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REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET POPULAIRE.

MINISTERE DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA


RECHERCHE SCIENTIFIQUE
UNIVERSITE D'ORAN ES-SENIA
DEPARTEMENT DE FRANÇAIS
ECOLE DOCTORALE.
Pôle Ouest
Antenne d’Oran

THEME : L’ECRITURE DE L’ERRANCE DANS


LES ŒUVRES D’ASSIA DJEBAR.
Corpus étudiés : La Femme sans sépulture, La Nouba des femmes du Mont
Chenoua, Nulle part dans la maison de mon père.

Thèse pour l’obtention du doctorat en Sciences des Textes Littéraires.

Présentée par: Sous la direction de:

Melle Nawal BENGAFFOUR. Mme Bahia OUHIBI

M. Bruno GELAS.

Composition du Jury :
Mme Fawzia SARI Professeur Université d’Oran Présidente.
Mme Bahia OUHIBI M. de Conférences Université d’Oran Directeur.
M. Bruno GELAS Professeur Université de Lyon Directeur.
M. Philipe GOUDEY Professeur Université de Lyon Examinateur.
Mme Fouzia BENDJELID M. de conférences Université d’Oran. Examinateur.
Mme Samira BECHELAGHAM M. de conférences U. de Mostaganem. Examinateur.

ANNEE UNIVERSITAIRE 2009-2010.

1
L’errance n’est qu’un voyage littéraire menant l’auteure à
l’écriture de sa propre création. « Architecture arachnéenne faite
de multiples silences, symphonie d’un rêve évanoui, mais
obsédant », l’errance conduit à une « écriture-aveu » où les
souvenirs mythiques et historiques incitent l’auteure à évoquer un
« nulle part » inscrivant les Textes dans une continuité
intertextuelle sans fin.

2
DEDICACE

3
Je dédie ce travail à :

Mes chers parents, prunelles de mes yeux ;


Mes chères sœurs Nadia, Souad, Fatima Zohra et Farida ;
Mon cher et unique frère Mohamed Amine ;
Mes adorables nièces Chahinez, Nahida et Hiba ;
Mon cher oncle Boutaleb ; ma chère tante Noria et tata Pierette ;
Mon cher Hany SEMARD ;
Ma belle-sœur Wahiba ;
Mon beau-frère Boumedienne ;
Ma grand-mère et ma Halima ;
Ma chère et fidèle amie Fatima BENFODDA ;
Les familles BENGAFFOUR et AZZEDINE ;
Mes oncles, tantes, cousins et cousines ; amies et alliées.
A la mémoire de mes grands-pères et ma grand-mère (meima) ;
A la mémoire de mon petit ange Maria ;
A la mémoire de Samira, décédée à l’âge des fleurs.

---------------

4
REMERCIEMENTS

5
Je tiens à remercier :

Madame Bahia OUHIBI- GHASSOUL, maître de conférences à l’université


d’Oran, directrice de thèse, pour son soutien et ses encouragements depuis le début
de ma thèse ; celle qui a su me donner la force d’aller au bout de cette aventure
littéraire. Je la remercie pour sa grandeur d’âme et son grand courage.

Monsieur Bruno GELAS, professeur à l’université de Lyon, directeur de thèse,


pour avoir encadré ce travail de recherche, pour sa cordialité, son amabilité, ses
conseils fructueux et pour son accueil chaleureux.

Madame Fawzia SARI, professeur à l’université d’Oran et directrice de l’école


doctorale, qui a accepté de m’encadrer durant les deux années de ma thèse de
magistère. Je la remercie pour avoir su me faire confiance et trouver les mots qu’il
fallait pour m’encourager. J’ai apprécié en elle sa gentillesse, sa grande rigueur
scientifique et sa disponibilité au quotidien.

Monsieur Philippe GOUDEY, professeur à l’université de Lyon, pour la qualité


de sa présence et pour avoir bien voulu faire partie du jury de ma thèse.

Madame Fouzia BENDJELID, maître de conférences à l’université d’Oran, pour


la qualité de sa présence et pour avoir bien voulu faire partie du jury de ma thèse.

Madame Samira BECHELAGHAM, maître de conférences à l’université de


Mostaganem, pour la qualité de sa présence et pour avoir bien voulu faire partie du
jury de ma thèse.

J’aimerais étendre ces remerciements également à Monsieur Charles BONN,


professeur à l’université de Lyon, pour son accueil, sa disponibilité et ses conseils
fructueux.

6
Propos liminaire

L’origine de ce travail de recherche sur L’Ecriture de l’Errance repose sur


deux piliers fondamentaux : d’une part, l’errance n’est pas seulement caractérisée
par des aspects physiques mais peut se manifester dans une manière d’être, des
comportements, voire un état mental et d’autre part, il nous apparaît essentiel de
considérer que l’écriture, dans ses expressions, est liée à un contexte socio-
historique profondément modifié.

Pour comprendre le phénomène de l’errance, dans sa dimension générique,


qui ne se réduit pas à son étymologie, il faut au préalable saisir l’évolution de
l’écriture nomade et ce qu’elle produit de nouvelles pratiques sociales et humaines.
L’errance serait une manifestation de cette évolution. Ce phénomène est également
l’expression de l’exil, de la disparition, de la mort, des difficultés psychologiques
qui maintiennent les personnages dans une symbiose.
La problématique de l’écriture en situation d’errance est visible sur cette thèse.
Cette problématique est celle de l’errance et concerne précisément les protagonistes
féminins en situation d’itinérance.

Compte-tenu de ce qui précède, il n’est pas inutile de se référer à certains


éléments spécifiques dans l’écriture nomade d’Assia Djebar. A la lecture de ses
œuvres réalisées, des indices biographiques caractéristiques sont récurrents. Les
témoignages historiques, la mémoire collective, les discours, fort diversifiés, sont
associés et conduisent inexorablement à l’errance.


L’itinérance est une pratique qui consiste à se déplacer d’un lieu à un autre, en fonction des besoins ressentis,
des nécessités.

7
INTRODUCTION

8
L'écriture d’Assia Djebar*1, écrivaine francophone d'origine algérienne, est
une écriture nomade et son langage est celui de l'exil. Dans le monde de l'exil, les
mots ne font plus corps avec la réalité, mais signifient toujours le « nulle part ».
Notre thèse suit le cheminement progressif d'un sujet multiforme en route vers son
histoire et son avenir, et qui tente de trouver la voix (la voie) qui le définit. Refusant
la nostalgie de l'ailleurs, les personnages féminins se tiennent sur le seuil-frontière
d'un monde hybride, dans l'entre-deux où toutes les possibilités du devenir et la
multiplicité du sens s'affirment.
Grande héritière de la langue française, Assia Djebar exerce les énergies de cet
héritage pour dynamiser la tradition dans cette langue à partir d’un retour sur les
traces historiques de son pays natal. Comme tous les écrivains maghrébins
d'expression française, Assia Djebar résiste au sentiment de rejet, d'exil, à la
différence des voix ensevelies de l'époque post-coloniale constituant un point nodal
de tension sur lequel coulisse le nœud ultime de son écriture. L'espace où se
manifeste la spécificité de son écriture féminine nous oriente vers une nouvelle
forme d’écriture de l’errance. Une écriture enracinée dans la vie quotidienne des
femmes de Césarée.

Le thème de la femme est au centre de l’écriture d’Assia Djebar. Son


intuition, faisant appel à son expérience littéraire, crée en elle ce sentiment de
reconnaissance. " Je suis là ; en retard peut-être, mais là ! Travaillons !... " (Djebar,
2002 :14). Alors, elle écrit autour d’une mémoire entravée, étranglée et errante pour
tisser l’histoire de La Femme sans sépulture1. Introduite dans le champ littéraire,
l’écriture fait de l’histoire une problématique dont les enjeux ouvrent la voie à de
nouvelles perspectives (la recherche de soi, l’identité). Pour reconstruire l’histoire
d’une combattante de la guerre d’Algérie, Assia Djebar revient dans son pays
(précisément dans sa ville natale : Césarée). Pour ce faire, elle parcourt Césarée
et sa région jusqu’au lieu de la disparition de l’héroïne, menant sa quête

*1
Voir Annexe, Chronologie, p.374.
1
Assia Djebar, La Femme sans sépulture, éditions Albin Michel S.A, 2002.

9
auprès des personnages féminins ayant vécu les évènements dans le même espace-
temps. Elle entreprend son travail d’écriture, erre1 d’un lieu à un autre pour écouter
et recueillir les témoignages servant le texte. Dans le sujet collectif des femmes
unies par la même histoire, l’écrivaine intègre son « je » dans le « nous » où elle
retrouve progressivement son identité grâce à la sororité ressentie à l’égard des
femmes de Césarée.

Chez Assia Djebar, l’errance se manifeste par le thème de l’exil et le retour au


pays natal intimement lié à la vie quotidienne des femmes de son espace. Dans sa
littérature, comme dans ses films, nous notons la présence de la notion d’errance
dans un espace hanté par l’image d’une réalité inquiétante. A son retour de l’exil,
elle parcourt les rues désertées de Césarée sans esquiver la campagne. Elle visite les
sites historiques à l’image du présent où se manifeste la nostalgie du passé. Partout,
elle retrouve le même spectacle de gens errants accomplissant les tâches de leur
vie quotidienne oubliant l’avenir.

L’errance est présente dans tous les arts (cinéma, peinture, littérature). En
littérature, l’errance est une notion de voyage, de déplacement physique, de
cheminement intellectuel dans le travail littéraire. Elle devient quête de lieu, de
recherche de vérité, de rejet de la société. L’errance permet de vivre le présent

1
À l'origine, le verbe « errer » signifie tout simplement aller, à l'image du chevalier errant. Cette connotation du
verbe est toujours valable de nos jours. Pendant la Renaissance, il est associé à l'errata, c'est à dire à la liste des
fautes survenues dans l'impression d'un ouvrage. Même si la double connotation de ce verbe n'est développée
qu'au fil des siècles, on peut se demander si c'est justement à cette époque que le verbe errer prend une
connotation éthique, celle de « se tromper », « avoir une fausse opinion », ou même « s'écarter, s'éloigner de la
vérité ». Ce serait ce dernier sens qui imprègnerait la dialectique entre passion et raison qui sous-tend le XVIIIe
siècle, dans laquelle la passion est considérée comme étant un égarement de la raison. Ceci nous amène aussi à
considérer le rôle des conventions sociales, de la vérité et de l'éthique dans les manifestations de l'errance à
travers divers contextes historiques. Au XXe siècle, un type différent d'errance voit le jour en littérature:
l'errance au cœur même du style d'écriture, qu'on pense aux longues phrases proustiennes ou à l'écriture
automatique des surréalistes, par exemple.

La Nouba des femmes du Mont Chenoua, film long métrage semi-documentaire, semi-fictionnel réalisé par
Assia Djebar, 1977-1978 (115 minutes – interprétation : Sawsan Noweir/ Mohamed Haimour). Prix de la
critique internationale à Venise en 1979. La Zerda, ou les Chants de l’oubli, long métrage documentaire,
présenté en 1982, par la télévision algérienne et primé au Festival de Berlin : « meilleur film historique » en
janvier 1983.

10
pour échapper au souvenir nostalgique du passé. Depuis Ulysse, Le Juif errant5,
Don Quichotte6, la littérature a toujours privilégié le thème de l’errance. Semblable
à la métamorphose du temps ; "elle métamorphose d’abord le présent où elle
semble se produire, l’attirant dans la profondeur indéfinie où le « présent »
recommence le « passé », mais où le passé s’ouvre à l’avenir qu’il répète, pour que
ce qui vient, toujours revienne, et à nouveau, à nouveau.7". Dans son discours de
réception à l’Académie française (2005), Assia Djebar confirme son rapport
fusionnel à l’écriture :

« L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente,


une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-
dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord.
Je m’interroge, comme qui, peut-être, après tout, comme le héros
métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux
retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des vagabondages de
ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles
auparavant...8»

L'écriture d'Assia Djebar est à la mesure des enjeux actuels dans un espace où
la parole énonciative prend naissance et s'affirme à travers des récits d’actualité,
prenant la forme d'une recherche conduite par une exploration de l'énigme allant à
la quête infinie de l'être. Située entre le passé colonial des Algériens et leur guerre


Ulysse (1922) est le roman le plus connu de James Joyce. Il s’agit d’une transcription de l’Odyssée
(chapitrage, symbolisme des aventures, …) sur une journée de personnages de Dublin, dont l’artiste qui y joue
le rôle de Télémaque. Valéry Larbaud affirme «qu'avec l'œuvre de James Joyce, et en particulier avec cet
Ulysse qui va bientôt paraître à Paris, l'Irlande fait une rentrée sensationnelle dans la haute littérature
européenne. », extrait de « James Joyce » dans La Nouvelle Revue française, n° CIII, 1er avril 1922.
5
Le Juif errant est un roman français d’Eugène Sue publié en feuilleton dans le Constitutionnel du 25 juin 1844
au 2- août 1845 puis en volume de 1844 à 1845 chez Paulin à Paris. Le juif errant est un personnage légendaire
dont les origines remontent à l’Europe médiévale. Ce personnage ne pouvait pas perdre la vie, car il avait perdu
la mort : il erre donc dans le monde entier et se fait voir de temps en temps. A partir du XVI e siècle, le juif
errant reçoit le prénom d’Ahaswerus (ou Ahasvérus). Il inspire non seulement l’imagination populaire mais
aussi celle d’écrivains. Le thème du juif errant est très actif dans la production littéraire et savante (historienne)
autour de l’époque la Monarchie de Juillet, comme en témoignent parmi d’autres les études d’Edgar Quinet,
depuis son premier écrit publié, les Tablettes du juif errant (1823) jusqu’à Ahasverus.
6
L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (en espagnol El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la
Mancha) est un roman écrit par Miguel de Cervantès. Il a crée le type du Don Quichotte, rêveur idéaliste et
absurde qui se prend pour un justicier. Don Quichotte, le chevalier errant en quête d’aventures et de la gloire
éternelle. Don Quichotte de la Mancha publié à Madrid en deux parties, 1605 et 1615.
7
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, éditions Gallimard, Collection, Folio Essais, Paris, 1986, p.27.
8
Réception de Mme Assia Djebar élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, au fauteuil de M. Georges
Vedel (5e fauteuil) : Discours prononcé dans la séance publique (Paris Palais de l’institut).

11
fratricide, interprétée par la langue maternelle, écrite dans l'autre (française), les
deux aspects métaphoriques se croisent, créant le mythe d'une résistance acharnée.
La vie de la femme, longtemps persécutée, fait figure de référence dans son
contexte littéraire. C'est dans la blessure féminine que l'écriture d'Assia Djebar
puise les mots avec lesquels elle s'efforce à la fois de briser le silence et de faire
échec à un obscurantisme faisant le deuil de la femme musulmane. Son écriture se
trouve liée à la langue, une langue qui donne cette liberté de penser, de révéler des
évènements à rimer selon une mise en œuvre textuelle qui relève du ressort
poétique. Elle utilise une fonction narrative psalmodique et un espace d'écriture
singulier pour faire entendre les "voix ensevelies". Dans cette analogie, réside la
force des textes de la tradition arabo-musulmane et de la tragédie des femmes à
travers l'Histoire.

L'écriture, comme le souligne Pascal Quignard, " impose une brutale mise au
silence de la langue. La totalité de ce qui parle se fait tout à coup taciturne: langue à
la fois brusquement visible et brusquement muette. (...) Ce faisant, elle désordonne
point par point le monde oral, met à distance de lui en le soumettant à l’épiement du
regard, réorganise violemment son registre en réduisant au silence le monde social
où les hommes parlent et se souviennent (...). 9 "
Le texte et la langue d'écriture se complètent et forment une spécificité littéraire
d'un art poétique, à la fois, alerte et refuge, à la recherche d'une vérité à découvrir à
travers l'histoire. Ce droit de regard sur les traces d'un passé omniprésent lui permet
d'exercer les énergies de son héritage linguistique pour exploiter les vérités
historiques d'une voix révélée. Par une réactualisation moderniste, elle rapproche
les personnages puis, par un travail d'exégèse dans la perspective d'aboutir à une
étique de l'écriture fictionnelle, elle ressuscite les figures historiques10 pour
maintenir le récit en mouvement.

9
Quignard, Pascal, Petits Traités I, Paris, Gallimard [1981] (Collection Folio),[1990:517-8].
10
Voir. Partie I : Chapitre II, p. 68.

12
Notre travail se propose de déterminer l’écriture de l’errance dans l’œuvre
d’Assia Djebar, le roman La Femme sans sépulture. En rapport au texte de notre
corpus, nous avons introduit son œuvre cinématographique La Nouba des femmes
du Mont Chenoua et son roman autobiographique Nulle part dans la maison de
mon père11. Cette introduction éclaire l’itinéraire de notre étude et nous permet de
mettre en évidence la notion de l’errance intertextuelle dans les œuvres suscitées.

Notre méthode de lecture consistera à mettre en évidence les différents


personnages dans le texte, leurs témoignages et leurs rapports au personnage central
"Zoulikha, la femme sans sépulture" où l'on constate que l'histoire est un espace de
plusieurs discours. Nous verrons que l’histoire de Zoulikha s'insère dans la
continuité littéraire des œuvres d'Assia Djebar, possédant un lien avec La Nouba
des femmes du Mont Chenoua et Nulle part dans la maison de mon père : les deux
œuvres sont évoquées dans le roman La Femme sans sépulture. Ces trois œuvres,
dont la source historique commune se révèle pleine d’intérêt, se complètent en
évoluant dans le même espace et la même société. Elles fournissent donc un terrain
idéal pour examiner, à travers l’écriture, leur montage et leurs structures narratives.
Dans cette perspective, nous apportons un éclairage sur la complexité du roman, sur
l’écriture, sa genèse et sur le sens des œuvres choisies. Puisque notre corpus
d’analyse met en évidence divers traits liés à cette forme d’écriture, notre travail de
recherche s’organise logiquement en trois parties cohérentes allant du « texte » pour
aboutir à une interprétation globale des trois corpus.

Dans son roman intitulé La Femme sans sépulture, Assia Djebar reflète
l'histoire d'une maquisarde (résistante Algérienne) arrêtée par l'armée d'occupation
coloniale durant la guerre de libération nationale et disparue à jamais sans
sépulture. Le texte relate l'élan révolutionnaire et le courage exemplaire de
Zoulikha où le passé est recomposé par le souvenir des femmes de Césarée.
Semblable à un documentaire historique, les témoignages poignants attestent de la
participation des femmes aux côtés de leurs frères combattants. L'histoire se trouve

11
Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, Librairie Arthème Fayard, 2007.

13
tissée par des voix qui se relayent, ravivent le passé, reconstituent l’histoire de
Zoulikha. Plusieurs récits se succèdent et se rattachent à l'histoire, s'insérant les uns
dans les autres : la romancière essaie, avec le plus grand soin, de rendre compte
d'une réalité tragique de la guerre d’Algérie. Cette conception dramatique de
l'histoire, où les sujets sont empruntés à l'Histoire, reflète le passé funeste de
l’époque coloniale.

La Nouba des femmes du Mont Chenoua est un film long métrage qui
reflète la réalité des femmes de Césarée vue de l’extérieur. Dans ce film, Assia
Djebar met en scène un couple Lila et Ali ainsi que leur fille. Lila architecte de
profession travaille à Alger. Ali devenu handicapé, les rapports du couple se
dégradent et la communication devient impossible. Cette impossibilité conduit à
leur séparation. En outre, le film retrace les luttes du passé et notamment celles des
« Beni Menacer » en 1871 (tribu ancestrale de l’écrivaine). Des indices en pages 16
et 17 du roman La Femme sans sépulture prouvent l’existence d’un lien entre le
film et le roman.

Nulle part dans la maison de mon père est un roman autobiographique


retraçant la vie d’une fillette et celle de ses parents dans les secrets les plus intimes.
Un indice en page 87 du roman La Femme sans sépulture clarifie ce lien.
Assia Djebar décrit de façon exhaustive les lieux, les aspects de la société de son
temps, les milieux populaires et la vie provinciale. D'une part, elle associe dans le
champ littéraire les masses populaires en donnant une fonction symbolique à
l'espace et aux objets de cet aperçu historique. D'autre part, elle appréhende le
monde qu'elle représente par un discours narratif qui assume la relation d'une série
d'évènements narrés par des personnages.
L’écrivaine fait de la femme de Césarée la métaphore et le symbole de son écriture
de l’errance. Elle situe l'écriture dans un espace où le réel et l'imaginaire se
côtoient, s'articulent pour envisager l'histoire de la disparition mystérieuse du corps
de Zoulikha. Cette reconstitution de l'histoire se trouve amplifiée par la fluidité
d'une écriture à l'écoute, visant la découverte de ce mystère. L'écrivaine construit

14
l'univers romanesque reposant sur un investissement personnel, symbolique de la
ville de Césarée. Dans cette reconstitution rétrospective, les repères identitaires font
apparaître sa vie d'enfance, le monde qu'elle avait quitté. Elle crée l'espace
nécessaire pour que le contact des personnages et leur relation s'établissent et
favorisent leur rapprochement. Elle nous introduit dans différents espaces, l'espace
urbain et rural, pour signifier l'errance où elle tente d'accréditer l'existence d'une
forme d'héroïsme à Zoulikha (justifiée par le conte de Dame Lionne). Pour cela, il
nous est important de voir comment s'opère le glissement d'une instance narrative à
des instances discursives pour mettre en valeur le processus d'énonciation où la
référentialité du "Je" est davantage affirmée à travers le récit. Nous verrons
également comment les unités linguistiques, perçues comme signes conducteurs de
sens, déterminent la signification du texte par un mode d'énonciation où le discours
narratif fait le récit et propose des schèmes d'identification comme repères
identitaires. Puisque l’errance est liée à ce parcours scriptural reflétant le destin de
la femme dans ses dimensions historiques, nous avons jugé utile de diviser notre
thèse en trois parties principales. C’est donc autour de cette problématique que nous
serons amenée à orienter nos recherches :

Consacrée à La Femme sans sépulture, la première partie s’intitule : les


voix de l’écriture, voies de l’errance que nous diviserons en trois chapitres. Il sera
question du montage narratif, de l’histoire métamorphosée et de l’errance de
l’écriture. Un procédé narratif évoquera l’errance du personnage et le retour de la
visiteuse sur les traces d’un passé historique en quête de vérité : sa rencontre avec
les différents personnages, sa visite des lieux et leur rapport à l’histoire, une histoire
véhiculant une trace indélébile qui marque tous les personnages. Enfin, nous
évoquerons l’unicité du sujet parlant dans les quatre monologues de Zoulikha, leur
contenu et leur disposition dans le roman, ainsi que leur portée et leur signification
au sein de l’histoire. Nous verrons que Zoulikha est le pivot central autour duquel
se tissent les évènements dans l’élaboration du texte.

Dans cette première partie, notre objectif étant l’étude des micro-séquences
textuelles (montage narratif, personnages, espace-temps), l’analyse portera sur le

15
parcours enchevêtré, concentrique de Zoulikha, dans une tentative d’atteindre la
réalité historique .En ce sens, notre étude nous permettra d’appréhender le texte en
fonction des horizons d’attente.

Dans une perspective élargie, la seconde partie, intitulée l’écriture


polycentrique, s’intéresse aux structures internes de l’écriture. Cette partie est
également divisée en trois chapitres consacrés à l’écriture polyphonique,
labyrinthique et autobiographique.
Le premier chapitre porte sur l’écriture polyphonique. Notre analyse
consiste à montrer comment les récits enchâssés mettent en perspective les
différents témoignages des personnages. Cela nous permettra de procéder à
l’analyse polyphonique par l’émergence des voix perdues. Nous verrons alors
comment se manifeste cette pluralité des voix dans les récits rapportés ayant
contribué à l’écriture de l’histoire.
Le deuxième chapitre est consacré à l’écriture labyrinthique. En évoquant
l’écriture ininterrompue, nous démontrerons que chaque œuvre constitue un maillon
de cette chaîne littéraire. Nous ferons de même pour l’œuvre cinématographique
qui s’avère être une forme d’écriture visuelle et sonore. Dans ce rapport film-
roman, nous parlerons de cet avantage de l’image-son où l’errance apparait comme
une continuité romanesque.
Le troisième chapitre est consacré à l’écriture autobiographique où le
« je » de la narratrice s’affirme solidaire des femmes de Césarée. L’histoire des
femmes ainsi tissée, la condition de la femme demeure inchangée. Dès lors, la
fiction permettra-t-elle, un jour, à Assia Djebar de transgresser son propre destin ?
L’objectif de cette deuxième partie consiste à mettre en valeur les différentes
situations d’énonciation pour analyser les techniques de l’écriture.

Cette écriture trouve d’ailleurs ses prolongements dans la troisième partie,


intitulée l’écriture-repères, dont la perspective se trouve encore plus élargie, sur le
plan de l’Histoire. Cette dernière partie se divise en trois chapitres :

16
Le premier est intitulé : les repères identitaires. Dans ce premier chapitre,
nous démontrerons que le corps est une écriture qui s’inscrit dans un féminisme à
portée politique et sociale : la disparition de la voix féminine. Nous parlerons de
l’émergence de cette voix par l’écriture.
Le deuxième chapitre porte sur l’écriture entre mythe et rituels. A travers
ce chapitre, nous montrerons comment le mythe de l’écriture d’Assia Djebar inscrit
le discours historique dans le texte. En s’associant à la totalité signifiante de
l’univers construit par la pensée symbolique, le mythe rapproche les personnages de
leur passé historique. Puisque la narratrice parle de "maraboutisme", nous
évoquerons son étendue dans la société d’hier et d’aujourd’hui, dans la mesure où
certaines mentalités adhèrent encore à ces croyances. Son impact est perçu à travers
les rituels. Nous appuierons nos propos par des exemples à ce sujet. Il sera
également question de la "cartomancie", puisque l’un des personnages-témoins
(Dame Lionne) est cartomancienne de métier. Nous parlerons de cette pratique et
des coutumes évoquées à travers certains récits de Dame Lionne.
Le troisième chapitre porte sur l’errance intertextuelle. Sous l’effet de la
nostalgie du passé, nous verrons comment l’écriture rapporte l’histoire des femmes
de Césarée et re-trace l’itinéraire du passé colonial. Cet itinéraire mène vers une
réécriture de l’histoire des femmes berbères à travers l’Histoire des femmes
musulmanes. Nous montrerons que l’écriture est la quête d’une voix errante qui
permet d’unifier le corps fragmenté.

Notre objectif, dans cette troisième partie, sera d’étudier les enjeux symboliques
et philosophiques de cette écriture de l’errance. La quête d’une voix errante liée au
destin des femmes, associée à un contexte de perte et d’errance, consiste à
transgresser les limites qui séparent les êtres.

Ainsi, comme le suggère notre libellé, nous dépassons l’errance comme simple
thème pour parler de l’écriture comme errance. Autrement dit, nous débutons par
l’errance du personnage, pour aboutir à l’errance de l’écriture :

17
« L’errance, terme à la fois explicite et vague, est d’ordinaire associée au
mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de
soi-même. Pourtant, le problème de l’errance n’est rien d’autre que celui du
lieu acceptable. […] L’errance est certainement l’histoire d’une totalité
recherchée.12 »

Le choix de ce thème est destiné à placer au cœur de notre thèse l’idée qu’il
existe des liens étroits entre l’écriture et les différentes figures de l’errance. Nous
nous sommes intéressée, d’une part, à ce que nous appelons "l’écriture de
l’Histoire", c’est-à-dire, à l’effort entrepris par l’écriture pour rendre compte de
l’histoire, la conserver, la reconstruire ou la réinventer. Et nous avons considéré,
d’autre part, que toute écriture est susceptible de rendre compte des configurations
sociales, culturelles et symboliques dans lesquelles elle s’inscrit.

