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M. Bruno GELAS.
Composition du Jury :
Mme Fawzia SARI Professeur Université d’Oran Présidente.
Mme Bahia OUHIBI M. de Conférences Université d’Oran Directeur.
M. Bruno GELAS Professeur Université de Lyon Directeur.
M. Philipe GOUDEY Professeur Université de Lyon Examinateur.
Mme Fouzia BENDJELID M. de conférences Université d’Oran. Examinateur.
Mme Samira BECHELAGHAM M. de conférences U. de Mostaganem. Examinateur.
1
L’errance n’est qu’un voyage littéraire menant l’auteure à
l’écriture de sa propre création. « Architecture arachnéenne faite
de multiples silences, symphonie d’un rêve évanoui, mais
obsédant », l’errance conduit à une « écriture-aveu » où les
souvenirs mythiques et historiques incitent l’auteure à évoquer un
« nulle part » inscrivant les Textes dans une continuité
intertextuelle sans fin.
2
DEDICACE
3
Je dédie ce travail à :
---------------
4
REMERCIEMENTS
5
Je tiens à remercier :
6
Propos liminaire
L’itinérance est une pratique qui consiste à se déplacer d’un lieu à un autre, en fonction des besoins ressentis,
des nécessités.
7
INTRODUCTION
8
L'écriture d’Assia Djebar*1, écrivaine francophone d'origine algérienne, est
une écriture nomade et son langage est celui de l'exil. Dans le monde de l'exil, les
mots ne font plus corps avec la réalité, mais signifient toujours le « nulle part ».
Notre thèse suit le cheminement progressif d'un sujet multiforme en route vers son
histoire et son avenir, et qui tente de trouver la voix (la voie) qui le définit. Refusant
la nostalgie de l'ailleurs, les personnages féminins se tiennent sur le seuil-frontière
d'un monde hybride, dans l'entre-deux où toutes les possibilités du devenir et la
multiplicité du sens s'affirment.
Grande héritière de la langue française, Assia Djebar exerce les énergies de cet
héritage pour dynamiser la tradition dans cette langue à partir d’un retour sur les
traces historiques de son pays natal. Comme tous les écrivains maghrébins
d'expression française, Assia Djebar résiste au sentiment de rejet, d'exil, à la
différence des voix ensevelies de l'époque post-coloniale constituant un point nodal
de tension sur lequel coulisse le nœud ultime de son écriture. L'espace où se
manifeste la spécificité de son écriture féminine nous oriente vers une nouvelle
forme d’écriture de l’errance. Une écriture enracinée dans la vie quotidienne des
femmes de Césarée.
*1
Voir Annexe, Chronologie, p.374.
1
Assia Djebar, La Femme sans sépulture, éditions Albin Michel S.A, 2002.
9
auprès des personnages féminins ayant vécu les évènements dans le même espace-
temps. Elle entreprend son travail d’écriture, erre1 d’un lieu à un autre pour écouter
et recueillir les témoignages servant le texte. Dans le sujet collectif des femmes
unies par la même histoire, l’écrivaine intègre son « je » dans le « nous » où elle
retrouve progressivement son identité grâce à la sororité ressentie à l’égard des
femmes de Césarée.
L’errance est présente dans tous les arts (cinéma, peinture, littérature). En
littérature, l’errance est une notion de voyage, de déplacement physique, de
cheminement intellectuel dans le travail littéraire. Elle devient quête de lieu, de
recherche de vérité, de rejet de la société. L’errance permet de vivre le présent
1
À l'origine, le verbe « errer » signifie tout simplement aller, à l'image du chevalier errant. Cette connotation du
verbe est toujours valable de nos jours. Pendant la Renaissance, il est associé à l'errata, c'est à dire à la liste des
fautes survenues dans l'impression d'un ouvrage. Même si la double connotation de ce verbe n'est développée
qu'au fil des siècles, on peut se demander si c'est justement à cette époque que le verbe errer prend une
connotation éthique, celle de « se tromper », « avoir une fausse opinion », ou même « s'écarter, s'éloigner de la
vérité ». Ce serait ce dernier sens qui imprègnerait la dialectique entre passion et raison qui sous-tend le XVIIIe
siècle, dans laquelle la passion est considérée comme étant un égarement de la raison. Ceci nous amène aussi à
considérer le rôle des conventions sociales, de la vérité et de l'éthique dans les manifestations de l'errance à
travers divers contextes historiques. Au XXe siècle, un type différent d'errance voit le jour en littérature:
l'errance au cœur même du style d'écriture, qu'on pense aux longues phrases proustiennes ou à l'écriture
automatique des surréalistes, par exemple.
La Nouba des femmes du Mont Chenoua, film long métrage semi-documentaire, semi-fictionnel réalisé par
Assia Djebar, 1977-1978 (115 minutes – interprétation : Sawsan Noweir/ Mohamed Haimour). Prix de la
critique internationale à Venise en 1979. La Zerda, ou les Chants de l’oubli, long métrage documentaire,
présenté en 1982, par la télévision algérienne et primé au Festival de Berlin : « meilleur film historique » en
janvier 1983.
10
pour échapper au souvenir nostalgique du passé. Depuis Ulysse, Le Juif errant5,
Don Quichotte6, la littérature a toujours privilégié le thème de l’errance. Semblable
à la métamorphose du temps ; "elle métamorphose d’abord le présent où elle
semble se produire, l’attirant dans la profondeur indéfinie où le « présent »
recommence le « passé », mais où le passé s’ouvre à l’avenir qu’il répète, pour que
ce qui vient, toujours revienne, et à nouveau, à nouveau.7". Dans son discours de
réception à l’Académie française (2005), Assia Djebar confirme son rapport
fusionnel à l’écriture :
L'écriture d'Assia Djebar est à la mesure des enjeux actuels dans un espace où
la parole énonciative prend naissance et s'affirme à travers des récits d’actualité,
prenant la forme d'une recherche conduite par une exploration de l'énigme allant à
la quête infinie de l'être. Située entre le passé colonial des Algériens et leur guerre
Ulysse (1922) est le roman le plus connu de James Joyce. Il s’agit d’une transcription de l’Odyssée
(chapitrage, symbolisme des aventures, …) sur une journée de personnages de Dublin, dont l’artiste qui y joue
le rôle de Télémaque. Valéry Larbaud affirme «qu'avec l'œuvre de James Joyce, et en particulier avec cet
Ulysse qui va bientôt paraître à Paris, l'Irlande fait une rentrée sensationnelle dans la haute littérature
européenne. », extrait de « James Joyce » dans La Nouvelle Revue française, n° CIII, 1er avril 1922.
5
Le Juif errant est un roman français d’Eugène Sue publié en feuilleton dans le Constitutionnel du 25 juin 1844
au 2- août 1845 puis en volume de 1844 à 1845 chez Paulin à Paris. Le juif errant est un personnage légendaire
dont les origines remontent à l’Europe médiévale. Ce personnage ne pouvait pas perdre la vie, car il avait perdu
la mort : il erre donc dans le monde entier et se fait voir de temps en temps. A partir du XVI e siècle, le juif
errant reçoit le prénom d’Ahaswerus (ou Ahasvérus). Il inspire non seulement l’imagination populaire mais
aussi celle d’écrivains. Le thème du juif errant est très actif dans la production littéraire et savante (historienne)
autour de l’époque la Monarchie de Juillet, comme en témoignent parmi d’autres les études d’Edgar Quinet,
depuis son premier écrit publié, les Tablettes du juif errant (1823) jusqu’à Ahasverus.
6
L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (en espagnol El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la
Mancha) est un roman écrit par Miguel de Cervantès. Il a crée le type du Don Quichotte, rêveur idéaliste et
absurde qui se prend pour un justicier. Don Quichotte, le chevalier errant en quête d’aventures et de la gloire
éternelle. Don Quichotte de la Mancha publié à Madrid en deux parties, 1605 et 1615.
7
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, éditions Gallimard, Collection, Folio Essais, Paris, 1986, p.27.
8
Réception de Mme Assia Djebar élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, au fauteuil de M. Georges
Vedel (5e fauteuil) : Discours prononcé dans la séance publique (Paris Palais de l’institut).
11
fratricide, interprétée par la langue maternelle, écrite dans l'autre (française), les
deux aspects métaphoriques se croisent, créant le mythe d'une résistance acharnée.
La vie de la femme, longtemps persécutée, fait figure de référence dans son
contexte littéraire. C'est dans la blessure féminine que l'écriture d'Assia Djebar
puise les mots avec lesquels elle s'efforce à la fois de briser le silence et de faire
échec à un obscurantisme faisant le deuil de la femme musulmane. Son écriture se
trouve liée à la langue, une langue qui donne cette liberté de penser, de révéler des
évènements à rimer selon une mise en œuvre textuelle qui relève du ressort
poétique. Elle utilise une fonction narrative psalmodique et un espace d'écriture
singulier pour faire entendre les "voix ensevelies". Dans cette analogie, réside la
force des textes de la tradition arabo-musulmane et de la tragédie des femmes à
travers l'Histoire.
L'écriture, comme le souligne Pascal Quignard, " impose une brutale mise au
silence de la langue. La totalité de ce qui parle se fait tout à coup taciturne: langue à
la fois brusquement visible et brusquement muette. (...) Ce faisant, elle désordonne
point par point le monde oral, met à distance de lui en le soumettant à l’épiement du
regard, réorganise violemment son registre en réduisant au silence le monde social
où les hommes parlent et se souviennent (...). 9 "
Le texte et la langue d'écriture se complètent et forment une spécificité littéraire
d'un art poétique, à la fois, alerte et refuge, à la recherche d'une vérité à découvrir à
travers l'histoire. Ce droit de regard sur les traces d'un passé omniprésent lui permet
d'exercer les énergies de son héritage linguistique pour exploiter les vérités
historiques d'une voix révélée. Par une réactualisation moderniste, elle rapproche
les personnages puis, par un travail d'exégèse dans la perspective d'aboutir à une
étique de l'écriture fictionnelle, elle ressuscite les figures historiques10 pour
maintenir le récit en mouvement.
9
Quignard, Pascal, Petits Traités I, Paris, Gallimard [1981] (Collection Folio),[1990:517-8].
10
Voir. Partie I : Chapitre II, p. 68.
12
Notre travail se propose de déterminer l’écriture de l’errance dans l’œuvre
d’Assia Djebar, le roman La Femme sans sépulture. En rapport au texte de notre
corpus, nous avons introduit son œuvre cinématographique La Nouba des femmes
du Mont Chenoua et son roman autobiographique Nulle part dans la maison de
mon père11. Cette introduction éclaire l’itinéraire de notre étude et nous permet de
mettre en évidence la notion de l’errance intertextuelle dans les œuvres suscitées.
Dans son roman intitulé La Femme sans sépulture, Assia Djebar reflète
l'histoire d'une maquisarde (résistante Algérienne) arrêtée par l'armée d'occupation
coloniale durant la guerre de libération nationale et disparue à jamais sans
sépulture. Le texte relate l'élan révolutionnaire et le courage exemplaire de
Zoulikha où le passé est recomposé par le souvenir des femmes de Césarée.
Semblable à un documentaire historique, les témoignages poignants attestent de la
participation des femmes aux côtés de leurs frères combattants. L'histoire se trouve
11
Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, Librairie Arthème Fayard, 2007.
13
tissée par des voix qui se relayent, ravivent le passé, reconstituent l’histoire de
Zoulikha. Plusieurs récits se succèdent et se rattachent à l'histoire, s'insérant les uns
dans les autres : la romancière essaie, avec le plus grand soin, de rendre compte
d'une réalité tragique de la guerre d’Algérie. Cette conception dramatique de
l'histoire, où les sujets sont empruntés à l'Histoire, reflète le passé funeste de
l’époque coloniale.
La Nouba des femmes du Mont Chenoua est un film long métrage qui
reflète la réalité des femmes de Césarée vue de l’extérieur. Dans ce film, Assia
Djebar met en scène un couple Lila et Ali ainsi que leur fille. Lila architecte de
profession travaille à Alger. Ali devenu handicapé, les rapports du couple se
dégradent et la communication devient impossible. Cette impossibilité conduit à
leur séparation. En outre, le film retrace les luttes du passé et notamment celles des
« Beni Menacer » en 1871 (tribu ancestrale de l’écrivaine). Des indices en pages 16
et 17 du roman La Femme sans sépulture prouvent l’existence d’un lien entre le
film et le roman.
14
l'univers romanesque reposant sur un investissement personnel, symbolique de la
ville de Césarée. Dans cette reconstitution rétrospective, les repères identitaires font
apparaître sa vie d'enfance, le monde qu'elle avait quitté. Elle crée l'espace
nécessaire pour que le contact des personnages et leur relation s'établissent et
favorisent leur rapprochement. Elle nous introduit dans différents espaces, l'espace
urbain et rural, pour signifier l'errance où elle tente d'accréditer l'existence d'une
forme d'héroïsme à Zoulikha (justifiée par le conte de Dame Lionne). Pour cela, il
nous est important de voir comment s'opère le glissement d'une instance narrative à
des instances discursives pour mettre en valeur le processus d'énonciation où la
référentialité du "Je" est davantage affirmée à travers le récit. Nous verrons
également comment les unités linguistiques, perçues comme signes conducteurs de
sens, déterminent la signification du texte par un mode d'énonciation où le discours
narratif fait le récit et propose des schèmes d'identification comme repères
identitaires. Puisque l’errance est liée à ce parcours scriptural reflétant le destin de
la femme dans ses dimensions historiques, nous avons jugé utile de diviser notre
thèse en trois parties principales. C’est donc autour de cette problématique que nous
serons amenée à orienter nos recherches :
Dans cette première partie, notre objectif étant l’étude des micro-séquences
textuelles (montage narratif, personnages, espace-temps), l’analyse portera sur le
15
parcours enchevêtré, concentrique de Zoulikha, dans une tentative d’atteindre la
réalité historique .En ce sens, notre étude nous permettra d’appréhender le texte en
fonction des horizons d’attente.
16
Le premier est intitulé : les repères identitaires. Dans ce premier chapitre,
nous démontrerons que le corps est une écriture qui s’inscrit dans un féminisme à
portée politique et sociale : la disparition de la voix féminine. Nous parlerons de
l’émergence de cette voix par l’écriture.
Le deuxième chapitre porte sur l’écriture entre mythe et rituels. A travers
ce chapitre, nous montrerons comment le mythe de l’écriture d’Assia Djebar inscrit
le discours historique dans le texte. En s’associant à la totalité signifiante de
l’univers construit par la pensée symbolique, le mythe rapproche les personnages de
leur passé historique. Puisque la narratrice parle de "maraboutisme", nous
évoquerons son étendue dans la société d’hier et d’aujourd’hui, dans la mesure où
certaines mentalités adhèrent encore à ces croyances. Son impact est perçu à travers
les rituels. Nous appuierons nos propos par des exemples à ce sujet. Il sera
également question de la "cartomancie", puisque l’un des personnages-témoins
(Dame Lionne) est cartomancienne de métier. Nous parlerons de cette pratique et
des coutumes évoquées à travers certains récits de Dame Lionne.
Le troisième chapitre porte sur l’errance intertextuelle. Sous l’effet de la
nostalgie du passé, nous verrons comment l’écriture rapporte l’histoire des femmes
de Césarée et re-trace l’itinéraire du passé colonial. Cet itinéraire mène vers une
réécriture de l’histoire des femmes berbères à travers l’Histoire des femmes
musulmanes. Nous montrerons que l’écriture est la quête d’une voix errante qui
permet d’unifier le corps fragmenté.
Notre objectif, dans cette troisième partie, sera d’étudier les enjeux symboliques
et philosophiques de cette écriture de l’errance. La quête d’une voix errante liée au
destin des femmes, associée à un contexte de perte et d’errance, consiste à
transgresser les limites qui séparent les êtres.
Ainsi, comme le suggère notre libellé, nous dépassons l’errance comme simple
thème pour parler de l’écriture comme errance. Autrement dit, nous débutons par
l’errance du personnage, pour aboutir à l’errance de l’écriture :
17
« L’errance, terme à la fois explicite et vague, est d’ordinaire associée au
mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de
soi-même. Pourtant, le problème de l’errance n’est rien d’autre que celui du
lieu acceptable. […] L’errance est certainement l’histoire d’une totalité
recherchée.12 »
Le choix de ce thème est destiné à placer au cœur de notre thèse l’idée qu’il
existe des liens étroits entre l’écriture et les différentes figures de l’errance. Nous
nous sommes intéressée, d’une part, à ce que nous appelons "l’écriture de
l’Histoire", c’est-à-dire, à l’effort entrepris par l’écriture pour rendre compte de
l’histoire, la conserver, la reconstruire ou la réinventer. Et nous avons considéré,
d’autre part, que toute écriture est susceptible de rendre compte des configurations
sociales, culturelles et symboliques dans lesquelles elle s’inscrit.
Nous avons choisi d’allier une perspective diachronique, tournée vers le passé
à une perspective synchronique, fondée sur notre interprétation.
Notre travail de recherche mené à partir de 2005 nous conduit à examiner une série
de questions concernant le contexte social, littéraire et historique de l’écriture
djebarienne. C’est ici que la perspective diachronique de cette recherche s’est
imposée. Notre réflexion se situe cependant en amont, et porte sur le processus de
création romanesque. Elle ne s’intéresse pas aux usages mais à la réception du texte
par le public. Ce serait là un prolongement possible de cette étude.
12
Raymond Depardon, Errance, (citation d’Alexandre Laumonier), éditions du Seuil, collection Points Paris,
2003, p.12.
18
PREMIERE PARTIE :
LES VOIX DE L’ECRITURE, VOIES DE
L’ERRANCE.
19
Un des traits les plus proéminents de l’œuvre d’Assia Djebar est la nature
itinérante de sa progression narrative. Le récit se re-constitue au fur et à mesure de
son évolution, se tisse en fonction des circonstances narrées. Sa ligne narrative
préconçue détermine son cours. Le texte n’est plus un parcours fixe et préétabli
puisqu’il se fait, se métamorphose, se révèle, se perpétue, passe d’errance en
errance, de récit en récit, de genre en genre régi – chronologiquement – par des
stratégies énonciatives, monophoniques et polyphoniques très particulières.
20
Notre analyse porte, donc, sur les voix de l’écriture, voies de l’errance. Pour
cela, nous étudierons le mode narratif, la voix polyphonique, les perspectives
romanesques, l’instance narrative et la gestion du temps. De cette analyse
narratologique découlera l’approche interne qui servira à situer l’ordre
chronologique et l’enchaînement des récits enchâssés. Dans le même ordre d’idées,
nous démontrerons comment :
21
révèle l’histoire d’une héroïne oubliée. Son âme ressuscitée, errant au-delà de la
mort, dans l’espace de Césarée, fait part de son supplice à sa fille Mina. L’errance
se perpétue, à travers la pensée des personnages et l’âme de Zoulikha, dans l’espace
(Césarée) et dans le temps (vingt ans plus tard).
22
CHAPITRE I : LE MONTAGE NARRATIF.
23
Le roman d'Assia Djebar La Femme sans sépulture offre un panorama
historique et « une approche documentaire13 » qui s'inscrivent dans un contexte
culturel. Il obéit à un découpage en chapitres, à une narration ultérieure, au
monologue intérieur et à une alternance récit/description empruntée à la réalité du
passé colonial. Ce découpage en parties fait accéder la contingence des évènements
au statut d'histoire qui inscrit le réel dans un cadre logique. Il reflète une logique
évènementielle organisée selon un système de signification donnant à l'histoire le
caractère de la réalité du destin de Zoulikha. Son contexte se situe dans le réel, où
l'espace symbolise l'histoire de la révolution algérienne. Il s'agit de récits
d'évènements rapportés par les personnages féminins mis en scène. En ce sens :
« La subdivision d’un récit en partie et/ou en chapitres, la présence ou l’absence de
titres destinés à orienter la lecture, organisent la signification et structurent
l’intelligibilité du message [...] Quoi qu’il en soit, le découpage ne se montre jamais
arbitraire14. »
13
Assia Djebar, La Femme sans sépulture, (avertissement) op. cit., p.9.
14
Bernard Valette, Le Roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire. Paris :
Nathan, 1992, pp.74-75.
24
Portrait Récit Dialogue Monologue
-Subjectif -Ce que fait le -Ce que dit le -Ce qu’il pense:
biographique : personnage : personnage :
- Le parcours et la -Les quatre
disparition de
- Le portrait de -L’enchâssement monologues
l’héroïne. des récits.
Zoulikha. de Zoulikha.
Description extérieure
Incidences des points de vue :
-La narratrice anonyme. -Les personnages-témoins (femmes de Césarée)
-La narratrice-auteure (la visiteuse).
25
Chapitres/ Parties
Evènements Personnages/ Espaces Temps
Narrateurs
Prélude. P.13
1-La réinscription de l’histoire -La narratrice- -Césarée. -Printemps 1976.
de Zoulikha.
anonyme.
2-Le montage du film La
-La visiteuse. -La Capitale -De nouveau le
Nouba, dédié à Zoulikha et
antique. printemps 1978.
Bela Bartok.
-2ans plus tard.
3-L’Evocation des
-Césarée - -1916.
personnages-féminins.
Marengo.
-1950.
4-La Biographie de Zoulikha.
Chapitre 1 : Dame lionne, près du cirque romain. p.25-p.45
-La cartomancie aux Dames. -Dame Lionne -La maison de Lla -L’époque
Lbia en face du coloniale.
-Le pèlerinage à la Mecque de -Mina.
cirque romain
Dame Lionne. -La nuit de
-La narratrice.
-La maison des
- La complainte de la 3e fille l’assassinat
anonyme. fils Saadoun.
de la maison voisine.
-Césarée.
-L’assassinat des trois fils
Saadoun.
Chapitre 2 : Où trouver le corps de ma mère. P.47-p.65
26
Chapitre 4 : Mon amie, ma sœur, me dit-elle, les petits m’alourdissent ! p.75-p.97
Narratrice Le Musée. La
anonyme. Grèce- Césarée
La visite du Musée de Césarée. L’été (moment
Tipaza-
Visiteuse.
L’histoire de la mort d’El des plages)
Le complexe
Dame lionne.
Hadj. Avant le
Touristique.
Mina.
cessez-le-feu
La maison de
Dame Lionne.
27
Chapitre 8 : Où Zohra Oudai replonge dans le passé. P.137-p.158.
Chapitre11 : Lorsque Mina, fillette, voyagea au maquis chez sa mère. p 199- p 215.
28
Chapitre12 : « Dernier monologue de Zoulikha sans sépulture. » Page 217. P234.
15
Raymond Depardon, Errance, op. cit., p.12.
29
cirque romain) est représenté avec un effet de réel, suivant un degré d'originalité.
Les mots ("indigènes, tribu, fantasia, la mère des maquisards", etc.…) sont autant
de signes qui renvoient au contexte culturel. Toutes ces unités concourent à la
production du sens textuel situant le fonctionnement narratif au niveau
d'évènements réels. L’analyse des séquences narratives met en exergue les
caractéristiques et le rôle de chaque personnage-féminin. Cette analyse prend en
considération les dimensions spatio-temporelles, l’ancrage référentiel « Césarée » et
le contexte socio-historique.
30
1- Les structures du roman
16
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, éditions Hachette. Paris, 2001, p.50. La collection
« Contours littéraires » est dirigée par Bruno Vercier, maitre de conférences à l’université de la Sorbonne
nouvelle [édit. 1991]. Le mot récit sera employé dans son acception la plus large : récit comme histoire, fiction.
« Le mythe a pour visée l’expression de la totalité et de l’unité : le récit reconstruit le lien perdu entre le milieu
humain, naturel, et le surnaturel. », « Le texte littéraire n’évoque un mythe que par un seul de ses épisodes, la
partie suggère le tout à la façon d’une synecdoque. Processus très voisin, le texte peut ne faire référence au
mythe que de façon indirecte ou mythonymiques. (…) Le texte littéraire peut aussi faire appel à un mythe de
façon métaphorique. » p.82.
17
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p.230.
18
Ibidem.
31
1-1- L’avertissement
19
L’avertissement est une « courte préface en tête d’un livre. » (Le petit Larousse, 2004).
20
Jean-Pierre Goldenstein, Lire le roman, De Boeck & Larcier, s.a, Bruxelles (Collection française : Savoirs en
pratique), 1999, p.21.
32
littéraire transformé par sa dimension sociale, elle est la forme saisie dans son
intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire21. »
1-2- Le prélude
21
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris : Seuil, (collection
« points »), 1953, p.14.
22
Carola Hâhmel-Mesnard, Marie Liénard-Yeterian et Cristina Marinas (dir.), Culture et mémoire.
Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et
le théâtre, les éditions de l’école polytechnique, Paris, 2008, p. 412.
23
Juba II fut le roi berbère de la Maurétanie (partie occidentale de la berbérie, à partir de l'actuel Maroc, en
passant par tout le nord de l'actuelle Algérie, jusqu'à l'actuelle Tunisie). Fils de Juba 1 er, né vers 52 av.J.C et
mort vers 23 ap.J.C, il régna sous la tutelle romaine à partir de sa capitale Caesera (Césarée, aujourd'hui
Cherchell au centre Nord de l'Algérie). Toujours désireux de connaître ses origines, il fit remonter sa
généalogie jusqu'à Hercule qui épousa la Libyenne Tingé (Tendja) veuve d'Antée de la légende grecque. Son
épouse Cléopâtre Séléné, n'oublia jamais, quant à elle, ses origines grecque et égyptienne, elle obtint de Juba
qu'ils soient tous deux ensevelis dans un édifice funéraire semblable aux pyramides d'Egypte. Ce qui amena le
roi à faire construire ce tombeau proche de Tipaza appelé de nos jours (pour des raisons que l'on ignore) le
"tombeau de la Chrétienne". Il allie le tumulus funéraire berbère à la pyramide égyptienne par sa forme
extérieure (forme cylindrique couvrant une base carrée et coiffée d'un cône en gradins).
33
capitale. Le "je" de la narratrice-auteure n'apparaît dans son discours qu'à partir de
la troisième phrase. Cette phrase est révélatrice d'un sens, elle connote une
interprétation de la parole et du fait. En réalité, l'image du lieu tire son contenu de
la sonorité du nom César, l'empereur romain. Par ce nom évoqué, l’auteure cherche
à justifier l'origine romaine qu'elle actualise sur l'image du pays où se cristallise
l'illusion référentielle de son enfance. A travers ses récits, plutôt descriptifs, on
relève plusieurs pronoms substituant son "je". Pour situer l’action de son œuvre,
l’auteure évoque les lieux et certaines figures historiques et légendaires, faisant
ainsi le portrait de la vie privée de Zoulikha jusqu'à la veille de la guerre de
libération. C'est en somme, la biographie de Zoulikha vivante.
34
l'histoire de Hania, une histoire liée à celle de Zoulikha dont elle était la confidente.
Hania narre les faits autour de l'histoire de sa mère, de la page 56 à la page 63. De
cette dernière page, à la fin de l'épisode, la narratrice anonyme décrit les
conséquences de cette tragédie. Mina et la visiteuse se rendent chez Hania (fille
aînée de Zoulikha) pour écouter son récit autour de l’histoire de sa mère. Alors que
la narratrice anonyme décrit leur arrivée, Hania se charge de la narration des scènes
du passé qu’elle développe comme si elles se déroulaient sous ses yeux. Au cours
de ce récit, la narratrice intervient par des descriptions au centre de la narration. Ce
mode d’intrusion sert à justifier les actions et les déplacements spatio-temporels des
personnages :
Dans ce dernier passage, nous relevons une référence au roman Femmes d'Alger
dans leur appartement24 de la même auteure, comme signe d'intertexte. (Cf. 3e
partie).
24
Assia Djebar, Femmes d'Alger dans leur appartement, nouvelles, Editions des Femmes, 1980 ; Albin Michel,
2002.
35
les quittera à jamais. Puis, pour perpétuer l’errance de son âme, elle ajoute : « Toi, ô
ma Mina, absente et présente, je t'imagine dans notre courette ! Un jour, tu
bondiras jusqu'ici, jusque sur ces lieux d'où ils vont m'emporter. Tu te
précipiteras jusqu'à l'endroit de mon élévation… » (Djebar, 2002 : 71). Ce
monologue est un cheminement vers l’écriture qui se fait au moyen de l’errance
pour graver dans les mémoires des générations futures les pensées et les émotions
ressenties de ceux et celles qui ont vécu la tragédie de la guerre.
En somme, le texte devient le fruit d’une errance qui se prolonge dans l’espace-
temps au-delà de la mort.
36
Elles visitent le tombeau de la Chrétienne25 supposé être celui de Cléopâtre
Séléné26, épouse du roi Juba II.
« Peu à peu, elles ne parlent même plus du tombeau (était-ce vraiment, sinon
pour une chrétienne, au moins pour la fille de Cléopâtre, la reine égyptienne
de Césarée : cette version commence à être corrigée par les archéologues).
« Il y a presque deux mille ans, alors que Cléopâtre Séléné, la fille de l'illustre
Egyptienne suicidée, tentait, elle, épouse du roi numide Juba II l'hellénisé,
de se consoler, mais de quoi... Et si c'était vraiment son tombeau
immuable ? » » (Djebar, 2002 :100)
25
Le Mausolée Royal de Maurétanie, surnommé à tort1 Tombeau de la Chrétienne, en arabe Kbour-er-Roumia,
est un monument de l'époque numide, datant probablement du début de l'ère chrétienne, situé en Algérie à une
soixantaine de kilomètres à l'ouest d'Alger. L'édifice, un tumulus de pierre d'environ 80 000 m3, ressemble de
loin à une énorme meule de foin. Il mesure 60,9 m de diamètre et 32,4 m de hauteur. Erigé non loin de Tipaza
(près du village de Sidi Rached), sur une crête des collines du Sahel, il domine la plaine de la Mitidja à 261 m
d'altitude. Le monument est entièrement vide de tout mobilier. Aucune chambre secrète n'a été trouvée, malgré
de nombreuses recherches. Malheureusement, la colonisation française a confondu en une seule et même
signification "Roumi" qui veut dire "Romain" ou "Roumia", qui veut dire "Romaine", avec "Chrétien" ou
"Chrétienne". Une telle assimilation et un tel amalgame ne peuvent être que faux, à cette époque, c'est-à-dire au
début du 1er siècle de l'ère chrétienne, le Christianisme n'avait pas encore dépassé les limites de la Palestine. Il
n'atteindra ce pays berbère que plus tard.
26
Cléopâtre Séléné (40 av. J.C – 6 ap. J.C), parfois appelée Cléopâtre VIII, est la fille de Cléopâtre VII et Marc
Antoine et la sœur jumelle d'Alexandre Hélios. Elle épouse vers 26/20 av. J.C. Juba II. Auguste, comme présent
de mariage, déclare Cléopâtre Séléné reine de Maurétanie. Le couple règne comme roi et reine de Numidie. La
situation politique devenant difficile pour eux, ils se transfèrent en Maurétanie. Ils ont au moins deux enfants :
Ptolémée et Drusilla de Maurétanie; ils ont peut-être aussi une fille nommée Cléopâtre. Zénobie, reine de
Palmyre, retrace son ascendance jusqu'à eux. Cléopâtre Séléné est possiblement enterrée avec son époux Juba II
dans le Tombeau de la Chrétienne", près de Cherchell.
37
oiseaux sur le rivage contemplent un vaisseau flottant au-dessus des vagues, sa
description donne à Dame Lionne, qui écoute, l'envie d'aller au Musée les
contempler elle-même. Mina fait allusion à Ulysse et les sirènes, un épisode fameux
de l'Odyssée27 dit-elle, décrivant la scène, pensant que les sirènes sont imaginées en
femmes-poissons. Elle apporte cette précision pour la Grèce: femmes-oiseaux pour
Césarée. Par cette comparaison, elle met en relation le récit d'Ulysse et celui de
Zoulikha. Toute une thématique féminine est liée à cette dimension mythique. C'est
donc entre la mythologie et la réalité que se tisse l'histoire de Zoulikha.
Dame Lionne, à son tour, estime que les femmes d'aujourd'hui sont ces oiseaux de
la mosaïque. S'adressant à la visiteuse, elle lui apprend le surnom de son grand père
maternel : surnommé: El chatter à cause de sa perspicacité, dit-elle. A son tour, elle
compare le regard de la visiteuse à celui de son grand-père maternel. Pourquoi cette
comparaison du regard? Cela suppose qu'elle voit en elle une observatrice idéale,
du fait que Dame Lionne a été émerveillée par son récit sur l'étrange mosaïque.
La visiteuse continue la narration donnant ses impressions sur les femmes-oiseaux.
A travers les allusions qu'elle prête aux femmes de la mosaïque, Zoulikha reste
donc, cette femme envolée, cette femme-oiseau au corps à demi effacé. « L'une
des trois femmes-oiseaux a un corps à demi effacé. Mais les couleurs, elles,
persistent….. » (Djebar, 2002 :119). Attristée par l'image que lui offre cette vision
particulière, elle ajoute: « Une seule femme s'est vraiment envolée: et c'est ta
mère, ô Mina, c'est Zoulikha. » (p.119). A son retour dans sa chambre d'hôtel, la
visiteuse réentend les récits rapportés par Dame Lionne sur Zoulikha. Dans un
demi-rêve, les scènes entendues se déroulent en images successives devant elle.
Pour cette nuit, elle termine l'histoire par cette phrase: « Est-ce la voix qui s'en va,
est-ce le sommeil qui m'envahit ? » (Djebar, 2002 :123). Attentive à son récit, la
visiteuse retient des phrases prononcées par Dame Lionne pour les placer dans le
27
Poème épique en 24 chants, attribué à Homère (XIIIe s. av. J.-C.). Tandis que Télémaque part à la recherche
de son père Ulysse (chants I-IV), celui-ci recueilli après un naufrage par Alcinoos, roi des Phéaciens, raconte
ses aventures depuis son départ de Troie (chants V-XIII) : il est passé du pays des Lotophages à celui des
Cyclopes, a séjourné dans l’île de Circé, navigué dans la mer des Sirènes et a été retenu par Calypso. La
troisième partie du poème (chants XIV- XXIV) décrit l’arrivée d’Ulysse à Ithaque et l’éviction des prétendants
qui courtisent sa femme, Pénélope.
38
texte selon le sens recherché : la sensibilité du lecteur. Le lendemain, de retour
chez Dame lionne, elle revient s'enquérir sur les suites de l'histoire. Elle raconte sa
nuit habitée par les récits de la veille sur Zoulikha et se hâte de connaître la suite.
De cette exigence, elle dit : « Ne m'en veuillez pas : cela concerne autant l'histoire
de ma ville que la vie de Zoulikha. » (Djebar, 2002 :123). A travers ses propos,
l'histoire de sa ville et la vie de Zoulikha se confondent faisant corps indissociable.
La narratrice anonyme intervient, décrit le quotidien des femmes, les actions et les
mouvements des personnages. Dame lionne reprend l'histoire, évoque la mort d'El
Hadj (troisième époux de Zoulikha) tué au maquis et dont le corps avait été remis
aux gens de sa tribu. Elle décrit le climat qui régnait dans la maison du défunt et
enchaîne l'histoire de Zoulikha jusqu'à sa montée au maquis.
39
Le huitième épisode numéroté de la page 137 à la page 158 s'intitule : Où
Zohra Oudai replonge dans le passé. Cet épisode relate l'amitié, née entre Mina et
la visiteuse, leurs randonnées à travers la région, la visite des sites historiques de la
ville de Césarée : « Mina et sa nouvelle amie, la visiteuse, sont-elles devenues
inséparables ? » (Djebar, 2002 :137). Un retour sur les collines les conduit chez
Zohra Oudai qui les accueille joyeusement malgré son âge. La narratrice anonyme
décrit la rencontre, assiste au déroulement de la scène. Zohra Oudai commence le
récit souvent entrecoupé par des descriptions à la troisième personne : « Elle rit à
nouveau, elle, la veuve de guerre, mère de trois fils tués en martyrs, elle qui ne
veut plus descendre en ville, "chez les chacals !" comme elle dit." » (Djebar, 2002
: 138). Zohra Oudai reprend la narration, use de son « je », en évoquant l'histoire de
sa cousine Djamila encore vivante en sa mémoire. L'histoire de Djamila est
complémentaire de celle Zoulikha. C’est pourquoi, il serait utile de parler de cette
complémentarité : « Je ne sais pourquoi je vous raconte cette époque. Djamila,
que je portais donc, tout en dormant à moitié, Djamila justement me
« porte » aujourd'hui, quarante ans après… » (Djebar, 2002 : 139)
40
« Car, trop souvent, le matin, entre les deux prières, je dois avouer que je
n'ai goût à rien, pas comme autrefois …M'asseoir face au verger, devant
nos montagnes, et deviser avec nos absents : un jour, mon premier fils,
quelquefois, leur père…. Quelquefois, mon frère, celui qui m'était le plus
proche au cœur et que j'ai pu enterrer !... »
28
Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, philosophie contemporaine (XXe siècle), Paris :
Ellipses édition Marketing S.A., 2002, p.420.
29
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris,
Gallimard, 1960 ; tome II, L’Intelligibilité de l’histoire, Paris, Gallimard, 1985.
41
faite aux gens ayant participé à la guerre de libération n'a pas été tenue. Elle cite le
nom de ce "Allal " qu'elle avait hébergé durant la guerre de libération et qui,
aujourd'hui, devenu responsable, ignore sa demande de logement. Elle dit :
A travers ses récits, nous savons que Zohra Oudai a beaucoup souffert durant la
révolution. Elle a hébergé des maquisards. Elle est mère de trois fils tués en
martyrs. En contribuant à la lutte armée, elle espérait une vie meilleure et décente,
or il s'est produit le contraire de ses espérances. L'indépendance acquise, ce
‘’Allal’’, devenu responsable, ne lui reconnaît pas un droit promis. Se sentant
offensée par le refus de quelqu'un (Allal) qui la connaît très bien, mieux que
quiconque, pour sa contribution à la lutte armée, elle réagit, donc, de la sorte pour
manifester son indignation. Cela est un signal d'alarme qui risque de compromettre
l'unité sociale car l'amertume nourrit la haine. Au début de l'indépendance, cela
pouvait être tolérable du fait que les responsables étaient des combattants et sans
expérience. Cette sorte de refuge dans sa cabane apparait comme un éloignement de
ceux qui dirigent.
Nous pouvons considérer l'éloignement de la visiteuse de son pays natal comme un
cas similaire. Elle quitte son pays et choisi de s'exiler dans un pays qui, hier
seulement, était l'ennemi du sien. Dans ce rapport similaire, l'exemple dévoile une
des réalités humaines par laquelle l'auteure manifeste sa présence au monde. L'exil
de la romancière se trouve donc justifié au regard de ce passage. Mina,
accompagnée de la visiteuse, arrive chez Hania où se déroule un dialogue autour
de leur vie privée. Hania reprend la narration et fait le récit des amours de sa mère,
évoquant toute une époque autour de ses trois mariages. Ce huitième épisode se
termine par la conclusion de Mina qui dit : « Sauf que mon père ne l'aurait pas
quittée, elle ! C'est la mort qui l'a pris en premier! » (Djebar, 2002 :158)
42
Le neuvième épisode s'intitule : La dernière nuit que Zoulikha passa à
Césarée. Numéroté de la page 159 à la page 181, il s'ouvre sur une description
sommaire conduite par la narratrice où Mina et la visiteuse s'interrogent sur les
péripéties de la veille racontées par Dame lionne. Puis, reprenant la narration,
Dame lionne commence le récit autour de Zoulikha. Elle évoque la visite que lui a
faite Zoulikha avant son départ alors qu'elle était accompagnée de sa fille Hania.
Elle rapporte les propos du dialogue tenu dans sa demeure avec Zoulikha : c'était
une journée de jeûne. Elle rappelle que Zoulikha avait besoin de deux compatriotes
pour la collecte d’argent : « Ce que Zoulikha devait faire parvenir ensuite là-haut. »
(Djebar, 2002 :161). La signification de l'expression « Là-haut » en langage de
l'époque, signifiait « la montagne » parce que c'était le refuge des combattants.
Cette expression est citée plusieurs fois.
Dame Lionne parle du départ de Zoulikha, de ses contacts, des cotisations au profit
des combattants, de ses allées et venues entre la montagne et la ville ainsi que des
craintes ressenties par l'entourage impliqué dans les collectes. « Ce réseau de
femmes fonctionnait presque normalement ». (Djebar, 2002 :164). La narration est
alors reprise par la narratrice anonyme qui décrit Mina et la visiteuse sur leur
chemin du retour vers Alger. Elle narre leurs impressions sur le récit de Dame
Lionne auquel elles ont assisté. Elle retrace leur dialogue durant le trajet. Elle
évoque la vie de Dame Lionne, le récit des frères Saadoun, la jeune voisine et la
dernière nuit mouvementée que Zoulikha passa à Césarée. Mina et la visiteuse
retracent, à tour de rôle, les récits contés par Dame lionne. Elles apportent quelques
précisions sur certains détails. A son tour, Mina imagine le départ de sa mère au
maquis. Elle narre les difficultés rencontrées se basant sur les récits entendus à
propos de sa mère : une sortie de la ville « qui se fit en pleine journée sans
incident », conclut-elle. (Djebar, 2002 :181)
43
Le dixième épisode s'intitule: Troisième monologue de Zoulikha. Il est
numéroté de la page 183 à la page 198. Zoulikha y évoque ses études, son père, sa
vie de jeunesse, son travail, ses mariages, la mort d'El Hadj, son départ au maquis,
enfin, toute une tranche de vie. Elle fait part de sa réussite au certificat d'études et la
fierté de son père en apprenant le succès de sa fille. A cette époque les filles
indigènes allaient rarement à l'école et le certificat d'études avait une grande valeur.
« Ce jour-là, je me souviens, je sautillais sur le sentier et je remontais la
colline. Il faisait si beau, je revois la lumière de cette fin de journée de juin. »
(Djebar, 2002 : 183). Zoulikha décrit la joie de son père, les souliers qu'elle
portait ce jour-là et la scène du paysan crachant sur le sol en la voyant. « La fille
de Chaieb déguisée en Roumia ! », lui a-t-il dit. (Djebar, 2002 :184). Pour Zoulikha,
c'était sa manière de vivre. Elle fait, justement, part à sa fille Mina de son ivresse de
jeunesse et sa fierté d'être arabe déguisée en chrétienne. Elle ne cache pas ce que lui
a valu cette façon de vivre à l'européenne espérant que l'époque de sa fille sera
différente et meilleure. Comme si sa présence était réelle, elle contemple Mina et
son amie marcher ensemble dans la rue sans voile.
Cette mise en parenthèse marque l'insistance à l'égard d'une cause, celle des
femmes arabes. Zoulikha fait part de son chagrin et de la douleur ressentie après la
mort de son époux, « un époux au cœur si chaud ! » (Djebar, 2002 :192). Sa
disparition devient une situation d’errance. « Cette échappée finale fut presque,
pour moi, de longues vacances. » (Djebar, 2002 :193). Comme dans les
monologues précédents, elle s'adresse toujours à sa fille Mina. Elle lui fait le récit
d'une fête de femmes faisant allusion à la nouba du Mont Chenoua : « Je te raconte
cette nuit des femmes, cette harmonie qui nous a liées, toutes! Une fois seule
44
dans la grotte, m'est revenue alors, plus vive encore, ma nostalgie de vous deux !
Je t'ai appelée; tu vas enfin venir… » (Djebar, 2002 :198)
45
messagère venue la chercher et les mots prononcés à son égard, la vie dans la
grotte et les moments partagés avec les combattants qu'elle considérait comme ses
fils. Elle lui parle de la scène du garçon somnambule qui s'était réveillé au cours de
la nuit. « Je devinais mal son trouble », dit-elle. (Djebar, 2002 :232). Puis elle
ajoute :
Par ces mots, Zoulikha lui exprime le souci maternel que toute mère possède à
l'égard de sa fille. Elle l'a quittée avec cette inquiétude qu'elle ne lui révèle qu'après
sa mort. Dans ce passage, le mot : « chacal » attire une attention toute particulière.
Ce mot est réutilisé avec un qualificatif par la narratrice, dans cet épisode. Nous
savons qu'elle l'a déjà prononcé dans le huitième épisode dans le récit de Zohra
Oudai lorsqu'elle disait: « eux que j'appelle "les chacals". » (Djebar, 2002 :149). De
ces termes utilisés par Zohra Oudai et repris par Zoulikha, se révèle une
problématique. Par hypothèse, pour Zohra Oudai, l'expression du mot : "chacal"
réside dans le changement de comportement de celui qu'elle assista par le passé
refusant de l'assister par le présent. Pour Zoulikha, nous pouvons penser ainsi: en
disant: « je ne vais pas vieillir » elle sent sa mort prochaine. Dès lors, elle songe à la
protection de sa fille, à son devenir en tant qu'orpheline. Au regard de la cruauté des
hommes, sachant par avance que l'avenir de sa fille reste compromis dans un
monde mouvant qui ressemble à une terre de Chacals cruels. Elle fait d’emblée les
récits de tous ses instants jusqu’à sa disparition. « Quinze ou vingt nuits après, c'est
à la lumière de la lune, dans une clairière que je ne reconnus pas, qu'il choisit de
m'enterrer consciencieusement. » (Djebar, 2002 : 233-234). La « clairière » est
considérée comme l'espace de sa disparition dont elle-même ne reconnaît pas
l'endroit. C’est « une clairière, ma chérie, où tu ne viendras jamais. » (Djebar,
46
2002 : 234). Par ces mots, Zoulikha semble dire à sa fille Mina: que son corps
restera introuvable. La fin de cet épisode apparaît comme le signe final laissant
planer le mystère et le doute autour de ce lieu inconnu, où repose le corps de
Zoulikha sans sépulture. Le sort de Zoulikha reste énigmatique et indéfini ouvrant
l’espace à d’autres quêtes.
1-4- L’épilogue
« Je suis revenue seulement pour le dire. J'entends, dans ma ville natale, ses
mots et son silence, les étapes de sa stratégie avec ses attentes, ses
fureurs… Je l'entends, et je me trouve presque dans la situation d'Ulysse,
le voyageur qui ne s'est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer
de traverser la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais
oublier le chant des sirènes ! » (Djebar, 2002 :236)
47
entend dans sa ville. Il y a aussi cette répétition du verbe « entendre »: « J’entends-
je l'entends - mais entendre » à travers laquelle, elle nous révèle, à la fois, le
sentiment qu'elle nourrit à l'égard de sa ville natale et de Zoulikha. Puis, elle
s’identifie par les expressions : « Dans ma ville », « cité antique », «ô ma Césarée
! », elle évoque la vie des gens de sa ville au présent. « Dans ma ville, les gens
vivent, presque tous, la cire dans les oreilles: pour ne pas entendre la vibration qui
persiste du feu d'hier. » (Djebar, 2002 :236)
Nous remarquons que sa perception diffère de celle des gens de sa ville
d'aujourd'hui, elle entend dans sa ville natale ce que les gens n'entendent pas.
L'expression « la cire dans les oreilles » est évoquée dans les deux passages. Elle
mentionne deux catégories de gens: Ceux qui n'ont pas de cire dans les oreilles et
entendent et ceux qui ont de la cire dans les oreilles et n'entendent pas. A travers
cette expression, elle semble clamer la passivité des gens de sa ville d'aujourd'hui
face aux évènements d'hier qui ont marqué sa ville. La passivité des gens la
préoccupe, l'inquiète. La ville lui apparaît comme une sorte d'amnésie. Cette
impression l'entraîne à nouveau dans le passé de sa ville d'enfance faisant rejaillir
l'histoire depuis le IVe siècle. « Je la vois désormais, elle, « ma capitale des
douleurs », dans un espace totalement inversé… » (Djebar, 2002 : 237). Elle se
retrouve face à une réalité difficile à affronter, au regard de ce changement, elle
n'ose point poser de question : « Non, je n'ai pas ce courage. » (Djebar, 2002 : 238).
Ce retour, vingt ans plus tard, présente l'image d'un espace différent. Attirée par le
musée de sa ville, elle retrouve un certain apaisement compensé par l'expression de
la mosaïque.
48
Cette nostalgie, vis-à-vis de l'origine, réside au plus profond d'elle-même. Dans la
deuxième phrase, la succession des trois verbes indique un cas de conscience dans
l'accomplissement d'un devoir de mémoire. L’auteure poursuit son discours et nous
révèle un passé terni par le présent.
