Transfert qui matérialise l’intégration spatiale, sociale, statutaire des deux
époux, avec de nouvelles attentes. La foule des amis escorte et conduit, garantissant
le spectacle festif mais rassurant aussi dans ce moment de transition, appréhendé
particulièrement de la jeune fille qui ignore grandement ce qui l’attend comme Médée
s’en fait l’écho :

« Entrant dans un monde inconnu, dans de nouvelles lois, dont la maison natale n’a rien pu
lui apprendre une fille doit deviner l’art d’en user avec son compagnon de lit. Si elle y parvient à
grand-peine, s’il accepte la vie commune en portant de bon cœur le joug avec elle, elle vivra digne
d’envie. Sinon la mort est préférable. » (Euripide, Médée, 238-243).
Le trajet peut se faire en char comme sur l’amphore attique à figures noires du British et une grosse fleur grimpe dans le champ ; deux femmes portent dans chaque main
Museum (cat. 9) sur laquelle la mariée, hiératique et raide, est juchée sur un char des torches, les bras écartés ; peut-être effectuent-elle des pas de danse ? La manière
attelé de deux chevaux, la tête couverte ; on aperçoit son visage de profil. L’époux a dont l’époux précède sa femme, lui tient la main n’est pas indifférente. Il ne la serre pas
encore les pieds au sol. Tous deux portent des vêtements décorés et richement brodés avec affection, il la tient fermement, non pas par la main : il maintient son poignet. Si
et bordés de couleurs. Hermès, dieu des passages, reconnaissable à ses chaussures son visage est tourné vers elle, son corps suit le cours de la marche, il la tire vers lui et
Le mariage Sons et lumières : le spectacle du cortège

Fig. 4 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)

vers leur avenir commun alors qu’elle semble figée au sol. Ce geste qui est peut-être le Assister au mariage, c’est partager avec les mariés la fête, jouir de l’explosion des parfums
premier de ces deux corps qui se touchent pourrait être affectueux et tendre ; c’est en et des couleurs qui envahissent les narines et éblouissent les yeux ; danser, chanter, crier
fait une prise de possession et d’assujettissement qui marque la domination conjugale. sans retenue pour le plaisir et pour se faire entendre de la cité toute entière, annoncer
La jeune mariée est désormais une épouse possédée. et diffuser à tous qu’un événement important se joue en usant, simultanément, de tous
Ce cortège est une manifestation de joie et d’allégresse, difficilement perceptible les médias sensoriels.
sur les vases mais que les textes relaient. Des indices invitent à distinguer tout ce qui Le défilé prend fin à la porte du nouvel oikos où les époux sont accueillis par
constitue une atmosphère sensorielle créant des émotions partagées qui resteront dans les parents du marié. C’est le moment où la jeune femme est mise en contact avec son
les mémoires. Ce sont sans doute les sons qui retiennent d’abord l’attention, car ils nouvel espace de vie et son destin. Elle en prend possession par son corps : elle traverse
déchirent la nuit paisible, audibles bien avant que le cortège ne soit visible : les musiciens la maison, foule le sol, marche autour de l’autel : la spatialisation est alors tactile, elle
jouent de l’aulos, de la cithare mais aussi des cymbales et des tambourins, ils rythment rend réel et palpable le changement. C’est la dimension domestique qui est alors
l’avancée et accompagnent les chants nuptiaux et les danses des jeunes gens et jeunes appréhendée. Aussi, on lui offre des instruments culinaires (poêle à griller l’orge, crible,
filles. Ces chants diffèrent à chaque moment de la fête, égaient et divertissent la foule pilon à mortier) nécessaires à la transformation des céréales : on lui met entre les mains
rassemblée prête à prendre part aux chœurs bruyants. Entendus par les dieux qu’on les objets qui matérialisent sa fonction de maîtresse de maison. On déverse aussi sur les
32 associe au cortège, ils augurent de la réussite de l’union nouvelle comme en témoigne époux des fruits secs (katachysmata*) pour leur souhaiter la richesse : une manière de 33
cet épithalame* (chant qui accompagne l’entrée de la chambre nuptiale) de Théocrite, les faire entrer dans le cycle de la reproduction, celui de la prospérité des ventres et des
poète de la fin du IVe siècle : biens. Il y avait déjà eu au cours de la cérémonie d’autres allusions claires : l’eau de la
loutrophorie, le sésame du gâteau et aussi ce petit garçon amphitalès (ayant son père et
« Sois heureuse, jeune épouse ; sois heureux, gendre d’un noble beau-père. Puisse Léto vous donner, sa mère vivants) présent tout au long de la cérémonie. La métaphore agricole n’est pas
Léto nourricière d’enfants, une belle progéniture ; Cypris, la déesse Cypris, l’égalité d’un amour anodine : elle associe la femme à la terre, on attend de chacune qu’elle porte des fruits
réciproque ; et Zeus, le fils de Cronos, une prospérité impérissable, qui, des mains de nobles à profusion. Les grenades, pommes et coings, des fruits à pépins sont des évocations
possesseurs, passe à de nobles possesseurs encore » (Théocrite, XVIII, Épithalame d’Hélène, 49-53). simples comprises de tous, à la fois érotiques et propitiatoires à la sexualité productive.
La pensée magique joue pleinement : on ingère les fruits, les graines, on s’asperge d’eau,
Le tapage nocturne associe la musique et les chants aux bruits et cris de la foule qui on s’assure de la proximité de l’enfant ; tout ceci étant susceptible de communiquer, par
piétine et chahute en dansant, le char dont les roues retentissent et le bruit des chevaux, contact, absorption ou émanation, leurs propriétés bénéfiques. Les intentions du mariage
tout concourt à une publicité sonore qui réveille sur son passage la cité endormie. Au sont alors physiquement éprouvées, encouragées sous toutes les formes sensorielles
tumulte sonore s’ajoute la lumière qui éclaire le cortège, assurant la visibilité au spectacle, possibles à la fois allusives et incitatives ; il reste à le consommer sexuellement. Alors
comme le rapporte Homère : que les époux sont escortés jusqu’au thalamos, la chambre nuptiale, l’univers sonore
s’amplifie, les chants, la musique des instruments et les danses se poursuivent toute la
« Des épousées, au sortir de leur chambre sont menées par la ville à la clarté des torches et sur leurs nuit comme le confirme Sappho :
pas s’élève, innombrable, le chant d’hyménée. De jeunes danseurs tournent et au milieu d’eux,
flûtes et cithares font entendre leurs accents et les femmes s’émerveillent, chacune, debout, en « Nous jeunes filles, nous passons toute la nuit (devant cette porte), chantant (heureux époux), ton
avant de sa porte » (Iliade, XVIII, 495-496) . amour et celui de ta fiancée au sein de violettes (iokolpô). Mais réveille-toi…. » (Sappho, I, 39).
Les torches illuminent la nuit et mettent en lumière le rituel assurant ainsi sa validité ; S’il s’agit bien de supporter et d’encourager les mariés, les sons qui envahissent la nuit
souvent ce sont des femmes qui les tiennent dans le cortège mais aussi la belle-mère en pénétrant les murs, masquent aussi peut-être les appels et les pleurs.
alors qu’elle accueille les époux (fig. 4). Porter au regard est une manière d’affirmer et Le lendemain, les époux sont réveillés par des chants, des rites sont effectués,
d’attester la légitimité de l’union et la mettre en lumière signe l’assentiment collectif. Des marquant l’intégration et l’accomplissement du mariage, à la maison et sans doute aussi
effluves complètent le paysage sensible, celles de la résine des torches enflammées, aux sanctuaires pour remercier les déesses (on offre à Athéna, Déméter et Koré, Héra
celles des parfums sur les corps et les vêtements, celles des couronnes et des guirlandes, des objets à caractère nuptial, des vases, des vêtements). Ils reçoivent des présents
celles moins réelles mais tout aussi poétiques, contenues dans les épithalames chantés. (fig. 5) qui scellent l’alliance : pour lui la dot promise par le père et pour elle des objets,
Elles symbolisent la transformation progressive de la mariée, de bouton de fleur de la visibles et durables ; ce sont ceux qui ont été transportés au cours de la procession ou
jeunesse en fleur épanouie de la sexualité. C’est toute l’atmosphère qui embaume comme des nouveaux, offerts par le père de la mariée. Il convient de lui montrer désormais les
l’affirme au VIIe siècle le poète sicilien Stésichore lors des noces d’Hélène et de Ménélas : tâches et la place qui seront les siennes, épouse, gardienne de l’oikos et mère. Tous les
présents y font référence directement ou de manière allusive. Ce moment de remise
« ils lancèrent de nombreuses pommes cydoniennes [des coings] sur le char de leur seigneur, de des cadeaux, les épaulia dôra, est souvent représenté sur les vases, comme sur le lébès
nombreuses branches de myrte et des guirlandes de roses et des couronnes frisées de violettes » gamikos du Peintre d’Amphitrite (cat. 10). Ici la jeune épousée est assise de profil, elle
(fragment 187 PMG).
Le mariage Sons et lumières : le spectacle du cortège

tient sur ces genoux ce vase caractéristique offert seulement ce jour. Elle a revêtu la d’Andromaque et d’Hector, décrit à merveille la profusion des sens qui emporte chacun
tenue ordinaire de la femme mariée, les cheveux attachés dans un filet, signe qu’elle dans le tourbillon des odeurs, des saveurs, des bruits, des musiques, des couleurs,
des bijoux, des broderies… tout concourt à provoquer des émotions et des sensations
inoubliables :

« Il est venu en courant, Idaos... le prompt messager ; (il s’est dressé au milieu de la place)... et (dans
toutes les cités de la Phrygie ?) et du reste de l’Asie est proclamée la gloire impérissable : « Hector
et ses compagnons amènent de Thébé la sainte, et de Plakia aux sources jamais taries la délicate
Andromaque aux yeux étincelants ; sur leurs vaisseaux, à travers la mer salée, ils portent, avec elle,
de nombreux bracelets d’or, de beaux vêtements de pourpre et ornés de fleurs (trona), d’ornements
(athurmata) bigarrés, et des coupes d’argent innombrables et de l’ivoire ! »
Ainsi dit le héraut. Et le père chéri (d’Hector) se lève en sursaut, et la nouvelle se répand parmi ses
amis (?), dans la ville aux places spacieuses. Aussitôt les descendants d’Ilos attellent leurs mules
aux chariots garnis de belles roues ; toute la foule des femmes et des vierges aux fines chevilles y
prend place ; les filles de Priam ont leurs attelages séparés. De leur côté les hommes faits attellent
les chevaux à leurs chars de guerre, tous les jeunes hommes les accompagnent. Un peuple immense
(sort en fleuve de la cité ?) ...
(Quand Hector et Andromaque), semblables aux dieux (montent sur leur char) tout le peuple (des
Troyens et des Troyennes) les escorte vers la charmante Ilion ; ... les jeunes filles...
La myrrhe (murra), la cannelle (kasia) et l’encens (libanos) s’élèvent à leur rencontre. Les femmes
plus âgées poussent des cris joyeux ; tous les hommes faits entonnent un péan délicieux, aux sons
perçants, invoquant le dieu qui frappe au loin, le dieu à la lyre harmonieuse, et ils célèbrent Hector
et Andromaque pareils aux dieux » (fr. 56).

Peut-être y a-t-il des larmes et des peines mais de cela on ne sait rien. Les
piétinements et les chants dissimulent sans doute les pleurs, les bijoux et les parures
cachent les visages sombres et les inquiétudes, les lumières brillantes masquent aussi
les peurs, les parfums et les mets enivrent pour faire oublier que l’enfance s’en est allée,
que demain est une grande inconnue. Les sens exaltent la fête, rendent ostensible le
moment et le matérialisent en le rendant réel… mais derrière le foisonnement des émotions
34 collectives suscitées par les médias sensoriels on ne peut ignorer que des vies ont été 35
ébranlées. En effet, les sources le montrent peu, mais le mariage est aussi un moment
intime qui unit deux personnes, deux corps, deux destins. Acteurs et spectateurs du rituel
à un moment de leur vie où ils sont vulnérables, les mariés requièrent la bienveillance
des dieux pour veiller aux changements biologiques, sociaux, statutaires qui s’opèrent
en eux et autour d’eux mais dont ils n’ont pas la maîtrise. Des individus il est peu question
dans les sources, à peine devine-t-on une jeune fille sous un voile, un marié aux mains de
femmes qui le parent ou près d’un char. Toujours entourés et accompagnés, les mariés
sont supportés et soutenus par la communauté, qui les empêche aussi de renoncer : le
couple n’existe que parce qu’il sert la cité en produisant des petits d’hommes.
Fig. 4 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art) Le mariage est une manifestation ostentatoire qui renforce la cohésion sociale en
utilisant les sens comme vecteur de communication et de communion, entre les individus
est tenue désormais. Sur le pied du vase, entre deux femmes, est posé un panier à laine qui participent à la fête, ceux qui la subissent et les dieux ainsi conviés. Car chacun se
(kalathos*), indice de ce dont sera fait son quotidien demain, filer la laine et la tisser. Les souviendra combien la mariée était belle, d’avoir partagé un repas et ses douceurs,
présents qu’elle reçoit ont été transportés par les femmes qui les exhibent au-dessus d’avoir trop bu ou dansé follement, chanté et crié dans les rues éclairées aux flambeaux
de leurs têtes, à bout de bras. Ils font partie de l’échange qui a eu lieu entre les deux des torches. Partagé collectivement et vécu individuellement par des gestes communs,
familles ; ils sont sa richesse, des « biens cachés » rangés dans des boîtes, des coffrets, des sensations éprouvées et des émotions ressenties, le mariage est une performance
ici exhibés pour montrer combien le père et le mari sont généreux. Ces cadeaux (des sensorielle dont les effets pérennes inscrivent le moment dans les mémoires comme
parures, des onguents, des vases à parfums, des coffres à bijoux, des pièces de vêtement, sur un registre.
des accessoires de toilette…) sont essentiellement des objets liés à la beauté et à la
séduction, porteurs d’intentions sexuelles qu’on espère fécondes. Ils sont également
objets de mémoire, témoins matériels de la transaction, l’épouse les conservera toute
sa vie car ils sont le lien avec son ancienne vie, sa maison d’origine.

Le mariage est sans doute la plus importante des fêtes familiales avec les
funérailles. Événement bouleversant, il nécessite la préparation des corps, des esprits
et des lieux et requiert la bienveillance divine. Alors les sons, les odeurs et les lumières
qui tour à tour ou simultanément sont convoqués, signifient à chacun que ce qui se
joue est essentiel. La cérémonie du gamos, partie publique qui est donnée à voir et à
partager à la communauté, légitime l’union. Autour d’un repas, des mets partagés, des
chants entonnés, des danses exécutées mais aussi lors du transfert de maison à maison,
on manifeste sa joie : le mariage est un divertissement, qu’on exprime avec force, le
faste variant en fonction des différences sociales. Sappho, peignant les noces orientales
La musique
dans le gamos
Sylvain Perrot

En Grèce ancienne, le mariage est une fête qui égaie les cœurs et les chœurs : quoique les
noces soient une cérémonie privée, faire résonner la musique est l’occasion d’attirer l’oreille des
autres citoyens et ainsi de les prendre à témoin. Homère déjà, dans le chant XVIII de l’Iliade, évoque
une scène de mariage qui se déroule au son des instruments. C’est un thème littéraire fécond, qu’on
songe par exemple à Iphigénie, dans l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, qui pensait que les auloi qu’elle
entendait annonçaient ses noces avec Achille, alors que la musique devait se transformer en chant
de deuil. Il y avait aussi bien de la musique vocale qu’instrumentale : le lexicographe Pollux distingue
ainsi le gamèlion asma, « le chant du mariage », du gamèlion aulèma, « l’air d’aulos pour le mariage ».
Que ce soient les textes ou les images, nos sources attestent d’une forte présence des musiciens
dans ce type de cérémonie, en particulier des aulètes, au point même que nous pouvons les suivre
dans chacune des étapes du rite. Les festivités commencent par la loutrophorie, qui consiste à aller
chercher l’eau du bain de la future mariée. Cette scène est représentée sur certaines loutrophores
et montre que la procession était accompagnée d’un aulète, peut-être le plus proche parent jeune.
Il arrive aussi qu’on voie d’autres instruments, par exemple une femme jouant des crotales, afin de
rythmer l’ensemble. Il est probable qu’il y ait eu de l’aulos pour accompagner les libations et les
réjouissances du banquet qui a lieu chez le père de la nymphè : lors des noces de Thétis et Pélée,
telles qu’elles sont racontées par Iphigénie, le dieu Hyménée chante pour les futurs époux lors du
banquet des dieux. Lors de ses noces avec Roxane à Suse en 324, Alexandre le Grand fit organiser
36 des concours à la grecque sollicitant les plus grands musiciens de son temps. Le moment le plus 37
solennel, le dévoilement de la nymphè, semble s’être accompli dans un silence rituel. En revanche, le
cortège nuptial, l’agôgè, qui voit le transfert de la mariée dans la maison de son époux, est le moment
le plus sonore. C’est une scène de choix pour les peintres de vases, qui transposent souvent ce
moment dans un contexte mythologique : sur le « vase François », la Muse Calliope joue de la syrinx*
pour les noces de Thétis et Pélée ; sur un vase du Louvre, Apollon joue de la cithare pour le cortège
de Cadmos et Harmonie. Le gamos en vient à reproduire dans les esprits l’idéal de l’harmonie de la
cité, d’où la présence de la musique. Le cortège s’achève au seuil de la maison. C’est à ce moment
que retentit l’épithalame, le chant « à l’entrée de la chambre nuptiale », qui semble se confondre
avec l’hyménée, le « chant du mariage ». Nous avons conservé plusieurs épithalames – sans leur
musique –, car ce genre poético-musical était devenu un exercice de style. Ces chants demandent
au dieu Hyménée d’assurer le bonheur et surtout la fertilité de l’union célébrée. Enfin, lors de la
remise des cadeaux nuptiaux le lendemain, il est possible qu’il y ait eu des processions au son de
l’aulos. Ainsi, de même qu’il est difficile aujourd’hui d’imaginer des mariages sans musique – qu’on
songe aux célèbres marches nuptiales de Mendelssohn–Bartholdi et de Wagner –, de même les
noces antiques constituaient un événement sonore d’importance.

notices
le mariage notices

1 – Péliké apulienne à figures rouges 2 – Aryballe piriforme corinthien


400-380. Apulie (Italie du Sud). Fin VIIe siècle. Corinthe
A
Peintre du Vatican V5, Provenance inconnue
cercle du peintre de Tarporley Incisions, rehauts blancs
Provenance inconnue H. 8,8 ; D. 4,9
H. 28,6 ; D. 20,1 Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26016
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26316
L’aryballe, comme l’alabastre ou le lécythe, fait partie
Bibliographie de l’univers de la toilette aussi bien masculine que
BORDIER, L’art grec, 1993, féminine. Ces vases sont réservés pour l’huile parfumée.
n°68 p.79 ; UGAGLIA, El arte griego, 2001, p. 32 Les potiers corinthiens furent les premiers à les diffuser
en très grande quantité dès le VIIe siècle, tant en
Une péliké est une forme d’amphore qui sert à contenir Grèce qu’en Italie. Le décor purement ornemental
du vin. Le décor est installé sur la panse, encadré par est caractéristique de la période et des productions
une guirlande de feuilles de laurier au niveau de l’épaule, corinthiennes : décor d’écailles à double incision avec
un méandre à gauche, vers le pied. point central blanc, languettes sur l’épaule et le bas
de la panse, hachures sur le plat de l’embouchure, au
Face A : Deux femmes se tiennent de part et d’autre niveau du bord.
d’un loutérion, vasque pour ablution, au pied duquel
est posée une large hydrie qui a servi à le remplir
d’eau. Ces deux éléments reposent sur une marche
évoquant un espace architecturé intérieur. Il s’agit
alors d’une scène intimiste et peut-être de l’évocation
d’un moment important de la vie de la jeune fille :
la toilette prénuptiale rituelle par les femmes du foyer.
B La jeune fille de gauche, principale protagoniste de la
scène, a posé son vêtement sur le pilier situé derrière
elle. Nue, elle tient d’une main un miroir dans lequel
38 elle contemple ses longs cheveux qu’elle soulève de 39
l’autre main, à la manière d’une Aphrodite anadyomène*.
Face à elle, une autre femme, vêtue d’un péplos* et
parée de bijoux, lui tend un grand coffret décoré, qui
3 – Aryballe globulaire à figures noires
contient peut-être les vêtements qu’elle va revêtir.
Juste au-dessus, comme suspendu, un disque décoré.
Il s’agit là d’une image stéréotypée pour représenter Fin VIe siècle. Corinthe ?
une balle : symbole des jouets de l’enfance que toute Provenance inconnue
fiancée doit, la veille de son mariage, sacrifier à Incisions et rehauts rouges violacés
Artémis, souvent accompagnés d’une mèche de ses H. 5,7 ; D. 5,3
cheveux. C’est à cette dernière offrande que renverrait Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26015
le geste de la jeune fille. L’attitude traduit dès lors une
certaine nostalgie, voire une crainte du changement Bibliographie
d’état annoncé. ROSCHACH, 1892, n°328

Face B : Ici, deux hommes, drapés dans leur himation*, Vase à parfum ou huile parfumée, il peut être utilisé lors
sont debout de part et d’autre d’une borne. Au-dessus de la toilette des futurs mariés. Sur toute la panse se
d’elle, dans le champ, un rectangle, séparé en son développe un cygne marchant à gauche, ailes levées,
milieu sous forme de diptyque, symbolise une fenêtre. des rosaces parsèment l’espace. Le cygne est l’animal
Borne et fenêtre situent la scène à l’intérieur de la totémique d’Aphrodite, déesse de l’amour, qui préside
palestre*, univers masculin par excellence. L’homme de aux mariages. Les pétales des rosaces ainsi que les
gauche tend une bandelette à son compagnon en train détails anatomiques de l’oiseau (yeux, bec et pennes)
de s’habiller. Cette bandelette n’est pas sans évoquer sont incisés à la pointe sèche, des rehauts rouges
la ceinture que la mariée devra dénouer le soir des accentuent la polychromie ; l’anse plate porte un décor
noces. La scène viendrait alors ici compléter celle de zigzag et l’embouchure des palmettes de teinte brune.
de l’autre face. Pour le jeune éphèbe aussi le L’embouchure est étroite et la lèvre légèrement incurvée
mariage est un rite de passage. Il doit se séparer vers l’intérieur, très large, en forme de disque, pour
de sa vie de célibataire. ne pas perdre la moindre goutte du précieux liquide.
La sobriété du décor, l’équilibre de la scène sont
caractéristiques du plain style apulien du début du
IVe siècle avant notre ère. La représentation de la jeune
fille nue rappelle la plastique des statues grecques
contemporaines, d’Aphrodite en particulier : petite tête,
épaules rondes, mouvement rentré des cuisses. Comme
si le peintre avait voulu établir une correspondance entre
la jeune fille et la déesse de la beauté et de l’amour qui
préside au mariage.
le mariage notices

4 – Œnochoé attique à figures rouges 5 – Collier à pendeloques


410-400. Attique. Manière du Peintre
de Meidias
Provenance inconnue
H. 23,6 ; D. 10,2
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26120

Bibliographie
BORDIER, L’art grec, 1993, n°67 p.78

La scène figurée sur la panse de cette fine


œnochoé regroupe une jeune femme assise de
profil vers la droite face à un Éros agenouillé
devant elle et une autre femme assise un peu plus
bas, dos à la première. Le personnage féminin
principal, cheveux ceints d’un cécryphale*, sort
un collier de perles du coffret qu’elle tient dans sa
main. Agenouillé devant elle, Éros lui en présente
un autre tenu de ses deux mains. La jeune femme
de dos s’appuie sur une main pour se tourner vers
les autres personnages et brandit un autre collier
(très effacé) de l’autre main tendue devant elle.
La scène renvoie à une évocation du gynécée.
Éros, dieu de l’amour, représenté en adolescent
ailé, exalte l’amour institutionnalisé dans le cadre
du mariage. La femme doit se parer pour séduire
son époux. Tous les éléments sont réunis pour
créer une atmosphère de séduction dont le but
40 est bien sûr la procréation. 41

Le peintre travaille à la manière du peintre de Meidias,


dans le « style fleuri » caractéristique de la fin du
Ve siècle  : multiplication des lignes de sol,
maniérisme des gestes des mains, étoffes au
plissé fluide qui laisse transparaître les formes
corporelles.

