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Societe d’Etudes Latines de Bruxelles

Ovide, Amores 1,6 : un "paraclausithyron" très ovidien


Author(s): Sylvie Laigneau
Source: Latomus, T. 59, Fasc. 2 (AVRIL-JUIN 2000), pp. 317-326
Published by: Societe d’Etudes Latines de Bruxelles
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Accessed: 12/06/2014 14:43

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Ovide, Amores 1,6 :
un paraclausithyron très ovidien

L'élégie1,6 des Amoursest consacréeà un des topoi les plus célèbresde


la littératureérotiqueantique: le paraclausithyron. Il est évidemmentbien
vainde se demanderce qui,dans unepiècede ce type,peutvenirde l'expérience
personnelle du poète.Toutau pluspeut-onremarquer que, puisquel'expression
exclususamatorvientde Lucrèce( R.N. IV,1171),c'est sans doute que cette
figureappartenaitau monde romain«réel»,et qu'elle n'étaitpas seulement
un standardlittéraire héritédu grec.Mais il est clairque le paraclausithyron
étaitdevenu,à l'époque d'Ovide, un des thèmeslittéraires les plus fréquents
de la poésie d'amour. Dans son étude sur le sujet,F. O. Copley(') relève
sa présence,entreautres,chez Aristophane, Théocrite, dans YAnthologiePala-
tine,chez Plaute, Lucrèce,Catulle,Horace, Tibulle,Properce...En brodant
sur un thèmeaussi rebattu,commentOvide parvient-il à faire,néanmoins,
œuvrepersonnelleet à s'exprimersur un sujetde sociétéqui lui tientparti-
culièrement à cœur? C'est ce que cetteétudese proposed'examiner.
L'entrepriseparaîtà premièrevue vouée à l'échec.Le paraclausithyron est
en effetun clichéde la littératureérotique(2), et Ovide en exploitepresque
tous les motifs.Il n'est pas questionici d'en faireun catalogue exhaustif,
car tel n'est pas notrepropos. Qu'il nous suffised'en évoquer brièvement
quelques-uns.Ainsi,l'évocationdes larmesde l'amoureuxqui rendentla porte
touthumidese retrouve, par exemple,dans YA.P V,103,145,191,chezLucrèce
IV,1177,chez Properce111,25.Il semblequ'Ovide, selon un procédéqui lui
est cher,se soitcontentéd'amplifier une idée présentechez ces prédécesseurs.
Là où Properces'écriait: Limina iam nostrisualeant lacrimantiauerbis /
Nec tarnenirata ianua fracta manu(3), le poète de Sulmone demande au
portier:

(1) F. O. Copley,Exclususamator.A Studyin LatinLove Poetry , Baltimore,


1956.
(2) C'estd'ailleurs
ce qui permet à Ovided'ouvrir sonpoèmede façonaussiabrupte
et allusive.Le v. 2 : Diffìcilem motocardinepandeforemsuffit au lecteurpour
comprendre trèsexactement la situation,alorsmêmeque la puelladevantla porte
de laquellele poèteestcensése trouver n'apparaît guèredansla pièce(v. 20 - et
entantquedominadu portier seulement - , 63 et69-70).
(3) Prop.111,25,9-10 : «Adieu,seuilhumidedes larmesqui ontcoulépendant que
etporteque mamain,malgré
je parlais, sa colère,n'a pasbrisée».