Nous remarquons que la satisfaction d'un désir, longtemps souhaité, semble finir
dans la déception. Puis, matérialisant son retour, l’auteure s'inquiète de l'avenir de
sa ville, des êtres de son pays.
« Puisque j'ai désiré revenir, vingt ans plus tard, vingt ans trop tard, pour
faire revivre le récit d'hier scandé par les mots, la voix, la présence dans
l'air de Zoulikha, que représentent-ils, ces violents qui surgissent,
menaçants ?
Eux qui tuent, qui violent et détruisent, nouveaux Firmin ou Vandale furieux,
ressuscités du plus lointain passé! » (Djebar, 2002 :240)
49
Elle a pourtant continué, non loin, le printemps dernier, transmuée en feu d'une
colère neuve. » (Djebar, 2002 :240)
L’auteure s'indigne devant pareil comportement et se contente d'évoquer le passé
historique. Au centre de cette tragédie, son retour n'a été programmé que pour
reconstituer l'histoire de Zoulikha. Quant à son retour au pays, il reste en instance.
C'est ainsi que s'achève le roman d'Assia Djebar intitulé La Femme sans sépulture,
marquant sa fidélité et son attachement à ses origines.
30
Bernard Valette, Le roman, op. cit., p.75.
50
2- La représentation narrative
Il nous est important de distinguer les deux instances narratives au début de notre travail de recherche. Nous
assistons alors à une double énonciation narrative: d'une part, "la visiteuse" incarne la personne et la voix de la
romancière (il s'agit bien d'une narratrice-seconde). Elle est intradiégétique. D'autre part, une narratrice
anonyme, extradiégétique, est appelée narratrice-première. Voir. Chapitre II- Partie I.
31
Christiane Achour, Amina Bekkat, Clefs pour la lecture des récits, Blida, éditions du Tell, 2002, p.72.
32
Gérard Genette, Figures III, (Collection Poétique), Editions du Seuil, Paris, 1972, p.216.
51
aussi « l’étrangère », « écouteuse » assume une fonction testimoniale car elle atteste
la vérité de son histoire, le degré de précision de sa narration, sa certitude vis-à-vis
des évènements, ses sources d’information33.
Dans cette représentation narrative, les descriptions et les réflexions se mêlent à
l’histoire pour créer une stratégie énonciative. Les structures narratives sont liées à
cette stratégie de prise de parole en rapport avec les lieux imposant des fonctions
aux personnages que l’on peut suivre à travers leurs récits définis comme une
succession de séquences. Au niveau fonctionnel et actantiel, l’histoire s’analyse en
schémas narratifs où certains récits se complètent et s’interfèrent. A l’arrivée de
Mina et de la visiteuse chez Zohra Oudai, un dialogue s’engage entre Zohra Oudai
et la visiteuse.
« Après un long regard sur la visiteuse, elle l’apostrophe d’une voix rêche :
- C’est toi, nous a-t-on dit, qui interroges sur Zoulikha Oudai.
-Elle se reprend, et avec plus de douceur : Sur « notre » Zoulikha ?
-Je suis revenue au pays après des années d’exil. En venant à Césarée, si
j’avais pu résider dans la vieille maison de mon père, je serais certainement
venue plus tôt vous voir.
-Chaque délai, chaque retard, affirme Zohra Oudai en s’appuyant sur un
proverbe arabe courant, recèle en lui, sois-en certaine, un bien caché. »
(Djebar, 2002 :79)
Avant que le dialogue ne s’engage, la narratrice anonyme décrit le regard porté par
Zohra Oudai sur la visiteuse, intervenant par d’autres descriptions pendant le
dialogue. Zohra Oudai commence son récit souvent interrompu par la narratrice
omnisciente : « A cette époque-là, Zoulikha restait souvent avec moi au refuge. »
(Djebar, 2002 :82). Son intervention stoppe la succession des évènements pour
décrire Zohra Oudai, ce qui consiste à créer un relâchement chez le lecteur.
33
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p.216. .
52
posée sur son front, son coude reposant sur son genou soulevé, chassait, d’un
geste rapide et régulier, mouches ou moucherons presque invisibles. »
(Djebar, 2002 : 82-83)
53
Cette focalisation centrée sur Mina et sa nouvelle amie s'effectue en fonction
du spectacle qui se déroule sous le regard de la narratrice anonyme. Pendant
le déroulement du récit, le passage de la narration à la description peut
s'analyser comme une illustration du récit par des images, selon un code
narratif dans lequel la visiteuse est toujours présente. Cette technique de
transformation découle d’une volonté de vouloir donner une signification plutôt
référentielle pour mieux renseigner le lecteur sur le moindre mouvement qui
caractérise les personnages. A travers les récits racontés, de façon neutre, par
les personnages- témoins, la narratrice anonyme ne saisit que l'aspect extérieur
des êtres et des choses qu'elle décrit en détail. Cette stratégie descriptive incite le
lecteur à participer au voyage de l’écriture.
54
C'est en quelque sorte, un dialogue alternant l'évocation des faits avec des
fragments non narratifs, où le récit au passé s'interrompt pour céder la place soit à
une description, soit à un échange de propos entre les personnages. Toutes les
descriptions sont assurées par la narratrice anonyme. Sur le plan esthétique, la
description, à la fois, explicative et symbolique, s'ajoute à la narration comme pour
orner le récit. Elle occupe une grande place dans le roman et constitue un élément
majeur qui se révèle un moyen nécessaire à l'histoire.
« Tante Zohra verse le thé qui a refroidi; elle réfléchit, tête baissée, puis
commente:
-ô ma Mina, ne dis pas : si…si…La volonté de Dieu est ainsi, qu'y faire?
Arrêtée ce jour-là, peut-être le sort aurait-il été pour Zoulikha plus dur, plus…
Hochant la tête sentencieusement, elle change de ton. Comme dans une
histoire gaie, elle retourne résolument à « l'histoire de Djamila »… » (Djebar,
2002 :142)
34
On ne confondra pas l’histoire (les évènements racontés) avec le récit, c’est-à-dire le texte qui consigne cette
histoire, ni avec la narration, l’acte d’énonciation qui a produit le récit. Nous reprenons ici la terminologie de
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris : Editions du Seuil (coll. Poétique), 1983, p.10. Aux chapitres
suivants, nous introduisons une acception tout à fait différente de « récit ».
35
Dans ce rapport, la dissymétrie existante marque le caractère décisif du récit : « en vérité, le discours n’a
aucune pureté à préserver, car il est le mode « naturel » du langage, le plus large et le plus universel, accueillant
par définition à toutes les formes ; le récit, au contraire, est un mode particulier, marqué, défini par un certain
nombre d’exclusions et de conditions restrictives. Le discours peut « raconter » sans cesser d’être discours, le
récit ne peut « discourir » sans sortir de lui-même. », Gérard Genette, Figures II, éditions du Seuil, Paris, 1969,
p.66.
55
Les récits sont transparents avec des explications multiples dont certaines
rendent compte de l'enchaînement et de la conduite des personnages. Ils tiennent
compte d’un passé historique appartenant à une région du pays. Les commentaires
et les justifications les situent dans une originalité caractérisée par des points
communs qui leur confèrent la transparence. Les épisodes éloignés dans la
continuité temporelle restent proches dans l'espace et gardent leur effet de sens. Dès
lors, il s'avère que cette simultanéité constitue un discours littéraire, où le passé
réintègre le champ du présent dans une suite d'évènements définis par le langage.
56
texte se réalise en re-produisant l’histoire de l’héroïne du roman, grâce au retour de
l’écrivaine à Césarée. Un retour que nous suivrons en détail dans les pages
suivantes.
57
fille de l'héroïne. Elle raconte son arrivée, son but, présente des personnages, des
lieux, évoque des noms d'une époque (Edgar Varèse36, Bela Bartok37, Eugène
Fromentin38). Les noms de ces personnages sont en rapport avec la visiteuse et les
hypothèses sont nombreuses. De notre point de vue, « la flûte » d'Edgar Varèse
serait porteuse d'un secret révélateur d'un sens dissimulé. C'est donc, une trace
indélébile qui s'ajoute à l'histoire. Pour Bela Bartok, ce musicien Hongrois a
honoré, par sa présence, l'Algérie: le pays de la romancière. Cette venue en Algérie
est donc considérée comme un évènement du passé caractérisé par sa musique.
C'est en l'écoutant que cette musique éveille le passé dans un présent rendant
Zoulikha constante. En hommage, elle lui dédie cette pensée à travers l'histoire de
Zoulikha.
36
Edgard Varèse ou Edgar Varèse (les deux orthographes ont été utilisés par le compositeur lui-même à
différentes époques de sa vie) est un compositeur français naturalisé américain né à Paris le 22 novembre 1883
et mort à New York le 6 novembre 1965 à l'âge de 82 ans. Il construit son rapport radical à l’Histoire : un
rapport positif, voire scientiste, animé par un désir d'arrachement au présent.
37
Bela Bartók (Bartók Béla, selon l’usage en hongrois), né le 25 mars 1881 à Nagyszentmiklós en Hongrie,
décédé le 26 septembre 1945 à New York, était un compositeur hongrois, pianiste et collectionneur de musique
folklorique d’Europe de l'Est. Il fut l’un des fondateurs de l’ethnomusicologie (science humaine qui étudie les
rapports entre musique et société).
38
Eugène Fromentin, né le 24 octobre 1820 à La Rochelle, est mort le 27 août 1876 dans la même ville. Fils de
la botaniste Marie-Dominique de la Fouchardière, c'est un peintre et écrivain français. Il se révèle un peintre
orientaliste fécond, mais sans grande originalité.
58
spectacles de fantasia. Le peintre-écrivain évoquait aussi le magnifique lac
Halloula, à proximité. » (Djebar, 2002 :18). Cette histoire est esquissée en
ouverture, traitée à grands traits. En effet, Zoulikha est décrite sur un plan
biographique : son lieu de naissance, sa descendance de la célèbre tribu guerrière
des Hadjout, sa scolarité, ses mariages, ses enfants, son comportement et son zèle.
Son passé est aussi décrit avec précision dans un champ qui fait partie de la
signification de son personnage. Son portrait donc fonctionne au rythme de la
description qui participe à son évaluation ; « La mère des maquisards ! » (Djebar,
2002 :15). Définie par cette caractéristique de combattante dans l'ombre, Zoulikha
est sujet d'une quête, où figure son nom à travers tous les récits, du début à la fin
du roman. Elle est ce lien constant entre les différents personnages. Cette fonction
symbolique, exploitée par ce rôle thématique, consiste à faire de Zoulikha une
héroïne à l’aide de paramètres identitaires. « Sa vie de combat, interrompue à
quarante-deux ans, est restée comme suspendue dans l'espace de la cité ancienne! »
(Djebar, 2002 :16)
59
sur les évènements qui se sont déroulés par le passé. Sur le plan de la quête, les
recherches sont caractérisées par des déplacements (va-et-vient successifs), des
visites auprès des personnages concernés par l'histoire. Leurs témoignages sont
recueillis et évalués en rapport étroit avec l’histoire de l’héroïne.
Les passages descriptifs apparaissent comme une pause dans l'action destinée
à rendre la description naturelle. Les lieux et les personnages sont décrits de façon
référentielle faisant partie d'un ensemble appartenant au même espace. Tout au long
des récits, on remarque que les fonctions référentielles sont privilégiées pour
permettre la diffusion des savoirs à l’intérieur du texte. La description au temps
présent fait apparaître l'absence de distance temporelle, faisant ainsi oublier la
présence de la narratrice dont le but est de démontrer la subjectivité du récit. Cette
description révèle l'originalité de la visiteuse qui revendique une fonction
expressive inscrite dans la tradition du récit biographique. L'appréhension du réel
se manifeste, donc, à travers les descriptions, où le langage occupe le devant de la
scène de ces récits de faits historiques. Au moment d’une pause, sans interrompre le
récit du personnage, la narratrice anonyme assure la cohérence par la description.
La narratrice anonyme décrit Hania qui, à son tour, décrit la scène par le
regard. A travers cette description, la situation indique la place qu'occupe Hania
dans l'espace décrit « la cuisine » et dans le temps « à présent ». Elle est témoin de
la scène du retour de la visiteuse. Cette description est présentée en focalisation
interne. La deuxième phrase est consacrée à la description graduelle de l'espace de
l'errance signifié par des repères : « qui revient de si loin, d'horizons inconnus, a
parcouru les sentiers, les hameaux ». Cette description contribue au déroulement de
l'histoire pour que se réalise cette écriture de l'errance. Nous remarquons que
dans certains récits, plusieurs personnages s'associent par leurs témoignages pour
aboutir au texte proprement dit. Quant à l’étrangère, elle intervient souvent, usant
60
de son « je » ; « je suis revenue au pays après des années d’exil. » (Djebar, 2002 :
79). D'autres récits se trouvent composés de deux ou plusieurs situations,
indépendantes l'une de l'autre au niveau du texte. Ainsi, le retour à l’origine a
permis d’écrire l’histoire de Zoulikha, celle de toutes les femmes de Césarée. Dans
sa quête, la visiteuse a utilisé toutes les pistes pour dévoiler le mystère estimant que
l’action héroïque de Zoulikha ne doit pas passer inaperçue. Malgré toutes les
recherches entreprises dans la région, le corps de Zoulikha reste introuvable. Le
mystère demeure, ouvrant ainsi la voie à d’autres quêtes où l’errance conduit
inéluctablement à l’acte d’écriture.
« De retour ? Non pas de la même façon qu’en 1975 (« treize ans après
l’indépendance ! » me reprochait déjà Mina), non pas en 1981 lorsque je
m’étais mise à reconstituer sur un même fil le chapelet des souvenirs livrés –
et que j’imaginais déjà l’oratorio des voix suspendues, non ! Il me faut
l’avouer : je reviens dans ma ville… vingt ans plus tard. » (Djebar, 2002 :
238)
Ce retour qui ne s’accomplit que dans le cadre d’un travail littéraire fait partie
de l’attachement émotionnel à l’espace d’enfance. Césarée représente le passé
d’une vie entière figé par une distance que la nostalgie cherche à parcourir au
moyen de l’errance. Elle n’est perçue que par l’imagination et le souvenir. Un
retour définitif dans sa ville natale serait historique. « Quand serai-je vraiment de
retour pour gravir le chemin qui monte au sommet de Césarée ? Là où, sous mille
couches de ténèbres, dort désormais mon père, les yeux ouverts. » (Djebar, 2002 :
243). Ce langage s'inscrit dans une thématique revendicative d'identification. Cette
dernière, support attesté d’une réalité, se fait par l'intermédiaire de figures
substantives (personnages d’origine berbère dont la présence et la manière de
s’exprimer fixent l’identification).
61
L'œuvre traduit ce fantasme originel commun à la vie des femmes et à l'écriture.
Elle part de cette vie pour aboutir au texte. La vie menée loin de ses origines est un
élément qui revient de façon récurrente dans les œuvres de la romancière. Cette
répétition de la même image féminine n'est point un hasard. Elle reflète une réalité
imposée par le monde extérieur. La limpidité de sa démarche fait apparaître, à
travers l'épilogue, un profond sentiment de mélancolie à l'égard de son pays, de sa
ville natale.
« Je suis revenue seulement pour le dire. J'entends, dans ma ville natale, ses
mots et son silence, les étapes de sa stratégie avec ses attentes, ses fureurs…
Je l'entends, et je me trouve presque dans la situation d'Ulysse, le voyageur
qui ne s'est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer de traverser
la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le
chant des sirènes !
Elle sourirait, elle se moquerait, Zoulikha, si on lui avait dit qu'on la
comparerait, elle, aux sirènes du grand poème d'Homère. » (Djebar,
2002 :236)
« Moi, la fillette de la ville revenue de l'exil pour quelques jours, pas plus,
oui, décidément "l'étrangère pas tellement étrangère", moi, à force d'avoir
39
Voir Jacqueline Chenieux- Gendron et Yves Vadé (dir.), Pensée mythique et surréalisme, Lachenal et Ritter,
Paris, 1996, (avant-propos), p.20.
40
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit, p.232.
62
écouté Mina et Hania, Dame Lionne ainsi que, dans les collines, au-dessus de
la ville, Zohra Oudai (ces deux dernières dames, combien leur reste-t-il
désormais à vivre ?), me voici de retour. » (Djebar, 2002 :237)
63
Conclusion
64
CHAPITRE II: ZOULIKHA,
HISTOIRE METAMORPHOSEE.
65
« Zoulikha est née en 1916 à Marengo (Hadjout, aujourd’hui), dans le Sahel
d’Alger. Le guide Hachette de ces années-là note qu’il s’agit d’un « grand et
beau village, chef-lieu de commune. » (…) Le père de Zoulikha s’appelle
Chaieb ; il semble avoir été un cultivateur assez aisé. Un des rares à avoir pu
garder ses terres – ou peut-être les avait-il acquises de fellahs ruinés. Il fut
considéré comme un « bon Arabe » par ses voisins, colons du village. »
(Djebar, 2002 : 17-18)
Zoulikha avait vingt ans à la naissance de celle qui, aujourd'hui, fait son
histoire. Partageant le même espace « Césarée », un simple mur mitoyen séparait la
maison de Zoulikha de celle du père de la visiteuse. Fillette à l'époque, il se pourrait
qu'un jour, elles se soient côtoyées devant la porte ou dans la rue, sans se prêter
attention. Les évènements intervenus dans l'espace-temps ont provoqué des
bouleversements dans leurs vies communes. Zoulikha a disparu sans sépulture, la
visiteuse vit dans l'exil, loin de ses origines. Cette coïncidence nous met en
présence de deux problématiques presque similaires : la disparition mystérieuse de
Zoulikha et l’exil et l'identité perplexe. L’espace (Césarée) et l’origine (berbère)
favorisent leur rapprochement identitaire. A travers cette histoire dédiée à Zoulikha,
il y a une volonté de vouloir s'identifier à l'intérieur même de cette reconnaissance
symbolique. C'est ce qui nous mènera à analyser, au cours de notre démarche,
l'itinéraire inconnu de Zoulikha et sa disparition.
66
A la lecture de La Femme sans sépulture, il apparaît clairement que la
visiteuse et Zoulikha sont d'origines berbères, d'un même pays, d'une même région.
A travers le texte, l'existence des lieux référentiels confirme le voisinage. Dans ce
rapport, la visiteuse apparait concernée par l’histoire de Zoulikha dont le sacrifice
est considéré comme symbole du peuple auquel la visiteuse s’identifie. « L’image
de Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque. Mais sa voix subsiste, en
souffle vivace : elle n’est pas magie, mais vérité nue, d’un éclat aussi pur que tel ou
tel marbre de déesse, ressorti hors des ruines, ou qui y reste enfoui. » (Djebar :
2002, 242)
En même temps, les structures narratives sont liées à une stratégie énonciative
assez particulière. Cette stratégie est en rapport avec les lieux antiques (Césarée,
Tombeaux de la Chrétienne…) et impose des rôles et des fonctions aux personnages
féminins, que l’on peut suivre selon l’ordre romanesque et chapitral.
67
2- Personnages et témoignages historiques
41
Le mot personnage, sinon le concept, apparaît fréquemment chez des auteurs qui participent à la constitution
d’une science des récits, comme Propp, Lévi-Strauss, Bremond, Todorov. Cf. François Rastier, Essais de
sémiotique discursive, Collection : Univers Sémiotique dirigée par A-J. Greimas, Maison Mame, 1973, p.207.
42
Yves Reuter, Introduction à l’analyse du roman, [1991] éditions Nathan, Paris, 2003, p.27.
43
Jean Milly, Poétique des textes. Une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire,
éditions Nathan, [1992] pour la première édition. Nathan/HER, 2001 pour la présente édition, Paris, p.159.
44
Ibid, p157.
68
En ce sens, le texte nous révèle aussi la présence d'autres personnages appartenant
au passé: légendaires (Ulysse), historiques (Cléopâtre Séléné, Juba II, Jugurtha) et
les personnages célèbres (Edgar Varèse, Bela Bartok, Eugène Fromentin…). Ces
personnages (légendaires, historiques, célèbres) introduits dans le texte par
l’auteure sont des noms symboliques, servant de repères spatio-temporels dans
l’histoire.
45
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op. cit, pp 31-32.
69
2-1- La « voix de Dame Lionne » ou « Lla Lbia »
Elle a accompli le pèlerinage à la Mecque. Celui ou celle qui a accompli ce pèlerinage doit s’abstenir de tout
péché. C’est pour cette raison qu’elle a cessé la cartomancie.
70
message transmis en communication directe d'une génération à l'autre. C'est alors
que Dame Lionne évoque leur histoire, face à Mina déjà bouleversée par le récit de
la jeune fille. Elle ajoute: « J'étais autrefois laveuse des morts, commence Lla Lbia.
La nuit de la mort des fils Saadoun, ce fut pour moi, dans cette époque de
tourmente, la nuit la plus longue ! » (Djebar, 2002 : 31). L'évènement tragique,
marquant l'assassinat des fils Saadoun placé au début du roman, n'est pas singulier
du genre. Sa localisation dans le récit d'ouverture offre à Dame lionne l’occasion
de ressusciter les évènements d'un passé douloureux.
Ces révélations nous donnent l'image rétrospective d'une époque coloniale que
Dame Lionne cherche à tirer de l'oubli. Cette interprétation nous montre que nul n'a
été épargné par les évènements : du mendiant au vendeur d’œufs à l'ancien
combattant infirme. La signification des mots « infirme » et « béquille » ainsi que
l'expression « pourtant de leur guerre » élèvent le degré de cruauté et de bassesse. Il
s'agit là, d'un antécédent historique dont la valeur thématique apparait conforme à
l'ordre chronologique réel des évènements. Evènements en rapport avec l'histoire de
La Femme sans sépulture où les récits sont partie intégrante de l’Histoire. Dans
l'ensemble de ses récits, Dame Lionne évoque les péripéties de la guerre dans leur
profondeur. Pour mieux éclairer le lecteur sur le véritable sens des évènements, elle
situe l'histoire de la société dans l'Histoire du pays. Dans ce passé historique, un
certain nombre d'épisodes situe l'histoire dans sa portée symbolique. Les
témoignages et la solidarité morale sans limite authentifient les récits. « Deux
vieilles de la famille et moi, nous fîmes entrer les corps portés, chacun, par deux
hommes du quartier. » (Djebar, 2002 :40). L'intensité du souvenir montre à quel
point Dame Lionne fait preuve d'une conscience motivée par l'aspect de
l'évènement raconté.
71
« Alors j'appelai Brahem, leur cousin par alliance, celui qui a un four: un
gentil garçon, pur comme un écheveau de laine. « Viens avec moi! Lui dis-je
fermement. Je sais où me procurer des linceuls à cette heure. » » (Djebar,
2002 : 41)
72
2-2- La « voix de Hania, l’apaisée »
Son récit s’intitule : Où trouver le corps de ma mère? Hania est la fille ainée de
Zoulikha issue de son premier mariage. Comme Zoulikha, elle est née à Marengo
(aujourd’hui Hadjout). Elles ont vingt ans d’écart. Mariée à l’époque du départ de
sa mère au maquis, c’est elle qui a eu la charge de sa demi-sœur et de son demi-
frère. Dans son patio à Césarée, Hania reçoit la visiteuse. Un entretien suivi d'un
long dialogue ravive les souvenirs d'un passé douloureux vécu par Hania. Déjà
bouleversée, vingt ans auparavant par la disparition de sa mère(Zoulikha), Hania
semble être traversée par un autre sentiment de détresse. Soudainement, elle
déroule le film de sa vie et celui de sa mère. Son récit est daté (1957), repère
symbolisant la capture de sa mère par les forces coloniales. Elle évoque les
évènements qui ont meublé sa vie familiale et celle de Zoulikha. Selon son récit,
depuis cette date (1957) jusqu'à l'indépendance du pays, elle mène une vie
perturbée. « Elle s'écoute, silencieuse, comme dans une méditation sans fin.
Quelquefois, plusieurs jours de suite! » (Djebar, 2002 : 64)
« Ainsi, une parole menue, basse, envahit la fille aînée de Zoulikha, dans
l'étirement de son insomnie. Elle parle sans s'arrêter, pour elle seule. Sans
reprendre souffle. Du passé présent. Cela la prend comme de brusques accès
de fièvre. Une fois tous les six mois ; quelquefois une seule fois par an ; cette
maladie a tendance à faiblir.
Il y a dix ans tout juste, germa en elle cette parole ininterrompue qui la vide,
qui, parfois, la barbouille, mais en dedans, comme un flux de glaire qui
s'écoulerait sans perte, mais extérieur. (…)
73
Ces symptômes s'accentuent certains jours précis du mois: Hania reste
allongée. » (Djebar, 2002 : 63- 64)
Cet épisode descriptif nous met en présence d'une femme exténuée, perturbée,
maintenue sous tension par un désespoir infini. Elle est secouée par une série de
symptômes successifs définis dans ce récit. Puis, au-delà de son état
symptomatique, en rapport avec sa maladie, le sentiment affectif caché
intérieurement par Hania est mis en exergue pour montrer que l'effet du temps ne
lui apporte aucun soulagement : « si le moindre signe m'était parvenu, oh oui,
j'aurais chanté à l'infini. » (Djebar, 2002 :63)
« La parole en elle coule: à partir d'elle (de ses veines et veinules, de ses
entrailles obscures, parfois remontant à la tête, battant à ses tempes,
bourdonnant à ses oreilles, ou brouillant sa vue, au point qu'elle voit les
autres, soudain, dans un flou rosâtre ou verdâtre). » (Djebar, 2002 : 64)
Fortement troublée par le choc, elle essaie de combler le vide de ce déchirement qui
la perturbe, restant fixée sur la disparition de sa mère et le corps non retrouvé.
« Dites-moi, vous qui arrivez si longtemps après: où trouver le corps de ma
mère ? » (Djebar, 2002 : 63). Tout au long de la narration, c'est sur Hania que
repose le récit. On comprend, dès lors, que la disparition de sa mère a provoqué en
elle un désespoir insurmontable. A son tour, la narratrice fait apparaître son état
74
psychologique. Les symptômes qu'elle évoque sont la cause de ce repli sur elle-
même. « Après cette déception, une sorte d'hémorragie sonore persiste. Elle n'eut
plus jamais de menstrues, précisément depuis ce jour de sa recherche en forêt. »
(Djebar, 2002 : 65). Cette révélation au féminin libère l'écriture par ces paroles
intimes qui se superposent à travers le récit. Ainsi, le secret n'a plus sa raison
d'exister lorsque la parole trouve sa place chez l'autre. On assiste à un dialogue
entre la visiteuse et Hania. Mina suit avec une attention particulière leur dialogue
sous forme de dialecte. Hania rappelle à la visiteuse un dicton de Zohra Oudai.
75
Dans le récit, Hania se présente en narratrice. Elle figure en tant qu'énonciatrice
d'une situation notionnelle. Elle reconstitue la vie de Zoulikha et de ses trois maris
successifs. Au regard de la diversité énonciative, la narratrice anonyme reste
dissimulée. Ainsi, la représentation narrative consiste à rapporter les paroles et les
actes des personnages. Ceci explique le passage de l’oral à l’écrit. Ce passage reste
une convention spécifique qui obéit à des assertions sur les personnages en question
dont les modalités d’énonciation rapportent des évènements réels. On remarque
également dans cette pragmatique de la communication, que chaque récit rapporté
fait référence à la pratique bilingue au niveau énonciatif, dont le référent est une
réalité historique située dans l'espace et le temps (excepté les récits de Mina dont la
culture lui permet de les rapporter en langue française). En ce sens, « le récit n’est
pas seulement une relation d’action, il est aussi relation de paroles, et même de
pensées ou de sentiments46. »
Mina est la seconde fille de Zoulikha, issue de son troisième mariage avec El
Hadj Oudai. Elle avait dix ans au moment du départ de sa mère pour le maquis.
Grâce à un guide, elle a pu se rendre auprès de sa mère auprès de laquelle elle passa
trois nuits dans la grotte avec les maquisards. C’est elle qui, aujourd’hui,
accompagne la visiteuse dans tous ses déplacements. Elle écoute raconter l’histoire
de sa mère. Sur la route qui mène chez Dame lionne, Mina raconte à son amie son
histoire d'amour dont le secret la tourmente :
46
Jean Milly, Poétique des textes, une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire, op.
cit, p.169.
76
invisible. (…)Et, dans ce retour, Mina, d'un trait, se confesse... » (Djebar,
2002 :102).
En effet, c'est une histoire d'amour entre elle et un jeune étudiant nommé Rachid,
originaire des Aurès. Elle l’a connu à l'université. Encouragée par son amie, Mina
vide le contenu de ses secrets amoureux, tout au long du trajet. A travers son récit,
l’on comprend la forte déception qui la bouleverse. Une histoire pleine d'émotion
qui traduit sa peine et son désarroi.
Dans ce passage, sur le plan affectif, l'échange des sentiments amoureux apparait
réciproque entre Rachid et Mina. « Je rêvais déjà aux promenades dans le désert ! »
(Djebar, 2002 :108). Alors, ne pouvant résister à l'attente, elle entreprend le voyage
pour rejoindre Rachid, comme pour le surprendre, le combler de joie et lui affirmer
son amour. Mais, l'inverse se produisit. « Il ne sembla pas si heureux de me voir. Il
m'accompagna dans un hôtel un peu minable, alors que j'avais espéré loger avec lui,
la demeure était grande, les convenances m'importaient peu… » (Djebar,
2002 :108). Derrière ce sentiment émis par Mina, sa déception fait suite au geste
maladroit de Rachid. Perturbée par le comportement et les aveux de Rachid –motif
de la rupture - Mina fond en larmes puis regagne Alger le lendemain. Ce récit
d'amour prend fin à leur arrivée chez Dame lionne qui les attend dans le patio pour
leur raconter, dans la même lignée, des histoires familiales. Son récit n’a aucun lien
avec l’histoire de Zoulikha où elle figure en qualité de personnage-actant. A son
histoire d'amour s'ajoute celle du jeune homme partit travailler en France sans
donner de nouvelles. Elle vint chez Dame Lionne (cartomancienne à l'époque)
pour la renseigner sur son sort. Selon les dires de Dame lionne, ce jeune homme est
77
proche parent de la visiteuse. Elle dit à Mina : « Il y a longtemps, reprend-elle, ta
mère, Zoulikha, était encore chez elle, la mère de ton amie est venue me voir,
voilée de soie blanche, accompagnée de sa belle sœur. Elle s'inquiétait pour son fils
unique, très jeune, mais qui travaillait dans la clandestinité en France. » (Djebar,
2002 :110)
Le récit de Dame Lionne prend fin avec l'histoire de ce jeune homme dont le
lien le révèle frère de la visiteuse. Mina et la visiteuse quittent le patio de Dame
lionne pour se rendre à Alger. Sur le chemin du retour vers Alger, les deux amies
effectuent une pose dans un village renommé pour sa conserverie d'Anchois. C'est
dans un restaurant géré par un pied-noir resté en Algérie après l'indépendance que
les deux compagnes se restaurent comme pour fêter leur prochaine séparation.
Réunies autour d'un repas, un dialogue s'engage entre les deux amies autour de la
montée de Mina au maquis. Au moment où la visiteuse rappelle à Mina sa
rencontre avec sa mère, deux ans plus tôt, le restaurateur entre dans la discussion,
faisant le récit d'une jeune femme algérienne nommée Halima ayant émigré en
France et qui réalisa son rêve devenant, même élue municipale. Lasses d'entendre
son bavardage, elles préfèrent parler de ce qui les concerne. Installées, face à la
mer, Mina présente/absente, les yeux clos, plonge dans un passé, source de son
récit. Marquée par l’absence de sa mère, sous l’effet de la nostalgie, elle hésite à
raviver les souvenirs du passé.
78
parachève l'indiscutable sentiment de déséquilibre qui la positionne dans l'espace
du « moi, fillette de douze ans ». Marquée par les étapes d'un passé irréversible que
l'écriture exploite, Mina devient narratrice homodiégétique usant de son « je ». « Je
me souviens de ce jour où je rencontrai une mendiante que je n'avais jamais vue. »
(Djebar, 2002 :204)
Zohra Oudai est la sœur d’El Hadj, troisième époux de Zoulikha, donc belle-
sœur de Zoulikha et tante de Mina. Pendant la guerre, elle habitait sur les collines
de Césarée dans les vergers des Oudai. Elle est mère de trois chahid. Sa maison a
été détruite par l’armée coloniale. Mina et la visiteuse arrivent enfin chez Zohra
Oudai qui les accueille dans les vergers. Impuissante sous le poids des années, elle
leur fait la confidence suivante :
« Mes petites, commence Zohra Oudai, ce matin encore, avant que le soleil ne
monte dans le ciel, ce matin (et elle dépose son pain tout chaud devant les
arrivantes), qui est venu m'aider pour allumer le four? Car je ne peux,
maintenant, avec l'âge, nettoyer seule le ventre du four, puis disposer les
fagots pour le feu et, surtout, faire qu'il ne fume pas trop longtemps… Je ne
supporte plus! » (Djebar, 2002 :138)
Zohra Oudai commence son récit autour de l’histoire de Djamila, une cousine
qu'elle a adoptée et qui l’assiste aujourd'hui. Ses gestes et ses paroles prononcées
sont décrits.
79
Au cours de la discussion, Zohra Oudai évoque à la fois le nom de Djamila puis de
Zoulikha. Mina intervient au conditionnel réfuté par une tante croyante. « Ô ma
Mina, ne dis pas: si…si…La volonté de Dieu est ainsi, qu'y faire ? » (Djebar,
2002 :142). En somme, Djamila revêt un caractère particulier dans l'histoire de
Zoulikha. Zohra Oudai rappelle qu'au cours d'une opération, les soldats français
avaient pris Djamila pour Zoulikha lorsqu'elle prononça cette phrase en français :
« Pourquoi, pourquoi vous nous sortez ? » (Djebar, 2002 : 143). Et aux soldats de
dire : « C'est elle, la fameuse Zoulikha ! » (Djebar, 2002 : 144). Zohra Oudai
continue la suite de l'histoire de Djamila, et rappelle l'histoire du « dentier en or ».
Elle évoque l'indépendance avec amertume, les promesses non tenues des
responsables vis-à-vis de ceux qui ont souffert durant la guerre. Dans cette
perspective historique, les personnages féminins mis en scène ont un effet conjoint
d’écriture où leurs récits et discours dominent dans le fonctionnement du texte.
80
raconter les évènements du 8 Mai 1945, l’histoire de la prise de Bougie et le
courage des femmes berbères à travers le passé de ses ancêtres. Entre les
indications que nous donne la narratrice et les micro-séquences contenues dans les
épisodes IV et VI, on découvre les origines familiales de la visiteuse. Donc,
contrairement aux autres personnages de l’histoire, un nom commun (absence de
nom patronymique) la désigne dans ce double niveau d’énonciation. Servant de
guide et d’accompagnatrice, Mina conduit la visiteuse chez Zohra Oudai habitant
sur les collines du Dahra, lieu de départ de Zoulikha pour le maquis. Cette visite
sera fructueuse pour l'histoire, du fait que Zohra Oudai a vécu ce passé du début à
la fin. Les témoignages qu'elle détient et les évènements racontés font partie d'une
des réalités de la fresque historique. Sur le chemin qui les mène vers ce lieu
symbolique « les collines du Dahra », elles parlent de politique et des évènements
douloureux qui ont ensanglanté le pays, et précisément ceux du 8 Mai 1945.
« Je sais que le 8 Mai 45, quand tout l'est du pays s'embrasait puis était livré à
la terrible répression, ici, à Césarée, un complot avait été démantelé: des
explosifs étaient prêts pour faire sauter les portes d'un arsenal, près de la
caserne, et pour s'emparer de beaucoup d'armes.
Les conjurés furent trahis avant même de commencer: quatre ou cinq jeunes
militants, plus un sous-officier kabyle furent arrêtés. Je me souviens surtout
de l'un d'entre eux, le neveu de ma grand-mère maternelle, fut condamné à
mort, puis à la prison à vie. J'ai gardé, toute petite, un vif souvenir d'une
étrange scène de deuil, chez nous, autour de sa mère qui recevait les
condoléances, alors qu'il n'y avait aucun cadavre exposé… » (Djebar,
2002 :75-76)
Ce retour sur les traces du passé est narré par la visiteuse. Elle raconte le souvenir
de cette terrible journée, elle évoque une scène de deuil vécue qui ressemble de près
à l'histoire de la Femme sans sépulture. Ce témoignage allonge la liste des
évènements tragiques qui ont secoué le pays durant la période coloniale. Nous
remarquons que le déclenchement de la lutte armée se préparait le 8 Mai 1945 au
regard de la phrase contenue dans son récit: « des explosifs étaient prêts pour faire
sauter les portes d'un arsenal, près de la caserne, et pour s'emparer de beaucoup
81
d'armes. ». Il s'avère évident que ces armes auraient servi au déclenchement de la
lutte armée à laquelle Zoulikha a participé.
Les années 1952- 1953 sont évoquées. C'est la veille du déclenchement de la lutte
armée. On parle d'El Hadj, troisième époux de Zoulikha, de son retour de
pèlerinage et des contacts qu'il a eus dans les différents pays arabes qu'il a visités.
Dans cette trajectoire, l'intrusion politique autour des problèmes de décolonisation
et d'indépendance va en parallèle avec le drame colonial algérien. En ce sens, la
littérature transcende les divisions nationales pour des raisons culturelles,
sociologiques et politiques. Dans la vigueur littéraire, la visiteuse rappelle une
comptine de l'époque que chantait l'une de ses cousines, comme pour ranimer la
flamme patriotique.
« Nous avons une seule langue, l'arabe.
Nous avons une seule foi, l'islam.
Nous avons une seule terre, l'Algérie ! » (Djebar, 2002 :77)
Par cette comptine, la visiteuse marque le point de passage ouvrant la voie d'une
liberté recherchée. Elle met en évidence l'élan patriotique ayant donné lieu à
l'engagement populaire pour la cause sacrée dont Zoulikha reste le symbole. Cette
forme fait partie de l’espace d'écriture. « Nous avons trois langues, et le berbère
d'abord ! » (Djebar, 2002 :78). Par cette phrase, la visiteuse fait remarquer qu'elle
demeure par la pensée dans son pays. Elle se fait entendre par sa voix mêlée à
d'autres voix (signifiée par le pronom personnel "Nous") en considérant les trois
langues comme passerelle de culture, situant la langue berbère au premier plan : La
cause berbère. On s'aperçoit, dès lors, que sa singularité algérienne ne l'a pas
empêchée de puiser dans les valeurs occidentales, en allant au-delà du problème de
langage et d'appartenance berbère. Elle sort de la position intermédiaire et
s'identifie en qualité de porte parole de l’écrivaine. Dans cette équation du
changement par l'émancipation, la visiteuse reste attentive à cette réalité historique.
A leur arrivée chez Zohra Oudai, un échange de paroles a eu lieu pendant la
réception traditionnelle. C'est autour d'une table basse, datant de l'époque
coloniale, que s’est engagé le dialogue autour d'un passé, présent dans les
82
mémoires. C'est alors que Zohra Oudai, calmement et sans hésitation, évoque ses
souvenirs, fait resurgir le passé de Zoulikha et les moments historiques. Les
témoignages du récit oral de Zohra Oudai se terminent. C'est en nomade que la
visiteuse accompagnée de Mina retournent chez Hania. Elles continuent leur
randonnée à travers la région de Césarée pour une visite programmée, celle du
« tombeau de la Chrétienne » et des « vergers des Oudai ». C'est en sorte une
escapade touristique puisqu'il s'agit de deux lieux historiques. « La journée
d'aujourd'hui est la plus longue de l'année, je te le rappelle ! » (Djebar, 2002 : 99).
C'est le premier jour de l'été, cette visite est datée, elle a lieu un 21 juin et le climat
semble amplifier l'humeur joviale des deux amies. Sur le chemin qui mène au lieu
mystérieux « le tombeau de la Chrétienne »; les deux amies conversent au sujet du
site historique. La visiteuse évoque à son amie Mina la nouvelle version de ce
tombeau mystérieux, puis, soudainement, se rétracte.
83
3- L’émergence d’un « je » féminin
Dans le jeu collectif, Zoulikha faisait jusque-là partie des femmes oubliées.
Son histoire a donné lieu à un roman intitulé La Femme sans sépulture. Son « je »
masqué n'apparaît qu'à travers ses monologues. Dans cet univers créé, les femmes
prennent la parole et chacune d’elles contribue à faire l'histoire d’un drame collectif
où le « je » apparaît par le biais de la tragédie de Zoulikha.
La parole créative de la femme surgit d’une conscience collective féminine qui
s'élève par-delà la société où s'affirme le "moi" féminin. Cette nouvelle parole
féminine, d'où émerge le « je », fait apparaitre le rôle de la femme d'hier. L’histoire
révèle ses témoignages sur ce passé et les souffrances de la guerre de libération.
Chaque femme contribue au dialogue, évoque le plus souvent un vécu de son
quotidien et ses relations dans la société. Cette forme de discours élargit le texte où
les pratiques langagières utilisées créent une situation d’errance.
84
Certaines ont déjà été en contact, ces derniers temps, avec Zoulikha
paysanne. » (Djebar, 2002 :173)
Mina se révèle, à son tour, par le souvenir, découvre son « moi » pour s’identifier à
Zoulikha. « Moi pourtant, la fille de l'héroïne absente, qui n'ai pu que rêver à la
légende maternelle, moi…Souvenirs, lente marée intérieure enflant, s'évaporant,
selon l'humeur et les nuages… » (Djebar, 2002 :203). Cet état d’enfermement crée
85
par le reflet de l’absence n’est que la distance à réduire par la quête. C’est pourquoi
la recherche de soi à travers l’image maternelle lui assure son identification qui
n’est que son objet-reflet dans cette page de l’Histoire.
« Le temps est capable d’un retour plus étrange. Tel incident signifiant, qui, a
eu lieu à un certain moment, jadis, donc, oublié, et non seulement oublié,
inaperçu, voici que le cours du temps le ramène et non comme un souvenir,
mais comme un fait réel47. »
47
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris [1959], Gallimard (Collection Folio Essais), 1986, p.21.
86
islamique. Ainsi, une tradition inscrite dans l'imaginaire collectif est remise en
question.
« C’est donc cette instance narrative qu’il reste à considérer, selon les traces
qu’elle a laissées- qu’elle est censée avoir laissées- dans le discours narratif
qu’elle est censée avoir produit. Mais il va de soi que cette instance ne
demeure pas nécessairement identique et invariable au cours d’une même
œuvre narrative48. »
48
Gérard Genette, Figures III, op.cit., pp. 226-227.
87
4- La mise en exergue de l'histoire oubliée
L'histoire s'organise autour d'une figure féminine (Zoulikha). C'est par des traits
de spatialité liés à son essence, à son espace, à son errance même que la
visiteuse révèle l’histoire de l’héroïne : « « l’histoire de Zoulikha » est esquissée en
ouverture. » (Djebar, 2002 : 16). Le texte reflète une réalité culturelle animée par
les souvenirs qui interprètent cette réalité où les personnages se définissent par leurs
noms et leurs paroles. Il conserve, en même temps, sa dimension historique par la
réintégration du passé dans le présent. La focalisation des lieux et des évènements
est perceptible à travers leur ancrage référentiel et la description spatio-temporelle
obéit à une alternance du temps: présent, imparfait, passé composé, plus-que-
parfait, passé simple. Cette description suspend le cours du temps en contribuant à
étaler le récit dans l'espace pour signifier l’errance. Sa démarche romanesque
esquisse de nouveaux repères identitaires (la recherche de soi dans le nouveau
roman) par la mise en abyme de l’exaspération féminine. En effet, l’histoire est en
rapport avec la vie sociale liée à l’Histoire et les mentalités d’une époque historique
considérée comme un document historique.
49
« L’Histoire a un sens bien précis dans La Critique de la raison dialectique : il ne s’agit pas seulement d’un
ensemble d’évènements se déroulant dans le temps et constituant le passé humain, mais surtout d’un processus
totalisant et unitaire, orienté vers une fin et compréhensible selon une logique dialectique. Bref, l’histoire est ce
que Sartre appelle une totalisante, qui possède une Vérité et un sens que la CRD se propose d’établir en
démontrant la légitimité de la raison dialectique. », Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op.
cit, p.419.
88
5- La nuit du départ de Zoulikha pour le maquis
Nous savons que malgré tous les risques, Zoulikha continuait à agir en secret
chez Dame Lionne. Elle se rendait chez elle chaque semaine, puis chaque mois,
faisant la liaison entre la ville et le maquis. Chacune d'elles avait peur d'être prise
par les soldats. Les noms de femmes combattantes sont cités dans le récit ; Il s'agit
de « Fatima Amich, Assia, la fille de Benyoucef et Kheira » dont Dame lionne avait
hésité à divulguer le nom pour des raisons personnelles. Devant leurs craintes
persistantes, Dame Lionne se montre rassurante. « Alors que cela se passe chez
moi, moi, en tout cas, je n'ai pas peur ! » (Djebar, 2002 :163). Traquée par les
soldats, Zoulikha erre de maison en maison à la recherche d’un refuge pour passer
une dernière nuit avant son départ pour le maquis. Dame lionne l’abrite chez elle.
« Elle revoit les épisodes de cette histoire de la ville chaque matin, c'est vrai,
dans ce qu'elle appelle ses "méditations" d'avant la prière : elle revit ce temps
dans sa minutie, sa musique, sa durée réelle et des deux côtés : à partir des
patios, tandis que les femmes attendaient, surveillaient, avaient peur ou
soudain s'échappaient et, parfois, elle voit ce temps de la ville du côté des
rues, des places, des marchés avec les ombres figées. – Presque toutes, cette
fois, masculines – témoins oublieux que la visiteuse, revenue si tard dans sa
ville d'enfance, accuse d'être gagnés tous par la torpeur!
Dame Lionne, elle, ne reproche rien à personne : elle enjambe les temps, elle
est mémoire pure. » (Djebar, 2002: 166-167)
89
participation de Dame Lionne ne s'est pas arrêtée là, car c'est de sa maison que
Zoulikha colportait ce qui devait être acheminé « là-haut ». La technique utilisée
pour dissimuler les objets à acheminer est démontrée de façon concrète : « placés
tout au fond du couffin » (Djebar, 2002 :168). Enfin, la narratrice explique la
manière avec laquelle les femmes contribuaient à la lutte armée pour acheminer aux
maquisards toutes choses dont ils avaient besoin. Elle fait apparaître le rôle joué et
la ruse utilisée dans ce genre d'action. Poursuivant la narration, elle retrace la façon
avec laquelle Zoulikha passait au point de contrôle pour ne pas attirer le moindre
soupçon.
Dans ce récit, on remarque que Zoulikha est tout d'abord, déguisée en vieille
paysanne attifée de vêtements malpropres pour éviter les soupçons des soldats du
contrôle. Le « théâtre romain » et la « rue du hammam » sont cités : ce sont deux
indicateurs de lieux, des repères. Nous savons que la maison de Dame Lionne est
située près du théâtre romain dans la rue du hammam. Elle est le point de départ de
Zoulikha pour cette délicate mission : la sortie vers le maquis. Mina et son amie,
témoins de cette communication à destination transitive, commentent, tour à tour,
les évènements qui ont marqué l'histoire de Zoulikha : ses missions, ses
motivations, ses angoisses, ses rencontres, enfin, sa dernière nuit à Césarée qui l’a
90
menée au verger Oudai puis au maquis. La narratrice nous raconte comment
Zoulikha, errant d’un lieu à un autre, est enfin sortie de la ville inaperçue pour
rejoindre le maquis à l’aide du guide. « Celui-ci reprit le contact avec Ali, le fils de
Dame Lionne, et la sortie de la ville par Zoulikha se fit en pleine journée, sans
incident. » (Djebar, 2002 :181)
Ce passage annonce le contact du guide après avoir accompli sa mission. Le
pronom démonstratif qui le désigne est suivi de l’acte déclaratif qui annonce son
retour et la sortie de Zoulikha. Par ses actions, le personnage Zoulikha dynamise le
récit fait émerger l’énigme de sa disparition mystérieuse. Le cycle de l’errance
l’entraine et l’éloigne de la collectivité. Condamnée à l’errance, elle disparait sans
sépulture. Sa mort la plonge dans une errance éternelle. Ainsi, les liens qui la
rattachent à la vérité se réduisent au fur et à mesure que l’errance fait corps avec
l’écriture. Le récit situe les actions dans un « suspense » en vue de produire un effet
sur le lecteur. Assia Djebar écrit une histoire qui se lit à partir de récits rapportés où
les mots utilisés (ce que Proust appelle « alliance des mots ») tissent l’ensemble de
l’intérêt du texte offrant un éclairage sur les derniers instants de la vie de l’héroïne :
91
6- Les quatre monologues de Zoulikha
50
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p.13.