Nous avons choisi d’allier une perspective diachronique, tournée vers le passé
à une perspective synchronique, fondée sur notre interprétation.
Notre travail de recherche mené à partir de 2005 nous conduit à examiner une série
de questions concernant le contexte social, littéraire et historique de l’écriture
djebarienne. C’est ici que la perspective diachronique de cette recherche s’est
imposée. Notre réflexion se situe cependant en amont, et porte sur le processus de
création romanesque. Elle ne s’intéresse pas aux usages mais à la réception du texte
par le public. Ce serait là un prolongement possible de cette étude.

12
Raymond Depardon, Errance, (citation d’Alexandre Laumonier), éditions du Seuil, collection Points Paris,
2003, p.12.

18
PREMIERE PARTIE :
LES VOIX DE L’ECRITURE, VOIES DE
L’ERRANCE.

« Mon écriture ne s’alimente pas de la rupture, elle la


comble ; ni d’exil, elle le nie. Surtout, elle ne se veut ni de
désolation, ni de consolation. En dépit de la déshérence en
moi du chant profond, elle jaillit, gratuite ; elle est de
commencement. »
(Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent… En marge de ma
francophonie, essais. Paris : Albin Michel, 1999, p.262)

19
Un des traits les plus proéminents de l’œuvre d’Assia Djebar est la nature
itinérante de sa progression narrative. Le récit se re-constitue au fur et à mesure de
son évolution, se tisse en fonction des circonstances narrées. Sa ligne narrative
préconçue détermine son cours. Le texte n’est plus un parcours fixe et préétabli
puisqu’il se fait, se métamorphose, se révèle, se perpétue, passe d’errance en
errance, de récit en récit, de genre en genre régi – chronologiquement – par des
stratégies énonciatives, monophoniques et polyphoniques très particulières.

Notre objectif principal est de démontrer l’écriture de l’errance par


l’analyse du roman La Femme sans sépulture. En ce sens, il nous parait utile de
résumer brièvement l’essentiel de l’histoire.
Au cours de la guerre de libération Algérienne, une maquisarde nommée Zoulikha a
disparu à jamais après avoir été capturée par l’armée coloniale dans la région de
Césarée en 1957. L’héroïne de l’histoire est tirée de l’oubli vingt ans plus tard par
l’écriture qui a conduit l’auteure Assia Djebar sur les lieux-mêmes de la disparition,
devenue objet de sa quête. La quête n’ayant pas abouti à retrouver le corps de
l’héroïne, Zoulikha demeure La Femme sans sépulture. L’écriture étant une
situation d’errance qui mène à la quête, cette disparition va prendre la forme d’un
manque, d’un désir qui engage la suite de l’histoire.

Au niveau de l’organisation textuelle, le roman se compose d’un prélude


(hors-texte), de douze épisodes titrés (sous forme de récits enchâssés) dont quatre
monologues et un épilogue (hors-texte). Le texte, en tant que matériau verbal, nous
renvoie au contenu de sa mise en scène : la diégèse, l’histoire, les personnages.
Dans le corps du texte, les récits enchâssés mettent en perspective les différentes
séquences formelles : descriptives, explicatives et argumentatives. Quant aux
énoncés narratifs, ils organisent l’histoire selon les possibles du récit des
personnages situés dans l’univers spatio-temporel.

20
Notre analyse porte, donc, sur les voix de l’écriture, voies de l’errance. Pour
cela, nous étudierons le mode narratif, la voix polyphonique, les perspectives
romanesques, l’instance narrative et la gestion du temps. De cette analyse
narratologique découlera l’approche interne qui servira à situer l’ordre
chronologique et l’enchaînement des récits enchâssés. Dans le même ordre d’idées,
nous démontrerons comment :

- La narration organise la mise en scène, son mode de représentation, l’ordre


et le rythme.
- La narratrice omnisciente peu apparente mène la narration des séquences
descriptives à la troisième personne « elle ».
- Les autres narratrices intradiégétiques qui apparaissent explicitement sont
des personnages-témoins qui narrent leurs propres récits à la première
personne « je » par flash-back (narration des séquences explicatives et
argumentatives).

De là, nous étudierons le sens de l’errance à travers les éléments historiques et


sociologiques qui forment le corps, celui du texte. Un texte sujet de sa quête dont
l’objet est de revenir sur les traces de la disparition de l’héroïne pour retrouver le
corps. Cette disparition va programmer le retour de l’auteure à Césarée pour mener
sa quête. Ce retour situé dans le cadre de l’histoire constitue l’élément principal
d’une errance qui se prolongera dans l’espace-temps de la représentation textuelle.
Cela nous permettra de mettre en relation les récits avec l’histoire et de suivre de
près le cheminement des personnages pour analyser leurs rôles et leurs témoignages
historiques. Des témoignages, à travers le souvenir, vont ressusciter le passé de
Zoulikha, son errance dans le vécu historique jusqu’à sa disparition.

Notre thème de recherche propose une analyse structurale du rapport


historique entre l’écriture et le vécu social à travers la thématique de l’errance.
Compte tenu de ce qui précède, nous démontrerons la corrélation entre l’errance et
l’écriture, en nous basant sur trois critères fondamentaux dans La Femme sans
sépulture : l’histoire, la disparition et le mythe. Ainsi, à travers l’errance, l’écriture

21
révèle l’histoire d’une héroïne oubliée. Son âme ressuscitée, errant au-delà de la
mort, dans l’espace de Césarée, fait part de son supplice à sa fille Mina. L’errance
se perpétue, à travers la pensée des personnages et l’âme de Zoulikha, dans l’espace
(Césarée) et dans le temps (vingt ans plus tard).

22
CHAPITRE I : LE MONTAGE NARRATIF.

23
Le roman d'Assia Djebar La Femme sans sépulture offre un panorama
historique et « une approche documentaire13 » qui s'inscrivent dans un contexte
culturel. Il obéit à un découpage en chapitres, à une narration ultérieure, au
monologue intérieur et à une alternance récit/description empruntée à la réalité du
passé colonial. Ce découpage en parties fait accéder la contingence des évènements
au statut d'histoire qui inscrit le réel dans un cadre logique. Il reflète une logique
évènementielle organisée selon un système de signification donnant à l'histoire le
caractère de la réalité du destin de Zoulikha. Son contexte se situe dans le réel, où
l'espace symbolise l'histoire de la révolution algérienne. Il s'agit de récits
d'évènements rapportés par les personnages féminins mis en scène. En ce sens :
« La subdivision d’un récit en partie et/ou en chapitres, la présence ou l’absence de
titres destinés à orienter la lecture, organisent la signification et structurent
l’intelligibilité du message [...] Quoi qu’il en soit, le découpage ne se montre jamais
arbitraire14. »

En pénétrant cet univers littéraire, on découvre un environnement linguistique


parsemé de références contextuelles qui inscrivent l'œuvre dans une filiation
thématique et personnelle. Des notes, des témoignages historiques, des
commentaires exégétiques doivent être franchis pour accéder au texte proprement
dit. Outre l'histoire de Zoulikha, nous découvrons à travers le texte des récits
personnels de la vie privée de Mina (son histoire d'amour) et de Dame Lionne (la
cartomancie avant son pèlerinage). L’espace de l’errance se trouve structuré autour
d’un personnage central, Zoulikha, dont les traits constitutifs font appel à des
marques intrinsèques et extrinsèques appartenant à plusieurs niveaux descriptifs ou
discursifs que l’on peut résumer ainsi :

13
Assia Djebar, La Femme sans sépulture, (avertissement) op. cit., p.9.
14
Bernard Valette, Le Roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire. Paris :
Nathan, 1992, pp.74-75.

24
Portrait Récit Dialogue Monologue

-Subjectif -Ce que fait le -Ce que dit le -Ce qu’il pense:
biographique : personnage : personnage :
- Le parcours et la -Les quatre
disparition de
- Le portrait de -L’enchâssement monologues
l’héroïne. des récits.
Zoulikha. de Zoulikha.

Description extérieure
Incidences des points de vue :
-La narratrice anonyme. -Les personnages-témoins (femmes de Césarée)
-La narratrice-auteure (la visiteuse).

C’est à travers les différents niveaux constituant le texte que la narratrice


anonyme s’attache à faire le portrait du personnage et son ancrage historique. Le
récit se fait autour de Zoulikha. Tous les personnages féminins rapportent leurs
témoignages sous forme de conte. Le dialogue est de type didactique ; la séquence
et l’échange en constituent la structure.

Le tableau ci-dessous se présente comme un territoire romanesque à


explorer en revivant le temps historique et les processus narratifs qui lui ont donné
naissance :

25
Chapitres/ Parties
Evènements Personnages/ Espaces Temps
Narrateurs
Prélude. P.13
1-La réinscription de l’histoire -La narratrice- -Césarée. -Printemps 1976.
de Zoulikha.
anonyme.
2-Le montage du film La
-La visiteuse. -La Capitale -De nouveau le
Nouba, dédié à Zoulikha et
antique. printemps 1978.
Bela Bartok.
-2ans plus tard.
3-L’Evocation des
-Césarée - -1916.
personnages-féminins.
Marengo.
-1950.
4-La Biographie de Zoulikha.
Chapitre 1 : Dame lionne, près du cirque romain. p.25-p.45

-La cartomancie aux Dames. -Dame Lionne -La maison de Lla -L’époque
Lbia en face du coloniale.
-Le pèlerinage à la Mecque de -Mina.
cirque romain
Dame Lionne. -La nuit de
-La narratrice.
-La maison des
- La complainte de la 3e fille l’assassinat
anonyme. fils Saadoun.
de la maison voisine.
-Césarée.
-L’assassinat des trois fils
Saadoun.
Chapitre 2 : Où trouver le corps de ma mère. P.47-p.65

-L’arrivée de la visiteuse chez -La narratrice -Le patio de -Mars 1957


anonyme.
Hania. Zoulikha. -Mars 1962
-La visiteuse.
-Le commencement de -L’hôtel.
-Hania.
l’histoire de Zoulikha.
Chapitre 3 : Premier monologue de Zoulikha, au-dessus des terrasses de Césarée. p67. p 73.

-Zoulikha monologue son -Zoulikha. -La forêt. -Ce matin-là.


supplice à Mina. -Mina. -La courette. -Dix heures.
-La narratrice -Maintenant.
anonyme. -Juste avant
midi. -Un jour.
-Plus tard.

26
Chapitre 4 : Mon amie, ma sœur, me dit-elle, les petits m’alourdissent ! p.75-p.97

Pèlerinage de Hadj Oudai. Narratrice Collines des 8 Mai 1945


anonyme.
Evocation des évènements du Monts du 1952- 1953.
Mina. Visiteuse.
8 Mai 1945. Dahra Une après-midi
Zohra Oudai de
La maison des
Hania. vergers Oudai. printemps.

Chapitre 5 : Où Mina rêve d’amour et où Dame lionne reprend le récit. P.99-p.111

Visite du Tombeau de la Mina. Tombeau de la Deux mille ans.


Chrétienne.
Chrétienne. Narratrice La journée la
Tipaza.
anonyme. plus longue de
L’histoire d’amour de Mina et L’Auberge du
l’été.
Visiteuse.
Rachid. vieux port.
Zohra Oudai
L’histoire du quartier el Q’siba Sur le chemin des
Dame lionne collines.
Patio de Lla Lbia.

Chapitre 6 : Les oiseaux de la mosaïque. P.113-p.127

Narratrice Le Musée. La
anonyme. Grèce- Césarée
La visite du Musée de Césarée. L’été (moment
Tipaza-
Visiteuse.
L’histoire de la mort d’El des plages)
Le complexe
Dame lionne.
Hadj. Avant le
Touristique.
Mina.
cessez-le-feu
La maison de
Dame Lionne.

Chapitre 7 : Deuxième monologue de Zoulikha. p129.p136.

Zoulikha fait part de sa crainte Zoulikha. Commissariat L’époque


coloniale.
face au commissaire Costa. Commissaire Césarée.
Costa. Deux ans
Le logis.
Mina. La narratrice avant son
L’hôpital
anonyme. militaire. « envol »

27
Chapitre 8 : Où Zohra Oudai replonge dans le passé. P.137-p.158.

L’histoire de Djamila prise Mina. Sites historiques. Le matin au


pour Zoulikha par les soldats. Visiteuse. Césarée. crépuscule. Le
L’histoire de « Allal. » Zohra Oudai Les collines. jour de
L’histoire des trois mariages Narratrice anonyme Le patio de l’indépendance.
de Zoulikha. Hania Zoulikha.

Chapitre 9 : La dernière nuit que Zoulikha passa à Césarée. p159-p181.

Le retour à Alger. Narratrice là-haut signifie La journée de


anonyme. «la montagne».
L’histoire de la dernière nuit de jeûne.
Zoulikha et sa sortie de la Mina, la visiteuse. La ville.
L’époque
ville. Dame lionne Alger. coloniale.
Le dialogue de la visiteuse. Zoulikha Césarée. Alger.

Chapitre10 : Troisième monologue de Zoulikha. p 183- p198.

La disparition de Zoulikha. Zoulikha. Au-dessus de journée de juin.


L’histoire de la fête des Mina. la ville. Ce jour- là.
femmes. Narratrice anonyme La colline. La nuit jusqu’à
l’aube.

Chapitre11 : Lorsque Mina, fillette, voyagea au maquis chez sa mère. p 199- p 215.

Mina raconte l’histoire du Mina. Le maquis. Quatre jours.


patron du restaurant.
Narratrice Le restaurant Trois jours
Dialogue du restaurateur avec anonyme.
du port de plus tard. 1957.
ses deux clientes.
La visiteuse.
pêche.
Dialogue entre la visiteuse et
Zoulikha
Mina autour du sort de Césarée.
Zoulikha. Alger.
Mina raconte son départ et son La grotte.
séjour chez Zoulikha au
maquis.

28
Chapitre12 : « Dernier monologue de Zoulikha sans sépulture. » Page 217. P234.

Zoulikha raconte ses tortures, Zoulikha. Camp militaire. A l’aube.


son
Mina. La grotte.
interrogatoire, sa
La narratrice Une cahute de
disparition.
anonyme. campagne.

Epilogue : Page 235. P 243.

Narratrice Césarée. Vingt ans


anonyme.
Remémoration du passé de sa Rue d’El Qsiba. plus tard.
ville natale. femmes-oiseaux.
Le IVe sc.
Visiteuse.

Nous remarquons, à travers certains détails descriptifs, la présence de


personnages-témoins relayant une narratrice abstraite. Les paroles des personnages
et de la narratrice sont confondues dans le même tissu discursif par un dialogue
narrativisé. Ce dernier apparaît comme un genre intercalaire inséré dans le récit où
la visiteuse est assistée de narratrices-relais. Les lieux ainsi que certains
personnages appartiennent à la réalité, alors que l'imaginaire n'est ressenti qu'à
travers les monologues de Zoulikha. Ces lieux semblent se ressembler de plus en
plus, tout est partout en même temps, la singularité s’efface au profit d’une
globalisation, non plus celle des lieux, mais celle de tous les lieux.15
Les déplacements précisent la temporalité des évènements et les mouvements de
personnages d'un lieu à l'autre. Les signes de la description se mêlent aux verbes
d'action par lesquels le texte semble figer une image qu'il décrit par un présent
scénique. L'ensemble des images de lieux communs (la vieille maison du père,
Césarée, la maison de Zoulikha, la route romaine, le phare millénaire, Hadjout, le

15
Raymond Depardon, Errance, op. cit., p.12.

29
cirque romain) est représenté avec un effet de réel, suivant un degré d'originalité.
Les mots ("indigènes, tribu, fantasia, la mère des maquisards", etc.…) sont autant
de signes qui renvoient au contexte culturel. Toutes ces unités concourent à la
production du sens textuel situant le fonctionnement narratif au niveau
d'évènements réels. L’analyse des séquences narratives met en exergue les
caractéristiques et le rôle de chaque personnage-féminin. Cette analyse prend en
considération les dimensions spatio-temporelles, l’ancrage référentiel « Césarée » et
le contexte socio-historique.

Après avoir pris connaissance du fonctionnement narratif, nous étudierons


les structures du roman ainsi que les règles d'inférences afin de déterminer les
valeurs esthétiques du texte littéraire.

30
1- Les structures du roman

Le roman La Femme sans sépulture se trouve divisé en quatorze parties dont


quatre monologues. Il commence par un prélude et se termine par un épilogue.
Chacune de ses parties est titrée, conçues presque toutes d'une même longueur à
l'exception des cinquième et sixième parties plus courtes. Les jeux narratifs se
trouvent multipliés d'où une interférence entre le représenté et sa représentation,
entre la narratrice et sa narration. Les personnages mis en scène sont considérés
comme proches de l'héroïne. Leurs témoignages sont rapportés en langage
dialectique, écrits dans une langue étrangère (le français) en respectant le langage
utilisé et la prononciation de certains mots dans leur origine et leur nature. Les
lieux sont référentiels et familiers aux personnages et à la visiteuse en même temps.
Les situations de l'héroïne et de la visiteuse sont donc parallèles, seule l'expérience
ne coïncide pas. Les voyages en voiture font la continuité du paysage et la synergie
des lieux (déplacements ininterrompus d'un lieu à un autre, retrouvailles des lieux
d'enfance). C'est au contact de cette réalité géographique que la visiteuse recueille
les témoignages formant un réseau d'alliance sur lequel se forge le mythe de
l’écriture. Ce mythe « peut s’incarner dans un récit16, mais il ne se résume pas en
lui puisqu’il se constitue de la somme de ses différentes versions17. » (…) Selon
Claude Lévi-Strauss : « le mythe est simultanément dans le langage, et au-delà18. »

16
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, éditions Hachette. Paris, 2001, p.50. La collection
« Contours littéraires » est dirigée par Bruno Vercier, maitre de conférences à l’université de la Sorbonne
nouvelle [édit. 1991]. Le mot récit sera employé dans son acception la plus large : récit comme histoire, fiction.
« Le mythe a pour visée l’expression de la totalité et de l’unité : le récit reconstruit le lien perdu entre le milieu
humain, naturel, et le surnaturel. », « Le texte littéraire n’évoque un mythe que par un seul de ses épisodes, la
partie suggère le tout à la façon d’une synecdoque. Processus très voisin, le texte peut ne faire référence au
mythe que de façon indirecte ou mythonymiques. (…) Le texte littéraire peut aussi faire appel à un mythe de
façon métaphorique. » p.82.
17
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p.230.
18
Ibidem.

31
1-1- L’avertissement

Le roman s’ouvre par un avertissement attribué à l’auteure et dans lequel le


lecteur est averti sur le sens de l’histoire qui prend sa source dans l’espace de
Césarée. Une histoire qui possède une source dont l’existence n’a pas été attestée.
Assia Djebar va, donc, procéder à sa réécriture.
L’avertissement19 prépare le lecteur à franchir le seuil de l’histoire de Zoulikha, à
situer l’espace-temps historique et à mettre en évidence la « liberté romanesque »
de l’auteure. En effet, l’avertissement, « Conception de l’écriture moderne20 »,
offre une particularité contextuelle au roman. Il nous projette, de prime abord, dans
une fiction argumentée. Outre la cohérence de la fiction, il est partie intégrante du
montage narratif.

« Dans ce roman, tous les faits et détails de la vie et de la mort de Zoulikha,


héroïne de ma ville d’enfance, pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie,
sont rapportés avec un souci de fidélité historique, ou, dirais-je, selon une
approche documentaire. […] J’ai usé à volonté de ma liberté romanesque,
justement pour que la vérité de Zoulikha soit éclairée davantage, au centre
même d’une large fresque féminine – selon le modèle des mosaïques si
anciennes de Césarée de Maurétanie (Cherchell). » (Djebar, 2002 :
Avertissement)

Les propos annoncés mettent en évidence le sujet du roman, ses objectifs


littéraire et didactique et les raisons pour lesquelles l’héroïne Zoulikha a été choisie.
Il nous donne des indications sur le contenu du roman et sa perspective
romanesque. Généralement, l’avertissement – élément paratextuel – permet à
l’auteure de préciser les enjeux de son écriture et d’orienter le lecteur en lui donnant
des précisions sur le sens et le contenu de son œuvre. Par ailleurs, il met
directement l’auteure en rapport avec le lecteur. Notamment, « l’écriture est une
fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage

19
L’avertissement est une « courte préface en tête d’un livre. » (Le petit Larousse, 2004).
20
Jean-Pierre Goldenstein, Lire le roman, De Boeck & Larcier, s.a, Bruxelles (Collection française : Savoirs en
pratique), 1999, p.21.

32
littéraire transformé par sa dimension sociale, elle est la forme saisie dans son
intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire21. »

1-2- Le prélude

Dès l'ouverture du roman, nous remarquons que c'est la narratrice-auteure qui


assure la narration du prélude où discours et récits s'entremêlent. Le prélude
« apparaît au résultat comme un texte ambivalent, paratextuel par sa désignation et
sa position dans la structure du roman, et textuel par l’identité et le rôle de
l’énonciateur.22 »

Le prélude illustre une vérité (l’histoire de Zoulikha) que l’auteure tente de


sortir de l’oubli. Elle justifie ce choix (femme de son espace d’enfance) en
précisant les enjeux de son écriture pour orienter le lecteur sur le sens de sa
démarche. Elle nous présente une biographie de Zoulikha et nous raconte un pan
de vie de cette femme qui occupera la place d’héroïne dans son roman. « Je me
trouve chez la fille de l’héroïne de la ville. De ma ville, "Césarée", c'est son nom du
passé, Césarée pour moi et à jamais… » (Djebar, 2002 :13) Cette phrase porteuse
d’une précision aussi vague soit-elle, indique le lieu où elle se trouve. Le nom de
Césarée se trouve justifié. Pour l’auteure, c'est ce toponyme qui prime, faisant
ainsi référence à l'empire romain où Juba II23, roi de Mauritanie fit de Césarée sa

21
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris : Seuil, (collection
« points »), 1953, p.14.
22
Carola Hâhmel-Mesnard, Marie Liénard-Yeterian et Cristina Marinas (dir.), Culture et mémoire.
Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et
le théâtre, les éditions de l’école polytechnique, Paris, 2008, p. 412.
23
Juba II fut le roi berbère de la Maurétanie (partie occidentale de la berbérie, à partir de l'actuel Maroc, en
passant par tout le nord de l'actuelle Algérie, jusqu'à l'actuelle Tunisie). Fils de Juba 1 er, né vers 52 av.J.C et
mort vers 23 ap.J.C, il régna sous la tutelle romaine à partir de sa capitale Caesera (Césarée, aujourd'hui
Cherchell au centre Nord de l'Algérie). Toujours désireux de connaître ses origines, il fit remonter sa
généalogie jusqu'à Hercule qui épousa la Libyenne Tingé (Tendja) veuve d'Antée de la légende grecque. Son
épouse Cléopâtre Séléné, n'oublia jamais, quant à elle, ses origines grecque et égyptienne, elle obtint de Juba
qu'ils soient tous deux ensevelis dans un édifice funéraire semblable aux pyramides d'Egypte. Ce qui amena le
roi à faire construire ce tombeau proche de Tipaza appelé de nos jours (pour des raisons que l'on ignore) le
"tombeau de la Chrétienne". Il allie le tumulus funéraire berbère à la pyramide égyptienne par sa forme
extérieure (forme cylindrique couvrant une base carrée et coiffée d'un cône en gradins).

33
capitale. Le "je" de la narratrice-auteure n'apparaît dans son discours qu'à partir de
la troisième phrase. Cette phrase est révélatrice d'un sens, elle connote une
interprétation de la parole et du fait. En réalité, l'image du lieu tire son contenu de
la sonorité du nom César, l'empereur romain. Par ce nom évoqué, l’auteure cherche
à justifier l'origine romaine qu'elle actualise sur l'image du pays où se cristallise
l'illusion référentielle de son enfance. A travers ses récits, plutôt descriptifs, on
relève plusieurs pronoms substituant son "je". Pour situer l’action de son œuvre,
l’auteure évoque les lieux et certaines figures historiques et légendaires, faisant
ainsi le portrait de la vie privée de Zoulikha jusqu'à la veille de la guerre de
libération. C'est en somme, la biographie de Zoulikha vivante.

1-3- La fresque évènementielle

Composée de douze épisodes dont quatre monologues, la fresque


évènementielle constitue la charpente du roman dont l’action se déroule à Césarée
et sa région. Il s’agit d’une fresque historique qui reflète le passé colonial.

Le premier épisode numéroté de la page 25 à la page 45 s'intitule Dame


Lionne près du cirque romain. Cet épisode relate la visite de Mina et de la visiteuse
chez Dame lionne, amie de sa mère Zoulikha. "Dame Lionne" cartomancienne,
laveuse de morts, raconte à ses invités l'histoire de la famille Saadoun ; ses invités
interviennent par des questions pour tenter d’en savoir plus. Cette histoire est en
rapport avec la guerre de libération mais sans rapport avec celle de Zoulikha. Elle
fait tout de même partie de la tragédie de l'époque coloniale. Elle reflète une
certaine solidarité agissante de ce temps.

Le deuxième épisode est numéroté de la page 47 à la page 65 et s'intitule :


Où trouver le corps de ma mère? Dans cet épisode, il est surtout question de

34
l'histoire de Hania, une histoire liée à celle de Zoulikha dont elle était la confidente.
Hania narre les faits autour de l'histoire de sa mère, de la page 56 à la page 63. De
cette dernière page, à la fin de l'épisode, la narratrice anonyme décrit les
conséquences de cette tragédie. Mina et la visiteuse se rendent chez Hania (fille
aînée de Zoulikha) pour écouter son récit autour de l’histoire de sa mère. Alors que
la narratrice anonyme décrit leur arrivée, Hania se charge de la narration des scènes
du passé qu’elle développe comme si elles se déroulaient sous ses yeux. Au cours
de ce récit, la narratrice intervient par des descriptions au centre de la narration. Ce
mode d’intrusion sert à justifier les actions et les déplacements spatio-temporels des
personnages :

« Ma mère – se met à rêver Hania – ma mère allait et venait tranquille,


moi j'avais dix ans, guère davantage ! » (Djebar, 2002 :49)
Ainsi, songe Hania, ma sœur, fille de Zoulikha, l'héroïne de Césarée, est
presque en train de devenir une femme d'Alger. » (Djebar, 2002 : 55)

Dans ce dernier passage, nous relevons une référence au roman Femmes d'Alger
dans leur appartement24 de la même auteure, comme signe d'intertexte. (Cf. 3e
partie).

Le troisième épisode numéroté de la page 67 à la page 73 s'intitule: Premier


monologue de Zoulikha au-dessus des terrasses de Césarée. Dans ce monologue,
Zoulikha évoque sa capture par les soldats de l'armée coloniale et le spectacle de
son supplice. Elle s'adresse à sa fille Mina, lui faisant part de l'amour maternel
qu'elle éprouvait à cet instant : « Je t'ai imaginée ce matin-là: dix heures, dans la
courette, près du géranium rouge, face au jasmin maintenant à demi brûlé, toi,
ménagère de douze ans, l'air sérieux, lavant sans doute, à grandes eaux, les fesses
nues et les jambes du petit. » (Djebar, 2002 :68). De ce fait, nous pouvons lire
l'effet de tendresse qu'elle ressent pour Mina et son petit frère. On remarque aussi
qu'elle intervient à un moment où elle se voit basculer vers la mort, sachant qu'elle

24
Assia Djebar, Femmes d'Alger dans leur appartement, nouvelles, Editions des Femmes, 1980 ; Albin Michel,
2002.

35
les quittera à jamais. Puis, pour perpétuer l’errance de son âme, elle ajoute : « Toi, ô
ma Mina, absente et présente, je t'imagine dans notre courette ! Un jour, tu
bondiras jusqu'ici, jusque sur ces lieux d'où ils vont m'emporter. Tu te
précipiteras jusqu'à l'endroit de mon élévation… » (Djebar, 2002 : 71). Ce
monologue est un cheminement vers l’écriture qui se fait au moyen de l’errance
pour graver dans les mémoires des générations futures les pensées et les émotions
ressenties de ceux et celles qui ont vécu la tragédie de la guerre.