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318 S. LAIGNEAU

Aspice(...)
ianuafactameis.
Vdasitutlacrimis
«Regarde ontrendula portetouthumide»
commemeslarmes (v. 18).
Dans ce vers tout concourtà soulignerl'image de la porte ruisselantede
larmes(depuisl'ouverture du verssur l'adjectifuda jusqu'à la présenced'une
rimeintérieure et la réunionde lacrimis /ianua de partet d'autrede la coupe),
tandisque ianua facta meis rappelleévidemment ianuafracta manu, Ovide
consacrantdonc un vers entierà ce que l'Ombrienexprimaitpar le seul
participelacrimantia.
Pareillement, l'idée que l'amoureuxestcontraint par le matind'abandonner
la place (4) et n'y peutlaisserque des couronnesde fleursse trouvedéjà chez
Properce(Et mihi non desuní turpespendere corollae(5)) ou Tibulle (Te
meminissedecet(...) / (...) cumpostifloridasertadarem(6)). Ovide procède
toujoursde la mêmefaçon: il trouveun motifchez ses prédécesseurs (qui
l'empruntent bienentendueux-mêmesaux Alexandrins, maislà n'estpas notre
propos) et l'exploitejusqu'à le porterà son paroxysme.Ainsi les v. 67-68:
coronacapillis,
Attu,nonlaetisdetracta
Durasupertotaliminanocteiace.
ôtéede ma triste
«Et toi,couronne chevelure, toutela nuitsurle sol
demeure
dur».
Toutestmisà contribution pourdramatiser la scèneeten soulignerla tristesse:
la personnification de la couronneà laquelle on s'adresseau vocatif,la litote
non laetis, l'adjectifdura en ouverturedu pentamètre.
On pourraitmultiplierainsi les exemples.Nous n'en prendronsqu'un
dernier,car il est caractéristique du jeu que joue Ovide avec le textede ses
prédécesseurs. Dans leparaclausithyron 1,2,Tibulleévoquaitlonguement l'idée
(trèsfréquente dans la poésie érotiqueantique), de l'amour comme magister ,
sous la conduiteduquel rienn'està redouter: Tu quoque, ne timidecustodes ,
Delia, falle; / Л udendumest: fortesadiuuat ipsa Venus; / (...) Illa dočet
mollifurtimderepereledo, / Illa pedem nulloponereposse sono (7). Ovide

(4) Peut-être faut-ilvoirdans les vers65-66d'Ovide: Iamquepruinosus molitur


Lucifer axes / Inquesuummiseros excitâtaies opus un jeu surles vers1,16,45-46
de Properce : Haec ille(...) / et matutinis obstrepit Dans un mêmecontexte,
alitibus.
l'expression matutinis alitibusde l'Ombrien sembledéveloppée etéclatéeendeuxvers,
l'unconsacré à l'idéedematin (aveclegoûtalexandrin pourla périphrase mythologique,
Lucifer) etl'autreà l'évocation de l'oiseaudu matinparexcellence : le coq.
(5) Prop. 1,16,7 : «Et je ne manquepas de couronnes honteuses» (c'estla porte
quiparle).
(6) Tib. 1,2,13-14 : «Rappelle-toi (...) quand j ornaiset decoraisde neurstes
montants» (Tibulles'adresse à la porte).
(7) Tib. 1,2,15-16 : «Toiaussi,Delie,trompe sanscrainte tesgardiens ; u lautoser,