51
Dorrit Cohn, Transparent Minds, Priceton, Princeton Universty Press, 1978. Les termes utilisés par l’auteur
dans la version originale sont « quoted monologue » (monologue rapporté) et « narrated monologue »
(monologue narrativisé). La traduction française est due à Alain Bony (La transparence intérieure, Editions du
Seuil, 1981, p.228).
52
Edouard Dujardin, Le monologue intérieur : son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James
Joyce, Paris, Messein, 1931, p.59.
53
Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, (sous la direction de H. Mittérand), Nathan, Paris, 2001,
p.195.
92
d’un personnage, puisque c’est la totalité de l’histoire qui se trouve en quelque sorte
absorbée dans la conscience du sujet qui monologue54. »
54
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.142.
55
Jean-Louis Dumortier, Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, De
Boeck& Larcier, s.a., éditions De Boeck Duculot, Belgique, 2001, p.59.
56
En 1972, sommairement, en 1983, plus longuement, suite aux critiques de Dorrit Cohn [1978-1981], Genette
lie la question du « récit de pensées » à celle du « récit de paroles » et dit en substance que les techniques
utilisables pour donner à connaitre la vie intérieure ne diffèrent pas profondément de celles disponibles pour
faire état du discours proféré.
93
Tous les « psycho-récits » désignent d’une part un discours intérieur de
Zoulikha, pris en charge et condensé par la narratrice omnisciente, d’autre part, un
récit d’évènements psychiques affectant l’héroïne. Quant au monologue intérieur ou
« monotone », il représente le « stade ultime d’affranchissement du discours
intérieur. » (p.60)
« Ils ricanent pour l’instant, ils hurlent, ils grimacent. » (Djebar, 2002 :69)
« Trois ou quatre sous-officiers me font la haie tandis que je vais bientôt
grimper, trop lourde pour eux, trop fière, trop… » (Djebar, 2002 :70)
« Le fusil du garde le plus proche s’abat sur mon dos. » (Djebar, 2002 :72)
Nous remarquons que chaque image, dans sa forme directe, reflète une scène dotée
d’une sensibilité propre qui s’y attache, bien que chacune d’elles se trouve située à
distance, dispersée à travers le récit, où le sens de l’une complète celui de l’autre à
la recherche de l’émotion. Ce monologue donne une impression de dialogue affectif
direct sous forme de message à Mina. « Je le sais, tu seras à jamais spectatrice. Je le
sais, tu te précipiteras un jour, tu t’écorcheras peut-être les genoux, mais tu
m’approcheras, et de si près aujourd’hui, ô Mina, ma princesse ! » (Djebar,
2002 :73). Ces images virtuelles formulées par la pensée de la narratrice
apparaissent comme réelles. Certains passages témoignent, à la fois, d’un sentiment
94
de nostalgie et d’un désir de mélancolie. Les descriptions illustrent les profondeurs
de son âme errante au-dessus des terrasses de Césarée.
« Te regarder, mon foie, mon petit corps fuselé ! Ton visage tendu par
l’attente sous tes boucles rougies, tes coudes croisés sur ta poitrine plate, ton
grain de beauté sur la tempe… Je t’ai caressé chaque nuit, dans la grotte,
avant ton départ. Me laisseront-ils te guetter d’en haut, dans l’hélicoptère
qu’ils me préparent, d’où ils menacent de me précipiter juste au-delà du vieux
port, telle une figue trop mûre, abandonnée sur un versant de notre
montagne ? Te contempler d’abord de là-haut d’où, ô Mina, ils me lanceront,
malgré mes pieds ensanglantés, mes cheveux tirés en arrière… » (Djebar,
2002 :69)
57
Jean Milly, Poétique des textes, une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire, op.
cit., p.176.
95
6-2- Deuxième monologue de Zoulikha
Comme dans son premier monologue, Zoulikha s’adresse à sa fille Mina qui garde
le sourire en lisant l’angoisse de sa mère sur son visage. Elle le lui rappelle: « tu
levais les yeux vers moi, les prunelles aiguës, à l’affût, tu te forçais bravement à me
sourire. » (Djebar, 2002 : 131). Et Mina de répondre : « - J’ai veillé sur mon petit
frère ! » (p.131). Zoulikha disparue fait part de ses sentiments à l’égard de cet
homme qu’elle a longtemps défié et qui la hante en fantôme au-delà de la mort.
Dans le sillage de la mort, les scènes du passé entre les deux ennemis déclarés sont
96
écrites, semblables à une scène de théâtre en plusieurs actes dont les auteurs
(Zoulikha- Costa) évoluent dans une salle vide sans spectateurs. L’énigme qui a fait
d’eux des ennemis reste l’histoire de la guerre d’Algérie : Zoulikha morte en
héroïne, Costa en colonisateur. Ce monologue ressemble au premier par sa
longueur. Quelques passages soulignent le courage de Zoulikha en apprenant la
mort de son époux. « El Hadj, tué au maquis, quelques semaines auparavant. »
(Djebar, 2002 :130). C’est donc, en ce sens que Zoulikha va prendre la relève de
son époux mort.
« On raconte qu’un siècle exactement avant que je monte dans les douars de
montagne, sous les remparts de Bougie nouvellement conquise par les soldats
français, les guerrières berbères sautaient sur les chevaux de leurs époux
morts sous leurs yeux et allaient sous les remparts braver l’ennemi. Elles se
faisaient, à leur tour, tuer en Amazones ! » (Djebar, 2002 :135-136)
97
homodiégétique dans cet ensemble de femmes dont les corps explosent. La
narratrice fait apparaitre une hérédité inaltérée dans ce portrait-miroir qui reflète
son identité. Cela nous laisse penser à un enjeu identitaire à travers l’historicité
régionale du pays par le biais de l’histoire de Zoulikha où les faits évoqués
honorent les femmes berbères. On s’aperçoit que cette vision cohérente déborde du
cadre de la filiation naturelle, élargissant le spectre d’une réalité ravivée par le
passé d’un peuple, à travers l’exploit des femmes berbères. La parole de la
narratrice fait partie de cet enjeu inscrit dans le mythe féminin et l’Histoire dans
une forme romanesque. La narratrice cherche à rétablir une identité jusque là
refoulée. Alors, elle se manifeste par l’écriture dans un espace totalement inversé
pour en tirer cette conclusion.
« Que notre défi nous est nécessaire pour sortir du sommeil et que peu
importent le visage et le corps adverses qui nous servent de butoir, j’allais
dire du point d’envol ? » (Djebar, 2002 :135)
Notre hypothèse repose sur certains signes thématiques contenus dans le texte
« les guerrières berbères, braver l’ennemi » et nous ont permis d’aboutir à l’analyse
des scènes où les actions de Zoulikha rejoignent celles des femmes berbères dans
l’espace et le temps. Zoulikha disparue, cependant convaincue qu'un jour aura lieu
cette approche qui fera son histoire pour demeurer au dessus de Césarée. A travers
le monologue, le lecteur perçoit les débats intérieurs et les difficultés auxquelles
Zoulikha était confrontée tout au long de son histoire.
98
enchâssé. En ce sens, « Le monologue intérieur est enchâssé dans un récit-cadre à la
première personne qui n’est peut-être qu’un long soliloque58. »
58
Bernard Valette, Le Roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire, op. cit.,
p.44.
99
l'écriture rapporte. Cette fête se révèle être un rêve qui n'était que celui d'une vision
de sa mort en martyr. Une mort survenue après qu’elle ait rejoint la grotte dans la
forêt, parmi « les guerriers », lieu de sa capture. Ce troisième monologue, qui se
veut charnière de récits enchâssés, unit deux épisodes : « La dernière nuit que
Zoulikha passa à Césarée », et « lorsque Mina fillette voyagea au maquis chez sa
mère. »
Le monologue est conduit au style direct pour faire apparaître la pensée
existentielle de Zoulikha. Elle évoque son succès au certificat d'études en qualité de
première fille arabe de la région. Elle fait part de la fierté de son père en ce jour
mémorable du mois de juin. « A la ferme, chez mon père, le jour où je quittai
l'école (l'école française, bien sûr!), mon père donc était si fier de répéter partout :
« La première Arabe, ma fille, à avoir eu son certificat d’études dans la région,
peut-être même dans tout le département ! ». Ce jour-là, je me souviens, je sautillais
sur le sentier et je remontais la colline. Il faisait si beau, je revois la lumière de cette
fin de journée de juin. » (Djebar, 2002 :183). En effet, Zoulikha a quitté l'école
après un succès récompensé par un prix. En ce jour de juin précisément, elle se
sentit légère, fière d'elle-même, vis-à-vis des autres filles n'ayant pas eu sa chance.
Elle remémore ce passé d’un jour car à cette époque l’indigène qui obtenait un
certificat d’études pouvait accéder à un emploi digne. Zoulikha est différente des
autres filles : par ce niveau culturel de l'école, elle se distingue en ignorant les
mentalités paysannes à son âge. « Moi, ce jour-là, je me sentis comme couronnée!
Ai-je d'emblée vraiment compris pourquoi ? » (Djebar, 2002 :185)
Zoulikha a acquis un mode de vie de l'école française jusqu'à l'âge de treize ans.
Devenue adolescente, elle a continué sur cette façon de vivre et cette manière de se
comporter est devenue une partie d'elle-même. Elle voulait mener sa vie en femme
émancipée. Cependant, ce comportement incompris, par les gens illettrés et sans
degré d'instruction fait de Zoulikha une mécréante. « N'as-tu pas honte d'Allah !»
(Djebar, 2002 :188)
Et, c'est autour des insultes, auxquelles elle était sujette que s'est, peu à peu,
créé une forme d'hostilité à son égard. Zoulikha n'arrivait pas à comprendre le
100
comportement des gens de sa tribu. On se retrouve, dès lors, dans le rapport
modernité-tradition. En allant dans la voie qu'elle s'était fixée (l’émancipation et
l’égalité des êtres), elle prend conscience de son allure moderne. Elle nargue les
filles européennes de son âge. Ce comportement résulte de sa réussite culturelle
déjà prouvée d'où jaillit la fierté créatrice d'une volonté de vouloir surpasser les
filles européennes. (L'altérite interculturelle). C’est justement ce que Zoulikha
recommande à sa fille Mina : suivre sa voie qui restera un modèle pour les
générations futures. Cette voie du sacrifice de la fille d'hier apportera le salut à la
femme libre d'aujourd'hui. Elle évoque sa vie parsemée de joies et de douleurs. Elle
parle, à la fois, du père d'El Habib et d'El hadj le père de Mina. Elle raconte tous les
secrets relatifs à ses bonheurs et ses malheurs jusqu'à l'inhumation du père de Mina
qu'elle situe dans le temps : « c'était un jour de canicule. » (Djebar, 2002 : 192).
Puis, se penchant sur ce passé, la narratrice nous révèle une pensée traquée pliant
sous le poids de l’avenir des enfants abandonnés rendant ainsi à l’évènement sa
brutale fraîcheur.
« Lorsque mon cœur ne pouvait s'empêcher, par instants, de chavirer, ce fut
toujours dû à l'angoisse d'avoir été contrainte d'abandonner mes deux
derniers. » (Djebar, 2002 :193)
101
moment, le lecteur insensible. La narratrice cherche à créer l’émotion chez le
lecteur.
102
personnages. Deux noms d'une époque historique : Zoulikha (énonciatrice du récit)
et tante Zohra (témoin de l'époque coloniale) reconnus auparavant comme
personnages principaux du roman. Deux noms communs composés désignent deux
femmes : la jeune épousée et la vieille aveugle sont des personnages imaginaires
dont le statut diffère. Elles appartiennent exclusivement au récit fictif raconté par
Zoulikha dans son troisième monologue. Plusieurs pronoms sont employés ainsi
que des signes d'affection (émissions de souhaits à l'égard de Mina) « Zoulikha la
bénie pense à sa fille. » (Djebar, 2002 : 197). Le mot « Paradis » est évoqué deux
fois. Situé à la fin du monologue, le récit raconté reflète la réalité d'une soirée
nuptiale, organisée dans pareilles circonstances, selon les coutumes traditionnelles
du pays. Derrière le récit, l'esprit de Zoulikha, à l'état libre dans ce paradis de l'au-
delà, reste attiré par le besoin affectif de Mina et de son frère abandonnés dans la
vie terrestre et précisément dans cette fin de récit.
« Je te raconte cette nuit des femmes, cette harmonie qui nous a liées, toutes!
Une fois seule dans la grotte, m'est revenue alors, plus vive encore, ma
nostalgie de vous deux! Je t'ai appelée; tu vas enfin venir… » (Djebar,
2002 :198)
L’âme errante au-dessus des terrasses de Césarée, Zoulikha achève son récit par un
appel. Mina et la visiteuse ont répondu à l’appel en faisant l'histoire de Zoulikha.
Aujourd’hui, toutes deux sont liées en harmonie, comme l'avait prévu sa mère, la
femme sans sépulture.
103
de son corps, malgré la souffrance, dans cette errance vers la mort. La narratrice
s'attarde sur l'état des actes pour mettre en relation la cause et l'effet (en entendant
les détenus hurler sous la torture, elle oublie sa souffrance). Puis, par un recours à
une description des méfaits de la torture et des moyens utilisés, elle reprend le récit
par une autre séquence.
« Ma voix qui m’avait échappé ; qui gémissait, seule, comme sans lien ni
racines ; qui hurla une seule fois, la seconde d’après, je me souviens que je
réussis à mordre, tout près, une corde rêche et humide. » (Djebar, 2002 :221)
Elle enchaîne, alors, sur l'état psychologique de Zoulikha à travers ses pensées, à un
moment précis, qu'elle situe après la torture où apparait l'image des enfants et
« particulièrement » Mina. Dans cet enchaînement, elle oriente le récit vers Mina
qui devient la destinatrice du message constituant l'élément de la phase finale du
texte. Le récit, en lui-même, se déroule par étape. Chaque séquence complète une
autre, pour donner un sens au texte caractérisé par un ensemble de signes (torture,
douleurs, délire). La narratrice recourt à une mise en perspective de l’effet des
sévices subis par l'héroïne. « Je n’ai plus entendu mes bourreaux, je ne percevais
même plus mes râles… » (Djebar, 2002 : 218). Elle nous donne l'impression
d'assister à une scène qui se déroule sous nos yeux. La description, porte sur les
traits physiques que Zoulikha expose à travers ses pensées dans ce voyage en
hélicoptère : « aveuglée étais-je en descendant de l'hélicoptère », dit-elle. (Djebar,
2002 : 220) Cela nous montre que Zoulikha a été déplacée hors du camp, où elle se
trouvait, par l'hélicoptère. Elle ajoute : « j'avais fermé les paupières » (p.220). En
quittant l'hélicoptère, elle a une idée de son destin. Elle la confirme par une
troisième phrase en disant : « J'ai su la nécessité du rite. » (p.220). Dans une mise
en présence avec les bourreaux, la narratrice décrit la série d'actions qui se déroule
simultanément sous les yeux de l'héroïne pour donner au mot "rite" son vrai sens.
« Ils posaient déjà les fils de la gégène, ils apportaient les bidons d'eau pour la
baignoire, ils aiguisaient les couteaux dans le crissement convenu, tout cela,
au fond, pour prendre les mesures de mon corps. » (Djebar, 2002 :220)
104
Cette scène se déroule en un lieu supposé hors du camp dont le repère se limite à
« une tente », « une cabane ». Cette description détaillée ancre le récit dans un réel
annonciateur d'évènements qui vont suivre en ce lieu particulier. Alors, elle fait
succéder les actions en rythme altéré, pour montrer l'acharnement des bourreaux et
le genre de supplice subi par l'héroïne. L'effet de dramatisation de la scène est
produit par le schéma de son corps entre les mains des bourreaux. Récit et discours
expriment les sensations de la souffrance et intensifient le caractère dramatique du
supplice. Elle évoque et développe l'étendue de cette douloureuse épreuve de façon
détaillée. Puis, pour mieux éclairer le lecteur, elle assume la suite du récit de sa
translation par une transition. « Ils m'ont sortie longtemps après, mais dans la
lumière. C'était une aube, j'en suis sûre. » (Djebar, 2002 :221)
Dans la première phrase de ce passage, on remarque que l'indicateur spatio-
temporel "longtemps après" ne précise pas le moment de sa "sortie". Elle le fait
apparaître dans la deuxième phrase : « C'était une aube », dit-elle. Ce moment est
translucide, donc, admis comme repère temporel. Il vient préciser le sens de la
première phrase. Et l'on s'aperçoit, plus loin, à travers le texte que le mot "aube"
revient de façon consécutive dans son discours à l'adresse de sa fille Mina, devenue
son interlocutrice. « C'est à partir de cette aube que, dorénavant, je te parle, ô Mina,
ma petite. » (Djebar, 2002 :222)
Dans cette phrase, si l'on considère « l'aube » comme étant un moment précis du
jour, elle apparait à la fois un repère temporel et un univers où va se réaliser la
rencontre de l'héroïne avec sa fille Mina qui se trouve, donc, informée du temps et
de l'espace. L'adverbe « dorénavant », signifiant à partir du moment présent,
précède l'action du verbe « parler » qui lui, est utilisé au temps présent et non au
temps futur, pour lui affirmer que son message restera éternellement présent. A
travers son récit, se construit un avenir incertain. Elle prévoit les conséquences qui
revêtent un caractère pluriel qui englobe un ensemble : la société. Cette perspective,
passe par la narratrice, en relation avec les sentiments et les valeurs de l'héroïne.
Elle a pour but d'enrichir le récit dans les limites du réel et de l'imaginaire où
suivent d'autres révélations. Ce monologue apparait comme un récit de vie et de
mort. Elle évoque sa captivité, ses tortures, sa mort. La dépouille exposée au soleil
105
a été refusée aux rites du deuil. Encore une fois, elle s'adresse à sa fille Mina pour
lui faire part de son destin, de son malheur, de ses pensées. Ses prières font son
deuil. Sa voix, s'échappe d’un corps inerte. Zoulikha omniprésente, là en ces lieux
familiers où elle a passé une quarantaine d’années de sa vie et au-delà de la vie
terrestre. Une vie qui anime sa plainte en souffrance. L’âme errante, celle d’une
revenante, elle devient l'espace même de Césarée et sa région, lieux de son histoire
remémorée par l'écriture dans la pure dimension de l'art.
59
« Monologue rapporté », terme emprunté à Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, op.cit., p.26.
60
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.142.
106
En guise de conclusion, l’intervention subreptice de la narratrice
omnisciente au sein du monologue narrativisé est assurée par différentes transitions.
Ainsi, dans les quatre monologues, le cheminement des pensées de l’héroïne – en
l’occurrence le processus d’auto-dévoilement–, est discrètement interrompu par la
narratrice : l’histoire de Zoulikha évolue dans un univers discursif régi par sa
conscience. Le monologue est alors utilisé pour asseoir la stratégie de l’auto-
dévoilement, de la glorification de soi.
107
7- Les enjeux de la monophonie
Nous pouvons figurer par un cercle61 le parallèle qui existe entre les
monologues intérieurs à la troisième et à la première personne, quant à la
disparition progressive de la narratrice-omnisciente.
Psycho-récit. Psycho-récit.
Focalisation Focalisation
3ème personne 1ère personne
Interne. interne.
61
F.K. Stanzal, Typishe Formen des Romans, Göttingen, 1963, p.52. Nous avons trouvé ce graphe chez Stanzel,
mais nous l’avons tellement modifié que certaines stratégies apparaissent complexes.
108
Souvent, le monologue narrativisé s’introduit dans la langue de la narratrice, puis se
développe à son détriment en faisant ressortir les marques de la subjectivité du
personnage. En somme, ce monologue est automatiquement favorable à la
polyphonie car il se dialogise.
Conclusion
Fondé sur des valeurs d’une identité sociale commune appartenant à une
époque historique, le modèle de communication vise le sens et l’interprétation de
l’histoire par un jeu de va-et-vient où le sujet parlant jouit d’une marge de
manœuvre avec les différents personnages du discours mis en scène. Le discours de
référence porte sur l’existence de faits historiques autour du destin d’une femme de
Césarée disparue au cours de la guerre d’Algérie. Le personnage sujet absent/
présent est mis en relation dans une forme de conversation où les propos tenus se
déroulent en fonction des circonstances matérielles de la quête. Le dispositif de
conversation, souvent à trois personnages physiquement présents, permet à chacun
de prendre la parole avec alternance et de façon réglée. Tous les personnages sont
féminins et appartiennent à un même groupe social. Ils sont présents dans une co-
énonciation d’alternance de la parole alors que la visiteuse est en position d’écoute
comme destinataire du discours. Sa voix incluse dans le dialogue occupe la place
d’un sujet parlant qui se trouve au-dessus des sujets (méta-énonciation) tenant le
rôle de « vérificateur » des récits rapportés. Cela nous a permis la découverte d’un
jeu subtil où des contenus argumentatifs conservés par la mémoire des femmes de
Césarée ont rendu le discours pluriel.
L’intérêt que nous avons porté à l’histoire de la femme sans sépulture nous a
permis d’examiner les voix de l’écriture qui par le biais de leurs discours
empruntant les voies de l’errance ont fait sortir de l’oubli l’histoire de la femme
sans sépulture. A l’intérieur du roman, quatre monologues attribués à la voix de
Zoulikha balisent les récits. La voix attribuée à Zoulikha est celle d’une narratrice
109
dont la voix assure le discours et nous informe de son traumatisme et de ses
souffrances. Le discours est rapporté selon l’ordre des pensées et des actions subies
par l’héroïne, s’adressant à un destinataire identifié : Mina, la fille de l’héroïne. La
narratrice nous installe dans la pensée de Zoulikha en nous décrivant, avec
précision, ses souffrances dans l’espace et le temps.
110
CHAPITRE III :
L’ERRANCE DE L’ECRITURE.
« Il n’y a pas d’écriture sans errance, comme il
n’y a pas d’eau sans rivière. C’est le principe
même de la création littéraire. »
111
Pour développer ce chapitre intitulé l’errance de l’écriture, nous avons jugé
utile d’aborder le sens de l’errance qui le caractérise. Comme l’écriture, « l’errance
s’articule d’emblée sur la notion d’espace62.En effet, l’errance au sens propre du
terme se définit par la création d’un parcours sans objectif, non orienté dans
l’espace63. Elle renvoie à une double étymologie : errer c’est d’abord aller ça et là
sans but, mais aussi marcher (illinere) ; puis à partir du XIIe siècle, errer a pour
principale signification l’idée de se tromper64. »
62
Momar Désiré Kane, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones, Les
carrefours mobiles, l’Harmattan, 2004, p.40. Voir à ce propos l’ouvrage collectif dirigé par Joyce Aïn (dir.),
Errances. Entre dérives et ancrages…, Erès, Toulouse, 1996.
63
D’après le Littré, « errer » vient du latin itinerare qui a donné errare, aller de côté et d’autre, à l’aventure, en
ancien français, il prend le sens de « se tromper dans quelque doctrine ».
64
Dans L’Espace littéraire, Gallimard, Paris, [1955], Maurice Blanchot souligne cette double étymologie en
faisant valoir qu’il n’est de véritable littérature que comme erreur », c’est-à-dire, inaptitude de s’en tenir à la
vérité, pour autant que la vérité se définisse en relation avec l’émergence et la survie des structures sociales et
culturelles. « La création artistique est ainsi liée de façon nécessaire à l’exil, à la solitude et à la fascination qui,
soustrayant l’égo à la réflexivité caractéristique de la saisie habituelle, qu’il a de lui-même, en fait un « ille »
distant et insaisissable. Par conséquent, déraciné de façon essentielle, le « je » qu’est devenu auteur erre à la
recherche de son œuvre. »
112
roman relate certains épisodes de la guerre d'Algérie où le personnage principal
"Zoulikha", sujet de l'histoire, est capturée et exécutée par l'armée coloniale. Son
corps n'a jamais été retrouvé, elle demeure sans sépulture. L'inexistence de la
tombe, d'un repère corporel, pousse à la quête d'une vérité d'où naît une
interminable attente qui n'est que l'errance infinie. Zoulikha devient un personnage
multiple qui se manifeste à travers ses monologues intérieurs. Elle raconte, à la fois,
sa vie, l'énigme de sa disparition et son histoire au-delà de la mort. Elevée au titre
d'héroïne, elle devient un symbole de la résistance et emblème d'une écriture
inachevée qui ressemble à une écriture biographique. Autrement dit, toute une vie
est retracée, relatée à la mémoire d'une héroïne de Césarée. Cette source
d'inspiration confère à l'histoire une dimension universelle de la destinée humaine,
où le mythe de l'errance caractérise le portrait historique.
Alors, dans son voyage, c'est avec une allure ininterrompue et sans relâche que la
visiteuse pénètre le secret des choses. Elle élucide le sens des récits pour aboutir à
la conception du message destiné à révéler le mystère de la disparition. Puis, sous le
signe de son appartenance à la cité antique (Césarée), elle sillonne l'espace de sa
tendre enfance. Elle trace son itinéraire et se consacre à la quête de Zoulikha. Elle
mandate une narratrice, dont la mission la conduit au déchiffrage des signes à
113
travers les lieux, ouvrant la voie de l’errance. L’évocation des proches de la famille
de Zoulikha, des liens familiaux et du voisinage métaphorise sa descendance prise
en compte dans le texte.
114
« Je suis revenue seulement pour le dire. J’entends, dans ma ville natale, ses
mots et son silence, les étapes de sa stratégie avec ses attentes, ses fureurs…
Je l’entends, et je me trouve presque dans la situation d’Ulysse, le voyageur
qui ne s’est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer de traverser
la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le
chant des sirènes ! » (Djebar, 2002 :236)
Revenue dans son pays, précisément dans sa ville natale, sa vision violente de sa
position d’exilée la situe au cœur de l’errance que l’écriture rapporte. Elle se
contente de ses conditions de vie dans l’exil face à la situation instable dans son
pays. Ainsi, l’errance reste au cœur de sa vie comme elle est au centre de son
œuvre. Dans ce verdict de l'Histoire exploitée par une écriture dans la langue de
l'autre se reflète la dimension obscure d’une disparition qui, sans l’écriture ne
pourrait être révélée. Sur la scène romanesque, ce recours à l'écriture dans la langue
du colonisateur devient nécessaire dans la mesure où elle sert à dénoncer l'injustice
coloniale où l'indigène souriait à la mort pour tomber en martyr : « ton père est
mort, la poitrine mitraillée et le sourire aux lèvres : il était pur, le feu l’a préservé au
dernier éclair. » (Djebar, 2002 :219). Dans cette double signification, les mots
possèdent une ambiguïté qui explique les variations sémantiques caractérisant
l’histoire. Ainsi, par ce détour sur le passé, les générations apprendront une vérité
incontestée qui les éclairera sur leur histoire.
115
« Encore une fois, sous leurs regards, je paraissais "déguisée" : en
postière pseudo-européenne, malgré mes cheveux roux que je m'étais mise
à teindre dans l'écarlate du henné, une manière de faire savoir, dans ce
bourg de colons justement, que je tenais à paraître, sans équivoque
possible, la Mauresque qui travaillait dehors et qui sortait sans voile!... »
(Djebar, 2002 :187)
Cette crédibilité est due à l’écriture qui rapporte les faits où Zoulikha incarnait
l’émancipation pseudo-européenne sans nier son identité. Dans cette construction
textuelle, les faits rapportés symbolisent la mémoire de l’héroïne que l’errance a
généré. Cette dimension théorique introduit la logique d'une idée d'ordre politique,
sous forme d'un discours social, exprimant les vertus d'une « Mauresque » dans un
milieu favorisé « bourg de colons ». Sur la base de cette idée, s'explique l’identité
proclamée par Zoulikha dans le rapport allégorique : pseudo-européenne/
Mauresque. La narratrice évoque le reflexe d'auto-défense du comportement
revendicatif de l’héroïne. Sur l'autre versant de la vie sociale, la réalité est tout
autre. Le problème de l'émancipation s'inscrit dans une forme de rejet, matérialisée
par des signes sociaux traduisant une provocation qui s'assigne les vieilles
servitudes traditionnelles.
« "Déguisée en chrétienne", ainsi, le paysan – avec son allure fière mais peut
être, après tout, était-il simple vagabond des routes – avait cru m'insulter, lui
qui devait connaître sans doute mon père et que je ne revis plus jamais. Moi,
ce jour-là, je me sentis comme couronnée ! Ai-je d'emblée vraiment compris
pourquoi ? » (Djebar, 2002 :185)
« Jusqu'à cet œil de femme voilée, anonyme – pointé presque sous mon
visage, œil unique et vorace : elle me frôla un jour où mon père arrivait en
retard, elle m'insulta :
– N'as-tu pas honte d'Allah ! Gronda la fanatique.
Je ris d'une façon stridente.
– Qui pourra dire un jour sur qui la honte retombera ! répliquai-je, heureuse
d'avoir trouvé la repartie cinglante dans notre dialecte commun. »
(Djebar, 2002 :188)
116
Dans cet enjeu théorique qui alimente le texte, ce contre-courant issu d'une
culture figée, lié à la société traditionnelle, apparaît comme un creuset où se
manifeste la réprobation de la modernité. L'espace de la vie quotidienne devient un
lieu d'angoisse où se manifestent des conduites inquiétantes alimentées par des
visions obscures, hostiles au modernisme. La société apparaît forme vide, partagée
par des actes anachroniques, où la vie quotidienne affiche une certaine perversité
humaine. La visiteuse cherche alors à rendre possible, dans la différence, les propos
de chaque interlocuteur. De ce fait, on s’aperçoit que l’écriture donne lieu à un sujet
privilégié d'actualité brûlante de la condition féminine, débattu autour d'une vie
sociale en mutation, liée à des attitudes partiales ou de rejet.
A l'intersection de la prise de position du colon d'une part et de l'indigène d'autre
part converge sa conduite défensive dans l'aspect le plus noble de la femme
émancipée. Sa façon de cibler l'objectif avec l'idée d'exister et de s'imposer élargit
la narration en donnant à l'écriture un double sens : celui de la proximité sociale (en
restant proche de la société pour mieux la comprendre) et la volonté revendicative
(pour une éventuelle réhabilitation identitaire). Cela s'explique par le caractère
politico-idéologique d'une problématique qui s'inscrit dans le champ de la
dénonciation et de l’égalité des êtres. Cette prise en charge par le biais d'une
écriture qui se pose en défi, sous une forme symbolique sans s’éloigner des
personnages quête pour le triomphe de sa cause.
117
Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque ! Mais sa voix subsiste, en souffle
vivace » (Djebar, 2002 :242)
118
terrible qui avait suivi : l'armée, la flotte, les colons eux-mêmes avaient tué
des milliers et des milliers de nos compatriotes les jours même de la fin de la
guerre mondiale où tant des nôtres, en Italie, en Allemagne, en Alsace,
avaient donné leur sang pour libérer la France! » (Djebar, 2002 :156)
119
même par l'oubli, elle cherche à rétablir l'ordre temporel perturbé afin de dissiper
l'incertitude. Elle cherche à trouver sa place parmi les siens en évoquant les lieux de
l'origine et les liens qui la rattachent à la société. Sa réflexion sur l'histoire et sa
volonté de percer les secrets du mystère, acquièrent une dimension qui l'apparente à
ce passé glorieux et l'assimile au courage des femmes de Césarée.
120
but de faire part au lecteur de la coexistence des langues comme langues de
cultures universelles ouvrant le dialogue des cultures dans cette littérature de
contact. Par contre, la visibilité de cette réalité, apparaît au sein d'une frange de la
société - qui a peu de relation avec l'usage spécifique de la langue française –
non comme une langue de culture servant uniquement de mouvement dans la
littérature, mais comme une forme de retour de la culture coloniale, malgré la
portée historique du thème de l'histoire qu'elle revêt. « Je veux dire, quant
aux parades que cherche à s'assurer l'hypocrisie humaine ». (Djebar, 2002 : 176)
121
2- L'errance spatio-temporelle
Dès l’ouverture du roman, les mots sont révélateurs de sens d’une écriture
d’errance révélée dans l’espace-temps. « Histoire de Zoulikha : l’inscrire enfin, ou
plutôt la réinscrire… » (Djebar, 2002 :13). Dans la distance située entre
l’inscription et la réinscription de l’histoire commence l’errance de l’écriture. En
effet, il a fallu plus de vingt ans pour enfin écrire l’histoire de cette héroïne de
Césarée. Le roman tel que nous l’avons présenté dans sa forme et dans son contenu
est constitué par des témoignages de différents personnages. Les champs lexicaux
dominent et font apparaitre les formes de la diversité du texte. Les diversités
séquentielles des récits et les formes de micro-séquences clarifient l’univers du
roman et situent l’histoire dans une diégèse particulière.
122
La construction textuelle est bâtie sur un choix technique qui équivaut à
trois niveaux : Réalité, fiction, narration. Quant à l'espace, il correspond à une
multitude de lieux : (les villes, les villages, les hameaux, la campagne, les
montagnes, la forêt….). Il détermine les différents lieux du déroulement de
l'histoire : Césarée, la maison du père, la maison de Zoulikha. Ces lieux ancrent le
récit dans le réel. Ils sont des symboles de l'enfance et de la résistance. L'autre lieu
« le verger », évoqué dans le récit, correspondant au monde rural, est celui du
personnage témoin : Zohra Oudai. Le verger a été le point de départ de Zoulikha au
maquis. Cette multiplicité des lieux référentiels fait apparaître, à travers le texte, le
mouvement incessant, le va-et-vient, l'errance de la visiteuse qui recueille des
témoignages. Tous ces lieux participent à l'effet de réel. « Les lieux inventés y
gagnent une réalité et le romancier une liberté. La mention d’un toponyme réel
crée un ancrage référentiel dans un espace « véritable », étant admis que le lecteur
fait un peu crédit au romancier65. »
Le mode de construction du temps des récits est identifiable : Ils sont rétrospectifs.
Les indicateurs temporels fondent un ancrage réaliste à l'histoire, déterminent
l'orientation thématique et générique des récits et marquent le parcours de la vie de
tous les personnages. Ils sont construits par rapport à des repères posés dans
l'énoncé: les temps sont en relation avec les repères ; le passé composé à coté du
passé simple et de l'imparfait, avec la présence du présent et du plus-que-parfait.
Dans le cadre de cette analyse, « le temps n’est donc plus « mouvant », mais
plus statique que l’espace ; la localisation d’une chose peut changer, mais pas sa
dimension temporelle, c’est-à-dire l’ensemble des moments du temps qu’elle
occupe. Ainsi, quoiqu’il n’ait pas de changement qui n’implique pas le temps, il
65
Jacqueline Villani, Le Roman, éditions Belin (Collections Atouts Lettres), 2004, p.100.
66
Mikhaïl Bakhtine, Formes du temps et du chronotope dans le roman (1937- 1938).
123
n’ya pas de passage du temps –on ne peut être plus éloigné, par méthode comme
par le contenu, d’une approche bergsonienne du temps67.
67
Nelson Goodman, The Structure of Appearance, D. Reidel Publishing Company, Third Edition, 1977. Of
Mind and Other Matters, Havard University Press, 1984. [Dire que le temps passé semble accorder qu’un
moment du temps progresse constamment du futur vers le passé. Or un moment t du temps ne change pas de
position par rapport aux autres moments, dans la mesure où il est identifié par sa position dans la série
temporelle. D’autre part les termes « passé », « présent », « futur », fonctionnent souvent, à l’image de
« maintenant », etc. comme des indicateurs temporels (un terme est un indicateur s’il nomme quelque chose qui
n’est pas nommée par l’une de ses répliques). Un énoncé « le temps t était futur, est maintenant présent, et sera
passé » doit ainsi être réduit à un énoncé décrivant des relations de succession dans la série temporelle : « cette
énonciation est au temps t, après un temps antérieur, et avant un temps postérieur ».Jean-Pierre Zarader, Le
Vocabulaire des philosophes, op.cit., p.760.
124
3-1-1- Césarée, « la capitale des douleurs »
68
Cherchell est une ville d’Algérie située à environ 90 km à l’ouest d’Alger. Elle abrite la plus grande académie
militaire inter-armes d’Afrique, en plus des deux musées dédiés aux vestiges romains laissés dans la ville
(amphithéâtre, statues romaines, mosaïques, monuments architecturaux, etc.). La ville constitue un pôle
touristique de plus en plus important dans le pays, avec son port de pêche, ses plages et ses infrastructures en
cours de réalisation ; elle est aussi caractérisée par ses nombreux artistes, qui perpétuent la tradition de la
musique arabo-andalouse à travers un conservatoire dédié à cet effet.
125
L’image du présent la renvoie dans un passé qui ravive ses souvenirs et
l’emplit de tristesse. Alors, elle s’abandonne à cette vérité profonde par crainte de
ne pouvoir la surmonter. Elle ne voit d’autre issue que de se rendre compte de ce
qui l’attriste dans un cadre moderne : celui de l’écriture.
A la limite de l’écriture, le « moi » et le monde se confondent en allant à la
rencontre l’un de l’autre. De ce rapprochement circonstanciel nait la vie
quotidienne menant à ce hasard des rues de la cité antique où apparaissent le monde
extérieur et les pulsions de l’inconscient humain.
Le pronom substantivé Ich (Moi) désigne à la fois la première personne (« je ») et l’identité subjective. Au
sens strictement métapsychologique, le « moi » désigne une instance psychique (à côté du Surmoi et du Ça),
soit ce qui apparaît, au cours de la décomposition de la personnalité psychique », comme le pôle défensif –au
plan dynamique et comme facteur de liaison, au plan économique. Au sens plus large, il désigne une fonction
psychique plurifocale, qui existe avant la reconnaissance du Moi comme instance dans le cadre de ce qui est
baptisé « seconde topique » et se trouve élaborée au-delà de celle-ci. Le Moi était conçu avant Freud comme
principe d’identité : il apparaît désormais comme organisé en structure de défense contre les pulsions (instance
refoulante), se prenant comme objet d’amour, enfin comme clivé –cette dernière dimension consommant sa
destitution identitaire. Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.194
126
« Au moins Michelet nous a –t-il aidé à mettre en lumière la fonction du
mythe dans notre société : il permet à l’être collectif de se saisir lui-même
comme un être personnel et de s’aimer ; le mythe historique est un puissant
moyen de patriotisme, il aide à aimer l’être abstrait de la patrie comme une
personne concrète ; il convie à la communion car le mythe exerce une
fonction vitale : il exalte et il protège69. »
La trame qui sous-tend le texte est celle du voyage, d’un itinéraire labyrinthique :
celui qui mènerait de la disparition de l’héroïne Zoulikha à l’écriture, puis à
l’errance ; tout cela remémoré depuis l’espace lointain de l’exil. Dans cet écart de
69
Pierre Albouy, Mythes et mythologies dans la littérature française, SESJM, Armand Colin [1969], Paris,
[1998 2ème édition], p.146.
127
deux mille ans d’Histoire de Césarée à Cherchell, le temps a métamorphosé
l’espace parcouru par le récit où le mythe de création et l’art littéraire conditionnent
l’écriture.
La visiteuse nous révèle les évènements dans leur forme réelle articulée par un
imaginaire arrimant la légende d’Ulysse à l’histoire racontée. Une stratégie
littéraire de reconquête de l’espace d’origine où la visiteuse, entourée de voix
féminines, reconstruit la fresque historique de son passé par le bais de l’histoire
d’une héroïne de Césarée. De ce fait, nous pouvons conclure que ce voyage à
travers la ville antique et les visites des lieux historiques constituent l’errance de
l’écriture.
« Il n’est pas donné à un écrivain de choisir son écriture dans une sorte
d’arsenal intemporel des formes littéraires. C’est sous la pression de l’histoire
et de la tradition que s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné :
il ya une histoire de l’écriture ; mais cette histoire est double : au moment
même où l’histoire générale propose –ou impose –une nouvelle
problématique du langage littéraire, l’écriture reste encore pleine de souvenir
de ses antérieurs70. »
70
Roland Barthes, Le Degré Zéro de l’écriture, op. cit., pp.12-16.
71
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p.384.
128
4- La spécificité de l’écriture nomade
129
En conséquence, l'éloge symbolisant Zoulikha pour son héroïsme n'est que
ce terrain de préparation sur lequel se réactive la revendication féminine. Symbole
de l'espace et du temps, elle se révèle modèle de l'espace social dans ce destin
tragique. Ainsi, Zoulikha apparaît comme la femme ayant ouvert la voie de
l'émancipation où son héroïsme porté par un langage à la mesure de l'exploit
propage des ondes en tous sens. La description concrète de son portrait, à travers le
roman, agence les discours des personnages où s'entrecroisent les quêtes
médiatisées qui renforcent l'image de la féminité. Zoulikha a laissé une image où
les qualités de son héroïsme la définissent comme personnage métaphorique,
superlatif et messager annonciateur de changements.
Nous pouvons considérer que, par sa filiation berbère, Assia Djebar fait
allusion à la figure emblématique de Zoulikha pour lui servir de métaphore
illustrant la thèse de sa quête identitaire. Pour cela, elle mobilise des signes et des
personnages légendaires autour du symbole authentique, qu'elle projette dans un
univers sociologique et culturel pour donner au texte une signifiance nouvelle à
l'écriture.
« Mon écriture, avec ces seuls mots de l'écoute, a glissé de mes doigts,
différée, en retard, enchaînée si longtemps. Et je songe au héros grec qui
voulait, malgré tout, écouter, lui et lui seul, trois musiciennes dressées, lui
que, pour cela, on a attaché au mât du navire. Du navire qui s'éloigne. »
(Djebar, 2002 :242)
130
et ne répond pas à la postulation de re-naissance qui permet de se retrouver soi-
même. Dans sa vision du monde, Assia Djebar nous montre l’image d’un monde où
les changements intervenus constituent une question de survie.
131
Conclusion
Dans l’histoire que nous venons d’étudier, l’écriture de l’errance n’est que
cette quête du sens de la vie de Zoulikha dont le destin a fait une héroïne oubliée.
Impliqués dans la guerre de libération nationale, certains personnages cités dans
l’histoire ont en effet partagé l’émotion des moments difficiles de l’époque en sa
compagnie. Parmi eux, Dame Lionne (Lla Lbia) et Zohra Oudai qui apparaissent
dans le texte comme les supports essentiels de l’histoire. Ce sont des personnages
concrets appartenant à la même tribu, vivant les mêmes conflits. Leurs récits
passent par le repérage de ces moments délicats (de vie ou de mort) rapportés par le
texte. A leurs récits se joignent d’autres récits, ceux de Hania et de Mina
présentées, dans la fiction, comme les filles de l’héroïne. La mémoire collective de
Césarée et sa région se mobilise autour de la visiteuse. Des voix s’élèvent et
participent au dialogue. Ainsi, l’imaginaire s’ajoute au réel pour donner aux récits
l’effet d’intensité dans l’histoire.
Nous constatons que toutes les séquences ne prennent sens qu’en relation avec
leur insertion et leur organisation dans le texte pour engendrer sa clarté, que
l’écriture nomade n’est faite qu’au prix d’une errance à travers une multiplicité de
lieux. L’itinéraire de la quête a conduit la visiteuse jusqu’à « la clairière d’un
bois », située non loin des « vergers des Oudai », supposée lieu de la disparition de
Zoulikha. Ainsi se résume la première partie de notre thèse ; nous pouvons conclure
que l’écriture de l’histoire s’est réalisée par le moyen de l’errance auprès des
personnages et des différents lieux que Zoulikha avait foulés de son vivant. C’est
pourquoi nous avons nommé ce genre d’écriture : l’écriture de l’errance.
132
DEUXIEME PARTIE:
L’ECRITURE POLYCENTRIQUE.
133
Dans l’écriture d’Assia Djebar, les indices d’énonciation situent les
évènements dans l’espace et dans le temps, ils nous permettent de percevoir
l’existence d’un champ littéraire polycentrique. En effet, les récits rapportés par les
sujets parlants nous révèlent la vie quotidienne des femmes à travers l’histoire
d’une héroïne oubliée par l’Histoire. Cela nous met en présence d’œuvres allant
dans le sens de l’histoire où l’héroïne occupe le centre de l’écriture. Ces « récits
posent la question de l’identité en lien avec le passé individuel et collectif de la
personne et du travail de mémoire dans laquelle elle se constitue72. »
Nous avons évoqué dans la partie précédente les œuvres introduites à cet effet dans
le but de démontrer le « polycentrisme de l’écriture73 » et de l’histoire. Ce
polycentrisme s’explique par l’enchâssement du récit, l’éclatement des structures
narratives et discursives.
72
Bruno Blankeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre, Le Roman français au tournant du XXI e siècle,
Presse Sorbonne Nouvelle, Paris, 2005, p.119.
73
Selon C. Westermann, Théologie de l’Ancien Testament, Genève, Labor & Fides, 1987, cité en FEB, p. 48.
74
Hélène Domon, Le Livre imaginaire, Summa Publications, Inc, 2000, Librairy of Congress Control Number,
United States of América, p.16.
134
Dans son film, Assia Djebar s’associe aux femmes, découvre son identité
dans cette quête où le passé nourrit le présent. En effet, son « je » se dissout dans le
« nous » des femmes de son espace. Contrairement donc à l’écriture, le film montre
en images des séquences évènementielles où les femmes retracent leur histoire. Le
film suscité expose l’image externe de la vie des femmes algériennes en
l’occurrence celle des femmes rurales. Dans la projection, l’homme se trouve mis à
l’écart. Cette nécessité a donné la possibilité aux femmes de participer librement et
de pénétrer un espace qui leur était interdit. Cette mise « hors jeu » de la
participation masculine dans le film a été controversée et critiquée lors de sa
première projection, incitant Assia Djebar à réagir face à ce tollé :
« Ce que n’a pas supporté le public de la cinémathèque, c’est parce que j’ai
écarté les hommes de mon film. Mais que répondre d’autre que de dire que je
n’ai fait que montrer ce qui existe dans la réalité ?75 »
Quant à la participation des femmes filmées, Assia Djebar sait, par avance, qu’elle
a montré ce que d’autres n’ont pas pu montrer jusqu’ici puisqu’elle n’hésite pas à
dire :
« On s’attend à ce que moi, femme arabe, je montre ce que l’on ne peut pas
montrer, et peut-être, dans un premier temps, ai-je moi-même naïvement
pensé que je pouvais le faire. Mais je ne fais ni du cinéma pour les touristes,
ni même pour étrangers qui veulent en savoir plus (…). L’image en soi peut
avoir un potentiel de révolte. Je n’ai pas voulu montrer l’image du dedans.
Celle-là, je la connais. J’ai voulu montrer l’image du dehors. Celle des
femmes qui circulent dans l’espace des hommes. Parce que, pour moi, c’est
d’abord cela l’émancipation, circuler librement dans l’espace. On voit ces
femmes dans mon film, mais on voit aussi des portes qui se ferment, des
femmes qui se cachent, qui fuient le regard. J’ai voulu montrer ce que l’on
voit tous les jours mais d’une autre façon, comme si tu nettoyais ton regard,
tu oubliais tout, puis, voyais tout pour la première fois, remonter le banal !76»
75
Bensmaïa, Réda, La Nouba des femmes du Mont Chenoua : introduction à l’œuvre fragmentale
cinématographique, in Niang, Sada (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone : Ousmane Sembène et
Assia Djebar, L’Harmattan (Textes recueillis), n° 21, Paris, 1996, (p.161- 176).
76
Assia Djebar, Mon besoin de cinéma, in Niang, Sada (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone :
Ousmane Sembème et Assia Djebar, l’Harmattan (images plurielles), n°21, 6 mars 1996.