Quatrième quart du IVe siècle. Ce collier reflète la maîtrise de l’art des orfèvres
Grèce ou Italie ? grecs. Six tresses aplaties reliées entre elles
Provenance inconnue, Italie ? composent le ruban. Elles se bloquent à chaque
Ancienne collection Campana, 1863 extrémité sur la partie du fermoir triangulaire,
Or martelé et soudé, filigrane et granulation cerné d’une tresse simple et timbrée d’une fleur
H. 30,5 ; l. 1 ; Poids 22,94 g centrale à plusieurs pétales ponctués d’un petit
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, globule. Une série de pendeloques lancéolées,
inv. BJ516 dont certaines ont disparu, et terminées par deux
globules superposés est accrochée au ruban par
Bibliographie une attache dissimulée sous une rosette.
Trésors antiques, 2005, p. 66-67,
fig 5. 32a et b ; notice p. 140, n° II.104 Comme on le voit très souvent représenté sur
les vases, la femme grecque se pare de bijoux :
boucles et pendants d’oreille, bracelets, anneaux
de bras, colliers, font partie de sa panoplie. La
parure a pour but d’exciter les sens, de susciter le
désir sexuel car l’accouplement est promesse de
perpétuation de la famille. Plusieurs de ces bijoux
sont parvenus jusqu’à nous du fait de leur fréquent
dépôt dans les tombes. Objets de séduction et
de richesse, ils font immanquablement partie de
la parure de la mariée.
le mariage notices

6 – Bracelet ouvert à têtes de bouquetins 7 – Pyxis à fond blanc

470-460. Attique. Peintre de Splanchnopt musique qu’il joue de son aulos. Il est devancé par
Provient d’Érétrie (île d’Eubée, Grèce) une femme, porteuse de torches allumées, qui se
Sur le fond blanc, dessin au contour noir, brun noir retourne dans un geste traduisant l’inquiétude ou
ou clair ; rehauts roses, pourpres, mauves et dorés l’interrogation, il pourrait s’agir de la nympheutria.
H. 7,62 ; D. 11,43 Toutes les femmes sont richement apprêtées.
Londres, British Museum, Department of Greek & Elles portent un himation sur un long chiton, des
Roman Antiquities. Inv. 1894,0719.1 bracelets et boucles d’oreilles ; un bandeau ceint
leurs cheveux. De l’autre côté de l’autel, une autre
42 Bibliographie femme est arrêtée, elle regarde venir le cortège. 43
The Colors of Clays, 2006 ; Elle s’appuie comme la première sur un sceptre
Defining Beauty, 2015 et offre dans l’autre main un objet indéterminé
(grenade ou œuf, symboles de fécondité ?).
IVe siècle. Méditerranée orientale Cet objet de l’univers féminin pourrait être un Une autre porteuse de torche s’avance tout en
Provenance inconnue. Collection de Clerq, cadeau de mariage suggéré par la scène qui se regardant en arrière, dans une attitude similaire
don H. Boisgelin, 1967 déroule sur la panse : celle de l’agôgé, la procession à celle de la précédente. Le dernier personnage
Or coulé et gravé du transfert de la mariée de sa maison à celle de avant la plante est encore une femme, elle avance
D. 7 ; Poids. 35,97 g son nouvel époux. Ce transfert se fait ici à pied. sans se retourner, tenant un pan de son chiton de sa
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, Huit personnages se dirigent vers la droite, passant main gauche, comme dans un geste de révérence.
inv. BJ2240B devant un autel sur lequel brûle encore le feu du
sacrifice. Une fine branche de chèvrefeuille stylisée Les verticales et les obliques des corps comme
Bibliographie joue un rôle de séparateur d’espace. des torches et des sceptres, les mouvements
RIDDER (de),1911, n° 1226 p. 215-216 contrariés des individus rythment la marche et lui
Devant cette branche, une femme, appuyée de sa conférent une dynamique qui allège l’ambiance
Un simple jonc arrondi ouvert terminé par une tête main gauche sur un sceptre, semble faire de l’autre lourde que les détails de la scène évoquent. Les
de capridé à chaque extrémité constitue ce bracelet. main un signe d’adieu au cortège qui s’éloigne. rehauts de couleurs dans les étoffes, les bijoux,
Les têtes stylisées se font face, cornes abaissées Dans ce cas, ce serait la mère de l’épouse. À moins se détachent sur le fond blanc du vase jouant de
le long du jonc, avec retour le long du museau. qu’il ne s’agisse de la nympheutria, femme chargée la polychromie, le peintre développe ainsi une
Dans l’intervalle des deux cornes se trouvait d’assister la mariée tout au long des cérémonies atmosphère contribuant à suggérer la fête. Quatre
un chaton, dont la pierre a aujourd’hui disparu. et qui l’encourage. La mariée lui tourne le dos. anneaux en bobine ornent le couvercle, trois,
Le bracelet, souvent multiple, fait partie de la parure Voilée, vêtue d’un long chiton* et d’un himation* équidistants, alignés sur la bordure extérieure
de la femme aisée et en particulier de la mariée. qui passe derrière sa tête, parée de bracelets et et un central. Deux moulures et des anneaux
Il entre dans la panoplie de séduction de la jeune fille d’un bandeau, elle semble figée sur place. Un concentriques noirs et rouges animent la surface
comme de l’épouse. homme la précède. Tourné en partie vers elle, il lui du couvercle.
prend le poignet (et non la main) pour la décider à
avancer dans un geste qui paraît plus autoritaire
qu’affectueux. Il y est autorisé, il est l’époux, le
gamos est en court, désormais elle lui appartient.
Dans la main gauche, il tient un bâton noueux,
marqueur de son statut de citoyen. Devant, un
jeune homme vêtu d’un himation, de sandales
et d’un bandeau semble avancer au rythme de la
le mariage notices

8 – Pyxis tripode attique à figures rouges 9 – Amphore attique à figures noires

440-430. Attique. Peintre de Marlay lébès gamikos, pour la seconde : la dot de la marié.
H. 7,62 ; D. 17,5 Tous sont habillés somptueusement et parés de
Londres, British Museum, Department of Greek & bijoux. À l’avant du cortège, près du vantail fermé
Roman Antiquities, inv. 1920, 1221.1 qui peut symboliser la maison de l’époux, un jeune
homme tout aussi paré, vêtu de la chlamide, se
Bibliographie retourne vers le char dans un geste d’impatiente,
Defining Beauty, 2015 tout en invitant, de sa main gauche dirigée vers
44 l’avant, le cortège à le suivre. Ses chaussures 45
Sur la panse de cette boîte à bijoux ou à onguents, lacées sur les mollets et le chapeau dans son dos
le peintre s’est attaché à représenter un moment appartiennent à la tenue vestimentaire d’Hermès,
fondamental du mariage : le transfert de la mariée le dieu des passages, que l’on identifie au caducée 550-540. Attique caraco), pourrait être Ariane.
de son domicile parental à celui de son époux, qu’il tient dans sa main droite. Par sa présence, il Provient de Vulci (Étrurie, Italie). Don Samuel Face B : Lors du transfert de la mariée, les époux
au soir des noces. Le cortège nuptial, l’agôgé, garantit la légalité et la solidité du mariage ainsi Addington, ex collection S. Rogers pouvaient être transportés sur un char tiré par
joyeux et bruyant, accompagne la jeune épouse. placé sous de bons auspices. Incisions, rehauts pourpres et blancs des mules ou des chevaux. C’est ici le cas : un
Ici, la porte symbolise les deux maisons. Par le H. 42,8 ; l. 29 ; P. 28,7 bige, signe de richesse de l’époux, les conduit
vantail entrouvert, une femme, la mère peut- Sur le couvercle plat à bouton central de Londres, British Museum, Department of Greek & vers la droite. Le marié est imberbe, il porte un
être, salue le départ de la fille. Le transfert se fait préhension, un bige au galop, guidé par une Roman Antiquities. Inv. 1868, 0610.2 himation brodé, la mariée a la tête couverte de
en char tiré par un quadrige. La mariée, la tête femme, est poursuivi par un quadrige lancé à toute son voile et porte également un himation. Derrière
couverte du long voile nuptial et le front ceint vitesse, mené par un aurige (cocher). À l’arrière, Bibliographie eux se tient le parochos, le parrain de la mariée,
d’une couronne, est en place tandis que le cocher, dans un arc de cercle qui l’isole de l’ensemble C.V.A. London, British Museum, 1927, fascicule imberbe, vêtu d’un chiton et d’un himation. À
rennes en main, grimpe sur le char. S’agit-il du du décor, une femme assise sur un cheval lui 3, III H. e, Pl. 31, 5 a et b l’arrière plan, près des chevaux marchent trois
marié ? Sa tenue très simple est surprenante. À aussi au galop se tourne vers le bige, avant-bras femmes, enveloppées dans leur chiton et diploidia.
côté de l’attelage et tenant une torche, une femme levés. Les scènes de poursuite ont souvent une Une frise de double-chèvrefeuille délimite la partie Deux d’entre elles tiennent sur leur tête des paniers
semble en conversation avec la mariée, peut- connotation séductrice. supérieure de chaque tableau qui se détache en en forme de corbeille ou de berceau : liknon (van),
être la nympheutria, chargée de la guider tout au Le peintre n’use quasiment pas de rehauts colorés. rouge sur le fond noir du vase. tels que ceux utilisés lors des fêtes dionysiaques,
long des cérémonies du mariage. Derrière le char C’est par le graphisme de son dessin qu’il traduit de Delphes en particulier, ou pour porter les objets
suivent un jeune homme, porteur d’une torche la richesse des vêtements et par le jeu des regards Face A : Représentation du mythe de Thésée du sacrifice. Il sont et contiennent les cadeaux et
allumée, et deux femmes chargées des cadeaux, l’importance du moment. contre le Minotaure. Le combat a lieu au centre de offrandes destinés à la mariée. Celle du milieu
un grand coffret bichrome pour la première, un la scène. Thésée, debout à gauche, est vêtu d’un porte un panier de forme différente ou un grand
court chiton* brodé ceinturé à la taille, coiffé d’un coffre. Devant les chevaux, un homme d’âge
filet. Face à lui, le Minotaure dont il saisit le cou mûr, barbu, vêtu d’un pétase, d’une chlamyde*
pour y plonger son épée. Le monstre s’effondre à dorée et chaussé d’endromides (bottines lacées à
genou ; de sa main gauche, il tente d’empoigner le long rabat), mène le cortège : c’est le proegétès,
héros par la taille tandis que de la droite il brandit chef de file de la procession. Sa tenue n’est pas
une pierre blanche. Le couple est entouré de sans évoquer celle d’Hermès, dieu du passage,
quatre personnages, trois d’entre eux évoquent les accompagnant les mariés dans leur changement
jeunes athéniens, portant chiton long et himation*, de statut.
que Thésée est venu sauver. La jeune femme face
à Thésée, richement vêtue d’un long chiton brodé
avec diploidion (rabat supérieur du chiton formant
le mariage notices

10 – Lébès gamikos

46 47

460-450. Athènes. Peintre d’Amphitrite centre de toutes les attentions, reçoit dans sa l’accueil de la procession par la mariée ou par la de l’himation et coiffée du sakkos. Elle est debout
Figures rouges, rehauts blancs nouvelle demeure les cadeaux apportés par ses mère du marié. Sous l’anse, à droite, une femme devant une colonne qui marque le changement
H. 56 ; D. 26,2 familiers. Sa chevelure est désormais enveloppée coiffée d’un cécryphale*, exhibe un kalathos* d’espace, peut-être s’agit-il de la nouvelle épouse
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, dans un sakkos, sorte de bonnet, preuve de son (panier à laine) face à une jeune fille, évoquant ainsi accueillant ses proches. Tandis que de l’autre côté
Inv. MNB2108 nouveau statut. La mariée admire le lèbès posé sa situation future. Les cadeaux reçus viennent de la colonne, un personnage féminin identique au
sur les genoux, symbole de ce jour si particulier. en compensation du don fait au mari. précédent part à droite tout en se retournant vers
Bibliographie Le décor du vase et la scène vécue sont ainsi Ces présents scellent l’alliance des deux familles. la colonne. Cette image symbolise le changement
BORDIER, L’art grec, 1993, mis en abîme. D’autres femmes, jeunes filles ou C’est une manière de reconnaître la légitimité de de statut de la femme par le mariage.
n°67 p. 78 épouses, l’entourent ; elles apportent des coffrets l’union. Ils évoquent les parures et effets que la Toutes sont richement vêtues d’un chiton finement
de toutes tailles, des bandelettes... Face à elle, mariée devra revêtir pour rester séduisante car le plissé, à manches, sous un himation aux bordures
Ce vase de mariage par excellence, comme une jeune fille porte un autre lébès, un coffret but du mariage est avant tout la procréation, la soulignées de brun. Des bandelettes ornent les
l’indique son nom (chaudron de mariage), globulaire et une bandelette, suit une autre femme tenant perpétuation de la famille. L’épouse doit donner chevelures des jeunes filles et des couronnes celles
et aux anses hautes, repose sur un pied conique. Il coffret et bandelette, un jeune homme clôt la naissance à de nouveaux citoyens. des hommes. Les personnages sont de profil ou
était exclusivement offert le jour du mariage. Sur marche ; son bâton signale son appartenance à de trois-quarts, les yeux de profil.
chacune des parties, le décor fait référence à un la classe aristocratique. La femme qui est dans Sur le pied du vase, entre deux femmes, est posé Le peintre a un tracé hâtif qui ne s’attarde pas aux
moment spécifique de la cérémonie : les epaulia le dos de la nouvelle épouse lui tend un coffret un kalathos ; une manière de rappeler que filer la détails mais va à l’essentiel pour suggérer les corps,
dôra, la remise des cadeaux par la famille et les richement décoré. Au centre de l’autre face, une laine et la tisser deviennent désormais les tâches les attitudes. Ce sont surtout ces regards qui sont
proches de la mariée au lendemain du gamos*. Ils femme debout, totalement enveloppée dans primordiales de la nouvelle maîtresse de maison. appuyés et donnent vie à la scène représentée.
sont portés en procession. Assise vers la droite, l’himation* et coiffée du sakkos, accueille deux Derrière la jeune femme de droite, un jeune homme
au centre de la face principale, la jeune épouse, femmes chargées de coffrets. Ce pourrait être converse avec une femme totalement enveloppée
Le sacrifice
Sacrifier pour le plaisir
des dieux et des hommes
Véronique Mehl

48 49
Le sacrifice Le sacrifice en actes

Le sacrifice en actes
Peu de textes grecs décrivent l’intégralité du déroulement du rituel. Seul Homère
en offre une vision complète, reprise par parties le plus souvent, tout au long de l’Antiquité.
Les deux longs poèmes mêlent des éléments fictifs à des pratiques réelles d’époques
différentes. Dans l’Antiquité, les deux œuvres (l’Iliade, l’Odyssée) sont des références
que les Grecs connaissent depuis leur plus jeune âge et qui structurent leur pensée
religieuse et leurs rites. Dans l’Odyssée, le poète évoque un sacrifice accompli dans le
palais du roi Nestor, lorsque ce dernier accueille un hôte de passage, Télémaque, à la
recherche de son père Ulysse. L’espace du rituel n’est pas ici le sanctuaire, il est centré

S
cependant autour de l’autel :

acrifier est une pratique courante dans le monde grec antique, quels que soient « Nestor, le vieux meneur de chevaux, fournit l’or. L’ouvrier en plaqua les cornes de la vache, à
la période, la divinité ou le groupe social concerné. Le rite le plus connu est sans doute petits coups soigneux, pour que ce bel ouvrage trouvât grâce devant les yeux de la déesse. Le divin
la thusia, la mise à mort rituelle d’un animal, partagé entre les dieux et les hommes, Echéphron et Stratios, menant la bête par les cornes, la faisaient avancer. Dans un bassin, Arétos
les immortels et les mortels. À côté du sacrifice sanglant de type alimentaire qui offre
apportait du cellier l’eau lustrale ; son autre main tenait la corbeille des orges. Debout près de la
vache et prêt à la frapper, Thrasymède à l’ardeur batailleuse, tenait une hache affilée, et Perseus
des repas de fête à la communauté existent d’autres formes de sacrifices sanglants, où avait pris le vase pour le sang. Nestor, le vieux meneur de chevaux, répandit l’eau lustrale et les
l’animal est intégralement offert et brûlé en holocauste, ainsi que des sacrifices non- orges, puis il fit à Pallas une longue prière et, comme il prélevait quelques poils de la tête qu’il
sanglants, où sont placés dans le feu de l’autel divers produits (fleurs, gâteaux, fruits, lançait dans le feu, l’assistance en priant jeta les pincées d’orge. Déjà, faisant un pas, le bouillant
plantes, résines (encens), parfums, etc.). Les occasions de sacrifier sont aussi nombreuses Nestoride, Thrasymède a frappé, et la hache a tranché les tendons cervicaux : la bête tombe inerte,
que variées (fête familiale ou civique, bataille, assemblée politique…). Le rite permet de sous les clameurs sacrées des filles et des brus et de la vieille reine, Eurydice, l’aînée des filles de
remercier la divinité, de lui demander des faveurs, de l’interroger, il crée une forme de Clymène. Fils et gendres alors saisissent l’animal, qu’on soulève au-dessus du sol aux larges voies ;
communication que les Grecs espèrent efficace. le meneur des guerriers, Pisistrate, l’égorge : dans le flot du sang noir, l’âme quitte les os. On dépèce
Entrer dans le sacrifice, c’est souvent pénétrer dans un sanctuaire (temenos), à la hâte, en détachant tous les cuisseaux, selon le rite ; sur l’une et l’autre face on les couvre de
espace découpé dans la terre des hommes et consacré à la divinité. De taille variable,
graisse ; on empile dessus d’autres morceaux saignants et pendant que Nestor les brûlant sur les
bûches fait sa libation d’un vin aux sombres feux, la jeunesse tenant les quintuples brochettes,
architecturé ou non, avec parfois des terres attenantes, il accueille des fêtes diverses. entoure le Vieillard. Puis, les cuisses brûlées, on goûte des grillades et, découpant menu le reste
Si le temenos est le lieu privilégié des rites des Grecs, seule la présence d’un autel est de la bête on la met à rôtir au bout des longues broches que l’on tient à deux mains. » (Homère,
nécessaire. Un préalable est requis, le fidèle doit se présenter pur devant la divinité. Odyssée, III, 435-472, trad. V. Bérard, CUF légèrement modifiée).
50 Des vasques disposées aux entrées permettent aux fidèles, par contact avec cette eau 51
lustrale, de se purifier. Le sacrifiant se rend seul ou en compagnie restreinte pour offrir un Homère privilégie certains sens, en mettant en avant quelques éléments : la
animal, mais plus fréquemment c’est une procession qui marque le premier temps de la couleur (du vin, du sang, du métal des objets ou plaqué sur les cornes de l’animal…),
fête, particulièrement dans un cadre civique et/ou public. Ce cortège peut parcourir un les sons (la prière du roi, la clameur des femmes, le crépitement du feu). Le toucher
trajet plus ou moins important, au travers de la ville ou de la campagne, accompagnant transparaît dans la manipulation des objets du rituel et le contact avec l’animal sacrifié,
animaux et offrandes vers la divinité, dévoilant la richesse des sacrifiants et leur cohésion le goût dans la consommation des viandes rôties et partagées. L’odeur est suggérée par
sociale. Publicité et piété sont ainsi étroitement mêlées. Hommes, femmes, enfants, les produits au contact du feu.
essentiellement des individus libres et des citoyens se réunissent, en présence ou non
Entrer dans la fête
d’un prêtre ou d’une prêtresse, serviteur du dieu recevant le culte. Statuettes, vases,
Aux époques historiques, quand les fidèles arrivent dans le sanctuaire, leur
reliefs sont des témoins privilégiés de cette activité rituelle régulière des Grecs. regard est attiré par l’architecture colorée, les offrandes, les statues, l’autel où crépite
Le sacrifice sanglant est pour les Anciens une façon de penser l’organisation du un feu. La beauté du lieu donne une première impression du divin. Plusieurs textes
monde, le kosmos. Depuis le mythe de Prométhée, hommes (les mortels) et dieux (les témoignent de l’étonnement ou de l’éblouissement ressenti à la découverte du lieu.
immortels) sont séparés. La mise à mort rituelle d’un ou plusieurs animaux permet de Ainsi, dans un mime d’Hérondas au IIe siècle avant notre ère (« les femmes au temple
retrouver momentanément une forme de proximité exprimée dans le sacrifice. Ils sont d’Asclépios pour l’ex-voto et le sacrifice »), deux femmes, Cynno et Cocalé viennent offrir
choisis en tenant compte de leur espèce (ovins, bovins, caprins, porcins…), leur sexe, un coq à la divinité. L’offrande pourrait paraître de peu de prix mais elle est faite selon
leur couleur, leur âge, leur taille, etc. Si les formes varient d’une fête à l’autre, un schéma leurs moyens. Coccalé ne sait où poser les yeux ; les statues lui semblant vivantes, tant
commun se dégage pourtant, construit en trois séquences : les gestes précédant la mise elles sont réussies, elle a même envie de les toucher. L’efficacité de la divinité se lit dans
à mort, ceux autour de la mort et ceux lui succédant. Ces temps nettement marqués les offrandes exposées. D’autres éléments attirent les regards, des objets métalliques
dans les sources sont une mise en scène de la beauté, créant des ambiances sensorielles suspendus à des clous sur des murs, posés sur des étagères, offrant un éclat lumineux
immédiatement reconnaissables, invitant les divinités au sacrifice, les rendant présentes et sonore ou encore de grandes stèles de pierre dont le décor gravé rappelle le rite du
et offrant aux hommes un mode de communication spécifique. jour (cat. 19). Tout témoigne d’une continuité dans le rituel : des sacrifices ont déjà eu
lieu, d’autres sont en cours, d’autres enfin se tiendront de fête en fête. La stèle exprime
l’espace et le temps : elle offre par son encadrement des allusions à l’architecture réelle
du temple (colonnes, architrave…) et, par les personnages représentés, elle perpétue
l’offrande éphémère effectuée. Elle continue à honorer la divinité, alors que l’animal a été
mis à mort et partagé depuis longtemps. De la même façon qu’un relief peut pérenniser
un rite, l’offrande d’une statuette de terre cuite, de métal, de pierre ou de marbre peut
remplacer ou immortaliser celle d’un animal dans le sanctuaire (cat. 18).
L’image codifiée est facile à lire par les fidèles. Ainsi sur le relief du Louvre
(cat. 19), daté du milieu du IVe siècle avant notre ère, à droite est représentée une
déesse (sans doute Aphrodite) reconnaissable à sa grande taille et aux objets qu’elle
tient (sceptre et phiale* à omphalos*). Un autel la sépare des sacrifiants venus lui offrir
Le sacrifice Le sacrifice en actes

une chèvre, tout en établissant la possible communication. La phiale que la déesse des musiciens. Le sacrifice se voit et s’entend. Tenues de fêtes chatoyantes, beauté de
tend au-dessus de l’autel crée un lien avec les hommes en face d’elle, tandis qu’un petit la statue de la divinité, dignité des gestes accomplis, tout concourt à créer une image
serviteur s’est déjà approché, portant un panier (kanoun*) contenant des offrandes. qui soit l’écho d’un temps solennel et festif.
Viennent enfin les sacrifiants, des hommes drapés dignement dans leur manteau. En
tête du cortège, deux sont plus grands, indiquant sans doute leur fonction (des prêtres
ou des magistrats). L’image que les fidèles ont voulu immortaliser dans le marbre est
celle de la solennité et du calme.
De telles scènes sont particulièrement nombreuses sur les vases décorés d’époques
archaïque et classique. La procession est le temps le plus fréquemment représenté
par les peintres. La divinité peut être présente, directement ou sous forme de statue,
accueillant les sacrifiants et les animaux. Sur une amphore à figures noires du Musée
de Berlin, de la deuxième moitié du VIe siècle avant notre ère (fig. 5), la procession est
digne, colorée et belle à voir. La déesse, Athéna Promachos (« Qui mène au combat »),
ou plutôt sa statue de grande taille, se trouve à droite, derrière l’autel maçonné. Face
à elle, une femme tend des rameaux végétaux au-dessus de l’autel et un bovin, tenu
par une corde, est accompagné par trois hommes. Sur l’autre côté du vase, le peintre
a représenté deux joueurs d’aulos et deux citharistes, renvoyant peut-être au rite en
cours, pour signaler l’importance de l’ambiance sonore qui accompagne la procession.
L’artiste a joué avec la couleur : du noir, du rouge, du blanc, portant son attention sur le
bouclier de la déesse, le pelage de l’animal, les vêtements de ceux qui processionnent et

Fig. 6 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)