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OVIDE,AMORES1,6: UN PARACLAVSITHYRONTRÈSOVIDIEN 319

s'estmanifestementsouvenuen 1,6du textede Tibulle.Montrantla puissance


de l'amoursursa proprepersonne,il s'écrie:
Illeperexcubiascustodum ire
leniter
Monstrat, ille
dirigit pedes.
inojfensos
«C'estlui[Cupidon] quimontre commentavancer doucement au milieu despièges
tendus les
par gardiens, c'estlui nos
quiguide pas sans encombres» (v. 7-8).
On trouvebien dans ces vers la même personnedu custos qu'il s'agit de
tromper; on répèreaussiles couplesmonstr aî-docet,leniter-furtim, inoffensos-
nullo sono ; la reprisede l'asyndètesoulignela toute-puissance de l'amour
et, enfin,la répétitionille / ille rappelleilla / illa en y ajoutantle chiasme
sujet-verbe/ verbe-sujet.On ne peut être insensibleau plaisirqu'Ovide a
manifestement prisen se livrantà une subtilevariationsur un thèmeet des
verstibulliens.
Néanmoins,cela n'est pas sans poser problème: toute cettepièce 1,6 ne
serait-elleque pur jeu d'échos des poètes précédents,imitationfroidedes
paraclausithyraprécédents ? Ovide s'est-ilcontenté,comme on l'a dit, de
«suivrele canon du paraclausithyron traditionnel» (8) ? De fait,les savants
ont montréqu'il ne manque dans cettepièce que deux des motifsrécurrents
du paraclausithyron : les baisersdonnésà la porte(cf.par exempleProperce,
1,16,41-44), et la mise en garde de la maîtressecontrele tempsqui passe
(cf.par exempleHorace,Odes 1,25).
Pourtant,contrairement à F. O. Copley(9), nous ne pensonspas que cette
pièce 1,6 manifeste seulement la décadencedu genredu paraclausithyron. En
effet,à bien des égards, Ovide a su renouvelerles motifs de ses prédécesseurs,
et les traiterd'une façon qui s'adapte à son propretalent.Là encore,nous
n'endonneronsque quelquesexemplesrapides.Ovidese livreà une retractado
de certainstopoi du genre,en leur donnantune colorationd'auto-dérision
qui lui est trèsparticulière. Ainsien va-t-ilde l'évocationde la couronnede
fleursque le malheureuxamoureuxlaisseà la portede sa maîtresse au moment
où il est contraintde quitterles lieux. Comme Properce(1,16,7)ou Tibulle
(1,2,14)avant lui, Ovide, on l'a vu, la dépose sur le seuil de son amie : At
tu, non laetisdetractacoronacapillis/ Dura supertotaliminanocteiace (,0).
Mais il évoquait déjà cettecouronnedans les vers 37-38,comme l'attribut

Vénuselle-même vienten aideaux audacieux»; 19-20: «c'estellequi apprend à glisser


doucement du litd'unamant, età pouvoirposerle piedparterre sansfairele moindre
bruit».
(8) Cf.A.-F.Sabot, Ovide,poètede l'amourdansses oeuvres dejeunesse , Paris,
Ophrys, 1976,p. 517.
(9) Op.cit.[n. 1],p. 125sqq.
(10) 1,6,67-68.

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320 S. LAIGNEAU

normalde tout conviveau sortird'un banquet; or, l'image donnée de ce


convive,c'est-à-dire estbienpeu glorieuse:
de lui-même,
ErgoAmoretmodicum circameatemporauimen
Месит estetmadidis
lapsacoronacomis.
«Il n'ya doncavecmoique l'Amour, autourde mestempes,
unemincebaguette
etunecouronne qui a glissésurmescheveux
parfumés».
Ces versdonnentau poètel'apparencede l'ivrognedontles gestessontrendus
incertainset maladroitspar abus d'alcool : la couronnea glissé (lapsa) et
n'est plus à sa place. De plus, les éditionsanglaisesproposent,pour la fin
du vers37,unelectioplusintéressante que cellede la Collectiondes Universités
de France. Loeb suggèreen effetde lire uinum au lieu de uimen.Autour
de ses tempes,le poète a donc du vin et, par voie de conséquence,on ne
sait plus si ses cheveuxsonthumides(madidis) de parfum,commecela était
d'usage,ou du vinque, dans son ivresse,il se seraitrenversé dessus...
Le mêmeprincipeest en jeu dans l'allusionbien connue au courageque
donne l'amour aux amoureux.Nous avons montréplus haut que, dans les
vers 7-8, Ovide s'étaitsouvenude l'élégie1,2 de Tibulle. Les vers suivants
sont,comme les vers 37-38,prétexteà dépréciationde soi, par l'insistance
surla vanitédes frayeurs dontil tremblait précédemment (noctemsimulacraque
uana timebam ), et sur le faitqu'il avait peur de fairece donttoutun chacun
est capable (et mirabartenebrisquisquís ituruserat). Il y a donc bien dans
ces deux exemplespluset mieuxqu'une simplereprisede motifstraditionnels :
on y constateune appropriation de ces motifs, et leurrénovationpar le moyen
de l'humour.
Mais Ovide ne se contentepas de rénoverles motifstraditionnels ; il a
également su innover. On trouve en effet dans la pièce 1,6quelques inventions
qui lui sont propres.Les commentateurs n'ont en effetpas manqué de
le
remarquerque portier est une trouvaille ovidienne.Catulle (Carmen 67)
faisaitparlerune porteet engageaitun dialogue avec elle ; Properce(1,16)
faisaitmonologuerla portede Cynthie; Tibulle (1,2) s'adressaità la porte
de Délie. Ovide est le seul à imaginerle personnagedu portierauquel il
s'adresseen un monologuedramatiqueassez caractéristique des Amours(cf.
par exempleII, 2 et 3). Cettedissociationporte/ portierlui permetde renou-
velerun thèmerebattu(la personnification de la portedistinguait les para-
clausithyra latinsdesparaclausithyra grecs,Ovideva plusloinet créeun «vrai»
personnage); elle lui permetaussi de glisserdans l'élégieun certainnombre
de ces notationsréalistesqu'il affectionne : voirla saynètedes vers19-23(dans
lesquelsl'allitération en -tdes v. 19-20: Certeego, cumpositastaresad uerbera
ueste / Ad dominampro te uerba tremente tuli cherchesans doute à nous
faireentendrela peur de l'esclave à la pensée du châtimentcorporeltrop
connu) ou l'évocation,dans les vers25-26,de cet espoirultimedes esclaves,
l'affranchissement ( ...sic umquamlonga releuerecatena / Nec tibiperpetuo