« Plus tard, retrouve les visages de quelques-uns de ces paysans qui,


pour la première fois de leur vie, se sont laissés aller à pleurer !
Reconnais laquelle des femmes a levé ainsi le poing, oui, cherche-la sous
n'importe quel voile de laine usée, blanche ou salie, et même avec des
yeux noircis baissés. L’autre main aussi, celle qui masquait le nez et la
bouche impétueuse, l'autre main avec les mêmes bracelets d'étain ou
d’argent terni, palpe-la, caresse-la, même vingt ans après! » (Djebar, 2002 :
72)

En somme, le texte devient le fruit d’une errance qui se prolonge dans l’espace-
temps au-delà de la mort.

Le quatrième épisode numéroté de la page 75 à la page 97 s'intitule : Mon


amie, ma sœur, me dit- elle, les petits m'alourdissent ! Cet épisode relate la visite de
Mina et de la visiteuse, faite à Zohra Oudai. Le passé d'El hadj, troisième mari de
Zoulikha, est évoqué ainsi que les évènements du 08 mai 1945 (date historique dans
la vie des Algériens). On retrouve les témoignages de Zohra Oudai sur le passé de
Zoulikha avec toutes ses péripéties. On évoque les fiançailles du demi -frère de
Hania et tout le cérémonial traditionnel. Enfin, Hania reprend et continue l'histoire
de sa mère.

Le cinquième épisode numéroté de la page 99 à la page 111 s'intitule : Où


Mina rêve d'amour et où Dame lionne reprend le récit. Cet épisode relate une
série de mouvements entrepris par Mina et la visiteuse. Elles sortent en voiture
pour une deuxième visite chez Zohra Oudai.

36
Elles visitent le tombeau de la Chrétienne25 supposé être celui de Cléopâtre
Séléné26, épouse du roi Juba II.

« Peu à peu, elles ne parlent même plus du tombeau (était-ce vraiment, sinon
pour une chrétienne, au moins pour la fille de Cléopâtre, la reine égyptienne
de Césarée : cette version commence à être corrigée par les archéologues).
« Il y a presque deux mille ans, alors que Cléopâtre Séléné, la fille de l'illustre
Egyptienne suicidée, tentait, elle, épouse du roi numide Juba II l'hellénisé,
de se consoler, mais de quoi... Et si c'était vraiment son tombeau
immuable ? » » (Djebar, 2002 :100)

L'évocation de Juba II et de Cléopâtre Séléné constitue une rétrospection historique


servant à amplifier un passé civilisationnel par lequel la visiteuse cherche à
s'identifier. Arrivées à Tipaza, c'est dans une auberge que Mina raconte son histoire
d'amour à son amie, une histoire qui ne finit pas à l'auberge, mais sur le chemin du
retour. Dans ce cinquième épisode, l’errance s’accentue puisqu’elle fait rebondir un
passé historique de presque deux mille ans.

Le sixième épisode numéroté de la page 113 à la page 127 s'intitule : Les


oiseaux de la mosaïque. La narratrice anonyme y évoque le séjour de la visiteuse à
l’hôtel. Elle décrit sa visite chez Dame lionne où se trouve Mina. Elle assiste à la
discussion des personnages. La visiteuse décrit ce qu'elle a observé au Musée.
Fascinée par l'étrange mosaïque représentant une scène marine où trois femmes-

25
Le Mausolée Royal de Maurétanie, surnommé à tort1 Tombeau de la Chrétienne, en arabe Kbour-er-Roumia,
est un monument de l'époque numide, datant probablement du début de l'ère chrétienne, situé en Algérie à une
soixantaine de kilomètres à l'ouest d'Alger. L'édifice, un tumulus de pierre d'environ 80 000 m3, ressemble de
loin à une énorme meule de foin. Il mesure 60,9 m de diamètre et 32,4 m de hauteur. Erigé non loin de Tipaza
(près du village de Sidi Rached), sur une crête des collines du Sahel, il domine la plaine de la Mitidja à 261 m
d'altitude. Le monument est entièrement vide de tout mobilier. Aucune chambre secrète n'a été trouvée, malgré
de nombreuses recherches. Malheureusement, la colonisation française a confondu en une seule et même
signification "Roumi" qui veut dire "Romain" ou "Roumia", qui veut dire "Romaine", avec "Chrétien" ou
"Chrétienne". Une telle assimilation et un tel amalgame ne peuvent être que faux, à cette époque, c'est-à-dire au
début du 1er siècle de l'ère chrétienne, le Christianisme n'avait pas encore dépassé les limites de la Palestine. Il
n'atteindra ce pays berbère que plus tard.
26
Cléopâtre Séléné (40 av. J.C – 6 ap. J.C), parfois appelée Cléopâtre VIII, est la fille de Cléopâtre VII et Marc
Antoine et la sœur jumelle d'Alexandre Hélios. Elle épouse vers 26/20 av. J.C. Juba II. Auguste, comme présent
de mariage, déclare Cléopâtre Séléné reine de Maurétanie. Le couple règne comme roi et reine de Numidie. La
situation politique devenant difficile pour eux, ils se transfèrent en Maurétanie. Ils ont au moins deux enfants :
Ptolémée et Drusilla de Maurétanie; ils ont peut-être aussi une fille nommée Cléopâtre. Zénobie, reine de
Palmyre, retrace son ascendance jusqu'à eux. Cléopâtre Séléné est possiblement enterrée avec son époux Juba II
dans le Tombeau de la Chrétienne", près de Cherchell.

37
oiseaux sur le rivage contemplent un vaisseau flottant au-dessus des vagues, sa
description donne à Dame Lionne, qui écoute, l'envie d'aller au Musée les
contempler elle-même. Mina fait allusion à Ulysse et les sirènes, un épisode fameux
de l'Odyssée27 dit-elle, décrivant la scène, pensant que les sirènes sont imaginées en
femmes-poissons. Elle apporte cette précision pour la Grèce: femmes-oiseaux pour
Césarée. Par cette comparaison, elle met en relation le récit d'Ulysse et celui de
Zoulikha. Toute une thématique féminine est liée à cette dimension mythique. C'est
donc entre la mythologie et la réalité que se tisse l'histoire de Zoulikha.
Dame Lionne, à son tour, estime que les femmes d'aujourd'hui sont ces oiseaux de
la mosaïque. S'adressant à la visiteuse, elle lui apprend le surnom de son grand père
maternel : surnommé: El chatter à cause de sa perspicacité, dit-elle. A son tour, elle
compare le regard de la visiteuse à celui de son grand-père maternel. Pourquoi cette
comparaison du regard? Cela suppose qu'elle voit en elle une observatrice idéale,
du fait que Dame Lionne a été émerveillée par son récit sur l'étrange mosaïque.
La visiteuse continue la narration donnant ses impressions sur les femmes-oiseaux.
A travers les allusions qu'elle prête aux femmes de la mosaïque, Zoulikha reste
donc, cette femme envolée, cette femme-oiseau au corps à demi effacé. « L'une
des trois femmes-oiseaux a un corps à demi effacé. Mais les couleurs, elles,
persistent….. » (Djebar, 2002 :119). Attristée par l'image que lui offre cette vision
particulière, elle ajoute: « Une seule femme s'est vraiment envolée: et c'est ta
mère, ô Mina, c'est Zoulikha. » (p.119). A son retour dans sa chambre d'hôtel, la
visiteuse réentend les récits rapportés par Dame Lionne sur Zoulikha. Dans un
demi-rêve, les scènes entendues se déroulent en images successives devant elle.
Pour cette nuit, elle termine l'histoire par cette phrase: « Est-ce la voix qui s'en va,
est-ce le sommeil qui m'envahit ? » (Djebar, 2002 :123). Attentive à son récit, la
visiteuse retient des phrases prononcées par Dame Lionne pour les placer dans le

27
Poème épique en 24 chants, attribué à Homère (XIIIe s. av. J.-C.). Tandis que Télémaque part à la recherche
de son père Ulysse (chants I-IV), celui-ci recueilli après un naufrage par Alcinoos, roi des Phéaciens, raconte
ses aventures depuis son départ de Troie (chants V-XIII) : il est passé du pays des Lotophages à celui des
Cyclopes, a séjourné dans l’île de Circé, navigué dans la mer des Sirènes et a été retenu par Calypso. La
troisième partie du poème (chants XIV- XXIV) décrit l’arrivée d’Ulysse à Ithaque et l’éviction des prétendants
qui courtisent sa femme, Pénélope.

38
texte selon le sens recherché : la sensibilité du lecteur. Le lendemain, de retour
chez Dame lionne, elle revient s'enquérir sur les suites de l'histoire. Elle raconte sa
nuit habitée par les récits de la veille sur Zoulikha et se hâte de connaître la suite.
De cette exigence, elle dit : « Ne m'en veuillez pas : cela concerne autant l'histoire
de ma ville que la vie de Zoulikha. » (Djebar, 2002 :123). A travers ses propos,
l'histoire de sa ville et la vie de Zoulikha se confondent faisant corps indissociable.
La narratrice anonyme intervient, décrit le quotidien des femmes, les actions et les
mouvements des personnages. Dame lionne reprend l'histoire, évoque la mort d'El
Hadj (troisième époux de Zoulikha) tué au maquis et dont le corps avait été remis
aux gens de sa tribu. Elle décrit le climat qui régnait dans la maison du défunt et
enchaîne l'histoire de Zoulikha jusqu'à sa montée au maquis.

Le septième épisode numéroté de la page 129 à la page 136 s'intitule :


Deuxième monologue de Zoulikha. Dans ce monologue, l'héroïne évoque son
histoire avec le commissaire Costa dont les interrogatoires la hantaient. Elle décrit
sa sortie du commissariat, sa façon de s'habiller, de se comporter et de marcher
dans les rues de Césarée jusqu'à son retour au logis. Là, encore, c'est Mina, cette
fillette de dix ans, qui angoisse Zoulikha. Toujours hantée par ce commissaire
qu'elle défie à chaque interrogatoire, elle évoque la torpeur qui l'enveloppe (le sort
de Mina et son frère). Une grande partie de ce monologue est réservée à ce
redoutable commissaire. Zoulikha y décrit la haine qu'elle nourrissait à son égard.
S'adressant à Mina, elle lui fait part de la mort de ce commissaire et la façon avec
laquelle il a été tué en précisant le lieu de sa fin : « Ils l'ont tué en l'égorgeant par la
nuque, le laissant se vider le plus longtemps de son sang, non loin de l'hôpital
militaire… » (Djebar, 2002 :134)
« En l'égorgeant par la nuque », cette expression appartient au dialecte typiquement
algérien, car, « égorger » c'est trancher « la gorge » et non « la nuque ». Enfin, le
monologue s'achève à la façon d'une leçon tirée de la vie en ce monde.

« Ne faudrait-il pas saluer ces étrangers spectateurs, qui seuls peuvent


témoigner que nos corps de femme, en explosant sous la lumière, retrouvent
joie et salut dans cette mort chantée ? » (Djebar, 2002 :136)

39
Le huitième épisode numéroté de la page 137 à la page 158 s'intitule : Où
Zohra Oudai replonge dans le passé. Cet épisode relate l'amitié, née entre Mina et
la visiteuse, leurs randonnées à travers la région, la visite des sites historiques de la
ville de Césarée : « Mina et sa nouvelle amie, la visiteuse, sont-elles devenues
inséparables ? » (Djebar, 2002 :137). Un retour sur les collines les conduit chez
Zohra Oudai qui les accueille joyeusement malgré son âge. La narratrice anonyme
décrit la rencontre, assiste au déroulement de la scène. Zohra Oudai commence le
récit souvent entrecoupé par des descriptions à la troisième personne : « Elle rit à
nouveau, elle, la veuve de guerre, mère de trois fils tués en martyrs, elle qui ne
veut plus descendre en ville, "chez les chacals !" comme elle dit." » (Djebar, 2002
: 138). Zohra Oudai reprend la narration, use de son « je », en évoquant l'histoire de
sa cousine Djamila encore vivante en sa mémoire. L'histoire de Djamila est
complémentaire de celle Zoulikha. C’est pourquoi, il serait utile de parler de cette
complémentarité : « Je ne sais pourquoi je vous raconte cette époque. Djamila,
que je portais donc, tout en dormant à moitié, Djamila justement me
« porte » aujourd'hui, quarante ans après… » (Djebar, 2002 : 139)

Ainsi, le passé renoue avec le présent. Zohra se demande, elle-même,


d'ailleurs, l'utilité de l'évocation de ce passé. Elle voudrait, peut être, nous prévenir
des désagréments de la vie et ne s'attendait guère à ce que le sort lui a réservé : « La
miséricorde de Dieu, vous dis-je ! J’ai eu quatre garçons et une seule fille. C'était
écrit que ma cousine germaine serait tout comme ma fille !... » (Djebar, 2002 : 139)
Au-delà du sort, il y a cette croyance, cette foi en Dieu à laquelle elle reste attachée,
utilisant le plus souvent un langage religieux. La narratrice anonyme intervient pour
décrire son mouvement de la tête en rapport avec la foi : « Tante Zohra hoche la
tête d'un air méditatif. » (p.140). Restant toujours attachée à sa foi en Dieu et ses
anges, elle évoque "l'ange Gabriel" comme s’il s'était adressé à elle. « Tôt ce
matin, c'est comme si l'ange Gabriel m'avait annoncé: « Mina, ta petite Mina,
va, à nouveau, te rendre visite! » (Djebar, 2002 :140). Elle ne vit qu'avec le passé,
face à une réalité, où la vie semble perdre son sens.

40
« Car, trop souvent, le matin, entre les deux prières, je dois avouer que je
n'ai goût à rien, pas comme autrefois …M'asseoir face au verger, devant
nos montagnes, et deviser avec nos absents : un jour, mon premier fils,
quelquefois, leur père…. Quelquefois, mon frère, celui qui m'était le plus
proche au cœur et que j'ai pu enterrer !... »

Sûrement touchée par l'ampleur de la solitude et sa patience, la narratrice nous la


présente comme une résistante au sort qui la frappe. « Sa main, posée sur sa coiffe,
soudain chasse le vent ou d'invisibles moucherons, comme si elle tentait
d'éloigner des souvenirs en écharpe » (Djebar, 2002 :140)

Avant d'entamer l'histoire de Zoulikha, Zohra parle d'abord à ses invités, de sa


cousine Djamila, puis de Zoulikha. « Cette Djamila, ma cousine germaine,
j'avais dû déjà vous parler d'elle, la dernière fois où vous êtes venues. »
(Djebar, 2002 :141). Elle reprend aussitôt l'histoire de Zoulikha qu'elle noue à celle
de Djamila. Elle évoque, donc, l'histoire de Djamila car, cette dernière a vécu
l'histoire de Zoulikha. Un jour au cours d'une rafle effectuée dans le verger de
Zohra Oudai, les soldats avaient pris Djamila pour Zoulikha déguisée. C'est ce fait
qui marque la relation entre l'histoire de Djamila et celle de Zoulikha. « Une
histoire dans l'histoire, et ainsi de suite, se dit l'invitée. » (Djebar, 2002 :142).
Cette histoire « se définit donc de plusieurs manières : elle se caractérise tout
d’abord par l’émergence d’un nouveau type de temporalité (non cyclique), à savoir
la temporalité dialectique de l’action humaine, qui est la condition de possibilité de
l’histoire28 ; elle se pose alors comme « orientation vers l’avenir et conservation
totalisante du passé29.» Zohra parle également des coutumes pratiquées dans la
région par le passé qu'elle situe entre la deuxième guerre mondiale et notre guerre
de libération. Elle explique la manière et les circonstances dans lesquelles Zoulikha
a disparu, les jours de l'indépendance. L'heure de vérité, ainsi venue, la promesse

28
Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, philosophie contemporaine (XXe siècle), Paris :
Ellipses édition Marketing S.A., 2002, p.420.
29
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris,
Gallimard, 1960 ; tome II, L’Intelligibilité de l’histoire, Paris, Gallimard, 1985.

41
faite aux gens ayant participé à la guerre de libération n'a pas été tenue. Elle cite le
nom de ce "Allal " qu'elle avait hébergé durant la guerre de libération et qui,
aujourd'hui, devenu responsable, ignore sa demande de logement. Elle dit :

« Et je suis remontée dans cette cabane. Celle-là, elle est de l'armée


française !
L'ennemi avait jugé que cela suffisait à moi et aux trois orphelins. Eh
bien, moi, je te dis aujourd'hui, ô, Allal: L'ennemi a raison! » (Djebar,
2002 :150)

A travers ses récits, nous savons que Zohra Oudai a beaucoup souffert durant la
révolution. Elle a hébergé des maquisards. Elle est mère de trois fils tués en
martyrs. En contribuant à la lutte armée, elle espérait une vie meilleure et décente,
or il s'est produit le contraire de ses espérances. L'indépendance acquise, ce
‘’Allal’’, devenu responsable, ne lui reconnaît pas un droit promis. Se sentant
offensée par le refus de quelqu'un (Allal) qui la connaît très bien, mieux que
quiconque, pour sa contribution à la lutte armée, elle réagit, donc, de la sorte pour
manifester son indignation. Cela est un signal d'alarme qui risque de compromettre
l'unité sociale car l'amertume nourrit la haine. Au début de l'indépendance, cela
pouvait être tolérable du fait que les responsables étaient des combattants et sans
expérience. Cette sorte de refuge dans sa cabane apparait comme un éloignement de
ceux qui dirigent.
Nous pouvons considérer l'éloignement de la visiteuse de son pays natal comme un
cas similaire. Elle quitte son pays et choisi de s'exiler dans un pays qui, hier
seulement, était l'ennemi du sien. Dans ce rapport similaire, l'exemple dévoile une
des réalités humaines par laquelle l'auteure manifeste sa présence au monde. L'exil
de la romancière se trouve donc justifié au regard de ce passage. Mina,
accompagnée de la visiteuse, arrive chez Hania où se déroule un dialogue autour
de leur vie privée. Hania reprend la narration et fait le récit des amours de sa mère,
évoquant toute une époque autour de ses trois mariages. Ce huitième épisode se
termine par la conclusion de Mina qui dit : « Sauf que mon père ne l'aurait pas
quittée, elle ! C'est la mort qui l'a pris en premier! » (Djebar, 2002 :158)

42
Le neuvième épisode s'intitule : La dernière nuit que Zoulikha passa à
Césarée. Numéroté de la page 159 à la page 181, il s'ouvre sur une description
sommaire conduite par la narratrice où Mina et la visiteuse s'interrogent sur les
péripéties de la veille racontées par Dame lionne. Puis, reprenant la narration,
Dame lionne commence le récit autour de Zoulikha. Elle évoque la visite que lui a
faite Zoulikha avant son départ alors qu'elle était accompagnée de sa fille Hania.
Elle rapporte les propos du dialogue tenu dans sa demeure avec Zoulikha : c'était
une journée de jeûne. Elle rappelle que Zoulikha avait besoin de deux compatriotes
pour la collecte d’argent : « Ce que Zoulikha devait faire parvenir ensuite là-haut. »
(Djebar, 2002 :161). La signification de l'expression « Là-haut » en langage de
l'époque, signifiait « la montagne » parce que c'était le refuge des combattants.
Cette expression est citée plusieurs fois.

« Quand je serai là-haut. (…)


L'Organisation là-haut. « (Djebar, 2002 : 162, 163)
« … Ce qui attend d’être monté là-haut. » (Djebar, 2002 :168)

Dame Lionne parle du départ de Zoulikha, de ses contacts, des cotisations au profit
des combattants, de ses allées et venues entre la montagne et la ville ainsi que des
craintes ressenties par l'entourage impliqué dans les collectes. « Ce réseau de
femmes fonctionnait presque normalement ». (Djebar, 2002 :164). La narration est
alors reprise par la narratrice anonyme qui décrit Mina et la visiteuse sur leur
chemin du retour vers Alger. Elle narre leurs impressions sur le récit de Dame
Lionne auquel elles ont assisté. Elle retrace leur dialogue durant le trajet. Elle
évoque la vie de Dame Lionne, le récit des frères Saadoun, la jeune voisine et la
dernière nuit mouvementée que Zoulikha passa à Césarée. Mina et la visiteuse
retracent, à tour de rôle, les récits contés par Dame lionne. Elles apportent quelques
précisions sur certains détails. A son tour, Mina imagine le départ de sa mère au
maquis. Elle narre les difficultés rencontrées se basant sur les récits entendus à
propos de sa mère : une sortie de la ville « qui se fit en pleine journée sans
incident », conclut-elle. (Djebar, 2002 :181)

43
Le dixième épisode s'intitule: Troisième monologue de Zoulikha. Il est
numéroté de la page 183 à la page 198. Zoulikha y évoque ses études, son père, sa
vie de jeunesse, son travail, ses mariages, la mort d'El Hadj, son départ au maquis,
enfin, toute une tranche de vie. Elle fait part de sa réussite au certificat d'études et la
fierté de son père en apprenant le succès de sa fille. A cette époque les filles
indigènes allaient rarement à l'école et le certificat d'études avait une grande valeur.
« Ce jour-là, je me souviens, je sautillais sur le sentier et je remontais la
colline. Il faisait si beau, je revois la lumière de cette fin de journée de juin. »
(Djebar, 2002 : 183). Zoulikha décrit la joie de son père, les souliers qu'elle
portait ce jour-là et la scène du paysan crachant sur le sol en la voyant. « La fille
de Chaieb déguisée en Roumia ! », lui a-t-il dit. (Djebar, 2002 :184). Pour Zoulikha,
c'était sa manière de vivre. Elle fait, justement, part à sa fille Mina de son ivresse de
jeunesse et sa fierté d'être arabe déguisée en chrétienne. Elle ne cache pas ce que lui
a valu cette façon de vivre à l'européenne espérant que l'époque de sa fille sera
différente et meilleure. Comme si sa présence était réelle, elle contemple Mina et
son amie marcher ensemble dans la rue sans voile.

« Vous marchez enfin, comme tant d'autres, soudain nombreuses au


soleil, et n'en déplaise à celle qui me défia, dents serrées sous le voile
de blanc sali, œil unique accusateur, vous, à votre tour, et ensemble, vous
marchez enfin "nues" (il faut toujours dire ce dernier mot au féminin,
en arabe, pour atténuer l'indécence et l'injustice de l'hyperbole). » (Djebar,
2002 :189)

Cette mise en parenthèse marque l'insistance à l'égard d'une cause, celle des
femmes arabes. Zoulikha fait part de son chagrin et de la douleur ressentie après la
mort de son époux, « un époux au cœur si chaud ! » (Djebar, 2002 :192). Sa
disparition devient une situation d’errance. « Cette échappée finale fut presque,
pour moi, de longues vacances. » (Djebar, 2002 :193). Comme dans les
monologues précédents, elle s'adresse toujours à sa fille Mina. Elle lui fait le récit
d'une fête de femmes faisant allusion à la nouba du Mont Chenoua : « Je te raconte
cette nuit des femmes, cette harmonie qui nous a liées, toutes! Une fois seule

44
dans la grotte, m'est revenue alors, plus vive encore, ma nostalgie de vous deux !
Je t'ai appelée; tu vas enfin venir… » (Djebar, 2002 :198)

Le onzième épisode, numéroté de la page 199 à la page 215, s'intitule :


Lorsque Mina, fillette, voyagea au maquis chez sa mère. La narratrice y parle de
Mina et de son amie (la visiteuse) voyageant dans la région. Elle évoque le passé
de quelques générations qui ont peuplé le pays, les lieux anciens, l'errance des
villageois et des paysans dans un espace déserté. Elle décrit leur halte dans un
restaurant, non loin d'Alger, le repas, ainsi que leurs conversations. La visiteuse
écoute les révélations de Mina qui plonge dans le passé. Le restaurateur, à son tour,
leur raconte l'histoire d'une jeune femme algérienne nommée Halima qui a choisi
d'émigrer en France et qui a réussi sa vie. Songeant au récit de cette jeune femme,
Mina semble avoir raté le coche en restant au pays. A son tour, Mina raconte à son
amie l'histoire de la mendiante venue lui rendre visite à la maison. En effet, ce
n'était pas une mendiante mais une messagère de Zoulikha déguisée en vieille
femme venue lui faire part d'une prochaine visite, chez sa mère, au maquis : « il
paraît qu'elle languit de vous deux ! » (Djebar, 2002 :206). Mina évoque son arrivée
au maquis et la rencontre avec sa mère Zoulikha avec laquelle, elle passa quatre
jours. Le jour de la séparation a été dur tant pour Mina qui devait quitter sa mère,
que pour Zoulikha qui devait changer de lieu. Quelques jours après cette séparation,
Zoulikha revint à Césarée en visite-éclair inopinée, où elle rencontra à nouveau sa
fille Mina pour la dernière fois. Trois jours plus tard, Zoulikha fut arrêtée en
compagnie de quatre hommes. Son récit ainsi terminé, Mina et son amie quittent le
restaurant et retournent à Alger. Ainsi, la narratrice tente d’unifier les fragments
d’histoires où l’errance se perpétue par l’écriture.

Le douzième épisode numéroté de la page 217 à la page 234 s'intitule:


Dernier monologue de Zoulikha sans sépulture. Ce monologue est consacré
entièrement à l'arrestation de Zoulikha, ses tortures et ses interrogatoires. Elle
évoque toujours à sa fille Mina, sa détention au camp militaire, les sévices et les
souffrances de son corps sur lequel s'acharnaient les bourreaux. Elle lui rappelle la

45
messagère venue la chercher et les mots prononcés à son égard, la vie dans la
grotte et les moments partagés avec les combattants qu'elle considérait comme ses
fils. Elle lui parle de la scène du garçon somnambule qui s'était réveillé au cours de
la nuit. « Je devinais mal son trouble », dit-elle. (Djebar, 2002 :232). Puis elle
ajoute :

« Ma douce, ma chérie, c'est de cette volonté-là sans doute que mon


inquiétude pour toi naquit. J'ai pleuré une nuit, toi endormie et t'agitant
contre moi, moi qui me disais :
« Je ne vais pas vieillir. Or, elle deviendra femme sans ma protection et
cette terre est une terre de chacals cruels pour toute âme palpitante de jeune
fille! » (Djebar, 2002 :233)

Par ces mots, Zoulikha lui exprime le souci maternel que toute mère possède à
l'égard de sa fille. Elle l'a quittée avec cette inquiétude qu'elle ne lui révèle qu'après
sa mort. Dans ce passage, le mot : « chacal » attire une attention toute particulière.
Ce mot est réutilisé avec un qualificatif par la narratrice, dans cet épisode. Nous
savons qu'elle l'a déjà prononcé dans le huitième épisode dans le récit de Zohra
Oudai lorsqu'elle disait: « eux que j'appelle "les chacals". » (Djebar, 2002 :149). De
ces termes utilisés par Zohra Oudai et repris par Zoulikha, se révèle une
problématique. Par hypothèse, pour Zohra Oudai, l'expression du mot : "chacal"
réside dans le changement de comportement de celui qu'elle assista par le passé
refusant de l'assister par le présent. Pour Zoulikha, nous pouvons penser ainsi: en
disant: « je ne vais pas vieillir » elle sent sa mort prochaine. Dès lors, elle songe à la
protection de sa fille, à son devenir en tant qu'orpheline. Au regard de la cruauté des
hommes, sachant par avance que l'avenir de sa fille reste compromis dans un
monde mouvant qui ressemble à une terre de Chacals cruels. Elle fait d’emblée les
récits de tous ses instants jusqu’à sa disparition. « Quinze ou vingt nuits après, c'est
à la lumière de la lune, dans une clairière que je ne reconnus pas, qu'il choisit de
m'enterrer consciencieusement. » (Djebar, 2002 : 233-234). La « clairière » est
considérée comme l'espace de sa disparition dont elle-même ne reconnaît pas
l'endroit. C’est « une clairière, ma chérie, où tu ne viendras jamais. » (Djebar,

46
2002 : 234). Par ces mots, Zoulikha semble dire à sa fille Mina: que son corps
restera introuvable. La fin de cet épisode apparaît comme le signe final laissant
planer le mystère et le doute autour de ce lieu inconnu, où repose le corps de
Zoulikha sans sépulture. Le sort de Zoulikha reste énigmatique et indéfini ouvrant
l’espace à d’autres quêtes.