135
Le film relate la vie des femmes. Le roman La Femme sans sépulture
rapporte l’histoire d’une héroïne. Nulle part dans la maison de mon père retrace
l’autobiographie de l’écrivaine. Ainsi, le thème des trois œuvres évolue autour de
l’histoire des femmes. La quête identitaire fait partie du contexte littéraire à travers
l’Histoire. Pour cela, nous avons suivi l’itinéraire de la visiteuse depuis son retour
sur sa terre natale et plus précisément à Césarée, sa ville d’enfance, en
l’accompagnant dans ses déplacements. Dans sa quête, le souvenir occupe une
place primordiale et les histoires relatées dans ses œuvres sont motivées par la
mémoire collective. Les évènements cités ont un point d’ancrage commun situé
dans son espace d’origine : Césarée. Les rencontres de la visiteuse avec les témoins
de la guerre de libération, ayant eu des rapports directs avec l’héroïne, soulignent le
caractère prodige de ses recherches.
Dans Assia Djebar, Nomade entre les murs, Mireille Calle-Gruber écrit en
préambule que toute frontière est trans-frontière, c’est ce que l’œuvre d’Assia
Djebar met en scène à chaque livre nouveau, et de livre en livre où la flamme
gagne, fait passages, et l’écriture va son élan, courant dans le texte et vers la
mort77.
La plongée dans le passé et les lieux de mémoire situent les œuvres d’Assia Djebar
dans le mouvement de l’écriture de l’errance. Le thème de notre thèse étant
l’écriture de l’errance, nous avons orienté notre travail de recherche sur le sens de
cette errance par l’analyse des trois œuvres sus-citées. Dans ce cadre thématique,
nous tâcherons de mettre en évidence l’itinéraire de l’errance dans ce contexte
littéraire car le souvenir occupe une place privilégiée et les histoires relatées dans
ces œuvres sont motivées par la mémoire collective. Les évènements cités ont un
point d’ancrage commun situé dans l’espace de Césarée. Que ce soit dans le roman
La Femme sans sépulture ou dans son œuvre cinématographique La Nouba des
femmes du Mont Chenoua ou encore Nulle part dans la maison de mon père, les
œuvres dans leur ensemble évoluent dans la sphère féminine.
77
Mireille Calle- Gruber (dir.), Assia Djebar, Nomade entre les murs…, pour une poétique transfrontalière
(Textes réunis par M. C. Gruber), Académie royale de Belgique, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005, p.10.
136
Si nous avons inclus une œuvre filmée au sein de notre thème c’est pour
démontrer, au cours de l’analyse, l’existence d’un processus de continuité littéraire
planifié où la femme est toujours sujet de son histoire. Inscrit dans ce processus, le
roman La Femme sans sépulture élargit l’espace de l’écriture. Cela nous permet de
suivre l’itinéraire de la narratrice depuis son retour sur sa terre natale en
l’accompagnant dans sa quête sur les lieux de la tragédie. Nous parlerons de ses
visites et de ses rencontres avec les personnages-témoins de la guerre. Nous
évoquerons à travers les instances narratives la manière avec laquelle Assia Djebar
est arrivée à l’écriture de l’histoire de l’héroïne.
Pour appuyer nos recherches, et ce, dans le but d’authentifier l’histoire, nous
avons introduit en annexe dans notre thèse, un article publié par le journal El
Watan78 qui rapporte des informations recueillies au cours d’une table ronde ayant
réuni d’anciens combattants et combattantes de la guerre de libération autour du
sort de cette maquisarde disparue.
Nous évoquerons son œuvre filmée, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Il
s’agit d’un film long métrage qui reflète la réalité des femmes de son espace vue, de
l’extérieur. Parce qu’il a été dédié à « Zoulikha Oudai », nous avons jugé
nécessaire de l’inclure parmi les œuvres choisies. Dans un rapport film-roman nous
évoquerons sa portée littéraire. Nous évoquerons également le lien intertextuel qui
le rattache aux romans et en particulier à La Femme sans sépulture.
Comme prévu, nous consacrerons une analyse à son roman autobiographique
rapportant l’histoire d’une fillette qui raconte sa vie et celle de sa famille dans ses
secrets les plus intimes. Un récit autobiographique attribué à son auteure et autour
duquel nous serons amenée à donner notre point de vue sur sa véracité. Ensuite,
notre approche consistera à démontrer le lien qui noue le récit autobiographique à
l’histoire de Zoulikha via La Nouba des femmes du Mont Chenoua.
78
M'hamed H, In ''El Watan'', le Quotidien indépendant, Vendredi 15 – Samedi 16 juin 2007 ", rédigé le
16/06/2007 à 06:28, "Culture", p 21, N° 5046- Dix-septième année. <http://www.elwatan.com.>
137
Nous tâcherons de relever les indices qui prouveront l’existence de ce lien
dans cette communion littéraire et artistique. Nous montrerons comment des points
de vue exprimés par les sujets parlants soulèvent la problématique identitaire sous
l’emblème de l’histoire. Nous ferons en sorte de montrer l’effet de l’errance sur les
instances narratives labyrinthiques et autobiographiques de l’écriture. Notre
démarche consistera aussi à démonter en quoi le mythe de l’errance participe à
l’écriture pour conclure que les œuvres d’Assia Djebar ont été conçues par
l’écriture de l’errance. Cette errance est générale. Elle s’écrit, se lit au niveau de
l’histoire dans « la succession des commencements, des élans et des trajectoires qui,
interrompues par autant de chutes et de renversements, confère à l’écriture son
caractère à la fois cyclique, glissant et héliotrope, à la fois progressif et rotatif qui
se projette au-delà du sens79. »
79
Christina Stevens, L’écriture solaire d’Hélène Cixous : travail du texte, op. cit.
138
CHAPITRE I :
L’ECRITURE POLYPHONIQUE.
139
Le roman polyphonique80 (polygraphique) est
un roman dialogique.
(Julia Kristeva, Le texte du roman, paru en 1970, p.92)
80
La polyphonie : Mot décalqué du grec poluphônia signifiant d'après l'étymologie « multiplicité de voix ou de
sons ». Utilisé d'abord dans le vocabulaire de la musique vocale, le terme désigne un procédé d'écriture qui
consiste à superposer deux ou plusieurs lignes, voix ou parties mélodiquement indépendantes, selon des règles
contrapuntiques. (TLFI). Par métaphore, le mot a été introduit en théorie littéraire en Europe de l'Ouest dans les
années 60 par les ouvrages du chercheur russe Mikhaïl Bakhtine ; il produit ses œuvres majeures dès les années
30 relayés par Julia Kristeva avant leur traduction pour décrire les phénomènes de superposition de voix, de
sources énonciatives dans un même énoncé. Il peut être défini comme la réalisation littéraire romanesque de ce
qui est un principe épistémologique bakhtinien, celui de dialogisme.
81
Chez Jacqueline Authier-Revuz (1982) les notions du dialogisme et de polyphonie sont abordées sous forme
d’hétérogénéités montrées et d’hétérogénéités constitutives. Pour celle-ci, « le repérage des traces du discours
inconscient dans l’analyse débouche sur l’affirmation que tout est discours polyphonique. » (1982 : 134). Le
locuteur montre les discours des autres tout en délimitant avec insistance leurs places dans son propre discours.
C’est une procédure grâce à laquelle il « délimite, il circonscrit l’autre, et ce faisant affirme que l’autre n’est
pas tout. » (1982 : 144)
140
L’écriture donne lieu à une rencontre sur les lieux mêmes de l’histoire
révélée. Césarée et sa région deviennent un espace réservé à l’histoire de la femme
sans sépulture. C’est sur la plate-forme de l’espace d’enfance de la visiteuse,
devenu espace littéraire, que l’écriture tinte en appel symbolique dans ce besoin de
dire. Ainsi, commence la quête dans la perspective de restituer la gloire de
l’héroïne. Alors, on s’aperçoit très tôt que cette histoire n’est pas seulement celle de
Zoulikha mais celle de la mémoire collective. Les voix accumulées dans la
mémoire de chaque femme de Césarée ouvrent la voie à l’écriture. La mémoire
collective féminine révèle les souvenirs gardés de l’époque coloniale autour du
destin de Zoulikha. Chaque femme raconte les faits à sa manière, mêlant récits et
discours. Cette spécificité de l’action et de la transmission tient compte du devoir
de mémoire qui incombe à l’écouteuse dans cette participation collective. La
mémoire constitue les fils conducteurs de l’écriture.
141
1- Les récits enchâssés
Sur le plan de l’interprétation, l’analyse interne des récits nous met en présence
d’une polyphonie énonciative qui apparait sous forme de revendication contre
l’oubli et l’effacement identitaire. Cette polyphonie se déroule dans un climat
familier partagé entre les protagonistes, à la manière des réceptions traditionnelles
de la région Césarée. « Je retrouve l’espace d’enfance, moi, « l’écouteuse. » »
(Djebar, 2002 :238)
Nous assistons alors au cheminement initiatique d’une narratrice qui nous entraine
dans le monde des femmes de Césarée. Ce cheminement se base sur une rencontre
organisée afin de mettre en scène l’histoire et le mystère de la disparition de
l’héroïne. Ces récits initiatiques visent la reconstitution de l’histoire par la mémoire
collective. Dans La Femme sans sépulture, la polyphonie ne concerne pas
seulement la parole dite, mais aussi les espaces culturels (sites anciens- musée).
« Ainsi frémissaient les conversations entre dames de Césarée, à la veille, il est
vrai, de la guerre de libération. » (Djebar, 2002 :24)
La mémoire féminine révèle des souvenirs historiques de l’occupation coloniale et
les séquelles de la guerre. Chaque femme-témoin raconte les faits, dépose les mots
142
qui tissent cette trame narrative ouvrant ainsi, la voie à une écriture labyrinthique.
Six voix féminines se chevauchent et s’excluent mutuellement. Ce sont des voix qui
jaillissent, s’affrontent, se répondent et s’épuisent. Chaque dénouement énonciatif
accentue l’évolution du récit. Cette initiation dialogique fait appel à une co-
énonciation narrative. Les femmes de Césarée se rejoignent, dialoguent dans une
vision unique : l’histoire de Zoulikha. Ce dialogue se construit par une mise en
valeur des divers discours intégrés fondés sur des séquences narratives. La visiteuse
participe à ce dialogue où chaque femme prend la parole en exposant sa mémoire.
A l’intérieur du dialogue se mêlent mythes et légendes : les personnages
interviennent à tour de rôle, s’identifient et restituent les fragments de l’histoire où
le présent s’unit au passé.
143
simultanées s’inscrit dans le tissage de l’histoire selon les récits rapportés par les
personnages sur les traces d’un passé omniprésent. Chaque témoignage renferme
une histoire, une mémoire individuelle. Chaque scène est sous-tendue de paroles, de
regards, d’intentions qui ne sont pas forcément celles de l’écouteuse mais celles de
tous les personnages. En ce sens, le texte apparait comme un lieu d’échange de
bribes de mémoire allant souvent à une prise totale ou partielle de la parole. Il faut
rappeler que ces témoignages recueillis ont une structure narrative souvent
circulaire et rétrospective.
144
soulevés. « Tout se passe au sein de la fiction, et pourtant les personnages, Iol
essentiellement, semblent doté d’un inconscient, d’un passé, d’un secret82 ». Les
personnages féminins explorent le passé, rapportent des scènes par un jeu servant à
motiver le lien qui les unit dans l’histoire, où la visiteuse ne cherche pas à
dissimuler son idéologie et sa sympathie pour Zoulikha. Bien que les récits
renferment une diversité d’actions, souvent difficile à appréhender, ils font la
richesse de cette créativité, où les mots entretiennent une communication faisant
appel au jugement du lecteur.
82
Aline Mura-Brunel, Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, éditions Rodopi B.V.,
Amsterdam- New York, 2004, p.92.
83
CBP (Commission Biblique Pontificale), Interprétation, p.48.
145
1-1-1- Le tableau84 ci-dessous illustre ces niveaux narratifs :
(extradiégétique)
84
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., pp.140-141.
146
2- « Les nappes discursives85 »
Instances narratrices.
Distance maximale entre les manières de parler du narrateur et celles du
personnage.
85
Selon Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971. L’intérêt de Foucault pour les « nappes
discursives » a été immédiatement double. D’une part, il s’agissait d’analyser les traces discursives en
cherchant à isoler des lois de fonctionnement indépendantes de la nature et des conditions d’énonciation de
celle-ci, ce qui explique l’intérêt de Foucault à la même époque pour la grammaire, la linguistique et le
formalisme. Cf. Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit, p. 867.
86
« La manifestation la plus évidente de la polyphonie linguistique est ce qu’on appelle traditionnellement
discours rapporté, c’est-à-dire les divers modes de représentation dans une énonciation d’un autre acte
d’énonciation. Il ne s’agit pas en effet de rapporter un énoncé mais une énonciation, laquelle implique une
situation d’énonciation propre, distincte de celle du discours qui cite. Comment intégrer un acte d’énonciation,
le discours cité, qui dispose de ses propres marques de subjectivité, de ses déictiques, à l’intérieur d’une
seconde, le discours citant ? (…) Mais les travaux récents sur ce sujet ont montré qu’on ne pouvait pas limiter
la problématique du discours rapporté à ces trois seuls procédés. A cela s’ajoutent les contraintes liées à la mise
en texte : dans le discours littéraire les propos cités prennent place dans une organisation textuelle qui relève
d’un certain genre et d’une certaine esthétique. » Voir, Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte
littéraire, op. cit., p.115. « Certains linguistes préfèrent parler de « discours représenté » ; cela évite de laisser
penser qu’il y a nécessairement une énonciation effective qui serait rapportée dans un second temps. »
87
Ibid, p.140-141.
147
Degré 3 : narrateur-témoin La narratrice anonyme
indéterminé.
« Il est donc clair que le discours impliquerait des plans distincts non
seulement au niveau de l’histoire, mais au niveau de la narration et du récit en
égale mesure (pour utiliser la terminologie de Genette89). Plans intra et
extradiscursifs se trouvent tout le temps impliqués, selon Genette, dans une
structure extrêmement complexe qu’est le texte90. »
Nous pouvons résumer les distinctions que nous avons faites dans le tableau
suivant :
88
MQC : (Membre Quelconque d’une Collectivité). Narrateur intermédiaire entre un narrateur-témoin
(extérieur à l’action) et l’un des personnages. L’identité de ce narrateur est problématique. « Quand on a ainsi
affaire à des pensées ou des propos attribués à un personnage MQC, ou même tout simplement à un petit
nombre d’individus engagés dans une conversation et qu’on ne distingue pas – c’est-à-dire à des cas où le
locuteur n’est pas individué – la vraisemblance incite à ne pas recourir au discours direct. Le discours indirect
libre présente l’avantage de ne pas tracer de frontière entre pensées, perceptions et paroles, de rendre ainsi plus
vraisemblable l’attribution de l’énoncé à un sujet pluriel : dans la même situation plusieurs individus peuvent
partager la même pensée, difficilement les mêmes mots. », Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte
littéraire, op. cit., pp.136-173.
89
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, éditions du Seuil, (collection poétique), Paris, 1983.
90
Liana Pop, Espaces discursifs : pour une représentation des hétérogénéités discursives, éditions Peeters
Louvain, Paris, 1999, p107.
148
2-2- Le troisième tableau : Les stratégies du discours polyphonique
Discours rapporté.
personnage.
91
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 140-141.
149
Plusieurs fils narratifs se superposent ainsi et les personnages féminins
(Dame Lionne, Zohra Oudai, Mina, Hania, la visiteuse) se passent la parole pour
raconter rétrospectivement leurs souvenirs : il s’agit d’une polyphonie narrative
dans le sens où leurs voix se révèlent et tissent la trame du récit. Cette contribution
narrative vise la progression et l’accomplissement de l’histoire de Zoulikha.
Aucune de ces narratrices-relais ou secondes n’est principale : chacune assure un
fragment de la narration mais le fil conducteur est typiquement tissé par une
narratrice anonyme.
D’une fonction narrative à une fonction de régie passant par la fonction
testimoniale, la narratrice première re-constitue l’histoire de Zoulikha. En somme,
« l’écriture porte le message décentré au niveau du discours92. »
Pour conclure, la polyphonie est indissociable de la notion de discours93 : « tout
énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère
d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés94. »
92
Charles Bonn, Littérature des immigrations, Volume1, un espace littéraire émergent, L’Harmattan, 1995,
p.30.
93
« Le discours peut « raconter » sans sortir de lui-même. Mais, il ne peut pas non plus s’en abstenir sans
tomber dans la sécheresse et l’indigence : c’est pourquoi le récit n’existe pour ainsi dire nulle part dans sa
forme rigoureuse. ». G. Genette, Figures II, éditions du Seuil, Paris, 1969, pp. 66-67.
94
Nicole Everaert-Desmedt, Sémiotique du récit, (1984 : 265).
150
exemple, la narratrice se livre à de nombreuses digressions : tantôt elle commente
les propos, les attitudes des personnages (Hania, Mina, Dame Lionne, Zohra
Oudai), les événements que la visiteuse raconte, tantôt elle entretient le lecteur fictif
sur ce qu’elle raconte, sur la conception du roman, elle se justifie. Ces digressions
sont autant d'interruptions, non seulement du récit premier mais aussi des récits
annexes, ce qui rompt toute linéarité de la lecture. Ces digressions ont une valeur
explicative, ou une valeur informative, ou elles consistent à faire diversion, c'est à
dire à alterner la suite des évènements. Par exemple, à la suite de la discussion entre
la visiteuse et Mina, discussion retranscrite " intégralement" par la narratrice-
anonyme (p.72), la narratrice se livre à une digression dans laquelle elle explique ce
qu'elle aurait pu ajouter, transformer ce qui aurait contribué à faire un roman qui
repose sur la fiction et elle rappelle que ce qui compte avant tout dans un roman
c'est de rapporter la vérité. A cet effet, nous pouvons parler de récits en abîmes, de
récits enchâssés et de récits tiroirs. Ces trois notions sont justifiées mais
correspondent à des critères précis dans l’œuvre d’Assia Djebar :
151
on parle de récit enchâssé quand Exemple :
un récit entraîne un autre récit :
Récits Tous les récits enchâssés dans
entre les deux s'établit une
enchâssés le roman rapportent la vie de
relation de cause à effet même l’héroïne disparue et reflètent
si le récit enchâssé n'est pas le le passé de l’époque coloniale.
prolongement du précédent.
Exemple :
on parle de récit tiroir lorsqu'un Tous les récits commencés par
Récits tiroirs. récit est commencé puis les personnages sont
interrompu, puis repris. interrompus par l’intervention
de la narratrice anonyme
quelquefois par la visiteuse
qui écoute ou Mina qui assiste
pour être ensuite repris par
leur auteur excepté les
monologues attribués à la voix
de l’héroïne.
95
« La situation peut se compliquer davantage lorsque plusieurs récits s’imbriquent les uns dans les autres,
chacun des narrateurs successifs pouvant de surcroît apparaître comme personnage dans le récit de l’un des
autres. » Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman. Du discours intérieur au dialogue, toutes les
questions que pose la représentation romanesque de la parole, op. cit., p. 123.
96
La visiteuse passe ici du « statut de non- personne à celui de locuteur, le discours direct ayant la vertu
d’introduire dans l’énonciation de l’auteur les énonciations d’autres sujets. Mais il ne faut pas oublier qu’à un
niveau plus élevé ces propos sont en fait placés sous la responsabilité du narrateur qui les rapporte, au même
titre que tous les autres éléments de son histoire. Ce phénomène d’enchâssement est d’ailleurs récursif : le
personnage- « locuteur » peut à son tour rapporter les propos d’un personnage de son propre récit, et ainsi de
suite. », Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.93.
152
4- Les enjeux de la polyphonie
153
5- L’émergence des voix perdues de Césarée
154
d’intervention vise l’élaboration esthétique de manière à corriger les effets du
déplacement métonymique à travers l’espace du récit parcouru par le temps. Cette
précaution s’inscrit dans le rapport de la succession des évènements et leur
disposition dans le récit qui s’interrompt pour faire place à l’histoire. Par sa teneur,
le récit de Dame lionne marque une visiteuse éprise par une passion qui l’empêche
de dormir hallucinant, même, devant la silhouette présente de Zoulikha. « Est-ce la
voix qui s’en va, est-ce le sommeil qui m’envahit ? (…) Je raconte ma nuit, habitée
encore par ses récits sur Zoulikha. » (Djebar, 2002 :123). La voix de Dame Lionne
(p159) retrace la dernière nuit que Zoulikha passa à Césarée, alors qu’elle était
accompagnée de sa fille ainée Hania.
155
Ce n’était pas une mendiante mais une messagère. « Messagère peut-être, mais de
quel message ? ». Mina, petite fillette, mais consciente des recommandations de sa
grande sœur Hania se souvient : « Attention, pas d’imprudence, sois discrète !...
[…].
Mina saura que la messagère était venue lui annoncer sa prochaine visite chez sa
mère au maquis. Souviens-toi, je suis la messagère ! »
« Elle se leva, vive soudain et le dos redressé, bien droit. Elle m’enlaça, s’attendrit :
Je reviendrai demain à la même heure, et laisse ton frère jouer comme d’habitude
dehors ! » (Djebar, 2002 :206-207)
Par ce retour aux voix multiples de la mémoire collective, Assia Djebar retrace
l’histoire de l’héroïne dans un «oratorio » où les voix de Mina et Hania se mêlent à
d’autres voix de femmes qui l’ont connue et côtoyée. L’univers féminin de Césarée
garde en mémoire le souvenir ardent de cette femme modèle. Sauvée de l’oubli par
l’écriture, son nom s’inscrit désormais dans l’Histoire de son pays en martyre de la
révolution Algérienne.
156
qu’il ne lui reste, comme Polybe97, que la beauté de la langue : « la langue est par
excellence un « espace existentiel98. »
97
Polybe, historien grec, fils de Lycortas, né à Mégalopolis vers 206 av. J.-C., passa sa jeunesse près de
Philopoemen, qui le forma dans l'art de la guerre s'efforça, mais en vain, de maintenir la neutralité des Achéens
entre Rome et la Macédoine, fut envoyé à Rome en otage (166), et ne recouvra sa liberté que 17 ans après.
Pendant son séjour en Italie, il fit une étude approfondie de la politique et de l'état militaire des Romains et
s'acquit l'amitié des deux fils de Paul-Emile, surtout du Second Scipion l'Africain, qu'il accompagna au siège de
Carthage (146) ; il voyagea ensuite en Afrique, en Espagne, en Gaule, et fut chargé par les Romains de
diverses missions près des Grecs en faveur desquels il réussit plus d'une fois à adoucir le vainqueur. II mourut
en 124, à 82 ans. Il avait écrit La vie de Philopoemen, la Guerre de Numance, une Tactique, et une Histoire
générale de son temps, en 40 livres où il menait de front l'histoire de Rome et celle des États contemporains :
cette Histoire ne s'étendait que de l'an 220 à 146 av. J.-C., mais l'auteur présentait dans las 2 premiers livres un
tableau des événements antérieurs.
98
Jacques Soubeyrouc, Le Moi et l’Espace. Autobiographie et autofiction dans les littératures d’Espagne et
d’Amérique latine, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2003, p.15.
157
autre où les rencontres de femmes aboutissent par le moyen de l’errance. En effet,
tout au long de sa quête, l’errance apparait comme un élément indispensable
permettant le rassemblement des femmes, la polyphonie et l’approche de la réalité
des faits rapportés. Ce rassemblement, ayant permis à l’auteure de puiser à la
source les propos des personnages, donne une valeur de vérité à l’histoire rendue
vraisemblable par la réalité des lieux et des circonstances évoquées. Dans cette
recherche de vérité à la limite du prouvable, l’écriture s’accomplit par l’expression
directe de la mémoire collective nécessitant un retour sur le passé dans l’espace et
le temps. Ainsi, le recours à la mémoire collective a permis à l’auteure de nous
révéler le destin des femmes du passé et du présent en évoquant le malheur des
unes et le bonheur des autres. Alors, elle nous introduit dans la société d’hier et
d’aujourd’hui par le biais des voix perdues en parsemant le texte par de nombreux
exemples autour du vécu de la société où l’image du passé et du présent reflètent
des inégalités sociales de l’époque coloniale et post-coloniale.
« La mémoire sous ses deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de
souvenirs un fond de perception immédiate, et en tant aussi qu’elle contracte
une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience
individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des
choses99. »
99
Henri Bergson, Matière et Mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, éditions Presses Universitaires
de France, Paris, [1896 pour la première édition], 1990 pour la troisième édition.
158
met en œuvre des enjeux culturels qui impliquent des transformations symboliques
dans l’espace féminin de l’écriture. S'appuyant sur une symbolique patriotique
réactivée par une conjoncture historique de la guerre de libération nationale, elle
dénonce les contradictions socio-politiques.
159
d’un sens univoque cohérent, en faisant appel à la remémoration des
contextes et à la pluralité des lecteurs100. »
« Zoulikha, voilée et allant à une fête, a heurté dans la rue, derrière l'église,
une dame européenne, et celle-ci a crié :"Eh bien, Fatma!" et Zoulikha,
découvrant sa voilette, lui a répliqué : "Eh bien, Marie? » (…)
-La française, enfin pas de France, mais française quand même, était, paraît-
il, tout offusquée, surtout devant cette Mauresque voilée. Elle s'est presque
100
Michel Bernsen, L’Intertextualité comme queste de l’origine perdue : Les Reflexions sur la Révolution de
France de Burke, in Littérature n°69, Février 1998. Paris : Larousse, (La mémoire subversive), p.120.
160
étouffée d'indignation:" Tu m'appelles Marie ? Quel toupet!" Alors
Zoulikha, très doucement, comme à l'école l'institutrice (et son voile
découvrant tout son visage), de lui faire la leçon :" Vous ne me connaissez
pas ! Vous me tutoyez…et en outre, je ne m'appelle pas Fatma ! ... Vous
auriez pu me dire " Madame", non ? » (Djebar, 2002 :23)
101
Boris Tomachevski, Thématique [1925] in Todorov Tzevetan (dir.), Théorie de la littérature, Paris, éditions
du Seuil, 1966, (textes des formalistes russes traduits par T.Todorov), p.45.
161
mémoire collective. L'énonciation, quant à elle, est révélatrice de la distance de la
narratrice qui se confond avec l'auteure. Elle s'insère dans une temporalité qui la
rattache à l'origine où l'esprit se trouve lié par l'histoire collective. Quant au texte, il
indique la place de l'écrivaine dans la société et l’implique dans une ambivalence
historique, divisée par sa double référence culturelle.
L’histoire de Zoulikha s’avère animée par les souvenirs historiques, gérée par
la mémoire collective des femmes de Césarée. Zoulikha portait en elle les deux
cultures : arabo-musulmane et occidentale. Ainsi, grâce à ces voix-relais des
femmes de Césarée, Assia Djebar tire l’histoire de Zoulikha de l’oubli faisant la
lumière sur la vie quotidienne de la société à travers le passé colonial et
postcolonial. Ainsi, la mémoire devient elle la notion centrale à la fois d’une
psychologie générale (à travers les plans de conscience et de conduite), d’une
théorie de la connaissance (toutes nos idées étant ainsi engendrées) et d’une
métaphysique (à travers la durée)102. La mémoire est liée à cette durée historique ;
elle sert à élargir les horizons de l’écriture.
102
Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit, p.45.
162
Conclusion
103
Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.45. La mémoire prend trois formes : pure,
elle est enregistrement de tout ce qui arrive à une conscience individuelle, conservation dans un inconscient
global, d’où ressortent parfois des images-souvenirs (à condition d’être utiles) plus librement dans le rêve et la
connaissance désintéressée (inversement ce sont ces actes, qui impliquent cette conservation, et nous obligent à
la supposer) ; habituelle, elle est constitution de mécanismes corporels par répétition, et reproduction
automatique, plus ou moins inconsciente donc (que tous ces caractères opposent donc terme à terme à la
mémoire pure) ; immédiate enfin elle est la synthèse qui définit le présent épais de la durée, et qui fait
communiquer les deux premières mémoires, en inscrivant le passé pur dans l’action présente (via ce mixte
qu’est l’image-souvenirs, c’est-à-dire la représentation du passé), et aussi les mécanismes du corps, purement
instantanés en droit, dans une conscience et une histoire individuelle.
163
CHAPITRE II:
L’ECRITURE LABYRINTHIQUE.
164
Notre thèse se propose aussi d’analyser les rapports entre le labyrinthe
romanesque et le thème de l’errance à partir de trois œuvres : La Femme sans
sépulture, Nulle part dans la maison de mon père et le film la Nouba des femmes
du Mont Chenoua. Le même scénario s’y répète : en dressant le portrait des
personnages féminins, nous avons remarqué que les fictions labyrinthiques
s’emploient à démontrer la nature dialogique du récit. A ce stade de notre analyse,
il parait évident que la quête de l’autre et la quête de soi vont de paire.
104
Il serait peut-être opportun de dire ici que l'étymologie du mot est loin de faire l'unanimité, et qu'elle est
donc de peu d'utilité. Il semble que le mot soit apparu dans le contexte du mythe de Thésée et du Minotaure, où
il désignait un lieu fait de main d'homme (par l'architecte Dédale). Le labyrinthe est souvent utilisé comme
métaphore. « Certains écrivains, comme Michel Butor, donnent congé à la dimension sacrée, d’autres, comme
Serge Doubrovsky, voient en lui l’image du moi (le corps, la psyché…), et d’autres encore, comme Raymond
Roussel, Alain Robbe-Grillet ou Georges Perec, font de cette pure structure géométrique qu’est le labyrinthe un
modèle esthétique, et donc un miroir de l’œuvre. Il restera cependant à se demander si le labyrinthe vaut comme
métaphore de l’écriture ou si, plus encore, il ne peut pas fonder une théorie de la lecture. »
165
2- L’écriture labyrinthique105
105
Abraham Moles, Elisabeth Rohmer, Labyrinthes du vécu, L’espace : matière d’actions, Librairie des
Méridiens, Paris, 1982, p. 81. [Dans Labyrinthes du vécu, les auteurs affirment le rôle que joue l’espace dans le
domaine de l’existence individuelle ou collective. Il y a les petits espaces en relation à la taille de l’homme, les
poches, le sac, le tiroir, à côté des espaces de vie, la pièce, l’appartement, la maison. Il y a les espaces du
groupe, l’entreprise, supermarché, stade, et les grands espaces de la rue, de la ville, du désert, qui posent une
idée intrinsèque de grandeur – l’espace des expéditions qui posent la question de savoir jusqu’où on peut aller,
quelles frontières franchir. L’espace a aussi une dimension imaginaire – des espaces faits pour le rêve, comme
le jardin ou le théâtre. Mais il y a aussi les lieux de l’imaginaire, les îles isolées, les espaces marins etc].
166
Le labyrinthe recèle un «fameux suspense» (Djebar, 2007 :403) qui se
retrouve dans cette aliénation qu'offre la thématique de l'œuvre d’Assia Djebar. Ce
labyrinthe, « cercles de soie ou de soi ? Ou sur soi » (p 404) reproduit le texte, le
génère littéralement, tisse l'organisation de la trame narrative et discursive.
A travers le texte, le discours est porteur de sens (le sens de dire, de traduire
pour comprendre exactement ce qui s’est passé au cours de ces deux époques). La
visiteuse met à nu les souffrances d’un peuple colonisé en faisant ressusciter le
passé de l’origine en remontant l’Histoire. Elle évoque les révoltes successives du
peuple à travers les tribus et les évènements de la guerre de libération. Ces derniers
évènements représentent le sujet principal de son roman marquant la disparition de
l’héroïne (personnage central).
Au regard des récits initiatiques, la visiteuse ne s’achemine pas nécessairement vers
le « nulle part », elle se retrouve incessamment dans une situation sans issue, vouée
à une « errance infinie dans un espace qui se dédouble, se démultiplie sans fin106. »
106
Massonet, Stéphane, Les Labyrinthes de l’imaginaire dans l’œuvre de Roger Caillois, Paris, L’Harmattan,
1998, p.48.
167
A l’intérieur du texte, la structure textuelle offre à la communication une
particularité dévolue aux récits rapportés. Ainsi, autour des récits sur Zoulikha, la
chronologie des évènements reste difficile à établir compte tenu de la rupture
temporelle. Il se produit un relais dans la narration : un personnage narre son récit,
un autre personnage coupe la narration du premier pour narrer un récit second. De
ce fait, on s’aperçoit que la succession labyrinthique des récits n’obéit pas à la
permanence du sujet principal. Ainsi, au niveau textuel, l’histoire de l’héroïne se
trouve morcelée et l’espace ouvert à d’autres récits qui viennent articuler le temps,
tel un labyrinthe : « le labyrinthe, comme figure spatiale et symbolique et comme
mythe se présente bel et bien comme une forme canonique de l’expérience de
l’espace107. »
107
« Puisque le labyrinthe est en soi une forme canonique, il s’applique particulièrement à la ville avec ses rues,
ses passages, ses places et ses vitrines. » Il serait donc l’un des plus puissants « des universaux symboliques de
la ville. ».Voir Pierre Loubier, Le Poète au Labyrinthe, op. cit., p.15.
108
Jaques Poirier, in Perdre le fil : Labyrinthe de la littérature française moderne, Université de Bourgogne,
Volume I, (2009), p.225.
168
3- L’errance et le labyrinthe romanesque
109
La structure du labyrinthe est fondamentalement marquée par le chiffre deux : le labyrinthe est l’espace
même du choix, de l’alternative, du dilemme, du « ou/ou ». Cette binarité est inscrite dans l’étymologie
(obscure) : labrys, la double hache. Considéré comme la figure canonique de la complexité de l’espace, le
labyrinthe est le lieu de la divergence, de la bifurcation, de la difficulté répétée à choisir une voix. En lui le sujet
est perpétuellement en position de choix, mais revient toujours au même point. C’est ce qui fait la force du
labyrinthe. [Pierre Loubier, Le poète au labyrinthe, op. cit., p.19]
110
« Les espaces comme le labyrinthe nous font […] passer "de l’autre côté" ; circuler dedans, c’est voyager,
fût-ce vers une destination symbolique, et cela se passe sur un registre qui n’a rien à voir avec le fait de penser à
un voyage ou de regarder l’image d’un endroit où nous aimerions partir en voyage. Dans ce contexte, en effet,
le réel correspond ni plus ni moins aux lieux que nous occupons physiquement. Un labyrinthe est un voyage
symbolique ou une carte de l’itinéraire menant au salut, à ceci près qu’il s’agit là d’une carte conçue pour que
nous marchions vraiment dessus. Voir Solnit, Rebecca, L’Art de marcher, Paris : Actes Sud, 2002, p97.
111
Borgeaud, Philippe, « L’Entrée ouverte au palais fermé du roi », in Jean-Claude Prêtre, Ariane, Le
Labyrinthe. Paris : La bibliothèque des Arts, 1998, p. 85- 102.
169
Au terme de ce parcours, son adhésion l’éloignera d’une tradition inconsciente qui
conditionne la vie sociale des femmes de son espace. Dans cet éloignement, la
visiteuse domine son entité en gardant son élan face à l’obstination des mentalités
et des obstacles à affronter.
La Nouba des femmes du Mont Chenoua112 est le premier film réalisé par
Assia Djebar ; la femme y est incarnée par Lila: héroïne. « La Nouba est un film
qu’on regarde et qu’on écoute. Plus qu’un film qu’on raconte »113. « Film de
recherche » (Jean Delmas)114, « travail artisanal » (Assia Djebar)115, « méditation en
images »116, il compose peu à peu un état des lieux, des êtres, des récits, et s’il y a
histoire, c’est toujours une histoire de l’histoire, un amont des récits reconstitués en
généalogies ».
112
« Nouba des femmes » veut dire histoire quotidienne des femmes (qui parlent « à leur tour »). Mais la nouba
est aussi une sorte de symphonie, en musique classique dite « andalouse » avec des mouvements rythmiques
déterminés », Mireille Calle-Gruber, Au théâtre Au cinéma Au féminin, (Collection Trait d’union),
L’Harmattan, Paris-Montréal, 2001, p.107.
113
Ibid, pp106, 107.
114
In : Les deux Ecrans, 1979.
115
In : Le jeune cinéma, 1979.
116
In : Cultures, Mars 1978, p.82.
170
regagnent leur maison dans les montagnes du Chenoua. Les rapports du couple se
dégradent, la communication devient impossible. Cette impossibilité de
communiquer conduit à la séparation du couple. Devenue libre, c’est dans l’univers
maternel que le passé proche et lointain resurgit à travers l’écoute des voix
féminines. Lila recueille des témoignages auprès des femmes de la région sur le sort
de son frère disparu pendant la guerre de libération. Elle s’exprime en français,
parle en arabe avec sa fille et écoute les paysannes en berbère. Cela nous permet
d’explorer l’espace dans lequel évolue l’inter-langue, espace que l’écriture ne peut
offrir. Tous ces mouvements sont accompagnés d’un mélange de musique populaire
associé à des morceaux musicaux de Bêla Bartok. L’image est synchronisée par un
chant andalou « la nouba » sous forme de symphonie au rythme de la quête que Lila
entreprend dans sa recherche du temps perdu. Ainsi, le regard de Lila se trouve
posé sur les héroïnes de la guerre d’indépendance : Zoulikha, l’héroïne sans
sépulture ou encore Cherifa qui, comme elle, a vu son frère tué à ses pieds.
171
« Je finis le montage de ce film dédié à Zoulikha, l’héroïne. Dédié aussi à
Bela Bartok. » (Djebar, 2002 :16)
Dans son film, Assia Djebar découvre son identité, le passé nourrit le
présent et c’est autour de son « je » devenu « nous » que les femmes unies par
l’histoire se découvrent et surmontent les lacunes des mentalités ancestrales. Le
film suscité montre l’image externe de la vie des femmes algériennes en
l’occurrence celle des femmes rurales. Dans la projection, symboliquement,
l’homme se trouve mis à l’écart. Cette nécessité a donné la possibilité aux femmes
de participer librement et de pénétrer un espace énonciatif qui jusque-là leur était
interdit. Cette mise « hors jeu » de la participation masculine dans le film a été
controversée et critiquée lors de sa première projection, ce qui poussé Assia Djebar
à réagir face à ce tollé. Ce que n’a pas supporté le public de la cinémathèque, c’est
que j’ai écarté les hommes de mon film. Mais que répondre d’autre que de dire que
je n’ai fait que montrer ce qui existe dans la réalité ?117 Quant à la participation des
femmes filmées, Assia Djebar sait, par avance, qu’elle a montré ce que d’autres
n’ont pu montrer jusqu’ici.
« On s’attend à ce que moi, femme arabe, je montre ce que l’on ne peut pas
montrer, et peut-être, dans un premier temps, ai-je moi-même naïvement
pensé que je pouvais le faire. Mais je ne fais ni du cinéma pour les touristes,
ni même pour étrangers qui veulent en savoir plus (…)
L’image en soi peut avoir un potentiel de révolte. Je n’ai pas voulu montrer
l’image du dedans. Celle-là, je la connais. J’ai voulu montrer l’image du
dehors. Celle des femmes qui circulent dans l’espace des hommes. Parce que,
pour moi, c’est d’abord cela l’émancipation, circuler librement dans l’espace.
On voit ces femmes dans mon film, mais on voit aussi des portes qui se
ferment, des femmes qui se cachent, qui fuient le regard. J’ai voulu montrer
117
Bensmaïa Réda, La Nouba des femmes du Mont Chenoua : introduction à l’œuvre fragmentale
cinématographique, op. cit., p161- 176.
172
ce que l’on voit tous les jours mais d’une autre façon, comme si tu nettoyais
ton regard, tu oubliais tout, puis, voyais tout pour la première fois, remonter
le banal !118»
Assia Djebar se justifie par cette mise au point. Elle estime que le film montre une
réalité qui ne se voit pas à travers l’écriture sans toutefois nier leur
complémentarité.
« Parler du passé, c'est là mon grand problème. Le film est une tentative de
remonter le temps avec les femmes, par leurs souvenirs mais sans jamais les
choquer ou raviver leurs plaies. C'est autant la façon de parler que ce propre
passé qui est important pour nous119. »
118
Assia Djebar, Mon besoin de cinéma, in Niang Sada (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone,
op.cit.
119
kheireddine Ameyar, Mémoires de femmes. Rencontre avec Assia Djebar, Algérie-Actualité; du 7 au 13-12-
1978, n°686, p.16.
173
Ainsi, la problématique du film reste cette difficulté de l'évocation du passé
qu'elle tente de surmonter en collaboration avec les femmes, pour remonter le
temps à travers les souvenirs, par une démarche raisonnée, ordonnée par l'esprit,
selon des procédés préétablis basés sur des principes sans jamais les choquer ou
raviver leurs plaies. Dans cette optique, elle entend découvrir la vérité avec
réflexion en adoptant une certaine ligne de conduite, à l'égard des femmes, basée
sur le respect des principes d'autrui. Il nous apparaît que ce respect s'inscrit dans
un cadre psychologique qui consiste à libérer et émanciper la femme pour obtenir
une importante et meilleure participation de sa part.
« Oui, c'était au printemps de 1976. J'étais plongée dans les repérages d'un
film long-métrage. […] De nouveau le printemps. Deux ans plus tard, je finis
le montage de ce film dédié à Zoulikha, l'héroïne. » (Djebar, 2002 : 14-16)
174
Dans son roman La Femme sans sépulture, Assia Djebar jalonne le texte
d’indices historiques pour rendre plus célèbre son espace d’origine. Elle fait
allusion à ce peintre-écrivain Eugène Fromentin, ayant connu par le passé la tribu
guerrière du Chenoua. En effet, c’est sur le lieu de cette tribu que fut tourné son
film La Nouba des femmes du Mont Chenoua.
Elle rend hommage à ce peintre-écrivain, auteur des "récits sur la quête des
origines", à partir desquels elle s'est inspirée. Elle évoque Bela Bartok dont la
musique accompagnait les séquences du film La Nouba. Relatif à la liberté des
femmes, dont Zoulikha est pionnière dans la région, son film La Nouba aux
limites du temps et de l'Histoire, a donné lieu à l’histoire de Zoulikha. Sa
rencontre avec les femmes de sa région justifie l'hommage particulier qu'elle rend
à cette femme de sa ville. A l'écoute des femmes, c'est en ce lieu symbolique que
ce film a conduit à l'écriture du roman La femme sans sépulture. Donc,
contrairement à la littérature qui se limite à la représentation de la parole par des
signes graphiques impliquant la pensée, le cinéma possède un double aspect:
artistique et expressif. Cependant, le travail de composition, la réalisation et
l'introduction de sons musicaux rendent cet art plus créatif. Dans cette relation
artistique (littérature- cinéma), le morceau musical de Bela Bartok, introduit dans
son film La Nouba des femmes du Mont Chenoua en tant qu'élément musical,
apparait comme un indice sentimental qu’elle ne révèle qu’à travers l’écriture.
Assia Djebar le confirme dans la même interview: Le film, pour moi, c'est la
recherche de la parole, du son. De la parole d'autres que moi, qui est celle des
femmes du Chenoua, par solidarité pour les femmes de mon enfance120. Le recours
au film donne à l'histoire un aspect autre que celui de l'écriture, car contrairement
au roman, "l'image-son" restitue la parole féminine, d'où l'approche du réel.
120
C. Bouslimani, Assia Djebar : rétablir le langage des femmes, El Moudjahid, 8 mars 1978.
175
A propos du film et des sentiments ressentis, elle dit:
« Ce que j'ai ressenti le plus profondément pendant que je tournais, c'est que
ce film de femmes où les femmes sont visualisées, soit vu par un public
complet… J'entends le public de la télévision, où sont représentés jeunes,
vieux, femmes, enfants, etc.…! Ce qui me semble important ainsi, c'est que le
langage des femmes s'exprime de plus en plus à tous les niveaux et de
quelques façons que ce soit, donc, dans le domaine artistique ça ne devrait
être qu'un résultat de situation de fait121. »
Elle ajouta plus tard: L'œuvre filmée détermine un rapport avec le réel et est une
réponse à la dichotomie entre la séparation de la ville et la campagne, entre le
passé et le présent122. Puis elle souligne: L'important étant ainsi de restituer la
parole féminine.
Le texte est lu, le film est vu. Les deux genres constituent une seule culture ; ils
sont complémentaires mais différents dans l’Espace et le Temps de l’univers
artistique dans lequel ils sont crées. En poursuivant cette réflexion, il est possible
d’établir une dialogie entre des genres artistiques. Le texte littéraire et le film
préfigurent une architecture habitable, une structure mouvante et correspondent
donc à la préfiguration d’une écriture polycentrique.
121
Mohamed Balhi, Résumé du colloque sur les femmes. Université d'Oran, [15-20 mai 1980], Algérie-
Actualité, n°761.
122
kheireddine Ameyar, Mémoires de femmes. Rencontre avec Assia Djebar, op. cit., pp.16 -17.
176
6- Du « regard-son » à « l’image-sens »
Film ou roman, tous deux servent la cause féminine puisque c’est dans le
creuset de la mémoire collective que la parole prend sa source et alimente les
œuvres d’Assia Djebar. Qu’il s’agisse d’une œuvre cinématographique ou
romanesque, la femme occupe le devant de la scène et se situe au centre des trois
œuvres évoquées. L’histoire de la femme se déroule dans un monde structuré sur
des valeurs morales et sociales où l’errance temporelle transforme la vision de
l’espace. Son itinéraire inscrit dans la durée a permis la rencontre des deux
espaces : film/ roman. Le passage d’une « œuvre filmée » à une « œuvre écrite »
n’est qu’une sortie d’un art vers un autre. Toutes deux rapportent les mêmes
histoires de femmes avec un point commun : la vie quotidienne de la femme au
passé-présent. Seul le genre change (image-son) pour le spectateur, (image-sens)124
pour le lecteur. En somme, « L’image devient une écriture, dès l’instant qu’elle est
significative : comme l’écriture, elle appelle une lexis125.
123
La célèbre phrase de Mikhael Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p.236.
124
Pierre Reverdy propose une définition de l’image poétique fondée sur la relation entre ces deux pôles :
« l’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de
deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes,
plus l’image sera forte –plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. Deux réalités qui n’ont aucun
rapport ne peuvent se rapprocher utilement. » (Nord- Sud, Flammarion). Le concept d’image fait partie de ceux
qui restèrent très importants tout au long de la carrière de Wittgenstein, alors même qu’il l’utilisa à divers
moments dans des sens et dans des buts complètement différents. L’image est au fondement de la théorie de la
représentation : en dernière instance, toute proposition est l’image d’un fait, parce que la proposition
élémentaire est l’image d’un fait élémentaire. Toute proposition doit dans donc être comprise par comparaison à
l’écriture hiéroglyphique qui « met en image les faits qu’elle décrit ». […] Le concept d’image n’a plus un rôle
opératoire aussi central, mais Wittgenstein l’utilise régulièrement lorsqu’il cherche à caractériser la source, le
plus souvent inconsciente, d’une position métaphysique. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus,
traduction, préambule et notes de Gilles Gaston Granger, Gallimard, 1993, [4.016]
125
Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p.195.
177
6-1- Tableau : les interactions artistiques et esthétiques
Nous pouvons résumer cette relation film-roman dans le tableau proposé par
Durate Mimoso-Ruiz126 : ce tableau démontre, explique, de façon synoptique, les
interactions artistiques et esthétiques entre la création romanesque et les différents
codes filmiques textualisés :
126
Durate Mimoso-Ruiz, Marginalité et errance, op, cit, p.232.
127
Michel Serceau, L’Adaptation cinématographique des textes littéraires. Théorie et lectures, éditions du
CEFAL, (Collection « Grand Ecran Petit Ecran »), dirigée par Jean-Marie Graitson, Liège, Belgique, 1999,
p.187.
128
Ibidem.
178
Le film s’inspire généralement d’un roman, d’une histoire, d’un conte. C’est
une forme de récits en images dotée de la parole. C’est une des spécificités du
cinéma. Contrairement au roman qui, lui, ne dispose que de mots, le récit
cinématographique dispose de structures narratives visuelles et auditives. On
assiste, donc, à une communication parlée qui se déroule sous nos yeux. Ainsi, le
récit filmique met en scène des actions et utilise la narration orale sans présence de
narrateur mais avec présence de locuteur/ interlocuteur. Dans le roman, la narration
écrite se fait dans l’absence et en silence.