52 Cette belle organisation se retrouve sur un cratère à figures rouges du musée 53


de Ferrare des années 440-430 avant notre ère (fig. 6) où le dieu, Apollon Pythien,
assis dans son temple encadré par des trépieds, l’omphalos et un autel, regarde une
procession marcher vers lui. Un homme barbu, tenant un bâton, peut-être un prêtre,
est tourné vers les fidèles qui s’avancent. Arrive une jeune femme au lourd manteau de
laine brodé, maintenant en équilibre un panier métallique (kanoun*) sur sa tête. Un jeune
homme couronné est tourné vers l’arrière. Un grand brûle-parfum sur pied, au couvercle
percé de petits trous pour laisser s’échapper les vapeurs parfumées, scande la marche,
construisant un volume odorant dans lequel le rite se déploie. Pour les Anciens, toute
divinité sent naturellement bon, la fête qui lui est offerte recrée donc artificiellement cette
senteur. Parfums à brûler (thumiamata), fleurs en jonchées, en colliers ou en guirlandes,
font partie intégrante de la procession pour créer une senteur plaisante et construire
le temps de la fête. À l’arrière, suivent un jeune homme couronné, puis un autre tenant
une phiale metallique pour des libations à venir. Trois autres enfin conduisent deux
bovins entravés d’une corde. Les cornes des animaux sont décorées de bandelettes
de tissus colorés. Les repères spatiaux ne permettent pas de trancher, le sacrifice
peut se dérouler à Delphes ou à Athènes, l’important n’est sans doute pas le lieu réel
mais la divinité. Vêtements de fête, particulièrement celui de la porteuse de kanoun (la
canéphore), parures des animaux, objets métalliques (coupe, trépieds…), senteurs du
brûle-parfum, autant d’artifices visuels ou olfactifs, souvent précieux qui construisent
un espace et un temps découpés, à part dans la vie des hommes. Si l’on regarde plus
globalement la construction du vase, à la frise déployant une procession vers Apollon,
paisible et solennelle, répond sur la partie inférieure une scène dionysiaque où dansent
ménades et satyres. La fête n’est jamais figée, elle est toujours multiforme.
Enfin, arrivée près de l’autel, la procession se réorganise, les offrandes sont
déposées, l’animal est dépouillé de ses éventuelles parures (bandelettes de tissus,
ceinture de feuillage), la mise à mort peut avoir lieu. De nouvelles lustrations sont
prévues, mentionnées dans les sources par le biais d’une cuvette pour contenir de l’eau,
la khernips. Elle est souvent associée au kanoun, le panier qui contient des céréales. Des
gouttelettes d’eau et des graines sont lancées sur les participants, comme cela est décrit
dans l’Odyssée. Ce contact physique, qui relève en partie des purifications, dit aussi
l’appartenance au rituel. Quand le kanoun et la khernips sont au plus près de l’autel, la
mise à mort est annoncée.
Fig. 5 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)
Le sacrifice Le sacrifice en actes

Un sacrifice en L’encens
musique à Delphes Adeline Grand-Clément

en 128 avant
En Grèce – comme du reste en Mésopotamie, en Égypte ou à Rome – l’encens constituait un
ingrédient important du rituel, en combinaison avec d’autres éléments visuels, olfactifs et sonores.
L’un des gestes de dévotion les plus fréquents consistait à faire brûler, directement sur l’autel ou dans

notre ère
un encensoir alimenté par des braises, des grains ou boules d’encens en guise d’offrande aux dieux.
Les volutes odorantes montant vers le ciel matérialisaient le lien entre les hommes et les puissances
immortelles, contribuant à définir l’espace et le moment du rite. L’encens est ainsi utilisé pour le
mariage, le banquet, lors des sacrifices ou des funérailles, mais aussi sans doute quotidiennement,
pour accompagner les prières au sein de la maison.
Mais qu’entend-t-on exactement par « encens » ? Le terme vient du latin incendere, qui
Sylvain Perrot
signifie « brûler », rappelant ainsi que le critère principal d’identification d’un encens était son
mode d’utilisation – et non sa nature. Les Grecs, eux, employaient le terme générique thumiama,
qui renvoyait, de par son étymologie, au fait de brûler et de sacrifier (thuein, verbe qui a donné le
Lorsqu’un événement météorologique particulier était visible depuis le mont Parnès (Attique), mot pour « sacrifice », thusia). Il pouvait s’agir du prestigieux oliban, résine extraite de l’arbre de
les Athéniens avaient pour habitude de se rendre en pèlerinage à Delphes. Cette procession, la la famille des Boswellia, qui donne ces petits cailloux blonds, translucides, surnommé aujourd’hui
« Pythaïde », réunit notamment les délégués officiels d’Athènes, les théores, et un certain nombre les « larmes de Somalie ». La région de production se situe vers l’Oman actuel – les textes antiques
de musiciens préposés au culte, « l’aulète du dieu » notamment. Nous connaissons bien quatre parlent de l’Arabie heureuse. Les Grecs nommaient cet encens rare et précieux libanôtos, et c’est la
Pythaïdes qui ont eu lieu dans la seconde moitié du IIe siècle avant notre ère. Pour celle qu’a conduite poétesse de Lesbos, Sappho, qui, vers 600, emploie pour la première fois le mot. Pindare, un siècle
l’archonte Dionysios en 128, nous disposons d’une liste presque exhaustive des participants, ainsi plus tard, évoque les « larmes blondes de l’encens pâle » que les prêtresses d’Aphrodite versent
que de deux partitions (des compositeurs Athènaios et Limènio) qui y furent interprétées par un sur son autel, dans le sanctuaire de Corinthe – une belle image poétique qui rappelle que la résine
grand nombre de musiciens (aulètes, citharistes et chanteurs). Ils appartenaient tous à une puissante était récoltée après incision de l’arbre, comme si on le faisait pleurer.
corporation d’artistes qu’on appelle les technites dionysiaques d’Attique. Ces deux textes, avec Mais les Grecs ne brûlaient pas simplement de l’oliban, un produit coûteux d’importation :
54
notation musicale, furent gravés sur le mur sud du Trésor des Athéniens à Delphes, ainsi que toute derrière le terme thumiama se cache plus largement toute une gamme de substances aromatiques 55
une série d’inscriptions relatives à ces Pythaïdes. Lorsque les Athéniens arrivaient aux portes du – résines, gommes et végétaux – destinées à être brûlées. Les dernières analyses archéométriques
sanctuaire, ils allaient en procession jusqu’à l’autel d’Apollon, à l’est du temple, pour y pratiquer entreprises sur les résidus retrouvés dans divers contenants et brûle-parfums antiques ont révélé la
un grand sacrifice. Les partitions conservées n’étaient pas interprétées dans le sacrifice lui-même. rareté de l’oliban et la prédominance de variétés botaniques endémiques dans le monde méditerranéen,
D’après les inscriptions, l’hymne d’Athénaios était un péan, probablement suivi d’un hyporchème ; comme le pistachier lentisque (qui produit le mastic) ou le genévrier. On s’est également aperçu
quant à l’hymne de Liménios, c’était aussi un péan* qui se terminait par un prosodion, le chant de que l’on ne brûlait pas seulement des matériaux bruts, mais des composés. Les différentes recettes
procession. Ils devaient donc précéder le sacrifice, pour s’attirer les faveurs d’Apollon Pythien. Dans antiques qui nous sont parvenues dans la documentation écrite (d’époque hellénistique ou romaine)
la deuxième strophe du péan d’Athènaios, le sacrifice est décrit en ces termes : « pendant que vers attestent que l’on n’hésitait pas à mélanger une grande variété d’ingrédients organiques et minéraux
l’Olympe s’élève la vapeur d’Arabie, le clair lotus grondant fait entendre son chant aux mélodies pour moduler l’odeur produite, mais aussi agir sur le plan thérapeutique. La composition plus ou
changeantes, et la cithare d’or, de sa douce voix, répond à la mélodie des hymnes ». Lôtos est un moins complexe de ces substances aromatiques faisait également varier l’épaisseur ou la couleur de
synonyme d’aulos, qui caractérise le matériau de l’instrument, un bois endémique de l’Afrique du la fumée, le temps de combustion, la couleur de la flamme, ou le crépitement des grains d’encens
Nord antique. Cette description de sacrifice s’inscrit dans une longue tradition. Sur plusieurs vases, sur la braise.
on voit en effet le sacrifice d’un ovin ou d’un bovin accompagné d’un aulète. Aristophane s’est L’encens était un outil efficace de communication entre les hommes et les puissances
même moqué de l’aulète Charis, auquel il reprochait de s’être spécialisé dans l’accompagnement divines parce que ses volutes odorantes établissaient un lien entre le visible et l’invisible. Il se
des sacrifices afin de pouvoir manger discrètement aux frais de la cité. La musique d’abord aide à trouvait investi de différentes fonctions qui se combinaient lors des rituels : purifier et former un
s’attacher la bienveillance des dieux en leur procurant un plaisir esthétique et en attestant la piété, écran protecteur ; attirer l’attention des dieux ; adresser un message, porter une prière ; réjouir
l’eusebeia, des hommes. Mais elle est aussi le moyen de favoriser l’euphèmia, le silence rituel qui et apaiser les dieux, voire les nourrir. La matière odorante volatile disait aussi quelque chose de la
doit accompagner le sacrifice. C’était donc un moyen d’attirer l’oreille des dieux : une anecdote veut nature des Immortels, puisque ces derniers étaient censés dégager une bonne odeur irrésistible,
qu’Isménias de Thèbes, grand aulète ayant la faveur d’Alexandre qui par ailleurs accompagna un qui traduisait l’incorruptibilité de leur être. Les substances aromatiques brûlées pouvaient donc
sacrifice à Delphes à la demande du souverain, ait joué pour un sacrifice qui s’est révélé défavorable être choisies en fonction de l’identité de la divinité concernée.
; un autre aulète joua et cette fois le sacrifice fut favorable. Le rival d’Isménias se vanta donc d’être Mais quel effet l’encens exerçait-il sur le corps des fidèles ? L’odeur agissait au plus profond
meilleur que lui, mais Isménias lui répondit que les dieux avaient accepté le sacrifice car la musique d’eux-mêmes. Elle leur permettait de sentir les dieux, leur présence et d’éprouver ainsi une forme
était trop insupportable, alors qu’ils ne se lassaient pas de celle d’Isménias... d’ « enthousiasme » au sens littéral du terme (à savoir la pénétration du divin, theos, à l’intérieur
de soi, en-). Du point de vue physiologique, le mécanisme de perception de l’odeur, qui s’introduit
à l’intérieur du corps, exerce un impact décisif sur le cerveau, activant les zones profondes de la
mémoire et des émotions. L’odeur de l’encens agissait sur les affects et contribuait sans nul doute
à procurer au fidèle une expérience “hors norme”. C’est ce que souligne la prière adressée par
Sappho à Aphrodite, lorsqu’elle invite la déesse à venir habiter son sanctuaire de Lesbos : « Depuis
la Crète viens ici, à moi, vers ce saint temple ; un bois de pommiers plein de grâce et des autels
enfumés des vapeurs de l’encens (thumiamenoi libanôtôi) ; et ici l’eau fraîche bruit à travers les
branches des pommiers, et tout le lieu est ombragé de roses, et depuis les feuilles agitées coule un
sommeil profond. Et il y a un pré où paissent les chevaux, tout fleuri des fleurs de printemps, et les
brises respirent le miel… Oui, viens ici, ô Kypris [=Aphrodite], prends et verse dans une coupe d’or
le nectar infusé de joie… » (Sappho, Fragment 2). La mention de l’encens participe à évoquer une
atmosphère de plénitude polysensorielle, qui définit le sanctuaire d’Aphrodite (déesse qui préside à
l’union sexuelle et à l’univers de la séduction) comme un lieu utopique et harmonieux, où les plaisirs
des sens se trouvent comblés.
Le sacrifice Le sacrifice en actes

Les offrandes
Au plus près de l’autel
Peu présente en image, la mort est donnée par égorgement, parfois après
étourdissement de l’animal quand il est de grande taille. La scène qui orne le centre de
la coupe attique à figures rouges du Louvre est donc rare (cat. 17) ; pourtant, elle est

à Déméter
essentielle puisqu’elle représente la mise à mort de l’animal et annonce la consécration
définitive et les partages ultérieurs. À droite, un autel porte des marques de sang,
indiquant son usage régulier. La croûte rouge assombrie du sang séché qui s’est formée
est gage de l’efficacité du rituel. Un jeune homme agenouillé tend un porc encore vivant
vers l’autel, main gauche sous son museau pour le tenir relevé. Derrière lui, un homme
barbu tient un grand couteau (makhaira). Comme sur les vases précédents, les deux Amandine Declercq
hommes sont couronnés de feuillage (dont on ne peut préciser la nature et, partant,
l’odeur qu’il dégage). Ils ne portent pas de tenues de fête ; au contraire, leurs vêtements
simples renvoient aux gestes techniques du rituel. À l’arrière, un palmier suggère la Les Anciens voyaient dans l’étymologie de Déméter ( ) une évolution de « Gê-
végétation du sanctuaire ou, plus probablement, la divinité qui reçoit le sacrifice (Apollon, méter » ( ), la Terre-Mère. Honorée comme la déesse des récoltes et des moissons, elle en
Artémis ?). La mort n’est pas montrée directement, mais plutôt évoquée par quelques représente la dimension fertilisante et nourricière, là où Gaïa (alias Gê) symbolise, entre autres,
éléments visuels, le couteau et le sang séché sur l’autel. l’assise terrestre et l’ancêtre génitrice.
Une fois l’animal égorgé, il faut le dépecer, l’ouvrir, extraire ses entrailles, le Pausanias (I, 37, 2) rapporte le mythe selon lequel la divinité aurait fait don du figuier aux
découper en parts qui seront mises à rôtir, plus rarement à bouillir. Certaines sont mortels, pour remercier le héros Phytalos de son hospitalité ; son tombeau aurait ainsi arboré, selon
réservées aux dieux, en fonction des règles en vigueur dans le sanctuaire. L’hydrie de le périégète, l’inscription suivante : « Le héros Phytalos reçut jadis ici sous son toit la vénérable
la Villa Giulia (cat. 21) offre actuellement la scène la plus complète portée sur un vase. Déméter ; la déesse fit alors connaître pour la première fois le fruit divin connu par les mortels
Elle contracte en une seule image des temps différents du rituel. La courte procession, sous le nom de figue ». Le figuier, symbole de progrès de l’humanité, était un arbre sacré pour les
qui semble centrale, est encadrée par des gestes qu’elle précède habituellement. Au Athéniens – outre Déméter, il était également voué à Zeus et à Dionysos. Selon Magnos, l’un des
son de l’aulos et d’une prière énoncée, le cortège arrive vers l’autel, déjà investi par banqueteurs d’Athénée (74d), « c’est la figue qui a introduit parmi les hommes une manière de vivre
des rôtisseurs présentant l’extrémité des broches chargées de viande à la chaleur des moins grossière », et c’est également « le premier des aliments » que l’humanité se serait procuré
flammes. Leur corps est en retrait pour se protéger du feu, ce qui rappelle la chaleur par la culture. C’est encore un « collier de figues sèches » que porte fièrement, chez Aristophane
liée au temps du sacrifice. Simultanément, plusieurs groupes d’hommes s’activent : les (Lysistrata, 641-647), la fillette devenue « grande et belle » canéphore.
uns autour de la carcasse d’une chèvre, les autres autour de celle d’un porc. Déjà des Outre la figue, on offrait à Déméter tous les produits de la terre, à l’exception de la grenade,
parts de viandes sont découpées, suspendues dans le feuillage qui envahit l’espace, qui symbolisait la captivité de sa fille, Perséphone, dans le royaume d’Hadès. À Mykalessos, en
posées sur une table, enfilées sur des broches, en train de rôtir ou de cuire dans un grand Béotie, on apportait notamment « aux pieds de la déesse toutes sortes de fruits qui se cueillent en
chaudron. Différents moments de la fête se télescopent en une seule scène, encadrée automne » ; ces fruits, selon Pausanias (IX, 19, 5), se conservaient toute l’année, « aussi frais que
56 de végétation, de vigne et de lierre mêlés. Tous les éléments d’un sacrifice, ou presque, 57
s’ils venaient d’être cueillis ». Comme les autres offrandes, ils pouvaient être présentés à la divinité
sont présents, dans une construction élaborée de l’espace et du temps. Pourtant, dans ce dans des kérnê ( ), plats divisés en compartiments. Des grains d’orge – ou, plus largement,
foisonnement de gestes, d’objets, d’animaux, d’hommes, il est difficile de dire la divinité de céréales – étaient également consumés sur l’autel, selon ce qu’atteste, entre autres, la loi du
concernée ou la fête en cours. Un décor peint sur un vase ne livre pas une image fidèle sanctuaire de Despoina (fille de Déméter), à Lycosoura (IG V, 2, 514) : « Ceux qui offriront des
de la réalité, l’hydrie Ricci en est un bon témoin. sacrifices devront user à cet effet d’olivier, de myrte, de rayon de miel, d’orge mondé, de statues,
de pavots blancs, de lampes, de parfums à brûler, de myrrhe, d’aromates ».
Gâteaux et pâtisseries figurent également parmi les offrandes couramment attestées en
contexte rituel ; on en trouve par exemple, avec des figues, sur l’autel de l’Ion d’Euripide (677), et
Mnésiloque en consacre un à Déméter et Perséphone dans les Thesmophories d’Aristophane (284-
287) : « Thratta, dépose la corbeille, tires-en le gâteau, afin que je le prenne pour sacrifier aux deux
Déesses. Souveraine vénérée, Déméter chérie, et toi, Perséphone, fais que, maintes fois, je t’offre
maints sacrifices [...] ». Athénée (XIV, 23/79) attribue quant à lui à Homère l’usage du verbe « thuô »
( ) pour désigner la coutume de brûler, après le repas, des gâteaux et de l’encens en faveur des
dieux.
Leurs noms – popana ( ), pémmata ( ), etc. – sont aussi divers que leurs
formes : ronds, lunes, autels, mamelles… Certains, semi-liquides, pouvaient êtres offerts en libation.
Pour ce qui est de leurs saveurs, ces douceurs semblent le plus souvent faites de farine, de miel, de
graines de pavot ou de sésame. Le même Mnésiloque, dans la pièce d’Aristophane (570), évoque
plus loin un « gâteau de sésame » ; Pausanias (I, 38, 6) précise quant à lui au sujet de la plaine de
Rarion, à Eleusis – la première qui, selon la tradition, aurait été ensemencée puis porté les fruits de
Déméter – que « c’est un rite établi d’y prendre des grains d’orge et d’en faire les gâteaux ( )
pour les sacrifices ». Un long passage des Déipnosophistes (640a sq.) est dédié aux pâtisseries ou
placoûntes, parmi lesquels les convives du banquet citent les coccores – qu’auraient mentionnés
Démosthène –, faits d’une figue sèche et de trois noix ; les enchytoi, cités par Ménandre, gâteaux
plats moulés ; le creioon, fouace cuite sur la braise, qu’on mangeait avec du miel ; les egkrides,
« petites pâtisseries qu’on faisait cuire dans l’huile, puis frottées de miel », etc.
Les chants, enfin, faisaient partie intégrante des offrandes et des manifestations de piété
destinées à la divinité ; dans son traité Sur les péans, Sêmos de Délos (apud Athénée, 618d-e) aurait
ainsi rapporté que les Anciens « désignaient parmi les dons à Déméter non seulement les fruits,
mais également les hymnes chantés en l’honneur de la déesse, ouloi ou iouloi ».
Le sacrifice Le sacrifice en actes

Les types
La commensalité autour des viandes
La cuisson des viandes est associée à d’autres gestes rituels : la libation, la
prière souvent suggérée en image par une main levée, le dépôt d’offrandes, l’osphus*
placé dans le feu. Le cercle resserré autour de l’autel est honorifique ; le fait de goûter

de sacrifices
directement aux splanchna (les entrailles) immédiatement rôties et dégustées toutes
chaudes encore marque une plus grande proximité avec le divin. Les autres viandes sont
cuites immédiatement ou emportées crues, pour une cuisson ultérieure. Elles sont le plus
souvent rôties, mais aussi bouillies, offrant des senteurs que tous savent reconnaître.
Elles sont l’objet d’un banquet à suivre, pris dans le sanctuaire ou à l’écart, ou encore
Amandine Declercq consommées à la maison. Elles sont toujours issues de plusieurs partages, qui, selon
le mythe, auraient été institués par Prométhée. Le premier se fait avec la divinité dont
la part est variable. Les textes mentionnent les meria, les os longs placés dans le feu
Tous les sacrifices n’étaient pas sanglants, et les offrandes constituaient par elles-mêmes, recouverts de graisse. En image, leur part se voit par l’osphus, l’extrémité de la colonne
en substance, une immolation aux divinités, dès lors que les mortels faisaient don, en termes de vertébrale déposée directement dans les flammes. Elle se rétracte, craque, émet un
reconnaissance comme en gage des faveurs et de la prospérité à venir, d’une part des bienfaits que bruit et une odeur caractéristiques de sang et de graisse mêlés, des senteurs typiques
les immortels leur octroyaient. du sacrifice.
Les sacrifices sanglants constituaient d’ailleurs les principales occasions de consommation Partages et commensalité apparaissent aussi au travers des libations. Évoquées
de viande – partagée au sein de la communauté –, qui était loin de composer l’essentiel du régime en image par une amphore contenant le vin, une cruche (une œnochoé*) ou encore une
alimentaire de la plupart des anciens Grecs. Le « poseur » ( ) affichant crânement à coupe (une kylix* ou une phiale), elles sont généralement constituées de vin coupé
l’entrée de sa demeure, dans les Caractères de Théophraste (21, 7), un bucrane orné de bandelettes d’eau et agrémenté d’épices, offert à la divinité, répandu sur le sol ou l’autel, consommé
– témoignant du sacrifice d’un bœuf – illustre bien qu’il s’agissait d’un acte suffisamment rare et entre les participants. Le geste crée une forme de communauté par le liquide partagé.
coûteux, de la part d’un particulier, pour être digne de fierté. Sur l’hydrie de la Villa Giulia (cat. 21), les libations sont sous-entendues par le puisage
On attribuait en outre à certains hommes pieux des premiers âges – et aux pythagoriciens, du vin dans l’amphore et la coupe tenue par l’homme à proximité de l’autel qui, main
entre autres – le refus de la pratique de l’immolation et l’usage exclusif d’offrandes végétales ; ainsi levée, effectue en même temps une prière. Parfois, selon les codes iconographiques, le
l’Athénien des Lois de Platon (782c-d), au sujet du culte des dieux : « on leur offrait des gâteaux, des peintre ajoute un trait de rehaut de couleur (rouge ou noir) pour signifier l’écoulement
fruits enduits de miel et d’autres dons purs de sang ; on s’abstenait de chair, parce qu’on regardait du vin ; dans les textes, en particulier chez Homère, les auteurs disent la couleur du vin
comme une impiété d’en manger et de souiller de sang les autels des dieux ». versé et ses sombres ou flamboyants reflets.
L’usage varie, de fait, selon les cités et les époques. Le sacrifice de victimes animales, Sur le cratère attique à figures rouges du Peintre de Pothos, des années 420
notamment de porcelets, est bien attesté dans le culte de Déméter au Ve siècle. Le Mégarien des (cat. 20), la scène est centrée sur un autel porteur de marques de sang, où sont visibles
Acharniens (747), chez Aristophane, déguise par exemple ses filles en « porcelettes », poussé par la du bois et des flammes. À l’arrière, un laurier fait allusion à la végétation du sanctuaire
58 et à la divinité. Juste à droite, un jeune homme verse du vin dans les flammes, avec 59
disette, pour tâcher de les vendre, en leur recommandant de faire « coï-coï », « comme les cochons
dans les Mystères » d’Eleusis ; dans la Paix (374-375), Trygée souhaite également emprunter trois une oenochoé, tandis qu’il tient de l’autre main un panier plat d’où émergent de petites
drachmes à Hermès pour acheter un cochon de lait et se faire initier. L’immolation de bovins ou rameaux. Face à lui, un homme plus âgé, barbu, tend une masse molle vers l’autel,
d’ovins est aussi documentée pour Déméter et Koré Perséphone (ThesCRA I, p. 79). peut-être un gâteau. Derrière, un jeune homme tient une longue broche dont il présente
La description détaillée d’un sanctuaire consacré à Déméter, cependant, celle de Pausanias l’extrémité au-dessus des flammes. Là encore, tous les hommes sont couronnés, indiquant
(VIII, 42, 11-12) pour le site de Phigalie, dans le Péloponnèse, indique qu’à l’époque de l’auteur (IIe le temps spécifique de la fête et la nature du feuillage choisi (du laurier) signale la divinité
siècle de notre ère), une tradition établie de longue date voulait qu’on ne versât pas de sang en la concernée. À l’extrême droite, un peu en retrait, comme s’il observait la scène, un jeune
faveur de la déesse : homme également couronné tenant une grande branche de laurier, peut être identifié
« C’est surtout pour cette Déméter que je suis venu à Phigalie. Conformément à la coutume du à Apollon. Comme lors des scènes de procession, point de brouhaha ou d’agitation
pays, je n’ai immolé à la déesse aucune victime. Les produits des arbres cultivés (en particulier les autour de l’autel, au contraire : l’impression que veut donner le peintre est celle d’une
fruits de la vigne), des rayons de miel et des laines qui n’ont pas encore été traitées, mais restent atmosphère empreinte de calme, sérénité et éclat. Tant sur les images que dans les textes,
imprégnées de suint, voilà les offrandes qu’on pose sur l’autel construit devant la caverne, avant de le sacrifice est présenté par les Grecs comme un moment paisible que tous connaissent
les arroser d’huile. Tels sont les usages établis tant pour les simples particuliers que, chaque année, et reconnaissent facilement, sans que les peintres et les auteurs aient besoin de donner
pour la communauté des Phigaliens en matière de sacrifices. Ils ont une prêtresse pour accomplir beaucoup de détails. Chacun a fait un jour l’expérience, par son corps, de la profusion
les rites [...]. Un bois sacré de chênes entoure la caverne et de l’eau froide jaillit du sol. » sensorielle qui en émane.
Hésiode et, plus tard, Pausanias attestent tous deux de l’importance des libations. Les
liquides répandus comme offrandes aux divinités sont, le plus souvent, du vin, des huiles vierges Le sacrifice, un foisonnement
de sensations
ou aromatiques, des liquides miellés, voire de l’eau pure. L’Hymne homérique à Déméter (208-209)
mentionne également un breuvage – demandé par la déesse elle-même, déguisée en mortelle – à
base d’eau, de farine et de « tendre pouliot » (variété de menthe), dont une partie lui est offerte
en libation. Le pelanos ( ), gâteau miellé à la consistance soit solide, soit semi-liquide, est Un espace animé
encore attesté en ce sens. L’espace dans lequel se déroule le sacrifice est rarement décrit dans les sources,
Si le vin est omniprésent parmi les sources (« Attends donc que je t’apporte du vin plus doux sans doute parce que les Grecs, du moins pour les périodes les plus anciennes, portent
que le miel, pour que tu fasses des libations à tous les dieux », Iliade, VI, 258-260), l’huile comptait, peu d’attention aux paysages. Ces lieux étant connus de tous, images et textes n’ont
parmi ses nombreuses propriétés, celle d’aviver la flamme des foyers sur lesquels elle était versée, pas besoin de s’y attarder pour situer le rituel. Chacun sait que le sacrifice se déroule à
où la viande était cuite et les offrandes consumées. Ces huiles pouvaient être parfumées : l’odeur l’extérieur, le plus souvent devant le temple. Le peintre ou le sculpteur se contente d’un
qui en émanait participait alors, comme la fumée des encens (voir encart «L’encens », p. ?), de la détail pour indiquer le tout : un arbre (cratère du Louvre, cat. 20), du feuillage (hydrie
châris partagée avec les dieux ; elle rappelait en outre leur odeur divine, servait à les invoquer, à Ricci, cat. 21), une colonne (cratère de Ferrare, fig. 6), une vasque, etc. Par contre,
s’en rapprocher, à les honorer, mais aussi, plus prosaïquement, à transcender l’odeur du sang des un soin particulier est apporté à la représentation de l’autel (à volutes, rond, maçonné,
victimes animales. de pierres…) ; du bois, des flammes et de la fumée peuvent apparaître à son sommet.
Toutes les huiles parfumées n’étaient pas versées en libation : certaines comptaient parmi Il est toujours montré actif, car il est le lieu de la communication entre les humains et
les offrandes déposées dans les sanctuaires, d’autres servaient à l’entretien des statues de culte, leurs dieux. Il stimule tous les sens, ceux des hommes et ceux des divinités. À lui seul, il
etc. L’Hymne homérique à Aphrodite (58-63) dépeint par exemple les Charites (Grâces) baignant
et parfumant la déesse d’une « huile ambroisienne » destinée aux « dieux immortels », composée
pour elle dans son « temple odorant de Paphos », à Chypre.
Le sacrifice Le sacrifice, un foisonnement de sensations