1-4- L’épilogue

A l’opposé du prologue, l’épilogue désigne la partie finale ajoutée


indiquant la suite du drame de Zoulikha et des informations sur les changements
intervenus dans la société d’aujourd’hui. L’auteure se distingue à travers les
sentiments ressentis à l’égard de ces changements, en déplorant la situation qui
prévaut dans son pays où l’esprit de retour s’avère imprévisible.

Un épilogue de neuf pages termine le roman. Assia Djebar le commence par un


petit poème composé de deux vers où elle fait référence à Césarée (sa ville
d'enfance) et aux femmes oiseaux des mosaïques du musée. Elle s'interroge sur les
vocables qui la désignent, puis reprend l'histoire de Zoulikha en revenant sur son
passé. Elle évoque le passé de Zoulikha, le lieu de sa maison qu'elle situe dans
Césarée (dans la vieille rue d'El Qsiba) son arrestation, ses tortures et sa disparition.
Elle considère Zoulikha comme une femme-oiseau qui s'est envolée de la
mosaïque. Elle se positionne par rapport à sa ville natale, avoue sa nostalgie :

« Je suis revenue seulement pour le dire. J'entends, dans ma ville natale, ses
mots et son silence, les étapes de sa stratégie avec ses attentes, ses
fureurs… Je l'entends, et je me trouve presque dans la situation d'Ulysse,
le voyageur qui ne s'est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer
de traverser la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais
oublier le chant des sirènes ! » (Djebar, 2002 :236)

Dans ce passage, on remarque que l'adverbe « seulement » utilisé dans la première


phrase nous met en présence d'un retour unique dont le but est de dire ce qu'elle

47
entend dans sa ville. Il y a aussi cette répétition du verbe « entendre »: « J’entends-
je l'entends - mais entendre » à travers laquelle, elle nous révèle, à la fois, le
sentiment qu'elle nourrit à l'égard de sa ville natale et de Zoulikha. Puis, elle
s’identifie par les expressions : « Dans ma ville », « cité antique », «ô ma Césarée
! », elle évoque la vie des gens de sa ville au présent. « Dans ma ville, les gens
vivent, presque tous, la cire dans les oreilles: pour ne pas entendre la vibration qui
persiste du feu d'hier. » (Djebar, 2002 :236)
Nous remarquons que sa perception diffère de celle des gens de sa ville
d'aujourd'hui, elle entend dans sa ville natale ce que les gens n'entendent pas.
L'expression « la cire dans les oreilles » est évoquée dans les deux passages. Elle
mentionne deux catégories de gens: Ceux qui n'ont pas de cire dans les oreilles et
entendent et ceux qui ont de la cire dans les oreilles et n'entendent pas. A travers
cette expression, elle semble clamer la passivité des gens de sa ville d'aujourd'hui
face aux évènements d'hier qui ont marqué sa ville. La passivité des gens la
préoccupe, l'inquiète. La ville lui apparaît comme une sorte d'amnésie. Cette
impression l'entraîne à nouveau dans le passé de sa ville d'enfance faisant rejaillir
l'histoire depuis le IVe siècle. « Je la vois désormais, elle, « ma capitale des
douleurs », dans un espace totalement inversé… » (Djebar, 2002 : 237). Elle se
retrouve face à une réalité difficile à affronter, au regard de ce changement, elle
n'ose point poser de question : « Non, je n'ai pas ce courage. » (Djebar, 2002 : 238).
Ce retour, vingt ans plus tard, présente l'image d'un espace différent. Attirée par le
musée de sa ville, elle retrouve un certain apaisement compensé par l'expression de
la mosaïque.

« Je retrouve l'espace d'enfance, moi, "l'écouteuse", et il semble que je n'ai


qu'à aller contempler à nouveau la mosaïque la plus étrange du musée : les
trois femmes-oiseaux, la flûte double et la lyre à la main, jouent encore leur
musique pour Ulysse immobilisé sur le bateau qui va disparaître.
Je reviens si tard et je me décide à dérouler enfin le récit! Ce retard me
perturbe, me trouble, me culpabilise. Comme si mon lieu d'origine s'arrachait,
mais à quoi : à mon propre oubli. » (Djebar, 2002 : 238-239)

48
Cette nostalgie, vis-à-vis de l'origine, réside au plus profond d'elle-même. Dans la
deuxième phrase, la succession des trois verbes indique un cas de conscience dans
l'accomplissement d'un devoir de mémoire. L’auteure poursuit son discours et nous
révèle un passé terni par le présent.

« Je comprends si lentement : parce que j'ai désiré soudain rentrer –


admirer les Belhombras de la place, vivre deux jours ou trois dans la petite
ville de mon père, du père de mon père, de ma mère, de la mère de ma
mère, m'emplir les yeux de la vue des crêtes du Dahra au-dessus de la
Méditerranée, vérifier que le phare millénaire reste là, inentamé, que le
théâtre romain, au cœur du vieux quartier arabe, garde ses ruines mal
entretenues, ainsi, dans ce décor de pierres et d'histoire non altéré, je
commence à percevoir combien les êtres ici, hommes faits ou garçons
oisifs, s'oublient eux-mêmes et qu'il faut sans doute les oublier. » (Djebar,
2002 :239)

Nous remarquons que la satisfaction d'un désir, longtemps souhaité, semble finir
dans la déception. Puis, matérialisant son retour, l’auteure s'inquiète de l'avenir de
sa ville, des êtres de son pays.

« Puisque j'ai désiré revenir, vingt ans plus tard, vingt ans trop tard, pour
faire revivre le récit d'hier scandé par les mots, la voix, la présence dans
l'air de Zoulikha, que représentent-ils, ces violents qui surgissent,
menaçants ?
Eux qui tuent, qui violent et détruisent, nouveaux Firmin ou Vandale furieux,
ressuscités du plus lointain passé! » (Djebar, 2002 :240)

Ainsi, les changements intervenus suscitent l'interrogation sur l'origine de


cette génération émergeante insensible à son passé. Elle retrouve un pays déchiré
par la confusion et l'épouvante .Elle évoque la décennie noire qu'elle qualifie de
nouvelle saignée suivie d'une colère neuve faisant allusion à la Kabylie. Elle
souligne l'immobilisme des gens face aux évènements qui ont secoué le pays. Dans
la mouvance du temps, « ils veulent que rien ne se soit passé, ou presque pas
passé… Qu'il n'y ait pas eu, ces derniers dix ans au moins, cette nouvelle saignée.

49
Elle a pourtant continué, non loin, le printemps dernier, transmuée en feu d'une
colère neuve. » (Djebar, 2002 :240)
L’auteure s'indigne devant pareil comportement et se contente d'évoquer le passé
historique. Au centre de cette tragédie, son retour n'a été programmé que pour
reconstituer l'histoire de Zoulikha. Quant à son retour au pays, il reste en instance.
C'est ainsi que s'achève le roman d'Assia Djebar intitulé La Femme sans sépulture,
marquant sa fidélité et son attachement à ses origines.

« Le début (ou incipit) et la fin (desinit, clausule) occupent dans l’économie


du récit une place privilégiée d’où découle parfois, de façon tacite ou
explicite, une signification symbolique, une « morale »30 »

Après avoir étudié la forme et le contenu du roman, nous avons pris


connaissance de la fresque évènementielle qui le compose. Cette étude nous permet
l’accès à la représentation narrative où cinq personnages-témoins se relayent. Cela
nous conduit à définir les rôles de la narratrice anonyme (hétérodiégétique) et de la
narratrice-auteure (la visiteuse).

30
Bernard Valette, Le roman, op. cit., p.75.

50
2- La représentation narrative

Dans le texte de La Femme sans sépulture, nous sommes en présence de


plusieurs narratrices, au regard de la nature et la quantité des informations
rapportées dans leurs récits. Une narratrice omniprésente fait percevoir l’univers
littéraire au lecteur à travers ses sentiments et par le biais de son regard sur les
personnages. « Cette omniprésence masquée est donc liée à son omniscience et à
son omnipotence31. ». Elle connait le comportement et les pensées des personnages
et peut aller d’un lieu à un autre en maîtrisant le temps. Elle mène la narration à la
troisième personne (« il » (s), « elle » (s)) et de ce fait elle est hétérodiégétique. Sa
perception et sa vision ne sont pas limitées par la perspective d’un personnage. Cela
favorise les durées longues et la multiplicité des lieux, la continuité de la narration
d’une histoire, lorsque l’un des personnages se trouve dans l’impossibilité de
percevoir, elle intervient. Cette intervention se raréfie pour éviter d’introduire trop
de distance avec la vision du personnage.

Les autres narratrices présentes dans l’histoire sont au nombre de cinq : la


visiteuse, Dame Lionne (Lla Lbia), Zohra Oudai, Hania et Mina. Elles sont
présentes dans l’histoire et chacune narre son propre récit à la première personne
« je ». Ayant côtoyé et assisté Zoulikha jusqu’à sa disparition, elles apportent leurs
témoignages à travers leurs récits. La visiteuse connait les personnages-témoins de
l’histoire. En même temps que visiteuse, elle est quêteuse, écouteuse et narratrice
de certains récits. C’est à elle que revient le rôle de quêter auprès des personnages
et de les écouter raconter. Elle assume une fonction de régie puisqu’elle commente
l’organisation et l’articulation de son texte, en intervenant au sein de l’histoire32.
Elle recueille leurs témoignages pour organiser et articuler le texte. Souvent, elle
raconte des évènements vécus qui l’ont marquée. Cette visiteuse que l’on appelle


Il nous est important de distinguer les deux instances narratives au début de notre travail de recherche. Nous
assistons alors à une double énonciation narrative: d'une part, "la visiteuse" incarne la personne et la voix de la
romancière (il s'agit bien d'une narratrice-seconde). Elle est intradiégétique. D'autre part, une narratrice
anonyme, extradiégétique, est appelée narratrice-première. Voir. Chapitre II- Partie I.
31
Christiane Achour, Amina Bekkat, Clefs pour la lecture des récits, Blida, éditions du Tell, 2002, p.72.
32
Gérard Genette, Figures III, (Collection Poétique), Editions du Seuil, Paris, 1972, p.216.

51
aussi « l’étrangère », « écouteuse » assume une fonction testimoniale car elle atteste
la vérité de son histoire, le degré de précision de sa narration, sa certitude vis-à-vis
des évènements, ses sources d’information33.
Dans cette représentation narrative, les descriptions et les réflexions se mêlent à
l’histoire pour créer une stratégie énonciative. Les structures narratives sont liées à
cette stratégie de prise de parole en rapport avec les lieux imposant des fonctions
aux personnages que l’on peut suivre à travers leurs récits définis comme une
succession de séquences. Au niveau fonctionnel et actantiel, l’histoire s’analyse en
schémas narratifs où certains récits se complètent et s’interfèrent. A l’arrivée de
Mina et de la visiteuse chez Zohra Oudai, un dialogue s’engage entre Zohra Oudai
et la visiteuse.

« Après un long regard sur la visiteuse, elle l’apostrophe d’une voix rêche :
- C’est toi, nous a-t-on dit, qui interroges sur Zoulikha Oudai.
-Elle se reprend, et avec plus de douceur : Sur « notre » Zoulikha ?
-Je suis revenue au pays après des années d’exil. En venant à Césarée, si
j’avais pu résider dans la vieille maison de mon père, je serais certainement
venue plus tôt vous voir.
-Chaque délai, chaque retard, affirme Zohra Oudai en s’appuyant sur un
proverbe arabe courant, recèle en lui, sois-en certaine, un bien caché. »
(Djebar, 2002 :79)

Avant que le dialogue ne s’engage, la narratrice anonyme décrit le regard porté par
Zohra Oudai sur la visiteuse, intervenant par d’autres descriptions pendant le
dialogue. Zohra Oudai commence son récit souvent interrompu par la narratrice
omnisciente : « A cette époque-là, Zoulikha restait souvent avec moi au refuge. »
(Djebar, 2002 :82). Son intervention stoppe la succession des évènements pour
décrire Zohra Oudai, ce qui consiste à créer un relâchement chez le lecteur.

« (Ce mot « refuge » est prononcé à la française, mot étrange au milieu de ce


parler en arabe populaire, gauchi par un accent particulier aux gens de ces
montagnes plutôt berbérophones. De temps en temps, la main de Zohra,

33
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p.216. .

52
posée sur son front, son coude reposant sur son genou soulevé, chassait, d’un
geste rapide et régulier, mouches ou moucherons presque invisibles. »
(Djebar, 2002 : 82-83)

Cette intervention descriptive apparait objective dans la mesure où elle nous


renseigne sur le langage utilisé et les gestes du personnage au moment du récit. On
assiste souvent à un dialogue entre les différents personnages présents. Ainsi,
l’ordre des évènements se trouve souvent modifié à travers le récit. « Quand le
commissaire politique (encore deux mots français !) survenait, il notait par écrit
tout ce que Zoulikha apportait… » (Djebar, 2002 :83). En effet, le récit de Zohra
Oudai se trouve divisé et la durée temporelle devient plus longue. On remarque que
les séquences narratives mettent en relief d’autres faits. Cette technique est utilisée
dans tous les récits qui composent le roman.
La narratrice anonyme, extradiégétique, adresse son récit à une interlocutrice.
Elle reste, donc, étrangère à l'histoire qui se raconte. Proche des faits racontés,
elle adopte une distance de proximité dans la description pour attirer
l'attention sur l'histoire. Elle expose les faits au profit des scènes détaillées, ce
qui lui permet de visualiser l'évènement par des descriptions minutieuses.

« Mina et sa nouvelle amie, la visiteuse, sont-elles devenues


inséparables? En tout cas, elles consacrent une journée entière à faire du
tourisme : elles vont étudier les deux aqueducs, le plus long, celui de
l'oued Bellah, et l'autre, plus court, l'aqueduc du Chenoua.
Elles s'attardent au forum, puis à l'amphithéâtre, avant d'entrer, ensemble
cette fois, au musée : pas seulement pour la plus étrange des mosaïques,
mais pour toutes les statues de déesses – et Mina d'imaginer qu'elles
seraient replacées partout dans la ville, dans leur nudité parfois, ou leur
drapé qui laisserait deviner la plénitude des formes. Si bien qu'en
hommage au prince savant, époux de Cléopâtre Séléné, toutes les
femmes encore voilées de la ville – en blanc ou en noir – se dévoileraient
au pied de ces statues qui, ainsi, auraient annoncé l'avenir… » (Djebar,
2002 :137)

53
Cette focalisation centrée sur Mina et sa nouvelle amie s'effectue en fonction
du spectacle qui se déroule sous le regard de la narratrice anonyme. Pendant
le déroulement du récit, le passage de la narration à la description peut
s'analyser comme une illustration du récit par des images, selon un code
narratif dans lequel la visiteuse est toujours présente. Cette technique de
transformation découle d’une volonté de vouloir donner une signification plutôt
référentielle pour mieux renseigner le lecteur sur le moindre mouvement qui
caractérise les personnages. A travers les récits racontés, de façon neutre, par
les personnages- témoins, la narratrice anonyme ne saisit que l'aspect extérieur
des êtres et des choses qu'elle décrit en détail. Cette stratégie descriptive incite le
lecteur à participer au voyage de l’écriture.

« Le lendemain, les deux visiteuses – car c'est soudain l'étrangère (ou du


moins surnommée telle ) qui a entraîné, dans sa mobilité, Mina qu'elle
oblige à regarder Césarée dans les arrières de son histoire! – retournent
aux collines et à leurs vergers.
Elles descendent devant le portail de tante Zohra qui les accueille , les
bras nus , au milieu des fumées de son four à pain. Tante Zohra éclate
d'un rire de joie en les installant .
Reconnaissantes, elles se reposent sur des matelas étalés dans le préau
de la cour. » (Djebar, 2002 :137-138)

La focalisation se fait sous différents types qui varient, selon le mode de


représentation narrative, à travers les récits des personnages concernés par
l'histoire. « Elle rit à nouveau , elle , la veuve de guerre , mère de trois fils tués en
martyrs, elle qui ne veut plus descendre en ville, « chez les chacals ! » comme
elle dit. » (Djebar, 2002 :138). Ces descriptions d'actions, souvent brèves, sont
aperçues comme une conséquence naturelle qui consiste à produire l'illusion
d'une réalité tout en visant l'expansion textuelle dans sa progression . Elles
renvoient aux sentiments des personnages pour susciter l’émotion chez le lecteur. A
l'intérieur du récit, les descriptions servent aussi à fixer un savoir sur les
personnages, ralentissent l'action, donnent des indications d'atmosphère qui
complètent la situation narrée. Le dialogue fait partie du récit dans lequel il est
inséré. Il apparaît comme un genre intercalaire faisant fusion avec la description.

54
C'est en quelque sorte, un dialogue alternant l'évocation des faits avec des
fragments non narratifs, où le récit au passé s'interrompt pour céder la place soit à
une description, soit à un échange de propos entre les personnages. Toutes les
descriptions sont assurées par la narratrice anonyme. Sur le plan esthétique, la
description, à la fois, explicative et symbolique, s'ajoute à la narration comme pour
orner le récit. Elle occupe une grande place dans le roman et constitue un élément
majeur qui se révèle un moyen nécessaire à l'histoire.

« Tante Zohra verse le thé qui a refroidi; elle réfléchit, tête baissée, puis
commente:
-ô ma Mina, ne dis pas : si…si…La volonté de Dieu est ainsi, qu'y faire?
Arrêtée ce jour-là, peut-être le sort aurait-il été pour Zoulikha plus dur, plus…
Hochant la tête sentencieusement, elle change de ton. Comme dans une
histoire gaie, elle retourne résolument à « l'histoire de Djamila »… » (Djebar,
2002 :142)

A l’intérieur de chaque récit, la narration domine le caractère évènementiel et


met l’accent sur l’aspect dramatique de l’histoire34. En parallèle, la description
s’attarde sur les objets et les êtres, suspend le cours du temps et élargit l’espace du
récit. Ainsi, la narration et la description forment une unité consubstantielle qui
met en jeu les mêmes ressources du langage. Elle apparaît comme l'un des aspects
les plus remarqués de cette représentation littéraire. Dans cette structure narrative,
la visiteuse organise sa propre représentation à travers la diégèse, où le langage
utilisé exprime des relations entre les êtres et les choses35.

34
On ne confondra pas l’histoire (les évènements racontés) avec le récit, c’est-à-dire le texte qui consigne cette
histoire, ni avec la narration, l’acte d’énonciation qui a produit le récit. Nous reprenons ici la terminologie de
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris : Editions du Seuil (coll. Poétique), 1983, p.10. Aux chapitres
suivants, nous introduisons une acception tout à fait différente de « récit ».
35
Dans ce rapport, la dissymétrie existante marque le caractère décisif du récit : « en vérité, le discours n’a
aucune pureté à préserver, car il est le mode « naturel » du langage, le plus large et le plus universel, accueillant
par définition à toutes les formes ; le récit, au contraire, est un mode particulier, marqué, défini par un certain
nombre d’exclusions et de conditions restrictives. Le discours peut « raconter » sans cesser d’être discours, le
récit ne peut « discourir » sans sortir de lui-même. », Gérard Genette, Figures II, éditions du Seuil, Paris, 1969,
p.66.

55
Les récits sont transparents avec des explications multiples dont certaines
rendent compte de l'enchaînement et de la conduite des personnages. Ils tiennent
compte d’un passé historique appartenant à une région du pays. Les commentaires
et les justifications les situent dans une originalité caractérisée par des points
communs qui leur confèrent la transparence. Les épisodes éloignés dans la
continuité temporelle restent proches dans l'espace et gardent leur effet de sens. Dès
lors, il s'avère que cette simultanéité constitue un discours littéraire, où le passé
réintègre le champ du présent dans une suite d'évènements définis par le langage.

La visiteuse participe au dialogue dans lequel chaque personnage prend la


parole et expose sa mémoire. Le dialogue se construit autour de la vie et de la
disparition de Zoulikha par une mise en valeur de divers discours en présence. Au
cours du dialogue, on s’aperçoit qu’une proportion des moments dialogués diffère
par rapport aux passages narratifs, privilégiant la dimension narrative. A l’intérieur
du dialogue se mêlent récits et discours : les personnages interviennent à tour de
rôle, et l’on remarque à travers les discours plus qu’une amitié, une histoire de
famille où tous les personnages se connaissent. La narratrice anonyme n’intervient
que pour faire évoluer le dialogue faisant ainsi progresser l’action qui se déroule
sous ses yeux. De cette manière, l’échange du dialogue se déroule de façon
alternante sans chevauchement cacophonique. Les descriptions qui découlent de
l’apanage particulier de la narratrice favorisent l’expansion du récit. Cette forme
narrative s’étend et se poursuit à travers tous les récits des personnages mis en
scène dans l’univers du roman.
Dans cette représentation narrative, la tradition orale est présente. Le discours oral
correspond à une catégorie culturelle propre à la région (le dialecte arabo-berbère).
Le texte écrit est récolté oralement de la bouche des personnages se réappropriant la
langue française pour aboutir à sa conception. On peut dire que l’écriture relève
d’un usage ethnologique du conte pour aboutir à une littérature où la langue orale
rencontre le code écrit. Cette démarche particulière dépend d’une spécificité
ethnocentrique qui fait que l’œuvre littéraire se trouve associée à l’oralité. Ainsi, le

56
texte se réalise en re-produisant l’histoire de l’héroïne du roman, grâce au retour de
l’écrivaine à Césarée. Un retour que nous suivrons en détail dans les pages
suivantes.

3- Le retour de la visiteuse aux sources de Césarée

Sollicitée pour faire l'histoire de Zoulikha, la visiteuse s'élance dans une


promenade historique vers son origine. Son voyage revêt un double sens : littéraire
et moral. Son retour provisoire préétabli permettra son rapprochement au pays
natal et plus précisément de sa ville d’enfance « Césarée » qui sera le point de
départ de ce processus d’écriture. Ce retour aux sources, dans le cadre de l’histoire,
constitue l’élément principal d’une errance qui se prolongera dans l’espace et le
temps. Son itinéraire la conduira à Alger, puis à Césarée et sa région. Césarée étant
sa ville natale, elle retrouvera les lieux de son enfance, les personnages familiers
pour mener sa quête. Dès son arrivée à Césarée, elle prend contact avec la fille de
l’héroïne Mina qui lui servira de guide dans tous ses déplacements à travers la
région. Elle oriente ses recherches sur les lieux mêmes de la tragédie, organise ses
déplacements, ses rencontres, engage les discussions avec les personnages en
fonction de leur statut. L’aspect particulier du sort de l’héroïne se situe dans une
spécificité historique que la visiteuse cherche à définir.

On s’aperçoit, alors, que l’identité auteure-narratrice-personnage est


consubstantielle au genre biographique où l’énonciation apparie le « je » du passé
et le « je » du présent de l’écriture. Les récits rapportés en arabe dialectal sont
reconstitués dans la langue d’écriture. Située dans un espace d’interaction, propre à
Césarée et sa région, l’histoire se fait sur des données historiques. Cette redéfinition
singulière de l’histoire explique le jeu majeur de la conscience culturelle dans ce
genre d’écriture.

A l'ouverture du roman, l'héroïne du récit est désignée sans ambiguïté:


Zoulikha. Dans les premières pages, la visiteuse fait connaissance de la seconde

57
fille de l'héroïne. Elle raconte son arrivée, son but, présente des personnages, des
lieux, évoque des noms d'une époque (Edgar Varèse36, Bela Bartok37, Eugène
Fromentin38). Les noms de ces personnages sont en rapport avec la visiteuse et les
hypothèses sont nombreuses. De notre point de vue, « la flûte » d'Edgar Varèse
serait porteuse d'un secret révélateur d'un sens dissimulé. C'est donc, une trace
indélébile qui s'ajoute à l'histoire. Pour Bela Bartok, ce musicien Hongrois a
honoré, par sa présence, l'Algérie: le pays de la romancière. Cette venue en Algérie
est donc considérée comme un évènement du passé caractérisé par sa musique.
C'est en l'écoutant que cette musique éveille le passé dans un présent rendant
Zoulikha constante. En hommage, elle lui dédie cette pensée à travers l'histoire de
Zoulikha.

« Opus dédié à Zoulikha, mais aussi à Bela Bartok. Le musicien hongrois


était venu en Algérie, peu d’années avant la naissance de Zoulikha,
l’ineffaçable. Personne ne l'a revue vivante, en effet. Peut-être que,
grâce à la musique de Bartok, je l'entends, moi, j'entends Zoulikha
constante, présente.
Vivante au-dessus des rues étroites, des fontaines, des patios, des hautes
terrasses de Césarée. » (Djebar, 2002 : 17)

Quant à Eugène Fromentin, ce peintre-écrivain a connu la tribu célèbre de


Zoulikha « Hadjout ». L'espace « lac Halloula » décrit est un paysage qui lui est
familier. Il serait donc plausible que ce soit ce lien qui le rapproche de l'histoire de
Zoulikha. « Plus de cinquante ans auparavant, Eugène Fromentin avait connu cette
tribu : malgré sa défaite, elle conservait un peu de son aura, du moins dans ses

36
Edgard Varèse ou Edgar Varèse (les deux orthographes ont été utilisés par le compositeur lui-même à
différentes époques de sa vie) est un compositeur français naturalisé américain né à Paris le 22 novembre 1883
et mort à New York le 6 novembre 1965 à l'âge de 82 ans. Il construit son rapport radical à l’Histoire : un
rapport positif, voire scientiste, animé par un désir d'arrachement au présent.
37
Bela Bartók (Bartók Béla, selon l’usage en hongrois), né le 25 mars 1881 à Nagyszentmiklós en Hongrie,
décédé le 26 septembre 1945 à New York, était un compositeur hongrois, pianiste et collectionneur de musique
folklorique d’Europe de l'Est. Il fut l’un des fondateurs de l’ethnomusicologie (science humaine qui étudie les
rapports entre musique et société).
38
Eugène Fromentin, né le 24 octobre 1820 à La Rochelle, est mort le 27 août 1876 dans la même ville. Fils de
la botaniste Marie-Dominique de la Fouchardière, c'est un peintre et écrivain français. Il se révèle un peintre
orientaliste fécond, mais sans grande originalité.

58
spectacles de fantasia. Le peintre-écrivain évoquait aussi le magnifique lac
Halloula, à proximité. » (Djebar, 2002 :18). Cette histoire est esquissée en
ouverture, traitée à grands traits. En effet, Zoulikha est décrite sur un plan
biographique : son lieu de naissance, sa descendance de la célèbre tribu guerrière
des Hadjout, sa scolarité, ses mariages, ses enfants, son comportement et son zèle.
Son passé est aussi décrit avec précision dans un champ qui fait partie de la
signification de son personnage. Son portrait donc fonctionne au rythme de la
description qui participe à son évaluation ; « La mère des maquisards ! » (Djebar,
2002 :15). Définie par cette caractéristique de combattante dans l'ombre, Zoulikha
est sujet d'une quête, où figure son nom à travers tous les récits, du début à la fin
du roman. Elle est ce lien constant entre les différents personnages. Cette fonction
symbolique, exploitée par ce rôle thématique, consiste à faire de Zoulikha une
héroïne à l’aide de paramètres identitaires. « Sa vie de combat, interrompue à
quarante-deux ans, est restée comme suspendue dans l'espace de la cité ancienne! »
(Djebar, 2002 :16)

Si l'on considère que l'accès à l'histoire passe par le point de vue de la


visiteuse qui signale l'importance du personnage central, il s'avère, donc, que son
ambition est de donner au texte le sens d'une réalité. Nous pouvons, dès lors,
interpréter son rôle sur les plans sémantique, syntaxique et pragmatique comme
suit:

- Sur le plan sémantique : la visiteuse est un personnage descripteur qui utilise un


langage référentiel pour toute description.

- Sur le plan syntaxique : l'enchaînement des notations descriptives répond à l'ordre


chronologique des faits racontés, par un ensemble d'informations : la visiteuse
reproduit, par le souvenir, des évènements vécus résultant d'un passé réel.