179
Conclusion
129
Jeanne- Marie Clerc, Assia Djebar. Ecrire, transgresser, résister. L’influence du cinéma sur l’écriture
romanesque d’Assia Djebar, ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement), L’Harmattan, 1997.
180
schéma convenu (film- roman- autobiographie) dans un style populaire et imagé qui
lui est propre.
130
Selon l’expression de G. Genette.
181
en scène sont identifiés, leur présentation est chargée de valeurs sur la scène sociale
tant les évènements racontés ont été vécus.
En ce qui concerne le choix lexical, les termes utilisés sont chargés de valeurs
symboliques donnant un effet de sens positif au texte. Les expressions descriptives
possèdent leur charge émotive mettant en contraste « l’héroïne et les soldats », « le
colonisateur et le colonisé », « les soldats et le peuple » pour attester du drame
colonial.
182
CHAPITRE III:
L’ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE
OU LE PACTE OXYMORONIQUE.
183
Le roman autobiographique d’Assia Djebar Nulle part dans la maison de
mon père servant de moyen d’appui au thème de la thèse que nous soutenons ; il
nous a paru utile de définir l’autobiographie, son évolution à travers les siècles et
ses caractéristiques.
1- Le pacte autobiographique
1-1- Définition
Etymologiquement, le terme vient des trois mots grecs suivants : auto (soi-
même) ; bios (la vie) et grafein (écrire). Une autobiographie est donc un récit dans
lequel une personne raconte sa propre vie. « Le récit autobiographique, qui n’est
autre que dans cette perspective que le « discours » du scripteur, adoptera
normalement les signes habituels de tout discours131. »
Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune définie la biographie comme
un: « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence,
lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa
personnalité132. »
131
Bernard Valette, Le roman, initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire, op. cit.,
p.67.
132
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, collections « Points », nouvelle édition. 1996,
p.14.
133
« Récit dont un auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé
générique indique qu’il s’agit d’un roman. »
184
d’évènements de sa vie publique, de quelques évènements de sa vie privée, et
réflexions sur son époque ; mais c’est au XVIII e siècle que naît vraiment l’idée que
parler de soi peut revêtir un intérêt certain pour autrui (à ce siècle se développe en
effet le goût pour l’individualité, la subjectivité). La première grande
autobiographie, Les Confessions, a été écrite par Rousseau entre 1765 et 1770.
134
Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine. (Violette Leduc,
Françoise d’Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar), Librairie Droz S. A, Genève, 1993, p.81
135
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.92.
185
vie, celui où se forge la personnalité du futur adulte. Les caractéristiques de
l’autobiographie, ainsi définies, correspondent à celles du roman autobiographique
d’Assia Djebar. Dans la première partie du roman, l’auteure se réfugie derrière le
pseudonyme : la fillette, dans la deuxième : l’adolescente et dans la troisième : la
femme adulte. Ce « pacte oxymoronique » s’explique par le fait que la narratrice-
auteure « retranscrit les méandres de ses pensées, incursions dans le passé lointain
ou proche, et dans le futur immédiat fait d’un quotidien routinier136». Cela donne
l’occasion de décrire et d’écrire sa vie personnelle.
2- Le corps du roman
Nulle part dans la maison du père se distingue des autres romans dans sa
conception. Formé de trois parties, chacune d’elles est titrée : La première partie
intitulée : « Eclats d’enfance » est composée de neufs récits titrés. La deuxième
partie : « déchirer l’invisible » est composée de douze récits titrés. La troisième
partie : « Celle qui court jusqu’à la mer » est composée de onze récits. Situés avant
la postface, les trois épilogues sont assemblés et numérotés de 1 à 3 et chacun d’eux
résume une partie. La postface explique les raisons de l’écriture de l’histoire. Le
roman s’ouvre par cette réflexion : « De loin je suis venue et je dois aller loin… »
Kathleen Raine, « Le Voyage », The Pythoness, 1949. Cette affirmation
d’ouverture nous laisse penser que le fait qu’Assia Djebar soit elle-même
voyageuse, s’inspire de l’œuvre de Raine. Dès lors, le roman s’ouvre directement
136
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p82. Pour Serge Doubrovsky, qui a
baptisé ce genre (des textes d’autofiction existaient bien antérieurement), l’autofiction est une « fiction,
d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à
l’aventure d’un langage en liberté ». La fiction devient ici l’outil affiché d’une quête identitaire (notamment à
travers l’utilisation de la psychanalyse), voir Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, Quatrième de
couverture. Vincent Colonna définit un sens étroit - la projection de soi dans un univers fictionnel où l’on aurait
pu se trouver, mais où l’on n’a pas vécu réellement - et, par extensions, tout roman autobiographique (en
considérant qu’il y a toujours une part de fiction dans la confession). Ces dichotomies témoignent en tout cas de
l’ambiguïté de la notion.
186
par la première partie, sans prélude, suivie de la deuxième puis de la troisième
partie, et ce, contrairement à ses précédents romans constitué d’un prélude, de
l’histoire et d’un épilogue. Ainsi, au regard du nombre de récits qui composent
chaque partie, on a l’impression d’être en présence de trois romans en un. Malgré
ce découpage, les récits sont hiérarchisés formant une histoire globale et leur
agencement constitue la base de l’architecture du texte. Ce qui se perçoit dans le
cheminement narratif des mots, c’est cette dévotion pour les femmes dans une zone
d’ombre durant un demi- siècle. Assia Djebar tend à conférer à ce symbolisme de la
tradition féminine une existence plus crédible. A son portrait s’ajoute l’impression
de vie que lui confère le présent de l’écriture.
« Celle qui écrit aujourd’hui n’a cessé de le faire durant ce demi-siècle : pour
l’essentiel, des histoires de femmes, de jeunes filles, toutes tentées de se
libérer peu à peu ou brusquement.
Or, voici que la fiction se déchire, se troue. Voici que des gouttes de sang,
malgré l’encre tant de fois déversée, perlent. Voici que l’auteur se met à
nu… » (Djebar, 2007 : 384)
187
« Te voici donc à « écrire », et tu t’imagines inventer de toutes pièces, mais
non : c’est « écrire » certes, mais pas vraiment ! Jouer, alors ? Non, à peine,
car cette sorte d’allégresse a tôt fait de retomber. Ecrire corps et cœur noués ?
Que non pas ! Écrire corps mobile mais cœur étouffé ? Pas davantage ! Tu te
sentais la force d’écrire, corps mobile et cœur ouvert… à éclater. Il suffisait
seulement de te plonger, tête la première, dans les cascades de l’ombre ou
dans une présence de commencement du monde ! » (Djebar, 2007: 395)
188
Eclats d’enfance
Chapitres/ Evènements Personnages/ Espaces Temps
pages Narrateurs
Portrait d’une mère -La narratrice -La rue de la -Après-midi.
13- 18. accompagnée de sa anonyme. petite cité.
fille. -La fillette.
-Histoire de « sans -La narratrice L’appartement -Avant le
19- 21. famille » (Hector anonyme. parental petit déjeuner.
Malot). -La fillette.
-La mort de la grand- -La fillette. -La rue d’El -Avant l’entrée
22- 24. mère paternelle. Qsiba. à l’école.
-La demeure
maternelle.
25- 28. -Histoire d’exclusion -La fillette. -La maison de -Le mois de
du jeûne. vacances Ramadhan.
29- 33. -Un livre de prix, le -La fillette. -La cour de -Dernier jour
tout premier ! l’école. avant les
Vacances
d’été.
Intermède -Les méfaits de la -L’auteure. -Hors-texte. -L’époque
P35- p36. colonisation. coloniale.
37- 42. -La rentrée d’un -La fillette. -Paris. -Un jour
ami du père : M. Sari. -M. Sari. indéfini.
43- 46. -La scène du père -La fillette. -La cuisine de - Le soir.
instituteur et un parent -Le père. l’appartement.
d’élève français.
47- 58. -L’Histoire de la -La fillette. -Une cour de -Jeudi ou
bicyclette. l’immeuble pour dimanche.
instituteurs.
59- 72. -Le jour du hammam -La fillette. -Le hammam de -Jeudi après-
(bain-maure) la cité. midi.
189
73- 77. -La mort du petit frère. -La fillette. -L’appartement -Un jour
-Le père. de Césarée. d’automne, le
-La mère. premier jour
de classe.
78- 82. -La rentrée des deux -La fillette. -Paris. -Vingt ans
sœurs. -Sa sœur après la mort
cadette. du petit frère.
83- -Un passé -La fillette. -Miliana. -Premier été.
bouleversé.
85- 88. -L’école coranique. -La fillette. -Césarée. -Le jeudi.
89- 98. -Souvenirs du passé. -La fillette. -L’appartement -Des décennies
parisien. plus tard.
Déchirer l’invisible.
101- 107. -L’histoire de Mme -La fillette. -En classe du -1ère année de
Blasi professeur de -L’adolescente collège. collège.
lettres classiques. (Fatima).
-Souvenirs du
collège et de
l’université.
109- 117. -Premiers voyages -La fillette -Du collège de -Les samedis et
d’une adolescente L’adolescente Blida à la maison les lundis.
seule. (la fillette familiale.
sage).
119- 129. -L’histoire du -La fillette. -La maison -2ème année de
piano. L’adolescente familiale. collège.
(la fillette
docile)
131- 134. -Les camarades de -La fillette. -L’internat. -Toute l’année
pensionnat. L’adolescente. scolaire.
135- 140. -La rencontre avec -L’adolescente - Paris, station st -Après 1968.
une amie de devenue Michel.
pensionnat. femme mariée.
190
141- 153. -Les adolescentes L’adolescente. -Le collège de -Troisième année
indigènes du Blida. scolaire.
collège.
155- 166. -La scène du L’adolescente. -Le réfectoire du -Le repas de midi.
réfectoire. collège.
-Le mois de jeûne.
167- 168. -Souvenirs d’une L’adolescente. -Césarée. -Au dortoir du
grand-mère collège.
terrible.
168- 180. La remémorisation L’adolescente. -Césarée. - Au dortoir du
des souvenirs du collège.
passé.
181- 184. -Le récit d’une L’adolescente. Terrain de Basket à -L’heure de
partie de basket. l’intérieur du récréation.
collège à Blida.
185- 197. -L’histoire de la L’adolescente. -Chez la couturière -Mi-juin,
première robe de -La narratrice à Césarée. plusieurs jeudis.
caraco ajusté. anonyme. -Chez le
commerçant à Blida
198- 202. -Le rêve d’une L’adolescente. -Jardin public de -Après l’été à
adolescente. Miliana. la veille de la
rentrée.
203- 228. -L’opérette de fin L’adolescente. -Le collège de -Juin, un soir
d’année scolaire Blida. d’été 1951.
et l’histoire de
Mounira, d’Ali et
de Fatima.
191
239- 242. -Dans le sillage -L’adolescente -L’écriture. -Temps de
l’aïeule. d’autrefois. l’écriture du
roman.
285- 288. -Lecture, lettres -La lycéenne. -Le lycée. -Le soir.
d’Amour de Tarik à -Le dortoir.
travers la poésie
arabe.
192
289- 293. -Les retrouvailles -La lycéenne. -Au village chez -Les vacances
du décor familial. ses parents. d’hiver.
-Le retour et la -Le lycée. -Fin des
reprise des vacances d’hiver.
cours au lycée.
294- 295. -La cérémonie de -La lycéenne. -Le lycée. -Dernier jour
distribution de l’année
des prix. scolaire.
297- 299. -La nomination du -La lycéenne. -Le village chez les -Peu avant
père parents. septembre 1953.
instituteur à -Alger.
Alger suivie du
déménagement.
300- 309. -Le train de vie de -La lycéenne. -Centre ville -L’automne 1953.
la capitale. d’Alger.
-La Casbah.
310- 323. -L’entrée à -L’étudiante. -L’université. -L’automne 1953.
l’université -La ville -L’année
d’Alger. d’Alger. universitaire.
-La nostalgie du
passé vécue au
présent.
325- 330. -Des rencontres -L’étudiante. -La bibliothèque - Un soir.
avec Mounira,
ancienne camarade
de lycée.
331- 332. -Le prétexte de -L’étudiante. -La maison -Le lendemain de
l’invitation de paternelle. la rencontre.
Mounira.
333- 340. -La rencontre de -L’étudiante. -La Brasserie, -Un matin.
Tarik et la querelle. Victor Hugo.
341- 356. -Le portrait d’une -L’étudiante. -Baie d’Alger. -Un jour
désespérée. d’automne.
193
357. -La fuite de la -La narratrice -Boulevard S - -Un jour
jeune fille. anonyme. Carnot. d’automne.
358. -Une tentative de -La jeune fille. -Sur les rails du -Un jour
suicide. tramway. d’automne.
359. -Une tentative -La narratrice -Même jour.
échouée. anonyme.
360. -Le vertige. -La jeune fille.
361- 363. -Le retour à la -La jeune fille. -Alger. -Cinq jours
raison après la après le
petite histoire drame.
d’Amour.
364- 366. -La sagesse : un -Auteure- -L’espace de -Octobre 1953.
acte de foi. personnage. l’écriture : Nulle
part.
367- 376. -Le souvenir d’un -Auteure- -Nulle part. -Vingt et un
acte irraisonné. personnage. ans après.
-Octobre 1953-
Septembre 1974.
Premier -Le besoin -Auteure- -La mémoire. -Plus de
épilogue : d’expliquer son personnage. cinquante ans
379- 386. histoire. après.
Deuxième -Le récit d’une fin -Auteure- -Le boulevard Sadi- -Octobre 1953.
épilogue : ratée. personnage. Carnot. Plus de
-Le regret d’un -Auteure- Alger. cinquante ans
387- 389.
geste inexpliqué. personnage. -La mémoire. plus tard.
390- 391.
Troisième -La nostalgie -Auteure- -L’écriture. -2007.
épilogue : d’un passé personnage +
inoublié. narratrice
393- 398.
substitut.
Postface : Autobiographie, -L’auteure. -Présent 2006-
401- 406. Une écriture de 2007.
confession.
194
En considération de ce qui précède, tous les évènements sont reliés par une
force centripète unique à la progression itinérante du récit autobiographique. Ces
évènements se fondent sur un « jeu » narratif particulier.
3- Le « jeu » narratif
Le roman s’ouvre par une séquence descriptive conduite par une narratrice
extradiégétique. « Une fillette surgit : elle a deux ans et demi, peut-être trois. »
(Djebar, 2007,13). La description est interrompue par un court fragment narratif de
deux questions pour un regard sur l’aspect de l’enfance de la fillette.
Nulle part dans la maison de mon père est une forme visiblement
autobiographique et rétrospective : la fillette, personnage-narratrice, se révèle à la
1ère personne et se distancie sur un passé antérieurement vécu, situé à un moment
déterminé de l’histoire. Cette « pseudo vraie histoire » (p.383) s’ouvre par bribes
de souvenirs, des scènes et des évènements supposés réels. Chaque image
manifeste une étrange attirance, voire une forme de nostalgie qui amène cette
narratrice autodiégétique à se replonger dans le passé et se donne à entendre
137
Jean-Yves Tradié, Le roman du XXe siècle, op. cit, p14.
138
« Voix off » est celle d’un des personnages figurant dans l’histoire, qu’il soit un protagoniste ou
éventuellement un personnage secondaire, voire un simple témoin à l’arrière plan. 2 e cas : la « voix off » n’est
pas celle d’un personnage de l’univers représenté. L’usage de la voix-off va dans le sens de l’institution d’un
personnage-conscience, voire d’un personnage-sujet. Mais elle peut très bien n’être qu’un facteur
d’épaississement psychologique, ce qui n’est pas synonyme de représentation de l’intériorité. Le personnage
peut n’être, enfin en dépit de son emploi, qu’un personnage-signe.
196
comme celle de l’écrivaine. Puisque dès l’ouverture de la séquence, la narratrice
s’incarne dans un personnage autodiégétique à travers les récits. Ainsi, il serait
problématique de franchir la grille de l’énonciation conditionnant son récit.
Cependant, l’analyse des séquences narratives met en exergue les caractéristiques et
le rôle de la narratrice. Cette analyse prend en considération les dimensions spatio-
temporelles, l’ancrage référentiel « Césarée » et le contexte socio-historique.
L’omnipotence de la narratrice-écrivaine est symboliquement signifiée à l’incipit
du roman.
Nulle part dans la maison de mon père, d’ordre rétrospectif, met en scène des
actions, une histoire, un panorama narratif puisqu’il réinvente l’autobiographie de
l’écrivaine. Ce roman raconte et représente des scènes de la vie personnelle et
familiale. D’ordre scriptural, il adopte une double énonciation : polyphonique et
monodique. En effet, Assia Djebar mobilise son imaginaire dans l’écriture d’une
histoire de famille où sa sensibilité s’aperçoit à travers les récits qu’elle rapporte.
L’évocation de la mère, du père, du décès du petit frère, des évènements survenus,
des lieux, dote le texte d’images structurant cette vie de famille.
Le corps morcelé lié à la disparition du petit frère, puis celle du père, le veuvage de
la mère, constitue un éclatement qu’Assia Djebar tente de réparer par l’écriture.
Une écriture nous révélant une histoire reproduite par des sensations fugitives
auxquelles la narratrice n’est pas étrangère. La vie s’écoule au fur et à mesure de
l’écoulement du temps. Tout un passé, présent à l’esprit, est mis en perspective.
L’écriture s’organise par la succession des moments forts faisant rebondir l’histoire
en épisodes. « La mère » occupe les premières pages du roman où la narratrice
dévoile progressivement ses secrets dans les moindres détails. Puis, pour rendre
plus authentiques les faits révélés, elle lie les personnages aux évènements qui ont
marqué leur vie. Dans cette vision du réel, l’écriture nous fait vivre un passé
compatible avec sa vie de famille.
La forme du roman est d’apparence morcelée, mais l’on s’aperçoit qu’en ces
jours lointains, la narratrice retrouve son enfance et ses instants privilégiés. Au
197
regard du caractère social et culturel de sa littérature, Assia Djebar introduit dans
son univers la parole individuelle pour faire l’histoire d’une vie de famille. Le passé
assorti des rapports de cette famille est vécu dans la dimension du présent. Les
voix, les regards, les gestes, les informations constituent un ensemble langagier
dans une mise en scène élaborée et soigneusement préparée. Illuminée par le don et
une solide pratique, l’écriture d’Assia Djebar nous fait ressentir les sentiments qui
l’affectent par la forme et la nature de son discours. Ainsi s’explique sa présence
comme métaphore dans une zone d’ombre où s’élabore le nouveau personnage.
Dans cette ombre de l’enfance, une silhouette de femme, tandis qu’elle écrit,
raconte son passé dans un ordre concerté où elle semble descendre au plus secret
d’elle-même. Assia Djebar possède le pouvoir de se révéler malgré son absence et
son éloignement de l’espace (origine : espace d’enfance) et dans le temps (soixante
ans plus tard). A ce propos, Joubert dit :
139
Maurice Blanchot, Le livre à venir, op, cit, p.79.
L’auteur de roman doit organiser le matériau de la vie, extraire, « une configuration d’une succession »,
introduire de la causalité, des enchaînements, « faire surgir l’intelligibilité de l’occidental, l’universel du
singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique. », voir Paul Ricœur, Temps et Récits, I, L’intrigue
et le récit historique, Seuil, Paris, 1983, p.85.
198
qu’elle est l’œuvre d’une liberté totale s’adressant à des libertés imprégnées d’une
vie nouvelle.
Au cours de notre démarche, nous verrons que ces libertés ont été les causes qui ont
incité Assia Djebar à cette écriture autobiographique. Ainsi, nous suivrons
l’itinéraire parcouru, étape par étape, et les évènements qui ont meublé sa vie et
celle de sa famille. Une démarche qui nous aidera à mieux comprendre la justesse
de ses actes.
Le roman Nulle part dans la maison de mon père portant la griffe d’Assia
Djebar s’inscrit dans la continuité de ses œuvres littéraires. Sa couverture est
illustrée par une vue d’Alger datant de 1921. C’est une vue sur la mer à partir de la
Casbah (quartier historique d’Alger) dont la lanterne nous informe sur l’époque. La
lanterne est en même temps vestige et symbole du passé, d’un monde, d’une
époque donnée avec ses traditions et ses mentalités. A son opposé, sur une terrasse,
une silhouette debout observe dans l’ombre ce monde. Un signe nous met en
présence de deux mondes séparés par un poteau téléphonique. Il apparait démuni de
fils indiquant l’absence de communication entre les deux mondes. La première page
du roman porte une dédicace « à Gayatri ». La deuxième page porte une
épigraphe : « De loin je suis venue et je dois aller loin… » (Kathleen Raine, « Le
voyage » the phythoners, 1949). Le roman ne contient pas de prologue.
Le corps du roman, Assia Djebar nous le consacre au passé d’une vie de famille en
trois tranches :
199
Le roman comporte trois épilogues successifs ;
3- inventer le vertige.
Il s’achève par une postface intitulée : « Silence sur soie » ou l’écriture en fuite. Ce
roman de 406 pages ressuscite l’enfance d’Assia Djebar en passant par
l’adolescence. Son univers est doublement dominé par la colonisation et l’autorité
d’un père libéral mais intransigeant. Elle attend d’être femme.
« Ce livre n’est pas une autobiographie, parce que pour moi une
autobiographie est une accumulation de multiples notations sur le passé à
partir desquelles l’écrivain peut relater ce que fut sa vie. Pour ma part, j’ai tiré
de mon enfance et de mon adolescence uniquement les évènements qui me
permettent de comprendre le sens de cette pulsion de mort qui a fondé ma vie
adulte. Il s’agit plutôt d’une auto-analyse.
Voilà ce qui s’était passé. Mon fiancé m’avait humiliée. Il avait tenu des
propos déplacés, insultants. Je n’étais pas habituée à recevoir des ordres, ni de
mon père ni de quiconque. C’est pourquoi j’ai vécu l’attitude tyrannique de
mon fiancé comme une agression. J’ai alors couru comme une folle à travers
200
les rues d’Alger. Je voulais m’anéantir là où la mer rencontre le ciel140. »
« Il faudrait que je vous explique pourquoi et comment j’ai écrit Nulle part
dans la maison de mon père. Ce roman raconte une très grave crise
d’adolescence que j’ai traversée et expulsée de ma mémoire aussitôt la crise
passée. Cette crise a éclaté en 1953, tout juste un an avant le début de la
guerre d’Algérie. Depuis, je l’avais complètement occultée. Et puis, le
souvenir m’est revenu il y a trois ou quatre ans.
Un matin, dans mon appartement de New-York, j’étais en train de ranger mes
affaires, quand j’ai entendu à la radio que le journal New-York Time avait
publié dans son édition du jour l’histoire d’une palestinienne de 16 ans qui
s’était fait exploser en Israël. Bouleversée, je suis allée acheter le journal.
Devant la photo de la jeune fille en première page, j’ai été prise de
tremblement. La mémoire de l’acte de folie désespérée que j’avais connue il y
a plus d’un demi-siècle a ressurgi tout d’un coup. J’avais à l’époque l’âge de
la jeune kamikaze. Les circonstances, le visage courroucé de mon fiancé qui
m’avait poussée au suicide, le désespoir, tout m’est revenu avec une telle
clarté que j’en été profondément ébranlée. Il fallait que je l’écrive. Je m’y suis
mise dès le soir. Le plus dur était de raconter l’acte et ses conséquences dont
le récit occupe les trente dernières pages du livre. Je les ai écrits en un jour,
pleurant tout mon soûl. Je pleurais car je me suis rendue compte que j’ai
gâché ma vie de femme en n’osant pas explorer davantage cet abime qui
s’était ouvert sous mes pieds par un matin d’Octobre en Algérie. Je n’en suis
pas encore consolée. Je pourrais en pleurer encore141. »
Succédant à son dernier roman La Femme sans sépulture, Nulle part dans la
maison de mon père est composé de trois chapitres titrés : « éclats d’enfance »,
« Déchirer l’invisible », « Celle qui court jusqu’à la mer »
140
Propos recueillis à Paris par Hamid Barrada et Tirthankar Chanda, in jeune Afrique, Mars, 2008. L’écrivaine
évoque, dans son dernier livre, son adolescence et sa tentative de suicide. Dans l’entretien cité, elle revient sur
ce qui l’a motivée mais aussi sur ses succès littéraires et son pays, l’Algérie.
141
Propos recueillis à Paris par Hamid Barrada et Tirthankar Chanda, op. cit., 2008.
201
5- « L’hybris de l’écriture-aveu ou l’écriture en fuite »
202
En outre, on s’aperçoit que le texte du roman comporte le journal du
parcours scolaire de l’adolescente, les mémoires d’une fillette et des lettres issues
d’une correspondance avec un jeune homme. On y découvre également des vers de
poètes arabes (Imru Al’ Quays- Djalal Din Rumi, Ibn Khaldoun, Diwan Chams
Tabriz). Sur le plan narratif, la narratrice se confond avec l’auteure.
Dans notre démarche, le tableau ci-dessus nous permet sans aucun doute de
mettre en exergue et de façon détaillée les différentes étapes du roman dans les
pages qui suivront.
142
Selon Serge Viderman, Le Céleste et le sublunaire, PUF, Paris, 1977, p.1972.
203
siècle. Elle n’hésite pas encore à décrire le parcours du père à travers les rues du
village, où sa mère allant au hammam sous le regard respectueux des indigènes et
des Européens vis-à-vis du maitre d’école et de son épouse. C’est donc à travers ces
images que va se construire la personnalité de la fillette sous l’œil attentif du père.
Au regard de la diversité énonciative, l’alternance des formes de discours, le
changement de régime, les récits témoignent d’un projet littéraire conscient.
Dès l’ouverture, Assia Djebar nous met en présence d’une fillette sous l’aile
de sa mère. Ce dévoilement s’effectue par un retour sur le passé d’une vie
d’enfance. En effet, près de soixante ans plus tard, la fillette se revoit sous l’aile
protectrice de sa jeune mère. Une mère décrite dans les détails les plus intimes (la
coiffe noire, le voile de satin blanc, la voilette d’organza). D’autres mots rappellent
d’autres souvenirs gardés par la mémoire de la fillette, (le heurtoir de la porte
d’entrée, les regards masculins, le cirque romain). Des mots qui reviennent chaque
fois qu’elle évoque « Césarée ». La mémoire errante dans le passé ressuscite le côté
paternel de cette vie d’enfance. « Mon enfance est mobile, mais sous contrôle,
encombrée d’une responsabilité ambiguë qui me dépasse. » (Djebar, 2007 :16). La
maison du père constitue l’argument de son discours. Lieu approprié, liant l’esprit
et le corps, il devient sujet d’une réalité impliquant sa relation personnelle dans
cette situation d’allocution. En effet, certains détails semblent rétablir la cohérence
des récits constituant l’histoire de cette vie d’enfance. Les mots autobiographiques,
qui emplissent le texte écrit, marquent l’investissement affectif de la fillette à
l’égard de ses parents tout en reprouvant la fermeté du père.
204
Dans cette situation d’énonciation, les verbes du passé (imparfait, plus-que-
parfait) situent le récit. Quant au subjonctif marqué par l’exclamation, il indique la
nécessité et l’étonnement. Le mot « jambes » est ressenti comme « une blessure »
mémorisée dans les pensées de la fillette. Appartenant au temps et à l’histoire, ce
mot est révélé plus d’un demi-siècle plus tard.
205
Il nous apparait que le don hérité à l’âge de fillette l’incite aujourd’hui à ce retour
sur un passé qui la concerne. Par l’écriture, Assia Debar fait rejaillir les souvenirs
d’un passé où la continuité du « moi racontant » ses états antérieurs disparait au
profit d’un « autre moi » dans une narration simultanée. Ainsi, l’errance dans
l’espace familial se perpétue et le moi devenu personnage éponyme revit son passé
d’enfance. Sa démarche met en exergue sa sensibilité à l’égard des autres et nous
fait part des émotions ressenties à une époque précise de l’enfance.
206
5-1-1- L’incontournable portrait de la mère
Dans cette écriture du souvenir, la narratrice met du sens dans le réel de son
propre univers. Basé sur des souvenirs d’enfance, le portrait de l’épouse du maître
d’école est présenté dans le texte par occurrences successives.
« Dans la rue, la dame blanche marchera regard fixé au sol, ses cils palpitant
sous l’effort : moi, je ne me sens pas seulement sa suivante, mais
l’accompagnatrice qui veille sur ses pas. » (…)
« Ma mère, bourgeoise Mauresque traversant l’ancienne capitale antique, elle,
la dame d’un peu plus de vingt ans, a besoin de ma main. » (Djebar,
2007 :14)
« La gérante semble chaque fois heureuse et fière de recevoir, aussi
régulièrement, l’épouse du maître d’école. (Djebar, 2007 :60)
« En s’asseyant, ma mère a négligemment laissé glisser son voile de satin. La
gérante s’est précipitée pour le plier, avec soin ; ma mère, qui tente chaque
fois de refuser, laisse par contre deux ou trois de ces dames traîner jusqu’à
elle la petite malle que mon père a fait envoyer dès le matin (…). Ma mère
garde son naturel. Elle me serre près d’elle. (Djebar, 2007 : 61)
« Tandis que les autres femmes retournent laver leurs enfants qui se sont tus,
je retrouve avec délices les rites de l’accueil : la gérante apporte des
limonades, converse à voix menue avec ma mère. » (Djebar, 2007 : 63)
207
familial. Dans ses récits semés de références, les métaphores du souvenir chargées
de symbolique mémorielle déchirent « l’invisible ».
« « Déchirer l’invisible », scènes par bribes longues ou brèves d’un passé qui
parfois se penche, en ombre inclinée, vers moi – telle la fille du « Saharien »
d’autrefois, que j’avais cru oublier, oui, telle cette adolescente aussi belle
qu’un air de ney, silhouette penchée dans le ciel de ma mémoire. » (Djebar,
2007 :233)
208
douloureuse, provoque un « déchirement » dans la lignée parentale. D’un coté le
modèle d’une mère soumise à l’autorité du père et de l’autre, une adolescente
revendiquant la part d’émancipation vis-à-vis des pratiques qui conditionnent la
femme dans la société patriarcale. Sa dissidence coercible va dévaluer l’autorité du
père, d’où le risque de dislocation de la famille traditionnelle conduisant à sa
cassure.
Ainsi, les trois organes du sens sont mis au service de l’âme comme ambassadeurs
du corps social constituant l’identité corporelle de l’individu. L’espace s’ouvre à
l’adolescente par une autre mise en œuvre du discours. Dès lors, c’est dans cet
espace circonscrit « le collège » que va commencer la vie de l’adolescente articulée
par un enchaînement d’autres souvenirs. Cet espace devient lieu de rencontre où
s’établissent des relations intellectuelles et la vie ressemble à un parcours
initiatique.
« Je pressentis dès cette année de sixième, dès ce premier poème lancé vers
moi par madame Blasi en don de lumière – par son phrasé, sa théâtralisation,
Mme Blasi : enseignante de lettres classiques au collège de Blida. Première française à avoir enseigné les
cours de français à l’écrivaine qui a eu le privilège de la rencontrer à Bâlois (France) trente ans plus tard. En
signe de reconnaissance, la narratrice a réservé un récit à son issu.
209
sa liturgie –, oui, je compris qu’au-dessus de nous planait un autre univers,
que je pourrais l’approcher par les livres à dévorer, par la poésie encore plus
sûrement – du moins, quand, inopinément, tel un vol d’oiseau à l’horizon, elle
se laisse entrevoir.
Moi qui allais être une interne farouchement solitaire, cet espace-là devenait
soudain un éther miraculeux – zone de nidification de tous les rêves, les
miens comme ceux de tant d’autres… » (Djebar, 2007 :107)
« Des années plus tard, il lui arriva de me rappeler l’austérité de mon père, sa
rigueur puritaine de censeur appliquée à elle, pourtant tout emmitouflée dans
son voile traditionnel, quand ils devaient voyager en couple et dans un car
parfois bondé de ruraux tentés, une seconde de trop, de regarder les yeux de
ma mère – ses beaux yeux qu’elle baissait obstinément… » (Djebar,
2007 :57)
Elle fait surgir des souvenirs restés intacts dont elle comprend la portée à l’instant
présent.
210
seul dans une chambre d’hôpital parisien), c’est aussi parce qu’au bout de ce
long échange, dans un partage de la peine entre elle, la mère soudain veuve, et
moi, la fille orpheline, je perçois la nouveauté de ta trajectoire, toi, l’époux.
Ton ineffaçable sillage... » (Djebar, 2007 :92)
« Elle a dû à peine penser cela (dans l’étreinte, yeux fermés et pourtant sans
larmes, tendue vers toi seul qu’elle quêtait : « Rends-moi sa tendresse ! » ai-je
cru avoir entendu.
Car – et je ne me parle cette fois qu’à moi-même – il devait être tendre, mon
père, dans la chambre des épousailles, tendre et austère à la fois ! » (Djebar,
2007 :94)
Comme dans un monologue, avec la sensualité d’une mère, c’est dans l’étreinte que
la fille découvre les pensées du père et la tendresse qu’il avait pour sa mère. Dès
lors, nous comprenons la sensibilité de la narratrice dans ce type d’expression
portant sur des mouvements affectifs. Pour persuader le lecteur, Assia Djebar tire
du noyau de l’image les faits qui affectent la mère en maintenant le ressort des
passions liées à l’amour du couple. L’écriture dévoile les sentiments affectifs du
couple et nous fait pénétrer à l’intérieur de la chambre à coucher. La narratrice
décrit la maison parentale, nous fait découvrir une chambre à coucher d’un style
211
(1920). Sans décrire le lieu, elle décrit l’ameublement d’où surgissent des images
donnant à la vie de ce passé sa dimension.
Assia Djebar conçoit les choses, les exprime selon une tradition littéraire variant
les descriptions, les tournures, les métaphores, les images en leur donnant leur éclat
particulier. Au fil de l’histoire, ce talent s’accompagne d’une certaine qualité de
style qui décrit la réalité des faits de l’atmosphère familiale. Cette remontée du
passé, par et pour le texte, dans le présent de l’énonciation s’effectue par un langage
propre à l’écrivaine, définit selon Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture
comme suit :
« (…) entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité : l’écriture.
Dans n’importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d’un ton, d’un
éthos, si l’on veut, et c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise
clairement parce que c’est ici qu’il s’engage. Langue et style sont des données
antécédentes à toute problématique du langage, langue et style sont le produit
naturel du temps et de la personne biologique ; mais l’identité formelle de
l’écrivain ne s’établit véritablement qu’en dehors de l’installation des normes
de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et
enfermé d’abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va
devenir enfin un signe total, le choix d’un comportement humain,
l’affirmation d’un certain Bien, engageant ainsi l’écrivain dans l’évidence de
la communication d’un bonheur ou d’un malaise, et liant la forme à la fois
normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d’autrui. Langue et style
sont des paroles aveugles : l’écriture est un acte de solidarité historique :
langue et style sont des objets ; l’écriture est une fonction : elle est le rapport
entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa
destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée
aux grandes crises de l’Histoire143. »
143
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op.cit., p.19.
212
5-3- « Celle qui court jusqu’à la mer »
Dans cette troisième partie du roman, Assia Djebar nous fait pénétrer dans
l’univers de l’adolescence où prédomine la rêverie sur la réalité. Son récit rend
présents la vie, le monde et le chemin parcouru. Elle réactualise les actions qui
illustrent cette tranche de vie et nous livre ses secrets. Aux souvenirs se mêle la vie
d’internat du collège et du lycée, où Françaises et Musulmanes fraternisent et se
côtoient. Leurs relations et leurs sentiments confirmés par certains détails dans le
texte nous montrent l’amitié et l’enthousiasme qui régnaient en ces lieux éducatifs.
Quant à l’écriture, elle nous donne un aperçu sur cette vie conditionnée par des
facteurs sociaux sous l’aspect colonial. En effet, à cette époque précise, toute
musulmane émancipée cherchait à imiter l’européenne, vivre à l’occidentale
contrairement à ses aïeules privées de liberté. Cela devenait un rêve car à cette
époque peu de musulmanes pouvaient être mêlées aux Européennes.
213
Cette emprise constitue la difficulté d’une ouverture sur le monde rêvé d’où
l’histoire tire son mouvement. Le récit reflète la vie des adolescentes de son âge en
mettant l’accent sur l’expression de leur passion et de leur souffrance.
Assia Djebar nous présente un monde vécu renforçant son écriture par des
exemples concrets. Il s’avère qu’à l’époque, certaines précautions étaient
indispensables à la jeune fille musulmane qui fréquentait le collège ou le lycée : La
langue française représentait un voile pour passer inaperçue aux regards de la
communauté des siens. Il fallait aussi parler une langue autre que sa langue
maternelle pour jouir d’une liberté et savoir dissimuler son identité pour ne pas être
214
connue en tant que fille musulmane déguisée en européenne. Pour cette raison, la
fille musulmane ne pouvait se montrer sans voile dans la rue sous peine d’être
« montrée du doigt ».
« Les vôtres, s’ils avaient pu deviner que vous parliez comme eux le dialecte
arabe, vous les auriez vus pleins de haine, prêts à vous insulter, à cause aussi
de votre jeunesse, du plaisir nu et cru que vous montriez à vous mouvoir,
dévorant de vos yeux grands ouverts les moindres espaces de cette ville
penchée, scintillante. » (Djebar, 2007 :306)
Assia Djebar nous fait le récit de la vie d’une époque vécue. Est-ce pour que
l’on ait conscience des souffrances endurées par ses aïeules dans le passé ? Est-ce
pour mesurer les progrès perceptibles « dans le temps et l’espace » comme le
souligne M. Bakhtine : Dans le temps et l’espace tout à fait réels où retentit
l’œuvre, où se situe le manuscrit où le volume, l’homme réel qui a composé ce
discours, cet écrit, ce livre, se trouve aussi, ainsi que les êtres vrais qui écoutent ou
215
lisent les textes144. Assia Djebar exploite toutes les pistes en semant des indices
révélateurs d’une réalité qui profile l’authenticité des récits.
A l’intérieur du roman, nous nous retrouvons face à un récit narré par les
souvenirs. Narré à la troisième personne, il occupe les pages 268 et 269. Une
narratrice étrangère raconte la rencontre du couple. L’errance du couple est appuyée
par des verbes de mouvement et d’évasion qui suppriment la distance. La narratrice
nous décrit l’état d’esprit du couple. La jeune fille est séduite par le regard du jeune
homme. L’approche est confirmée par les expressions « côte à côte », « face à
elle », « la tête tournée vers elle ». Ils sont tous les deux ravis de cette proximité qui
les assemble. Dès lors, sa vitalité de jeunesse la met en présence d’un « prince
errant » tel « Imru’al-Qays » en personne dont les poèmes la font rêver. Assia
Djebar a traduit quelques vers de ses Quasidas qu’elle a parsemés à travers le
roman en pages 283, 287, 290.
« Ces vers vibrants, portés par un souffle, ample, que j’imaginai pareils à des
serpents étincelants sous le soleil du désert ne craignant ni le sable mouvant,
ni la sécheresse des tempêtes. » (Djebar, 2007 :282)
La jeune fille est emportée par un flot qui, très tôt, noiera ses espoirs dans un conflit
de la pensée où l’émotion finira par céder la place à la déception. Ce rêve, auquel
Assia Debar fait allusion, a été mis à distance par une vanité venue assombrir
l’univers de la jeune fille.
144
M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, « Du Discours romanesque », Tel Gallimard, Paris, 1978,
p.393.
216
« C’est un dialogue de sourds à quoi aboutit cette correspondance, ces dites
lettres « d’amour », l’une après l’autre, reçues là-bas, à l’internat de jeune
fille, avec Béatrice servant de prête-nom.
Tout défile devant moi : images de la ville de province au pied de l’Atlas,
définitivement quittée et mes battements de cœur d’alors- autrefois, il y a un
siècle, lorsque j’ouvrais chaque missive, mon ardeur à apprendre par cœur
(« par cœur et avec le cœur » : j’ironise désormais sur moi-même), dix vers
avec double hémistiche d’Imru-Al-Qays… » (Djebar, 2007 :345)
« Mes mots, aujourd’hui, ceux d’un désarroi rimé, que ce soit en français ou
en arabe, où les suspendre, à mon tour ? Les suspendues : pour chercher à
remporter l’une de ces palmes d’autrefois, me faudrait-il, moi, avec ma voix
et mon corps tout entier, me suspendre, à bout de bras, sinon au pilori, du
moins par mes épaules soulevées, par mon cou enchaîné, ma langue tournée,
mon cadavre exposé à tous vents, non pas justement sous le ciel d’Arabie,
mais sous tous les ciels du vaste monde ? » (Djebar, 2007 :346)
145
Pierre Bachelet, L’Espace, Paris, PUF, (Collections Que sais-je), n° 3293, 1998, p.118.
217
Conclusion
« L’écriture est donc ce niveau ultime qui réunit tous les espaces et qui les
sublime. Ce que le roman autofictionnel manifeste de façon exemplaire et
paradigmatique147 : c’est l’itinéraire qui conduit un « je » privé de « moi » à la
nécessité de l’écriture pour constituer ce moi : non pas celle de la recherche
du temps perdu, mais celle de l’imaginaire romanesque qui crée un monde à
la ressemblance de son auteur et donne forme à la quête de lui-même148. »
146
« L’usage de la première personne permet d’assurer la cphérence de fantasmes, de rêves obsédants, d’images
chaotiques, de métaphores étonnantes, d’étranges sensations […]. Réalité autre qui parfois se révèle,
l’autofiction se rapporterait peu ou prou au fantastiques : et les ombres s’agitent insatiables, qui ne sont que les
spectres de ce moi qui parle sans fin pour se construire. », Sébastien Hubier, Littératures intimes, les
expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin, 2003, p. 134.
147
Jacques Soubeyroux, Le Moi et l’Espace : Autobiographie et autofiction dans les littératures d’Espagne et
d’Amérique latine, op. cit., p.168.
148
Alain Goulet, Les Lieux du moi dans Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano – in le moi et ses
espaces – quelques repères identitaires dans la littérature française contemporaine, dir. David Gascoigne,
Centre de recherche Textes/Histoire/Langages, Caen, université de Caen, 1997, p.120.
218
Pour conclure, la parole, la Mémoire, l’Histoire recouvrent finalement ces récits
inachevés : La Femme sans sépulture, La Nouba des femmes du Mont Chenoua,
Nulle part dans la maison de mon père sont intégrés à jamais dans une écriture à
venir. Une écriture cheminant sur les traces de l’Histoire par des repères qui
s’apparentent à l’origine, l’espace et le temps.
219
TROISIEME PARTIE:
L’ECRITURE-REPERES.
220
La question de l'identité, appelée par les personnages du récit, sera
convoquée comme constitution d'un signe, celui du « Moi », signe errant en
constant devenir, le reflet spéculaire représentant un sens sans cesse suspendu et
relancé dans l'espace symbolique de la parole. Les repères identitaires constituent
un parcours labyrinthique d'une parole toujours en voyage, dans des avenues
astucieuses et des carrefours qui en retardent et en repoussent constamment l'issue.
La passion d’écrire d’Assia Djebar est à l’origine du thème développé où la femme
disparue est au premier plan sur la scène littéraire. Un thème où le symbole de la
disparition, de l’oubli et des injustices sociales constitue la problématique soulevée.
221
Dans ce rapport immédiat, l’auteure s’identifie à "ses ancêtres illustres" où
l’on distingue des figures emblématiques nées de l’histoire ancestrale. En
parcourant le texte, on s’aperçoit d’un nombre infini de situations plus ou moins
analogues qui s’ajoutent à ce passé historique.
L’auteure évoque les évènements qui se sont produits dans l’espace de Césarée. La
ville de Bougie et le pic de lalla Gouraya (p34) font partie d’un espace qui
s’élargit. C’est un repère illustrant la prise de cette ville par l’armée coloniale
française. En évoquant cette bataille, l’auteure fait allusion au courage des femmes
berbères : « les guerrières berbères sautaient sur les chevaux de leurs époux morts
sous leurs yeux et allaient sous les rempart braver l’ennemi. » (Djebar, 2002 :136).
Elle évoque la révolte historique de la tribu guerrière des Hadjouts de 1871. A
travers les récits de Dame Lionne et de Zohra Oudai, l’auteure nous met en
présence de séquences illustrant les souffrances endurées par les femmes berbères à
travers l’Histoire. Par l’intermédiaire des voix féminines, Assia Djebar dévoile un
monde dans sa profondeur et les injustices qu’il renferme. C’est en ce sens qu’elle
explore l’essence de son art et se fait l’interprète de ses exigences, condamnant
l’asservissement et refusant toute idéologie oppressante. C’est pourquoi, dans sa
littérature, elle cherche à faire coïncider sa liberté de penser et la démocratie
politique en éveillant les consciences humaines sur les conditions de la femme
opprimée. En ce sens, elle pousse la contestation à son extrême et nous invite à
émerger pour découvrir la violation des lois de la morale. Ainsi, en faisant de
l’image de la femme un usage constant fondé sur la contestation intégrée à la réalité
quotidienne, Assia Djebar cherche l’image du changement en gardant à son histoire
une allure inquiétante. De ce fait, on s’aperçoit que l’écriture Djebarienne reflète
une idéologie refusant l’injustice sociale à laquelle étaient soumisses ses aïeules par
le passé.
222
CHAPITRE I:
223
Dans sa ville natale, Assia Djebar retrouve ses repères (les lieux de son
enfance, des personnages familiers, la tombe du père au cimetière de Césarée).
Dans le roman Nulle part dans la maison de mon père, certains détails soulignent le
caractère autobiographique élaboré sous forme de repères identitaires par lesquels
Assia Djebar se trouve liée. L’auteure tente de déraciner un passé, son passé
lorsqu'elle évoque la maison du père, son enfance, sa ville Césarée où "dort
désormais" son "père, les yeux ouverts". Ces repères permettent de discerner les
faits rapportés et authentifier l'histoire déjà enrichie par des témoignages dont la
signification symbolise l'époque coloniale.
A travers le texte, son retrait lié au système de son pays, s'explique par sa
vision du monde qui la rejette. Sollicitée pour faire l’histoire de Zoulikha, Assia
Djebar revient dans son pays, l’espace familier de ses ancêtres, où sa parole
s’intègre dans l’univers collectif féminin.
La visite du tombeau de la Chrétienne, Tipaza et ses ruines, l’aqueduc du Chenoua,
le phare millénaire remémore le passé d’un monde de deux mille ans d’Histoire.
L’hôtel de la ville où elle séjourne, le musée qu’elle visite et les mosaïques qu’elle
contemple appartiennent à l’époque coloniale. Elle retrouve une cité antique
dégradée par le temps où « ces pierres seules gardent mémoire » (p236) qui semble
ne plus appartenir à ces époques devenant sa « capitale des douleurs » (Djebar,
2002 :237). Son errance dans la ville l’a conduite à la maison de l’héroïne habitée
par sa fille ainée Hania. En ce lieu, la visiteuse contemple les murs qui séparent la
maison de l’héroïne de celle du père. Elle tente de vaincre son remords, mais les
images que lui offre ce présent l’attristent et la désenchantent. La visiteuse se rend
ensuite chez Dame Lionne dont la maison se situe près du cirque romain de la ville,
puis chez Zohra Oudai dans les vergers Oudai situés sur les collines qui
surplombent Césarée. La maison de Dame Lionne et celle de Zohra Oudai sont des
lieux ayant abrité l’héroïne avant son départ pour le maquis et apparaissent comme
des repères servant l’histoire.
224
« Quant au retour de la fille prodigue… ta rencontre avec Zoulikha, qui vit
encore mais seulement pour toi et ses deux filles…Là-bas, dans chaque cité –
petite ou non, antique ou pas- surgissent d'autres Zoulikha. » (Djebar, 2002 :
242)
Engagée dans cette quête historique, l’auteure mobilise la mémoire collective par
une volonté d’écrire qui s’apparente à la familiarité des lieux et des personnages.
Dans son itinéraire, sa mémoire ébranlée par des fantasmes revit l’image de la
tombe de son père au cimetière de Césarée (espace de quête).
149
Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF (Collections "Que sais-je?"), n°1752, 1993.