inscrit la scène à l’extérieur, par la fumée qui s’en élève et les fidèles assemblés autour doute moins paisible et ordonnée que les sources le laissent supposer. Une atmosphère
ou convergeant vers lui (même si on connaît quelques autels à l’intérieur des temples). multisensorielle, naturelle et artificielle à la fois, est ainsi construite.
Sur les vases ou sur les reliefs, il est d’ailleurs souvent le point vers lequel le regard est
attiré. Dans la réalité du rite, il est aussi le centre des attentions. Il est régulièrement Un temps de sensations bigarrées
entretenu, nettoyé et paré, alimenté en bois et allumé, autant de gestes qui permettent Les sacrifiants et les desservants du culte évoluent dans un environnement
de l’approcher au plus près. sonore, visuel, tactile, gustatif et olfactif ; l’expérience se vit individuellement et de façon
Le peintre de l’hydrie de la Villa Giulia a mis un soin particulier dans la description communautaire, elle inscrit en chacun une mémoire collective. Participer à une fête, c’est
des repères spatiaux : des éléments mobiles comme la table, le chaudron ou les pierres certes pratiquer des gestes rituels selon les normes de la cité mais c’est aussi la percevoir
sur le sol, ou fixes comme l’autel. La scène est encadrée, presque envahie, par de la par son propre corps. Malheureusement cet aspect n’est que rarement esquissé dans
vigne et du lierre dont le feuillage et les grappes de raisin descendent jusqu’aux objets nos sources. Exposer l’expérience de soi n’est pas une priorité pour les Anciens. Une
et aux personnages. La végétation touffue peut indiquer la divinité (Dionysos auquel les profusion de sensations physiques induit pourtant des émotions, même si celles-ci sont
deux plantes sont associées), le lieu (un sanctuaire dionysiaque) ou tout simplement le rarement décrites, mis à part dans les romans. Les textes évoquent parfois le sebas et
caractère extérieur. Mais elle n’est pas seulement un décor, une allusion à un paysage, le thambos, des sensations éprouvées à l’approche de la divinité. L’expérience peut en
elle participe aussi au rite, en accueillant dans ses feuillages des parts des animaux être faite au cours d’un rituel ou d’une épiphanie. Elle est provoquée par un ensemble
mis à mort (des avants de carcasses) ou des objets (des paniers). Sans doute peut-on d’émanations :
y voir, comme dans une sorte de clin d’œil, des usages inhabituels de l’espace. Dans le – visuelles : des couleurs variées (parures – vêtements et bijoux – des participants ou
temps particulier de la fête, le nombre d’animaux à sacrifier peut obliger à des pratiques parfois des statues des divinités, animaux, bandelettes de laine blanches et rouges parant
moins classiques. Ainsi, plusieurs vases montrent des carcasses suspendues, un élément leurs cornes, éléments d’architecture peints, vin versé, sang répandu, couronnes de
végétal remplaçant le mur d’un atelier de boucher. L’animal peut être aisément découpé fleurs et de feuillages, viandes en train de cuire, etc.), l’éclat du métal (couronnes, cornes
ou attendre les gestes techniques. des animaux plaquées d’or, objets du rituel ou offrandes…), des formes reconnaissables
Ce contact avec l’extérieur se vit physiquement par les fidèles. C’est une (éléments d’architecture…), des images en matériaux variés (stèles, statues, tablettes…), de
expérience qu’ils connaissent bien : ils l’ont vécue comme participant ou comme simple la végétation (fleurs et feuilles en couronnes, jonchées, guirlandes, arbres, environnement
badaud venu admirer la fête. Lors de la procession, puis autour de l’autel, ils ont foulé de végétal du sanctuaire avec parfois des terres mises en culture…).
leurs pieds la terre battue ou, plus fréquemment à partir de la fin de l’époque classique, – olfactives : les odeurs les plus perceptibles sont celles qui émanent des produits
le dallage de la voie qui conduit au sanctuaire, puis dans le temenos lui-même. Surtout, mis au contact du feu : le bois, les viandes mises à cuire ou brûlées pour les dieux (par
le fidèle vit les aléas de la météo ou tout simplement le climat méditerranéen incarné exemple l’osphus), quelques poils de l’animal, des libations, des offrandes végétales.
avec ses deux saisons bien marquées : la chaleur qui arrive rapidement annonçant l’été La fumée dégagée se sent et se voit ; elle est également associée à des crépitements
et le refroidissement brusque accompagné de vent et de pluies orageuses. Une grande reconnaissables et devient la preuve d’un rite qui se déroule bien. Sont brûlées aussi,
partie des activités quotidiennes des Grecs se déroulent d’ailleurs à l’extérieur. Si bon directement sur le feu de l’autel (cat. 11) ou sur les charbons d’un thymiaterion (cat. 13),
nombre de fêtes ont lieu en pleine chaleur estivale (par exemple les Panathénées* en des matières qui dégagent des vapeurs odorantes. Fréquemment, par facilité, la traduction
60 l’honneur d’Athéna, au premier mois de l’année athénienne, appelé hékatombaion, par « encens » est utilisée, mais le plus souvent, ce sont d’autres gommes-résines plus 61
« le mois de l’hécatombe », en juillet), d’autres se déroulent dans la froidure de l’hiver, locales qui sont consumées, moins coûteuses que celle du Boswellia. En effet, l’arbuste
accentuée par le vent piquant (par exemple les Lénéennes, en l’honneur de Dionysos, qui fournit l’encens véritable pousse sur les rives de la mer Rouge et son commerce
durant le mois de gamelion, à la fin de janvier). régulier se développe surtout à partir de l’époque hellénistique (voir encart, p. XXX).
Cet espace extérieur est toujours bruissant et animé, occupé par une foule plus Sont aussi mentionnés dans les textes de la myrrhe, de la casse ou de la cannelle, du
ou moins importante selon les occasions, depuis la fête familiale qui amène quelques cinnamome et du kostos* dont la racine séchée est brûlée. Mais d’autres produits sont
personnes dans le sanctuaire ou qui les regroupe autour de l’autel dans la cour de la aussi offerts aux dieux. L’important n’est pas toujours la résine, la racine ou le feuillage
maison, jusqu’à la cité incarnée par ses différentes composantes sociales dans certaines spécifiquement utilisé, mais le résultat obtenu. Ce qui compte, c’est l’euôdia, la bonne
fêtes civiques. Lors des Panathénées, la procession associe à Athènes, aux côtés des odeur. Au côté de ces émanations produites par le contact avec le feu se répandent des
citoyens, des métèques (les étrangers domiciliés) qui participent activement en portant senteurs plus végétales, celles de la végétation environnante ou celles des décorations
des objets du rituel. Le sacrifice peut donc réunir quelques fidèles mais aussi des confectionnées pour les fidèles, les animaux, les statues ou les autels. Les plantes
centaines, voire des milliers d’hommes et de femmes, essentiellement des citoyens, choisies le sont pour leur association avec telle ou telle divinité (Apollon et le laurier,
venus participer activement ou comme simples spectateurs, massés sur les abords des Zeus ou Athéna et l’olivier, etc.), leur pouvoir cathartique par exemple, leur couleur, leur
voies sacrées. À l’époque hellénistique, dans les capitales royales, se développent de odeur. Les senteurs sont également produites par des gestes rituels ou par l’entretien des
grandes fêtes, véritables spectacles qui attirent au-delà de la ville concernée (voir par statues ou, plus largement, du sanctuaire. Aux côtés des nettoyages avec du natron* sont
exemple les Ptolémaia à Alexandrie avec le sacrifice de plusieurs centaines d’animaux). régulièrement effectuées des onctions d’encaustique ou d’huiles parfumées, souvent à
Il faut ajouter à cette foule humaine, des animaux au milieu de la procession, en marche la rose, qui protègent et font briller les matériaux (le bois particulièrement).
ou transportés vers le lieu de leur mise à mort. Les sources littéraires, épigraphiques – sonores : à la musique et aux bruits mentionnés plus haut on peut ajouter ceux de la
ou iconographiques ne disent rien du brouhaha ambiant, de la possible agitation ou nature environnante (oiseaux, cigales, rumeurs de la ville, bruissements du feuillage
encore la fébrilité propre aux temps marquants du calendrier. La documentation laissée dans le vent, etc.).
par les Grecs fait en sorte de donner une impression de paix et de calme. Dans les « lois L’expérience sensorielle vécue est également tactile et gustative, les deux sens étant les
sacrées » (voir encart p. XXX), ce qui importe c’est l’ordonnancement des acteurs du moins directement cités dans les sources. La dimension tactile transparaît par plusieurs
rituel, gage de sa réussite. À la mise en ordre réussie du sacrifice correspond celle du biais, celui du contact direct avec le corps (lustration dans les vasques à l’entrée du
monde, le kosmos. Il n’y a donc pas de place pour l’improvisation ou le désordre, ce qui sanctuaire, port de couronnes, vêtements de fêtes aux matières lourdes – laine qui est
ne révèle pas forcément la réalité des pratiques. Il s’agit simplement de l’image que les parfois rehaussée de broderies – ou au contraire finement tissées, bijoux, marche sur un
Grecs souhaitent donner de leurs fêtes. sol plus ou moins régulier, jet des grains de céréales et de l’eau…) ou de la manipulation
Cette foule se perçoit cependant par des éléments sonores, cités directement dans des objets du rituel (transport des paniers, des hydries, de parasols ou d’éventails pour
les sources ou simplement suggérés. La musique (aulos*, cithare, syrinx* essentiellement), protéger certains participants, manipulation technique des couteaux à égorger ou à
les prières parlées ou chantées, l’ololuge, le cri rituel que poussent les femmes au moment découper, broches tenues près du feu, coupes et cruches diverses, manipulation de
de la mise à mort de l’animal, alternent avec des phases de silence. Des sons plus difficiles la statue, préparation de l’autel…). Ce contact, en particulier avec les objets du rituel,
à saisir, sans doute parce que plus diffus, sont également audibles : le brouhaha de la l’autel ou la statue, dit la proximité plus ou moins grande avec le divin et peut devenir
foule, les cris des animaux à sacrifier, le crépitement des flammes, le cliquetis des objets privilège. C’est une façon, en quelque sorte, de toucher l’invisible et l’inaccessible.
métalliques, les bruits de la nature ou des activités environnantes. La réalité est sans
Le sacrifice Le sacrifice, un foisonnement de sensations

La pourpre et
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans le cas du sacrifice sanglant de
type alimentaire, le goût est souvent seulement suggéré, sans doute parce qu’il appartient
plutôt au banquet qui peut suivre. Pourtant quelques privilégiés, à titre honorifique, ont
accès aux brochettes encore fumantes, grillées directement sur le feu de l’autel, celles

les offrandes
des splanchna, les viscères ou parties nobles de l’animal (foie, poumons, rate, reins et
cœur). L’honneur est dans l’approche facilitée à l’autel et à la communication avec les
dieux. Il est aussi dans le choix des parts nobles attribuées à ces commensaux, celles qui
sont pleines de sang et qui palpitaient de la vie des animaux abattus. Les libations sont

de tissus pour
également présentes, consistant à verser, en offrande aux divinités, tout ou partie du
liquide contenu dans une cruche (ou œnochoé) ou une coupe. Généralement, après avoir
versé la part pour les dieux, les fidèles boivent le liquide contenu dans la coupe, souvent
du vin mêlé d’eau, d’épices et de miel. En image, deux objets sont souvent associés :

honorer les dieux


la broche et l’œnochoé, renvoyant aux deux formes de commensalité. Manger et boire
ensemble crée ou renforce une communauté. L’accès au banquet ultérieur est d’ailleurs
réglementé, y participer est un honneur. Sur les vases, la broche peut être simplement
posée, sur le côté un peu à l’écart, allusion à une consommation postérieure. Si dans la
documentation iconographique les hommes sont les principaux acteurs de la libation,
celle-ci ne leur est pas réservée, comme on peut le voir sur la statuette du musée du Adeline Grand-Clément
Louvre (cat. 12) où une femme porte les objets nécessaires.
Dans cet ensemble de sensations, un sens est toujours privilégié. Comme
souvent le vecteur premier de l’appréhension du monde est la vue. Depuis le IVe siècle
Les vêtements colorés, surtout s’ils étaient rehaussés d’ornements, constituaient aux yeux
avant notre ère, les travaux d’Aristote ont figé la compréhension grecque des sens,
des Grecs des biens précieux, ce qui en faisaient des offrandes de choix pour les dieux. Ils donnaient
limitant leur nombre à cinq et faisant de la vue le sens privilégié. Mais elle est rarement
à voir l’aisance des donatrices et donateurs, surtout dans le cas où ils portaient un décor raffiné. De
sollicitée seule, plutôt par associations avec un ou deux autres sens. Les associations
tels actes de dévotion, fréquents, étaient condamnés par Platon, qui considérait le blanc comme
synesthésiques les plus fréquentes fonctionnent par deux, la vue et l’ouïe ou la vue
la seule couleur convenable, pour qui souhaitait offrir aux dieux des tissus (Lois XII, 955e-956b). Le
et l’odorat, quelquefois aussi par trois, la vue, l’ouïe et l’odorat. Les deux autres sens
philosophe prônait aussi une modération dans le raffinement de l’étoffe : son tissage, réalisé par les
viennent alors se combiner à l’une ou l’autre de ces associations. Les sources, qu’elles
femmes au sein de l’espace domestique, ne devait pas prendre plus d’un mois de travail. N’en déplaise
soient iconographiques ou textuelles, mettent rarement en scène l’ensemble des sens,
à Platon, les inscriptions retrouvées dans divers sanctuaires à Artémis, Déméter ou Héra attestent
même si les fidèles sont parfois emportés dans un tourbillon de sensations, comme on
bien la variété et la richesse des tissus offerts et conservés dans les temples, sur des étagères, dans
peut le lire dans les romans grecs d’époque hellénistique ou romaine, où les fidèles ne
des boîtes, ou suspendus sur des supports – voire déposés directement sur la statue divine. On ne
62 savent s’ils doivent regarder, écouter ou sentir. Dans les Éthiopiques d’Héliodore, lors 63
peut manquer d’être frappé par la variété des formes de décor : motifs figuratifs ou géométriques
d’une procession à Delphes, la fête est tellement éblouissante qu’on ignore s’il faut la
tissés, broderies de fils métalliques, brocards, clinquants et sequins en or, bordures festonnées ou
voir ou l’entendre :
frangées. Assurément, de telles étoffes n’appartenaient pas à la garde-robe communément portée
l’« œil oubliait de voir tant l’oreille était charmée » ; « On vit bien alors que le plus agréable concert par les Grecs. Parmi la liste des offrandes textiles, on trouve une grande proportion de vêtements
le cède à un beau spectacle. » (Héliodore, Éthiopiques, III, 1-3, 8). ornés de pourpre. Le choix de cette teinture avait pour but de manifester de manière éclatante la
piété des généreux donateurs, ainsi que leur aisance financière.
Concurrence et complémentarité des expériences sensorielles inscrivent en chacun En effet, la pourpre était la teinture la plus prestigieuse du monde grec. On l’extrayait de
des émotions fortes. plusieurs variétés de coquillages gastéropodes murex, abondants sur les côtes de la Méditerranée.
L’agent colorant, secrété dans une glande du mollusque, se présentait sous la forme d’un liquide
clair : au contact de l’oxygène et de la lumière il changeait progressivement de couleur, allant du
jaune, au vert puis au bleu-rouge, pour prendre une teinte violacée. Une telle métamorphose,
mettant en jeu toute la gamme chromatique, n’avait pas manqué de retenir l’attention des Grecs, qui
prêtaient à cette teinture un pouvoir quasi-magique. La gamme des teintes obtenues au final était
très large : multiples gradations de bleu, de violet, de rose, de rouge sombre ou écarlate. En dépit
de leur différence de teinte, les tissus pourpres possédaient tous plusieurs qualités fort appréciées :
la vivacité de l’éclat ; des reflets lumineux et moirés ; une grande stabilité. La pourpre apparaissait
ainsi comme le gage d’une splendeur éternelle, au même titre que l’or, matière précieuse à l’éclat
incorruptible, considérée comme le roi des métaux.
Le coût de fabrication d’un vêtement de pourpre le plaçait, du reste, au premier rang
des étoffes teintes. En effet, pour alimenter le bain tinctorial et obtenir sur l’étoffe une coloration
intense, une grande quantité de coquillages était nécessaire : des expérimentations modernes ont
révélé qu’il en fallait 12000 pour extraire 1,4 grammes de colorant. On comprend aisément que cette
donnée ait influé sur la valeur des tissus teints de pourpre. Très tôt, des recettes de contrefaçon
permettant d’imiter à moindre coût cette teinture si recherchée ont été mises au point ; on préférait
aussi teindre des écheveaux de laine, pour réduire le décor pourpre à une partie du vêtement.
Le mode d’élaboration des vêtements de pourpre a conféré à la teinture un riche potentiel
sémantique et affectif. Les Grecs, qui avaient en tête l’origine marine de la pourpre, l’associaient
aux notions de dynamisme, de trouble, de transformation/métamorphose, de chatoiement de la
lumière, mais aussi à celle de permanence et d’éternité. C’était donc une couleur appropriée pour
exprimer la splendeur des dieux. On sait par ailleurs que la tenue portée par les desservants du culte
lors des fêtes ou des processions était souvent pourpre ou ornée de pourpre, afin de les distinguer
de la masse des participants, qui portaient plutôt du blanc. Ajoutons que le vêtement entièrement
pourpre restait un vêtement exceptionnel, d’apparat, réservé dans certaines cités à des magistrats
ou à des chefs de guerre. Par la suite, après Alexandre le grand, le manteau pourpre devint un
emblème de la fonction royale. À Rome, il finit par devenir un monopole impérial.
Le sacrifice Le sacrifice, un foisonnement de sensations

Une belle mise en scène à l’image du divin les limites et la place de chacun dans l’organisation du monde. La beauté exposée dans
Cette profusion de sensations vise à émouvoir les fidèles, à inscrire en eux une les divers préparatifs du rituel, inscrite fréquemment dans les textes règlementaires, fait
mémoire individuelle et collective mais aussi à « faire du beau » (kallos, kallistos, etc.). écho à celle, consubstantielle, de la divinité. À la nature des dieux répondent les artifices
La notion de « beauté », essentielle pour les Grecs car divine par essence, est pourtant des hommes. Au cours de la fête, la divinité se ressent, se perçoit et se comprend, par la
difficile à saisir. Les textes normatifs appelés communément lois sacrées mentionnent mise en action de tous les sens. Les mortels s’approchent pour un temps donné et sans
fréquemment cette nécessité mais sans expliciter les moyens d’y parvenir. Ainsi, un décret danger des immortels. Les artifices, comme les éléments naturels, aident à rendre présent
du IIe siècle avant notre ère émanant de la cité de Magnésie du Méandre, au sud-ouest et perceptible le divin, par essence invisible. Le sacrifice sanglant de type alimentaire
de l’actuelle Turquie, indique que pour organiser au mieux la fête de Zeus Sôsipolis, il est un moment de rencontre et de partage, entre la divinité et les hommes. Mais ces
faudra prévoir l’achat et la consécration d’un « taureau le plus beau possible (kalliston) », sensations sont éphémères, souvent évanescentes, elles ne durent que l’instant de la
puis que processionnent ensemble une foule de citoyens et de magistrats, que soient fête et nécessitent d’être réactivées de rite en rite, de sacrifice en sacrifice.
transportées les statues des divinités « dans leurs plus beaux vêtements (kallistais) », et Le rite sollicite tous les sens, mais les hiérarchise selon les sources et la chronologie,
que soient disposés « trois lits les plus beaux possible (kallistas) ». Enfin, il conviendra marquant une proximité plus ou moins grande des fidèles avec la divinité. Si la vue, l’ouïe
de procurer « ce qui est plaisant à entendre (akroamata), un joueur d’aulos, un autre de et l’odorat priment dans les descriptions, les deux autres sens apparaissent aussi, plus
syrinx et un dernier de cithare ». Sont ciblées la vue et l’ouïe, sans que le législateur de discrètement, mais réservés à certains. Le toucher et le goût sont activés pour certains
Magnésie ait besoin de préciser le « plus beau » ou le « plus plaisant à entendre », la participants, les officiants et ceux au contact plus direct de l’autel. Sont concernés en
norme étant connue de tous. Le résultat prime sur la manière de l’obtenir. particulier le premier cercle de commensaux qui dégustent les splanchna directement
Cette recherche est perceptible dans l’iconographie par ce qui est représenté autour du feu et ceux qui transportent les objets, manipulent les statues et les instruments
et par la technique employée. Une petite série de tablettes de bois du VIe siècle avant – kanoun, khernips, makhaira. Plus loin ceux qui voient, sentent et entendent seulement.
notre ère, découverte à Pitsa, dans une grotte dans la région de Sicyone, déploie une La mise en action des sens définit des sortes de cercles concentriques autour du divin et de
belle maîtrise artistique. Les couleurs conservées aujourd’hui témoignent du soin apporté l’autel. Le plus resserré, celui du toucher et du goût, concerne ceux qui sont généralement
à des offrandes pourtant de petite taille (fig. 7). Contrairement aux vases qui montrent en tête des processions, objets des attentions du législateur (canéphore, hydrophore,
souvent des sacrifices assez solennels, dans un cadre qui paraît public, il semble qu’une porteurs d’objets divers, conducteurs des animaux, aulète, prêtre, prêtresse…). La
famille soit ici mise en avant, dans un contexte plus privé, même si ces deux notions sont proximité de l’autel offre l’expression la plus accomplie des sens, elle autorise l’approche
difficiles à saisir pour le monde grec antique. À droite, un autel architecturé porte des la plus forte à la communication avec le divin. La vue, l’ouïe ou encore l’odorat, plus
marques de sang, peintes en rouge. Une procession approche par la gauche, conduite valorisés dans la hiérarchie des sens, sont ici plus communs et peuvent ne concerner
par une femme tenant en équilibre sur la tête un panier contenant une boîte et deux que les spectateurs de la fête. À chacun son rôle dans le rite, à chacun sa place dans la
vases, des lagynoi. Ces deux petits contenants sont généralement utilisés pour verser société.
de l’huile ou des huiles parfumées. La femme a aussi dans la main droite une oenochoé
pour des libations. Elle est suivie par un petit garçon conduisant un mouton par une Lors des sacrifices, les sens associent les fidèles au sacrifice, créent une
corde rouge. Un garçon, un peu plus grand, joue de la lyre. Un autre joue du diaulos communauté par l’expérience collective et font savoir au-delà d’un cercle restreint que
64 [double aulos], une phorbeia* de cuir rouge l’aide à maintenir l’instrument en soufflant la fête a lieu, qu’elle s’est bien déroulée et qu’on y a participé. Si la religion grecque est 65
sans déformer ses joues. Une femme lève la main gauche en signe de prière et tient dans avant tout ritualiste et codifiée, elle n’écarte pas pour autant une expérience corporelle
la main droite un rameau. Une autre femme un peu plus grande effectue les mêmes et sensible. Chacun peut ainsi percevoir le divin qui est, par essence, imperceptible.
gestes. Un dernier personnage est en partie perdu, on ne voit que sa main qui tient des Le corps devient l’acteur par lequel la communication avec les dieux s’effectue et la
rameaux. Des inscriptions peintes mentionnent l’artiste, les dédicantes et les déesses communauté se construit. L’atmosphère se voit, s’entend, se sent : elle se ressent. Souvent,
qui reçoivent le rituel (les Nymphes). Par convention graphique, les corps masculins sont malheureusement, les sources ne permettent pas d’aller plus loin et il est délicat de lier
peints plus sombres que les corps féminins marqués par la blancheur. Surtout le peintre les sensations aux émotions des participants. La faiblesse des indications sensorielles,
a porté son attention sur les vêtements, des tuniques bleues aux bords richement brodés plus encore celle des émotions, invite l’historien à multiplier ses sources et diversifier
et de lourds manteaux rouges, ainsi qu’aux détails du feuillage des couronnes et des ses approches. Prendre part par tous ses sens au sacrifice, aux côtés des dieux, c’est
rameaux. La laine de l’animal est elle aussi traitée avec soin, rehaussant sa beauté et sa les rejoindre pour le temps de la fête et se rappeler aussi que l’on est à jamais séparés
valeur, faisant de lui, un hiereion* de prix. Malgré ou grâce à la petite taille de la tablette, d’eux.
le spectacle et le rite offerts sont beaux, plaisants pour les Nymphes. Dans un format
très différent, l’hydrie de la Villa Giulia, par sa maîtrise technique, joue sur la couleur,
la végétation, les gestes rituels, le nombre de personnages, la multitude d’activités, les
animaux différents pour construire une scène complète où se lit la richesse du sacrifice.
Le vase se veut agréable à voir, comme l’est le rituel réel. La divinité ne peut que se
réjouir de ce qui lui est offert. Accomplir un rite le plus complet et le plus magnifique
possible, c’est espérer en retour des bienfaits de la divinité, un don et un contre-don.
Plus indirectement parfois, la beauté est énoncée par le biais des termes
peints sur le vase. Ainsi, sur la coupe du Louvre (cat. 17) montrant les gestes précédant
immédiatement l’égorgement d’un porcelet, le peintre a ajouté à l’image une inscription
Epidromos kalos, « Epidromos est beau ! ». Le même texte est d’ailleurs porté sur plusieurs
vases du même peintre ; il met en avant son propre nom. Certes, il salue la beauté de
l’artiste, celle de sa technè, de son art, mais il fait aussi ressortir la maîtrise gestuelle
des fidèles et la perfection du rituel accompli.
Cette recherche de la beauté est constitutive de la relation à la divinité. En
effet, les Grecs perçoivent le corps divin comme étant immortel, grand et fort. Il irradie
littéralement de grâce, la châris, et de bonne odeur, l’euôdia. Produire de la beauté attire
alors les dieux dans les sanctuaires, les invite au sacrifice, les rend présents et fait espérer
d’eux des bienfaits. Comme le rappelle un scholiaste à Eschine « le semblable est attiré
par le semblable ». Les fidèles élaborent ainsi pour les immortels et pour eux-mêmes
des fêtes sonores, lumineuses et odorantes. Des mises en scène complexes activent
leurs sens, complètement pour les dieux et partiellement pour les hommes, marquant
Les « lois sacrées »
et la variété
des pratiques
sacrificielles
Adeline Grand-Clément