- Sur le plan pragmatique : le cadre spatio-temporel se réfère à une réalité


identifiable (évènements historiques) où la nostalgie liée aux lieux familiers fait de
la visiteuse un locuteur qui s’adresse à la sensibilité du lecteur. Sa capacité de
déploiement sur les lieux mêmes de l'origine lui permet de s'enquérir en personne

59
sur les évènements qui se sont déroulés par le passé. Sur le plan de la quête, les
recherches sont caractérisées par des déplacements (va-et-vient successifs), des
visites auprès des personnages concernés par l'histoire. Leurs témoignages sont
recueillis et évalués en rapport étroit avec l’histoire de l’héroïne.

Les passages descriptifs apparaissent comme une pause dans l'action destinée
à rendre la description naturelle. Les lieux et les personnages sont décrits de façon
référentielle faisant partie d'un ensemble appartenant au même espace. Tout au long
des récits, on remarque que les fonctions référentielles sont privilégiées pour
permettre la diffusion des savoirs à l’intérieur du texte. La description au temps
présent fait apparaître l'absence de distance temporelle, faisant ainsi oublier la
présence de la narratrice dont le but est de démontrer la subjectivité du récit. Cette
description révèle l'originalité de la visiteuse qui revendique une fonction
expressive inscrite dans la tradition du récit biographique. L'appréhension du réel
se manifeste, donc, à travers les descriptions, où le langage occupe le devant de la
scène de ces récits de faits historiques. Au moment d’une pause, sans interrompre le
récit du personnage, la narratrice anonyme assure la cohérence par la description.

« De la fenêtre de sa cuisine, Hania observe, à présent, la scène .Cette


étrangère qui revient de si loin, d'horizons inconnus, mais qui, tout de même,
les semaines précédentes, a parcouru les sentiers, les hameaux que Zoulikha a
habités les derniers mois de sa vie. » (Djebar, 2002 :50)

La narratrice anonyme décrit Hania qui, à son tour, décrit la scène par le
regard. A travers cette description, la situation indique la place qu'occupe Hania
dans l'espace décrit « la cuisine » et dans le temps « à présent ». Elle est témoin de
la scène du retour de la visiteuse. Cette description est présentée en focalisation
interne. La deuxième phrase est consacrée à la description graduelle de l'espace de
l'errance signifié par des repères : « qui revient de si loin, d'horizons inconnus, a
parcouru les sentiers, les hameaux ». Cette description contribue au déroulement de
l'histoire pour que se réalise cette écriture de l'errance. Nous remarquons que
dans certains récits, plusieurs personnages s'associent par leurs témoignages pour
aboutir au texte proprement dit. Quant à l’étrangère, elle intervient souvent, usant

60
de son « je » ; « je suis revenue au pays après des années d’exil. » (Djebar, 2002 :
79). D'autres récits se trouvent composés de deux ou plusieurs situations,
indépendantes l'une de l'autre au niveau du texte. Ainsi, le retour à l’origine a
permis d’écrire l’histoire de Zoulikha, celle de toutes les femmes de Césarée. Dans
sa quête, la visiteuse a utilisé toutes les pistes pour dévoiler le mystère estimant que
l’action héroïque de Zoulikha ne doit pas passer inaperçue. Malgré toutes les
recherches entreprises dans la région, le corps de Zoulikha reste introuvable. Le
mystère demeure, ouvrant ainsi la voie à d’autres quêtes où l’errance conduit
inéluctablement à l’acte d’écriture.

3-1- Le retour historique

« De retour ? Non pas de la même façon qu’en 1975 (« treize ans après
l’indépendance ! » me reprochait déjà Mina), non pas en 1981 lorsque je
m’étais mise à reconstituer sur un même fil le chapelet des souvenirs livrés –
et que j’imaginais déjà l’oratorio des voix suspendues, non ! Il me faut
l’avouer : je reviens dans ma ville… vingt ans plus tard. » (Djebar, 2002 :
238)

Ce retour qui ne s’accomplit que dans le cadre d’un travail littéraire fait partie
de l’attachement émotionnel à l’espace d’enfance. Césarée représente le passé
d’une vie entière figé par une distance que la nostalgie cherche à parcourir au
moyen de l’errance. Elle n’est perçue que par l’imagination et le souvenir. Un
retour définitif dans sa ville natale serait historique. « Quand serai-je vraiment de
retour pour gravir le chemin qui monte au sommet de Césarée ? Là où, sous mille
couches de ténèbres, dort désormais mon père, les yeux ouverts. » (Djebar, 2002 :
243). Ce langage s'inscrit dans une thématique revendicative d'identification. Cette
dernière, support attesté d’une réalité, se fait par l'intermédiaire de figures
substantives (personnages d’origine berbère dont la présence et la manière de
s’exprimer fixent l’identification).

61
L'œuvre traduit ce fantasme originel commun à la vie des femmes et à l'écriture.
Elle part de cette vie pour aboutir au texte. La vie menée loin de ses origines est un
élément qui revient de façon récurrente dans les œuvres de la romancière. Cette
répétition de la même image féminine n'est point un hasard. Elle reflète une réalité
imposée par le monde extérieur. La limpidité de sa démarche fait apparaître, à
travers l'épilogue, un profond sentiment de mélancolie à l'égard de son pays, de sa
ville natale.
« Je suis revenue seulement pour le dire. J'entends, dans ma ville natale, ses
mots et son silence, les étapes de sa stratégie avec ses attentes, ses fureurs…
Je l'entends, et je me trouve presque dans la situation d'Ulysse, le voyageur
qui ne s'est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer de traverser
la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le
chant des sirènes !
Elle sourirait, elle se moquerait, Zoulikha, si on lui avait dit qu'on la
comparerait, elle, aux sirènes du grand poème d'Homère. » (Djebar,
2002 :236)

Cette mélancolie inhérente à l’exil donne un sens antique à l’histoire, où la


rencontre devient un prétexte de retrouvailles, un « jeu transformationnel intégré à
cette réalité collective39». Le retour dans sa ville natale revêt le caractère d'un
conflit personnel surgissant d'un symptôme identitaire. Tous les mots s'organisent
autour de cette thématique et se rassemblent au sein d’un mythe signifiant à son
écriture le sens de la souffrance vécue par les femmes dans un passé/ présent car
« La substance du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration,
ni dans la syntaxe, mais dans l'histoire qui y est racontée40 ». Les paroles et le
comportement de la visiteuse témoignent de son sentiment à l'égard de sa ville
« Césarée » faisant un lien entre son histoire et celle de Zoulikha.

« Moi, la fillette de la ville revenue de l'exil pour quelques jours, pas plus,
oui, décidément "l'étrangère pas tellement étrangère", moi, à force d'avoir

39
Voir Jacqueline Chenieux- Gendron et Yves Vadé (dir.), Pensée mythique et surréalisme, Lachenal et Ritter,
Paris, 1996, (avant-propos), p.20.
40
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit, p.232.

62
écouté Mina et Hania, Dame Lionne ainsi que, dans les collines, au-dessus de
la ville, Zohra Oudai (ces deux dernières dames, combien leur reste-t-il
désormais à vivre ?), me voici de retour. » (Djebar, 2002 :237)

Dans ce passage; le « moi » fait apparaître les fantasmes de l'auteure. Le mot


« exil » (repli sur soi) exprime l'identité incertaine dans le monde qui l'accueille.
L'expression « étrangère pas tellement étrangère » marque le déracinement où
l'identité s'exprime par un double de soi. Ainsi, une part s'échappe en acceptant de
vivre loin de l'origine. Cette perte de repères se traduit par un vide, qu'elle ne peut
combler, la maintenant en retrait par rapport à son origine. Elle n'est là que « pour
quelques jours ». Dès lors, seul le mouvement « voyage » la rapproche
physiquement de l'origine, « Me voici de retour ». Et c'est en évoquant les noms des
personnages de l'histoire de Zoulikha qu'elle fait référence à l'espace-temps, gardant
ce lien avec l'histoire qu'elle raconte. Ce désir d’identification débouche sur la prise
en compte de l’Histoire.

A travers les structures du roman, certains éléments fondamentaux (l’origine,


les lieux, l'enfance) correspondent à la biographie de la romancière qui n'hésite
pas à parler de ses racines. A son retour, elle retrouve une société errante dans un
monde dévalué qui s’effondre, mais peu importe, l’essentiel est de pénétrer dans les
profondeurs de la réalité.

63
Conclusion

Dans ce premier chapitre consacré au montage narratif, la définition des


structures du roman nous a permis de décoder la conception du texte littéraire. Cela
nous a facilité l’accès à l’intérieur de l’œuvre et nous a permis de suivre la
démarche entreprise par l’auteure pour aboutir à l’histoire de la femme sans
sépulture. Les récits enchâssés, rapportés par des personnages-témoins, constituent
le corps du roman.
Le retour de la visiteuse sur les lieux du drame lui a permis de prendre contact avec
les personnages-témoins ayant vécu la tragédie de la guerre. Sensible à ces faits
historiques, elle mobilise la mémoire collective, multiplie ses déplacements,
programme ses rencontres. Puis, pour s’assurer de la véracité des faits rapportés,
elle reste à l’écoute des scènes racontées. Assistée d’une narratrice anonyme
assurant la description, sa parole s’associe à la mémoire collective intervenant dans
la narration où récits et discours s’entremêlent donnant souvent lieu à un dialogue
dans un climat familial.

Ainsi, Assia Djebar retrace le parcours historique de Zoulikha vingt ans


après. Cet espace-temps a transformé le monde et le passé historique a sombré dans
l’oubli. Cela nous permet d’aller au centre d’une histoire métamorphosée par
l’écriture.

64
CHAPITRE II: ZOULIKHA,

HISTOIRE METAMORPHOSEE.

« A quelle transmission ou à quelle métamorphose ai-je été


destinée dans cet invisible à déchirer, tel que j’ai désiré
l’esquisser ? » (Djebar, 2007 :238)

65
« Zoulikha est née en 1916 à Marengo (Hadjout, aujourd’hui), dans le Sahel
d’Alger. Le guide Hachette de ces années-là note qu’il s’agit d’un « grand et
beau village, chef-lieu de commune. » (…) Le père de Zoulikha s’appelle
Chaieb ; il semble avoir été un cultivateur assez aisé. Un des rares à avoir pu
garder ses terres – ou peut-être les avait-il acquises de fellahs ruinés. Il fut
considéré comme un « bon Arabe » par ses voisins, colons du village. »
(Djebar, 2002 : 17-18)

Zoulikha avait vingt ans à la naissance de celle qui, aujourd'hui, fait son
histoire. Partageant le même espace « Césarée », un simple mur mitoyen séparait la
maison de Zoulikha de celle du père de la visiteuse. Fillette à l'époque, il se pourrait
qu'un jour, elles se soient côtoyées devant la porte ou dans la rue, sans se prêter
attention. Les évènements intervenus dans l'espace-temps ont provoqué des
bouleversements dans leurs vies communes. Zoulikha a disparu sans sépulture, la
visiteuse vit dans l'exil, loin de ses origines. Cette coïncidence nous met en
présence de deux problématiques presque similaires : la disparition mystérieuse de
Zoulikha et l’exil et l'identité perplexe. L’espace (Césarée) et l’origine (berbère)
favorisent leur rapprochement identitaire. A travers cette histoire dédiée à Zoulikha,
il y a une volonté de vouloir s'identifier à l'intérieur même de cette reconnaissance
symbolique. C'est ce qui nous mènera à analyser, au cours de notre démarche,
l'itinéraire inconnu de Zoulikha et sa disparition.

1- Zoulikha, « femme-oiseau de la mosaïque »

« Zoulikha, quarante-deux ans, veuve de son troisième mari mort au maquis,


ayant été contrainte de laisser ses deux enfants si petits dans la maison de la
vieille rue d’El Qsiba, Zoulikha habite encore le cœur de la cité antique.
Après son arrestation et les tortures subies, elle fut portée disparue.
Auparavant, ayant déployé une parole publique, lyrique, il me semble qu’elle
s’est, pour ainsi dire, envolée… Femme-oiseau de la mosaïque, elle paraît
aujourd’hui, pour ses concitoyens, à demi effacée ! Or son chant demeure. »
(Djebar, 2002 : 235-236)

66
A la lecture de La Femme sans sépulture, il apparaît clairement que la
visiteuse et Zoulikha sont d'origines berbères, d'un même pays, d'une même région.
A travers le texte, l'existence des lieux référentiels confirme le voisinage. Dans ce
rapport, la visiteuse apparait concernée par l’histoire de Zoulikha dont le sacrifice
est considéré comme symbole du peuple auquel la visiteuse s’identifie. « L’image
de Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque. Mais sa voix subsiste, en
souffle vivace : elle n’est pas magie, mais vérité nue, d’un éclat aussi pur que tel ou
tel marbre de déesse, ressorti hors des ruines, ou qui y reste enfoui. » (Djebar :
2002, 242)

En écrivant ce roman, Assia Djebar rend non seulement hommage à


Zoulikha, mais elle accomplit aussi un devoir de mémoire à la gloire des martyrs de
la révolution algérienne impliquant une reconnaissance symbolique à cette femme
disparue. En ce sens, l'évènement valorise la situation de la visiteuse en qualité
d'enquêteuse-rapporteuse. La multiplication des témoignages et les circonstances
évoquées amplifient le caractère historique des évènements rapportés. Le sens
caché du sort de l'héroïne n'est pas dans les circonstances évoquées, mais dans la
forme originale de sa disparition. Effectivement, on découvre un monde animé où
l'on retrouve des visages du passé. Chaque évènement est en relation avec d’autres
impliquant la totalité de l'espace-temps devenu le lieu commun de l’univers
construit. Le mystère vécu dans l'angoisse maintient l'œuvre en mouvement pour
une meilleure saisie du réel mis en situation dans l'histoire. Il suscite une réponse
qui reste en suspens malgré la diversité des interprétations. En tout cas, l’errance a
tiré Zoulikha de l’oubli, brisé le silence et métamorphosé l’histoire en écriture. Cela
nous mène à tirer de l’histoire une communication qui consiste à découvrir la vérité.

En même temps, les structures narratives sont liées à une stratégie énonciative
assez particulière. Cette stratégie est en rapport avec les lieux antiques (Césarée,
Tombeaux de la Chrétienne…) et impose des rôles et des fonctions aux personnages
féminins, que l’on peut suivre selon l’ordre romanesque et chapitral.

67
2- Personnages et témoignages historiques

« Qu’est-ce qu’un personnage sinon la détermination de


l’action ? Qu’est-ce que l’action sinon l’illustration du
personnage ? Qu’est-ce qu’un tableau ou un roman qui
n’est pas une description de caractère ? Quoi d’autre y
cherchons-nous, y trouvons-nous ? »

(Cité par T. Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971,


p78.)

Dans l'incipit de la première page du roman , l’auteure avertit le lecteur


que certains personnages aux cotés de l'héroïne , en particulier ceux
présentés comme de la famille, sont traités ici avec l'imagination et les
variations que permet la fiction. (Avertissement). Parmi ces personnages41,
figurent : Dame Lionne, Mina, Hania, Zohra Oudai. Elles s'expriment de façon
directe par un « je », et racontent l'histoire de Zoulikha à la troisième
personne. En effet, ces « personnages ont un rôle important dans l’organisation des
histoires. Ils déterminent les actions, les subissent, les relient entre elles et leur
donnent du sens. D’une certaine façon, toute histoire est histoire des
personnages42. ». Tous ces personnages, « figures schématiques43 », parlent,
argumentent la trame évènementielle. Certains d’entre eux se distinguent des autres
par des paroles qui produisent un effet de réel. Chaque personnage féminin « est un
être de fiction anthropomorphe, auquel sont attribués des traits plus ou moins
nombreux et précis appartenant d’ordinaire à la personne, c’est-à-dire un être
humain de la réalité44. »

41
Le mot personnage, sinon le concept, apparaît fréquemment chez des auteurs qui participent à la constitution
d’une science des récits, comme Propp, Lévi-Strauss, Bremond, Todorov. Cf. François Rastier, Essais de
sémiotique discursive, Collection : Univers Sémiotique dirigée par A-J. Greimas, Maison Mame, 1973, p.207.
42
Yves Reuter, Introduction à l’analyse du roman, [1991] éditions Nathan, Paris, 2003, p.27.
43
Jean Milly, Poétique des textes. Une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire,
éditions Nathan, [1992] pour la première édition. Nathan/HER, 2001 pour la présente édition, Paris, p.159.
44
Ibid, p157.

68
En ce sens, le texte nous révèle aussi la présence d'autres personnages appartenant
au passé: légendaires (Ulysse), historiques (Cléopâtre Séléné, Juba II, Jugurtha) et
les personnages célèbres (Edgar Varèse, Bela Bartok, Eugène Fromentin…). Ces
personnages (légendaires, historiques, célèbres) introduits dans le texte par
l’auteure sont des noms symboliques, servant de repères spatio-temporels dans
l’histoire.

« Chaque « personnage historique possède une dimension énigmatique et sa


vie, devenue destin, dépasse celle de simples mortels ; il représente, pour une
génération ou pour une collectivité, l’incarnation de désirs, rêves, fantasmes,
plus ou moins conscients ; il ne naît pas mythe, il le devient dans un voyage
de texte en texte où il apparait chaque fois semblable et chaque fois différent ;
il s’inscrit dans une structure construite sur quelques mythèmes
fondamentaux et il fait écho à quelques figures mythiques déjà existantes45. »

En somme, tous les personnages offrent une personnalité complexe sur


laquelle repose l’intrigue du roman.

45
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op. cit, pp 31-32.

69
2-1- La « voix de Dame Lionne » ou « Lla Lbia »

Dame Lionne était cartomancienne de métier et laveuse de morts. Pour sa


cartomancie, elle recevait chez elle des femmes quotidiennement. Aujourd’hui
« Hadja», elle a cessé cette activité. Pendant la révolution, elle assista Zoulikha en
l’abritant chez elle dans les moments de poursuite. Sa maison située près du cirque
romain à Césarée se distingue par la proximité de ce site historique. Pour cela, elle
occupe un lieu central dans l’univers géographique du roman et c’est chez elle que
se rend la visiteuse accompagnée de Mina pour recueillir les témoignages autour de
l’histoire de Zoulikha. De son premier contact, Dame Lionne ne parlera pas de
l’histoire de Zoulikha mais d’autres évènements de la guerre de libération. Son récit
premier englobe l'histoire de sa vie privée, celle de la jeune fille promise et
l'histoire des fils Saadoun. Quelques évènements illustrent une phase de la guerre
de libération nationale, alors que l'histoire de Zoulikha est esquissée. « Je ne te
parlerai pas de ta mère, même si elle palpite en moi chaque fois que je te vois. »
(Djebar, 2002 :30) Dame Lionne raconte sa vie privée jusqu'à une heure tardive de
la nuit. Une complainte nocturne vient interrompre l'audition de Mina, ce qui
permet à Dame Lionne d'aborder le sujet de la jeune fille en faisant le commentaire
de ce segment narratif servant l'histoire. « C’est la troisième fille de la maison d’à
coté, celle qui devient presque aveugle… Elle improvise, elle psalmodie ainsi à
l’arrivée de chaque nuit, souffle Lla Lbia. » (Djebar, 2002 :30)

A nouveau, la digression du récit s'interrompt pour céder la place à l'histoire


des fils Saadoun, faisant jonction par un retour narratif où Dame Lionne déverse ses
souvenirs raccordant l'histoire en ces termes. « Cette nuit, murmure Lla Lbia, cette
nuit où l'on a fusillé les fils Saadoun… je m'en souviens comme d'hier, cela fait
maintenant vingt ans! » (Djebar, 2002 :30). Vingt ans après, c'est en somme, un


Elle a accompli le pèlerinage à la Mecque. Celui ou celle qui a accompli ce pèlerinage doit s’abstenir de tout
péché. C’est pour cette raison qu’elle a cessé la cartomancie.

70
message transmis en communication directe d'une génération à l'autre. C'est alors
que Dame Lionne évoque leur histoire, face à Mina déjà bouleversée par le récit de
la jeune fille. Elle ajoute: « J'étais autrefois laveuse des morts, commence Lla Lbia.
La nuit de la mort des fils Saadoun, ce fut pour moi, dans cette époque de
tourmente, la nuit la plus longue ! » (Djebar, 2002 : 31). L'évènement tragique,
marquant l'assassinat des fils Saadoun placé au début du roman, n'est pas singulier
du genre. Sa localisation dans le récit d'ouverture offre à Dame lionne l’occasion
de ressusciter les évènements d'un passé douloureux.

« Ce jour-là, ils ont houspillé les mendiants, provoqué plusieurs paysans


descendus de leurs douars pour le marché. Un vendeur d'œufs a été battu
jusqu'au sang, un pauvre infirme, un ancien combattant pourtant de leur
guerre. Ils se sont amusés à lui voler sa béquille; puis ils l'ont frappé, à quatre
contre lui, les lâches! » (Djebar, 2002 : 32-33)

Ces révélations nous donnent l'image rétrospective d'une époque coloniale que
Dame Lionne cherche à tirer de l'oubli. Cette interprétation nous montre que nul n'a
été épargné par les évènements : du mendiant au vendeur d’œufs à l'ancien
combattant infirme. La signification des mots « infirme » et « béquille » ainsi que
l'expression « pourtant de leur guerre » élèvent le degré de cruauté et de bassesse. Il
s'agit là, d'un antécédent historique dont la valeur thématique apparait conforme à
l'ordre chronologique réel des évènements. Evènements en rapport avec l'histoire de
La Femme sans sépulture où les récits sont partie intégrante de l’Histoire. Dans
l'ensemble de ses récits, Dame Lionne évoque les péripéties de la guerre dans leur
profondeur. Pour mieux éclairer le lecteur sur le véritable sens des évènements, elle
situe l'histoire de la société dans l'Histoire du pays. Dans ce passé historique, un
certain nombre d'épisodes situe l'histoire dans sa portée symbolique. Les
témoignages et la solidarité morale sans limite authentifient les récits. « Deux
vieilles de la famille et moi, nous fîmes entrer les corps portés, chacun, par deux
hommes du quartier. » (Djebar, 2002 :40). L'intensité du souvenir montre à quel
point Dame Lionne fait preuve d'une conscience motivée par l'aspect de
l'évènement raconté.

71
« Alors j'appelai Brahem, leur cousin par alliance, celui qui a un four: un
gentil garçon, pur comme un écheveau de laine. « Viens avec moi! Lui dis-je
fermement. Je sais où me procurer des linceuls à cette heure. » » (Djebar,
2002 : 41)

Dans ce passage, on remarque l'impatience et la fermeté de Dame lionne décidée à


tout mettre en œuvre. Son assistance atténue la douleur de cette famille éprouvée
par ce terrible malheur. L'importance de ses qualités se prolonge dans le temps du
récit à travers les moments narratifs. Sa présence, en tous lieux, illustre l’esprit de
sa solidarité.

« Cette même nuit, continue la conteuse dont l'ombre soudain gigantesque se


profile sur le mur d'en face, j'allai chez Fatima… Je précise que Fatima était
alors mon assistante pour laver les morts. Je la hélai de la rue, sans entrer
chez elle. « Viens avec moi! Lui dis-je. Nous avons à coudre les linceuls (…)
Vers la fin, nous nous assîmes; nous venions à peine de terminer notre triste
tâche, lorsque Mustapha arriva avec les Moudjahidin. C'était la deuxième
partie de la nuit, une nuit où l'orage violent venait enfin de s'arrêter. »
(Djebar, 2002 : 43- 44)

Au niveau de la structure narrative, nous découvrons une situation décrite avec


précision. Les mots énoncés, vingt ans auparavant, sont introduits par le souvenir
dans un ordre de disposition qui les rattache aux autres évènements. Les
témoignages de ces moments vécus font la spécificité de l’écriture. Les révélations
et les questionnements sur les moments vécus de l’époque coloniale se présentent
sous forme de bilan des années de lutte.

72
2-2- La « voix de Hania, l’apaisée »

Son récit s’intitule : Où trouver le corps de ma mère? Hania est la fille ainée de
Zoulikha issue de son premier mariage. Comme Zoulikha, elle est née à Marengo
(aujourd’hui Hadjout). Elles ont vingt ans d’écart. Mariée à l’époque du départ de
sa mère au maquis, c’est elle qui a eu la charge de sa demi-sœur et de son demi-
frère. Dans son patio à Césarée, Hania reçoit la visiteuse. Un entretien suivi d'un
long dialogue ravive les souvenirs d'un passé douloureux vécu par Hania. Déjà
bouleversée, vingt ans auparavant par la disparition de sa mère(Zoulikha), Hania
semble être traversée par un autre sentiment de détresse. Soudainement, elle
déroule le film de sa vie et celui de sa mère. Son récit est daté (1957), repère
symbolisant la capture de sa mère par les forces coloniales. Elle évoque les
évènements qui ont meublé sa vie familiale et celle de Zoulikha. Selon son récit,
depuis cette date (1957) jusqu'à l'indépendance du pays, elle mène une vie
perturbée. « Elle s'écoute, silencieuse, comme dans une méditation sans fin.
Quelquefois, plusieurs jours de suite! » (Djebar, 2002 : 64)

La narratrice anonyme compare l'angoisse de Hania à une méditation due à


l'image rétrospective de sa mère. Cela explique l'inertie de son corps à l'écoute.
Errante, elle est menée par un esprit voyageur qui lui raconte toutes sortes de
probabilités sur la mystérieuse disparition de sa mère. Puis par la pensée, la
narratrice anonyme pénètre davantage l'intérieur de Hania à la mesure du stigmate
causé par le drame qui l'afflige. Elle décrit la souffrance d'une femme luttant contre
le désespoir.

« Ainsi, une parole menue, basse, envahit la fille aînée de Zoulikha, dans
l'étirement de son insomnie. Elle parle sans s'arrêter, pour elle seule. Sans
reprendre souffle. Du passé présent. Cela la prend comme de brusques accès
de fièvre. Une fois tous les six mois ; quelquefois une seule fois par an ; cette
maladie a tendance à faiblir.
Il y a dix ans tout juste, germa en elle cette parole ininterrompue qui la vide,
qui, parfois, la barbouille, mais en dedans, comme un flux de glaire qui
s'écoulerait sans perte, mais extérieur. (…)

73
Ces symptômes s'accentuent certains jours précis du mois: Hania reste
allongée. » (Djebar, 2002 : 63- 64)

Cet épisode descriptif nous met en présence d'une femme exténuée, perturbée,
maintenue sous tension par un désespoir infini. Elle est secouée par une série de
symptômes successifs définis dans ce récit. Puis, au-delà de son état
symptomatique, en rapport avec sa maladie, le sentiment affectif caché
intérieurement par Hania est mis en exergue pour montrer que l'effet du temps ne
lui apporte aucun soulagement : « si le moindre signe m'était parvenu, oh oui,
j'aurais chanté à l'infini. » (Djebar, 2002 :63)

La dimension des mots utilisés illumine le sentiment de la sensibilité qu'elle


éprouve dans cette dure épreuve. La narratrice perçoit la tristesse de Hania et la
succession narrative place ce passage en deuxième position sur le plan de son récit :
Il apparait comme une pause descriptive. Dans cette optique, se situent la rencontre,
l’écoute et les impressions de l’invitée. Cette dernière recueille les témoignages,
considère les faits rapportés, les approfondit pour maintenir le récit dans sa réalité
historique. Hania fait entendre sa voix par un appel à la mémoire. Elle retrace le
parcours de la vie de Zoulikha et les évènements qui l'ont marquée jusqu'au jour du
drame. Puis, au-delà du drame cruel de ce passé tragique, elle raconte ce vécu qui
ressemble à un fardeau dont les séquelles apparentes ont perturbé le cours de sa vie.