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TRÈS OVIDIEN
OVIDE,AMORES1,6: UN PARACLAVSITHYRON 321

serua bibaturaqua). Mais Ovide a aussi l'habiletéde faire«rebondir»la dis-


sociationporte/portiersur une nouvelleassociationdes deux éléments.On
peuten effetmontrerque, dans toutela pièce 1,6,courtle champsémantique
qui a pour effetde rapprocherla porteet le
de la dureté,de l'insensibilité
portier:
porte portier
v. 2 : difficilem
forem v. 15 : te nimiumlentum
v. 28 : roboribusdurisianuafulta v. 27 :ferreusianitor
v. 54 : surdasforis v. 41 : lentuses
v. 68 : dura limina v. 72 : lente
v. 73 : crudeles rigidocumliminepostes
v. 74 : duraqueconseruaelignafores
La confusiondes deux élémentsesttotale,puisquel'hommeestparfoisqualifié
par des adjectifspurementmatériels{ferreus ), tandisque l'objetl'est par des
adjectifsqui expriment des sentiments duris, dura, crudelis)ou des
{difficilis,
particularitésphysiqueshumaines{surdas). Et cetteéquivalenceest mise en
valeurpar le vers62 : o foribusdurioripse tuis.A l'innovationse mêledonc,
de nouveau,une partde jeu avec le textedes prédécesseurs d'Ovide.
La secondeinnovationovidienne,que tous les commentateurs ont repérée
et soulignée,est la présencedans la pièce 1,6 d'un refrain.Régulièrement,
tous les huitvers à partirdu v.24 et jusqu'au v. 56, réapparaîten effetla
formule: Temporanoctiseunt: excuteposte seram.Commele faitremarquer
J. Barsby(n), le refrainn'est pas inconnudans la littérature antique,mais
il est d'ordinaireréservéaux œuvreschoralesou lyriques,et n'apparaîtpas,
en toutcas, dans les paraclausithyra que nous possédons.Le savantanglais
en dégage,pour la pièce 1,6,deux intérêts : ce refrainpermetd'abord une
dramatisationde la pièce (ce rappel si fréquemment scandé «les heuresde
la nuitdéfilent : ôte la barrede son montant»insistesur la fuitedes heures
et donc sur le peu de tempsqu'il resteà Ovide pour convaincrele portier).
D'autre partil y auraitd'aprèsBarsby,dans ce refrain, parodied'une formule
incantatoire destinéeà faires'ouvrirla porte; de fait,la valeurmusicaled'un
refrainpeutl'assimilerà une formulemagiqueet J.-M. Andréa bien montré
que la croyanceà la magieétaitcaractéristique de l'époque d'Aguste(12).Ce
refrain contribueaussicertainement à fairede 1,6une parodiehymnique, mais
nous reviendrons surce point.
Nous espéronsavoirpour l'instantmontréqu'Ovide ne s'étaitpas contenté
de dresserun cataloguedes motifsdu paraclausithyron , mais qu'il y avait
aussiimprimé sa marquepersonnelle. Nous voudrionsà présentmontrer qu'au

(11) J.Barsby,Ovid.Amores ; Book/,Oxford, ClarendonPress,1973,p. 75.