Le déroulement des rituels et l’attitude à adopter lorsque l’on rentre dans l’espace du
sanctuaire nous sont connus par un corpus d’inscriptions rassemblées au XIXe siècle de notre
ère sous l’étiquette générique, aujourd’hui controversée, de « lois sacrées ». Il s’agit en fait d’un
ensemble hétérogène de règlements rituels, qui mêlent prescriptions et interdictions émanant
d’autorités différentes (une association religieuse, une cité, une subdivision de la cité, le personnel
du culte, un roi…), afin de répondre à des intentions variées. Toutes n’ont pas nécessairement un
caractère juridique, ce qui explique que la qualification de « loi » ne convienne pas et doive être
plutôt remplacée par celle de « norme ».
Par exemple, toute personne pénétrant dans le sanctuaire de Despoina, fille de Déméter,
66
dans le Péloponnèse, pouvait lire l’inscription suivante gravée sur une pierre, au IIIe siècle (la stèle 67
est malheureusement lacunaire) :

« (Sanctuaire) de Despoina. […] Défense de pénétrer dans le sanctuaire de Despoina avec des objets en or, sauf
en vue de leur consécration, avec un vêtement teint de pourpre ou fleuri ou noir, avec des sandales, avec un
anneau. Au cas où quelqu’un entrerait avec l’un des objets que la stèle proscrit, que celui-ci soit consacré dans
le sanctuaire. Défense d’avoir les cheveux tressés ou la tête couverte ; défense d’apporter des fleurs, défense de
se faire initier […] pour une femme enceinte ou qui allaite. Que ceux qui sacrifient utilisent pour les offrandes
additionnelles de l’olivier et du myrte, des rayons de miel, des grains d’orge sans ivraie, pour les statues des
(capsules de) pavots blancs et des lampes, pour les parfums à brûler de la myrrhe et des aromates. Que ceux
qui offrent des sacrifices à Despoina sacrifient des victimes femelles blanches… » (IG V, 2, 514)
De tels documents épigraphiques offrent un panorama très riche de la diversité des pratiques
et donc des expériences religieuses grecques, nous rappelant ainsi que nous avons affaire à un
monde où la religion n’a jamais été encadrée par une institution unique et centralisée, mais s’est
déployée dans une myriade de cités. Les règlements parvenus jusqu’à nous sont ceux que l’on avait
pris soin de graver sur la pierre (un bloc inséré dans le mur ou le linteau d’un édifice, une stèle, une
borne,…) ou une plaque en métal, sans doute affichée sur une paroi. Les documents avaient pour
vocation de durer, mais aussi d’être visibles : il s’agissait d’affirmer publiquement, en la matérialisant
aux yeux de tous (même aux personnes incapables de lire l’inscription), l’autorité de la cité ou de
l’association religieuse qui administrait le sanctuaire, pour le compte de la divinité. De plus, les
normes reposaient essentiellement sur du non-dit ; il est donc malaisé pour nous de distinguer ce
qui relève de l’exception, d’un côté, et ce qui est commun et su de tous, de l’autre.
Les normes rituelles locales avaient pour effet de mettre en condition le fidèle et d’accroître
sa disponibilité intérieure et sa réceptivité aux stimuli sensoriels caractérisant l’espace sacré. En
pénétrant dans le sanctuaire, ou lors de la procession, les Grecques et les Grecs éprouvaient une
forme de dépaysement sensoriel, conditionné par les règles auxquelles ils avaient dû se soumettre,
et qui les prédisposaient à éprouver un état émotionnel spécifique – visant même parfois à leur faire

notices
éprouver une émotion prêtée à la divinité, comme lors des fêtes organisées par les épouses des
citoyens, en l’honneur de Déméter, déesse de la céréaliculture et de la fertilité (les Thesmophories).
La règlementation visait en outre à créer une communauté de personnes unie par une expérience
sensorielle et émotionnelle partagée. Elle concourait en effet à renforcer, parmi les participants du
culte, le sentiment de faire partie d’un même groupe, à un moment précis et dans un lieu donné.
Mais il ne faut pas oublier que cette communauté était à géométrie variable. On connaît par exemple
des cas de cérémonies sanctuaires dont l’entrée était interdite aux étrangers, aux femmes ou, au
contraire, aux hommes.
le sacrifice notices

11 – Figurine de jeune fille faisant 12 – Femme s’apprêtant à effectuer


une libation une libation
450-425. Béotie (Grèce centrale)
Terre cuite
H. 37
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER,
inv. CA 1263

Bibliographie
BORDIER, L’art grec, 1993, n°67 p.78

La statuette représente une femme debout, vêtue


d’un lourd péplos* à rabat, tenant dans sa main
gauche une phiale* (coupe apode), de sa main
droite une œnochoé. Ces deux vases sont utilisés
pour faire des libations, c’est-à-dire une offrande
de liquide, généralement du vin. La libation pouvait
se faire aussi bien dans la sphère privée de la
maison que dans l’enceinte d’un temple ou dans
la nécropole. Elle accompagnait une demande
comme un remerciement pour la divinité à laquelle
elle s’adressait ou tout autre acte religieux. Elle
s’accomplissait selon un rituel précis dans le but
de créer ou de maintenir l’harmonie entre les dieux
et les hommes, garante de l’ordre social établi. La
figurine témoigne ici de l’acte accompli tout en
ayant le pouvoir de se substituer à lui.
68 69

Vers 200. Atelier du tombeau A ou Une jeune fille, gracieusement accroupie, un


des Tanagréennes. genou à terre, verse le contenu d’un alabastre (vase
Nécropole de Myrina (Mysie - Turquie), tombeau A allongé pour l’huile parfumée) sur un petit brasero
(97). Fouilles de l’École Française d’Athènes, 1883 à pied haut contenant des offrandes, peut-être
Terre cuite des fruits. Elle effectue une libation. Le liquide
H. 16 ; l. 11,4 répandra son odeur qui montera directement
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, vers la divinité destinataire de cette offrande. Les
inv. MYR233 libations constituent des offrandes simples que
l’on pouvait réaliser n’importe où, dans sa demeure
Bibliographie comme dans un sanctuaire, sur une tombe, lors
JEAMMET, 2003-2004, n°122 des nombreux rituels qui émaillaient la vie des
Grecs. Il s’agit ici d’un acte de dévotion personnel,
qui relève de l’intime et vient en contre-point des
pratiques collectives. Placée dans la tombe, cette
figurine de terre cuite, de valeur modeste, rappelle
la piété de la défunte, certainement d’humbles
conditions, tout en perpétuant, le geste sacrificiel
pour satisfaire les dieux.
Cette statuette est associée à douze autres
figurines de type tanagréen (femmes drapées
en terre cuite produites en quantité à Tanagra,
Béotie) qui semblent provenir d’un même atelier
installé à Myrina, caractérisé par l’application
d’une couche de vernis brillant (opacifié avec le
temps) et l’emploi de couleur vert sombre.
le sacrifice notices

13 – Thymiaterion 14 – Œnochoé à figures noires


IVe siècle. Apulie (Italie du Sud)
Provenance inconnue
Terre cuite
H. 19,2 ; D. 10,4
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26160

Bibliographie
DENOYELLE, L’art grec, 1993,
n°27 p. 49 ; ZACCAGNINO, 1998

Le thymiaterion est un autel domestique, voire portatif,


ici petit vase plastique à la structure complexe. Il se
compose d’un socle rond, en bobine, dont une guirlande
de feuilles et de baies de laurier, en figures noires,
décore la partie centrale. Au-dessus, s’élève une colonne
cannelée terminée par deux volutes schématiques
symbolisant un chapiteau ionique sur lequel repose une
coupelle large et plate. Le fût de la colonne est flanqué,
d’une part, de deux petits vases fermés (qui devaient
même être dotés de couvercles), de l’autre, d’une lampe
à huile de type grec. L’ensemble est recouvert d’un
« vernis noir » qu’un accident de cuisson a fait virer au
rouge sur la majeure partie de la surface. La coupelle
recevait l’encens ou autres substances parfumées qui
se consumaient sur des charbons ardents, diffusant
ainsi l’odeur de la résine. Les petits récipients servaient
de réserve à encens. La colonne et le « chapiteau »
70 évoquent un sanctuaire, domaine par excellence des 71
divinités auxquelles s’adressait l’acte sacrificiel.

520-500. Attique. Peintre du Vatican G 49 Œnochoé très pansue, à embouchure trilobée.


Provenance inconnue L’œnochoé sert à puiser le vin dans le cratère au
Rehauts rouge violacé et blancs moment du symposion* et à le verser dans les
H. 21,3 ; D. 12,8 coupes. Mais c’est aussi le vase par excellence
Toulouse, Musée Saint-Raymond, pour les libations, l’offrande du vin, tant dans
n° d’inventaire 26111 le domaine public que privé. Sur la panse, un
tableau figuré représente Dionysos, dieu de la
Bibliographie vigne et du vin, entre deux satyres dont l’un tient
BORDIER, L’art grec, 1993, n°8 p. 42 ; BEAZLEY, une patère. Le dieu, vêtu d’un himation*, marche
Attic Black-figure Vase-painters, 1956, n°28 p. 536 vers la droite ; il tient un canthare et des rameaux.
Dans le champ, des feuillages stylisés évoquent
l’univers sauvage de la divinité.
le sacrifice notices

15 – Hydrie attique à figures rouges 16 – Phiale (coupe apode)


IVe siècle. Italie du Sud
Provenance inconnue
Terre cuite à vernis noir
D. 13,2
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26316

Bibliographie
DENOYELLE, L’art grec, 1993,
n°27 p. 49 ; ZACCAGNINO, 1998

La phiale est une coupe ronde et peu profonde, sans


pied ni anses, de diamètre varié. Celle-ci présente un
tout petit pied annulaire. Lors des cérémonies, elle
est tenue par le bord ou par l’omphalos (le nombril),
protubérance centrale, lorsque celui-ci existe. Elle est
généralement réservée à un usage rituel. Certaines
étaient en métal précieux, souvent offertes dans les
sanctuaires, mais la majorité de celles conservées est
en terre cuite. La phiale sert à recevoir le vin qui sera
ensuite versé sur le sol ou sur l’autel selon le lieu de
l’offrande et la divinité à laquelle on s’adresse. Bien
entendu Dionysos en est le destinataire privilégié, en
particulier avant de commencer un symposion*, mais
pas uniquement.

72 73

440-430. Attique. Attribuée au Hasselmann L’hydrie est le vase utilisé pour transporter l’eau.
Painter Sur celle-ci, de petite taille, à lèvre moulurée
Provenance inconnue largement débordante et col court, le système
Dessin au trait noir et rouge, rehauts évanescents
décoratif est sobre, un rang d’oves sur le col et
H. 22,8 ; D. 21,2 un méandre double interrompu à gauche en ligne
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26158 de sol limitent la scène figurée. Au centre, sur un
large autel à volutes, symbole en soi du rapport
Bibliographie au divin, brûle un feu dont les flammes traitées
BORDIER, L’art grec, 1993, n°38 p.56 ; BEAZLEY, en rehauts rouges sont aujourd’hui évanescentes.
A.R.V., p. 1135-1139, p.1684 De part et d’autre se tient un couple : à gauche,
la femme, vêtue d’un chiton* finement plissé, à
longues manches, et drapée dans un himation*,
tend au-dessus de l’autel un objet ressemblant
à un miroir (?). À droite, le jeune homme aux
cheveux courts coiffés d’un bandeau, drapé d’un
himation, tend la main droite, paume ouverte, au-
dessus de l’autel, comme s’il venait tout juste d’y
jeter des grains d’encens. La scène est solennelle
et son caractère cultuel ne fait aucun doute ;
l’importance de l’autel suggère un sanctuaire,
même s’il reste impossible de rattacher cette
cérémonie à un rituel précis ni de déterminer la
divinité à laquelle cette offrande s’adresse. Le
couple accomplissant un acte religieux évoque la
famille, fondement de la société grecque et que
tout citoyen ou membre de cette société, quel
que soit son statut, doit contribuer à maintenir.
La libation, les offrandes comme le sacrifice sont
les rituels qui entretiennent les bonnes relations
entre les dieux et les hommes pour l’harmonie
du monde.
le sacrifice notices

17 – Coupe à vernis noir et figures rouges 18 – Cochon marchant

510-500. Athènes. Peintre d’Epidromos Une scène de sacrifice sanglant occupe le


Découverte en Étrurie (Italie). Acienne collection médaillon central de ce vase à boire le vin. Un
Campana, 1861 jeune homme agenouillé tend un jeune porc
H. 7,7 ; l. 26 ; D. 20 encore vivant vers l’autel situé devant lui ; de
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, sa main gauche, il maintient son museau relevé.
inv. G112 Derrière eux, un homme barbu, donc d’âge mûr,
brandit le grand couteau sacrificiel, la makhaira,
Bibliographie avec lequel il s’apprête à égorger l’animal ; de sa
LISSARRAGUE, 1999, fig. 106 p. 141 main gauche, il semble inviter son compagnon
74 75
à avancer l’animal pour que le sang jaillisse sur
l’autel, lieu de communion avec le divin. Sur la paroi
du monument, des marques de sang indiquent un
350-330. Cnide (Carie, Turquie), temple de Cochon marchant à droite dont les pattes ont
usage régulier, gage de l’efficacité du rite. Ils sont
Déméter disparu. L’offrande d’une statuette d’animal était
coiffés de couronnes de feuillages. Derrière eux se
Marbre carien fréquente, elle servait de substitut au sacrifice
dresse un palmier évoquant la végétation présente
H. 21 ; L. 32,5 ; l. 12,4 ; Pds 11 kg. animal ou était destinée à perpétuer l’offrande
dans le sanctuaire ou la divinité à laquelle est
Londres, British Museum, Department of Greek & éphémère d’un sacrifice sanglant. Le cochon
destiné le sacrifice du porc : Apollon, Artémis ou
Roman antiquities, inv. 1859,1226.30 était considéré comme un animal sacré et très
Déméter. La scène de la mise à mort est rarement
fréquemment offert en sacrifice aux divinités,
représentée sur les vases ou les reliefs grecs,
Bibliographie en particulier, comme celui-ci, à Déméter,
peut-être pour en occulter la violence, suggérée
PRYCE, SMITH, 1892 déesse de l’agriculture et des moissons. Un porc
ici par la présence du sang séché et du couteau.
ayant saccagé les récoltes de la déesse et ainsi
provoqué son courroux serait à l’origine de cette
offrande. Il occupe une place importante dans
les rituels du sanctuaire de la divinité à Éleusis,
le sacrifice de l’animal donnait lieu ensuite à sa
consommation partagée par le groupe lors du
repas communautaire afin de se purifier et de se
charger de la force de l’animal immolé. Déméter
étant également la patronne des assemblées
populaires des territoires, à Athènes, les
Peristiarchoi, magistrats chargés de purifier le
lieu de réunion, avant l’ouverture de l’assemblée,
arrosaient les bancs du sang du porc sacrifié.
le sacrifice notices

19 – Relief votif : offrande à Aphrodite 20 – Cratère en cloche à figures rouges


ou Déméter
A B

430-420. Athènes. Peintre de Pothos lesquelles est habituellement dissimulé le couteau


Provenance inconnue. Legs De Witte, 1890 sacrificiel. Le panier renvoie à la mort accomplie
H. 33, 20 ; D. 36,10 ; l. 36,40 de l’animal. Derrière le maître de cérémonie, un
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, jeune homme maintient attentivement une longue
inv. G496 broche chargée de viande au-dessus des flammes.
Cette viande sera consommée par la communauté
340-320. Attique Dix personnages masculins, drapés dans leur Bibliographie lors du repas partagé du sacrifice, autre étape
Provenance inconnue. Ancienne collection Nointel himation*, mènent en procession solennelle une LISSARRAGUE, 1999, fig. 107, 108 p. 141-142 importante du rituel sacrificiel ainsi suggérée.
76 Marbre du Pentélique (Athènes, Grèce) chèvre à l’autel du sacrifice. Les deux premiers, À l’extrémité droite du tableau, un quatrième 77
H. 63,5 ; l. 109 plus grands que les autres et barbus, sont des Le cratère tire son nom de sa fonction et du mot jeune homme de haute stature assiste à la scène.
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, prêtres ou des magistrats présidant à la cérémonie. grec signifiant mélanger. Le vin n’étant jamais Impassible, debout, il prend appui sur un bâton
inv. MA756 Suivent sept jeunes hommes, plus petits, il pourrait consommé pur, il est utilisé pour préparer le feuillu de laurier, peut-être Apollon en personne
s’agir d’un rite particulier pour des éphèbes d’une breuvage, mélange de trois parts d’eau pour une auquel est dédié ce sacrifice, à moins qu’il ne
même classe d’âge ? Au premier plan, la chèvre, à part de vin et des épices. s’agisse du prêtre ayant revêtu l’apparence du dieu
demi cachée par l’autel rond, regarde devant elle. pour garantir l’efficacité du rite ? Tous portent
Derrière l’autel, un enfant ou un jeune serviteur Face A : La scène donnée à voir est un condensé l’himation* et une couronne de laurier, signe de
dépose des offrandes sur l’autel et tient une de toutes les étapes du rituel de la thusia, le ce temps festif et en référence au dieu auquel
corbeille, peut-être le kanoun* contenant les sacrifice sanglant. Elle est centrée autour d’un s’adresse la cérémonie. Les différents personnages
grains d’orge que l’on devait répandre en préalable autel monumental à degrés – qui renvoie à l’espace ne sont pas sans évoquer les diverses classes
sur la tête de la victime. Le couteau sacrificiel du sanctuaire – sur lequel brûle le feu du sacrifice : sociales unies pour l’accomplissement du sacrifice
était généralement caché au milieu des grains. les bûches sont superposées sur deux rangées sanglant. Il ne s’agit donc pas d’un instantané du
La divinité est présente à droite, de trois-quarts au sens inversé et des traits blancs suggèrent le rite donné à voir mais d’une image synthétique,
vers le spectateur ; on la reconnaît par sa stature, mouvement des flammes. Sur la face de l’autel, construite, dont l’intention est de souligner la
conventionnellement bien supérieure à celle des des traces de sang rappellent la fréquence du rite pertinence du déroulé du rituel, l’importance de
mortels. La déesse verse de la main droite le et corrobore son efficacité. Derrière se trouve un la thusia dans la cohésion sociale et le rapport
contenu d’une phiale* à omphalos* sur le feu ou sur laurier représentant la végétation du sanctuaire des humains avec le divin.
la tête de l’animal. Dans sa main gauche elle tient ou la divinité honorée, peut-être Apollon dont le
un sceptre. S’agit-il de Déméter ou d’Aphrodite ? laurier est l’attribut. Quatre personnages s’activent Face B : Une scène de conversation, comme on
Si cette dernière recevait plus fréquemment une autour de l’autel. Celui de gauche, un homme de en retrouve fréquemment au revers des cratères,
chèvre en offrande que Déméter, l’absence de haute stature et d’âge mûr, barbu, couronné de occupe l’espace, ici, trois jeunes gens enveloppés
bijoux laisse à penser qu’il s’agirait de la déesse laurier, préside à la cérémonie. Il tend au-dessus dans leur himation. Celui de droite, de trois-quarts
de l’agriculture plutôt que celle de l’amour et de de l’autel un objet indéterminé, ce pourrait être face et son homologue de gauche, de trois-quarts
la beauté. un gâteau (?), étant donnée sa forme un peu dos, debout, appuyés sur leur bâton de citoyen,
Ce type de relief, rappel d’une cérémonie, inscrit molle et au contour irrégulier. Face à lui, un jeune regardent le personnage central, totalement
dans un cadre architectural rectangulaire est homme situé de l’autre côté de l’autel, s’apprête enveloppé dans son manteau, qui s’adresse à
particulièrement répandu au IVe siècle.en terre à y verser du vin de l’œnochoé* qu’il tient de la son compagnon de droite.
cuite produites en quantité à Tanagra, Béotie) main droite. Chacun est concentré sur sa tâche Le dessin est sommaire, contrairement à la face A
qui semblent provenir d’un même atelier installé et un regard profond relie les deux protagonistes. où le peintre s’est attaché à représenter en détail
à Myrina, caractérisé par l’application d’une De l’autre main, le jeune homme porte un les visages de profil, yeux de profil, les jeux de
couche de vernis brillant (opacifié avec le temps) panier ovale (kanoun*) d’où émergent de petits regards et des attitudes naturelles et élégantes.
et l’emploi de couleur vert sombre. rameaux, rappel des céréales qu’il contient et sous
le sacrifice notices