« La parole en elle coule: à partir d'elle (de ses veines et veinules, de ses
entrailles obscures, parfois remontant à la tête, battant à ses tempes,
bourdonnant à ses oreilles, ou brouillant sa vue, au point qu'elle voit les
autres, soudain, dans un flou rosâtre ou verdâtre). » (Djebar, 2002 : 64)

Fortement troublée par le choc, elle essaie de combler le vide de ce déchirement qui
la perturbe, restant fixée sur la disparition de sa mère et le corps non retrouvé.
« Dites-moi, vous qui arrivez si longtemps après: où trouver le corps de ma
mère ? » (Djebar, 2002 : 63). Tout au long de la narration, c'est sur Hania que
repose le récit. On comprend, dès lors, que la disparition de sa mère a provoqué en
elle un désespoir insurmontable. A son tour, la narratrice fait apparaître son état
74
psychologique. Les symptômes qu'elle évoque sont la cause de ce repli sur elle-
même. « Après cette déception, une sorte d'hémorragie sonore persiste. Elle n'eut
plus jamais de menstrues, précisément depuis ce jour de sa recherche en forêt. »
(Djebar, 2002 : 65). Cette révélation au féminin libère l'écriture par ces paroles
intimes qui se superposent à travers le récit. Ainsi, le secret n'a plus sa raison
d'exister lorsque la parole trouve sa place chez l'autre. On assiste à un dialogue
entre la visiteuse et Hania. Mina suit avec une attention particulière leur dialogue
sous forme de dialecte. Hania rappelle à la visiteuse un dicton de Zohra Oudai.

« Le "maître de maison", qu'il soit l'époux ou le père ou le fils adulte (Zohra


Oudai, peu auparavant, en berbère, disait, par contraction, "ma maison" en
évoquant son mari.) » (Djebar, 2002 :152)

Hania reprend la narration pour faire le récit des amours de sa mère :

« Zoulikha a été, dans sa manière de conduire sa vie, vraiment plutôt de notre


génération d'aujourd'hui. La preuve? Je t'assure que je ne l'idéalise pas…La
preuve c'est que chacun de ses trois maris, elle l'a choisi, elle (Hania soudain
rit, presque légère), et elle les a aimés, chacun différemment! » (Djebar,
2002 :152)

Hania commence le récit, en présence de Mina et de son amie, depuis l'adolescence


de Zoulikha. Puis, elle explique la raison qui l'a conduite à ses trois mariages. Le
premier mari, le père de Hania, a quitté Zoulikha après une rixe avec un colon
français. Il émigra en France et n'est jamais revenu. Elle évoque par la même
occasion sa prise en charge par sa grand-mère paternelle lorsque Zoulikha s'en alla
à Blida travailler à la poste. Mina souffrant d'une déception amoureuse semble
effarée en écoutant sa sœur raconter. Le second mari est un sous-officier de l'armée
française, un bel homme qu'elle épousa par amour et dont elle eut un fils nommé El
Habib. Elle s'est séparée de lui à cause de ses opinions politiques différentes. Enfin
le troisième mari, le père de Mina, El Hadj, dont seule la mort l'a séparé d'elle.

75
Dans le récit, Hania se présente en narratrice. Elle figure en tant qu'énonciatrice
d'une situation notionnelle. Elle reconstitue la vie de Zoulikha et de ses trois maris
successifs. Au regard de la diversité énonciative, la narratrice anonyme reste
dissimulée. Ainsi, la représentation narrative consiste à rapporter les paroles et les
actes des personnages. Ceci explique le passage de l’oral à l’écrit. Ce passage reste
une convention spécifique qui obéit à des assertions sur les personnages en question
dont les modalités d’énonciation rapportent des évènements réels. On remarque
également dans cette pragmatique de la communication, que chaque récit rapporté
fait référence à la pratique bilingue au niveau énonciatif, dont le référent est une
réalité historique située dans l'espace et le temps (excepté les récits de Mina dont la
culture lui permet de les rapporter en langue française). En ce sens, « le récit n’est
pas seulement une relation d’action, il est aussi relation de paroles, et même de
pensées ou de sentiments46. »

2-3- La « voix de Mina »

Mina est la seconde fille de Zoulikha, issue de son troisième mariage avec El
Hadj Oudai. Elle avait dix ans au moment du départ de sa mère pour le maquis.
Grâce à un guide, elle a pu se rendre auprès de sa mère auprès de laquelle elle passa
trois nuits dans la grotte avec les maquisards. C’est elle qui, aujourd’hui,
accompagne la visiteuse dans tous ses déplacements. Elle écoute raconter l’histoire
de sa mère. Sur la route qui mène chez Dame lionne, Mina raconte à son amie son
histoire d'amour dont le secret la tourmente :

« Je ne peux raconter qu'aujourd'hui, et à retardement, la banalité de ce seul


amour que j'ai vécu. Ou que je n’ai pas vécu, comment évoquer avec
exactitude ? Les faits ? Rien : il y en a si peu. Elle a un sanglot sec dans
la voix. Elle se lève, nerveuse, comme traversée entièrement par une épée

46
Jean Milly, Poétique des textes, une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire, op.
cit, p.169.

76
invisible. (…)Et, dans ce retour, Mina, d'un trait, se confesse... » (Djebar,
2002 :102).

En effet, c'est une histoire d'amour entre elle et un jeune étudiant nommé Rachid,
originaire des Aurès. Elle l’a connu à l'université. Encouragée par son amie, Mina
vide le contenu de ses secrets amoureux, tout au long du trajet. A travers son récit,
l’on comprend la forte déception qui la bouleverse. Une histoire pleine d'émotion
qui traduit sa peine et son désarroi.

« Rachid partit à la rentrée suivante pour un poste d'enseignement dans le


Sud. Toute l'année, il s'est mis à m'envoyer des lettres d'amour, de vraies, de
belles lettres d'amour!
Je répondais à ma façon : sans l'encourager, mais sans reprendre le mode
affectif. Je dus lui avouer, tout de même, que sa compagnie, à Alger où je
préparais ma maîtrise, me manquait, qu'il devait revenir aux prochaines
vacances… Je crois qu'alors je m'apprêtais lentement à l'aimer; peut-être
parce qu'il était loin, absent. » (Djebar, 2002 :106-107)

Dans ce passage, sur le plan affectif, l'échange des sentiments amoureux apparait
réciproque entre Rachid et Mina. « Je rêvais déjà aux promenades dans le désert ! »
(Djebar, 2002 :108). Alors, ne pouvant résister à l'attente, elle entreprend le voyage
pour rejoindre Rachid, comme pour le surprendre, le combler de joie et lui affirmer
son amour. Mais, l'inverse se produisit. « Il ne sembla pas si heureux de me voir. Il
m'accompagna dans un hôtel un peu minable, alors que j'avais espéré loger avec lui,
la demeure était grande, les convenances m'importaient peu… » (Djebar,
2002 :108). Derrière ce sentiment émis par Mina, sa déception fait suite au geste
maladroit de Rachid. Perturbée par le comportement et les aveux de Rachid –motif
de la rupture - Mina fond en larmes puis regagne Alger le lendemain. Ce récit
d'amour prend fin à leur arrivée chez Dame lionne qui les attend dans le patio pour
leur raconter, dans la même lignée, des histoires familiales. Son récit n’a aucun lien
avec l’histoire de Zoulikha où elle figure en qualité de personnage-actant. A son
histoire d'amour s'ajoute celle du jeune homme partit travailler en France sans
donner de nouvelles. Elle vint chez Dame Lionne (cartomancienne à l'époque)
pour la renseigner sur son sort. Selon les dires de Dame lionne, ce jeune homme est

77
proche parent de la visiteuse. Elle dit à Mina : « Il y a longtemps, reprend-elle, ta
mère, Zoulikha, était encore chez elle, la mère de ton amie est venue me voir,
voilée de soie blanche, accompagnée de sa belle sœur. Elle s'inquiétait pour son fils
unique, très jeune, mais qui travaillait dans la clandestinité en France. » (Djebar,
2002 :110)

Le récit de Dame Lionne prend fin avec l'histoire de ce jeune homme dont le
lien le révèle frère de la visiteuse. Mina et la visiteuse quittent le patio de Dame
lionne pour se rendre à Alger. Sur le chemin du retour vers Alger, les deux amies
effectuent une pose dans un village renommé pour sa conserverie d'Anchois. C'est
dans un restaurant géré par un pied-noir resté en Algérie après l'indépendance que
les deux compagnes se restaurent comme pour fêter leur prochaine séparation.
Réunies autour d'un repas, un dialogue s'engage entre les deux amies autour de la
montée de Mina au maquis. Au moment où la visiteuse rappelle à Mina sa
rencontre avec sa mère, deux ans plus tôt, le restaurateur entre dans la discussion,
faisant le récit d'une jeune femme algérienne nommée Halima ayant émigré en
France et qui réalisa son rêve devenant, même élue municipale. Lasses d'entendre
son bavardage, elles préfèrent parler de ce qui les concerne. Installées, face à la
mer, Mina présente/absente, les yeux clos, plonge dans un passé, source de son
récit. Marquée par l’absence de sa mère, sous l’effet de la nostalgie, elle hésite à
raviver les souvenirs du passé.

« Plonger dans le passé pour m'ébouillanter?


Me retrouver submergée par les nappes d'autrefois pour… Face à cette mer
indifférente d'aujourd'hui, peut être suffit-il, disons, de revivre! » (Djebar,
2002 :203)

Au niveau de l'énoncé, les deux adverbes déictiques du temps « autrefois » et


« aujourd'hui » et l'adverbe de possibilité « peut-être » marquent son ébranlement.
Ainsi, surgit un moi-autre comme lieu de conscience où se heurte un rejet-désir. La
vision de Mina repose donc sur un passé douloureux intériorisé qu'elle hésite à faire
revivre. Elle vit avec cet aspect de déchirement qui l'enveloppe, conduisant à cette
scission du « moi ». L'aspect des signifiants, « m'ébouillanter, submergée »,

78
parachève l'indiscutable sentiment de déséquilibre qui la positionne dans l'espace
du « moi, fillette de douze ans ». Marquée par les étapes d'un passé irréversible que
l'écriture exploite, Mina devient narratrice homodiégétique usant de son « je ». « Je
me souviens de ce jour où je rencontrai une mendiante que je n'avais jamais vue. »
(Djebar, 2002 :204)

2-4- La « voix de Zohra Oudai »

Zohra Oudai est la sœur d’El Hadj, troisième époux de Zoulikha, donc belle-
sœur de Zoulikha et tante de Mina. Pendant la guerre, elle habitait sur les collines
de Césarée dans les vergers des Oudai. Elle est mère de trois chahid. Sa maison a
été détruite par l’armée coloniale. Mina et la visiteuse arrivent enfin chez Zohra
Oudai qui les accueille dans les vergers. Impuissante sous le poids des années, elle
leur fait la confidence suivante :

« Mes petites, commence Zohra Oudai, ce matin encore, avant que le soleil ne
monte dans le ciel, ce matin (et elle dépose son pain tout chaud devant les
arrivantes), qui est venu m'aider pour allumer le four? Car je ne peux,
maintenant, avec l'âge, nettoyer seule le ventre du four, puis disposer les
fagots pour le feu et, surtout, faire qu'il ne fume pas trop longtemps… Je ne
supporte plus! » (Djebar, 2002 :138)

Zohra Oudai commence son récit autour de l’histoire de Djamila, une cousine
qu'elle a adoptée et qui l’assiste aujourd'hui. Ses gestes et ses paroles prononcées
sont décrits.

« Ainsi, poursuit-elle (elle coupe elle-même, de ses doigts rougis au henné,


les galettes de seigle qu'elle présente aux "petites"), mes douces, mes petites,
je parlais de vous, ce matin, car qui est venu m'aider? (Elle hoche la tête,
s'attriste soudain.) (Djebar, 2002 :138)
« Cette Djamila, ma cousine germaine, j’avais dû déjà vous parler d’elle, la
dernière fois où vous êtes venues. » (Djebar, 2002 :141)

79
Au cours de la discussion, Zohra Oudai évoque à la fois le nom de Djamila puis de
Zoulikha. Mina intervient au conditionnel réfuté par une tante croyante. « Ô ma
Mina, ne dis pas: si…si…La volonté de Dieu est ainsi, qu'y faire ? » (Djebar,
2002 :142). En somme, Djamila revêt un caractère particulier dans l'histoire de
Zoulikha. Zohra Oudai rappelle qu'au cours d'une opération, les soldats français
avaient pris Djamila pour Zoulikha lorsqu'elle prononça cette phrase en français :
« Pourquoi, pourquoi vous nous sortez ? » (Djebar, 2002 : 143). Et aux soldats de
dire : « C'est elle, la fameuse Zoulikha ! » (Djebar, 2002 : 144). Zohra Oudai
continue la suite de l'histoire de Djamila, et rappelle l'histoire du « dentier en or ».
Elle évoque l'indépendance avec amertume, les promesses non tenues des
responsables vis-à-vis de ceux qui ont souffert durant la guerre. Dans cette
perspective historique, les personnages féminins mis en scène ont un effet conjoint
d’écriture où leurs récits et discours dominent dans le fonctionnement du texte.

2-5- La « visiteuse » ou « l’étrangère pas tellement étrangère »

« « La visiteuse », « l’invitée », « l’étrangère » ou, par moments, « l’étrangère


pas tellement étrangère », tous ces vocables me désigneraient-ils donc moi ? »
(Djebar, 2002 :235)

Le nom de « visiteuse » dont l’identité est énigmatique tient du double rôle de


l’auteure. Lors de son retour à Césarée, elle est accueillie par Mina qui deviendra
son guide tout au long de sa quête et resteront inséparables. En effet, elle se trouve
partout, elle quête, écoute et raconte. Son statut change selon le rôle tenu dans le
récit qu’elle raconte. Derrière son double, elle est extradiégétique. Dans certains
récits, on la retrouve intradiégétique intervenant dans le dialogue des personnages.
Dans le roman, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’histoire, la visiteuse est la
représentante de l’auteure. C’est donc à la visiteuse que revient le privilège de

80
raconter les évènements du 8 Mai 1945, l’histoire de la prise de Bougie et le
courage des femmes berbères à travers le passé de ses ancêtres. Entre les
indications que nous donne la narratrice et les micro-séquences contenues dans les
épisodes IV et VI, on découvre les origines familiales de la visiteuse. Donc,
contrairement aux autres personnages de l’histoire, un nom commun (absence de
nom patronymique) la désigne dans ce double niveau d’énonciation. Servant de
guide et d’accompagnatrice, Mina conduit la visiteuse chez Zohra Oudai habitant
sur les collines du Dahra, lieu de départ de Zoulikha pour le maquis. Cette visite
sera fructueuse pour l'histoire, du fait que Zohra Oudai a vécu ce passé du début à
la fin. Les témoignages qu'elle détient et les évènements racontés font partie d'une
des réalités de la fresque historique. Sur le chemin qui les mène vers ce lieu
symbolique « les collines du Dahra », elles parlent de politique et des évènements
douloureux qui ont ensanglanté le pays, et précisément ceux du 8 Mai 1945.

« Je sais que le 8 Mai 45, quand tout l'est du pays s'embrasait puis était livré à
la terrible répression, ici, à Césarée, un complot avait été démantelé: des
explosifs étaient prêts pour faire sauter les portes d'un arsenal, près de la
caserne, et pour s'emparer de beaucoup d'armes.
Les conjurés furent trahis avant même de commencer: quatre ou cinq jeunes
militants, plus un sous-officier kabyle furent arrêtés. Je me souviens surtout
de l'un d'entre eux, le neveu de ma grand-mère maternelle, fut condamné à
mort, puis à la prison à vie. J'ai gardé, toute petite, un vif souvenir d'une
étrange scène de deuil, chez nous, autour de sa mère qui recevait les
condoléances, alors qu'il n'y avait aucun cadavre exposé… » (Djebar,
2002 :75-76)

Ce retour sur les traces du passé est narré par la visiteuse. Elle raconte le souvenir
de cette terrible journée, elle évoque une scène de deuil vécue qui ressemble de près
à l'histoire de la Femme sans sépulture. Ce témoignage allonge la liste des
évènements tragiques qui ont secoué le pays durant la période coloniale. Nous
remarquons que le déclenchement de la lutte armée se préparait le 8 Mai 1945 au
regard de la phrase contenue dans son récit: « des explosifs étaient prêts pour faire
sauter les portes d'un arsenal, près de la caserne, et pour s'emparer de beaucoup

81
d'armes. ». Il s'avère évident que ces armes auraient servi au déclenchement de la
lutte armée à laquelle Zoulikha a participé.
Les années 1952- 1953 sont évoquées. C'est la veille du déclenchement de la lutte
armée. On parle d'El Hadj, troisième époux de Zoulikha, de son retour de
pèlerinage et des contacts qu'il a eus dans les différents pays arabes qu'il a visités.
Dans cette trajectoire, l'intrusion politique autour des problèmes de décolonisation
et d'indépendance va en parallèle avec le drame colonial algérien. En ce sens, la
littérature transcende les divisions nationales pour des raisons culturelles,
sociologiques et politiques. Dans la vigueur littéraire, la visiteuse rappelle une
comptine de l'époque que chantait l'une de ses cousines, comme pour ranimer la
flamme patriotique.
« Nous avons une seule langue, l'arabe.
Nous avons une seule foi, l'islam.
Nous avons une seule terre, l'Algérie ! » (Djebar, 2002 :77)

Par cette comptine, la visiteuse marque le point de passage ouvrant la voie d'une
liberté recherchée. Elle met en évidence l'élan patriotique ayant donné lieu à
l'engagement populaire pour la cause sacrée dont Zoulikha reste le symbole. Cette
forme fait partie de l’espace d'écriture. « Nous avons trois langues, et le berbère
d'abord ! » (Djebar, 2002 :78). Par cette phrase, la visiteuse fait remarquer qu'elle
demeure par la pensée dans son pays. Elle se fait entendre par sa voix mêlée à
d'autres voix (signifiée par le pronom personnel "Nous") en considérant les trois
langues comme passerelle de culture, situant la langue berbère au premier plan : La
cause berbère. On s'aperçoit, dès lors, que sa singularité algérienne ne l'a pas
empêchée de puiser dans les valeurs occidentales, en allant au-delà du problème de
langage et d'appartenance berbère. Elle sort de la position intermédiaire et
s'identifie en qualité de porte parole de l’écrivaine. Dans cette équation du
changement par l'émancipation, la visiteuse reste attentive à cette réalité historique.
A leur arrivée chez Zohra Oudai, un échange de paroles a eu lieu pendant la
réception traditionnelle. C'est autour d'une table basse, datant de l'époque
coloniale, que s’est engagé le dialogue autour d'un passé, présent dans les

82
mémoires. C'est alors que Zohra Oudai, calmement et sans hésitation, évoque ses
souvenirs, fait resurgir le passé de Zoulikha et les moments historiques. Les
témoignages du récit oral de Zohra Oudai se terminent. C'est en nomade que la
visiteuse accompagnée de Mina retournent chez Hania. Elles continuent leur
randonnée à travers la région de Césarée pour une visite programmée, celle du
« tombeau de la Chrétienne » et des « vergers des Oudai ». C'est en sorte une
escapade touristique puisqu'il s'agit de deux lieux historiques. « La journée
d'aujourd'hui est la plus longue de l'année, je te le rappelle ! » (Djebar, 2002 : 99).
C'est le premier jour de l'été, cette visite est datée, elle a lieu un 21 juin et le climat
semble amplifier l'humeur joviale des deux amies. Sur le chemin qui mène au lieu
mystérieux « le tombeau de la Chrétienne »; les deux amies conversent au sujet du
site historique. La visiteuse évoque à son amie Mina la nouvelle version de ce
tombeau mystérieux, puis, soudainement, se rétracte.

« Comment ai-je pu proposer cette visite à la fille de l'héroïne, Zoulikha sans


tombeau connu, engloutie dans quelle fosse, elle, l'éparpillée dans l'air bleu,
l'envolée…? » (Djebar, 2002 :100)

Dans l'équation: (tombeau mystérieux / morte sans tombeau), la visiteuse


ressent un regret d’avoir ouvert cette plaie du passé. Cependant, ce sentiment n’a
pas influencé l'esprit de Mina. La visiteuse tire de l’oubli l'histoire de Zoulikha,
devenue le prototype de la femme Algérienne.
Nous pouvons donc considérer la visiteuse comme un guide de jeu narratif : elle
donne le ton et conditionne la narration. Tantôt narratrice intervenante, tantôt
écouteuse attentive aux récits des personnages, elle agit méthodiquement et se
constitue en auditrice. Dans le « jeu » narratif, son attitude nous permet de
considérer son action comme un moyen psychologique visant à maintenir les
personnages en dialogue constant.

83
3- L’émergence d’un « je » féminin

Dans le jeu collectif, Zoulikha faisait jusque-là partie des femmes oubliées.
Son histoire a donné lieu à un roman intitulé La Femme sans sépulture. Son « je »
masqué n'apparaît qu'à travers ses monologues. Dans cet univers créé, les femmes
prennent la parole et chacune d’elles contribue à faire l'histoire d’un drame collectif
où le « je » apparaît par le biais de la tragédie de Zoulikha.
La parole créative de la femme surgit d’une conscience collective féminine qui
s'élève par-delà la société où s'affirme le "moi" féminin. Cette nouvelle parole
féminine, d'où émerge le « je », fait apparaitre le rôle de la femme d'hier. L’histoire
révèle ses témoignages sur ce passé et les souffrances de la guerre de libération.
Chaque femme contribue au dialogue, évoque le plus souvent un vécu de son
quotidien et ses relations dans la société. Cette forme de discours élargit le texte où
les pratiques langagières utilisées créent une situation d’errance.

L’exemple de certains récits de femme démontre le comportement féminin de


l’époque coloniale étendu au présent de la vie quotidienne. Ils mettent en évidence
la crainte de l’épouse vis-à-vis du mari et fixe l’inégalité du couple dans le jeu
social. Par contre, l'époux de Zoulikha « el hadj, musulman pratiquant, est
tolérant. » (Djebar, 2002 :22). Cette expression nous met en présence d’un
archétype traditionnel qui diffère d’un homme à un autre. De ce fait, on comprend
que ces comportements dépendent de mentalités héritées de la tradition. Zoulikha
allait au-delà de ces mentalités dès son jeune âge pour devenir une femme
maquisarde : « Ma mère était la seule femme parmi les Moudjahidin. » (Djebar,
2002 :211). L’engagement de Zoulikha aux cotés de ses frères moudjahidin est
rapporté par l’écriture dans sa version historique où des femmes participent au jeu
collectif de l’histoire.

« Voici Dame Lionne qui se transforme en messagère. Elle dit à Zoulikha, à


sa fille Hania, de ne pas bouger de chez elle. Elle connaît, parmi les familles
de la ville, celles qui sont vraiment nationalistes. Elle a commencé à animer
elle-même une sorte de cellule politique de quelques dames résolues à aider.

84
Certaines ont déjà été en contact, ces derniers temps, avec Zoulikha
paysanne. » (Djebar, 2002 :173)

Dans ce passage, les structures narratives instituent le dialogue autour de la lutte


armée pour nous montrer que la participation des femmes était réelle. Ainsi, dans le
clivage du « Moi », Dame Lionne fait apparaitre que son nationalisme féminin et
son engagement aux cotés de Zoulikha était illimité et allait dans le sens du devoir.

« Cependant, ai-je conclu, avec toutes ces précautions, si Dieu le Tout-


Puissant nous destine quelques épreuves, eh bien, nous aurons à les traverser,
d'une façon ou d'une autre. C'est tout ! Remettons-nous à Lui ; il s'agit de
notre devoir. » (Djebar, 2002 :164)

Cette représentation historique de la femme, sous sa forme symbolique est ancrée


sur la scène intellectuelle. Elle reflète une spécificité littéraire, où apparait une
nouvelle conscience du souvenir. Par ce travail d'écriture, l'indice révélateur de
cette vision à l'égard des femmes permet de donner naissance à des transformations
concrètes conformes à leurs aspirations. Les récits sont impulsés par des
personnages qui détiennent plusieurs fragments d'histoire de la vie de Zoulikha.
Chaque personnage use de son « je » féminin, dessine une image devenue symbole
de la réalité. Parfois, c'est dans l'alliance du « je » collectif, que les voix féminines
interpellent leurs mémoires individuelles. Leurs voix présentent l'image brisée de
la femme, dont les reflets traversent deux époques distinctes : les époques coloniale
et postcoloniale.

« Non, le souvenir de ma mère, je le porte comme un cercle fermé sur lui-


même, moi au centre enveloppée de moire ou de taffetas raidi, me mirant
parfois et parfois moi, m'obscurcissant à mon tour. » (Djebar, 2002 :202)

Mina se révèle, à son tour, par le souvenir, découvre son « moi » pour s’identifier à
Zoulikha. « Moi pourtant, la fille de l'héroïne absente, qui n'ai pu que rêver à la
légende maternelle, moi…Souvenirs, lente marée intérieure enflant, s'évaporant,
selon l'humeur et les nuages… » (Djebar, 2002 :203). Cet état d’enfermement crée

85
par le reflet de l’absence n’est que la distance à réduire par la quête. C’est pourquoi
la recherche de soi à travers l’image maternelle lui assure son identification qui
n’est que son objet-reflet dans cette page de l’Histoire.

« Le temps est capable d’un retour plus étrange. Tel incident signifiant, qui, a
eu lieu à un certain moment, jadis, donc, oublié, et non seulement oublié,
inaperçu, voici que le cours du temps le ramène et non comme un souvenir,
mais comme un fait réel47. »

La parole intérieure, jusque là, absente s’affirme par cette écriture de la


mémoire collective. Ainsi, cette parole focalise un temps qui ébranle l'imagination
mutilée par la tragédie et le souvenir. Dans ce référent historique, Zoulikha est
perçue comme femme disparue pour une noble cause : la liberté. Son action œuvre
en faveur des femmes dans cette représentation symbolique qui la définit en tant
qu'héroïne. Dans la sphère féminine, elle se présente comme sujet de l'histoire,
symbole de la nation, héroïne du roman. Son message fait partie des exigences de
son combat puisqu’elle incite les femmes à prendre conscience de leur destin.
« Nous vous désignons le mal! Nous vous demandons d'écarquiller les yeux, de
vous en repaitre, pour vous, pour votre tranquillité future, pour le sommeil des
générations suivantes!... » (Djebar, 2002 :223). Par son message transmis par une
voix plurielle, elle essaie de corriger les mentalités du passé liées à la tradition.
Puis, reprenant la narration par son « je », elle remet en question une tradition
jugée rigide.

« Je l'imagine aisément, cette adresse masculine, au nom de la bienséance ou


de la tradition islamiques, maraboutiques, Dieu sait quoi d'autre, mais
tradition certes avec son plomb. » (Djebar, 2002 :223)

Le mot « plomb » placé après le mot « tradition » signifie la lourdeur, le poids


supporté par la femme, en l'occurrence musulmane au nom de la tradition

47
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris [1959], Gallimard (Collection Folio Essais), 1986, p.21.

86
islamique. Ainsi, une tradition inscrite dans l'imaginaire collectif est remise en
question.
« C’est donc cette instance narrative qu’il reste à considérer, selon les traces
qu’elle a laissées- qu’elle est censée avoir laissées- dans le discours narratif
qu’elle est censée avoir produit. Mais il va de soi que cette instance ne
demeure pas nécessairement identique et invariable au cours d’une même
œuvre narrative48. »

En ce sens, à travers l’écriture, les femmes dénoncent le caractère de


l'oppression sous toutes ses formes. Si l'on considère l'homme comme indice de
discours sur le plan socio-historique, il apparait au centre de l'enjeu de la faille.
Partiellement responsable du drame et de la frustration régénérés par une écriture,
la femme surgit comme métaphore de l’écriture. Sur la scène du texte, cette
problématique est admise par la conscience collective et demeure une évidence
avec un sens particulier et complexe. Dans le champ culturel arabo-musulman,
chaque femme témoigne à sa façon pour exhaler sa plainte par la parole dans un
monde où se perpétuent les contradictions sociales.
Nous pouvons dire que le roman se range du coté de la cause des femmes liée à
l'histoire coloniale. Il inscrit le texte dans un jeu de références qui le situe au-delà
de la mémoire collective car ce passé-présent restitué par l'écriture fait de la femme
un symbole de la résistance nationale. Le corps de Zoulikha désintégré, et jusque-là
tombé dans l'oubli, retentit dans les mémoires pour les générations futures.
L’histoire oubliée de Zoulikha symbolise à la fois, la femme, la révolution et la
nation.