(12) J.-M.André,Le Siècled'Auguste
, Paris,Payot,1974,ch. 10et 11.

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322 S. LAIGNEAU

traversmêmed'un thèmeaussi rebattu,le poète parvientà écrireune pièce


qui, loin d'êtrepure et simpleimitatio , est caractéristique de sa «manière»
et des sujetsde sociétéqui le préoccupent.
S'il fallaitdéfinirbrièvement la poésie ovidienne,on pourraitsans doute
dire qu'elle se caractérisepar un usage savant de la rhétorique(qu'on lui
a souvent reproché,comme une prétenduepreuve de son manque de
sincérité (,3)) et par «l'espritet l'humour»(,4) dontses œuvressontempreintes.
Ces traitstypiquement ovidiensse retrouvent dans l'élégie1,6.D'abord, dans
ce qui pourraitêtreune longuesupplicationadresséeau portier,Ovide plaide
en faitsa cause de manièretrèsbien structurée. Le discourscommencepar
une captatio beneuolentiae(v. 1-16) dans laquelle le poète exprime sa
sympathieau portieret sa révoltedevantsa dure condition(indignum , dura
relígatecatena). La partiecentrale,argumentative, du discoursest composée
de 5 coupletsformésde 7 vers+ 1 versde refrain : les couplets1 et 2 d'une
part, 4 et 5 d'autre part, évoquent la figure du portier ; le couplet 3 celle
de l'amoureuxqui se trouveainsiau centreprécisde l'élégie; J. Barsby,dans
le commentairequ'il donne de cette pièce, a soulignéla progressiontrès
travailléedes arguments, le refrainqui joue dramatiquement le rôle d'une
«pause» au cours de laquelle le poète espère voir réussir ses arguments, et
le suspensménagépar l'illusionfugitived'une réussite(cf.fallimur , répété
à deux reprisesv. 49 et 51) (15).Enfin,le discoursse terminesur 18 versde
conclusion,se présentant ainsicommeun véritablepetitdrame,composéselon
les critères les plusperformants de l'artrhétorique.
Mais de ce drame même,l'espritet l'humourne sauraientêtre absents.
Il fautnoterà quel pointla figurede Cupidon,dans les Amours, estdifférente
de la mêmefigurechez Tibulle et Properce.Là où le premierprésenteun
dieu hypocrite et méchant(cf. Semper, ut inducar,blandosoffersmihiuultus
/ Post tarnenes miserotristiset asper, Amor. / Quid tibisaeuitiaemecum
est?... (I6)),et le secondunedivinitésurle «sadisme»de laquelleon a beaucoup

(13) Voirparexemple, entremilleautres,lejugement deJ.Bayet(Littérature Latine


,
Paris,A. Colin,1965,p. 277): «enorganisant, avecunevolontéartistiquetrèsfroide,
les donnéesélégiaquesen longspoèmessuivis,il en excluaitla passionet risquait
de sacrifierau verbiage» ou, plusrécemment, celuide R. Adam(Amores.Itinéraires
amoureux desElégiaques romains même
1989,p.187): «la maîtrise
, Paris,P. Picquier,
d'Ovide,son entraînement rhétorique enfin, fontque le lecteurmoderne ressentde
la froideur plusque de la passion».
(14) C'est le titrede la thèsede J. M. Frécaut, parueen 1976,aux Presses
Universitaires de Grenoble.
(15) J. Barsby,Op. cit.[n. 11],pp.70-81.Nousrenvoyons a cetteétudepourplus
de précisions.
(16) Tib.1,6,1-3: «loujours,pourmetromper, tumepresentes unvisagecaressant,
maisensuite au contraire, pourmonmalheur, tutemontres sombre etcruel,ô Amour
Pourquoicettecruauté envers moi?»