21 – Hydrie ionienne, dite hydrie Ricci Face B : La geste héroïque se poursuit sur l’autre tête. Il s’agit d’un prêtre du culte dionysiaque qui
face du vase mais elle est divisée en deux parties. préside la scène, plutôt que le dieu en personne qui
À droite, le combat de deux héros, jambes et têtes assisterait au sacrifice qui lui est dédié. En position
de profil, buste de face, ils combattent debout, centrale, canthare et grappe de raisin renvoient
face à face, chacun se protégeant derrière son indéniablement à Dionysos, la divinité qui a éduqué
bouclier rond, la tête enfermée dans un casque à l’homme à la juste consommation du vin. Un aulète,
haut cimier, le tout dans une composition fermée habillé de manière identique et jouant du double
et parfaitement symétrique. Celui de gauche aulos*, l’accompagne. Derrière suit un esclave nu
paraît légèrement plus petit que son adversaire, portant une phiale et une œnochoé, instruments
il pourrait s’agir de Memnon, qui sortira vaincu rituels utilisés dans la libation sacrificielle. Autour
du combat contre Achille. de l’autel monumental, placé au centre de la
Dans l’autre partie de la scène, Zeus, barbu et composition, sur lequel brûle un grand feu, trois
aux cheveux longs et frisés, assis sur un diphros*, hommes s’affairent pour faire cuire au bout de
préside à la destinée des combattants. Il tient un longues broches les splanchna, organes mous,
sceptre de la main droite et maintient en équilibre destinés aux organisateurs du sacrifice. À leur
le fléau d’une balance aux plateaux démesurés. Il côté, un autre, à l’aide d’une grande louche à
s’agit de la psychostasie, la pesée des âmes des manche vertical, puise dans une amphore posée
deux héros par le Dieu des dieux. Face à lui, l’une sur un trépied le vin dont il va remplir le canthare
un genou à terre, l’autre debout, Éos et Thétis, qu’il tient dans l’autre main. Tandis que son voisin
respectivement mère de Memnon et d’Achille, retire à l’aide d’une pique des morceaux de viandes
enveloppées dans leur himation remonté sur la qui viennent de cuire (bouillies) dans un lébès,
tête, mains tendues en signe de prière, supplient un grand chaudron posé sur un trépied, pour
530-520. Italie, Étrurie, Caere (Cerveteri), Face A : Un cortège se dirige de la gauche vers chacune Zeus d’épargner son fils. les présenter dans un grand plat. Ensuite deux
nécropole de la Banditaccia. Peintre ionien du la droite. Il s’agit de l’apothéose d’Héraklès. À Sur toute l’épaule du vase, se développe de part et hommes, face à face, se penchent sur un loutérion,
Nord installé en Étrurie dit Peintre du Louvre l’extrême gauche, le Héros dorien, vêtu d’un d’autre de l’anse verticale, une rarissime scène en comme s’ils devaient faire des ablutions. Deux
E 739 chitoniskos*, de la léonté* et portant son attribut rapport avec la thusia, le sacrifice. Très détaillée, autres, près d’une table chargée de morceaux
Figures noires, incisions, rehauts rouges foncés caractéristique, la massue, ainsi qu’une épée, elle s’adapte totalement aux dimensions plus découpés, sont en train de les embrocher pour
et blancs s’avance d’un pas lourd vers un quadrige, sur lequel étroites de l’espace imparti. Les scènes se déroulent les faire rôtir. Les deux derniers manipulent de
H. 44,5 ; D. 34,5 grimpe d’un pas vif, une jeune femme. Celle-ci sous un « ciel » de pampres de vigne chargée de très grandes broches chargées de gros morceaux.
Rome, Museo Nazional Etrusco di Villa Giulia, se tourne vers lui, elle lui a saisi le poignet et tire lourdes grappes de raisin s’entrecroisant avec du Au-dessus d’eux, un autre quartier de chèvre est
78
inv. 80983 son bras pour l’inciter à la suivre sur le char. Il lierre garni de corymbes qui prennent racine de suspendu aux plantes dionysiaques. Si le cochon 79
s’agit d’Hébé, la déesse de l’éternelle jeunesse, part et d’autre du pied de l’anse verticale. Ils s’agit fut condamné par Déméter après avoir saccagé
Bibliographie en élégant chiton* plissé et longue chevelure en des plantes de Dionysos, dieu de la vigne et du vin, les récoltes de la sage déesse, une chèvre était
BIANCHI-BANDINELLI, TORELLI, 2012 cascade dans le dos. Cette scène rappelle les de la transe qui permet d’entrevoir le divin, auquel responsable de la destruction d’une vigne royale,
cortèges nuptiaux des humains mais aux rôles on peut supposer alors que le sacrifice est dédié. celle d’Icare, insulte suprême à Dionysos ! Par sa
Webographie inversés, c’est le mari qui se fait guider par sa Il ne s’agit pas d’une succession chronologique gourmandise, elle condamna son espèce à être
http://www.archart.it/hydria-ricci.html future épouse. Hébé est, en effet, la future épouse des étapes du rite mais des phases majeures après éternellement sacrifiée !
céleste d’Héraklès ; elle l’arrache à sa condition l’acte sacrificiel proprement dit qui lui n’est pas Ici tout concours à nous rappeler que le
L’hydrie est un vase servant à recueillir et humaine. Le char céleste, à deux roues, est tiré donné à voir. Elles sont représentées dans une sacrifice sanglant, la thusia, dont la mise à mort
transporter de l’eau. Elle est utilisée au quotidien par quatre chevaux dont les jambes différentes se sorte de condensé de la formule qui permettra à proprement parlé est éludée, a pour but de
et dans nombre de rituels, en particulier le distinguent à peine, tant elles sont alignées tandis de satisfaire le ou les dieux. s’attirer la bienveillance des dieux, et de permettre
symposion*. Les recherches tendent à prouver que la couleur des têtes et leurs positions variées En partant de la gauche vers la droite, au pied de la consommation ritualisée, collective et en
que ce vase est issu d’un atelier de potiers ioniens permet de les distinguer : les deux premiers, brun l’anse qui sert de limite, une amphore posée sur partage de la viande ainsi obtenue. La cuisine
du nord qui se seraient installés en Étrurie du Sud, et blanc, baissent la tête, le suivant, également un support, au-dessus, accroché à un rameau, du sacrifice ! L’expression de Jean-Pierre Vernant
à Caere en particulier, après la bataille d’Alalia qui blanc, la relève, le dernier, noir, la redresse comme un panier ou une outre en peau, à côté, deux est ici totalement adaptée. La mort de l’animal est
opposa Étrusques et Grecs. Il aurait été fabriqué s’il piaffait d’impatience. Devant eux, une jeune hommes s’apprêtent à dépecer un cochon qui offerte aux divinités dans l’optique de la propre
dans un temps de paix retrouvée, pour répondre femme identifiable à ses longues ailes : Iris, la vient d’être sacrifié. L’animal est couché sur le finitude humaine, matérialisée, sur la panse du
à la demande de l’aristocratie étrusque, à une messagère d’Héra qui infligea tant d’épreuve au dos et l’un des deux hommes tire en arrière les vase, par celle des héros qui n’échappent pas,
époque où la culture grecque était suffisamment héros (Héraklès signifiant la « Gloire d’Héra »), pattes avant tandis que l’autre se penche avec eux non plus, au destin décidé par les dieux ! Le
assimilée par la classe dominante étrusque pour elle porte une longue baguette de la main gauche un grand couteau pour l’ouvrir. Au-dessus du rôle des divinités féminines est particulièrement
que les images produites sur les vases soient et relève son chiton de l’autre. La précédant, premier, un quartier de chèvre est suspendu à la important ici.
intelligibles. en tête du cortège, et se retournant vers elle : vigne, établissant un lien entre le sacrifice et la
Le décor est entièrement illustré de scènes Hermès, messager de Zeus et divinité du passage, divinité destinataire. Devant cette scène, un acte Toute l’iconographie de ce vase exceptionnel
historiées. Sur la partie inférieure de la panse, psychopompe. Il porte son pétase ailé, barbu, similaire : deux hommes nus tiennent les pattes démontre la cohérence de la pensée grecque dès
au-dessus d’un grand aplat brun circulaire, selon les canons de la période archaïque, vêtu d’une chèvre renversée, morte, tête pendante, la plus haute antiquité, fixant en quelque sorte
s’étire une frise d’animaux marchants en file d’un chiton* et d’un himation*, il tient son caducée tandis qu’un troisième s’apprête à lui ouvrir les les règles qui président à l’harmonie du monde.
indienne ou bien affrontés ou encore broutant : de la main droite. Les trois divinités, aux chairs entrailles à l’aide d’un très grand couteau. Puis C’est ce discours que le vase et donc le peintre
lions, cerfs, taureaux, échassier… Au-dessus, de blanches pour marquer leur différence, sont là pour trois hommes marchant à droite se dirigent vers (ou son commanditaire) propose à la société
grands tableaux mythologiques occupent toute accompagner le changement d’état d’Héraklès l’autel. Le premier, le plus âgé, barbu et vêtu de étrusque du VIe siècle. S’y ajoute probablement
la courbure du vase, d’une anse à l’autre ; sous qui de mortel va devenir immortel en accédant à l’himation sur le chiton s’avance d’un pas vif. Il une symbolique complémentaire sur le rôle de
chaque anse, un labyrinthe. l’Olympe, grâce à toutes ses épreuves vaillamment tend un canthare de sa main droite tandis que la Caere et sa relation avec le monde phocéen que
surmontées. gauche, levée, en signe de prière, pointe du doigt nous ne développerons pas ici.
l’énorme grappe de raisin qui pend au-dessus de sa
22 – Double aulos

Ve siècle ? Athènes ? Bien que connu en Égypte dès le XVIe siècle,


Ancienne collection J. Hirsch, 1961 en Grèce, l’aulos est surtout utilisé à partir
Os de mouton travaillé du VIe siècle. L’étude de l’aulos entrait plus
L. 33 ; L. holmos, 6,5 ; D. embout bucal 1,2 ; particulièrement dans l’éducation de la classe
D. extrémité 1,1 aristocratique, au moins jusqu’au milieu du VIe
L. 35 ; L. holmos, 6,6 ; D. embout bucal 1,1 ; siècle, époque à partir de laquelle il en sera
D. extrémité 0, 9 exclu. Il est utilisé dans les concours et certains,
Copenhague, National Museum of Danmark, comme l’aulos pythique (à dix-huit trous) étaient
80 81
Ancient Cultures of Denmark and the Mediterranean particulièrement prestigieux car seuls quelques
inv. 14411 et 14412 virtuoses pouvaient en jouer. En Grèce la musique
accompagne tous les rituels de la vie publique
Bibliographie comme de la vie privée. Les aulètes (joueurs
ROVSING OLSEN, 1969 : http://www.dym.dk/ d’aulos professionnels) jouaient dans toutes les
dym_pdf_files/volume_05/volume_05_003_009. cérémonies, toutes les fêtes de la vie courante. Ils
pdf sont largement représentés sur les vases. L’aulète
tenait un aulos dans chaque main et soufflait
L’aulos est un instrument à vent (précurseur du en même temps dans les deux hanches ce qui
hautbois), ici en os, il pourrait être en ivoire ou nécessitait un souffle puissant, entraînant aussi
en bois, plus rarement en bronze. Il se compose une déformation du visage. Ce geste disgracieux
d’un tuyau cylindrique (bombyx) percé de trois fut une des raisons qui le fit tomber en désuétude
ou quatre trous pour les doigts et d’une anche un certain temps. Parfois, le musicien utilisait
battante simple ou double enfoncée dans un une phorbeia* (courroie en cuir) passée derrière
bulbe (holmos) en forme de noyau d’olive. Il est la tête pour aider à son maintien pendant le jeu.
souvent joué par paire (double aulos).
Deux tuyaux similaires forment celui-ci. Chacun
porte quatre trous pour les doigts dont un sur
la face inférieure. Ils présentent une certaine
usure. La distribution est quasiment similaire,
avec une distance de 2,85 cm entre les trous sur
un aulos et 2,65 cm sur l’autre. Un cinquième trou
inférieur se trouve isolé sur la dernière section
de chaque tube ; il ne peut être couvert par les
doigts. Il pourrait s’agir de trous d’aération comme
le propose P. Rovsing Olsen qui suppose qu’ils
permettent de corriger le « frottement sonore » en
associant les sons des deux tuyaux en harmonie.
À l’oreille, les deux sons produits sont entendus
plus justes et plus clairs, de façon agréable et
harmonieuse.
82 83

Le symposion
plaisirs et échanges autour
du cratère
Nikolina Kei
Le symposium Le vin est doux…

Des sources littéraires (poésie épique et lyrique, tragédie, comédie) et visuelles


(céramique surtout corinthienne et attique) aussi incomplètes, partielles et codifiées qu’elles
soient, nous offrent un aperçu de l’ambiance polysensorielle du symposion et, en même
temps, nous aident à mieux saisir les valeurs liées au partage et à la consommation du vin.
Certains documents conçus afin d’être énoncés ou regardés lors de l’activité sympotique
possèdent une valeur réflexive, leur fonction étant de renvoyer aux banqueteurs une
image d’eux-mêmes souvent idéalisée. Le célèbre poème élégiaque de Xénophane de
Colophon, philosophe ionien (vers 570-480), appartient à cette catégorie :

« Maintenant le sol est propre ainsi que les mains de tous et les coupes ; quelqu’un nous met des
couronnes tressées et un autre sert de l’onguent parfumé dans une phiale ; un cratère se dresse plein
de joie ; un autre vin est prêt, qui nous promet de ne jamais nous desserrer, doux dans les cruches,
au parfum de fleurs. Au milieu, l’encens répand un parfum sacré et l’eau est froide, douce et pure ;
voici des pains blonds et une table digne de vénération, chargée de fromage et de miel abondant ;
au milieu l’autel est partout couvert de fleurs, le chant résonne dans la maison, ainsi que la joie
de la fête. Il convient aux hommes joyeux d’abord de chanter les dieux dans des récits pieux et
des paroles pures, en faisant des libations et en priant de pouvoir faire des actions justes ; car
«Q uand je bois du vin, je mouille d’un parfum odorant mon corps, et, tenant une fille dans
les bras, je chante Cypris* ; quand je bois du vin, grâce aux coupes rondes, j’ouvre mon esprit et
ceci est plus convenable, non pas les actions démesurées ; de boire seulement au point de pouvoir
rentrer chez soi sans escorte, sauf si l’on est très vieux ; de louer celui qui, de tous les hommes, fait
preuve d’un caractère noble après avoir bu, utilisant sa mémoire et sa force à des fins morales ; de
je me réjouis du thiase des jeunes gens ». (Anacreonta, 50, 17-24) ne chanter ni les luttes des Titans, des Géants et des Centaures, fabrications des Anciens, ni les
luttes civiles violentes, car il n’y a là rien de profitable ; d’avoir – toujours – une bonne intention
Ces vers destinés à être chantés dans le cadre du symposion, véhiculent pour les dieux. » (Xénophane apud Athénée XI, 462c-f, trad. J. Svenbro).
en quelques mots toute l’ambiance polysensorielle de celui-ci dont les composants
principaux – vin, parfums, chants, jeunes gens et jeunes filles –, attisent l’ensemble des Telle est l’image idéalisée que Xénophane esquisse du symposion : espace de
sens des convives, goût, odorat, ouïe, toucher et vue. C’est en fait le deuxième temps pureté rituelle, imprégné des sensations multiples, à la fois capiteuses et fugaces ; les
du banquet, le premier étant le repas proprement dit (deipnon). fragrances du vin doux au bouquet fleuri, des couronnes fraîches, de l’huile parfumée,
Le symposion s’avère être beaucoup plus qu’une simple pratique de « boire de l’encens et des fleurs consacrées sur l’autel, s’entrelacent avec le goût des pains
ensemble », comme le suggère son nom grec (syn, « avec » + posis, du verbe « boire »). blonds, du fromage et du miel, ainsi qu’avec les sonorités du chant poétique et des
Moment d’interaction civique à travers le partage du vin, de la musique, du chant et prières aux paroles pures que les hommes prononcent dans un état de joie et de piété.
84 de la parole, il est une institution culturelle de premier ordre dans le paysage socio- Car, pour Xénophane, le banquet doit se dérouler dans une ambiance de connivence 85
politique de la Grèce, un phénomène multiple et changeant au fil du temps, qui défie à la fois sociale et religieuse, tenant à l’écart toute parole et comportement insolents,
toute catégorisation définitive et dont la particularité réside précisément dans son toute sorte d’hybris (excès, démesure) capable de déstabiliser la sociabilité des hommes
caractère performatif, spectaculaire et polysensoriel. En effet, alors qu’on insiste souvent et leurs rapports avec les dieux.
sur le fait que le symposion participe à la construction de l’identité sociale et sexuée du La performance à haute voix du poème de Xénophane par un banqueteur invitait
citoyen grec, on oublie de préciser que cette identité se construit à travers la stimulation le reste des convives à harmoniser leurs sens avec tout ce qui les entourait ; les notations
des sens. Car c’est le mélange de tous les plaisirs possibles, visuels, olfactifs, auditifs polysensorielles de ces vers aiguisaient leur expérience immédiate en les plongeant dans
et tactiles, qui permet au symposion de manifester sa double nature socio-politique : une atmosphère d’opulence (habrosynê) et de bien-être à la fois concrète et fantasmée.
signe d’un statut privilégié, celui de l’homme-citoyen libre, et pratique génératrice de Ce même effet multisensoriel est créé par les images ornant les parois extérieures et
prestige pour tous ceux qui ont des aspirations sociales. intérieures des vases céramiques destinés au service et à la consommation du vin. Ces vases
Le symposion se déroule généralement à l’intérieur d’une salle spécialement aux tailles et aux formes diverses, sont des objets à la fois fonctionnels et spectaculaires,
conçue dans des sanctuaires ou dans des demeures privées : l’andrôn, « la pièce des leur décor étant conçu pour plaire aux convives, solliciter leur attention et stimuler leurs
hommes ». La salle, de dimensions moyennes pour favoriser l’intimité, comprend sept à propos. À l’instar des poètes, les peintres des vases proposent une certaine image du
douze lits (klinai) disposés tout autour, les uns à côtes des autres et contre les murs. Un banquet, du plaisir de boire ensemble, et cela par le biais d’un nombre assez restreint
tel dispositif facilite les échanges de toute sorte, promeut l’égalité entre convives, tout de pictogrammes véhiculant toute la richesse de l’expérience sympotique. Notons que
en renforçant l’impression de séparation avec le monde extérieur. Dans ce monde clos et ces images ne sont pas de reproductions fidèles du symposion ; au contraire, elles sont
privilégié où, sous le patronage de Dionysos circulent les paroles politiques et poétiques, le produit d’un choix de la part des peintres : elles sont une ré-élaboration du réel et
les mélodies et les chants, les parfums et les odeurs, les regards et les caresses ainsi fonctionnent sur le mode de l’assemblage synthétique.
que les images ornant le service à vin, l’homme-citoyen affirme son statut social et ses
prétentions politiques tout en se divertissant.
Le déroulement du symposion est fortement ritualisé. Une fois le repas terminé,
on nettoie la salle, on offre aux convives de l’eau lustrale pour qu’ils se lavent les mains, Le vin est doux…
des couronnes et des guirlandes pour qu’ils se les mettent sur la tête et autour du
cou, de l’huile parfumée pour qu’ils enduisent leurs corps. Couronnés et parfumés, les Lors du symposion, on offre aux convives des gâteaux ou friandises (tragêmata
convives font une libation de vin pur en l’honneur de l’Agathos Daimôn (« Bon Génie », ou trogalia), des fruits frais et secs, des fèves et des grains de blé grillés, du pain, du
sans doute un nom apotropaïque pour l’aspect dangereux de Dionysos), afin qu’il veille à miel et du fromage pour mieux absorber l’alcool et entrenir la soif. Les images grecques
la bonne ambiance du symposion. Suit la consécration de « trois cratères » contenant du ne montrent jamais les convives en train de manger : les amuse-gueules sous forme
vin coupé d’eau : le premier à Zeus ou à un autre dieu olympien, le deuxième aux héros de masses rondes sont posés sur les tables face aux lits de banquet, comme sur un
et le troisième à Zeus Sôter (Sauveur). Enfin, le péan chanté par les convives, marque stamnos signé du peintre Smicros (510-500, Musées Royaux de Bruxelles (fig. 8). Au
le début du symposion. Un des convives est choisi comme symposiarque, son rôle étant contraire, on les voit boire le vin coupé d’eau versé dans leurs coupes, vin que les textes
de régir les festivités et donner le ton (il choisit les sujets de discussion, les chants, la décrivent souvent comme doux, aux épices ou au parfum des fleurs (voir encart « Les
prise de parole, la quantité et la force du vin à consommer, les jeux, etc.) pour que tout vins et hors d’oeuvres»). L’effet de boire du bon vin est bien évidemment réjouissant ;
se passe dans un esprit de bonne entente et de décence. ceci est mis en avant par une série de coupes sur lesquelles on lit des inscriptions telles
que : khaire, « réjouis-toi », khaire kai piei eu, « réjouis-toi et bois bien », khaire kai piei
Le symposium Le vin est doux…

est un état d’ébriété accompagné d’une excitation sexuelle permanente et incontrôlable.


Les satyres ne sont pas les seuls dans l’imaginaire grec à ne pas connaître les règles du
bien boire. Il y a aussi les centaures : leur bataille contre les Lapithes* (Centauromachie),
– sujet iconographique très répandu dans la céramique et la sculpture architecturale
du Ve siècle–, met en avant toute l’agressivité sexuelle et meurtrière que le vin pur
peut provoquer. Dans la liste de consommateurs immodérés, il faut ajouter les peuples
barbares, surtout les Scythes et les Thraces inspirant des expressions proverbiales comme
« boire à la scythe » ou « à la thrace », ainsi que les esclaves et les femmes. Toutes ces
figures incarnent chez les Grecs l’altérité, une manière d’être marquée par l’excès, la
démesure, la déviance. Car ce qui caractérise le banqueteur grec, est la maîtrise de soi,
la tempérance, en grec sophrôsunè. Si les poètes, les auteurs de comédie, les médecins
et les philosophes incitent à boire avec modération, c’est parce que le vin a la double
nature d’un pharmakon*, tantôt remède qui soulage, dissipe la tristesse et réconforte,
tantôt poison provoquant des troubles physiques, psychiques et comportementaux. Dans
des cas extrêmes, comme celui de Cléomène, roi de Sparte, la consommation du vin pur
peut amener à la folie et à la mort, d’où la nécessité de la contrôler selon des règles fixes.