48
Gérard Genette, Figures III, op.cit., pp. 226-227.

87
4- La mise en exergue de l'histoire oubliée

L'histoire s'organise autour d'une figure féminine (Zoulikha). C'est par des traits
de spatialité liés à son essence, à son espace, à son errance même que la
visiteuse révèle l’histoire de l’héroïne : « « l’histoire de Zoulikha » est esquissée en
ouverture. » (Djebar, 2002 : 16). Le texte reflète une réalité culturelle animée par
les souvenirs qui interprètent cette réalité où les personnages se définissent par leurs
noms et leurs paroles. Il conserve, en même temps, sa dimension historique par la
réintégration du passé dans le présent. La focalisation des lieux et des évènements
est perceptible à travers leur ancrage référentiel et la description spatio-temporelle
obéit à une alternance du temps: présent, imparfait, passé composé, plus-que-
parfait, passé simple. Cette description suspend le cours du temps en contribuant à
étaler le récit dans l'espace pour signifier l’errance. Sa démarche romanesque
esquisse de nouveaux repères identitaires (la recherche de soi dans le nouveau
roman) par la mise en abyme de l’exaspération féminine. En effet, l’histoire est en
rapport avec la vie sociale liée à l’Histoire et les mentalités d’une époque historique
considérée comme un document historique.

Le roman La Femme sans sépulture s’inscrit dans l’Histoire49 parce qu’il


rapporte des témoignages sur le passé colonial de la société. Le texte contient des
évènements tragiques qui se déroulèrent dans une région précise : Césarée. Les
récits transposés véhiculent des paroles d’exacerbation, de nostalgie et de tristesse
tant la mémoire collective a été marquée par la souffrance. « Sa phrase, avec ces
mots amers, sursaute toutefois d’une secrète douceur, tremblée, prête à couler en
larmes. » (Djebar, 2002 :15)

49
« L’Histoire a un sens bien précis dans La Critique de la raison dialectique : il ne s’agit pas seulement d’un
ensemble d’évènements se déroulant dans le temps et constituant le passé humain, mais surtout d’un processus
totalisant et unitaire, orienté vers une fin et compréhensible selon une logique dialectique. Bref, l’histoire est ce
que Sartre appelle une totalisante, qui possède une Vérité et un sens que la CRD se propose d’établir en
démontrant la légitimité de la raison dialectique. », Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op.
cit, p.419.

88
5- La nuit du départ de Zoulikha pour le maquis

Nous savons que malgré tous les risques, Zoulikha continuait à agir en secret
chez Dame Lionne. Elle se rendait chez elle chaque semaine, puis chaque mois,
faisant la liaison entre la ville et le maquis. Chacune d'elles avait peur d'être prise
par les soldats. Les noms de femmes combattantes sont cités dans le récit ; Il s'agit
de « Fatima Amich, Assia, la fille de Benyoucef et Kheira » dont Dame lionne avait
hésité à divulguer le nom pour des raisons personnelles. Devant leurs craintes
persistantes, Dame Lionne se montre rassurante. « Alors que cela se passe chez
moi, moi, en tout cas, je n'ai pas peur ! » (Djebar, 2002 :163). Traquée par les
soldats, Zoulikha erre de maison en maison à la recherche d’un refuge pour passer
une dernière nuit avant son départ pour le maquis. Dame lionne l’abrite chez elle.

« Elle revoit les épisodes de cette histoire de la ville chaque matin, c'est vrai,
dans ce qu'elle appelle ses "méditations" d'avant la prière : elle revit ce temps
dans sa minutie, sa musique, sa durée réelle et des deux côtés : à partir des
patios, tandis que les femmes attendaient, surveillaient, avaient peur ou
soudain s'échappaient et, parfois, elle voit ce temps de la ville du côté des
rues, des places, des marchés avec les ombres figées. – Presque toutes, cette
fois, masculines – témoins oublieux que la visiteuse, revenue si tard dans sa
ville d'enfance, accuse d'être gagnés tous par la torpeur!
Dame Lionne, elle, ne reproche rien à personne : elle enjambe les temps, elle
est mémoire pure. » (Djebar, 2002: 166-167)

La narratrice anonyme fusionne l'espace et le temps en un seul point de repère fixé


sur Dame Lionne. Le temps est vécu dans son intégralité, seule la mémoire est
porteuse d'histoire et de repères (la ville, les rues, les places, les marchés) où se sont
déroulés les évènements. Le récit explique, tout d'abord, l'esprit nationaliste de
Dame Lionne vis-à-vis de la lutte pour l'indépendance. Elle prépare les drapeaux de
la victoire alors qu'il reste encore quatre ou cinq ans de guerre. Cela est souligné
par la visiteuse à la page 168. En ce sens, nous pensons que c'est pour marquer
l'espoir en la victoire, que la visiteuse date l'action de Dame Lionne. Elle la situe
dans un écart temporel lointain pour montrer sa certitude de vaincre. Ainsi, la

89
participation de Dame Lionne ne s'est pas arrêtée là, car c'est de sa maison que
Zoulikha colportait ce qui devait être acheminé « là-haut ». La technique utilisée
pour dissimuler les objets à acheminer est démontrée de façon concrète : « placés
tout au fond du couffin » (Djebar, 2002 :168). Enfin, la narratrice explique la
manière avec laquelle les femmes contribuaient à la lutte armée pour acheminer aux
maquisards toutes choses dont ils avaient besoin. Elle fait apparaître le rôle joué et
la ruse utilisée dans ce genre d'action. Poursuivant la narration, elle retrace la façon
avec laquelle Zoulikha passait au point de contrôle pour ne pas attirer le moindre
soupçon.

« Je récapitule donc : tandis que la paysanne vieillie, un voile grossier de


laine salie sur la tête et les épaules, s'éloigne du théâtre romain, son guide,
qui, du coin de la rue du hammam, guettait sa sortie, la laisse passer devant
lui, chargée de son lourd couffin.
Elle s’avance d'un pas vif en direction de la porte principale est de la ville;
dans un tournant cependant, près d'un fossé, la paysanne s'arrête, comme
épuisée : le couffin est trop lourd. Le jeune paysan, son guide, la suit de près;
à son niveau, il fléchit le genou, juste le temps de contrôler que le sentier est
vide de passants et de s'emparer, lui, du couffin. Il va en avant, devance la
paysanne qui ne garde alors qu'une corbeille d'œufs légère. Les risques, à
l'instant du contrôle au passage de la porte, sont pour lui ; ses papiers sont en
règle. Quatre ou cinq pas derrière lui, la paysanne est là, avec également ses
papiers en règle. » (Djebar, 2002 :169)

Dans ce récit, on remarque que Zoulikha est tout d'abord, déguisée en vieille
paysanne attifée de vêtements malpropres pour éviter les soupçons des soldats du
contrôle. Le « théâtre romain » et la « rue du hammam » sont cités : ce sont deux
indicateurs de lieux, des repères. Nous savons que la maison de Dame Lionne est
située près du théâtre romain dans la rue du hammam. Elle est le point de départ de
Zoulikha pour cette délicate mission : la sortie vers le maquis. Mina et son amie,
témoins de cette communication à destination transitive, commentent, tour à tour,
les évènements qui ont marqué l'histoire de Zoulikha : ses missions, ses
motivations, ses angoisses, ses rencontres, enfin, sa dernière nuit à Césarée qui l’a

90
menée au verger Oudai puis au maquis. La narratrice nous raconte comment
Zoulikha, errant d’un lieu à un autre, est enfin sortie de la ville inaperçue pour
rejoindre le maquis à l’aide du guide. « Celui-ci reprit le contact avec Ali, le fils de
Dame Lionne, et la sortie de la ville par Zoulikha se fit en pleine journée, sans
incident. » (Djebar, 2002 :181)
Ce passage annonce le contact du guide après avoir accompli sa mission. Le
pronom démonstratif qui le désigne est suivi de l’acte déclaratif qui annonce son
retour et la sortie de Zoulikha. Par ses actions, le personnage Zoulikha dynamise le
récit fait émerger l’énigme de sa disparition mystérieuse. Le cycle de l’errance
l’entraine et l’éloigne de la collectivité. Condamnée à l’errance, elle disparait sans
sépulture. Sa mort la plonge dans une errance éternelle. Ainsi, les liens qui la
rattachent à la vérité se réduisent au fur et à mesure que l’errance fait corps avec
l’écriture. Le récit situe les actions dans un « suspense » en vue de produire un effet
sur le lecteur. Assia Djebar écrit une histoire qui se lit à partir de récits rapportés où
les mots utilisés (ce que Proust appelle « alliance des mots ») tissent l’ensemble de
l’intérêt du texte offrant un éclairage sur les derniers instants de la vie de l’héroïne :

« Il me semblait que le sol s’inclinait en un immense plan oblique,


m’entraînant dans quel cosmos de néant bleu froid, de silence déroulé mais en
vagues lentement chevauchées, ou emmêlées, tels des écheveaux de laine
cardée…
Je n’ai plus entendu mes bourreaux, je ne percevais même plus mes râles… »
(Djebar, 2002 :218)

91
6- Les quatre monologues de Zoulikha

Le monologue intérieur est avant tout un « discours de soi à soi-même50 », ou


entre soi et un allocutaire fictif, qui reproduit un discours intérieur plus ou moins
construit, lequel peut être rapporté en discours direct (ou citation de pensées ou
« monologue rapporté » pour les narratologues51) et un discours indirect libre (ou
« monologue narrativisé » en narratologie). Les monologues de Zoulikha, au
nombre de quatre, balisent les récits du roman. Ils sont assumés par la conscience
d’une narratrice homodiégétique. Selon E. Dujardin :

« Dans le monologue intérieur le sujet « exprime sa pensée la plus intime, la


plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique,
c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases réduites au
minimum syntaxical de façon à donner l’impression du tout venant […]52 »

Dans le roman La Femme sans sépulture, les monologues forment un miroir de


la vie psychique de l’héroïne reflétant des perceptions communicatives sur son
passé : « Lorsque la pensée d’un personnage fait l’objet d’un développement plus
long, on se retrouve dans le cas du monologue intérieur.53». Ce sont des
monologues intérieurs qui s’adressent à une interlocutrice identifiée : Mina. De ce
fait, l’auteure utilise le style indirect puis direct car il correspond à celui d’une
pensée existentielle vers une autre. Leurs textes sont intelligibles, simples et faciles
à lire puisque le lecteur éprouve une certaine tristesse en les lisant. Leur insertion à
l’intérieur du roman, sous forme intercalaire, apparait comme une technique
littéraire où l’auteure vise à authentifier davantage l’histoire de l’héroïne. Dans ces
monologues intérieurs, « on ne « rapporte » pas à proprement parler les propos

50
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p.13.
51
Dorrit Cohn, Transparent Minds, Priceton, Princeton Universty Press, 1978. Les termes utilisés par l’auteur
dans la version originale sont « quoted monologue » (monologue rapporté) et « narrated monologue »
(monologue narrativisé). La traduction française est due à Alain Bony (La transparence intérieure, Editions du
Seuil, 1981, p.228).
52
Edouard Dujardin, Le monologue intérieur : son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James
Joyce, Paris, Messein, 1931, p.59.
53
Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, (sous la direction de H. Mittérand), Nathan, Paris, 2001,
p.195.

92
d’un personnage, puisque c’est la totalité de l’histoire qui se trouve en quelque sorte
absorbée dans la conscience du sujet qui monologue54. »

Dans son ouvrage intitulé Lire le récit de fiction, Jean-Louis Dumortier55


propose deux techniques de présentation du discours proféré selon Genette et
Cohen. Ces deux techniques56 correspondent à la stratégie monophonique contenue
dans le récit de Zoulikha.
Notre analyse tente d’une part de montrer un « jeu » de valeurs discursive et
représentative, et d’autre part le rôle du processus de la monophonie dans l’écriture
djebarienne. A cet effet, nous proposons le parallèle établit entre les variantes du
récit de paroles, répertoriées par Genette, et celles du récit de pensées, classifiées
par Cohn :

TECHNIQUES DE PRESENTATION TECHNIQUES DE PRESENTATION


DU DISCOURS PROFERE SELON DU DISCOURS INTERIEUR SELON
GENETTE COHEN

 Discours raconté ou narrativisé.  Psycho-récit.

 Discours transposé.  Monologue narrativisé.

 Discours rapporté.  Monologue rapporté

54
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.142.
55
Jean-Louis Dumortier, Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, De
Boeck& Larcier, s.a., éditions De Boeck Duculot, Belgique, 2001, p.59.
56
En 1972, sommairement, en 1983, plus longuement, suite aux critiques de Dorrit Cohn [1978-1981], Genette
lie la question du « récit de pensées » à celle du « récit de paroles » et dit en substance que les techniques
utilisables pour donner à connaitre la vie intérieure ne diffèrent pas profondément de celles disponibles pour
faire état du discours proféré.

93
Tous les « psycho-récits » désignent d’une part un discours intérieur de
Zoulikha, pris en charge et condensé par la narratrice omnisciente, d’autre part, un
récit d’évènements psychiques affectant l’héroïne. Quant au monologue intérieur ou
« monotone », il représente le « stade ultime d’affranchissement du discours
intérieur. » (p.60)

6-1- Le premier monologue de Zoulikha, au-dessus des terrasses de


Césarée

Dans son premier monologue, la pensée de Zoulikha raconte sa capture, ses


tortures et le supplice de l’hélicoptère où elle fait part de sa détresse. Cette tragédie
déclenche son imagination faisant défiler une succession d’images dont celle de ses
enfants. A travers le monologue, on assiste à un enchainement d’images créées par
la pensée et les mots, semblables à des scènes qui se déroulent sous nos yeux : « les
gardes me cernaient tout au long de ma marche. » (Djebar, 2002 :67-68)

« Ils ricanent pour l’instant, ils hurlent, ils grimacent. » (Djebar, 2002 :69)
« Trois ou quatre sous-officiers me font la haie tandis que je vais bientôt
grimper, trop lourde pour eux, trop fière, trop… » (Djebar, 2002 :70)
« Le fusil du garde le plus proche s’abat sur mon dos. » (Djebar, 2002 :72)

Nous remarquons que chaque image, dans sa forme directe, reflète une scène dotée
d’une sensibilité propre qui s’y attache, bien que chacune d’elles se trouve située à
distance, dispersée à travers le récit, où le sens de l’une complète celui de l’autre à
la recherche de l’émotion. Ce monologue donne une impression de dialogue affectif
direct sous forme de message à Mina. « Je le sais, tu seras à jamais spectatrice. Je le
sais, tu te précipiteras un jour, tu t’écorcheras peut-être les genoux, mais tu
m’approcheras, et de si près aujourd’hui, ô Mina, ma princesse ! » (Djebar,
2002 :73). Ces images virtuelles formulées par la pensée de la narratrice
apparaissent comme réelles. Certains passages témoignent, à la fois, d’un sentiment

94
de nostalgie et d’un désir de mélancolie. Les descriptions illustrent les profondeurs
de son âme errante au-dessus des terrasses de Césarée.

« Te regarder, mon foie, mon petit corps fuselé ! Ton visage tendu par
l’attente sous tes boucles rougies, tes coudes croisés sur ta poitrine plate, ton
grain de beauté sur la tempe… Je t’ai caressé chaque nuit, dans la grotte,
avant ton départ. Me laisseront-ils te guetter d’en haut, dans l’hélicoptère
qu’ils me préparent, d’où ils menacent de me précipiter juste au-delà du vieux
port, telle une figue trop mûre, abandonnée sur un versant de notre
montagne ? Te contempler d’abord de là-haut d’où, ô Mina, ils me lanceront,
malgré mes pieds ensanglantés, mes cheveux tirés en arrière… » (Djebar,
2002 :69)

Ce passage marque l’affection et le désir, l’angoisse et la douleur. Dans le champ


culturel maghrébin, l’expression « mon foie » signifie une partie de soi-même. La
narratrice nous met en présence du portrait d’une fillette angoissée par l’absence de
sa mère. Ainsi, à travers les mots, le lecteur perçoit les débats intérieurs et les
difficultés auxquelles Zoulikha était confrontée tout au long de son histoire. Le
style utilisé donne une impression d’accéder à l’intimité du personnage grâce à un
réseau de correspondance où le sentiment détermine son esprit. Ce premier
monologue rend compte de l’état d’âme de l’héroïne ; l’évocation de l’hélicoptère a
une signification particulière (celle de sa projection de l’engin pendant le vol). Ce
monologue qui s’étend sur six pages se présente comme un discours intérieur. Son
caractère oral a pour effet de mettre à profit les instants de sa situation à sa fille
Mina, sa seule interlocutrice. En proie à la solitude, son expression livre les
évènements qu’elle est en train de vivre face à ses tortionnaires. La souffrance
livrée ainsi, se trouve relativisée par les commentaires et les recommandations
adressés à sa fille. Ainsi, l’ensemble du discours dont la portée est particulière,
fournit au lecteur le sentiment d’une connivence. Ce « monologue nous installe
dans la pensée du héros et c’est le déroulement de cette pensée qui nous apprend ce
que fait le personnage et ce qui lui arrive57. »

57
Jean Milly, Poétique des textes, une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire, op.
cit., p.176.

95
6-2- Deuxième monologue de Zoulikha

Le texte du deuxième monologue est formé de courts paragraphes servant


d’appui au récit, sous forme de duel, où Zoulikha défie le commissaire Costa
chargé de l’interroger. Du début à la fin, le passé composé, l’imparfait et le plus-
que-parfait font le temps du récit. Le présent n’apparait que lorsque la narratrice
s’adresse à Mina à travers la conscience de Zoulikha. Suspectée par ce
commissaire, elle est traquée moralement par lui. Elle fait souvent l’objet
d’interpellation pour être soumise à des interrogatoires intensifs au cours desquels
Costa utilise une méthode psychologique qui ne le montre pas redoutable mais
brave homme ; « Avec d’autres que moi, à ma place, c’est en prison depuis
longtemps que l’on mènerait ton interrogatoire. » (Paroles du commissaire) (Djebar,
2002 :129-130). La narratrice nous montre qu’à chaque interpellation, Zoulikha se
tire à bon compte de ses interrogatoires. Ainsi, elle sort du commissariat
empruntant le couloir à visage découvert, narguant les policiers qui se trouvent sur
son passage. Le retour de Zoulikha à la maison, après cette longue absence, réjouit
les enfants qui l’attendent. Zoulikha présente/ absente écoute les dernières
nouvelles annoncées par la radio sur la situation qui règne dans la capitale (Alger)
et la région.

« Et je tentais de plaisanter ; nous déjeunions en silence, tandis qu’à la radio


on annonçait des ratissages dans les monts proches, quelquefois aussi
l’explosion des bombes dans la capitale. » (Djebar, 2002 :131)

Comme dans son premier monologue, Zoulikha s’adresse à sa fille Mina qui garde
le sourire en lisant l’angoisse de sa mère sur son visage. Elle le lui rappelle: « tu
levais les yeux vers moi, les prunelles aiguës, à l’affût, tu te forçais bravement à me
sourire. » (Djebar, 2002 : 131). Et Mina de répondre : « - J’ai veillé sur mon petit
frère ! » (p.131). Zoulikha disparue fait part de ses sentiments à l’égard de cet
homme qu’elle a longtemps défié et qui la hante en fantôme au-delà de la mort.
Dans le sillage de la mort, les scènes du passé entre les deux ennemis déclarés sont

96
écrites, semblables à une scène de théâtre en plusieurs actes dont les auteurs
(Zoulikha- Costa) évoluent dans une salle vide sans spectateurs. L’énigme qui a fait
d’eux des ennemis reste l’histoire de la guerre d’Algérie : Zoulikha morte en
héroïne, Costa en colonisateur. Ce monologue ressemble au premier par sa
longueur. Quelques passages soulignent le courage de Zoulikha en apprenant la
mort de son époux. « El Hadj, tué au maquis, quelques semaines auparavant. »
(Djebar, 2002 :130). C’est donc, en ce sens que Zoulikha va prendre la relève de
son époux mort.

« Non, je ne serais pas sa proie immobilisée, non !


Prête, si cela devenait nécessaire, à invectiver, peu importerait alors le
prix ! » (Djebar, 2002 :133)

Cette relation naturelle de Zoulikha signifiée par l’écriture souligne un


comportement hérité de ses aïeules. La narratrice le signale de façon à amplifier le
courage des guerrières berbères en s’inspirant des évènements historiques.

« On raconte qu’un siècle exactement avant que je monte dans les douars de
montagne, sous les remparts de Bougie nouvellement conquise par les soldats
français, les guerrières berbères sautaient sur les chevaux de leurs époux
morts sous leurs yeux et allaient sous les remparts braver l’ennemi. Elles se
faisaient, à leur tour, tuer en Amazones ! » (Djebar, 2002 :135-136)

Dans ce rapprochement, nous pensons à une mise en évidence recherchée par la


narratrice pour restituer aux mots leur vertu et rétablir le langage dans sa dignité:
« Et les nouveaux conquérants de s’étonner ! « Quel est donc ce peuple pour avoir
de telles femmes ? » écrivaient-ils. » (Djebar, 2002 :136). Ainsi, l’écriture se
trouve consolidée par les aveux des conquérants pour rendre le message
authentique : « ne faudrait-il pas saluer ces étrangers spectateurs, qui seuls peuvent
témoigner que nos corps de femmes, en explosant sous la lumière, retrouvent joie et
salut dans cette mort chantée ? » (Djebar, 2002 :136). Les mots résonnent,
l’adjectif possessif « nos » placé devant « corps de femmes » inclut la narratrice

97
homodiégétique dans cet ensemble de femmes dont les corps explosent. La
narratrice fait apparaitre une hérédité inaltérée dans ce portrait-miroir qui reflète
son identité. Cela nous laisse penser à un enjeu identitaire à travers l’historicité
régionale du pays par le biais de l’histoire de Zoulikha où les faits évoqués
honorent les femmes berbères. On s’aperçoit que cette vision cohérente déborde du
cadre de la filiation naturelle, élargissant le spectre d’une réalité ravivée par le
passé d’un peuple, à travers l’exploit des femmes berbères. La parole de la
narratrice fait partie de cet enjeu inscrit dans le mythe féminin et l’Histoire dans
une forme romanesque. La narratrice cherche à rétablir une identité jusque là
refoulée. Alors, elle se manifeste par l’écriture dans un espace totalement inversé
pour en tirer cette conclusion.
« Que notre défi nous est nécessaire pour sortir du sommeil et que peu
importent le visage et le corps adverses qui nous servent de butoir, j’allais
dire du point d’envol ? » (Djebar, 2002 :135)

Notre hypothèse repose sur certains signes thématiques contenus dans le texte
« les guerrières berbères, braver l’ennemi » et nous ont permis d’aboutir à l’analyse
des scènes où les actions de Zoulikha rejoignent celles des femmes berbères dans
l’espace et le temps. Zoulikha disparue, cependant convaincue qu'un jour aura lieu
cette approche qui fera son histoire pour demeurer au dessus de Césarée. A travers
le monologue, le lecteur perçoit les débats intérieurs et les difficultés auxquelles
Zoulikha était confrontée tout au long de son histoire.

« En un éclair, de la lumière je suis exclue. La suite, le noir sans fond, les


crocs de la souffrance physique, comme une forge à devoir traverser :
pourquoi en parler ici… » (Djebar, 2002 : 72)

La narratrice du monologue s'adresse à un destinataire présent dans l'histoire : Mina


(narrataire intradiégétique). Outre cette fonction, Mina participe à l'histoire de
Zoulikha et narre sa propre histoire (une histoire d'amour) à travers un récit

98
enchâssé. En ce sens, « Le monologue intérieur est enchâssé dans un récit-cadre à la
première personne qui n’est peut-être qu’un long soliloque58. »

6-3- Le troisième monologue

Le texte du troisième monologue, s’étalant sur de longs paragraphes, est une


partie de la vie de Zoulikha. Elle évoque sa préadolescence florissante, fière de son
succès scolaire devenu la pierre angulaire de son histoire personnelle. Elle rappelle
l'autonomie du père, son passé dans le milieu européen et la visite de Mina dans la
grotte. Chaque détail livré par la mémoire nous mène sur les traces du passé de
toute une vie : l'adolescence, les mariages, le travail à la poste, les séparations, la
mort d'El Hadj et son inhumation, les moments du maquis avec, de surcroit, la fête
des femmes.

Le monologue donne lieu à une écriture actualisée par l’évolution de la vie de


Zoulikha. Dans cette configuration animée par la narratrice, une mélopée du
prophète est dite en chorale par des femmes qui évoquent le nom « d'Allah » dans
leurs soupirs. Le caractère typique de ce genre de chorale, inspiré des contes
islamiques et de la culture musulmane fait partie de la tradition dans la société.
Dans le texte, la fête des femmes constitue le récit le plus long de Zoulikha
absente/présente. Dans le jeu de l'écriture, l'aspect de la fête, dont le sens multiple
des scènes, occupe une large place dans le texte, rend visible le coté invisible des
cérémonies de ses noces avec le paradis. La portée originelle de cet imaginaire crée
un espace autre qui dépasse les dimensions historiques. Au centre de cet imaginaire
révélé par la pensée à travers le souvenir rien n'est improvisé. L'histoire et la
mémoire vont de pair dans cette mise en rapport de la vie et de l'éternité que

58
Bernard Valette, Le Roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire, op. cit.,
p.44.

99
l'écriture rapporte. Cette fête se révèle être un rêve qui n'était que celui d'une vision
de sa mort en martyr. Une mort survenue après qu’elle ait rejoint la grotte dans la
forêt, parmi « les guerriers », lieu de sa capture. Ce troisième monologue, qui se
veut charnière de récits enchâssés, unit deux épisodes : « La dernière nuit que
Zoulikha passa à Césarée », et « lorsque Mina fillette voyagea au maquis chez sa
mère. »
Le monologue est conduit au style direct pour faire apparaître la pensée
existentielle de Zoulikha. Elle évoque son succès au certificat d'études en qualité de
première fille arabe de la région. Elle fait part de la fierté de son père en ce jour
mémorable du mois de juin. « A la ferme, chez mon père, le jour où je quittai
l'école (l'école française, bien sûr!), mon père donc était si fier de répéter partout :
« La première Arabe, ma fille, à avoir eu son certificat d’études dans la région,
peut-être même dans tout le département ! ». Ce jour-là, je me souviens, je sautillais
sur le sentier et je remontais la colline. Il faisait si beau, je revois la lumière de cette
fin de journée de juin. » (Djebar, 2002 :183). En effet, Zoulikha a quitté l'école
après un succès récompensé par un prix. En ce jour de juin précisément, elle se
sentit légère, fière d'elle-même, vis-à-vis des autres filles n'ayant pas eu sa chance.
Elle remémore ce passé d’un jour car à cette époque l’indigène qui obtenait un
certificat d’études pouvait accéder à un emploi digne. Zoulikha est différente des
autres filles : par ce niveau culturel de l'école, elle se distingue en ignorant les
mentalités paysannes à son âge. « Moi, ce jour-là, je me sentis comme couronnée!
Ai-je d'emblée vraiment compris pourquoi ? » (Djebar, 2002 :185)
Zoulikha a acquis un mode de vie de l'école française jusqu'à l'âge de treize ans.
Devenue adolescente, elle a continué sur cette façon de vivre et cette manière de se
comporter est devenue une partie d'elle-même. Elle voulait mener sa vie en femme
émancipée. Cependant, ce comportement incompris, par les gens illettrés et sans
degré d'instruction fait de Zoulikha une mécréante. « N'as-tu pas honte d'Allah !»
(Djebar, 2002 :188)
Et, c'est autour des insultes, auxquelles elle était sujette que s'est, peu à peu,
créé une forme d'hostilité à son égard. Zoulikha n'arrivait pas à comprendre le

100
comportement des gens de sa tribu. On se retrouve, dès lors, dans le rapport
modernité-tradition. En allant dans la voie qu'elle s'était fixée (l’émancipation et
l’égalité des êtres), elle prend conscience de son allure moderne. Elle nargue les
filles européennes de son âge. Ce comportement résulte de sa réussite culturelle
déjà prouvée d'où jaillit la fierté créatrice d'une volonté de vouloir surpasser les
filles européennes. (L'altérite interculturelle). C’est justement ce que Zoulikha
recommande à sa fille Mina : suivre sa voie qui restera un modèle pour les
générations futures. Cette voie du sacrifice de la fille d'hier apportera le salut à la
femme libre d'aujourd'hui. Elle évoque sa vie parsemée de joies et de douleurs. Elle
parle, à la fois, du père d'El Habib et d'El hadj le père de Mina. Elle raconte tous les
secrets relatifs à ses bonheurs et ses malheurs jusqu'à l'inhumation du père de Mina
qu'elle situe dans le temps : « c'était un jour de canicule. » (Djebar, 2002 : 192).
Puis, se penchant sur ce passé, la narratrice nous révèle une pensée traquée pliant
sous le poids de l’avenir des enfants abandonnés rendant ainsi à l’évènement sa
brutale fraîcheur.
« Lorsque mon cœur ne pouvait s'empêcher, par instants, de chavirer, ce fut
toujours dû à l'angoisse d'avoir été contrainte d'abandonner mes deux
derniers. » (Djebar, 2002 :193)

L’écriture nous met en présence d’un cas de conscience où l’esprit angoissé


cherche à se libérer de sa culpabilité pour retrouver sa sérénité. L'adjectif
« contrainte » (employé comme participe) prononcé par Zoulikha repose sur son
état d'âme. Au niveau sémantique l'adjectif utilisé constitue un élément formel qui
encode son message de confession. En racontant la scène d’une soirée de femmes à
laquelle elle assiste, Zoulikha commence le récit au style indirect. Elle évoque le
cérémonial de la fête, étape par étape, pour le reprendre au style direct. Ainsi, le
chevauchement des instances narratives donne au récit une forme de discours
narrativisé. En réalité, cette soirée nuptiale à laquelle, elle assista n'est qu'un songe
annonçant sa mort prochaine et son entrée au paradis céleste. De ce récit, on ne
relève que les passages jugés utiles à l’interprétation du texte. Cela nous permet de
mettre en relief l'ampleur et la signifiance des mots qui ne laissent, à aucun

101
moment, le lecteur insensible. La narratrice cherche à créer l’émotion chez le
lecteur.