225
souvenirs d'un passé dans des situations concordantes donnant au roman une
apparence autobiographique. Selon un rythme ordonné, la narratrice essaie
d'entretenir l'écheveau des souvenirs pour rappeler la douleur et le vide auxquels
elle se trouve confrontée en maintenant "l'image du père" en abîme.
226
constante de ses sentiments éprouvés se réduit à des schèmes conceptuels de
réinvestissement de l'expression féminine sous l'émotion de cette coïncidence
historique. « En fait, l’écriture du corps s’inscrit dans l’errance poétique et
imaginaire, garants d’une déréalisation salutaire dans la mesure où leurs béances
gèrent l’indicible au-delà du conventionnel150 »
150
Charles Bonn, Yves Baumstimler, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, (Collections Etudes
littéraires maghrébines), L’Harmattan, Paris, 1991, p.100.
151
Voir, Merleau- Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p.383.
152
Ibidem.
153
Jean-Pierre Zarader, Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.491.
227
1- La disparition du corps de l'héroïne
2- La représentation du corps
Le corps habité par une âme est un support à la vie noué à la mort (symbole
de fin) qu’elle soit cachée ou apprivoisée. Au niveau du dernier monologue de
Zoulikha (de la page 217 à la page 234), on remarque que le corps est évoqué vingt
quatre fois, et chacune de ses parties nous informe de sa souffrance. Aucune partie
154
Jean- Pierre Zarader, Vocabulaire des philosophes, op. cit, p.455.
155
Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p.313.
156
Ibidem.
228
du "corps femelle abattu" n'a été épargné par la torture: les muscles, la peau, le
sexe, les poignets, les chevilles, les seins, la chevelure, les paupières, les genoux,
les jambes, les mollets. « Seule la douleur le long de mes cuisses me déchirait, me
lancinait, montait jusqu'aux oreilles. » (Djebar, 2002 :217). Ainsi, le corps-écriture
mis en scène se trouve lié à la souffrance par le processus de cette notion du corps.
Nous assistons ainsi à une nouvelle forme d’errance qui passe avant tout par le
corps en tant que référent « culturel, ethnologique, sociologique et
157
antropologique ».
157
Selon Charles Bonn et Yves Baumstimler, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, op. cit., p.100.
158
Roland Barthes, Signes, Gallimard, 1960, p.287.
159
Merleau- Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p.142.
229
du monde160 ». Ainsi, nous poursuivrons notre démarche afin de démontrer
comment la disparition du corps réel a donné lieu à ce corps-écriture ouvrant la voie
à une errance permanente.
160
Jean- Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.451.
161
Carola Hâhnel, Liénard- Yeterian Marie et Marinas Cristina (dir.), Culture et mémoire. Représentations
contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, op. cit.,
p.422.
230
retrouve réparti en différents points du texte sous forme d’un être de papier faisant
partie du pacte de lecture.
231
« Si le moindre signe m’était parvenu, oh oui, j’aurais chanté à l’infini. »
(Djebar, 2002 :63)
En effet, "La douleur est une émotion. Ceci exige pour en comprendre le
mécanisme, de l'approcher simultanément sous trois angles: l'analyse des
manifestations physiologiques et pathologiques en tant que conduite
émotionnelle; ensuite la mise en évidence d'un parallélisme entre les
différentes formes de douleur; et enfin l'appréciation des réactions à celles-ci
comme des systèmes de défense possédant des structures précises, propre à
chacune. La douleur, en effet, est appréhendée à travers le prisme déformant
de la subjectivité humaine. Ainsi, la situation douloureuse, ou la raison de
souffrir, ne peuvent-elles être définies que par rapport à la personne qui
souffre. C'est donc ce couple dynamique cause de la douleur/ personne
souffrante (au sens où le physique entend la notion du couple dynamique)
qu'il a fallu d'abord observer, et sur lequel nous avons réfléchi162."
162
Cornelia Quarti, Jacqueline Renaud, Neuropsychologie de la douleur, Paris, Hermann, 1972, p.185.
232
du poids des mots. Dans ce passage, le verbe "falloir" agit impérativement sur le
comportement de Hania: ("il fallait"). Derrière sa douleur qui s'apparente à
l'angoisse, la sensibilité de Hania apparaît sur son corps comme une dépense
physique symptomatique à l'image d'un corps morcelé. Ainsi, les symptômes se
confondent dans l’expérience du vécu. « Peau épuisée à force d'être tendue; gorge
serrée à force d'être presque tout à fait noyée. » (Djebar, 2002 : 64) Consciente de
son état de mère de famille, derrière ce stimulus, son principe est de ne pas choquer
les sentiments de ses enfants. Cette façon de penser et de se comporter vis-à-vis de
ses enfants résulte de la bonne éducation maternelle. Hania mène une vie
quotidienne perturbée portant le stigmate de la disparition de sa mère. Elle essaie de
surmonter la douleur qui l’enveloppe, l’épuise physiquement et moralement. La
conscience voyage, erre à travers le doute. Le mystère demeure et l’errance se
poursuit sur l’itinéraire de la disparition. Cette mort sans sépulture suscite chez les
siens l’émotion, l’angoisse, l’attente et l’espoir. Ces effets émotionnels auraient été
apaisés par la présence du corps et c’est pourquoi, dans le cas considéré de cette
mort sans corps, se pose une question sans réponse nécessitant le questionnement
sur une fin problématique incitant à l’errance. Dans le texte, tous les rapports
établis restent des hypothèses et aucune fin ne se propose car la mort se justifie par
un corps inerte et sans vie : un cadavre. Pour cette raison, sans cadavre la réalité
naturelle de la mort devient un prétexte que nous développerons dans les pages qui
suivront.
233
« (…) Le cadavre. Corps vide, "corps du vide". Le cadavre signifie bien la
cassure symbolique, l'interruption dans les représentations vivantes vis-à-vis
du corps. Le cadavre est ce corps sans revêtement de sens, sans sa parole
gestuelle, sans son rythme, sans pulsation, sans besoin physiologique, sans
déterminisme et sans loi.163»
163
Malek Chebel, Le Corps en Islam, 1ère édition Ducrot [1984], PUF, Paris, 1999, p.146.
234
A travers cette vision, l'enterrement crée la tombe, l'identifie et la symbolise. C'est
le principe de toute mort. Quant à l'interprétation historique de sa mort, que le texte
mime, comme une épreuve, dans la dimension métaphysique, donne lieu à l'image
d'un cadavre où la réalité de l'enterrement n'existe que par les mots. Il se pourrait
aussi que Zoulikha ayant le pressentiment qu'elle allait mourir, a défini, ainsi, son
enterrement où seul l'ensevelisseur était présent. Puisqu’elle dit: "lui seul", donc,
aucun des siens n'assistait à ses funérailles. Le mystère du cadavre reste donc entier.
164
Louis-Vincent Thomas, Le cadavre, de la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, éditions complexe, 1980,
p.220.
235
l’écriture. Cette mort est devenue un symbole de l’histoire individuelle et
collective, un lieu de la parole.
3- L’image de la mort
Comme le corps, « le roman est mort … depuis qu’il est né. » 165
« J'ai pleuré une nuit, toi l'endormie et t'agitant contre moi, moi qui me disais:
je ne vais pas vieillir. » (Djebar, 2002 : 233)
165
Aline Mura-Brunel, Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, op. ci., p.5.
166
Ibid, p.7.
167
Alain Boissinot, Littérature et Histoire, Etudes de textes et histoire littéraire (Parcours didactiques), éditions
Bertrand-Lacoste, Paris, 1998, p.135.
168
Rechardt Ero, Ikonen Pentti, " À propos de l’interprétation de la pulsion de mort ", in Collectif, La Pulsion
de mort, Paris, PUF, 1986, p.39.
236
mort, une mort qu'elle voulait fuir pour protéger ses enfants, illustre le vrai visage
de cette assimilation du tragique attribuée à la fatalité du sort. « C'était dans ces
conditions qu'elle s'était mise à languir de nous, "de mes petits" disait-elle
sobrement ». (Djebar, 2002 : 211). Derrière l'image inaltérée de ses enfants, la
réalité du sacrifice et la foi qui l'animent héritées d'une tradition, relève d’un mythe
qui résume les conséquences de cet héroïsme féminin dans sa forme symbolique.
L'image investie par la fiction trouve son vocable dans le cadre de la pensée
où les mots combinés produisent certains effets de simulation qui présupposent la
réalité du tragique. Derrière la nostalgie, que les années n'ont pu apaiser, réside ce
237
sentiment d'impuissance face à l'évidence de la mort. Le corps est à l'honneur et
l'esprit vivifié, partout et nulle part, dominant le récit que l'écriture colporte. Dès
lors, le corps de Zoulikha devient cette métaphore de l'expression populaire
organisée. Dans ce déploiement pathétique, l'aspect dramatique dans sa forme
imaginative explique cette figuration à proximité énigmatique dans le prolongement
du texte narré.
Ainsi, l'image formée par les mots initiés nous communique l'évènement
fatal subi par le corps pétrifié, son déploiement et son devenir dans les limites du
temps et de l'espace. L'image, en elle-même, reflète une vision hallucinatoire
cruelle sur le plan de la perception pour se manifester sur la conscience et donner
naissance à ce mouvement de création.
A propos d'image, G. Didi Huberman dit: « Devant une image, enfin nous avons
humblement à reconnaître ceci! Qu'elle nous survivra probablement, que nous
sommes l'élément fragile, l'élément de passage, et qu'elle est devant nous un
élément de futur, l'élément de la durée. L'image a souvent plus de mémoire et plus
d'avenir que l'étant qui la regarde.169 » .Dans cette création littéraire représentée par
169
Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, édition de Minuit, 2000, p.10.
238
l’image émouvante du « cadavre effiloché », Assia Djebar accorde au lecteur une
liberté d’entrer dans ses pensées pour découvrir, à travers l’esprit, les sentiments
qui l’ont suscitée. Offerte par le texte, l’image consiste à conduire le lecteur au
point obscur de l’âme devenu symbole où l’héroïne n’est qu’une divine absence.
L’auteure la présente en profil perdu suggérant partout sa présence pour amplifier la
contestation conforme aux prescriptions de la cause féminine qu’elle défend et à la
voie tracée de sa quête. L’image du corps devenue l’image littéraire, son destin
posthume la maintient en suspend, ne dépendant ni du talent ni de l’effet qui semble
avoir perdu son efficacité. Ainsi s’explique le saut littéraire du roman historique au
roman autobiographique.
239
troisième nuit, c'est ce qu'on a prétendu, mon corps a disparu. Fut-ce la paix alors
qui se refuse, fut-ce le combat qui à cet instant, commença! » (Djebar, 2002 : 228)
240
angoisse et tristesse comme incarnation du mal pour susciter la colère et
l’indignation du lecteur.
170
De nombreux arguments permettent de penser que la douleur n’est pas un mode sensoriel parmi les autres,
mais un système vital de relation au monde et à soi-même et dont l’existence est indispensable à la survie :
Voir, C. Quarti et J. Renaud, Neuropsychologie de la douleur, op. cit., p.191.
241
Conclusion
171
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op. cit., p.90.
172
Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, Seuil, (Collections Poétique), Paris, 1977, p.52.
242
CHAPITRE II: L’ECRITURE ENTRE
MYTHE ET RITUELS.
« Le texte littéraire n’existe, lui aussi, qu’à travers des rituels, ceux de
l’écriture et ceux de la lecture : écrivains et lecteurs se rejoignent dans un
univers autre, celui de l’œuvre, lequel construit son espace et sa
temporalité propres. Mythe et littérature impliqueraient une même
expérience au cours de laquelle l’homme, libéré du temps, se transforme et
renaît différent. »
(Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, La Collection « Contours
littéraires » est dirigé par Bruno Vercier, maitre de conférences à l’université de
la Sorbonne nouvelle, éditions Hachette, Paris, 2001)
243
Parallèlement à ce que nous avons déjà étudié, on s’aperçoit que l’œuvre
recèle un appel désespéré à la liberté où l’auteure reproduit le passé social de ceux
qui nous avaient précédés dans son monde avec leur culture, leur sagesse, leurs
mœurs et leurs proverbes. Notre propos sera ici d’examiner dans quelle mesure les
principes de l’auteure issus d’une tradition ancestrale subordonnent le monde actuel
que nous vivons. Ainsi, nous nous efforcerons de repérer et de circonscrire les
recours explicites et implicites au mythe de création dans le but de définir le
message historique d’un destin de femme porteur d’un contenu idéologique de
l’auteure. En effet, l’écriture d’Assia Djebar porte l’empreinte d’un monde
représenté, imprégné d’une tradition arabo-musulmane, bien que le texte soit
composé avec la langue du colonisateur. Pourtant, à travers la vision d’Assia
Djebar, l’histoire rapportée déconstruit ce colonisateur et affecte ses concepts
métaphysiques au profit de la cause historique qu’elle défend. L’histoire se déroule
en l’absence de Zoulikha (l’héroïne) mais en présence de personnages-témoins de
la tragédie. Dès lors, les données historiques des évènements associées à la vision
de l’auteure donnent lieu à la conception de l’histoire dans l’espace et le temps.
Ainsi, dans l’univers collectif, le désir de dire étend le sens de l’histoire pour faire
résonner dans l’espace l’oubli de la femme sans sépulture. Ce désir d’écrire n’est
que le sens d’une histoire conditionnée, à la fois, par le réel et l’imaginaire pour
révéler les souffrances d’un peuple en recherchant une vérité à travers la disparition
et la mort de l’héroïne. Assia Djebar interpelle le lecteur à travers des scènes
tragiques à l’aide d’images d’un passé oublié afin que nul n’oubli.
244
Pour Bachelard, « le pouvoir imageant est bien de l’ordre du langage :
l’image littéraire est un phénomène exclusivement langagier, et ce que l’on
voudrait dire est si vite supplanté parce qu’on se surprend à écrire, qu’on sent bien
que le langage écrit crée son propre univers173 » Puis, reprenant l’analyse de
Bachelard, Durand dit que « L’image n’est jamais arbitraire : elle contient
matériellement son sens et a une signification intrinsèque ; elle a une dimension
symbolique surdéterminée. Il ya donc bien homogénéité du signifiant et du signifié
au sein d’un dynamisme organisateur des images. D’où il découle qu’un
sémantisme objectif de l’imaginaire est possible174 ». C’est donc, en ce sens
qu’Assia Djebar associe l’imaginaire aux réalités naturelles et sociales où Zoulikha
fait figure de symbole d’une révolution, d’un peuple, d’une civilisation. Un
symbole autour duquel s’organisent les récits sous forme d’images en mouvement
faisant le mythe de son écriture. Assia Djebar introduit des images créatrices de
sens pour valoriser son écriture répondant au désir de sa pensée imaginative à la
recherche d’une vérité socio-historique oubliée.
173
Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imaginaire du mouvement, Paris, Corti, 1943, p.284.
174
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale,
Paris, Bordas, 1969.
175
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op.cit., p.13.
245
(de l’empire romain à la période post-coloniale). Le mythe est présent offrant des
analogies de forme et de fond sur un passé ayant accumulé les souffrances d’un
peuple. Dévouée à la vérité, Assia Djebar revit et illustre des faits attestés par des
voix alternées. Les évènements transmis par la tradition orale sont collectivement
assumés et mis en valeur dans l’histoire par le mythe de l’écriture.
1- Le mythe de l’écriture
Nous tenterons encore moins d’ouvrir une polémique dans le but de démontrer
la spécificité du mythe, son importance dans la représentation littéraire ; comment
le mythe peut devenir un récit, un scénario, une notion essentiellement symbolique.
L’écriture constitue le corps des évènements de l’histoire rapportée par les
personnages-témoins. Elle permet ainsi, à l’instar de la parole mythique, de
« s’éprouver et de se construire autre. Le sujet écrivant se fait dans ce qu’il écrit le
modèle176. »
176
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op.cit., p.57.
177
cf. les oiseaux de la mosaïque, p.119.
178
cf. Assia Djebar, La Femme sans sépulture, (épilogue), p.236.
246
« Elle sourirait, elle se moquerait, Zoulikha si on lui avait dit qu’on la comparerait,
elle, aux sirènes du grand poème d’Homère. » (Djebar, 2002 :236).
Dans ce décalage temporel, Assia Djebar fait apparaitre l’écriture comme une
réécriture où s’affirme son identité à travers le parcours de l’héroïne. Les emprunts
antiques complètent le mythe littéraire par lequel l’écrivaine met le lecteur sur la
voie de l’interprétation du récit métamorphosant Zoulikha. Ainsi, le récit nous
convie à l’assimilation du parcours de l’héroïne illuminé par une narration
cohérente tenant compte de la situation socio-historique du passé. Dans ce rapport
(mythe-écriture), cette allusion explicite met en perspective le texte où la rencontre
avec l’imaginaire remonte le temps ouvert à l’infini. De ce fait, la cohérence
sémantique accorde au mythe une place privilégiée dans la trame structurée par cet
imaginaire tributaire du lieu et du temps. La situation historique de l’héroïne
nécessite, donc, ce recours au mythe polysémique où viennent se greffer les
emprunts antiques de la légende d’Homère. Alors, c’est à partir de cette quête
symbolique de la femme sans sépulture que va se reconstruire un autre thème relatif
au passé de l’auteure caractérisé par le besoin de dire. Ce prolongement littéraire
nous montre que la recherche du corps de l’héroïne s’est achevée par une fin sans
résultat.
179
Pierre Brunel, Mythocritique, Théorie et parcours, PUF, (collection Ecriture), Paris, 1992, p.83.
247
passion et de la douleur. Braque estime que : « celui qui vit dans l’oubli du monde
est désormais à la merci de l’automatisme de l’obsession de la figure et il sacrifie à
la contrainte de la vision la raison sélective et la liberté.180» .Alors, dans cette
temporalité évolutive, la pensée s’exprime par le souvenir sur une existence ancrée
dans son espace d’enfance qui s’apparente à la totalité littéraire.
Déçue par ce qu’elle attendait de l’avenir, Assia Djebar incarne son histoire
effleurant superficiellement sa vie où se mire son propre passé. S’identifiant à son
espace d’enfance (Césarée), dans La Femme sans sépulture, elle se raconte
180
Carl Estein, Georges Braque, Ethnologie de l’art moderne, édition La Part de l’œil, collection diptyque,
2003, p.141.
181
Thomas Mann, « Déception » in Déception et autres nouvelles, suivi de Fiorenza, trad. Française de Louise
Servicen, Paris, le livre de poche, 1995, pp.9-10.
248
lucidement dans Nulle part dans la maison de mon père. Cette mise en abyme des
deux romans liés à La Nouba des femmes illustre le poids d’un passé imposé aux
femmes, mais directement supporté vis-à-vis d’elle-même (passé colonial/ passé
familial). Ce passé est livré dans sa lourdeur jusqu’à l’adolescence avec le respect
d’un père gardien de la tradition ancestrale. Consciente de l’image tutélaire, source
de son angoisse, Assia Djebar considère ce passé révolu. Alors, elle incarne les
valeurs de l’autre culture à laquelle elle adhère subtilement. Ce penchant culturel la
conduira, donc, à l’écriture dans la langue de l’autre en l’identifiant. Dans son
histoire, elle raconte ses rapports de famille, ses métamorphoses, son entrée dans la
société, le tout dans un contexte socio-historique sous forme d’autobiographie. Elle
explique comment elle a su supplanter la rigueur des règles de la tradition gérée par
le père et pénétrer dans le monde moderne d’aujourd’hui. Dans ce rapport
tradition/modernité, l’auteure opta pour la modernité parce que située dans les
valeurs de sa langue d’écriture. Elle fait, donc, de cette langue un symbole de
civilisation où son « je » retrouve sa liberté. L’amendement recherché fait partie
d’elle-même, du désir de toute femme aspirant à la liberté. Et c’est en partageant
avec les femmes leurs douleurs et leurs souffrances en tant que femme, qu’elle
refuse d’abdiquer. En attendant l’émergence d’une nouvelle époque qui servira les
générations à venir, elle persévère dans la voie qu’elle s’est fixée.
249
1-1- Le rituel dans la genèse religieuse
182
Les fils Saadoun ont été fusillés et leurs corps furent rendus à leur famille. Ils ont été inhumés selon le rite
funéraire de la religion.
183
Il en fut de même pour El Hadj, époux de Zoulikha, tué au maquis et dont le corps fut remis à la famille.
Zoulikha, encore en vie, assista à ses funérailles.
250
funéraire s’accomplit à travers l’histoire. Ainsi, le mythe rejoint la littérature pour
faire du cérémonial sacré de la tradition musulmane une image rituelle dans des
circonstances différentes par l’écriture. L’aspect particulier de ce rituel à travers
l’histoire maintient l’âme de l’héroïne errante au-dessus des terrasses de Césarée,
endroit privilégié pour observer le monde de sa cité antique.
Notre objectif n’est pas celui de les mettre en valeur, mais de les montrer
comme un leurre inconsistant au sein d’un univers objectif. En ce sens, notre
démarche nous permet de mieux éclairer le lecteur sur leur développement néfaste
au sein de la société ; c’est pourquoi nous avons jugé utile de recourir à la
présentation du maraboutisme et de la cartomancie en tenant compte de leur impact
sur les mentalités.
251
1-2- Le Maraboutisme
184
Le Maraboutisme est une Allégeance collective et culte d'un clan ou d'une tribu à un marabout, qui est
supposé lui apporter sa bénédiction (baraka).
Le mot "marabout" vient de la prononciation dialectale (mrabot) de l'arabe classique "murabit" qui désigne
l'homme vivant dans un ribat (couvent fortifié). Au pluriel, al-murabitun, a donné Almoravides (dynastie qui
régna sur le Maghreb et l'Espagne musulmane au XIe et XIIe siècles. La signification du terme "marabout"
résulte de l'évolution même qu'a subie le ribat dans l'histoire musulmane d'Orient et d'Occident.
252
marabout soit un saint personnage pour avoir en mémoire l’ensemble des versets du
coran. Cette maitrise des versets coraniques fait sa sainteté. C’est en sorte un
homme respectable et sans reproche. Parfois, il dirige une mosquée pour accomplir,
avec les fidèles, les cinq prières quotidiennes prescrites. Vénéré pour sa fidélité et
sa foi en Dieu, après sa mort, on lui attribut le mot « Sidi »qui le distingue des
autres personnages. Autour de sa tombe se constitue un cimetière prenant son nom
et devient ainsi un lieu de rencontre des femmes. Dans notre société, le
maraboutisme existe de longue date et s’est répandu à toutes les couches sociales.
Avec l’évolution du monde, il a tendance à régresser. Dans la tradition, le
maraboutisme et la cartomancie ont un point commun : la croyance populaire.
1-3- La Cartomancie185
Dans La Femme sans sépulture, la narratrice nous révèle que Dame Lionne
(personnage témoin de l'histoire de Zoulikha) était cartomancienne et en même
temps laveuse de morts. En réalité qu'est ce qu'une cartomancienne ?
En nous référant au Larousse, le mot "cartomancière" se trouve ainsi définit:
"personne qui prétend prédire l'avenir à l'aide de cartes à jouer". Le langage
populaire la décrit comme voyante ou tireuse de cartes. Dans les deux cas, les
définitions se rejoignent. A travers le texte, la narratrice parlant de Dame Lionne la
décrit en ces termes:
185
La cartomancie est l'art de pratiquer la divination en utilisant les cartes. L'origine de cet art divinatoire se
perd dans la nuit des temps. Il s'agit en fait d'une science très ancienne, remontant aux civilisations de
l'Antiquité. Considérée depuis très longtemps comme oracle de sagesse, la cartomancie permet de prendre
contact avec le passé, le présent et le futur. Tout l'art de la cartomancie réside dans l'interprétation des
symboles des cartes. Le cartomancien les identifie, les relie entre eux et leur donne une signification par rapport
à leurs positions dans le tirage, à la question posée et à la situation du consultant.
Formé à partir du grec manteia « prédiction, oracle », le mot cartomancie désigne l'art de « lire » dans les cartes
à jouer. Cette forme de divination est sans doute aujourd'hui la plus pratiquée en Occident, aussi bien par des
amateurs que par des professionnels. Contrairement à une idée reçue, la cartomancie n'est pas très ancienne. On
n'en trouve guère de trace avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce qui n'empêche pas de penser qu'elle a pu
naître un peu auparavant. C'est néanmoins à partir de la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe que cette
technique s'est développée, s'enrichissant de jeux originaux et de manuels pratiques de plus en plus nombreux.
253
« L'ancienne cartomancienne prédit les destins et les sorts, elle que parfois
agitent, en pleine nuit, des visions de cauchemars et de tempêtes.
Pendant des années, elle a interprété ses cartes espagnoles étalées pour les
visiteuses qui viennent attendre ses arrêts, certaines dans un anonymat de
convenance, d'autres indifférentes au qu'en-dira-t-on. » (Djebar, 2002 :25- 26)
Nous savons que, pendant la colonisation et même de nos jours, cette pratique liée à
des croyances s'est répandue dans la société algérienne, bien que celle-ci
musulmane et ce, malgré sa réfutation par la religion. Il nous apparaît que certaines
coutumes ont été transmises par la parole ou par l'imitation pour devenir chez
certains gens une tradition. Ces pratiques étaient plus courantes durant l'époque
coloniale et ont tendance à diminuer avec l'évolution culturelle de la société. A cet
égard, nous pensons que durant la période coloniale, l'ignorance et la misère ont
facilité ce genre de croyance; l'individu estimait que ce genre de pratique allait lui
facilitait la vie. Transmise de génération en génération, elle s'est généralisée au sein
de la société. De nos jours, certaines personnes, même aisées, recourent à une
voyante (cartomancienne) pour connaître l'issue de leurs problèmes ou s'enquérir
sur leur avenir. Dame Lionne prédisait les destins et le roman rapporte l'histoire du
destin de Zoulikha. Dans le roman, la narratrice nous fait savoir que Dame Lionne
était cartomancienne de métier, elle prédisait le destin aux femmes durant toute sa
jeunesse. A un certain âge, elle cessa cette activité craignant les châtiments de Dieu.
A cet effet, elle se rendit en pèlerinage pour se laver de ses péchés.
255
2- Sur les traces du soufisme
186
Charles Antoni, Le Soufisme, voies d’unité, éditions Charles Antoni L’ORIGINAL, Paris, 1997, p.93.
187
Paul Ricœur, La Philosophie et la spécificité du langage religieux, in Revue d’histoire et de philosophie
religieuse (Association des publications de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, n°1, 1975, p.13.
256
Le mot vient soit de l’arabe « souf » qui signifie « laine » en référence à la
simple cape de laine que porte le soufi en signe de pauvreté. Une autre hypothèse
voudrait que le mot dérive, toujours de l’arabe, de « safa » qui signifie « clair » ou
« soufoua » « l’élite, les meilleurs ».
Nous retrouvons des poèmes d’Imru al-Qays et d’Ibn Hamdis, poète de Sicile (447-
527 de l’Hégire/1055-1133 ap. J-C) traduits en langue française par l’écrivaine :
« Imru-Al Qays est le plus grand, lui, ajouta t-il qu’on l’appelait « le prince
errant » (…)« Deux vers antiques « un peu, me dis-je, comme on défait le
voile d’une jeune nomade dont la beauté ne sera admirée que par un seul ! »
(Djebar, 2007 :283)
Ibn Hamdis : « Toucher ainsi l’oiseau qui vole, n’est-ce rien ? » (Djebar,
2007 :243)
188
Pour les biographies des auteurs cités : voir, Discours sur l'histoire universelle (Al Muqadimma), d’Ibn
Khaldoun, traduit de l'arabe par Vincent Monteil (Paris/Arles, Sindbad/Actes Sud, 3e édition, 1997) et Ibn
Khaldoun: Naissance de l'histoire, passé du tiers monde, par Yves Lacoste (Paris, François Maspero, 1978,
réédité chez La Découverte, 1998).
257
Maghrébin – devient un itinéraire spirituel ou intellectuel : inscription des étapes
de la vie intérieure, mystique pour l’un, intellectuelle et politique pour l’autre. »
(Djebar, 2007 : 402)
« Je vous rappelle que Qays est mort, cinquante ans avant la prophétie de
l’islam » […]
« J’avais encore dans l’oreille les deux longs vers d’Imru al-Qays, leur
musique d’origine servie par la voix du jeune homme. » (Djebar, 2007 : 283-
284)
« Prince des poètes », Imru al-Qays est le plus grand poète de l’antéislam selon
les anthropologues médiévaux. C'est à la fois un grand poète arabe, que l'on dit
avoir inventé la qasîda, et le fils de Houjr el-Kindi, dernier roi du royaume de
Kinda.
« Prince errant d’autrefois » (p284), il compose des poèmes dès son jeune âge, mais
le ton de ses textes irrite son père, qui le chasse. Durant cet exil, son père est
assassiné par les Beni Asad. Imru al- Qays parvient à le venger, mais doit se
réfugier chez le chef de la tribu des Iyyad. Commence alors une vie d'errance et de
mendicité, qui lui vaut le surnom d'El Malik ed-Dillil (" Le roi toujours errant "). Il
séjourne aussi à Byzance, auprès de Justinien le Grand, sûrement dans le but
d'obtenir un soutien pour restaurer le royaume. Mais, arrivé à Anqara, il meurt
d'une espèce de variole ; il aurait été empoisonné par une tunique de laine tissée
d'or envoyée par Justinien, soit parce que sa fille était tombée amoureuse du poète,
soit parce que l'empereur redoutait une traîtrise après avoir accordé son aide.
258
2-2- Ibn Arabi189
189
Ibn Arabi, philosophe et mystique musulman. Influencé par le néoplatonisme et la pensée gnostique, il est
l’auteur d’une œuvre immense centrée sur le Coran, où il développe le thème de l’unicité de Dieu et assimile la
vie humaine à un voyage vers Dieu et en Dieu (les illuminations mecquoise, la sagesse des prophètes). Le
soufisme le reconnait comme « le plus grand des maîtres »
259
2-3- Ibn Hamdis, le poète arabe de Sicile
« Toucher ainsi l’oiseau qui vole, n’est-ce rien ? » (Djebar, 2007 :243)
« Le livre que je lisais, ce jour-là, à bord de cet avion était une traduction de
l’œuvre de Jalal al- Din Rûmi, le mystique de Konia, contemporain, en Asie
Mineure, de Saint François d’Assise en Italie, et de l’Andalou Ibn’ Arabi,
qu’il aurait rencontré, nous-dit-on, à Damas. Ce livre, Mathmawi ou Les Odes
mystiques est répandu depuis longtemps chez les musulmans d’Occident et
d’Orient.
Dans cette œuvre poétique, Jalal al- Din Rûmi nous dit que « la première
chose créée par Dieu a été la plume de roseau », puis il illustre cette assertion
par une histoire qui ne laisse pas de m’émouvoir. » (Djebar, 2007 :233)
190
« Bougie » évoquée dans La Femme sans sépulture donne la main à deux temps différents : le passé et le
présent.
260
Afghanistan. Sa vie fut bouleversée par sa rencontre avec le maître Shams al-Dîn
de Tabriz, en Perse: il fut consumé par l'amour mystique. Rûmî est devenu l'un des
plus célèbres penseurs et poètes mystiques de tous les temps et de toutes les
contrées. C'est aussi lui qui a fondé la confrérie des Mevlevis, qui pratiquent la
danse des « derviches tourneurs ». Surnommé aussi Mawlanna, qui signifie maître
ou seigneur, Rûmî est considéré comme le plus grand poète mystique de la langue
persane et l'un des plus hauts génies de la littérature spirituelle universelle. Né le 30
septembre en 1207, à Balkh, dans le Khorasan (aujourd'hui en Afghanistan), il
vécut la plus grande partie de son existence en Turquie au terme d'une errance de
plusieurs années avec sa famille qui avait fui les massacres de Gengis Khan. Son
père, théologien et enseignant, assura à son fils une éducation d'érudit. Sa vie
durant, Rûmî fut obsédé par le désir de trouver la voie qui aboutirait à la fusion de
l'âme en Dieu. Il s'initia aux pratiques du soufisme, à la méditation jusqu'à l'extase.
Sa vie bascule lorsque le 30 novembre 1244, à Konya, il rencontre un derviche
errant, originaire de Tabriz, le moine soufi Shams al-din. Pris d'une véritable
passion pour le personnage, Rûmî abandonne tout, famille, enfants, sa fonction, sa
maison pour travailler aux côtés de celui qui devint son initiateur, son maître.
191
Ibn Khaldoun (1331-1406), historien maghrébin, a été l'un des premiers théoriciens de l'histoire des
civilisations. Arnold Toynbee dit de lui qu'il a "conçu et formulé une philosophie de l'Histoire qui est sans
doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays."
261
des fondateurs de la sociologie politique. Traitant de l’Histoire des Arabes, des
Persans et des Berbères dans la Muquadima, introduction en trois volumes de son
Kitab al- Ibar, Ibn Khaldoun écrit : « j’ai suivi un plan original pour écrire
l’Histoire et choisi une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un système
tout à fait à moi […] en traitant de ce qui est relatif aux civilisations et à
l’établissement des villes. ». Dans son œuvre relative à la civilisation et à la société,
il traite des questions servant à expliquer les faits qui se rattachent à l’essence de la
société. Il insiste sur l’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive
des causes qui les ont produits et la manière dont les évènements se sont passés.
Ainsi, les qualités que nous venons d’énoncer nous les retrouvons dans les œuvres
de notre corpus où Assia Djebar use d’un style dévoué à l’imitation des préceptes
de ce grands historien et philosophe maghrébin. Par ailleurs, le nom d’Ibn
Khaldoun dans sa littérature ravive le passé et la rapproche des ses racines
maghrébines.
Poète arabe antéislamique (VIe- VIIe s.). Il fréquenta les cours de l’Arabie du
Nord où ses démêlés alimentèrent une riche littérature. Sa poésie et, notamment, sa
Mu’allaqa valent par la suggestion évocatoire de l’image, la force du verbe.
« …Cette fois, il avait commencé par le nom même du poète : Nabigha al-
Dhubyani, l’un des dix –ou des sept –auteurs des Mo’allaquats les plus
prestigieuses. Je lus en hâte, comme si c’était l’auteur ressuscité qui m’avait
lui-même écrit, qui s’adressait directement à moi en enjambant les siècles. »
(Djebar, 2007 :287)
192
Carine Bourget, Coran et Tradition islamique dans la littérature maghrébine, éditions Karthala, Paris, 2002,
p.112.
262
3- La poésie : Objet d’évasion et d’errance littéraire
A travers ce corpus poétique arabe, les vers d’Imru- al Qays font jaillir la
fiction du désir des femmes effacées. C’est pourquoi, Assia Djebar puise les
poèmes aux sources de notre civilisation pour les faire admirer par le lecteur malgré
le recul du temps. Sa plongée dans la poésie arabe embellit et enrichit sa
littérature et l’on se rend compte que les vers d’Imru-al Qays (poète amoureux)
ayant marqué l’adolescente dans son écriture plus de cinquante ans après.
Médiatisés par l’écriture, les poèmes versifiés à travers le texte donnent un sens
littéraire particulier valorisant la période préislamique où la poésie arabe était
193
Pour Paul Valéry, le moment de le dire est le moment de la réalisation du poème : « un poème, par exemple,
est action, parce qu’un poème n’existe qu’au moment de sa diction : il est alors en acte. Cet acte, comme la
danse, n’a pour fin que de créer un état ; cet acte se donne ses lois propres. […]. Commencer de dire des vers,
c’est entrer dans une dance verbale. », Philosophie de la danse, in « Variété », Œuvres, tome I, Tel Quel, tome
II, Paris, NRF, La Pléiade/ Gallimard.
263
fondée sur l’amour. Cette particularité littéraire relève d’un savoir-faire créatif
faisant de la poésie un matériau servant comme objet d’intérêt justifiant le passé
historique et civilisationnel des ses origines. Alors, c’est sur les traces du souvenir
personnel que l’auteure relativise l’histoire d’amour de l’adolescente en recourant à
ces poèmes qui ont bouleversé sa vie de jeunesse. Et, c’est par ces phrases qu’Assia
Djebar nous révèle sa passion pour ces vers arabes, qu’elle appelle « lucarnes de la
liberté », proches de l’aventure amoureuse vécue par l’adolescente par le passé. En
ce sens, elle écrit :
264
émotionnelle dans son état affectif. Saisie d’une sensibilité profonde par les vers
qui viennent d’être cités, Assia Djebar les prend comme essentiels à son œuvre pour
faire passer son dévoilement à l’existence objective. Alors, à travers ses
impressions nées de la fuite du temps, nous découvrons la nostalgie de sa pensée et
celle de son rêve impossible. Désenchantée, Assia Djebar exprime les espoirs et les
colères des femmes qu’elle soutient par une écriture aspirant à leur liberté.
En ce sens, nous nous efforcerons de donner une idée au lecteur sur le monde
décrit et le monde à imprégner de liberté. Nous verrons également comment
l’écriture façonne l’Histoire à la recherche d’une liberté ouvrant la voie à
l’identification.
194
Maurice Blanchot, Le Mythe de Phèdre, in faux pas [1943, nouvelle édition1971], Paris, Gallimard, 1997,
p.80
265
Dans La Femme sans sépulture, le mythe concerne l'héroïne et la cité
antique, où l'espace est défini comme le point de l'origine. Ce mythe s'inscrit dans
le sillage d'une tradition héritée des ancêtres faisant miroiter les tensions du passé et
du présent. Comme outil, il apparaît façonner l'Histoire, mettant en exergue les
valeurs ancestrales du peuple berbère que le texte révèle. Consciente de son devoir
moral, c'est par un jeu de rapports qu'elle fait évoluer l'histoire du passé / présent de
la société dans le creuset civilisationnel.
« En fait, Césarée – deux mille ans d'histoire, elle qui pourrait presque
rivaliser avec Cirta la haute et Carthage la reconstruite –, la ville où j'ai été
bébé rampant, fillette ânonnante, titubante, puis heureuse de sauter à la corde,
dans un humble patio tout proche de celui de Zoulikha, Césarée de
266
Maurétanie – autrefois Iol, un nom de vent et d'orage, devenu plus tard nid de
corsaires et refuge d'Andalous expatriés, puis ville pour les "relégués" des
successifs pouvoirs d'Alger, y compris celui de l'ex-autorité coloniale
française –, je la vois désormais, elle, ma "capitale des douleurs", dans un
espace totalement inversé… » (Djebar, 2002 :237)
Deux mille ans d’histoire viennent renforcer la base présupposée d'une recherche
identitaire soutenant certains signes utilisés par l'écriture (Césarée de Maurétanie-
autrefois) témoignent d'un rapport avec l'Histoire du pays et précisément l'espace
de Césarée. Dans cette perspective, le roman étant une histoire collective, le mythe
incarne le passé au profit de l'histoire pour donner une certaine forme mythique à la
création littéraire.
« Je crois même que personne n'a jamais ainsi dessiné les femmes, dans
aucune des mosaïques si célèbres de la région, ni à Carthage, ni à Timgad, ni
à Leptis Magna. » (Djebar, 2002 :116).
267
situation mythique canalise le sens en vue d'une signification et ramène l'inconnu
au connu, l'anecdotique à l'universel195."
« Eh quoi, nous sommes ordinaires comme tant d'autres nations qui n'ont pu
éviter troubles et convulsions: à l'exemple de celle-ci avec sa nuit de la Saint-
Barthélemy, ou plus près de nous, sa semaine sanglante de mai 1871 contre la
commune de Paris (là, précisément où tu as choisi d'habiter)- la liste serait
longue à propos de tant de guerres intestines dans des pays voisins, à
commencer par l'Espagne, notre Andalousie d'hier!... » (Djebar, 2002 :24)
Le mythe fait apparaître un retour sur soi par cette référence, suscitée, où l'intention
de l'auteure aborde son "moi" sous forme indirecte par ce procédé d'écriture faisant
corps avec l'Histoire. Paris, capitale de l'empire colonial est devenu le lieu de son
exil. Elle le dit hautement. Ce choix est identique au choix de la langue française
comme langue d'écriture. Malgré ce penchant du coté de l'oppresseur d'hier, il
s'avère qu'elle ne néglige aucun effort lorsque l'occasion de son identification se
présente. Ce besoin se fait sentir lorsque faisant allusion à l'Espagne, elle s'exclame
en disant: "notre Andalousie d'hier!...". Cette référence suffit de s’identifier aux
yeux du lecteur. A partir de son langage narratif, son allusion, aux situations
soulevées dans la problématique, correspond au sentiment de se reconnaître. Dans
cette approche de l'origine apparaissent son éloignement et son repli comme la
cause de sa nostalgie. A cet effet, elle tente de percer le mystère de la rupture et du
195
Eléonore Faivre d'Arcier, Jean-Pierre Madou, Laurent Van Eynde (dir.), Mythe et création. Théorie, figures,
Facultés universitaires Saint Louis, Ouvrage publié avec l'aide du fond national de la recherche scientifique,
Bruxelles, 2005, p.35.
268
rejet sur un fond de tristesse. Ainsi, elle veut parcourir les lieux de sa ville et
revivre les moments d’un passé toujours présent.
« Ils persistent là, ombres à peine mouvantes ; ils hantent cette cité dont la
majesté est trop ample pour eux, faite par et pour des princes savants – oui, je
les vois flotter en ombres qui n’entendent aucun chant perdu…Rien, pas
269
même la voix des fous, des désespérés ou des frénétiques s’accrochant
aujourd’hui à ces montagnes qui surplombent. » (Djebar, 2002 :239-240)
En fin de parcours, l'âme s’évade, erre sur les traces du passé dans son
espace controversé pour des raisons sociales donnant l'aspect d'un monde inconnu.
Ainsi, la perception de l’espace, jadis familier, se révèle, à son étonnement, un
espace conjoncturel invivable où l'avenir se prolonge. Elle y projette, alors, ses
émotions à travers lesquelles on peut lire son désespoir. De ce fait, la contestation
fait partie de la totalité de ce vécu historique. Derrière cette contestation se
dissimulent des intentions particulières dont le sens fait apparaître l'idée d'une
revendication, d'un manque à combler. Ce besoin fait surgir un appel outrepassant
l'acte d'écrire car le but recherché se situe bien au-delà du malaise suscité par ses
sentiments.
270
impératif, faisant part de ses émotions et des facteurs qui les ont suscités sans
perdre de vue la tache qu'elle s'est assignée. Son intention, qui n'est point un
hasard, s'explique par son état d'âme contenu dans le message qu'elle transmet et la
problématique qu'elle soulève. Cependant, il reste évident que ce rapport ne soit
qu'une hypothèse et la réalité, tout autre, cachée dans l’écriture. Ainsi, son
aspiration à cette réalité profonde, liée à son espace d'origine, s'inscrit dans l'ordre
de ses pensées, puisqu'elle constitue la source de sa quête.
271
5- Quête du corps- quête d’identité
Notre étude porte sur le sens d'une pensée orientée par une vision sur le passé et
l'avenir animés par une impulsion soulevant la problématique du moment. Ce retour
à l'origine, son langage volontaire et conscient, son changement d'humeur se
révèlent être une autobiographie autour d'une identité perdue où ses intentions
conditionnent l'énonciation.
Au-delà du sens, dans son discours, où le sujet est collectif ("nous", p241), elle se
situe en porte parole de la collectivité de son espace d'origine, orientant ses
recherches sur des faits historiques pour atteindre la sensibilité et l'effet espérés.
Cette vision laisse entrevoir le développement d'un contexte extratextuel où l'aspect
des mots utilisés construit le discours conflictuel que l'écriture rapporte. En
exprimant ainsi ses sentiments, elle positionne son appartenance symbolique dans
273
le collectif des femmes sur l'axe qu'elle adopte pour exprimer sa répulsion au
système. Ce positionnement s’explique par sa vision sur l’aspect de la vie
quotidienne et le statut de la femme dans la société. Cela nous met en présence d'un
processus d'évènements accumulés où se manifestent la passion et
l'incompréhension créant une situation d'hostilité. Alors, le désenchantement
s'empare du "Moi" personnifié pour créer de l'affection à l'égard des uns et de
l'hostilité à l'égard des autres. Ainsi, à la base de ce conflit dramatique se situent
ces deux sentiments modulés (affection/ hostilité) sur lesquels l'œuvre se construit
dans une perspective identitaire. Dans son action, elle définit le rapport qui l'unit à
l'histoire faisant portrait de solidarité pour révéler l'étendue du conflit jusqu'aux
limites de l'affrontement. Ainsi, son écriture s'avère porteuse d'évènements
circonstanciels et sans distorsion d'une situation dont les problèmes découlent de
certains aspects de la vie sociale. Alors dans une perspective ironique, du moins
c'est ce que l'on puisse dire, elle compare le présent et le passé qu'elle inscrit dans
un décalage du quiproquo. De ce fait, cette comparaison effectuée par un retour
dans un passé mythique estimé entre quatre et cinq siècles dans l'Histoire du pays
n'est point un hasard.
274
Conclusion
Fidèle à ses principes, Assia Djebar nous révèle ses intentions, ses
préoccupations, ses espoirs et ses angoisses aux limites de son attachement à
l’origine. Son désir repose sur des valeurs universelles qu’elle défend par l’écriture
à travers des faits historiques. De ce fait, sa présence temporaire dans son pays
constitue un soutien moral au collectif féminin et un engagement au côté d’une
société déchirée partageant les difficultés d’une problématique commune. Son
allusion aux situations soulevées dans cette problématique socio-historique
correspond au sentiment de l’identification dans un monde à réévaluer. Alors, par le
biais de l’écriture à portée historique et idéologique, elle met en perspective les
velléités d’un monde qui n’évolue pas en fonction de l’Histoire. En ce sens, elle
met en évidence une société qui s’éloigne de ses valeurs civilisationnelles en
soulignant l’historicité du passé ancestral. Le mythe de l’errance la conduira de
l’occident à l’orient sur les traces du soufisme, à travers l’Histoire, dans un reflet
absolu des figures du passé.
Le chapitre qui suit cernera de plus près les conditions et les conséquences
de l’errance, non plus dans le contexte spatial et /ou temporel, mais dans celui de
l’errance intertextuelle.
275
CHAPITRE III:
L’ERRANCE INTERTEXTUELLE.
276
Notre thèse ne se borne pas à vérifier des hypothèses préalables, elle tente
de les affiner, de les nuancer à travers une série d’œuvres, leurs contextes d’écriture
et leurs montages narratifs. Les œuvres citées précédemment révèlent les rapports
complexes qu’entretient l’intertextualité196, orientée vers les « textes-sources », les
« textes- récepteurs », l’intertextualité centrée sur les auto-références de la
dimension littéraire que l’écrivaine construit au seuil de son écriture.
196
Nous employons ce mot dans le sens qu’il a chez Julia Kristeva et redéfini par M. Riffaterre (La trace de
l’intertexte, loc. cit., p.4) : « l’intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et
d’autres, qui l’ont précédé ou suivie. Ces autres œuvres constituent l’intertexte de la première. », Locha Mateso,
La littérature africaine et sa critique, A.C.C.T et éditions KARTHALA, 1986, p.348.
197
Nathalie Limat- Letellier, Marie Miguet- Ollagnier, L’Intertextualité, Annales littéraires de l’Université de
Franche- Comté, 637- 1998, p.17.
277
Notre travail se propose de mettre en évidence la notion d’intertexte198 entre
les œuvres La Nouba des femmes et Nulle part dans la maison de mon père par
rapport au texte historique du corpus. Nous démontrerons que les œuvres citées
sont au service de la quête du sens de la vie dans l’espace et le temps. Nous verrons
comment les femmes, vivant leurs souvenirs, racontent des évènements auxquels
elles ont survécu. Ensuite, nous analyserons l’histoire en tant que mouvement et la
mémoire en tant que souvenir.
Le roman La Femme sans sépulture dans son ensemble ne révèle que deux
faits historiques, le massacre des trois fils Saâdoun et la disparition de Zoulikha.