Fig. 8 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)

86 87

Fig. 9 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)

tende, « réjouis-toi et bois-moi ». Ces inscriptions de salut instaurent un jeu dialogué,


un échange familier entre le vase et le buveur, tout en véhiculant une expression de joie,
celle de vivre et boire ensemble dans le cadre du symposion.
Le médaillon d’une coupe d’Epeleios, (vers 510, musée de Munich) (fig. 9) met
en scène un comportement aux antipodes de la convivialité : un satyre, couronné et
ithyphallique (au sexe dressé), verse le vin contenu dans son outre à l’intérieur d’un
cratère en proclamant hedus oinos, « le vin est doux/bon », alors qu’un peu plus loin,
une seconde inscription le décrit comme Silenos terpon, « le silène qui fait la fête ». Les
satyres, acolytes de Dionysos, boivent du vin pur directement dans des amphores ou
des jarres, sans mélanger ni partager. Le résultat de cette consommation immodérée
Le symposium Le vin est doux…

Couronnes,
Or le vin était considéré comme une substance chaude ; il est le feu de Dionysos, feu connoté, entre
autres, à l’éclair de Zeus qui – d’après le mythe – foudroya et consuma Sémélé, la mère du dieu, victime, alors
qu’elle était enceinte, de la vengeance d’Héra. L’action du breuvage sur le corps et l’âme en font un ingrédient
de base récurrent des remèdes et des philtres, dont l’usage est attesté dès les poèmes homériques (Odyssée,

vin et théorie
IV, 219 sq. ; X, 234-236). Les propriétés échauffantes du vin sont attestées par l’ensemble des sources médicales,
jusqu’à l’Antiquité tardive ; ainsi, pour l’auteur du traité hippocratique Du régime (LII), « l’eau est froide et humide,
le vin est chaud et sec ». Mais s’il est utile dans de nombreux cas – les sources s’accordent notamment pour lui
attribuer des vertus stomachiques (par exemple Dioscoride, V, 11) –, il peut aussi s’avérer néfaste. De fait, pour

des humeurs
Pline (XXIII, 31), qui lui consacre un long développement, « il n’est pas de matière plus difficile à traiter et plus
abondante, car on ne saurait dire si le vin est plus généralement utile ou nuisible ».
Car l’échauffement engendré par le vin peut provoquer, lorsqu’il est mal dosé, des lourdeurs et des
maux de têtes (Régime des maladies aigües, 10 ; Epidémies, II, 6, 30). L’auteur des Affections (II) en précise la
raison : s’il faut s’abstenir de vin en cas de céphalée, c’est que, sans cela, « la chaleur de la tête augmenterait »,
Amandine Declercq accentuant du même coup les douleurs dues au phlegme qui, « mis en mouvement », « s’accumule et se fixe à
la tête ». L’usage de se ceindre le front, maintenu serré par un lien – bandeau ou couronne –, aurait donc pour
fonction corollaire lors du banquet – outre l’hommage aux divinités – d’éviter la dilatation et l’engorgement du
crâne sous l’effet du feu dionysiaque qui, activant la motion des humeurs, causerait leur trop grande concentration
L’hôte offrait généralement aux convives du banquet une couronne végétale, dont la nature
vers le haut du corps.
dépendait soit de la divinité qu’on invoquait, soit de l’effet qu’on souhaitait provoquer sur le corps
Les végétaux choisis pour la composition de ces liens contribuent, eux aussi, au rééquilibrage des
grâce aux vertus des plantes. Les vers attribués par Athénée (676e-f) au poète tragique Chérémon
fluides en mouvement. D’après l’ouvrage sur les parfums et les couronnes du médecin Philonide, le myrte, la
d’Athènes illustrent bien cette fonction première des couronnes, qualifiées de « messagères
rose, le laurier, par leurs qualités astringentes, « dissipent les fumées du vin », « calment un peu les douleurs
des hommages », qui est loin d’être simplement ornementale : « les domestiques préparent des
de tête et procurent un certain rafraîchissement » (Athénée, 675e). D’autres plantes à l’odeur suave, comme
couronnes que les prières font marcher devant les dieux, pour annoncer nos hommages ». De fait,
la giroflée ou la marjolaine, sont au contraire évitées car elles risqueraient de « causer l’assoupissement » ou
les banqueteurs d’Athénée (192b) leur attribuent un langage symbolique, en rapport avec chaque
d’accentuer « une pesanteur de tête » (ibid.). Quant au lierre, plante des sous-bois ombreux, sa robustesse, son
divinité : « toute réunion pour une beuverie, aux temps anciens, rapportait à un dieu sa raison d’être ;
odeur discrète et son action réfrigérante – tempérant le feu de la boisson – en font une plante particulièrement
on prenait la couronne familière au dieu, qu’on célébrait en des hymnes et des chansons ». Ces
adaptée pour « ceux qui ont la tête frappée [ou étourdie] par les vapeurs du vin » :
couronnes étaient parfois accompagnées de bandelettes – appelées selon les cas tainia ( ),
stemma ( ), etc. –, symboles de consécration ; c’est ainsi que paraît notamment Alcibiade,
l’hôte faisant irruption chez Agathon, dans le Banquet de Platon (212d-e), « la tête ornée d’une « De ce lien on passa aux couronnes de lierre, qui croît partout en grande quantité ; d’autant plus qu’il ne déplaît pas à la
épaisse couronne de violettes et de lierre, et de nombreuses bandelettes ». vue, et qu’il ombrage bien le front par ses larges feuilles et ses espèces de grappes. D’ailleurs il soutient une tension assez
Le lierre, attribut de Dionysos, est couramment attesté pour cet usage, mais bien d’autres
considérable, et il rafraîchit sans répandre d’odeur assoupissante. Je pense donc que c’est pour cette raison qu’on a consacré cette
88 couronne à Dionysos, voulant qu’il fût le médecin des maux qu’il cause par le vin, comme il en a été lui-même l’inventeur » 89
végétaux pouvaient composer les couronnes : on retrouve ainsi le myrte, la rose, le laurier, ou encore,
(Athénée, Déipnosophistes, 675d).
parmi les essences à couronnes qu’aurait mentionnées Théophraste (apud Athénée, 680e-f), l’ancolie,
l’asphodèle, la flambe, le lys, le narcisse, le lirion, l’anémone, le buldocodion, l’œnanthe, l’hélichryse,
l’iris de Perse (auxquels on pourrait ajouter la mention, parmi les sources, du serpolet, des fleurs de
tilleul, de la mauve, du mélilot, de l’âche, du trèfle, de la menthe, du cerfeuil, de l’aneth, du gattilier,
etc.). Ces fleurs pouvaient également être portées en guirlandes (hypothimiades) autour du cou,
dont le suc se diffusait sur la poitrine, siège du cœur et de l’âme (Alcée, Sappho, Anacréon apud
Athénée, 674c ; 678d).
Les invités avaient donc pour usage de se ceindre la tête, selon une coutume dont l’origine
est attribuée à Dionysos lui-même : « Son front était serré d’un bandeau, pour se garantir des
maux de tête causés par l’excès du vin » (Diodore de Sicile, IV, 4). Cette conception a trait au fait
que le corps humain, pour les Anciens, était constitué d’humeurs, fluides en mouvement desquels
dépendait, en fonction de leur équilibre, la santé de chaque individu. Les théories des humeurs
sont exposées dans le corpus hippocratique, qui recouvre une soixantaine d’ouvrages rattachés à
la figure d’Hippocrate, médecin grec des Ve-IVe siècles. Somme composite, les traités du corpus
ont en réalité été rédigés par de nombreuses mains, qui se font l’écho des principaux courants
médicaux et de leur évolution aux époques classique puis hellénistique.
Plusieurs conceptions humorales transparaissent au sein des écrits hippocratiques, parmi
lesquelles on distingue une théorie à deux humeurs, formulée dans Du Régime (la bile et le phlegme,
représentant le feu et l’eau, constitueraient selon cette dernière les principaux flux corporels), et deux
systèmes à quatre humeurs, l’un – développé dans Sur la nature de l’homme – prenant en compte
le sang, le phlegme (ou pituite), la bile jaune, la bile noire (ou atrabile), et l’autre – qui transparaît
dans Affections, Maladies (I ; IV), Lieux dans l’homme (IX, 1 sq.) – considérant quant à lui le sang,
le phlegme, la bile et l’eau comme substances fondamentales (Thivel 1997). La deuxième de ces
doctrines – celle du traité Sur la nature de l’homme –, a régi, en passant à la postérité, la perception
du corps humain et la pratique de la médecine jusqu’à l’époque moderne.
Ces humeurs ne sont pas de simples fluides auxiliaires, ce sont des principes vitaux ; leur
déséquilibre, selon cette conception, constitue la cause principale des maladies, et si l’une d’elles
venait à manquer, les conséquences en seraient fatales. D’où la nécessité constante de maintenir
leurs bonnes proportions, compositions et circulation dans l’organisme. En cas de maladie déclarée,
divers procédés, comme les fomentations, les fumigations, les cataplasmes, les saignées, etc.,
pouvaient être employés afin de purger les humeurs, mais, en règle générale, l’hygiène de vie – en
particulier l’alimentation, la boisson, l’environnement, l’exercice, etc. – jouait dans cette optique
un rôle majeur, tant préventif que curatif.
Le symposium Un parfum de joie et de bonheur…

Un parfum de joie et de bonheur…


Dionysos
Adeline Grand-Clément

Dionysos n’est pas simplement le dieu de la vigne, du vin et de l’ivresse : il s’agit en fait
d’une des figures les plus complexes du panthéon grec. Il occupe en effet une position marginale,
et alterne avec Hestia (déesse du foyer) dans la liste canonique des douze dieux Olympiens.
Insaisissable, imprévisible et polymorphe, c’est « le dieu des apparences multiples et des épiphanies
déconcertantes » (F. Frontisi), un dieu « étranger et étrange » (M. Detienne). Les Grecs eux-mêmes
le considéraient comme venu d’ailleurs : de Lydie, de Phrygie ou de Thrace. Il s’agit pourtant bien
d’un dieu grec, présent dans le panthéon hellène dès l’époque mycénienne (1600-1200).
Les mythes autour de Dionysos abondent et sont centrés sur la dialectique entre identité
et altérité, autochtonie et ouverture à l’étranger. Ils racontent notamment qu’il était le fils de Zeus
et d’une mortelle, Sémélé, fille du roi de Thèbes, morte foudroyée d’avoir vu son divin amant dans
sa splendeur radieuse. Le dieu aurait recueilli l’embryon et l’aurait inséré dans sa cuisse pour qu’il y
finisse sa croissance. Né de la cuisse de Zeus, Dionysos aurait ensuite été élevé en Asie, en compagnie
de satyres, avant de rentrer en Grèce pour faire reconnaître ses droits sur Thèbes. Il aurait ainsi
apporté la culture de la vigne dans les diverses cités, en particulier à Athènes, et appris aux hommes
comment maîtriser les puissants effets du vin. Cela explique l’importance qu’il possédait pour les
participants au symposion.
Dionysos était particulièrement populaire dans les campagnes et de nombreuses fêtes
lui étaient consacrées, souvent en rapport avec la fertilité des champs et la sexualité. C’était en
effet le dieu des jeunes pousses, de la végétation arborescente et de la sève, principe humide
indispensable à son perpétuel renouveau. Il incarnait le ganos, qui est à la fois éclat, scintillement,
Fig. 4 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art) humidité vivifiante et réjouissance. On dédiait à Dionysos de joyeux cortèges, des processions où
90
l’on transportait des phallus ; on lui sacrifiait volontiers boucs et taureaux, animaux symbolisant la 91
Au parfum suave du vin versé dans les coupes, vient s’ajouter une série de puissance de fécondation.
notations olfactives qui emplissent la salle du banquet : couronnes et guirlandes végétales, C’est en raison de ses affinités avec le vin et l’état d’altérité que sa consommation provoque
fleurs fraîches, encens et huile parfumée sont parmi ces substances odorantes diffusant qu’il est devenu le dieu de la transe et de l’extase, le dieu des excès et de la transgression. Il conduisait
une ambiance de luxe et de bien-être, un mélange de piété et d’érotisme sensuel. Leur parfois ses dévots jusqu’aux limites de la sauvagerie : un mythe raconte qu’il avait rendu folles les
présence attise la vue et l’odorat, tout en participant à la bonne disposition de l’esprit Ménades qui forment son cortège. Ces épouses de citoyens avaient quitté leur maisonnée, pour
et du corps. s’adonner à une course effrénée à travers les forêts et les montagnes, prenant en chasse tout ce
Un des premiers gestes des participants au symposion est de se ceindre de qui vivait, animal ou être humain.
couronnes tressées de feuillages (lierre, laurier, myrte, chêne, céleri) ou de fleurs (roses, Les compétences de Dionysos doivent être envisagées au sein du panthéon grec, en relation
violettes) (voir l’encart  « Couronnes et théorie des humeurs »). Objets de plaisir à la avec les autres puissances divines. Il est par exemple extrêmement complémentaire de son frère
fois visuel et olfactif, les couronnes répondent à des besoins à la fois esthétiques et Apollon sur de nombreux aspects (musique, théâtre, danse, purification…), avec qui il partageait
thérapeutiques : elles parent les convives tout en les protégeant contre l’ivresse. En d’ailleurs le sanctuaire de Delphes. Il était à la fois le dieu de la marge, avec sa part de violence, et
même temps, elles marquent un esprit de célébration rituelle, et renforcent la tonalité le dieu central et indispensable du renouveau, de la joie et de la vie, de l’ouverture à l’autre, celui
érotique du symposion. Dans les images de la céramique attique, on les voit portées par qui permettait d’aller contre la tendance de l’homme et de la cité à se replier sur ses certitudes,
les banqueteurs et leurs compagnes, les musicien(ne)s, les danseuses et les échansons autour d’une identité autochtone exclusive. C’est sans doute ce qui explique le succès de Dionysos
ou déposées sur des tables basses. Une couronne de lierre – plante emblématique de dans le monde grec : un dieu à la croisée des chemins, dont le culte permettait de révéler à chacun
Dionysos – orne parfois l’épaule des amphores ou des cratères comme dans le médaillon l’étranger qu’il portait en lui et de faire tomber les masques.
d’une coupe du Peintre de la Cage (Musée du Louvre) (fig. 10 ; cat. 31).
Au parfum exhalé par les couronnes, les poètes méliques* (Alcée, Sappho,
Théognis, Anacréon) ajoutent celui des guirlandes portées autour du cou (hypothymides)
ainsi que celui de l’huile contenue dans des alabastres et des lécythes amenés par les
convives eux-mêmes ou proposés par l’hôte du banquet : « Eh bien, qu’on nous mette
autour du cou des guirlandes d’aneth odorantes ; que l’on verse un suave parfum sur
notre poitrine » (Alcée fragment 92D = 362L = Athénée, 15.674cd). Ailleurs, le parfum
(muron) est présenté comme un baume calmant qui dissipe la douleur :

« Sur ma tête qui a beaucoup souffert verse du parfum et sur ma poitrine grisonnante… » (Alcée
apud Plutarque, Questions de banquet, 3.1.3, 647e-f = fragment 86D = 50L).

Dans les poèmes méliques aussi bien que dans les images où le parfum est suggéré par
de petits flacons (alabastres, lécythes, aryballes) figurés dans le champ ou portés en
main, l’onction du corps et des cheveux avec de l’huile fine se présente comme un geste
de volupté, un geste qui renforce et attise le désir érotique.
Le symposium La voix s’enhardit…

Toutes ces substances parfumées participent à la création d’un espace d’indolence et


de sensualité mais aussi de communion avec le divin, dont un des traits spécifiques
est l’euôdia, la bonne odeur : tout d’abord, parce que tout ce qui appartient aux dieux
(leurs demeures sur l’Olympe, leurs temples, leurs autels et leurs vêtements) exhale
des parfums agréables et puis parce que leur présence se manifeste souvent par une
odeur merveilleuse. Dans le poème de Xénophane cité plus haut, le parfum des fleurs
sur les autels et les fumigations de l’encens se mêlent avec les paroles pieuses et les
prières ; par les sensations olfactives qu’elle dégage, la salle de banquet devient un
lieu qui rappelle mais aussi convoque la présence divine.

« La voix s’enhardit auprès


du cratère »
(Pindare, Néméennes, IX, 49) 
« On ne vient pas à un banquet en se présentant comme un vase à remplir, si l’on
a du jugement, mais pour y parler sérieusement et pour plaisanter, pour écouter et pour
dire de ces propos auxquels l’occasion invite les assistants, s’ils doivent trouver du plaisir
à converser entre eux », affirme Thalès dans le Banquet des Sept Sages de Plutarque Fig. 11 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)
(2, 147 e), œuvre qui, comme les Deipnosophistes d’Athénée, transcrit des échanges
savants mais factices entre un groupe de doctes banqueteurs. Leurs préoccupations
sont tantôt d’ordre philosophico-politique, autour de sujets comme l’immortalité de l’âme
et l’organisation civique, tantôt d’ordre plus prosaïque, lorsqu’il s’agit de nourriture, de
couronnes ou de parfums. D’autres types d’échanges, moins sérieux, sont également
possibles : plaisanteries, moqueries (skômmata), devinettes, énigmes (griphoi, ainigmata),
chants improvisés par les convives (skolia) et jeux d’érudition, comme la citation de
vers et de proverbes connus, au moment opportun, dans une conversation. Paroles et
chansons accompagnent les coupes passées de main en main, invitant les convives à
92 les recevoir et à y répondre dans un esprit de compétition, ce qui leur offre l’occasion 93
idéale d’afficher leur culture et leur sens de la repartie.
Lorsqu’un convive souhaite prendre la parole ou même chanter, il se saisit d’un
rameau de myrte ou de laurier, que l’on fait circuler de gauche à droite, geste souvent
figuré sur les vases à boire : ainsi, sur le médaillon d’une coupe du Peintre de Brygos
(Florence, Museo Archeologico) (fig. 11), un jeune banqueteur, le bras levé, tient un
rameau et chante pile kai… « aime et.. ». Les paroles qui sortent de sa bouche sont aussi
énoncées à haute voix par l’usager du vase, qui découvre l’image une fois sa coupe vidée.
En le faisant, celui-ci se trouve dans une situation performative semblable à celle de la
figure du médaillon : il se donne lui-même en spectacle. Fig. 12 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)
Les poèmes au contenu érotique ne sont pas les seuls à être entonnés dans
la salle du banquet ; il y a aussi les prières, les hymnes en l’honneur et les poèmes
évoquant les dieux, comme le rappelle Xénophane. Le cratère d’Euphronios à Munich
(Antikensammlungen) (fig. 12) met en scène plusieurs convives dont les gestes et
les postures (bras levés, tête en arrière) démontrent qu’ils sont sous le charme de la
performance d’une jeune flûtiste ; l’un d’entre eux, nommé Ekphantidès, chante Opollon
se te kai makai… , « ô Apollon, toi et le/la béni(e) ?... » – inscription qui rappelle le
caractère rituel du symposion.
De manière générale, le caractère performatif du symposion dans les images
est suggéré par des bribes de poésie mélique (par exemple « je souffre et je désire »),
des évocations des dieux (par exemple « ô Apollon ») et des syllabes sans signification
(par exemple netenareneteneto) jaillissant de la bouche des figures, ainsi que par la
représentation des instruments musicaux (lyre, barbiton*, flûte et crotales*) représentés
dans le champ ou maniés par des figures.
L’ambiance performative continue après la fin du banquet, lors du kômos,
promenade joyeuse des convives dans l’espace public. Au médaillon d’une coupe du Peintre
d’Antiphon (Gottingen, Georg-August-Universität) (fig. 13) un jeune homme couronné,
une coupe dans une main, une lyre dans l’autre, avance en chantant eimi kô(ma)zôn
hypau(lou)…, « j’avance en faisant la fête sous l’effet de la flû(te)… », inscription incomplète
qui renforce le caractère immédiat de la performance. Une seconde inscription, ho (p)
ais kalos, « le jeune homme est beau », souligne son pouvoir de séduction. Ce genre
d’images accompagnées d’inscriptions poétiques et laudatives, sont vecteurs d’un plaisir
à la fois visuel et auditif.

Fig. 13 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)


Le symposium Pour le plaisir des yeux

La musique, Pour le plaisir des yeux…


L’espace du symposion est aussi un espace pictural, un lieu de contemplation

la lyre et l’aulos
visuelle, où les images ornant les parois intérieures et extérieures des vases emplissent
et ravissent les yeux. La visibilité des images est d’ordre dynamique : en dehors du
cratère qui reste immobile au centre de la salle du banquet, le reste des vases (coupes,
skyphoi, œnochoai, etc.) sont pris dans un réseau de gestes propres à leurs formes et

dans le banquet
à leurs usages ; ils passent de convive en convive et font circuler des images, du vin et
de la parole.

« Buvons ; pourquoi attendre les lampes ; il n’y a plus qu’un doigt de jour ; apporte, ami, les
grandes coupes ouvragées, ornées de couleurs (poikilais) ; le fils de Sémélé et de Zeus [=Dionysos]
Ghislaine Vandensteendam a donné aux hommes le vin pour qu’il leur fasse oublier leurs soucis. Mélange un cyathe* d’eau
et deux de vin, remplis les coupes ; et qu’une coupe chasse l’autre » (Alcée fragment 346, cité
par Athénée, X, 430c-d).

Les principaux instruments joués lors des banquets sont les instruments de la famille des Les coupes poikilais évoquées par Alcée doivent être des coupes céramiques
lyres (barbiton-lyre) et de la famille des auloï. Les convives, appartenant aux couches sociales les plus au décor peint. Cette hypothèse est consolidée par une coupe attique à figures noires
aisées, chantaient et improvisaient à tour de rôle au passage de la lyre qui circulait de mains en mains du Peintre de Haimon, conservée au British Museum de Londres, dont le pied porte une
et de gauche à droite ; ils témoignaient ainsi de leur niveau d’éducation. Les chansons de banquet inscription composée de deux vers trochaïques* : « Je suis la coupe ornée de couleurs
s’apprenaient lors du symposion, lieu et moment où se constituait et se transmettait le répertoire de la belle Philtô ». Lorsque l’usager de la coupe lit à haute voix l’inscription, il proclame
traditionnel (les scholies) qui s’enrichissait au rythme des reprises, modifications et déformations. l’effet bigarré de la coupe créé par le vernis noir des figures, le rouge orangée du fond,
La lyre, instrument à cordes, était un instrument d’apprentissage et non professionnel. Elle était les rehauts blancs et les détails incisés ; la coupe se présente comme un objet de plaisir
composée d’une carapace de tortue, d’une peau tendue avec chevalet et comportant le plus souvent visuel tout comme sa propriétaire, la belle Philtô.
sept cordes de boyaux tendues au moyen de chevilles en bois ou cuir. Les plus anciennes, retrouvées Outre les couleurs, il y a un élément qui renforce l’effet de bigarrure (poikilia)
en Argolide, datent du IXe et du VIe siècle. L’aulos, instrument à vent ancêtre du hautbois, était des vases en mouvement : il s’agit de leur éclat. Manipulés, vus sous plusieurs angles
joué le plus souvent par des professionnels, hommes ou femmes, loués par contrats pour divertir et sous la lumière projetée par des lampes, les vases dévoilent des miroitements et des
les invités. L’aulos se composait d’une anche double, d’un ou deux tuyaux pouvant être fabriqué(s) brillances qui animent leurs surfaces polies ainsi que leurs images. À l’extérieur d’une
en roseau, os (âne, cerf..), bois (buis, micocoulier), ivoire, bronze ou argent. Il existait différentes coupe de Douris (Florence, Museo Archeologico) (fig. 14), une petite lampe allumée
94
familles d’auloï. À chaque famille correspondait un répertoire bien précis et un son particulier, allant posée sur un candélabre indique le caractère nocturne du symposion et laisse imaginer 95
de la sonorité grave et rauque pour les auloï phrygiens à la sonorité très aigüe et perçante pour les les jeux de lumière sur les vases maniés par les convives.
auloï cariens. Ces derniers, exclusivement utilisés au départ pour les lamentations de deuil, étaient
joués au gré des modes dans les banquets athéniens à partir du IVe siècle.
La musique, à la fois source de distraction et moyen pour les convives de montrer leur
instruction, devenait un sujet de discussions animées lorsqu’il s’agissait de parler de théorie musicale,
d’esthétique et de philosophie. Les notions d’octave, de quarte juste et de quinte juste (c’est-à-dire
naturelle) issues de l’école pythagoricienne et platonicienne, souvent abordés lors des banquets,
ont été utilisées jusqu’au XIe siècle, dans le chant chrétien occidental.

