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L’autorité comme sport de combat

Par Saül Karsz

La catégorie d’autorité se présente selon deux caractéristiques. Catégorie transversale, puisque


rares sont les domaines où de manière explicite ou implicite elle n’est pas sollicitée, tout en restant
constamment sous-entendue, puisque sa nécessité, sa raison d’être, sa légitimité sont trop souvent
tenues pour des vérités révélées. L’autorité est supposée tomber sous le sens. Deux caractéristiques
finalement convergentes. La diffusion tous azimuts de cette catégorie doit beaucoup à l’illusion de
son évidence. On en parle beaucoup, sans trop spécifier de quoi précisément. C’est pourquoi les
malentendus sont légion. Les descriptions à propos des fonctionnements concrets de l’autorité se
trouvent souvent court-circuitées par des tirades à propos de ce qu’elle devrait ou pourrait être, et
réciproquement.
Toute autre est la démarche proposée ici. L’autorité ne représente surtout pas une donnée
indiscutable, mais une question, - à déployer, à élaborer. Faire un pas de côté permet souvent de ne
pas prendre des vessies pour des lanternes.
Point de départ de ce questionnement : le lamento nostalgique. En effet, nombreux sont ceux qui se
désolent du dépérissement de l’autorité, des entorses majeures ou mineures à son égard, de sa non
intégration notamment par les jeunes générations, de l’extrême difficulté à se faire respecter
ressentie par des parents, des enseignants, des intervenants sociaux et médico-sociaux, voire leur
hésitation à assumer une position d’autorité... Le lien social s’en trouve singulièrement ébranlé,
conclut-on. Au delà de la sphère domestique ou professionnelle, il s’agit d’un problème de société.
Tel est le lamento vis-à-vis d’une situation devenue objectivement et subjectivement intolérable.
Mais si le dépassement d’une telle situation fait l’objet de revendications véhémentes, y parvenir
paraît fort improbable : la parade aujourd’hui courante consiste à accentuer ce que l’exercice de
l’autorité comporte d’autoritarisme...
A regarder de près, ce lamento prend appui sur la nostalgie d’un temps où cela se passait tout à fait
autrement, l’autorité étant alors assumée et prise en considération de façon naturelle, normale,
spontanée. Si les difficultés n’y manquaient pas, elles représentaient juste des exceptions à une
règle que peu s’avisaient de contourner. Complainte et regret vont de pair.
Il en résulte une représentation passablement simpliste et simplificatrice qui, soulignons-le, ne
correspond à aucune réalité repérable. De tous temps et dans toutes les sociétés, l’autorité a
toujours posé des problèmes de forme et de fond, des contestations et des révoltes ont assidûment
visé les tenants de l’autorité, tandis que des dispositifs de contrôle plus ou moins sophistiqués
pointaient les individus et les groupes dont on craignait la révolte réelle ou virtuelle. Conclusion :
l’histoire de l’humanité est bien l’histoire, et des multiples modalités d’exercice de l’autorité, et de
leurs non moins abondantes mises en question. Les exceptions n’ont jamais été exceptionnelles.
Ce n’est pas pour autant que l’exercice de l’autorité et ses contestations prendraient partout et
toujours des formes identiques. Les formes contemporaines ne sont certainement pas celles du
passé. Ni plus ni moins graves, ce sont - comme chaque fois - des formes particulières. Cette
particularité ne réside nullement dans le fait que l’autorité soit contestée, défiée, parfois rudement,
mais dans les formes spécifiques de cette mise en question, ici et maintenant. C’est ce qu’il
convient maintenant de comprendre.
La spécificité des modalités contemporaines d’autorité et de leur mise en question sont à corréler à
une des tendances constitutives de la culture occidentale : sa tendance laïque et démocratique.
Celle-ci implique qu’aucune garantie extrahumaine n’organise l’ordre du monde et la place que
chacun y occupe : ni prédestination ni destin inexorable, des logiques économiques, politiques,
idéologiques, des mécanismes conscients et inconscients expliquent le sort des individus, des
groupes, des classes sociales et des nations. Les questions d’autorité n’échappent pas à ce
mouvement de laïcisation, à ce désenchantement d’un monde de moins en moins magique et
surnaturel, aux dires du sociologue Max Weber. L’autorité n’émane pas des cieux ; elle est tout
sauf naturelle, intangible, forcément bonne et automatiquement bien-fondée. Tel est le premier trait
de l’expérience spécifiquement contemporaine de l’autorité.
Le deuxième trait souligne que si l'autorité est d’origine humaine, son exercice l’est tout autant.
Dans la pratique, cet exercice est concrètement impossible sans impositions ni contraintes