Les évènements en question se complètent et appartiennent au même espace, à un
même monde reflétant l’image classique de la guerre. De ce fait, l’écriture fait
corps avec l’esprit dans une situation de tension pour revendiquer une liberté basée
sur des principes historiques de la lutte armée de libération. Alors, usant de sa
liberté individuelle, Assia Djebar se solidarise avec son milieu féminin par
l’écriture. Ainsi, elle assume la défense d’une société déchirée, pour aboutir à une
prise de conscience collective à travers les données de l’histoire qu’elle révèle. Le
huitième récit illustre les témoignages d’un passé, où la narratrice fait apparaitre les
dissensions qui divisèrent la société. Elle met en jeu deux personnages Allal et
Zohra qui se rencontrent après le jour de l’indépendance. Allal et Zohra se
connaissent bien par le passé. Tous deux contribuèrent à la lutte armée. Allal est
devenu responsable dans le jeune état indépendant. Zohra veuve, ayant perdu son
mari et ses enfants au cours de la guerre, vient lui demander un dû. Mal reçue par
198
Dans le domaine de la littérature, R. Barthes propose le terme d’intertexte : « […] tout texte est un
intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins
reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu de
citations révolues. » (Encyclopoedia universalis, article « texte »).
278
Allal, il lui fit des promesses qu’il n’a pas tenues. Sentant qu’elle avait affaire à un
chacal, Zohra retourne déçue dans sa cabane de l’époque coloniale. Elle nous
raconte les faits :
« Avec Allal, me dis-je, qu’ai-je besoin de lui rappeler mon mari tué et mes
fils morts en héros ? » (Djebar, 2002 : 149)
« Ô Allal, je suis venue pour mon dû !... Les petits chez moi attendent un toit
et ici l’on affirme que c’est toi qui fais la répartition ! »
Il m’a interrompue vivement.
Il me répondit en arabe, et plutôt froidement :
« Oui, ma mère, je monterai te voir chez toi dans les prochains jours !
Il ne monta pas « dans les prochains jours », mais six mois après, pour me
reprocher, disait-il, de l’avoir « insulté » et d’avoir en effet claqué la porte du
pharmacien devant eux tous – eux que j’appelle « les chacals ». (Djebar,
2002 : 149)
« J’ai répondu à ses reproches ainsi : « j’ai claqué la porte de tes nouveaux
amis, en effet ! Et je suis remontée dans cette cabane. Celle-là, elle est de
l’armée française !
L’ennemi avait jugé que cela suffisait à moi et aux trois orphelins. Eh bien,
moi, je te dis aujourd’hui, ô Allal : L’ennemi a raison ! » (Djebar, 2002 : 149-
150)
279
du passé et du présent est décrite dans sa dimension temporelle. Le passé avec le
vrai visage de la tragédie coloniale et les séquelles engendrées. Le présent, quant à
lui, nous donne l’impression de vivre un monde errant où chaque individu se
dissout à sa manière dans un ordre effrayant. Dans ces passages, la narratrice ne
met en exergue que l’une des péripéties que connait la société dans son ensemble,
face à une situation qui perdure et s’avère inquiétante. Les expressions et les mots
exclamatifs mis entre guillemets soulignent le caractère du conflit. En somme, c’est
une façon de dénoncer, par l’écriture, les abus de pouvoir dont est victime la
société.
280
notion d’intertexte démontre son lien avec son espace d’origine auquel elle reste
fidèlement attachée dans cette perspective romanesque sans fin. « Cercles à
déployer avec lenteur, ou par éclairs, parallèlement même avec ce qui reste à
écrire… » (Djebar, 2007 : 405)
Son message est porteur d’une revendication sous le couvert du collectif féminin
dont le point de départ apparait l’espace d’une enfance ayant gardé un amour des
lieux abandonnés. Alors, c’est à travers cet espace emblématique que son écriture
élabore ce retour sur le passé à l’aide de repères à valeur symbolique. L’espace
d’enfance ancré dans l’âme s’échappe, ne faisant écho que grâce à ce chant
281
immortel des sirènes (Chant des femmes de Césarée). Malgré ses voyages, son
errance, elle reste prisonnière de son identité, de son langage, car la figure
d’Ulysse, à laquelle elle s’identifie, n’est que le tourment de sa souffrance.
« J’entends, dans ma ville natale, ses mots et son silence, les étapes de sa
stratégie avec ses attentes, ses fureurs… je l’entends, et je me trouve presque
dans la situation d’Ulysse, le voyageur qui ne s’est pas bouché les oreilles de
cire, sans toutefois risquer de traverser la frontière de la mort pour cela, mais
entendre, ne plus jamais oublier le chant des sirènes ! » (Djebar, 2002 : 236)
Dans cette situation de circonstances, son écriture nous révèle l’héroïsme, mais
aussi le mépris d’une société témoin de son sort aux limites de l’histoire. Elle nous
laisse ainsi deviner le sentiment qui l’anime dans la problématique d’une époque
historique ayant crée une situation d’incertitude. Soucieuse de l’avenir de son pays,
elle oriente sa quête vers la recherche d’un remède à ce mal saisissant la société.
C’est donc, par cette ouverture sur le passé qu’elle espère atteindre les consciences
pour le changement du monde. Désenchantée par l’injustice sociale, Assia Djebar
s’accommode à révéler, dans un art particulier, un passé glorieux tournant le dos à
un présent désavoué ayant transformé les rêves en tourments. Cette préoccupation
nous permet, donc, de constater la fissure qui a séparé la société de son esprit
patriotique au lendemain de la fête commune.
199
Jean Paul Sartre, Qu’est ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard (collections Folio essais), 2003,
pp.237-238.
282
alimentent l’histoire contribuent à l’écriture du texte, nous renseignent sur le passé,
réveillent en nous des sentiments de sensibilité faisant rebondir la trajectoire de
notre existence. A l’opposé du passé, la situation d’exilée de l’auteure,
l’insatisfaction de la situation sociale du pays, l’incertitude de l’avenir constituent
la problématique du moment. La mise en valeur de ces facteurs dans le texte élargit
l’espace littéraire et conditionne l’auteure. Alors, c’est dans ce contexte situationnel
avec tous ses paramètres que le discours va se poursuivre légitimant ce recours à
l’Histoire.
200
Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, pp.95-129.
201
Pierre Barberis, Le Prince et le Marchand, Fayard, 1980 – « texte littéraire et Histoire » dans Le Français
aujourd’hui, n°49, mars 1980, pp. 7à 19 (Paris, revue)
283
-L’histoire-processus, réalité L’époque coloniale.
284
sorte de palimpseste déchiffré de l’Histoire : il s’agit de l’ « Histoire considérée
comme fiction collective202. »
202
Wladimir Krysinski, Carrefours de signes : essais sur le roman moderne, Publishers mouton éditeurs, 1981,
p.57.
285
Située, à la fois, dans le cadre de l’action et fondée sur la culture de deux
époques, l’écriture articule le temps de l’histoire où le présent s’oppose au passé.
Effectivement, la crise sociale ne trouvant pas d’issue, donne lieu à un
désenchantement inespéré et un désespoir sans fin créant un climat social douteux.
De cette situation se crée une absence d’équilibre dans l’espace social donnant lieu
à des fantasmes ethniques d’où nait l’idée d’appartenance à un peuple dont
l’Histoire et l’origine le distinguent du reste de la société. Sur le plan historique, il
s’agit bien de l’histoire de l’héroïne oubliée. Cependant, le texte nous renvoie à
une crise sociale entre un passé vécu et un présent à vivre.
Ainsi, la revendication se fait sentir comme un besoin à satisfaire et la recherche
identitaire s’impose. Alors, c’est à partir d’un jeu subtil sur l’histoire de l’origine
que l’accent est mis pour sortir de l’oubli, à la fois, l’héroïne et l’unité sociale. Dans
ce créneau, l’idée correspond à une idéologie qui nous renvoie à la quête où
s’affirment les voix collectives des femmes de Césarée articulées par la narratrice.
Dans ce passage lié au contexte social, sa présence s’affirme de façon furtive dans
l’espace commun : Césarée. Ainsi, le monde de l’enfance se trouve placé sous le
signe du clos, inspirant, à juste titre, la transformation. Cela nous permet d’évaluer
sa pensée opposée à un monde qu’elle refuse.
286
3- Un passé déprécié par le présent
Dans le processus littéraire, la narratrice anonyme dévoile la tension qui agite les
personnages-témoins (les survivantes), insistant sur les détails de la vie quotidienne
du passé et du présent. Tous ces personnages caractérisent leurs récits par des faits
qui ont marqué leur vie pour rappeler les moments d’un présent tournant le dos à
leur passé glorieux. Un passé que seule l’écriture valorise.
287
adaptée à la situation qu’elle décrit à travers l’héroïsme du passé et l’indifférence
du présent. Cette thèse, attribuée à l’auteure, nous permet de mesurer l’effort
consenti pour atteindre les profondeurs de cette vision du monde soutenue par des
évènements qui ont marqué la société à travers l’Histoire. C’est donc, dans un jeu
de convergences que l’histoire suit le cours de l’Histoire dans un décalage temporel
synchronisé. Dès lors, la visiteuse souligne l’historicité d’un passé réel, d’une
période à l’autre, qu’elle interprète explicitement par les bouleversements, les
changements intervenus à travers l’Histoire et les dissensions qui désunissent la
société. Puis, au versant du passé historique, elle nous présente une image de
l’indifférence des gens de notre époque qu’elle argumente par des voix féminines
dont le statut légitime les récits. Personnages de deux époques, en voie d’extinction,
qui s’annoncent comme la dernière ressource d’une génération ayant fait l’Histoire.
L’impression que la narratrice nous donne sur le cours de l’Histoire résulte de son
génie et de la grandeur de ses pensées qui nous font sentir l’effet du passé sur le
présent. Cela nous rapproche d’un contenu social dont les séquelles apparaissent
comme une conséquence directe de l’époque coloniale. Ainsi, se dégage une
signification morale où cette référence à l’indifférence engendre l’hypocrisie et se
constate à travers la réalité du vécu quotidien. Au regard de cette vérité historique,
la réalité des évènements du passé et du présent révélée par l’écriture, laisse
288
présager un retournement de la situation qui prévaut. Cela apparait paradoxal, mais
la prise de conscience mesurée s’édifie sous forme de réplique d’un monde dont les
valeurs restent inchangées et que le texte souligne :
289
avec les personnages lui assurent une présence permanente dans l’espace et le
temps. Ce travail, à portée historique et idéologique, explique l’importance qu’elle
accorde à l’interprétation historique de la société et à ses rapports avec l’univers
féminin de son espace.
Notre analyse nous permet de nous rendre compte de cette vision, à travers la
narration des récits, où l’enjeu idéologique et historique légitime la démarche de la
narratrice. Comme chez Rousseau, la littérature djebarienne connaît de multiples
variantes. Elle se manifeste par les pensées, les revendications et les prises de
position. Sa littérature réputée pour son engagement aux côtés des femmes, Assia
Djebar use d’une stratégie de création de son double en s’effaçant derrière une
narratrice devenue porte-parole des femmes de son espace.
Dans les œuvres de notre corpus, nous avons constaté que les inégalités
sociales constituent la source du conflit pour lequel elle sollicite l’adhésion du
lecteur en l’invitant à partager ses points de vue sur les données du problème
290
qu’elle s’attache à résoudre par l’écriture. Pour cela, Assia Djebar prend position en
faveur des femmes opprimées, revendique leurs droits pour une vie meilleure dans
la vie sociale.
203
Citation traduite, V. Jdanov, Some récent soviet studies in littérature, soviet littérature, Moscou, 1958, n°8,
p.141.
291
(coloniale/postcoloniale) rapporte les souvenirs d'un passé /présent où le pouvoir
colonial apparait comme la cause d'un mal ayant frappé la société. Pour atteindre le
mal de cette réalité historique dont les séquelles se prolongent dans le temps,
l’espace réel (Césarée et sa région) est parcouru, sillonné. Cette quête de l’errance
menée par la visiteuse se fait dans le souci d’une approche de la réalité menant à la
découverte de l’énigme dans la perspective de l’acte d’écriture. En ce sens, elle
établit l'état des recherches précédentes en amorçant sur les nouvelles recherches
mêlées aux préoccupations diverses dans le champ des répercussions sociales et
situe l'histoire autour du corps disparu.
« Les trois années qui ont suivi, les nouvelles qui arrivaient étaient
contradictoires. (…) Ainsi, jusqu'au cessez-le-feu, en mars 62. » (Djebar,
2002 : 60)
« Hélas! Pas la moindre trace d'elle sur la pierre, ou dans un fossé, ou sur un
tronc de chêne: rien… » (Djebar, 2002 : 63)
« Mais non! La guerre finie, rien, de cette issue qu'elle a attendue, n'arrive: où
trouver le corps de Zoulikha? » (Djebar, 2002 : 64)
Nous constatons que les témoignages aux données subjectives qu'elle exploite, à cet
effet, justifient l'histoire, encadrent le fait littéraire et formalisent les hypothèses de
sa quête infinie. A travers ce passage, nous pouvons lire deux périodes (coloniale/
postcoloniale) séparées par une trêve (le cessez-le-feu), le tout est caractérisé par
une attente d'espoir vite dissipée. "Rien, de cette issue qu'elle a attendue, n'arrive."
(Djebar, 2002 : 64). Cette expression figurative est une remise en question qui
s'inscrit dans le prolongement de ses recherches, marquant ainsi un retour au degré
zéro de sa quête. Il s'avère que son rapprochement et son contact direct, faisant
partie de sa relation symbolique, justifient son acte d'écriture, selon un modèle de
relation simple déplaçant le discours vers des formes de figuration dans un rapport
de contiguïté. L'histoire, ayant pour objet des réalités concrètes, doit répondre à une
exigence du sens de l’écriture selon des codes rhétoriques et des techniques
narratives autour de faits socio-historiques, où des éléments transcendants
constituent le jeu littéraire.
292
L'œuvre d'Assia Djebar, étant l'expression d'une région du pays, place la
thématique de la vie quotidienne et l'identité au centre de la recherche sur le support
d'une vision collective autour de laquelle s'articule le discours. Sa construction
historique, donc, répond à un système de valeurs que la visiteuse relève à la source
des contacts, supposant un certain rapport avec la langue française sans prêter
attention aux conditions historiques de l'écriture.
Dans cette configuration, la narratrice fait part de l’arrivée des soldats qu’elle
désigne par « les Français », situe leurs actions et évalue l’ampleur des dégâts.
Dans l’espace de l’énoncé, l’évènement est considéré comme une interaction entre
293
un locuteur et un auditeur. La communication est rapportée selon le modèle
traditionnel proposé par R. Jackobson204 (1990) : [1960]
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Les récits en sont révélateurs, au plan narratif; « Nous, ils nous ont tout
brulé! J'allais sortir quelques effets; ils ne m'ont pas laissée. Ils ont mis le
feu partout. » (Djebar, 2002 : 147). Nous remarquons que le récit est
rapporté avec la fidélité exigée par le lecteur avide de connaitre la vérité sur
son passé de l’époque coloniale. Les évènements cités sont reproduits par le
souvenir des femmes qui les ont subis car « Il faut, à cette recherche des
causes subordonnées, répondre que l’éclatement de la littérature est essentiel
et que la dispersion dans laquelle elle entre, marque aussi le moment où elle
s’approche d’elle-même, ce n’est pas l’individualité des écrivains qui
explique qu’écrire se place hors d’un horizon stable, dans une région
foncièrement désunie. Plus profond que la diversité des tempéraments, des
humeurs et même des existences est la tension d’une recherche qui remet
tout en question. Plus décisive que la déchirure des mondes est l’exigence
que rejette l’horizon même d’un monde205. »
204
Voir, R. Jackobson (1990) : [1960]
205
Maurice Blanchot, Le livre à venir, op, cit., p.278.
294
A travers L'histoire des atrocités de la guerre devenue critère de la légitimité
littéraire, Assia Djebar exprime l’originalité de son amour pour la patrie. Elle reste
convaincue de l'originalité de sa culture propre à son individualité où la langue
française devient un objet littéraire. La critique signée, de ce drame tragique de
l'époque coloniale par une appropriation langagière, témoigne de son expérience
culturelle dans les rapports sociaux qu'elle évoque et donne au texte les strates qui
caractérisent ce conflit.
« L'homme était redoutable. Je me dis une fois, proche soudain de lui: Est-
ce qu'il torture lui-même… et avec ses mains? Sa silhouette trapue, ses
épaules larges : debout, massif et haut, l'estomac proéminent sous la veste,
ne portant jamais d'uniforme. Sous les lunettes épaisses, le regard pesant,
aigu; au milieu de chaque entretien, enlevant d'un geste vif ses verres d'une
main aux doigts soignés, les essuyant lentement, les balançant ensuite contre
l'épaule, prenant enfin son temps pour ouvertement me faire face ». (Djebar,
2002 :132)
Dans cette situation d'énonciation conflictuelle, d'une pensée en attente face à son
tortionnaire, la narratrice fait alterner les gestes de cet homme redoutable, pour
situer la torture psychologique au-delà de la torture physique et souligne le
caractère de la méthode utilisée avant l'interrogatoire. A travers l'originalité de cet
univers verbal (texte), le rythme narratif singulier du genre, basé sur un mode
d'écriture métaphorique, créateur d'une réalité impitoyable de l'asservissement
colonial, donne au roman une vivacité incontournable. Assia Djebar écrit l'Histoire
de son pays, choisit le genre et le destinataire de l'histoire en allant à la source de
filiation pour créer son aire de communication avec la tradition littéraire française
pour valider sa prétention culturelle.
Dans les romans nationaux qu'elle écrit, elle crée l'espace où se situe son "moi", un
"moi" au centre de la fresque féminine pour montrer sa capacité culturelle
respectueuse admise par l'existence d'une écriture universelle. Tournée vers le
documentaire et le témoignage sur la vie sociale- en l'occurrence la vie des femmes-
sa littérature respecte certaines règles en appliquant le paradigme colonial
conformément à l'esthétique du réalisme. Son écriture porte un regard critique,
295
traduit une réalité socioculturelle depuis la colonisation à l'ère postcoloniale.
L'orientation de son travail d'écriture dans la langue française miroite un sens
autochtone moderne dans cette unité symbolique qui désigne sa double
appartenance et ce, sans provoquer de problème de tension entre les langues.
L'image de sa littérature, dépendante de la langue française, liée aux vertus de
l’oralité, s'est forgée un langage propre attestant la littérarité du texte répondant aux
normes universelles.
Au regard de son palmarès, l’on remarque que certaines de ses œuvres ont été
primées là, où elles se sont répandues à travers le monde207, ce qui explique la
206
Assia Djebar, La Soif, roman, Julliard, 1957.
207
Voir. Bibliographie p. 327 : (les œuvres d’Assia Djebar, pp. 328- 330)
296
sortie littéraire vers l'universel. Sa littérature, inscrite dans un contexte colonial,
utilise les formes multiples de la narration pour mieux situer les pratiques
coloniales insérées dans le jeu narratif pour révéler l’aspiration de la société à
l’identité nationale. L'analyse nous permet de distinguer les liens particuliers qui
unissent les personnages, leur attachement à une cause commune où la volonté
expressive nourrit le thème de l’écriture.
A travers l’énonciation, les critiques sont très marquées, elles vont au-delà
du discours colonial et postcolonial. Dans ce jeu narratif, Assia Djebar développe
un climat de tension et les multiples aspects de la société. Sa vision consiste à
transformer son lieu d'origine en espace problématique de la société, où
l'énonciation s'inscrit dans la continuité littéraire légitimant son mythe208. En effet,
le mythe de l’écriture d’Assia Djebar nous met en présence d’un espace aux aspects
conflictuels devenu lieu commun de pensée et de sentiment de la société. Les
images présentées dépeignent les formes du monde dans lequel la société semble
208
Edouard Glissant, Le Discours Antillais, [1981], Paris, Gallimard (collections Folio essais), 1997, p. 759. E.
Glissant, parlant du rôle de la littérature comme système de légitimation, écrit: "Mais cela que l'artiste exprime,
révèle et soutient, dans son œuvre, les peuples n'ont pas cessé de le vivre dans le réel. Le problème est que cette
vie collective a été contrainte dans la prise de conscience l'artiste devient un réacteur. C'est pourquoi il est à
lui-même un ethnologue, un historien, un linguiste, un peintre de fresque, un architecte. L'art ne connaît pas ici
la division du genre."
297
engloutie. Ainsi, ce sentiment d’altération affectif des choses renoue avec une
origine culturelle négligée (société analphabète) qui la maintient dans une position
d’avant- garde. Sur le plan individuel et collectif, ses précautions morales jouent un
rôle de rapprochement pour témoigner de sa solidarité socio-culturelle aux côtés
des femmes de son espace. De ce fait, l’écriture d’Assia Djebar a fait une entrée
significative, largement représentée parmi les littératures d’expression française,
au-delà des frontières. Cette émergence liée à son parcours individuel, est due à la
dynamique de sa réception définie par des éléments communs (voyages, visites,
rencontres avec les personnages, échange de parole) organisant la thématique
autour d’une réalité concrète, la parole féminine.
A propos du pays, E. Glissant affirme: " Le pays: réalité arrachée du passé, mais
aussi, passé déterré du réel209."
209
Edouard Glissant, Le Quatrième siècle, éditions du Seuil, Paris, 1964, p.279.
210
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, roman, Lattès, 1985 ; Albin Michel, 1995, Le blanc d'Algérie, récit,
Albin Michel, 1996, Loin de Médine, roman, Albin Michel, 1991, Femmes d'Alger dans leur appartement, op.
cit.
298
des particularités qui régissent les droits de la femme (en l'occurrence) dans la
société algérienne. Son écriture, centrée sur une théorie qui se veut libérale, tend à
inverser la vapeur en faveur d'un changement (espéré), vers un modernisme à
vocation cosmopolite, tendant à changer les mentalités. A travers le texte, l'espace
se trouve marqué par sa voix fondatrice de l'énonciation, concentrant son écriture
sur des éléments d'appui avec lesquels elle met en évidence la situation de la femme
et sa contestation muette, selon un mode narratif à l'image de son vécu dans la
société. L’exemple cité ci-dessous nous révèle le destin d’une de ces femmes
(témoignage de Zohra Oudai).
Dans ce passage, Assia Djebar nous fait découvrir le sens de la vie féminine
dans une société gérée par des mentalités poussant la femme à l'abandon, vivant son
calvaire en silence, sans la moindre réaction, en signe d'obéissance, sous le regard
indifférent d'un père de famille inconscient de la charge qui lui incombe. Cette mise
à nue, d'une des réalités sociales vécue par ces femmes, fait apparaître, à travers le
texte, le caractère de l'insouciance et de la dérobade des obligations de l'homme
vis-à-vis de la femme, tel un signal d'alarme dans sa littérature. A travers presque
toutes ses œuvres littéraires, son écriture orientée par une idée globale joue en tant
qu'instrument social visant les racines des problèmes de la société où les
interactions sont constantes. Sa percée littéraire féminine s'annonce comme
tentative de défense, dans la mesure où l'écriture véhicule un message d’approche,
visant à promouvoir le statut de la femme.
299
En ce sens, son écriture constitue le prélude d'un universalisme, basé sur le
plan de l'histoire comme illuminant une réalité historique par des faits sociaux, à la
recherche d'un "moi pluriel" situé entre l'origine et sa culture d'expression.
L'évolution positive de son savoir appliqué à sa littérature constitue le point nodal
de son écriture où les signes et les symboles tenant de la tradition littéraire
traduisent la nostalgie d'un passé/présent faisant la singularité de l'œuvre.
Nous pouvons, dès lors, affirmer que c'est en fonction de ses innovations
incessantes dues à sa culture (son interculture) à vocation d'avenir, que l'écrivaine
témoigne de l'univers dans lequel se trouve plongée la société. Assia Djebar
voudrait changer ce monde qui la préoccupe et la désenchante. Un désenchantement
qui l’incite à écrire, écrire sans cesse, associant sa voix à celles des femmes de son
espace, vers le but qu’elle s’est fixé : le changement du monde pour changer le
destin de la femme. Dans l’univers construit, les personnages parlent, argumentent,
expliquent le monde et les comportements humains. L’insertion simulée de faits
sociaux constitue une pièce de plus dans le dispositif textuel où les paroles
produisent un effet de réel de la vie sociale. L’écriture djebarienne porte sur la vie
sociale et le destin des femmes mettant en évidence l’enjeu social d’une réalité
socio-historique dans la dimension littéraire.
300
6- L’errance intertextuelle
301
sociale, d'une époque historique, des comportements de personnages surtout
féminins en perpétuel dialogue. Assia Djebar raconte des histoires personnelles
(semi-biographiques) où la vision de l'histoire prend l'aspect d'une intimité familiale
élargie au monde de la rue. Elle présente des personnages dans leur statut social,
explique leur nature, interprète leurs positions vis-à-vis de l'évènement.
Dans ce " dit", le mouvement de substitution se trouve ravivé par la forme qu'il
prend pour l'extraire de l'espace voilé de l'âme féminine produisant une réflexion
subtile sur l'univers sémiotique dans lequel s'engage la parole. Elle entame ensuite
la quête de la forme, dès la parution de son roman Les Alouettes naïves. Elle écrit
avec plus d'interrogation sur le phénomène narratif comme moyen de prospection
du réel. « Seule la mémoire du corps est fidèle, seules le présent du corps qui dort
puis se réveille, qui dure, puis sommeille inaltéré, seul il ne se multiplie pas. » (Les
Alouettes naïves : 177). Elle fait bouger les signes dans les attitudes et les gestes par
la parole, engageant à la fois l'être et le corps, évoluant dans le temps, selon la
durée et le rythme. Elle reste à l'écoute de soi, de la société, de ses contemporains
qui, à l'intérieur de leur création inscrivent une dimension critique, une quête de la
forme et une réflexion sur l'écriture et l'art en général. Dès lors, elle s'intéresse aux
possibilités qui lui permettent d'informer ses fonctions, d'enrichir les structures pour
aboutir à un discours littéraire contemporain avec un maximum de savoir. Il a suffit
d'une photographie prise au milieu de garçons lors d'un jour de classe, dans un
village du sahel Algérien, dont Assia Djebar garde un souvenir mémorable pour
que le roman Vaste est la prison devienne l'emblème de son écriture. Cette œuvre
inspirée d'un fait divers (photographie) apparaît comme l'étude de sa vie provinciale
de l'époque. Une vision qui l'a projetée dans un espace-temps très lointain, s'est
transformée en images, faisant ressusciter des scènes éveillant en elle, un sentiment
déclencheur d'une écriture autobiographique.
302
Tout un passé ressurgit, alors dans une succession d'images apparaît l'image du
père (instituteur à l'époque), son apprentissage, l'héritage de la langue, son
appartenance au groupe et, s'étonnant de sa seule présence parmi les garçons, elle
fait déjà son procès comme si, dans la chronologie de ce temps, les filles
n'existaient pas. Ainsi, la trace de l'évènement laissée par le souvenir ancré dans sa
mémoire et longtemps gardée en secret devient le centre de son œuvre littéraire.
Pour Assia Djebar, la langue française est la langue du père avant d'être celle du
colonisateur car, c'est à son père que revient son enseignement d'émancipation
personnelle pour devenir plus tard sa langue d'écriture. Le choix définitif de la
langue française comme langue d'écriture vient, donc, rompre le silence d'une sorte
de conflit entre les deux langues qu'elle portait en elle.
211
Carl Estein, Georges Braque, Ethnologie de l’art moderne, op. cit., p.113. Chaque découverte déclenche en
même temps l’historique de sa propre filiation ancestrale, une filiation auparavant écartée de la valorisation.
Car toute histoire et toute évaluation historique trouvent leur origine dans l’aujourd’hui, et le passé commence
avec le moment présent.
303
ancestrales jugées archaïques n’appartiennent plus au monde d’aujourd’hui. Cette
remise en question est perçue comme un courant libérateur allant dans le sens d’une
réhabilitation du destin de la femme. Son écriture lui permet de tisser le récit dans
le respect de la distance sur l'Histoire d'Algérie en s'introduisant par ce point de
passage de transferts culturels.
« Langue non écrite, non enregistrée, transmise seulement par chaîne d'échos
et de soupirs.
Son arabe, son iranien, afghan, berbère, bengali, pourquoi pas, mais toujours
avec timbre féminin et lèvres proférant sous le masque. » (Femmes d'Alger
dans leur appartement : 7)
Elle traduit les sentiments ressentis par toute femme sans distinction aucune, face à
l'hégémonie masculine existant au sein du monde arabe en particulier et musulman
en général. Ce souci de solidarité intellectuelle permanent que lui confère le
passage de l'écoute à l'écrit, rend son écriture en constante évolution, favorise
l'émancipation et la libération progressives des femmes arabes et musulmanes à
travers le monde. Puis, pour marquer le triomphe sur les mentalités rétrogrades,
Assia Djebar poursuit : « Les restes d'une culture de femmes" menacée de
disparition, finissant par ressembler à ces ondes sans embouchure, égarés dans les
sables. » (Femmes d'Alger dans leur appartement : 184-185). Toujours à l’écoute
des femmes, c'est par des lignes brisées de la narration qu'elle construit un univers
tissé de mots et de signes basés sur des principes emblématiques de sa lutte. De la
femme analphabète, tatouée, emprisonnée, domestiquée, à la femme lettrée,
émancipée, elle tisse le portrait de la femme d'hier et d'aujourd'hui. Elle reste
alignée sur le champ féminin, à l'écoute de la femme sans cesse renouvelée, d'où le
caractère d'une nécessité dont le bien fondé réside dans cette lutte qui doit la
prémunir contre la mort et l'oubli. Ce qui fait la spécificité des œuvres d'Assia
Djebar, c'est la justesse des mots avec tous les moyens sémiotiques déployés, à la
recherche de l'art pour inventer et véhiculer une langue. Elle ne cherche pas à
fusionner une culture à une autre, son écriture voyage et tout en cheminant, elle
laisse des traces sur son passage, telle une généalogie de l'écriture. Puisant dans le
304
fond culturel arabe, c'est par une élaboration scripturale, selon une architecture
narrative, variant sur les thèmes, construisant dans les règles de l'art les scènes de
pans de vie décrits qu'elle raffine l'ordre de la représentation où la métaphore se
nourrit de cette symbolique. Ce rapport à l’Histoire et ce vécu colonial et post-
colonial du quotidien des femmes traduisent l’exaspération de sentiments incitant à
un retour sur le passé.
Dans le passé du vécu colonial, c'est dans les terribles séquelles du
colonialisme que se trouve l'expression d'un discours, où s'expriment les sentiments
de ses compatriotes. Elle continue sur la voie tracée, tout en restant l'interlocutrice,
par intuition, de la tragédie où la blessure féminine trouve son expression. Son
écriture constitue le flambeau d’une lutte qui vise à aller au-delà des mentalités
pour un monde meilleur. C’est en somme, une écriture énigmatique, symbolique
par son effet où les récits sont structurés de façon à faire ressentir au lecteur qu’il
existe effectivement un souci de révéler un sens caché.
305
roman en lui-même est une espèce littéraire indécise et multiforme. S'étant forgé
un style personnel mis au service d'un désir profond, elle révolutionna sa vision vis-
à-vis de la contexture actuelle des signes de l'écriture et de l'espace dans lequel
évolue sa littérature. Sans s’éloigner de la tradition, Assia Djebar essaie de
surmonter les obstacles de certaines mentalités qui s’opposent encore à
l’émancipation totale de la femme. C’est un choix difficile, cependant une nécessité
vitale pour l’avenir de la femme sur la scène sociale. Fidèle à l'esprit du passé,
immuable dans ses idées et dans ses mœurs, son écriture garde son caractère
intellectuel et social. Son rôle prend, à travers le temps, un aspect qui lui est
insupportable, tourmentée par un sentiment de désaccord entre le monde intérieur
qu'elle gouverne et le monde extérieur où l'action et la pensée cherchent à se
promouvoir. Le monde extérieur se représente à elle d'après les impressions qu'elle
reçoit. Il se réfléchit à elle d'une autre façon que nous et n'a pas le même reflet des
choses. Son écriture se nourrit de souvenirs et c’est dans l’angoisse qu’elle cherche
à deviner le monde après avoir réfléchi sur les chapitres relatifs à notre société à
travers l’ère coloniale soulevant le problème identitaire, l’émancipation de la
femme et son droit à la liberté. Assia Djebar exprime avec force ce qu’il y a de plus
sacré chez un peuple, la volonté de vivre. Ce sont là, des questions qui n’ont rien
perdu de leur actualité puisqu’il y a toujours l’histoire coloniale, la double culture et
le problème de l’identité.
Pour Assia Djebar, la langue avec laquelle elle écrit est simplement un des
signes extérieurs de la nationalité et l’obstacle invincible. Le privilège est d’avoir
trouvé autour d’elle le décor familier et le train ordinaire de notre vie, dont la
tradition est pleine de légendes, pour faire évoluer son écriture sur les questions
212
Jacques Madelain: L'errance et l'Itinéraire, lecture du roman maghrébin de langue française, Paris,
Sindbad, 1983. p.153.
306
soulevées. Elle fait de la souffrance féminine et de son engagement la pierre
angulaire de sa vie littéraire, l'unique témoignage d'une réalité qui peut-être nous
échappe. Et, c’est sur la douleur qu'elle établit solidement l'amour et le courage,
l'héroïsme et la pitié. Dans cette douleur, Assia Djebar tue son génie car elle sait
que le mal est immortel et que c'est par la résignation dans l'effort qu'elle frappe ce
mal sans s'irriter de son invulnérable immortalité.
Sur cette inspiration, son existence devient une œuvre d'art supérieure à la plus
belle symphonie et au plus beau poème. Elle fait l'histoire en surmontant la
douleur : « Quand j'écris, j'écris toujours comme si j'allais mourir demain. Et
chaque fois que j'ai fini, je me demande si c'est vraiment ce qu'on attendait de moi
puisque les meurtres continuent. Je me demande à quoi ça sert. Sinon à serrer les
dents et à ne pas pleurer. » (Djebar : 2002). Nul ne peut avoir une idée sur les
méfaits de la colonisation et les souffrances endurées par les peuples maghrébins au
cours des guerres de libération si ce ne sont les œuvres qui nous les racontent. Est-il
besoin de noter que les problèmes, liés à l'identité, soulevés, restent toujours à
l'ordre du jour?
Ce roman reconstituant l'histoire d'une époque de la guerre de libération ressemble
aux autres romans, aux histoires déjà racontées sur le courage et l'héroïsme des
femmes algériennes au cours de cette période. Puis, par une plongée dans l'histoire
de la décennie noire de la guerre fratricide qui secoua son pays et dont nul n'a été
épargné, elle met en exergue les scènes accablantes de la terreur, sondant les causes
de la souffrance dans les cœurs de ceux qui la racontent. S'attachant à la structure
sociale dans sa nature et dans ses effets, elle fait de la tragédie, une forme d'art et
d'histoire qui tient étroitement au pays, au sol, arrêtant nos regards sur quelques
aspects de la réalité.
307
contraire à l'esprit des vérités qu'elle fait rayonner sur elle pour éclairer ses replis
les plus secrets. Sans colère et sans haine, elle voit la misère de la vie par ses clartés
sur les discordances que sa fine perception sait découvrir et nous laisse le soin de
trouver ce qu'elles ont de douloureux et de tragique. Elle fait surgir la réalité sous
son double aspect, le monde intérieur et le monde extérieur, celui de l'âme et celui
des sens, rapprochés puis comparés, quelquefois confondus sous une même vision.
Son expression est une suggestion perpétuelle qui ne nous laisse pas le repos,
faisant appel et sans trêve à notre réflexion, à notre imagination, à notre sensibilité,
à notre savoir. Elle connaît le passé aussi bien que le présent, utilise l'effet du temps
qui a façonné les physionomies et les âmes en mêlant leurs souvenirs (leurs
témoignages) aux décors.
308
Ensuite, mais presque simultanément, la littérature, tout en continuant à porter
la mémoire du monde et des hommes (ne serait-ce que sous forme du
témoignage) inscrit le mouvement de sa propre mémoire213. »
En effet, le texte de la femme sans sépulture nous renvoie aux autres textes et
aux réalités du monde avec les effets visés par l’intention de l’auteure. L’écriture
d’Assia Djebar met en relation des textes dont les thèmes évoluent autour de la
liberté de la femme et le problème de l’identité. Cette relation omniprésente, à
travers ses œuvres quels que soient leurs formes et leurs enjeux, nous renvoie à
cette notion d’intertexte donnant à sa littérature une forme multidimensionnelle.
213
Tiphaine Samayault, l’Intertextualité, mémoire de la littérature, Paris, Nathan (collections 128), 2001,
pp.55-56.
309
une des caractéristiques de chaque civilisation ne peut être universelle. De ce fait
chaque civilisation jouit de la liberté selon la tradition et la culture sociale.
L’ambigüité de sa littérature engendre une situation qui ne touche pas simplement
son espace mais l’espace arabo-musulman. De ce fait, pour la communauté
musulmane sa littérature apparait dépourvue de pensée, de sensibilité et de
responsabilité.
310
l’histoire sur le point de s’achever, nous devons refaire un parcours de lecture pour
redonner sens au roman.
311
avec une certaine fidélité. Ce souci de parfaire fait de l’écriture Djebarienne la
spécificité des œuvres de notre thème.
« Ma voix qui m’avait échappé ; qui gémissait, seule, comme sans lien ni
racines ; qui hurla une seule fois, … »
« Ma voix que j’entendais en vibration indistincte, mais si forte en même
temps, comme si l’écho me renvoyait, contre les temps et sous mes paupières
baissées, son cinglement… Ma voix qui n’émettait aucun mot, ni arabe, ni
berbère, ni français. » (Djebar, 2002 : 221)
L’un des objectifs de notre thèse est de travailler sur les voix de l’écriture et
sur les voies de l’errance. L’effet de voix (es) produit par l’écriture ne concerne pas
la question de l’instance narrative et des modalités de l’énonciation dans le récit
214
« Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix
explique la littérature première, d’où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps
humain présent sous la voix, et support, condition d’équilibre de l’idée… Un jour vint où l’on sut lire des yeux
sans épeler, sans entendre, et la littérature fut altérée. Evolution de l’articulé à l’effleuré – du rythme et
enchaîné à l’instantané –, de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide,
avide, libre sur la page. », Paul Valéry, « Littérature », in Tel quel », op. cit.
215
M. Fumaroli, Littératures classiques, n° 12, 1999, p.9.
312
mais la voix sous ses aspects proprement poétiques. C’est-à-dire dans ses rapports
avec la forme et le contenu des textes poétiques où elle est liée à une réalité très
active, tant sur le plan thématique (la voix, les différentes situations de parole) que
sur le plan esthétique (interprétation herméneutique). Mais également dans ses liens
avec l’acte même de l’écriture vis-à-vis duquel elle fait figure d’instance originaire
mythique: voix de Zoulikha par exemple, ou voix de l’inspiration. La voix donne
naissance au texte, même si celui-ci tend à se développer à rebours de cette instance
énonciative.
Le thème de la voix est un thème récurrent dans les romans d’Assia Djebar.
Les voix des « femmes-oiseaux de la mosaïque », voix errantes, exilées par
excellence, « démultipliées, entremêlées ou à demi ensommeillées » (p.27),
traduisent l’héritage ancestral. Comme si pour la visiteuse exilée ce retour vers un
passé historique et mythologique avait un rôle profondément structurant. Derrière la
face cachée du roman, erre la voix de la « Femme » sans sépulture.
La première référence à ces voix féminines dans l’écriture djebarienne a lieu dans
un emboîtement de récits, de discours et de réalités socio-historiques. Tous ces
récits sont situés à Césarée ou dans un cadre qui s’y apparente. L’exil intérieur se lit
dans l’écriture des textes. De même que l’écriture nomade est pour Assia Djebar
un moyen de transcrire la parole, de même pour les personnages et les narratrices
de ses récits, l’exil ne s’exprime pas essentiellement par le franchissement de
frontières géographiques mais par la transgression de limites intérieures, inhérentes
à la production d’un texte de fiction. Écriture « transfrontalière» ; c’est l’écriture
d’une voix qui «cherche ses mots dans les mots de l’autre», dans la langue de la
colonisation, écriture qui va devenir, au bout d’une longue quête, «parler autre»216.
216
Mireille Calle-Gruber, Assia Djebar, Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF) –
CULTURESFRANCE, 2006, p.120.
313
La voix217 est donc, dès son origine, associée à un contexte de disparition,
de perte et d’errance. Elle se caractérise aussi par son aspect dialogique. Tout se
passe comme si la voix inspirée aux personnages féminins se confondait avec la
voix218 de leur conscience dans un dédoublement qui n’est pas sans rappeler celui
de l’auteure. « Mais voici que l’auteure – dont nous risquions de voir le corps
étendu, coupé en morceaux, ou bien dissous–, tout en courant au bord de la
déraison, semble nous dire qu’elle préfère, en définitive, l’hybris de l’écriture-aveu,
de l’écriture en fuite…et en sanglots. Même si, de cette écriture qui tente de
ramener un lointain passé, progressivement remémoré – par là, ressuscitant une
société coloniale bifide –, la narratrice en ressort, elle-même à peine éclairée. »
(Djebar, 2007 : 404)
217
Selon Tesauro1, la voix est « légère, instable, vaine, vagabonde, nuage, vent, souffle ou ombre 2». Elle est
aussi inassignable, parfois sans corps déterminé ni identité fixe, comme l’a justement remarqué Ph. Leujeune
dans Enfance de N. Sarraute qui « est un livre à entendre, un travail sur la voix » : le dialogue (des voix
narratives et critiques) lui-même ne se maintient pas, Dieu merci, dans la ligne du début. Il s’espace, s’aère, se
fragmente. Et surtout se déplace, se métamorphose sans cesse3 (…).
1.
Emanuele Tesaura a rédigé plusieurs traités ou essais sur la rhétorique d’Aristote dans les années 1660 dont le
plus célèbre fut son Cannochiale aristotelico (1963), manuel du conceptisme italien ; on vient de rééditer son
essai sur la devise (L’Idée de la parfaite devise, Les Belles lettres).
2.
Cité par Buci-Gluckmann, L’enjeu du beau. Musique et passion, Paris, Galilée, 1992, p.47.
3.
Philippe Lejeune, « Paroles d’enfance », revue des sciences humaines, n°217, 1990-1, p.33.
218
La voix est représentée en termes de son origine (âme, cœur, sensibilité, passion…), de ses sources
(organes…), de ses manifestations (son, ton, articulation, silence…), de ses qualité (haute, basse, monotone…),
d’après Jean Wagner, La Voix dans la culture et la littérature française (Etudes réunies et présentées par J.
Wagner), Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont- Ferrand, France, 2001, p.39.
314
Conclusion
219
« Manifestement personnelle, la voix est en même temps porteuse des possibilités de se cacher sous un
masque social ou individuel, de s’identifier à un autre. (…) c’est aussi la voix qui marque, en premier lieu, le
changement de la visée communicative l’orientant vers le public sous la forme de la réplique spéciale – réplique
à part, prononcée bas. Dans le dialogue dramatique, la voix n’accompagne pas le discours et l’action –elle est
ce discours et cette action, ce qui est souligné par tout un réseau d’indications et de liens sémantiques dans le
texte lui-même ». Jean Wagner, La Voix dans la culture et la littérature française, op. cit., pp.41- 42.
« Une dimension spéciale et de première importance dans cet espace de conversation des valeurs et du
fonctionnement des stéréotypes correspondants est celle de l’oralité comme un des principe de base de la
culture traditionaliste. La voix y représente un phénomène de premier ordre conçu comme entité syncrétique
incarnant la totalité des manifestations expressives, y compris le processus de la communication quotidienne et
culturelle, humaine et divine, la parole et le chant… », Ibid, pp. 37- 38.
315
destinée à compenser les failles du présent au service de la quête du sens de la vie.
Ses œuvres – « livres à part » ou « livres de deuil » – surdéterminent les étapes
d’un itinéraire initiatique et d’une épopée où la femme occupe le centre de
gravitation du monde décrit. Le discours apparaît comme un prolongement qui nous
renvoie à une cohérence textuelle considérée comme une unité totalisante formant
un ensemble culturel dont les données d’origines variées élargissent le champ des
revendications sociales.
316
CONCLUSION GENERALE
317
Pour conclure, nous nous permettons d’insister sur les deux axes principaux
de notre thèse : Premièrement sur la façon dont l’écriture et l’errance s’inscrivent
dans des configurations socio-historiques évolutives. Deuxièmement sur les
interactions et les convergences que reflète l’écriture, considérée ici comme un
processus polycentrique autour duquel se croisent plusieurs grilles de lecture,
narratologique et sémiotique. Par ce travail, nous avons montré que l’écriture
djebarienne a une valeur heuristique, labyrinthique, polyphonique et que son étude
revêt une pertinence complexe que l’on pourrait analyser dans une perspective
élargie, et notamment dans le cadre de la construction poétique.
318
Au cours de nos recherches, nous avons découvert un article concernant
l’histoire de Zoulikha dans le journal El Watan que nous avons inséré en annexe
dans notre thèse. Nous avons jugé son insertion nécessaire car elle justifie les récits
rapportés et rend à l’évènement toute sa valeur historique. De ce fait, nous avons pu
déterminer le but littéraire de l’auteure visant à dévoiler une vérité historique
longtemps ignorée. C’est pourquoi, nous avons parlé de « l’errance, terme à la fois
explicite et vague ». Ce roman, portant l’empreinte du voyage, nous a permis
d’exploiter le signe du déplacement pour aller à la découverte de l’itinéraire
entrepris par l’auteure pour que se réalise l’écriture de l’errance. A cet effet, pour
consolider notre corpus, nous avons pris en considération une œuvre filmée –La
nouba – et un roman autobiographique, de la même auteure, pour servir de support
à notre travail de recherche.
319
Nous avons traité ce sujet avec une certaine étendue car, dans son errance,
l’auteure développe ses liens, s’intègre au sein du collectif féminin, écoute les
témoignages, anime le dialogue pour assumer sa cohérence. D’après ce qui vient
d’être exposé, il nous est facile de voir, à travers l’exploration, le déploiement de
l’auteure dans l’espace parcouru. Par ce voyage, l’auteure s’en est avisée pour tirer
de ce jeu un effet de réalité sur les évènements et les personnages. Cinq
personnages féminins participent à la reconstitution de l’histoire par des voix
narratives alternées où l’auteure-visiteuse associe sa parole selon sa propre vision
du monde pour donner force au texte. La description des lieux historiques, des
aspects de la société, des milieux populaires et la vie provinciale du passé et du
présent, fait un ample usage des éléments quantificateurs du langage. L’auteure
associe dans le champ littéraire les masses populaires en donnant une fonction
symbolique à l’espace parcouru et aux objets dans cet aperçu historique. Puis, c’est
par un discours narratif qui assume la relation d’une série d’évènements narrés par
les personnages, qu’elle peint le monde qu’elle appréhende. L’auteure retrace le
parcours de la femme sans sépulture, sa double culture, son identité, les mentalités
et la tradition tout en abordant les sujets de la vie quotidienne des gens et la
situation sociale qui prévaut dans son espace.
De ce fait, nous avons constaté que ce travail d’écriture s’est accompli aux
replis de la mémoire empruntant un itinéraire littéraire où la pensée errante affronte
l’image de l’ailleurs à travers des citations fidèles à son cadre de pensée. Le texte et
la langue d’écriture se complètent formant une spécificité littéraire d’un art
poétique, à la fois alerte et refuge à la recherche d’une vérité à découvrir où la
femme sans sépulture fait figure de métaphore et de symbole dans cette écriture de
l’errance. Ainsi, nous avons remarqué que l’errance se poursuit au-delà de l’histoire
entraînant l’auteure vers les lieux historiques de la cité antique, l’introduisant dans
l’univers des légendes où s’affiche la voix d’une essence mythifiée (l’origine). Et,
ce n’est qu’en re-pénétrant dans son univers familier que l’auteure retrouve un
présent avec son climat de tension et d’inquiétude la renvoyant à la précarité et à
l’instabilité sociale. Dans ce décalage temporel, l’influence du passé sur le présent
320
dépasse le cadre de l’histoire où l’auteure cherche, par ce mode d’écriture, à
délivrer le message nostalgique d’une voix étouffée.