Fig. 14 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)

En ce qui concerne les thèmes de la céramique, il y a d’abord les scènes qui célèbrent
la beauté et la grâce des corps juvéniles : jeunes garçons et jeunes filles, vêtus ou
nus, s’offrent au regard et inspirent le désir chez les banqueteurs. La toilette du corps,
l’exercice à la palestre, les ébats érotiques sont parmi les sujets les plus fréquents de
la céramique du banquet, mettant en place un dispositif de voyeurisme sexuel auquel
participent les convives en faisant circuler les vases entre eux.
Il y a aussi les images qui s’inspirent des mythes grecs, des exploits des dieux
et des héros, et qui interpellent la mémoire et le savoir des banqueteurs. Sans surprise,
c’est Dionysos qui est le plus souvent figuré sur les vases du banquet, tantôt accompagné
de son thiase (satyres et ménades), tantôt seul, comme à l’intérieur de la célèbre coupe
96 97

Fig. 15 : Lécythe attribué au Peintre d’Amasis (Metropolitan Museum or Art)

d’Exékias (Munich, Antikensammlungen) (fig. 15) : allongé en toute majesté sur le bord
d’un navire, entouré d’un chœur de dauphins, le dieu exprime sa toute puissance en
faisant pousser une vigne autour du mât. Sa présence révélée au banqueteur, une fois
sa coupe vidée, est comme une vraie épiphanie dans l’espace sympotique dont il est le
patron.
Enfin, plusieurs vases sont pourvus d’un décor qui crée des effets illusionnistes ;
ce qui en résulte est la tentation, l’étonnement et l’amusement du regard. C’est le cas
d’une série de vases de la fin du VIe siècle représentant, sur la partie supérieure de leurs
parois intérieures, une frise de navires. Un dinos, aujourd’hui à Paris (musée du Louvre)
(fig. 16), en est un bon exemple : lorsque le vase est rempli de vin, les navires semblent
flotter sur « la mer vineuse », « la mer au couleur du vin » dont parle Homère dans ses
épopées. Les convives ont ainsi sous les yeux la matérialisation d’une des métaphores
homériques les plus connues ; l’image vivante de ces navires flottant sur la surface sombre
du vin amuse leur regard tout en sollicitant leur mémoire poétique. L’effet illusionniste
des frises navales est renforcé par la couleur orangée du fond d’argile, qui pourrait alors
suggérer le ciel empourpré au lever ou au coucher du soleil.

notices
23 – Cratère à colonnettes 24 / 25 – Louches à manche vertical
A B

600-590. Corinthe, corinthien moyen. côte et vêtues d’un long péplos*, sont enveloppées
Peintre de Memnon dans un seul et même manteau pourpre dont
Découvert en Étrurie. Ancienne collection les femmes des extrémités tiennent les pans
Campana, 1863 tendus devant elles. Leurs corps sont ainsi en
Figures noires, incisions, rehauts rouges et blancs partie cachés au spectateur mais visibles pour
H. 37 ; D. 40,5 l’homme qui, au centre de chaque groupe, fait
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, face aux femmes situées à sa gauche. Les deux
inv. E 634 hommes sont identiques : de profil, ils portent la
98 même longue chevelure frisée que les femmes, 99
Bibliographie coiffées en arrière et maintenues par une sorte
VILLANUEVA-PUIG, 2009, p. 112, 126  ; de diadème. Ils sont barbus et habillés d’un long VIe siècle. Atelier d’Italie méridionale IVe siècle. Chersonèse, presqu’île thrace
KARDIANOU, 2009, p. 63-74 ; Dioses Mitos y chiton* à manche sous un himation* pourpre, Provenance inconnue, Italie ? Ancienne collection sur la mer Noire, nécropole d’Eléonte, 1915
religión, 2013, n° 43 p. 68-69. épaule droite dégagée. Bras collés au corps, ils Campana Bronze coulé, gravé
tiennent dans leur main droite, en avant du corps, Bronze coulé, gravé H. : 29
Le cratère est le vase à mélanger le vin pour un sceptre à longue hampe appuyé au sol, et H. 52,70 ; D. 5,4 Paris, Musée du Louvre, Département des AGER,
une part avec deux part d’eau et des épices. Il tendent l’autre main ouverte vers les femmes. Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, inv. BR 4913
est le vase central du symposion, le point focal Deux cygnes marchant encadrent l’ensemble de inv. BR 3060
autour duquel s’organise la cérémonie qui suit le la scène. Louche à cuilleron large et plat, au manche plat,
banquet et dans le cadre de laquelle les hommes Bibliographie perpendiculaire, donc vertical. Il devient rond
vont consommer et partager, de manière très Face B : Sur cette face une scène de banquet. Trois CASTOLDI, FEUGERE, 1990, fig. 11 p. 72 dans sa partie supérieure pour se terminer en
conviviale, le breuvage de Dionysos, selon des personnages sont à demi-allongés ou assis chacun crochet de suspension en forme d’une tête de
règles très précises. Ce vase est sorti des ateliers sur une klinê* aux pieds moulurés, recouverte de Louche à cuilleron vasque hémisphérique plus cygne, finement gravée. Une palmette décore
de Corinthe ; les peintres des potiers corinthiens lourds tissus de laine tissée. À cette époque, ils haute que large, au manche plat, perpendiculaire, l’attache de l’anse. Cet objet accompagnait un
ont été les premiers à figurer les scènes de ne diffèrent guère des lits représentés dans les donc vertical. Il devient rond dans sa partie défunt. Il provient d’une tombe fouillée en amont
symposion et la multiplication des lits caractérise scènes d’exposition des morts. Leur manteau les supérieure pour se terminer en crochet de des fouilles officielles.
d’emblée l’aspect collectif de la cérémonie. enveloppent totalement, ne laissant apparaître suspension en forme d’une tête de canard,
Ce cratère est très richement décoré sur la lèvre, que la tête et parfois les mains. Ils sont en pleine finement gravée. Une palmette décore l’attache
sur sa tranche et sur le col de motifs végétaux, discussion ; deux d’entre eux sont tournés vers de l’anse.
doubles rinceaux de fleurs de lotus, lignes en celui de droite qui les regarde. Devant chacun La louche fait partie du service à vin. Elle est
zigzag, fleurettes. Sur le plat d’une anse a pris d’eux est installée une table en bois gravé et au utilisée pour puiser et remplir les vases à boire,
place une scène de vendange, dans une grande pieds travaillés, remplie de victuailles posées même si sur les vases c’est surtout l’œnochoé que
cuve, deux hommes foulent au pied le raisin ; dans des plats. Un cratère ou un skyphos* figure l’on retrouve dans les mains de l’échanson. La n°
sur l’autre deux hommes tiennent un cadre en sur celles des extrémités, un cratère sur celle du 24, au récipient haut et étroit, peut également
bois dotés d’ergots, peut-être un instrument centre. Sous les tables un tabouret. Dans l’espace, être utilisée pour la consommation directe de
d’arpenteur ? Sous chaque anse un lion et un accrochées aux murs, des armes (carquois, arc la boisson.
cygne. Sur la panse, court au registre inférieur une et épées entrecroisés), symboles de la classe
frise de grands animaux, lions, cerfs et sphinge, aristocratique qui pratique la chasse et la guerre. Il
marchants. s’agit là du banquet, moment du repas qui précède
le symposion : le partage du vin entre hommes. La
Face A : La scène supérieure représente une convivialité transparaît dans la scène. Le dessin est
procession ou un rituel. Deux par deux, quatre sommaire, contrairement à la face A où le peintre
groupes de trois femmes se font face. Dans chaque s’est attaché à représenter en détail les visages
groupe, trois femmes aux longs cheveux frisés de profil, yeux de profil, les jeux de regards et
ceints d’une fine couronne, debout, alignées côte à des attitudes naturelles et élégantes.
26 – Passoire en bronze 28 – Banqueteur (ou symposiaste)
tenant un canthare
IVe siècle. Chersonèse, presqu’île thrace
sur la mer Noire, nécropole d’Eléonte, 1915
Bronze coulé, gravé
H. : 29
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER,
inv. BR 4913

Louche à cuilleron large et plat, au manche plat,


perpendiculaire, donc vertical. Il devient rond dans
sa partie supérieure pour se terminer en crochet de
suspension en forme d’une tête de cygne, finement
gravée. Une palmette décore l’attache de l’anse. Cet
objet accompagnait un défunt. Il provient d’une tombe
fouillée en amont des fouilles officielles.

100
27 – Coupe-canthare à pied haut 101

330-320. Atelier de Grèce du nord


Macédoine. Achat, 1997
H. 11,6 ; l.19,4 ; D. 8,58 Vers 450. Tarente (Italie du Sud). Acquisition Bien qu’aujourd’hui incomplète, cette figurine
Bronze coulé, martelé, anses bifides Lenormant, 1880 représente un symposiaste*. À demi étendu de
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, Terre cuite fragmentaire trois-quarts face sur une klinê* à décor mouluré
inv. BR 4787 H. 23 ; L. 22,5 dont les pieds ont disparu, il prend appui sur son
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, coude gauche posé sur un coussin. Dans sa main
Canthare à la vasque en forme de calice, lèvre en saillie, inv. MNB 2601 gauche, il tient un canthare par une anse, tandis
pied à tige haute, un tore en relief marque la liaison que son bras droit est négligemment posé sur sa
entre le pied évasé et la tige. Les deux anses s’élancent cuisse gauche, genou redressé. L’himation* dégage
depuis le bas du corps du vase, une feuille lancéolée sa poitrine musclée mais enveloppe totalement le
marquant l’attache. Les deux branches de l’anse bifide, reste du corps, laissant à peine deviner la position
de section ronde, se joignent en prenant l’allure d’un des membres inférieurs. Un diadème complexe
bec triangulaire tourné vers l’intérieur. coiffe sa chevelure. Les figurines de banqueteur
Le canthare est le vase à boire par excellence associé sortent en nombre des ateliers des coroplathes*,
très souvent à Dionysos sur les vases peints comme en particulier en Grande Grèce, à Tarente où, au Ve
dans les reliefs sculptés. En métal, précieux ou pas, ou siècle, apparaissent de nouveaux types. Celle-ci a
en terre cuite, il était utilisé au même titre que la coupe totalement perdu sa polychromie. Le faible modelé
ou le skyphos dans le cadre du symposion, cérémonie de la draperie laisse supposer une usure du moule
du partage festif du vin, réservé aux hommes, à l’issue ou un surmoulage.en terre cuite produites en
du banquet. Les canthares en bronze parvenus jusqu’à quantité à Tanagra, Béotie) qui semblent provenir
nous ont généralement été découverts dans les tombes, d’un même atelier installé à Myrina, caractérisé
en particulier de Macédoine, où ils accompagnaient le par l’application d’une couche de vernis brillant
défunt en tant qu’offrande funéraire. (opacifié avec le temps) et l’emploi de couleur
vert sombre.
29 – Acrobate (bateleuse) 30 – Amphore à col

Vers 510. Attique. Attribuée à Euphronios de Léagros, fils de Glaucon, est fréquente sur les
Découverte à Vulci (Étrurie, Italie). Ancienne vases de cette période et les historiens de l’art
collection Canino et Dubois, 1845 rassemblent sous le nom de « groupe de Léagros »,
Figures rouges, rehauts rouges, pourtour des une quarantaine de peintres qui l’ont utilisée, dont
chevelures incisé Euphronios. Dans le cadre du symposion, elle fait
Inscription sur le col, A : Pais référence à la séduction homosexuelle masculine
102 Leagros Kalos ; B, inscription rétrograde : qui était fréquente lors de cette cérémonie festive. 103
, Leagros kalos ; lettres sortant de la bouche
du musicien, mamekapoteo Face B : Un autre symposiaste* paraît rêveur,
325-350. Atelier apulien de Tarente ? H. 47 ; D. 26,6 à demi allongé, buste redressé, prenant appui
Provient de Grèce. Acquis en 1892 Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, sur des coussins aux tissus chatoyants, genoux
H. 15 inv. G 30 relevés et enveloppé dans l’himation qui libère
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, son buste. Totalement de profil, il joue de la lyre
inv. CA 45 Bibliographie posée au creux de son ventre ; le visage relevé,
HEDREEN, 2016, fig. 8, p. 27, pl. 6 ; ISLER-KERENYI, il chante, des lettres sortent de sa bouche pour
Posée sur une base circulaire, cette figurine 2014, fig. 10 p. 30 former une sorte d’auréole au-dessus de sa tête
représente une jeune femme nue, en équilibre : mamekapoteo, il s’agirait du début d’un chant
inversé, prenant appui au sol sur ses coudes et L’amphore est le vase qui sert à conserver et à de Sapho « maomai kai poteo », « je souffre et je
ses bras, avant-bras levés et mains jointes, tandis transporter l’huile ou le vin. C’est à ce dernier désire ». Derrière la lyre, dans le champ court en
que son corps se relève en arrière, décrivant un liquide qu’était destinée cette grande amphore rétrograde « Léagros kalos », « le beau Léagros ».
arc de cercle avec ses jambes au-dessus de sa à vernis noir et anses torsadées dont le rebord Le plissé très fin et rehaussé de bordures brunes
tête. Il s’agit sans doute d’une hétaïre, comme extérieur en moulure de la lèvre est décorée de cache totalement le bas du corps.
l’indique sa nudité. Ce genre d’acrobatie, tout feuilles de lierre à vernis noir. Seul le col porte une
comme la danse, font partie des divertissements décoration figurée en deux tableaux. Par ces deux images, le peintre donne à voir un
qui animent le symposion. raccourci de l’ambiance joyeuse du symposion :
Si le corps est relativement harmonieux, le Face A : Un jeune participant à un banquet, le jeu, la poésie, la séduction (par l’inscription)
coroplathe* a modelé une tête totalement couronné, à demi-allongé sur un lit, appuyé sur et la musique, les sens sont en éveil. Il évoque le
disproportionnée, enlevant à la figurine toute sa un coussin au tissu chatoyant est enveloppé dans passage ritualisé, de main en main, de la lyre pour
grâce et son réalisme. l’himation* qui libère son buste nu. Genou droit que chaque convive récite un poème ou entonne
relevé, cuisse gauche ouverte à plat, jambe nue un chant. La musique et la danse jouaient un rôle
face au spectateur, il redresse son buste et se important dans le quotidien des Grecs, à fortiori
retourne, visage de profil, comme pour converser lors du banquet et du partage du vin.
avec un voisin auquel il fait un geste de sa main Euphronios s’est attaché à rendre, en particulier,
gauche largement ouverte. Son bras droit est les détails des musculatures mais les étoffes sont
tendu devant lui. De sa main droite, il tient inclinée davantage négligées. Elles lui évitent un dessin
par une anse, utilisant son index démesurément élaboré du corps, les mains sont très longues et
allongé, sa coupe à boire, prêt à expédier l’ultime fines. Dans les visages de profil, les yeux restent
goutte de vin qu’elle contient, selon les règles du de face. Il a suggéré les lits mais n’en représente
jeu du kottabe*, jeu de séduction par excellence que la ligne d’appui de façon à optimiser tout le
et spécifique du symposion. L’inscription « pais petit espace du col pour les figures, de manière
Léagros Kalos » « le beau garçon Léagros » court très suggestive et efficace.
au-dessus de lui. Cette inscription en l’honneur
31 – Coupe à courbure continue 32 – Coupe à courbure continue

490-480. Attique. Peintre de la Cage les autres, séparés par des coussins au décor de
Figures rouges, rehauts rouge foncé rayures, donnant la sensation d’une continuité
Inscription , à l’intérieur ; ,à de la scène où la poésie et la musique sont
l’extérieur ; sous le pied, graffiti de deux signes indéniablement associées à ce moment festif.
(ou lettres) gravé 460-450. Attique. Peintre d’Euaion Face B : Le même décor est composé avec de
H. 9 ; l. 31 ; D. 24 Face B : Un trio a également pris place de manière Provenance inconnue. Ancienne collection légères différences. Le couple de gauche est
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, plus ou moins identique : celui de gauche, barbu, Campana, 1861 inversé : l’homme d’âge mûr, barbu, est cette
inv. G 133 haut du corps de face, et est en train de boire le Figures rouges fois-ci à gauche tandis que l’éphèbe est à droite
breuvage contenu dans un skyphos qu’il tient de la H. 13,5 ; l. 39,8 ; D. 31,1 et tend sa coupe au jeune serviteur vers lequel
Bibliographie main gauche. Son voisin, au centre, jambe gauche Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, il est tourné. Ce dernier, debout en avant et au
LISSARRAGUE, 1999, fig. 26 p. 36 pliée sur le devant du lit, jambe droite fléchie, inv. G 467 centre des klinai, attrape la coupe de sa main
genou relevé, se tourne vers son voisin. Son buste droite et va la servir à l’aide de l’œnochoé, tenue
Webographie est quasiment de face et sa tête de profil à droite. Bibliographie de l’autre main. Leur regards se rencontrent. Sur
http://www.perseus.tuft s.edu/hopper/ Il tient une coupe de la main gauche, le bras droit VILLANUEVA-PUIG, 1992 la klinê voisine, le jeune homme se tourne vers
artifact?name=Louvre+G+133&object=vase est tendu devant lui, de ses longs doigts fins il son voisin plus âgé et barbu. Ce dernier soutient
semble montrer quelque chose. Au-dessus de sa Ce vase à boire est une coupe peu profonde dont un skyphos dans sa main gauche. Ils paraissent en
104 À l’extérieur de la coupe, sur le pourtour de tête, au ras de la lèvre du vase, l’inscription le décor est en rapport avec le symposion, la pleine discussion. Les corps sont de trois-quarts 105
la vasque, le peintre a installé une scène de (beau), à côté, un panier. Celui qu’il regarde a une consommation collective et festive du vin par les face, les visages de profil. Dans le champ, au-
symposion qui fait le tour du vase. Six symposiastes position similaire des jambes, mais lui fait face, hommes, à la suite du banquet. dessus de l’homme, à l’extrême gauche, un panier.
participent, trois par trois, à ce moment festif. tête et torse de profil. Il tient un skyphos dans sa Sur chaque face, les symposiastes, au bas du corps Sur cette coupe, le calme règne, le symposion se
main gauche et de la droite triture une mèche de enveloppé dans l’himation* et au front couronné, veut calme et sérieux.
Face A : Trois hommes sont assis, à demi allongés cheveu. Imberbes, ces deux personnages sont sont à demi-allongés, deux par deux sur une klinê. Dans le médaillon central, cerclé d’une grecque
sur des lits, à peine suggérés par les coussins des éphèbes. Au centre, entre les klinai, un échanson, jeune à droite interrompue de croix pattées, un
en pelochon sur lesquels ils s’appuient sur un esclave, sert le vin. Devant chaque lit est installée, symposiaste d’âge mûr, barbu, occupe l’espace,
bras ou le coude. Ils sont vêtus d’un himation*, Une grecque met en relief le médaillon central de dans un effet de perspective, une table basse, allongé sur sa klinê, dos appuyé sur deux coussins,
qui enveloppe le bas du corps et dont les plis la coupe. La scène représente un jeune garçon, qui vide, vestige du banquet qui a précédé. À chaque enveloppé dans son himation qui laisse dégagé la
sont soulignés d’un trait noir, en faible relief. Les occupe l’espace central. Il s’agit d’un échanson ou extrémité de la scène et sous les anses, de grandes partie droite de son buste. Il tient sa coupe de sa
torses sont nus, de pâles traits bruns soulignent la un pais, une couronne de lierre dans les cheveux, palmettes, dans le champ un panier. main gauche tandis qu’il balance son bras droit
musculature. Certains portent une bandelette dans dont la nudité signale sa position servile. Il se par dessus tête dans une position d’abandon,
leurs cheveux coupés courts. l’éphèbe de gauche, dirige d’un pas dynamique vers le cratère situé Face A : Cette partie du vase présente quelques regard perdu au loin. Il écoute le jeune esclave
jambes pliées en arrière, joue machinalement à gauche de la scène, jambe droite tendue vers lacunes. Sur la klinê de gauche, l’éphèbe est à nu debout à ses côtés qui, couronné comme lui,
avec les extrémités pendantes de sa bandelette l’avant, jambe gauche fléchie vers l’arrière. De gauche, l’homme d’âge mûr, barbu à droite. Ce joue du double aulos. Devant eux, une table basse
et se retourne vers son voisin arrière qu’il écoute la main droite tendue devant lui, il s’apprête à dernier est de face alors que le jeune homme se vide, dans le champ, un panier. La scène résume à
attentivement. Dans le champ, inscription plonger une grande œnochoé dans le breuvage tourne vers lui, visage de profil. Sur la klinê de elle seule le but du symposion et vient compléter,
(beau). Celui du centre, plus âgé, barbu, peut-être dionysiaque contenu dans un grand cratère, pour droite, la scène est quasiment similaire, l’éphèbe en quelque sorte, celles plus rigides de l’extérieur
le symposiarque (celui qui organise la cérémonie), le distribuer aux convives comme le suggère la ayant une position davantage inclinée vers son du vase. La consommation du vin ne se conçoit
est à demi-allongé de profil, le buste de trois- coupe peu profonde dans sa main gauche. Dans le compagnon vers lequel il se tourne. Au centre, qu’accompagnée de musique et de poésie pour
quarts face, la tête de profil, jetée en arrière et la champ, au-dessus du bras gauche (« le debout, en avant des lits, un jeune esclave se tient éveiller les sens à la fête, au partage, à la séduction.
bouche ouverte : il chante. Il tient un skyphos* dans beau Lusis »). L’œnochoé à anse surélevée laisse debout, bras le long du corps, une œnochoé dans
sa main gauche et de la droite se touche le front imaginer un vase métallique, tandis que le cratère sa main gauche, une coupe, dans la droite. Il se
absorbé par son chant. Devant lui, dans l’espace, est orné, au même titre que les symposiastes, d’une tourne vers le personnage le plus à droite de la
son bâton noueux de citoyen, derrière lui l’étui guirlande de lierre. Cette image centrale résume scène, dont le haut du corps a malheureusement
de l’aulos*, instrument dont joue l’aulète placé l’essentiel du symposion : le partage convivial et disparu dans une lacune.
à sa droite. Également assis de profil sur un lit, festif du vin, moment de plaisir et de délectation,
genoux relevés, ses joues gonflées insufflent l’air mis sous la protection de Dionysos.
dans les deux anches de son double instrument.
Les convives paraissent emboîtés les uns dans
33 – Coupe à courbure continue 34 – Skyphos

La coupe est le vase à boire par excellence. De


forme élégante, la vasque large et peu profonde
est ici le support d’un décor continu sur les faces
extérieures, une scène de kômos, tandis que le
Vers 480. Attique. Peintre de Brygos Face B : Scène de séduction. Deux couples de
médaillon intérieur est occupé par une scène de
Provient de Nola (Italie). Ancienne collection citoyens et d’hétaïres se succèdent. l’homme
séduction pédérastique.
Campana, 1863 de gauche semble entraîner la jeune femme qui
Figures rouges marche à ses côtés, il a passé son bras droit autour
Sous la conduite d’un komaste plus âgé, barbu et
H. 19,5 ; D. 23,5 de son cou et tient son bâton de citoyen dans
portant sa propre coupe, se développe le cortège
Paris, Musée du Louvre, Département des AGER, sa main ; de l’autre main, il lui prend le poignet
de dix jeunes gens participant à un symposion.
inv. G 156 gauche, tandis que celui qui les précède emboîte
Sur chaque face règne une grande animation, par
le pas de la femme qui effectue devant lui une
groupe de cinq, ils s’avancent joyeux, esquissant un
Bibliographie danse de séduction. Chaque couple échange un
pas de danse, s’interpellant, accompagnés du son
480. Attique. Attribuée à Makron, peintre SMITH, 2010, p. 75 regard complice.
du double aulos joué par un aulète. Chaque éphèbe
du potier Hiéron Tous les hommes sont nus, certains à la pilosité
106 porte son propre vase à boire : coupe, skyphos ou 107
Provenance inconnue. Ancienne collection Ce vase à boire, très lacunaire, porte un décor marquée, sous leur himation* fleuri à large bordure
kéras. Ils sont nus sous leur himation* qui tantôt les
Campana en lien avec le symposion. Il s’agit de komastes, noire et plis lourds tombant en souplesse, tandis
enveloppe, tantôt s’ouvre sous leurs grands gestes
Figures rouges, rehauts rouge foncé convives d’un symposion participant à un kômos, que les femmes portent sous leur manteau un
pour laisser apparaître leur anatomie. En arrière-
H. 9,4 ; l. 34,8 ; D. 28,6 cortège bruyant et festif de jeunes gens, moment chiton* à manche, très finement plissé et échancré
plan, au centre de chaque face, est suspendu l’étui
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26126 et privé en général, plus ou moins ritualisé et joyeux. sur la poitrine, tout à fait caractéristique des
de l’aulos ; sous les anses un panier.
fragment musée du Louvre, C. 11281 vêtements peints par le Peintre de Brygos. Des
L’invitation au symposion est claire, la
Face A : Un éphèbe, marchant de profil vers couronnes et des bandelettes ornent les chevelures
consommation collective, partagée, du breuvage
Bibliographie la droite, semble dénouer la bandelette de la masculines. Les courtisanes maintiennent leur
de Dionysos ne fait aucun doute, comme le
BORDIER, L’art grec,1993, n°37 p. 55 ; UGAGLIA, chevelure de l’hétaïre (courtisane) qui marche cheveux courts par une bandelette, excepté
rappellent les vases dans les mains des convives.
El arte griego 2001, p. 33-35 devant lui, l’obligeant ainsi à se tourner vers la danseuse de la face A dont la chevelure est
La musique est obligatoirement présente et anime
lui. Devant eux, un homme mûr, la tête jetée enveloppée dans un sakkos* ; elle paraît plus âgée.
ce temps festif, entre hommes, que Makron
en arrière, barbe pointée vers le ciel, chante en Par les verticales et les obliques des corps comme
souligne avec élégance, alternant draperie souple,
s’accompagnant de l’instrument caractéristique des plis des vêtements, le peintre donne un rythme
un brin maniérée, et nudité des corps, verticales
du banquet : le barbiton*, dont il joue avec le à ce cortège placé sous le signe du jeu amoureux
et obliques, mouvement et retenue. Les visages
plectre ; au-dessus de lui, des lettres peintes et de la musique ; il invite le propriétaire du vase à
sont fins, l’œil, petit, est encore de face.
en rouge violacé, sans doute une phrase de la la fête du symposion où tous les sens sont en éveil.
poésie lyrique* qui va généralement de pair avec
Au fond de la coupe, deux jeunes gens occupent
cet instrument. La femme à ses côtés est une
le médaillon central cerné par un double méandre
hétaïre, elle effectue un pas de danse ; dans le
ininterrompu. Le plus grand, l’éraste, de face,
champ, un arbre qui pourrait être un laurier (?)
largement installé dans l’espace, s’appuie sur son
situe la scène en extérieur. Sous l’anse gauche, un
bâton de citoyen, l’himation largement ouvert
jeune homme porte une grande coupe à boire et
sur sa nudité, pour tenter de séduire son jeune
une lampe à huile allumée, signifiant une scène
compagnon. Face à lui, ce dernier, l’éromène, est
nocturne et dans la nature, indiquée par autre un
plus petit et totalement enroulé dans son manteau,
grand arbre. Il se tourne vers les komastes qui le
ne laissant au contraire rien transparaître de son
suivent. Devant lui, une jeune aulète accompagne
corps. La pédérastie en Grèce antique était un rite
le cortège au son du double aulos. Sous l’anse
de passage qui devait être accompli par un éphèbe
droite un jeune éphèbe avance d’un bon pas à
adulte sur un plus jeune, afin de lui transmettre
droite, suivi par une jeune hétaïre. Leur taille,
les valeurs citoyennes et aristocratiques.
adaptée à cet espace plus étroit, donne de la
profondeur de champ à la scène.
35 – Lampe à huile
Ve siècle. Athènes ou Corinthe
Provenance inconnue
Terre cuite à vernis noir
H. 3,5 ; L. 12,3 ; D. 7,4
Toulouse, Musée Saint-Raymond, inv. 26200

Les lampes rondes à vernis noir brillant, parfois munies,


comme ici, d’une anse horizontale, sont caractéristiques
des productions grecques. Dérivée de la lampe-coupelle
phénicienne, la lampe à huile grecque est tournée, basse
et encore, aux Ve-IVe siècles, largement ouverte, même
si ses parois s’arrondissent au-dessus du réservoir et
forment un rebord.
Du IVe au IIe siècle, les potiers grecs créent des lampes
aux formes de plus en plus refermées afin de préserver
l’huile d’olive des impuretés et des rongeurs. Procurant
une lumière semblable à la flamme d’une bougie, les
lampes à huile étaient utilisées en intérieur, parfois
posées sur des candélabres. Certaines comportent
une tubulure en leur centre permettant de les ficher
dans une hampe.

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