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OVIDE,AMORES1,6: UN PARACLAVSITHYRONTRÈS OVIDIEN 323

glosé(cf.le fameuxEt caputimpositis pressitAmorpedibus(,7)),Ovidedessine


l'imaged'un enfantrieur(Risit,ut audirem,teneracum maireCupido, v. 11),
qui prendplaisirà transformer le poète à sa guise: en 1,1,Cupidon change
le poèteépique en poète élégiaque; en 1,6il métamorphose un êtreque tout
effraie(cf. v. 9-10: Át quondam noctemsimulacraqueuana timebam; /
Mirabar,tenebrisquisquís ituruserat) en une sortede héroscourageux(cf.
v. 13-14: ...non umbras,nocte uolantis,/ Non timeostrictasin mea fata
manus). Et cette métamorphosea lieu d'une manièresi brutale qu'elle
s'apparenteau coup de baguettemagiquedes féesd'une autremythologie :
dans le débutdu vers 13 {пес mora,uenitamor),tout concourtà souligner
la rapiditéextraordinaire de la métamorphose, depuis l'asyndèteet l'ellipse
verbale,jusqu'à l'usagede l'anagrammemoralamor.
Ce goût pour le côté amusantde toutesituationva jusqu'à une sortede
burlesque; ainsi ce soldat d'amour courageuxque Cupidon a créé et qui,
à l'instardes héros épiques, ne craint«ni les ombresvolant dans la nuit,
ni les mains dégainantdes couteaux pour [le] perdre»,redouteencore une
seulechose,le portier:
Tenimiumlentumtimeo,tibiblandior
uni;
Tu,mequopossisperdere,
fulmenhabes.
«Mais toi et ta dureté,je continue de vouscraindre,c'esttoi seulque je tâche
encored'amadouer ; c'esttoi qui possèdesla foudreavec laquelletu peuxme
perdre»(v. 15-16).
Le termede fulmenassimilebien entendule portier,un esclave,à Jupiter,
le roi des dieux,prêtà foudroyer quiconque lui résiste.Et cetteassimilation
amène à considérerl'élégie1,6 sous un autreangle. Dans un articleparu en
1982,L. C. Watsonaffirme qu'il estpossiblede la considérer
commela parodie
d'un hymne: l'auteursoulignepar exemplela récurrence du vocabulairede
la prière(et notamment precor, au vers 3, début traditionnel des hymnes),
la présenced'un refrain(habitueldans les hymnes,surtoutles péans),l'usage
de la structure vocatif/ participe-apostrophe / impératifdes vers 1-2(formu-
lation typiquedes hymnes,dans lesquelsles participessont employéspour
évoqués les attributs du dieu) ou encorela tripleanaphoredu tu introduisant
une série d'asyndètesdans les v. 15-16 (caractéristiques du style hymni-
que).... (,8). On sait que la parodie d'autresgenresplaît particulièrement à
Ovide (il pousserale procédéà son paroxysmedans YArt d'aimer, parodie
clairedes traitésdidactiques); la parodiehymniquea de plus l'avantage,dans
cettepièce 6, de soulignerla bassessede la conditiondu «dieu» ainsi prié,

(17) Prop.1,1,4: «Etl'Amour posasonpiedsurmatêteetl'écrasa».


(18) L'auteurdéveloppe beaucoupd'autres convaincants.
arguments Nousrenvoyons
à son articlepourplusde précisions.L. C. Watson,Ovid,Am.,1,6: a Parodyof
an Hymn? dansMnemosyne 35,1982,p. 92-102.