effectives (punitions, réclusions) ou virtuelles (réprimandes, menaces) : la force, voire la violence
réelle et-ou symbolique ne sont jamais très loin. C’est pourquoi l’arbitraire, ou tout au moins le
risque d’arbitraire est l’ombre portée de l’exercice de l’autorité. Des comportements et des
fonctionnements que certains tiennent pour normaux et nécessaires à l’exercice de l’autorité,
d’autres les vivent comme des abus, des injustices, des excès...
Ce n’est pas pour autant que tout revient au même. La ligne de démarcation séparant ces différents
éléments existe bel et bien, - sauf qu’elle ne loge pas dans l’au-delà, mais est forgée au fil des
conjonctures, au cœur des alliances et des oppositions, au sein de l’histoire. Elle n’est pas étrangère
aux idéologies qui animent la société tout entière. Cette ligne de démarcation n’a donc rien
d’absolu. Exemple : une des raisons de l'augmentation des situations de maltraitance découle de
l’inclusion dans cette rubrique de comportements auparavant considérés comme «indispensables»,
«raisonnables», «durs mais justes». Nombre de punitions ont cessé d’être éducatives pour devenir
exorbitantes. Et vice-versa : des courants sécuritaires militent pour un retournement de ce
mouvement, en soulignant que le système récompense-punition a un rôle toujours éducatif et le
respect de l’autorité, quelle qu’en soient les modalités d’exercice, forcément épanouissant.
Pour notre part, nous commençons à comprendre que ce n’est nullement l’autorité en général qui
s’en trouve minée dans la famille, l’hôpital, les services sociaux, la cité. Ce n’est pas l’Autorité
Paternelle ou Maternelle que les pères et les mères en chair et en os peinent à faire valoir auprès de
leur progéniture. Car l’autorité n’existe pas en dehors de ses réalisations concrètes ! Il n’est
d’autorité que dans et par ses exercices !
Ce sont certains de ses référentiels longtemps hégémoniques qui aujourd’hui battent de l’aile. Est
en cause, pas du tout l’Autorité, mais rien de plus et rien de moins que le fondement divin qui
rendrait tel ou tel exercice de l’autorité intangible, et ceux qui s’en réclament, respectables ad
vitam æternam. Vérité de La Palice : les autorités ne sont pas toujours respectables. Hypothèse
plausible : les difficultés des parents, des enseignants, des personnels sanitaires et sociaux
deviennent rédhibitoires, apparemment insurmontables, quand les uns et les autres tiennent à se
faire respecter parce que...
Et nous pouvons, par là même, envisager d’un autre œil les contestations, revendications et
désobéissances. On l’aura compris, ces dernières ne s’adressent pas à l’Autorité. Le croire et le
faire croire ne sert qu’à escamoter la pertinence des critiques, les améliorations susceptibles d’être
induites. Comprenons-nous : réticences et résistances s’insurgent contre des modalités réelles et-ou
imaginaires d’exercice de l’autorité, soupçonnées à tort ou à raison d’ériger l’arbitraire en loi, de
ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir tenir compte des intérêts de leurs destinataires. Leur combat
n’est nullement métaphysique, mais bel et bien historique, conjoncturel, concret.
Par conséquent, éviter de sacraliser l’autorité implique de ne pas sanctifier non plus les réticences
et les résistances. Si ces dernières n’ont pas forcément raison, elles ont toujours des raisons. A
entendre !
Dans la société dans son ensemble ou dans tel ou tel secteur familial, professionnel ou associatif,
l’enjeu contemporain se pose dans des termes on ne peut plus précis, quoique singulièrement
chargés : contribuons-nous à la restauration sécuritaire de l’Autorité ou bien à l’invention des
modalités démocratiques d’autorité ? Ne pas y répondre trop vite pourrait être un gage de sérieux.
Dans cette dernière perspective, mettre en œuvre l’autorité ne consiste pas à l’appliquer, mais à
l’investir, la mettre à l’épreuve, l’étayer, la justifier, - et à la rectifier, en partie ou en totalité, grâce
à ce qui l’interroge. Mise en œuvre et mise en question sont les deux faces d’une seule et unique
médaille, toutes deux incontournables. Leur conjonction permet de résister à la normose,
pathologie féroce du néolibéralisme en crise. Car, comme nous apprend Etienne de la Boétie, «ils
sont grands parce que nous sommes à genoux». Il revient à l’intelligence du détenteur d’autorité
(par définition toujours provisoire) de ne pas se prendre pour l’Autorité, soit de comprendre la
différence entre obéissance et soumission, entre imposition et maltraitance : que la ligne soit tenue
n’empêche qu’elle est bel et bien tracée. Ceux sur qui l’autorité s’exerce n’ont cesse de le rappeler.

Saul.Karsz@wanadoo.fr

[article initialement publié dans la revue suisse Pages romandes, année 2009]

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