Notre démarche nous a permis de vérifier l’ampleur des déplacements qui ont
permis à l’auteure d’aller vers le lieu le plus secret de l’existence féminine où l’on
retrouve l’enjeu idéologique et historique du destin de la femme. Il a été aussi
question pour nous de développer la relation des trois genres d’écriture roman-film-
autobiographie car « le film est aussi écriture ». Au cours de nos recherches, il s’est
révélé que les œuvres de notre corpus constituent les maillons d’une chaîne
littéraire entraînant l’histoire dans une sphère féminine commune où s’inscrit le
destin de la femme. Ainsi, nous avons évoqué le lien qui les rattache et l’avantage
de l’image-son sur le texte littéraire, telle paraît l’opinion de l’auteure dans le
chapitre II, p 170 réservé à cet effet. Puis, dans le roman où domine le récit, nous
avons remarqué que les interventions de l’auteure se présentent sous forme de
commentaires ou de réflexions faisant la littérarité du texte. Au cours de notre
exploration, nous avons également montré comment certains aspects de la
démarche narrative prennent en charge le discours des personnages-témoins sur un
passé toujours présent dans leur mémoire.
321
est perceptible dans le roman où la présence des personnages historiques liés au
drame colonial confère au texte un poids supplémentaire de réalité.
Dans la toile de fond du roman, nous avons discerné des pistes symbolisant la
diversité sociale, des ébauches de structures fantasmatiques où l’inconscient
féminin lit ses obsessions dans un monde transformé par le langage ordinaire des
femmes berbères avec lequel s’organise le discours. Dans ce monde déconstruit où
l’alternance des formes de discours rythme la composition du texte, la tragédie de
l’époque coloniale et la vie quotidienne des femmes illustrent le drame de Zoulikha.
220
Alexandre Lamonier, L’Errance ou la pensée du milieu, in Le Magazine littéraire n° 353, avril 1997, p.20.
323
communication était génératrice de sens multiples impliquant des réactions de notre
part, nous avons jugé que son explication nécessitait le déploiement, le dévoilement
et la constatation. Cela nous a, donc, incité à aller à la recherche de ce sens inscrit
dans le texte selon des codes mis en œuvre que nous avons développé au cours de
notre démarche ayant aboutit à cette conclusion. Ce résultat est le fruit de notre
travail de recherche qui ne s’est accompli qu’après plusieurs lectures méthodiques.
En ce sens, Djebar découvre un monde et se découvre, oppose et s’oppose aux
mentalités archaïques avec la volonté de s’affirmer poursuivant sa quête à la
recherche d’un « bien-être » féminin. Son ambition est de changer le monde injuste
où la femme longtemps persécutée jouit encore d’une liberté conditionnée par des
règles familiales et des lois religieuses.
Après avoir tourné un film sur les femmes de Césarée et tiré de l’oubli
l’histoire de la femme sans sépulture, Assia Djebar fait l’histoire de sa vie
personnelle. Affectée, de ne pouvoir changer le monde, elle nous met en présence
d’une infinité de drames rapportés en silence par son écriture de l’errance. Faisant
appel à la mémoire collective, elle nous révèle le pouvoir d’implication de la
culture et l’humaine condition de l’écriture. « La vie est écriture » dit-elle. En
parlant de la vie, – « même quand elle n’est pas de chair, mais réduite à des mots
mobiles » –, c’est par une majuscule qu’elle personnifie le « Texte » devenu une
écriture de résistance : « oui, la vie du texte résiste, se rebiffe, se rebelle. » (Djebar,
2007 : 405)
L’analyse de notre corpus repose sur un travail de recherche qui nous a permis
de découvrir trois types d’écriture polyphonique, labyrinthique et polycentrique en
relation avec l’errance :
Sur le plan labyrinthique, ce genre d’écriture est centré sur les récits dont le
langage antiacadémique (les dédales des mots, des discours) complique
inextricablement les données du texte. Malgré le langage utilisé par les
personnages, nous avons constaté que la procédure de traduction s’est effectuée
sans changement des mots prononcés par leurs auteures.
Le texte ne parle pas uniquement de la disparition de l’héroïne car nous avons
remarqué à travers l’histoire d’autres évènements qui se sont produits au cours de
l’époque coloniale et postcoloniale. D’un autre point de vue, on s’aperçoit que
l’histoire renferme un retour sur l’Histoire, le passé des ancêtres, la vie quotidienne
des gens, la situation sociale, la liberté de la femme, la religion, la tradition et les
mentalités. Compte-tenu de la variété des éléments contenus dans le texte, il s’avère
que l’histoire de la femme sans sépulture dissimule des idées idéologiques et
politiques dont la complexité rend l’issue introuvable. Toutes ces données se
présentent sous forme d’une revendication identitaire élargissant l’espace du texte
par le moyen de l’errance temporelle.
325
En parcourant le texte, nous constatons que les voies empruntées par
l’écriture sont en relation avec l’errance et les voix qui s’élèvent font corps
commun pour que se réalise le triomphe de la liberté que recèle l’œuvre. Cela nous
mène à conclure que l’écriture n’est en fait qu’une voie de l’errance.
Assia Djebar s’avère une écrivaine de grand talent. Son long parcours littéraire lui a
permis l’accès à l’Académie française comme première femme d’origine
Algérienne. Nous nous réjouissons de son succès car il nous a permis de mesurer le
chemin parcouru. Ce triomphe nous honore en tant que femme Algérienne et nous
élève au-delà des vieux mythes de la tradition. Compte-tenu de ce fait historique,
nous avons inclus en annexe de notre thèse son discours inaugural de réception.
326
BIBLIOGRAPHIE
327
1- Les œuvres d’Assia Djebar
Femmes d'Alger dans leur appartement, nouvelles. Paris : Éditions des Femmes,
1980.
Nulle part dans la maison de mon père, roman. Paris : Librairie Arthème Fayard,
2007.
328
Films (longs métrages)
Théâtre
Rouge l'aube [en collaboration avec Walid Carn]. Alger : SNED, 1969.
Prix et distinctions
329
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE
Ouvrages
CALLE-GRUBER, Mireille (dir.), Assia Djebar. Nomade entre les murs… : pour
une poétique transfrontalière. Paris : Maisonneuve & Larose, 2005.
330
ROCCA Anna, Assia Djebar, le corps invisible. Voir sans être vue. Paris :
L'Harmattan, 2005.
SIEBERT Renate, Andare ancora al cuora delle ferite : Renate Siebert intervista
Assia Djebar. Milan : La Tartaruga, 1997.
Articles et Communications
331
CALLE-GRUBER, Mireille, « Refaire les contes dans la langue adverse. Assia
Djebar, Oran, langue morte » in RUHE, Ernstpeter, Assia Djebar. Studien zur
Literatur und Geschichte des Maghreb, Band 5, Würzburg : Königshausen &
Neumann, 2001.
GOULET, Alain, « Les Lieux du moi dans Rue des boutiques obscures de Patrik
Modiano », in Le moi et ses espaces – quelques repères identitaires dans la
littérature française contemporaine (dir. David Gascoigne), Centre de recherche
Textes/ Histoire/ Langages, Caen, Université de Caen, 1997.
KIRSCH, Fritz Peter, « Quelques réflexions sur l’Histoire dans les œuvres
narratives d’Assia Djebar » in Chroniques allemandes, n°8 : Assia Djebar en pays
de langue allemande. Grenoble : Centre d’études et de recherches allemandes et
autrichiennes contemporaines (CERAAC) de l’Université Stendhal-Grenoble III,
2000, p. 91-103.
332
REZZOUG, Simone, « Émergence d’une parole féminine dans l’histoire : le dernier
roman d’Assia Djebar » in Présence de femmes. Itinéraires d’apprentissage.
Alger : Hiwer, 1987, p. 106-110.
AÏN, Joyce (dir.), Errances. Entre dérives et ancrages… Toulouse : Éditions Érès,
1996.
BACHELET, Pierre, L’Espace. Paris : PUF (Coll Que sais-je, n°3293), 1998.
333
BARBERIS, Pierre, « Texte littéraire et Histoire » dans Le Français aujourd’hui,
n°49, Mars 1980.
334
CHEBEL, Malek, Le Corps en Islam [1984]. Paris : PUF, 1999.
335
GOODMAN, Nelson, The Structure of Appearance [1951]. Boston : Reidel
Publishing Company, 3e édit., 1977.
336
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.
QUIGNARD, Pascal, Petits Traités I [1981]. Paris : Gallimard (coll. Folio), 1990.
337
SOUBEYROUC, Le Moi et l’Espace. Autobiographie et autofiction dans les
littératures d’Espagne et d’Amérique latine. Saint-Étienne : Publications de
l’Université de Saint-Etienne, 2003.
3. Méthodologie
ACHOUR, Christiane et BEKKAT, Amina, Clefs pour la lecture des récits. Blida,
Éditions du Tell, 2002.
338
DEPARDON, Raymond, Errance, éditions du Seuil, collections Points, Paris, 2000.
GENETTE, Gérard, Figures III. Paris : Éditions du seuil (coll. Poétique), 1972.
JDANOV, V., Some récent soviet studies in littérature, soviet littérature, Moscou,
1956.
MILLY, Jean. Poétique des textes. Une introduction aux techniques et aux théories
de l’écriture littéraire. Paris : Nathan, 1992.
339
PETIT, Marc, Éloge de la fiction, Fayard, 1999
4. Dictionnaires
ARMES, Roy, Dictionnaire des cinéastes africains de long métrage. Paris : Roy
Armes et Éditions Karthala (coll. Caméra des trois mondes), 2008.
5. Sitographie
EL WATAN <http://www.elwatan.com>
341
Annexe
342
Vous pouvez lire intégralement :
Il nous est évident d'insérer, dans notre thèse, un article publié par le journal "El
Watan" en date du 16 juin 2007 relatif à la vie de cette femme oubliée et en même
temps, faire apparaître que Zoulikha a bel est bien existé et dont voici le texte
intégral :
343
Mme Yamina Echaïb, dite Zoulikha, veuve Oudaï Larbi, qui parlait
parfaitement le français et n’avait aucun complexe face aux Européens, a pu
réaliser son rêve lorsque la guerre de Libération nationale a été déclenchée le
1er novembre 1954. Cette grande dame native de Hadjout, mère de trois
enfants en bas âge, s’était illustrée par sa détermination farouche contre
l’occupant, en dirigeant les femmes et les hommes pour la cause nationale, et
en utilisant tous les subterfuges pour contourner les embuscades tendues par
les forces coloniales. Quand les autorités coloniales se sont rendu compte de
son rôle auprès de la population cherchelloise et de ses environs, elle décide
alors de fuir et de rejoindre définitivement le maquis. Pour maintenir l’activité
de deux réseaux, elle avait été désignée à la tête de l’organisation politico-
militaire dans cette partie de la wilaya de Tipaza.
344
pays est un devoir, mais qu’est-ce que je suis devant ces femmes et ces hommes qui
ont donné leur vie pour la libération du pays ? », Conclut-elle. L’oratrice a rappelé
le combat de la femme algérienne durant cette période difficile. Elle a exhorté
ces femmes à parler, comme ce fut le cas lors de cette rencontre, pour dénoncer les
exactions des forces coloniales et écrire la vraie histoire de l’Algérie.
La chahida a été victime de l’oubli et du mépris, en dépit de son rôle durant la
guerre de Libération nationale dans sa région. Les témoignages ont fait réagir à
la fin de cette rencontre, la présidente de l’Instance nationale pour la décolonisation
des relations algéro-françaises, pour affirmer que la chahida Zoulikha ne sera
désormais jamais oubliée à compter de ce moment. L’exposition de Hadj Abdou
sur le combat des Algériennes a secoué les consciences de l’assistance. Deux
posters de la chahida Yamina Oudaï, dite Zoulikha, ont été remis à la ville de
Cherchell, à l’issue de cette manifestation caractérisée par la présence d’un nombre
inattendu de femmes venues de tous les horizons, en hommage à cette grande
dame, Zoulikha. "
_____________________
*M'hamed H, In ''El Watan'', le Quotidien indépendant, Vendredi 15 – Samedi 16 juin 2007 " (rédigé le
16/06/2007 à 06:28 ), "Culture", p 21, N° 5046- Dix-septième année. http://www.elwatan.com.
345
LEXIQUE CINEMATOGRAPHIQUE
346
Cinéma (n.m) : [abréviation de cinématographe]. Procédé qui permet
d’enregistrer et de projeter sur un écran des photographies animées. Le
cinéma est aussi appelé le « 7ème Art ».
Scénario (n.m) : récit destiné à être filmé. Le scénario indique tout ce qui
est nécessaire pour le tournage du film (dialogues, décor, personnages…).
347
matérialiser le regard d’un personnage immobile mais aussi rendre
compte d’un vaste espace.
Zoom : (ou travelling optique) : effet optique dû à un objectif à focale
variable. Peu utilisé au cinéma à cause de son effet artificiel et pas
toujours maîtrisé.
Travelling compensé : le travelling compensé combine à la fois un
mouvement de caméra du type travelling et un zoom.
Le Pano-travelling : comme son nom l’indique le pano-travelling est
un travelling associé à un panoramique.
348
La Profondeur de champ : désigne la profondeur visible de l’espace
filmé.
Les angles de prises de vues : désigne la position de la caméra sur un
sujet filmé. On peut distinguer : la plongée est une prise de vue effectuée
du haut vers le bas. Effet d’écrasement du sujet filmé. La contre-plongée
est une prise de vue effectuée du bas vers le haut. Effet de magnificence
du sujet filmé.
La caméra subjective : adopte le champ de vision de la personne.
LES PLANS :
Plan : un plan est une suite d’images enregistrées en une seule prise. Il est
défini par un cadrage et une durée.
Plan général : plan descriptif très large, présentant un décor. Utilisé pour
« planter le décor ».
Plan moyen : cadrage d’un personnage ou d’un groupe en pied au premier
plan.
Plan américain : cadrage d’un personnage à mi-cuisse. Utilisé dans les
westerns (cadrage au colt).
Plan rapproché : cadrage d’un personnage au buste, le décor n’est plus
visible.
Gros plan : cadrage du visage d’un personnage.
Insert : très gros plan sur un élément d’un visage (par exemple : œil).
349
Le montage en cut : montage réalisé directement lors de la prise de vues et/
ou sans transition d’un plan à l’autre.
Le montage alterné : le montage alterné juxtapose des actions simultanées,
n’ayant pas forcément lieu au même endroit et qui ont souvent un rapport de
causalité. Ce type de montage est souvent utilisé lors de courses poursuites
pour montrer poursuivant et poursuivi.
Le montage en parallèle : le montage parallèle juxtapose des actions
éloignées dans le temps ou dans l’espace. Ces actions n’ont pas forcément
un rapport direct de simultanéité ou de causalité, mais sont mises en relation
dans un rapport logique ou sémantique. Ce type de montage sert en fait à
créer des figures de style telles que la comparaison, l’opposition ou la
métaphore.
Le flash-back : revient sur un évènement antérieur. Il est parfois repérable
grâce à un traitement spécial des images (flou, noir et blanc…). Il relate
souvent un souvenir ou un fait antérieur à l’action nécessaire à la
compréhension de la suite du film.
L’ellipse : permet de passer instantanément d’un instant à un autre, en
s’affranchissant d’une partie des évènements, sans en faire mention. Au
spectateur de s’imaginer ce qui s’est déroulé durant la période de temps
omise.
Le raccord : est le passage d’un plan à l’autre. Vous pouvez utiliser,
- Le raccord dans l’axe : raccord qui permet d’éviter l’usage du zoom. La
prise de vues des deux plans se fait sur le même axe.
- Le raccord sur le regard : si le regard d’un personnage se porte sur
quelque chose hors champ, on peut insérer un plan montrant ce que la
personne regarde.
- Le raccord sur un geste : si un geste d’un personnage commence dans le
premier plan et se termine dans le second plan, le raccord devient
presque inaperçu. (par exemple : plan 1 : une personne ouvre une porte
par l’extérieur, plan 2 : la personne passe la porte et la referme).
350
- Le raccord d’analogie : d’une forme, d’une couleur, de la composition
d’une image, de la direction d’un personnage peuvent également servir
de point d’appui pour réaliser un raccord.
- Le raccord sur le mouvement : mouvement de caméra commun aux
deux plans raccordés.
- Le raccord sur le son : ne pas oublier que la bande peut entrainer le
passage d’un plan à l’autre.
La transition : dans les logiciels de montage vidéo, vous pouvez trouver
tout type de transition plus ou moins intéressante. Nous utilisons le plus
souvent la transition par fond noir ou le fondu enchaîné.
351
DISCOURS DE RECEPTION
352
Réception de Mme Assia Djebar
Mme Assia Djebar, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée
vacante par la mort de M. Georges Vedel, y est venue prendre séance le jeudi 22
juin 2006, et a prononcé le discours suivant :
Je voudrais citer d’abord le poète Jean Cocteau, reçu ici en octobre 1955, à cette
même date où j’entrais à l’École normale supérieure à Paris, ce dont se souviennent
deux ou trois de mes condisciples et amies, présentes aujourd’hui parmi nous. Jean
Cocteau donc, avec la grâce et le charme désinvolte que conservent ses écrits et ses
images, disait, dans l’introduction de son discours : « Il faudra que j’évite de
m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu
historique ».
M’endimancher à mon tour ? Le risque pour moi est plus grand : je n’ai ni le
charme ni le brio de Jean Cocteau, fêté tout au long de sa vie dans les sociétés les
plus distinguées et les publics les plus divers. Du moins, ces premiers mots du poète
de Plain-Chant, prononcés en cette même salle, me viennent à l’esprit pour vous
exprimer mes remerciements de m’avoir acceptée dans votre Compagnie. Cette
voix de Cocteau, intervenant comme celle d’un souffleur de théâtre, me permet de
dominer quelque peu la raideur de ma timidité devant vous. Car ces lieux sont
hantés par la présence impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se
sont succédé dans un labeur continu sur la langue française, portés là par leur œuvre
de nature scientifique, imaginative, poétique ou juridique. Dans ce peuple de
353
présents/absents, qu’on appelle donc « immortels », je choisis, en second ange
gardien, Denis Diderot, qui ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le
fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne.
« Il m’a semblé, écrit le philosophe en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et
au-dedans ». Diderot définit ainsi sa démarche, tandis qu’il termine sa Lettre sur les
sourds et muets.
Voici cet enfant placé, presque symboliquement, dès l’origine, de part et d’autre du
droit. Diderot dirait « à la fois au-dehors et au-dedans ! »
Le fils sera élevé, après la Grande Guerre, au gré des garnisons paternelles. Il fera
de sérieuses études secondaires, mais supportant mal la vie d’internat, après le
baccalauréat, bien qu’il penchât un moment pour la philosophie : pour éviter de
retrouver justement la pension, il choisit de s’inscrire en droit à Toulouse, sans
renoncer, au début du moins, à la philosophie.
354
Finalement, le droit l’emporta en lui, comme vocation, peut-être aussi grâce à la
qualité de la tradition juridique, à Toulouse, celle-ci dominée par la « figure
tutélaire du doyen Hauriou », dont Georges Vedel suivit les derniers cours.
Il termina l’éloge funèbre du Maître en ces termes : « Les plus jeunes de ceux qui
nous écoutent pourront dire : oui, en 2002, il y avait quelqu’un — entendez
« Monsieur Vedel » qui avait connu le doyen Hauriou ! C’est ainsi, concluait-il, que
nos mémoires se construisent et se transmettent. »
Quant au professeur Pierre Delvolvé, sans doute le plus proche disciple, après avoir
insisté sur toutes les parties du droit où Georges Vedel a excellé, — droit public
français, droit civil, droit international public et pour finir, le droit communautaire
pour la rédaction des traités de Rome, de l’Europe d’aujourd’hui — Pierre Delvolvé
donc résuma la richesse de cette biographie par cette formule : « Georges Vedel a
ainsi fait monter à Paris l’école de Toulouse ».
Puisque, auteur de narrations, j’ai le seul petit pouvoir — j’allais dire « le métier »
au sens artisanal de tenter de rendre proche — je n’ose dire de « ressusciter », l’être
qui n’est plus ; je choisis, à travers quelques scènes de sa vie, de me placer derrière
355
son ombre, de me glisser tout près, de tenter de le ramener vers vous, excusez-moi,
comme « personnage » comme character, dirait-on en anglais.
L’époux, le père, le grand père, évoqués par ses très proches, Madame Vedel en
premier, ainsi que l’une de ses filles : je les ai écoutées longuement et silencieuse
car, insensiblement, la vibration même de cette parole des très proches, nouée
pourtant par le vif de la perte, tournant et se retournant dans le souvenir, vous
ramène peu à peu l’absent autant, peut-être plus intimement, que les hommages
publics et les témoignages d’éloquence admirative.
Car il s’agit ici, sinon de rendre présent un être cher à ses proches, à ses disciples,
du moins de m’approcher au plus près de l’absent, faire affleurer son image qui
pourrait, par éclairs furtifs, nous émouvoir, me sont revenus quelques mots un seul
vers du poème sans nul doute le plus grand du Moyen Âge européen, je veux dire,
La Divine Comédie, et ces mots tirés du chant 21 du Paradis, nous conseillent
comment nous aider à créer, même pour une seconde, l’illusion de la présence
aimée, oui, quelques mots de Dante :
Suspendons notre souffle : c’est la voix même de Béatrice, dont n’a jamais pu se
consoler le poète exilé de Florence, Béatrice donc qui lui parle, à chaque étape du
voyage astral de ce vaisseau imaginaire, puisque nous sommes au Paradis.
Rappelons-nous l’élan poétique de cet extraordinaire aventure : Dante, tel un
astronaute de notre temps, par trois fois, aborde un ciel de lune, puis
successivement dix-sept cieux d’astres différents, ainsi jusqu’à ce chant XXI, où il
bénéficie de l’ultime apparition de Béatrice.
Je répète le vers, prononcé par elle, l’aimée qui va disparaître à jamais, juste après
avoir annoncé :
356
D’où ce conseil adressé au poète. Ces mots, entre splendeur et absence sereine, elle
les murmure en image d’intercession bienfaisante et de tendresse : « Mets ton esprit
là où sont tes yeux ».
Dans la vision de Dante, le miracle de pouvoir rendre présent, dans un éclair d’une
seconde, tout disparu survient lorsque ce dernier — et revenons, malgré ce détour, à
mon regretté prédécesseur — parait plus précieux aux siens que le soleil lui même.
Dans cette irréversibilité de la perte, c’est le seul pouvoir de poésie, sa magie de
l’émotion communicative : Ficca di retro a li occhi tuoi la mente (vers 16-
chant XXI).
Ainsi, cette tension de la mémoire affective, pour nous faire revenir Georges Vedel
au cœur de cette absence, à retourner, à inverser en présence de l’esprit, sinon des
yeux, présence dense mettant en mouvement l’« imago ».
Parole bouleversante parce que bouleversée, qui tente de combler le passé qui ne
passe pas.
En cet effort de liturgie, le disparu, en une lueur, vous revient : loué soit l’effort de
ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé, qui le tirent jusqu’à vous, jusqu’à nous,
précautionneusement, sans ménager leur propre chagrin qui, en effet, se ravive.
Oui, Monsieur le Doyen nous revient donc, grâce à l’affection des siens qui
cherchent consolation, de ses disciples qui, dans l’absence, gardent mémoire de sa
rigueur, de la subtilité de ses commentaires, de son influence restée prégnante en
eux ! Et pour moi qui les écoutais, la vivacité de leurs souvenirs le rapproche de
nous : cette filialité et cette fidélité, l’une et l’autre agissantes, nous le restituent !
Jusqu’à sa voix que je pourrais entendre, moi qui ne l’ai jamais approché, moi qui
me suis demandé si cette voix avait un accent, je veux dire, un accent de son Sud-
ouest natal ! Le concret, en somme, de la tradition : son oralité.
Aussi, me demandais-je, selon quel rite archaïque de mon pays pourrais-je jeter à
mon tour quelques grains de sable ou de blé, quelques feuilles de laurier, ou des
pétales de jasmin dans l’eau reviviscente de la mémoire des élèves et des amis de
combat ?
357
Quant à ce mot de « combat », évoquer plutôt le labeur de patient échafaudage que
représenta pour Georges Vedel, par exemple, pendant de longues années,
l’élaboration de la Charte de l’Europe, dont il fut l’un des artisans.
De même, j’écoutais le récit fait par l’un de ses compagnons, d’un voyage en
Amérique centrale : le professeur Guy Carcassonne me narrant, m’expliquant, puis
soudain souriant en se remémorant une escale de nuit... à Cuba. Pourquoi Cuba,
vous avez deviné, pour visiter, même tard, une des haciendas, la plus fameuse, où
Monsieur le Doyen put faire provision des meilleurs cigares du monde, ce péché du
maître étant connu de ses proches...
Descendant du Concorde qu’ils avaient pris, tous deux, en mars 1998, pour se
rendre d’abord au Costa Rica, où Georges Vedel recevait un doctorat honoris
causa, au retour, grâce à une escale de nuit improvisée, il leur fut possible, par
chance, de visiter une ou deux des plantations de tabac de Cuba ? « Nous voici à La
Havane, se souvient Guy Carcassonne, en pleine nuit, pas très loin de l’aéroport,
pénétrant dans la plantation la plus importante où le maître des lieux nous reçoit, un
vieux monsieur fort sympathique. Notre guide, lui-même impressionné, me
murmure qu’il s’agit d’une gloire chez tous les fumeurs de cigares, Don Gendro ;
de Robaina, en personne, lui dont les cigares sont les plus renommés dans le
monde.
... Notre hôte est courtois. Il me demande l’identité de mon compagnon. Tandis que
commence la dégustation.
« Eh bien, mon ami et confrère que voici, lui affirmai-je, sûr de dire la vérité, est le
« Robaina » du droit ! »
358
En espagnol, puisque Georges Vedel, prisonnier de guerre à partir de 1939 durant
ses cinq ans de captivité, avait, entre autres activités, appris la langue espagnole.
Reculons dans le passé de Monsieur le Doyen. Je tente de fixer au vol les images
que le Doyen lui-même a fait lever en moi par ses réponses au journaliste Marc
Riglet.
Comprenez qu’en 1920, le père de notre héros, fait partie du corps d’armée
française qui occupe en effet l’Allemagne vaincue. Son garçon de dix ans poursuit
sa scolarité au lycée français de Mayence. « Bien des années plus tard, se
remémore Monsieur le Doyen, je me suis rappelé une scène qui, au moment de
l’occupation de la Ruhr m’avait frappé sans que je la comprenne ».
En effet, en janvier 1923, les troupes françaises et belges, avec l’accord des autres
Alliés, occupent, sur la rive droite du Rhin, les usines métallurgiques de Krupp, et
de Thyssen qui tardaient à payer la dette de guerre trop lourde. Décision
catastrophique qui va retourner la classe ouvrière allemande — pourtant l’une des
plus politisées alors — vers une réaction de solidarité nationaliste avec ses patrons.
Georges Vedel donc, longtemps après, fera ce commentaire quelque peu amer : Pur
chef d’œuvre politique qu’Ubu n’aurait pas renié !
Avançons plus loin encore dans le temps à venir du garçonnet de 1923.... Arrivons,
n’hésitons pas... en l957, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard ! À Bruxelles, nous
trouvons nous, lorsque, dans la délégation française présidée par le ministre
Maurice Faure, Georges Vedel est, à quarante-sept ans, le juriste chargé de rédiger
les articles du traité de l’Euratom, traité qui, dans une Europe qu’on désire
nouvelle, et solidaire, permettrait de lui garantir une indépendance de l’Énergie par
rapport aux USA.
Six articles sont écrits d’une façon tellement technique qu’ils pourraient, au dernier
moment, entraîner un refus du vieux Chancelier Adenauer. Or il est important,
même urgent, du moins pour le gouvernement français d’alors, que ce traité soit
ratifié.
Se déroule en coulisse, une scène qui aura son importance pour le traité de Rome
qui doit suivre. Le suspense commence lorsque Guy Mollet lui-même, alors chef de
gouvernement, « traîne » (c’est l’expression de celui qui évoque ce passé), oui,
traîne. Georges Vedel, le juriste rédacteur des articles devant le chancelier
Adenauer qui hésite à signer.
Guy Mollet présente au vieux Adenauer le juriste Vedel qui a rédigé les six articles
auxquels personne ne comprend rien sauf les juristes. Georges Vedel en allemand,
résume son texte d’une façon si convaincante que le vieux Chancelier retrouve
confiance...
360
Dans ces allées et venues de la mémoire, Georges Vedel commentera, cette fois, à
la veille d’être élu à l’Académie en 1997 : « Je pensais qu’il était plus sérieux de
faire la Communauté économique européenne et cet Euratom auquel je m’étais
attaché parce qu’il était riche en problèmes juridiques ! »
Monsieur le Doyen, qui est une mine de souvenirs de même importance où il est à
la fois acteur, négociateur et témoin pour l’histoire — ajoute d’ailleurs cette
remarque si précieuse pour nous : « Maurice Faure a souvent dit que si cette
négociation (de l’Euratom) a pu se faire, c’était en partie parce que la guerre
d’Algérie occupait beaucoup les esprits »
Mais faisons revivre Georges Vedel, à peine quadragénaire, en ces années 1950
alors que, pour sa capacité à trouver forme à cette nouvelle donne internationale, il
jouit de la confiance des chefs d’état de premier plan. Son rôle fut donc décisif dans
le rapprochement franco-allemand qui se noue dans cette décennie. Se rappelant
peut-être le petit garçon de 1923, il soupirera : « L’interminable match France-
Allemagne ne pouvait se perpétuer à jamais de guerre en guerre ! ».
Ces allées et venues que j’opère, dans un apparent désordre, me font sentir combien
durant son parcours de vie (l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des
camps), le professeur est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif
qui résiste et les formes nouvelles, quelquefois informes, mais préfigurant l’avenir
de l’Europe.
361
Quand, par exemple, il anima, avec des amis, en 1967, le club Jean Moulin, son
instinct de juriste hors pair était soutenu par une intelligence aigüe des poussées du
changement qui, même avec retard, advient...
Pour ma part, il est vrai, m’a frappée son œuvre de juriste, je dirais de Grand Sage
dans la naissance d’une Europe nouvelle.
Sa pensée du Droit, expérimentée sur des décennies, lui a fait saisir, au plus près,
les mouvements d’un secret balancier qui tente d’équilibrer stabilité et progrès
d’une Europe cicatrisée. Dont il me parait être l’un des horlogers invisibles.
Aussi reviendrai-je sur son arrestation de 1939, puis sur son expérience de la
captivité qu’il vécut, cinq années durant.
En 1939 donc, lieutenant dans l’est de la France, il se retrouve encerclé avec l’état
major de la V e armée.
L’ordre est transmis aux officiers de tenter de gagner, en ordre dispersé, la frontière
suisse. Trois d’entre eux avancent au hasard, dans la forêt vosgienne, en pleine nuit.
Le premier, Vedel, butte contre un obstacle et tombe, c’est sur un soldat allemand :
« Je suis capturé, se souvient-il, par l’unité allemande dont je suis le premier
prisonnier en tant qu’officier ! Je suis envoyé dans un Oflag, où, je dois dire, est
respectée la convention de Genève... Dans le troisième de ces camps, nous
362
souffrirons certes du froid, de la mauvaise nourriture, mais nous pourrons recevoir
des colis une fois par mois, et même des livres, ensuite ».
En 45, lorsque les Russes libèrent ce camp non loin de Vienne, les officiers français
sont remis aux Américains, à l’aérodrome de Linz. Là, a lieu un choc en lui ; une
horreur indicible saisit ces Français libérés lorsqu’ils rencontrent d’autres déportés,
mais dans quel état : des êtres squelettiques sortent, ou plutôt titubent hors du camp
de Mauthausen qui ne se trouvait qu’à seulement soixante kilomètres du leur :
« Hélas, s’exclame Monsieur Vedel, un troupeau de torturés, de quasi morts nous
apparaît ».
Sa réaction, dans le train qui le ramène à Paris, est d’une force qu’il n’oubliera
jamais : « il me semble, se souvient-il, que j’ai commencé à croire vraiment au
droit à ce moment là »
L’horreur qu’il ressent, les jours suivants, se prolongera. Car, dans ce train du
retour, les déportés de Mathausen continuent de mourir.
Par cette vision, de ce qu’avait pu être aussi la guerre, il restera marqué, hanté par
la proximité d’un « monde sans droit », une Barbarie au cœur même de l’Europe.
« J’ai compris, conclut-il, que le droit, même rudimentaire, même rugueux, est
l’une des frontières entre l’Homme et la bête ! »
363
Auparavant, il était un brillant agrégé de droit, en train de « réussir » sa vie de
professeur d’université. Après 1945, le droit n’est plus seulement une « carrière »,
un métier, mais une vocation qui l’habite, dont les questionnements ne laisseront
plus jamais son esprit en repos.
Comme professeur depuis 1936, presque tout le long du siècle passé, à la Faculté de
Droit, à Sciences-Pô et dans de multiples Universités étrangères, y compris celles
des trois pays du Maghreb. Ses cours, nous dit-on, étaient un modèle de clarté et de
rigueur, avec toujours des notes d’humour.
Pour ma part, ayant trop vite survolé cette vie si riche et ce trajet exemplaire, je me
permets de revenir au choc que l’homme Georges Vedel reçut à l’aérodrome de
Linz, et qui ébranla définitivement son intelligence, sa sensibilité, qui a donné plus
de profondeur à sa conscience de citoyen.
Certes, par le hasard de la vie, il a été lié d’amitié avec Maurice Faure, très jeune
parlementaire. Celui-ci, ministre en 1956, chargé de la négociation européenne, fait
appel à Monsieur le Doyen comme conseiller juridique pour les accords à élaborer,
qu’il faudra soumettre aux différents partenaires d’une Europe réconciliée.
364
Peut-être, toutes proportions gardées, pourrait on revenir à l’origine de la première
Europe des célèbres Serments de Strasbourg, en 842, lorsque parmi les petits-fils de
Charlemagne, deux frères cadets font la paix (chacun, dans la langue de l’autre) : ils
partagent l’héritage paternel, certes, pour se renforcer aussi contre le frère aîné, le
troisième héritier...
Ce schéma, on pourrait dire qu’il fonctionne à nouveau, au milieu des années 1950.
Vaincus et vainqueurs de l’Europe surgissant, une nouvelle fois, de ses ruines,
élaborent des fondations autres pour une Europe à régénérer. Ils se réconcilient
certes, mais, pour contrebalancer le bloc des « pays de l’Est » et cela, jusqu’ à la
chute du mur de Berlin, en 1989.
Il s’agissait, aussi d’une confrontation plus large de l’Europe avec tout le Tiers
Monde. Aux philosophes de l’Histoire de mesurer pourquoi les deux dernières
guerres mondiales ont pris racine sans doute dans le fait que l’Allemagne,
puissance réunifiée en 1870, fut écartée du dépeçage colonial de l’Afrique, au XIXe
siècle.
365
sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues
identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne
pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent
chers.
Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur
quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont
rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste.
En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé
Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres
coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il,
l’Europe ».
En pleine guerre d’Algérie, pour ma part, par contre, j’ai bénéficié de chaleureux
dialogues avec de grands maîtres des années cinquante : Louis Massignon,
islamologue de rare qualité, pour mes recherches alors en mystique féminine, du
Moyen Âge, l’historien Charles André Julien qui fut mon Doyen à l’Université de
Rabat autour de 1960, enfin le sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me
réconfortait, hélas, juste avant sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie
passée contre les intellectuels., en Algérie.
J’ajouterai à cette liste, le discret ami d’autrefois, Gaston Bounoure qui, d’Égypte,
venant finir sa carrière de professeur au Maroc, était l’un des rares à m’encourager
dans mes débuts de romancière ; de même, un peu plus tard, le poète Pierre
Emmanuel qui siégea parmi vous.
366
Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent
aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine
Tillon, devancière de nous toutes, par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les
années trente, par son action de dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957,
également pour son livre Le harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous
devint « livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique.
Ainsi, dirais-je, s’aviva mon « désir ardent de langue », une langue en mouvement,
une langue rythmée par moi pour me dire ou pour dire que je ne savais pas me dire,
sinon hélas dans parfois la blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non,
entre trois langues et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de
précision différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon
écriture, la stabiliser oui risquer au contraire son envol.
Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre
Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que « J’étais
contente pour la francophonie du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait
saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi
seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes
367
confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui,
dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer
leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.
Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures.
Il serait utile peut être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on
me disait alors « française musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos
ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord,
(on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite
de haute qualité, de langue latine...
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est
algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant
en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or
ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire
iconoclaste conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le
traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin
salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’aujourd’hui.
Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.C, qui se convertit ensuite au
christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique,
toute de rigueur puritaine Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies
de ce Il e siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun
misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des
vierges, cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit Tertullien, subit une
sorte de prostitution ! », et plus loin, « Depuis que vous avez découvert la tête de
cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ».
Oui, traduisons-le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-mêmes, au moins,
que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est
pas spécialité seulement « islamiste ! »
En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de
cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature : Augustin, né de parents
368
berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église :
l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès
intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son
retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son
long combat d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères
christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes
chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant
berbère, Augustin croit les vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en
418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon
enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée
par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule
année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés
dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et
arabe.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit
des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger ; Ibn
Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus
grand mystique de l’occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et
de là, retournant à Cordoue puis à Fez-La langue arabe était alors véhicule
également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi,
c’est de nouveau, dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les
Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire,
inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn
Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du
XIVe siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles
auparavant, Ibn Arabi.
369
Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la
sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui
préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.
Dès l’âge de mes quinze ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature.
« J’écris pour me parcourir » disait le poète Henri Michaux . J’ai adopté, en
silence, cette devise.
L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une
quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de
recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être,
après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf
que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des
vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf
siècles auparavant...
Est-ce que, me diriez vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée et
ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ?
Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre- presqu’une
seconde peau, ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre
370
pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en
nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour
dans Soho ou sur le pont de Brooklyn)... Je ne me sens alors que regard dans
l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste
pour boire l’espace bleu gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en
même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués
à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants
du cinéma d’état de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses
images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs
cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des
structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la
violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et
aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audio-visuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes
du Dahra, en langue arabe ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs
écorchées— j’ai reçu une commotion définitive. Un ressourcement ; je dirais même
une leçon éthique et esthétique, de la part des femmes de tous âges de ma tribu
maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi
évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des
mini-récits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme
une source qui lave et efface les rancunes.
Or là bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais sinon chaque
femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les
yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linge divers, de laines, de
371
soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous
âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua, revient
dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de
paroles ; leurs conversations s’entrelacent.
Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au
son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant
que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le
peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche
comme un cœur humain.
Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue
maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre
l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au dehors des corps de
femmes circulant, dansant, toujours au dehors, défi essentiel.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons
et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Bela Bartok est venu écouter
en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d’écriture s’ouvre au différent,
s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au
dehors, parfilée de silence et de plénitude.
Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du
Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes
secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me
protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-
372
dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des
langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de « shefa’ » pour nous tous, ouvrons
grand ce « Kitab el Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/ Ibn
Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir,
quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent...
373
CHRONOLOGIE
374
Juin 1936
1937-1946
1946-1953
Oct. 1953
Oct. 1954
1 Nov. 1954
Juin 1995
375
A partir d’Octobre 1955, en 1ère et 2ème années, elle choisit non pas la
Philosophie mais l’Histoire. Elle aurait aimé étudier l’arabe littéraire mais
cet enseignement n’existe pas.
Mai-Juin 1956
Grève des étudiants algériens. Fatma Zohra ne passe pas ses examens en
raison des « événements ».
Juin 1957
Son premier roman La Soif, qu’elle a écrit en deux mois, est publié chez
Julliard. Il est traduit aussitôt aux Etats-Unis où il a du succès et reçoit une
importante édition en livre de poche. Fatma Zohra prend le pseudonyme de
Assia Djebar à cause de ses parents et à cause de l’administration de l’Ecole.
Mars 1958
Elle continue à faire la grève des examens. La directrice de l’ENS, qui est
alors Marie-Jeanne Durry, la contraint de quitter l’école.
Assia épouse un Algérien et quitte la France avec lui pour la Suisse puis
Tunis.
Eté 1958
Eté 1959
Elle se rend dans les camps, aux frontières tunisiennes, avec la Croix Rouge
et le Croissant Rouge, où elle fait des enquêtes parmi les paysans algériens
réfugiés après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef. Son 4ème roman
Les Alouettes naïves, qu’elle publiera en 1967, retrace cette période.
376
Elle prépare, sous la direction de Louis Massignon, un Doctorat d’Histoire
sur Aïcha el Manoubia, sainte patronne de Tunis à la fin du XIIème siècle,
et étudie le récit des miracles.
Sept. 1959
Été 1960
Assia écrit Les Enfants du nouveau monde. Certains récits lui sont inspirés
par sa mère et sa belle-mère qui viennent lui rendre visite à Rabat et qui lui
racontent des épisodes de la guerre à Blida vue depuis le patio des femmes.
Le roman ne sera publié qu’en 1962 à cause d’un litige entre le Seuil et
Julliard.
1962
Le 1er juillet, Assia rentre à Alger, envoyée par Françoise Giroud, directrice
de l’Express, pour faire un reportage sur les premiers jours de
l’Indépendance.
Oct. 1966
377
Résidente en France, elle fait des séjours réguliers.
1976- 1978
1979
378
Reçoit le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. Accueil
enthousiaste du public.
1980
1981-1984
1985
379
1987
1991- 1984
1993 – 1994
Les assassinats en Algérie frappent ses proches : Tahar Djaout est tué le 3
juin 1994. 1993 ; Mahfoud Boucebci le 15 juin ; M’Hamed Boukhobza le
27 juin. Abdelkader Alloula, son beau-frère, est assassiné le 11 mars 1993 et
meurt à Paris.
1994
Passe trois mois à Strasbourg avec une bourse d’écrivain. Commence Les
Nuits de Strasbourg, qui sera interrompu. Participe à la fondation du
Parlement international des écrivains Christian Salmon.
380
1995
Mort du père en octobre. Elle va à Alger. Puis, à son retour, elle accepte la
direction du Centre Francophone de l’Université de Louisiane, à Baton
Rouge.
1998
1999
2000
Monte au Teatro di Roma (juin-octobre) l’opéra écrit l’année précédente :
Figlie d’Ismaele nel Vento e nella Tempesta. Repris à Palerme et à Trieste
en Octobre.
Reçoit le Prix de la Paix à Francfort-sur-le-Main.
381
2002
2003
2004
2005
16 juin 2005
382
2006
383
TABLE DES MATIERES
384
Propos liminaire ............................................................................................................. 07
INTRODUCTION ........................................................................................................ 08
PREMIERE PARTIE
LES VOIX DE L’ECRITURE, VOIES DE L’ERRANCE....................................... 19
385
6- Les quatre monologues de Zoulikha .................................................................... 92
6-1- « Le Premier monologue de Zoulikha, au-dessus des terrasses
de Césarée » ........................................................................................................ ..94
6-2- « Deuxième monologue de Zoulikha» .......................................................... ..96
6-3- « Le troisième monologue » .......................................................................... ..99
6-4- « Le dernier monologue de Zoulikha sans sépulture » ....................................... 103
7- Les enjeux de la monophonie ............................................................................... 108
Conclusion ...................................................................................................................... 109
387
1-3- Les caractéristiques du « pacte oxymoronique » ................................................ 185
2- Le corps du roman .......................................................................................... 186
388
Conclusion ...................................................................................................................... 242
BIBLIOGRAPHIE……………….…..……..…….……………….……..….………327
ANNEXE………………………………….………..…..…….……………...….……342
2- Lexique cinématographique…………………………...……………..…….…346
3- Discours de réception………………….……….…………...…….…….…….352
4- Chronologie…………………………….……….………………...….……….374
390
Résumé en français: L’ECRITURE DE L’ERRANCE DANS LES ŒUVRES D’ASSIA DJEBAR.
Dans l’œuvre romanesque d’Assia Djebar, l’errance apparaît comme mouvement de progression de l’écriture
dans l’espace et le temps vécus. La quête d’une voix errante liée au destin des femmes, associée à un contexte
de perte et d’errance, transgresse les limites qui séparent les êtres. Dans l’entrecroisement des récits
initiatiques, l’énigme de la disparition se trouve liée à l’identité et exige de nous une réflexion sur l’écriture
nomade, la mémoire et le temps, car chaque mot est un chemin de transcendance. Dans ce parcours spatio-
temporel, l’œuvre se caractérise par la nature itinérante de sa progression narrative : c’est par les voix (es) de
l’errance que les récits rapportés par la mémoire collective alimentent un texte où la signification donne aux
mots leur unité verbale. Formée de fresques historiques, d’appréhensions idéologiques, d’aperception de
l’espace et du temps, l’œuvre s’organise spécifiquement par des stratégies énonciatives monophoniques,
polyphoniques et labyrinthiques obéissant à un découpage chapitral, à une narration ultérieure, au monologue
intérieur et à une alternance récit-discours empruntés à l’histoire du passé colonial et à la vie quotidienne des
femmes. Dans cette harmonie des formes et des mouvements provoqués par l’errance, l’étude des enjeux
symboliques et philosophiques nous renvoie au mythe interprété comme l’expression de la personnalité de
l’auteure sur le sens de la vie des femmes.
(Mots-clés : Ecriture- Errance- Histoire- Mémoire collective- Enigme- Destin- Labyrinthe- Polyphonie-
Monologue, Mythe- Femme- Discours- Voix (es)- Espace- Temps.)
English summury: WRITING OF WANDERING IN THE WORKS OF ASSIA DJEBAR.
In the novels of Assia Djebar, the wandering appears as a movement of progress of writing in the lived space
and time. The quest for a wandering voice, linked to the fate of women, associated with a context of loss and
wandering, transgresses the limits that separate beings. In the crisscrossing of the initiatory stories, the enigma
of disappearance is linked to identity and requires us to think about the nomad writing, memory and time,
because each word is a path of transcendence. In this spatiotemporal course, the work is characterized by the
itinerant nature of its narrative progression: it is by the voice (s) of the wandering that the stories reported by
the collective memory feed a text where significance gives words their verbal unity. Formed of historical
frescoes, ideological apprehension, apperception of space and time, the work is organized specifically by
enunciative strategies monophonic, polyphonic and labyrinthine obeying to a chapteral cutting, at a subsequent
narrative, at an internal monologue and at an alternating narrative-discourse borrowed from the history of the
colonial past and the daily lives of women. In this harmony of shapes and movements caused by the
wandering, the study of symbolic and philosophical issues refers us to the myth interpreted as an expression of
the personality of the author about the meaning of women's lives.
(Keywords: Writing- Wandering- History- Collective Memory- Enigma- Fate- Maze- Polyphony-
Monologue- Myth- Woman- Discourse- Voice (es)- Space- Time.)
كتابة التيهان في أعمال آسيا جبا ر: الملخص بالعربية
يخترق البحث عن صوت تائه مرتبط بقدر، يظهر التيهان كحركة تطور للكتابة في الحيز و الزمان المعيشين،في عمل آسيا جبار الروائي
. مشترك بسياق ضياع و تيهان الحدود التي تفرق األشخاص،النساء
ألن كل كلمة هي، الزمن، الذاكرة، و يفرض علينا تفكيرا في كتابة الترحال، يتواجد لغز االختفاء مرتبطا بالهوية،في تقاطع القصص االبتدائية
فمن خالل أصوات التيهان تغذي القصص المأخوذة: في هذا المسار الزمكاني يتمظهر العمل بطبيعته التتابعية لتطوره السردي.الطريق للسمو
ينتظم، و أفكار إيديولوجية و تمظهر زمكاني، مكونا من أشكال تاريخية.النص أو تعطي داللة الكلمات وحدتها الفعلية, من الذاكرة الجماعية
خاضعا لتقسيم أصلي و سرد مسبق و منولوج داخلي و تعاقب قصصي خطابي، متعددة و متاهية، العمل تحديدا باستراتيجيات نصية أحادية
تخيلنا دراسة الرهانات، وسط هذا التناسق لألشكال و الحركات المتسبب من التيهان.مأخوذ من الماضي االستعماري و الحياة اليومية للنساء
.الرمزية و الفلسفية إلى األسطورة المترجمة كتعبير عن شخصية الكاتبة حول معنى حياة المرأة
:الكلمات المفتاحية
زمان، ) فضاء (مكان، امرأة خطاب، أسطورة، مونولوج، المتعدد األصوات، المتاهة، القدر، اللغز،الذاكرة الجماعية، التاريخ، التيهان،الكتابة
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