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324 S. LAIGNEAU

d'ajouterdonc au burlesquede la situation,et de provoquerle sourirechez


le lecteur.
Mais pour caractéristique qu'il soit de la poésie ovidienne,l'humourde
cette pièce ne va pas sans poser problème.Commentle justifierdans un
paraclausithyron , sansapporterde l'eau au moulinde ceuxquijugentqu'Ovide
est froidet dépourvude toutesensibilité, qu'il se contentede parodierses
prédécesseurs sanséprouverle moindresentiment ? Pour résoudrece paradoxe,
il fautsans doutesongerà l'économiegénéraledes AmourssurlaquelleOvide,
comme nous l'apprendl'épigrammeliminairedu recueil,est revenuet a
travaillée9). L'élégie1,1 nous montraitle poète prêt à écriredes épopées,
et contrariédans sa vocationépique par Cupidon; en 1,2,il se soumettait
facilement au pouvoirdu jeune dieu, dont il nous faisaitvoir le triomphe;
1,3 introduisait -enfin-la figurede la puella destinéeà devenirla «matière
féconde»des poésies d'Ovide (v. 19 : Te mihi materiem felicemin carmina
praebe) ; en 1,4,nous apprenionsbrutalement que cettepuella étaitpourvue
d'un uirqui assisteau mêmebanquetque les amants (v. : Virtuusestepulas
1
nobis adituruseasdem). Le poète donne alors à son amie des conseilspour
échapper,au cours de ce banquet,à la surveillancede son époux (ou, en
toutcas, de son ami officiel,le sensde uirétantassez floudans l'élégie)mais,
à la finde la soirée,doit se résignerà la laisserrentrer avec ce rivaldétesté.
sur
L'élégie1,4 se terminait l'image du poète déplorantsa tristesituation,
et suivantsa maîtresse sa
jusqu'à porte :
Me miserum paucasquodprositinhoras;
! mortui,
Separora dominanocteiubente mea.
Nocteuirincludet egomaestus
; lacrimis obortis,
Qua licet,ad saeuasprosequar
usquefores.
«Pauvrede moi! tousles conseilsque j'ai prodigués ne sontdestinés à servir
de
que peu temps; me voici séparé de ma sur
maîtresse l'ordrede la nuit.La
nuit,son maril'enferme; et moi,malheureux et touten larmes,je la suivrai
jusqu'oùil m'estpossible jusqu'àsa cruelle
d'aller, porte»i20).
Et l'élégie1,6semblereprendre les choseslà où 1,4les avaitlaissées: le poète,
au sortird'un banquet (cf. les allusionsdes vers 37-38),suppliele gardien
de la portede sa maîtressede la laisserentrer; il se heurteà un refuset
doit finalement renoncer: la belle est donc détournéedes amourscoupables
/custosque celui-cia placé à sa porte.
à la fois par son uir et par le ianitor
Bien sûr, cettescène participede l'esthétiqueélégiaque,qui privilégiela
défaitesur la victoireet préfère,au contrairede l'épopée,célébrerdans le

(19) Amores.Epigramma ipsius: Qui modo Nasonisfueramus quinquélibelli/


auctoropus.
Tressumus; hocillipraetulit
Le poètesuggère
(20) 1,4,59-62. ensuiteà son amie,ce qui ne nousconcernepas
ici,de nese donner quede mauvaise
à sonuircettenuit-là grâce.

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OVIDE,AMORES1,6: UN PARACLAVSITHYRONTRÈSOVIDIEN 325

«héros»un vaincu. Néanmoins,une tellesensibilitéest davantagecelle d'un


Tibulleou d'un Properce,et ne rendqu'insuffisamment comptede la présence
permanence de l'humourovidien.
Pour le poète de Sulmone,il fautau contrairesongerqu'entrel'élégie1,4
et l'élégie1,6 se place la pièce 1,5,toute pleine de sensualité,qui exprime
le bonheurérotiqueque peuventse donnerdeux amants,et qui nous apprend
que «Corinne»(appelons-laainsi) a renduvisiteà Ovide en un bel après-
midi d'été. Et c'est bien là ce qui explique et justifiel'humourdont est
empreinte la pièce 1,6,qui ne faitqu'illustrerl'une des théoriesfondamentales
du poète de Sulmone: la femmequi veut tromperson uir y parviendra
toujours,et la custodiaimposéen'estque vaine illusion.C'est une idée qu'il
développeralonguement dans l'élégie4 du livreIII :
Dureuir,imposito tenerae custodepuellae
Nilagis; ingenio
quaequetuendasuo.
Siquametudempto castaest,ea deniquecastaest;
Quae,quianonlicuit, nonfacit,illafacit.
«Maricruel,tu as imposéun gardienà ton amie: autantne rienfaire; c'est
parson proprenaturel que chaquefemme doitêtreprotégée. Si unefemme est
fidèlesansavoiraucunecrainte, alorselleestvraiment fidèle
; cellequi necommet
pasl'adultère
parcequ'ellen'ena pasla possibilitéle commet enfait»(2I).
C'est cet éloge d'unefideslibrement consentie,que l'on trouvedéjà en germe
chez Tibulleet Properce(22),mais qu'Ovide a le plus vivementdéfendu,qui
justifiel'humourdu paraclausithyron 1,6 dans lequel l'usage de la custodia
est tournéen dérision.D'ailleurs,lorsquele thèmede la porteclose réappa-
raîtradans les Amours, mais que cettefois-ci,c'est la puella elle-mêmequi
choisirade fermer sa porteet de se refuser,le traitementen seratoutdifférent :
Cumpulchre dominaenostriplacuerelibelli,
Quo licuitlibris,
nonlicetiremihi;
Cumbenelaudauit, laudatoianuaclausaest,
hueillueingeniosus
Turpiter eo.
«Quandmeslivresontbienplu à ma maîtresse,je n'ai pas le droitd'alleroù
eux se rendent
; malgréles nombreux
complimentsdontje suisgratifié,on m'a
ferméla porteau nez; touttalentueuxque je sois,j'errehonteusement à
l'aventure».
Les répétitions
verbalesmêmes(licuit/ non licet; laudauit/ laudato) ne sont

plus que pour souligner,avec une ironieamère,l'inutilitédésormaisavérée

(21) 111,4,1-4.
(22) Cf.Properce11,6,37-40.

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326 S. LAIGNEAU

du talent,que vientrenforcer le heurtdu long (et orgueilleux)ingeniosus


surl'inflexible dissyllabeeo.
Ainsi espérons-nousavoir montréque l'élégie1,6, quoique traitantd'un
thèmerebattu,est ovidienneà double titre: d'abord par le traitement que
le poètefaitsubirau topos auquel il imprimesa marque; ensuiteet surtout
parce que, par le biais de ce topos, il parvientà défendreune idée qui lui
est chère: celle que la fidélité,quand elle est obtenuepar la contrainte, ne
vaut rien.A propos de cetteélégie,A. F. Sabot écrivait: «chez [Ovide], ni
chagrinréel, ni désappointement. Pas de luttecontreun code moral»(23).
Nous pensonsau contraire que 1,6participede ces piècesdans lesquellesOvide
prendfaitet cause contrecertainesdes valeursmoralespourtantenracinées
dans l'âme romaine.Au premierrang de ces valeurs se trouvela fidélité
féminine.Dans l'élégie 111,4déjà citée, affirmant la vanité d'une custodia
imposée,le poète s'exclame: Vt iam bene seruaueriscorpus, adulteramens
est(24).Ce versrenvoieexplicitement, nous semble-t-il, à un passagede Tite-
Live. Quand Lucrèce,après avoir apprisà ses parentsle viol dont elle a été
victime,se suicide,elle affirme : Ceterumcorpus tantumuiolatum,animus
insons(25).Les motsdu poète semblentcommeun écho inverséde ceux de
l'historien et,au modèleque constituait dans l'imaginaireromainLucrèce(26),
qui estimeque «l'espritet le corps ne fontqu'un et que la souilluretouche
l'un et l'autreégalement» (27),Ovide oppose une autremorale,dans laquelle
il propose un nouveau typede fidélité,pour laquelle la fides ne vaut que
si elleestla manifestation librement consentied'un animuspur.

de Bourgogne
Université , Dijon. SylvieLaigneau.

(23) A.-F.Sabot, Ovide,poètede l'amour[n.8],p. 517.


(24) 111,4,5.
(25) Tite-LIVE 1,58,7.
(26) Chargee, commele ditE. Cantarella (L'ambiguomalanno , Rome,1981=
Pandora'sDaughter. TheRoleandStatusof Women in GreekandRomanAntiquity ,
Baltimore et Londres,1987,p.130),d'affirmerque la fidélité
conjugale est,pourune
femme, la valeursuprême.
(27) J.-N.Robert,Erosromain , Paris,Les BellesLettres,
1997,p. 23.

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