« Toutes les invitées pourtant, jeunes comprises, se comportaient comme si la


reine de la fête, c'était moi. […]
L'une des vieilles avait soudain proposé:
- Cette nuit bienheureuse, laissez-moi redire la mélopée de l'Aimé! […]
- Laisse-moi, ô toi qui nous guides, te rougir tes paumes de la pâte du
Paradis ! Si tu nous quittes demain, notre protection et notre amour, à nous
les femmes d’ici, ainsi te suivront !
Je ne répondis pas : des larmes – les premières, depuis des années – me
montèrent aux yeux et je ne pus les cacher. Ta tante qui, je le savais depuis
toujours, lit dans les cœurs, déclara pour toutes:
- Zoulikha la bénie pense à sa fille, la dernière!
- Qu'elle soit heureuse et un jour protégée comme la belle qui se dresse
maintenant devant toi ! s'exclama la vieille aveugle. » (Djebar, 2002 :195-
196- 197)

« - Jamais, à aucun de mes mariages, je n'ai songé à demander cette


coutume ! murmurai-je.
Et celle qui chantait, coiffée d'un foulard de couleur or et safran, de me dire :
- Ce soir, ce sont tes noces avec le Paradis, ô notre reine !
J'ai séché mes larmes. J'ai regardé l'inconnue, la nouvelle épousée, qui
terminait de m'emmailloter les paumes et je ne pus m'empêcher de souhaiter :
- Que ma dernière, un jour, ait l'éclat qui illumine aujourd'hui ton visage, ô
ma fille!
- Heureuse, je suis si heureuse, je suis vibrante de chance et d'amour, si tu
savais! me souffla-t-elle en confidence.
Les mains toutes barbouillées, dans l'attente que la pâte sèche, je me dressai –
infirme, étrangement vulnérable – et j'embrassai la jeune épousée. » (Djebar,
2002 :197- 198)

Parmi les multiples traits narratologiques de ce récit fictionnel ou


autofictionnel, on peut dire qu'il s'agit d'une fiction narrative écrite faisant référence
à un genre historique et religieux. Il tient compte du lieu et du temps dont le
destinataire déterminé est réel (Mina). Il appartient à la même sphère culturelle
relevant de la tradition musulmane avec la présence de mélopée et focalisation de

102
personnages. Deux noms d'une époque historique : Zoulikha (énonciatrice du récit)
et tante Zohra (témoin de l'époque coloniale) reconnus auparavant comme
personnages principaux du roman. Deux noms communs composés désignent deux
femmes : la jeune épousée et la vieille aveugle sont des personnages imaginaires
dont le statut diffère. Elles appartiennent exclusivement au récit fictif raconté par
Zoulikha dans son troisième monologue. Plusieurs pronoms sont employés ainsi
que des signes d'affection (émissions de souhaits à l'égard de Mina) « Zoulikha la
bénie pense à sa fille. » (Djebar, 2002 : 197). Le mot « Paradis » est évoqué deux
fois. Situé à la fin du monologue, le récit raconté reflète la réalité d'une soirée
nuptiale, organisée dans pareilles circonstances, selon les coutumes traditionnelles
du pays. Derrière le récit, l'esprit de Zoulikha, à l'état libre dans ce paradis de l'au-
delà, reste attiré par le besoin affectif de Mina et de son frère abandonnés dans la
vie terrestre et précisément dans cette fin de récit.

« Je te raconte cette nuit des femmes, cette harmonie qui nous a liées, toutes!
Une fois seule dans la grotte, m'est revenue alors, plus vive encore, ma
nostalgie de vous deux! Je t'ai appelée; tu vas enfin venir… » (Djebar,
2002 :198)

L’âme errante au-dessus des terrasses de Césarée, Zoulikha achève son récit par un
appel. Mina et la visiteuse ont répondu à l’appel en faisant l'histoire de Zoulikha.
Aujourd’hui, toutes deux sont liées en harmonie, comme l'avait prévu sa mère, la
femme sans sépulture.

6-4- Le dernier monologue de Zoulikha sans sépulture

Composé de dix huit pages, le quatrième et dernier monologue de Zoulikha est


le plus long récit rapporté par la narratrice à travers la conscience de l'héroïne.
Capturée puis soumise à la torture dans un camp militaire, elle fut transportée, non
loin des détenus qu'elle entendait hurler sous la torture. Zoulikha oublie la douleur

103
de son corps, malgré la souffrance, dans cette errance vers la mort. La narratrice
s'attarde sur l'état des actes pour mettre en relation la cause et l'effet (en entendant
les détenus hurler sous la torture, elle oublie sa souffrance). Puis, par un recours à
une description des méfaits de la torture et des moyens utilisés, elle reprend le récit
par une autre séquence.
« Ma voix qui m’avait échappé ; qui gémissait, seule, comme sans lien ni
racines ; qui hurla une seule fois, la seconde d’après, je me souviens que je
réussis à mordre, tout près, une corde rêche et humide. » (Djebar, 2002 :221)

Elle enchaîne, alors, sur l'état psychologique de Zoulikha à travers ses pensées, à un
moment précis, qu'elle situe après la torture où apparait l'image des enfants et
« particulièrement » Mina. Dans cet enchaînement, elle oriente le récit vers Mina
qui devient la destinatrice du message constituant l'élément de la phase finale du
texte. Le récit, en lui-même, se déroule par étape. Chaque séquence complète une
autre, pour donner un sens au texte caractérisé par un ensemble de signes (torture,
douleurs, délire). La narratrice recourt à une mise en perspective de l’effet des
sévices subis par l'héroïne. « Je n’ai plus entendu mes bourreaux, je ne percevais
même plus mes râles… » (Djebar, 2002 : 218). Elle nous donne l'impression
d'assister à une scène qui se déroule sous nos yeux. La description, porte sur les
traits physiques que Zoulikha expose à travers ses pensées dans ce voyage en
hélicoptère : « aveuglée étais-je en descendant de l'hélicoptère », dit-elle. (Djebar,
2002 : 220) Cela nous montre que Zoulikha a été déplacée hors du camp, où elle se
trouvait, par l'hélicoptère. Elle ajoute : « j'avais fermé les paupières » (p.220). En
quittant l'hélicoptère, elle a une idée de son destin. Elle la confirme par une
troisième phrase en disant : « J'ai su la nécessité du rite. » (p.220). Dans une mise
en présence avec les bourreaux, la narratrice décrit la série d'actions qui se déroule
simultanément sous les yeux de l'héroïne pour donner au mot "rite" son vrai sens.

« Ils posaient déjà les fils de la gégène, ils apportaient les bidons d'eau pour la
baignoire, ils aiguisaient les couteaux dans le crissement convenu, tout cela,
au fond, pour prendre les mesures de mon corps. » (Djebar, 2002 :220)

104
Cette scène se déroule en un lieu supposé hors du camp dont le repère se limite à
« une tente », « une cabane ». Cette description détaillée ancre le récit dans un réel
annonciateur d'évènements qui vont suivre en ce lieu particulier. Alors, elle fait
succéder les actions en rythme altéré, pour montrer l'acharnement des bourreaux et
le genre de supplice subi par l'héroïne. L'effet de dramatisation de la scène est
produit par le schéma de son corps entre les mains des bourreaux. Récit et discours
expriment les sensations de la souffrance et intensifient le caractère dramatique du
supplice. Elle évoque et développe l'étendue de cette douloureuse épreuve de façon
détaillée. Puis, pour mieux éclairer le lecteur, elle assume la suite du récit de sa
translation par une transition. « Ils m'ont sortie longtemps après, mais dans la
lumière. C'était une aube, j'en suis sûre. » (Djebar, 2002 :221)
Dans la première phrase de ce passage, on remarque que l'indicateur spatio-
temporel "longtemps après" ne précise pas le moment de sa "sortie". Elle le fait
apparaître dans la deuxième phrase : « C'était une aube », dit-elle. Ce moment est
translucide, donc, admis comme repère temporel. Il vient préciser le sens de la
première phrase. Et l'on s'aperçoit, plus loin, à travers le texte que le mot "aube"
revient de façon consécutive dans son discours à l'adresse de sa fille Mina, devenue
son interlocutrice. « C'est à partir de cette aube que, dorénavant, je te parle, ô Mina,
ma petite. » (Djebar, 2002 :222)

Dans cette phrase, si l'on considère « l'aube » comme étant un moment précis du
jour, elle apparait à la fois un repère temporel et un univers où va se réaliser la
rencontre de l'héroïne avec sa fille Mina qui se trouve, donc, informée du temps et
de l'espace. L'adverbe « dorénavant », signifiant à partir du moment présent,
précède l'action du verbe « parler » qui lui, est utilisé au temps présent et non au
temps futur, pour lui affirmer que son message restera éternellement présent. A
travers son récit, se construit un avenir incertain. Elle prévoit les conséquences qui
revêtent un caractère pluriel qui englobe un ensemble : la société. Cette perspective,
passe par la narratrice, en relation avec les sentiments et les valeurs de l'héroïne.
Elle a pour but d'enrichir le récit dans les limites du réel et de l'imaginaire où
suivent d'autres révélations. Ce monologue apparait comme un récit de vie et de
mort. Elle évoque sa captivité, ses tortures, sa mort. La dépouille exposée au soleil

105
a été refusée aux rites du deuil. Encore une fois, elle s'adresse à sa fille Mina pour
lui faire part de son destin, de son malheur, de ses pensées. Ses prières font son
deuil. Sa voix, s'échappe d’un corps inerte. Zoulikha omniprésente, là en ces lieux
familiers où elle a passé une quarantaine d’années de sa vie et au-delà de la vie
terrestre. Une vie qui anime sa plainte en souffrance. L’âme errante, celle d’une
revenante, elle devient l'espace même de Césarée et sa région, lieux de son histoire
remémorée par l'écriture dans la pure dimension de l'art.

« L'image de Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque. Mais sa voix


subsiste, en souffle vivace : elle n'est pas magie, mais vérité nue, d'un éclat
aussi pur que tel ou tel marbre de déesse, ressorti hors des ruines, ou qui y
reste enfoui. » (Djebar, 2002 :242)

Au regard de ce passage, la narratrice fait de Zoulikha une figure


emblématique d’une résistante qui s’efface. Disparue sans sépulture, « sa voix
subsiste » au-delà de la mort. Devenue une ombre volante, Zoulikha demeure
omniprésente dans la mémoire des femmes de Césarée. Ainsi, son âme errante se
perpétue dans l’espace de Césarée et de l’écriture. Ce quatrième monologue nous
donne un aperçu sur l’errance de l’héroïne dans ce parcours de vie et de mort. Il
nous met en présence de son corps errant dans la souffrance qui n’est que
corps/écriture où l’errance illustre le texte. Ce monologue, comme les autres
monologues rapportés59, « se caractérise par deux propriétés fondamentales : il
n’est pas dominé par un narrateur ; n’étant pas soumis aux contraintes de l’échange
linguistique, il peut prendre des libertés à l’égard de la syntaxe et de la clarté de la
référence60 ». En ce sens, l’énonciation de la pensée est synchronique à toutes les
scènes vécues. Cette forme de monologue intérieur nous fait partager les réflexions
de l’héroïne « Zoulikha », sa vie, ses secrets, son itinéraire, sa disparition et son
errance perpétuelle « au-dessus des terrasses de Césarée. ».

59
« Monologue rapporté », terme emprunté à Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, op.cit., p.26.
60
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.142.

106
En guise de conclusion, l’intervention subreptice de la narratrice
omnisciente au sein du monologue narrativisé est assurée par différentes transitions.
Ainsi, dans les quatre monologues, le cheminement des pensées de l’héroïne – en
l’occurrence le processus d’auto-dévoilement–, est discrètement interrompu par la
narratrice : l’histoire de Zoulikha évolue dans un univers discursif régi par sa
conscience. Le monologue est alors utilisé pour asseoir la stratégie de l’auto-
dévoilement, de la glorification de soi.

107
7- Les enjeux de la monophonie

Nous pouvons figurer par un cercle61 le parallèle qui existe entre les
monologues intérieurs à la troisième et à la première personne, quant à la
disparition progressive de la narratrice-omnisciente.

Psycho-récit. Psycho-récit.

Focalisation Focalisation
3ème personne 1ère personne
Interne. interne.

Monologue Monologue intérieur


narrativisé. (autonome).

Pensées et conscience de Zoulikha.

Pour conclure, l’efficacité de ce monologue intérieur (autonome) tient à ce


que l’héroïne Zoulikha est saisie dans un contexte discursif très contrasté où se
manifestent les diverses facettes de sa personnalité et de son univers de parole.

61
F.K. Stanzal, Typishe Formen des Romans, Göttingen, 1963, p.52. Nous avons trouvé ce graphe chez Stanzel,
mais nous l’avons tellement modifié que certaines stratégies apparaissent complexes.

108
Souvent, le monologue narrativisé s’introduit dans la langue de la narratrice, puis se
développe à son détriment en faisant ressortir les marques de la subjectivité du
personnage. En somme, ce monologue est automatiquement favorable à la
polyphonie car il se dialogise.

Conclusion

Fondé sur des valeurs d’une identité sociale commune appartenant à une
époque historique, le modèle de communication vise le sens et l’interprétation de
l’histoire par un jeu de va-et-vient où le sujet parlant jouit d’une marge de
manœuvre avec les différents personnages du discours mis en scène. Le discours de
référence porte sur l’existence de faits historiques autour du destin d’une femme de
Césarée disparue au cours de la guerre d’Algérie. Le personnage sujet absent/
présent est mis en relation dans une forme de conversation où les propos tenus se
déroulent en fonction des circonstances matérielles de la quête. Le dispositif de
conversation, souvent à trois personnages physiquement présents, permet à chacun
de prendre la parole avec alternance et de façon réglée. Tous les personnages sont
féminins et appartiennent à un même groupe social. Ils sont présents dans une co-
énonciation d’alternance de la parole alors que la visiteuse est en position d’écoute
comme destinataire du discours. Sa voix incluse dans le dialogue occupe la place
d’un sujet parlant qui se trouve au-dessus des sujets (méta-énonciation) tenant le
rôle de « vérificateur » des récits rapportés. Cela nous a permis la découverte d’un
jeu subtil où des contenus argumentatifs conservés par la mémoire des femmes de
Césarée ont rendu le discours pluriel.

L’intérêt que nous avons porté à l’histoire de la femme sans sépulture nous a
permis d’examiner les voix de l’écriture qui par le biais de leurs discours
empruntant les voies de l’errance ont fait sortir de l’oubli l’histoire de la femme
sans sépulture. A l’intérieur du roman, quatre monologues attribués à la voix de
Zoulikha balisent les récits. La voix attribuée à Zoulikha est celle d’une narratrice

109
dont la voix assure le discours et nous informe de son traumatisme et de ses
souffrances. Le discours est rapporté selon l’ordre des pensées et des actions subies
par l’héroïne, s’adressant à un destinataire identifié : Mina, la fille de l’héroïne. La
narratrice nous installe dans la pensée de Zoulikha en nous décrivant, avec
précision, ses souffrances dans l’espace et le temps.

110
CHAPITRE III :
L’ERRANCE DE L’ECRITURE.
« Il n’y a pas d’écriture sans errance, comme il
n’y a pas d’eau sans rivière. C’est le principe
même de la création littéraire. »

111
Pour développer ce chapitre intitulé l’errance de l’écriture, nous avons jugé
utile d’aborder le sens de l’errance qui le caractérise. Comme l’écriture, « l’errance
s’articule d’emblée sur la notion d’espace62.En effet, l’errance au sens propre du
terme se définit par la création d’un parcours sans objectif, non orienté dans
l’espace63. Elle renvoie à une double étymologie : errer c’est d’abord aller ça et là
sans but, mais aussi marcher (illinere) ; puis à partir du XIIe siècle, errer a pour
principale signification l’idée de se tromper64. »

L'"errance" est, donc, devenue un mythe créé par l'imagination. Elle


deviendra récit de voyage. « L'errance », dans le roman La Femme sans sépulture,
présente une connotation positive (quête) et morale (devoir de mémoire). Elle est
vue comme une quête qui tend à connaître la vérité sur le mystère qui entoure la
disparition du personnage "Zoulikha". Dans cette acception, "l'errance" renvoie à la
notion d'éternité recherchée par les uns, subie par les autres. L'histoire porte sur des
témoignages et des récits inspirés d'une époque coloniale. Elle met en scène la
rencontre de la visiteuse et des femmes de Césarée.

1- L’errance ou « le sillon de l’écriture »

L’écriture de l'errance s'inscrit dans la dimension, à la fois, spatiale et


historique et se nourrit par les contacts que la visiteuse entretient lors de ses
voyages. Sur le plan spatial, la référentialité des lieux antiques (Césarée, le cirque
romain, le tombeau de la Chrétienne) sert la description. Sur le plan historique, le

62
Momar Désiré Kane, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones, Les
carrefours mobiles, l’Harmattan, 2004, p.40. Voir à ce propos l’ouvrage collectif dirigé par Joyce Aïn (dir.),
Errances. Entre dérives et ancrages…, Erès, Toulouse, 1996.
63
D’après le Littré, « errer » vient du latin itinerare qui a donné errare, aller de côté et d’autre, à l’aventure, en
ancien français, il prend le sens de « se tromper dans quelque doctrine ».
64
Dans L’Espace littéraire, Gallimard, Paris, [1955], Maurice Blanchot souligne cette double étymologie en
faisant valoir qu’il n’est de véritable littérature que comme erreur », c’est-à-dire, inaptitude de s’en tenir à la
vérité, pour autant que la vérité se définisse en relation avec l’émergence et la survie des structures sociales et
culturelles. « La création artistique est ainsi liée de façon nécessaire à l’exil, à la solitude et à la fascination qui,
soustrayant l’égo à la réflexivité caractéristique de la saisie habituelle, qu’il a de lui-même, en fait un « ille »
distant et insaisissable. Par conséquent, déraciné de façon essentielle, le « je » qu’est devenu auteur erre à la
recherche de son œuvre. »

112
roman relate certains épisodes de la guerre d'Algérie où le personnage principal
"Zoulikha", sujet de l'histoire, est capturée et exécutée par l'armée coloniale. Son
corps n'a jamais été retrouvé, elle demeure sans sépulture. L'inexistence de la
tombe, d'un repère corporel, pousse à la quête d'une vérité d'où naît une
interminable attente qui n'est que l'errance infinie. Zoulikha devient un personnage
multiple qui se manifeste à travers ses monologues intérieurs. Elle raconte, à la fois,
sa vie, l'énigme de sa disparition et son histoire au-delà de la mort. Elevée au titre
d'héroïne, elle devient un symbole de la résistance et emblème d'une écriture
inachevée qui ressemble à une écriture biographique. Autrement dit, toute une vie
est retracée, relatée à la mémoire d'une héroïne de Césarée. Cette source
d'inspiration confère à l'histoire une dimension universelle de la destinée humaine,
où le mythe de l'errance caractérise le portrait historique.

Dans ce parcours littéraire, le « moi » de l’auteure la pose en intercesseur à la


recherche de vérité. Une recherche dont l’itinéraire passe par la reconnaissance de
l’héroïsme de Zoulikha à laquelle elle s’identifie. Elle se trouve sollicitée par la
quête sur les traces de cette héroïne disparue. Pour cela, elle souligne l'importance
de la langue d'écriture comme moyen de lutte contre l’oubli car l’histoire de ce
passé ressuscité est jalonné de signes énigmatiques.

« Autour de Zoulikha s'animent d'autres figures de l'ombre, paysannes


autant que citadines, vivant au quotidien l'engagement, la peur, la tragédie
parfois.
Véritable chant d'amour contre l'oubli et la haine, de ce passé ressuscité naît
une émotion intense, pour ce destin de femme qui garde son énigme, et pour
la beauté d'une langue qui excelle à rendre son ombre et sa lumière. »
(Djebar, 2002 : couverture).

Alors, dans son voyage, c'est avec une allure ininterrompue et sans relâche que la
visiteuse pénètre le secret des choses. Elle élucide le sens des récits pour aboutir à
la conception du message destiné à révéler le mystère de la disparition. Puis, sous le
signe de son appartenance à la cité antique (Césarée), elle sillonne l'espace de sa
tendre enfance. Elle trace son itinéraire et se consacre à la quête de Zoulikha. Elle
mandate une narratrice, dont la mission la conduit au déchiffrage des signes à
113
travers les lieux, ouvrant la voie de l’errance. L’évocation des proches de la famille
de Zoulikha, des liens familiaux et du voisinage métaphorise sa descendance prise
en compte dans le texte.

L'écriture, « aux replis de la mémoire », s'opère sur un niveau sémantique


où le rapport génétique (la descendance) renforce la construction de la métaphore
de l’héroïne. Un effet de réel se produit pour constituer ce réseau métaphorique où
s’inscrivent la mouvance de la quête et la motivation de la visiteuse. Devenue la
métaphore de l’errance textuelle, la visiteuse organise la prise de parole des
personnages pour que l’écrit devienne trace. Ainsi, l’errance énonciative se
manifeste dans un cadre spatio-temporel et permet la réalisation textuelle. Elle
conduit à l’éclatement de la narration qui renvoie à l’acte d’écriture. De ce fait,
l’écriture s’abandonne à l’errance dans ce jeu de la recherche du corps disparu.
L’absence de corps symbolise l’absence d’unité. Un manque qui implique le
déplacement de soi pour révéler son rapport au monde par la prise de parole.

A l’instar de l’écriture, il reste évident que la conjoncture historique, ayant


engendré un bouleversement social, trouve sa manifestation dans cette forme
littéraire. Ainsi, c’est à travers l’errance des personnages que l’écriture reproduit en
abyme le processus qui constitue l’histoire. Dans ce cheminement, le déplacement
devient une démarche consubstantielle à la création littéraire représentée dans les
récits des personnages, des femmes concourent à l’histoire. C’est pourquoi la
visiteuse rencontre tour à tour les femmes et transforme la narration en espace
dialogique.

L’errance de l’écriture devient errance d’une inspiration ancrée dans Césarée


où les femmes se rencontrent. Leurs récits convergent entre le passé et le présent.
L’histoire de Zoulikha est au centre de la discussion. Le passé est tiré de l’oubli et
projeté sur l’avenir. Quant à la visiteuse vivant sa situation d’exilée, cette errance
va la mener dans le royaume d’Ulysse refusant la nostalgie de l’ailleurs en se tenant
sur le seuil de l’entre-deux.

114
« Je suis revenue seulement pour le dire. J’entends, dans ma ville natale, ses
mots et son silence, les étapes de sa stratégie avec ses attentes, ses fureurs…
Je l’entends, et je me trouve presque dans la situation d’Ulysse, le voyageur
qui ne s’est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer de traverser
la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le
chant des sirènes ! » (Djebar, 2002 :236)

Revenue dans son pays, précisément dans sa ville natale, sa vision violente de sa
position d’exilée la situe au cœur de l’errance que l’écriture rapporte. Elle se
contente de ses conditions de vie dans l’exil face à la situation instable dans son
pays. Ainsi, l’errance reste au cœur de sa vie comme elle est au centre de son
œuvre. Dans ce verdict de l'Histoire exploitée par une écriture dans la langue de
l'autre se reflète la dimension obscure d’une disparition qui, sans l’écriture ne
pourrait être révélée. Sur la scène romanesque, ce recours à l'écriture dans la langue
du colonisateur devient nécessaire dans la mesure où elle sert à dénoncer l'injustice
coloniale où l'indigène souriait à la mort pour tomber en martyr : « ton père est
mort, la poitrine mitraillée et le sourire aux lèvres : il était pur, le feu l’a préservé au
dernier éclair. » (Djebar, 2002 :219). Dans cette double signification, les mots
possèdent une ambiguïté qui explique les variations sémantiques caractérisant
l’histoire. Ainsi, par ce détour sur le passé, les générations apprendront une vérité
incontestée qui les éclairera sur leur histoire.

Si l'on considère la participation et le rôle de la femme d'hier dans le conflit


historique, on s'aperçoit aujourd'hui que la femme tient le même rôle dans le champ
littéraire. Cela nous permet d'évaluer le progrès réalisé par la femme dans la vie
sociale. C'est en sorte, une écriture-miroir reflétant l'image de la femme en mutation
vers un changement social. Elle met en lumière, l'impact de l'engagement féminin
d'un passé/présent pour s'imposer sur la scène du texte. De ce fait, l'interprétation
analytique a un effet de vérité sur la signification de l'écriture d'un tel sujet, dont les
clivages témoignent du défi au principe même de l'identité. Assia Djebar cherche à
traduire les impressions du passé, de façon réaliste, sur le cheminement de la vie de
l’héroïne.

115
« Encore une fois, sous leurs regards, je paraissais "déguisée" : en
postière pseudo-européenne, malgré mes cheveux roux que je m'étais mise
à teindre dans l'écarlate du henné, une manière de faire savoir, dans ce
bourg de colons justement, que je tenais à paraître, sans équivoque
possible, la Mauresque qui travaillait dehors et qui sortait sans voile!... »
(Djebar, 2002 :187)

Cette crédibilité est due à l’écriture qui rapporte les faits où Zoulikha incarnait
l’émancipation pseudo-européenne sans nier son identité. Dans cette construction
textuelle, les faits rapportés symbolisent la mémoire de l’héroïne que l’errance a
généré. Cette dimension théorique introduit la logique d'une idée d'ordre politique,
sous forme d'un discours social, exprimant les vertus d'une « Mauresque » dans un
milieu favorisé « bourg de colons ». Sur la base de cette idée, s'explique l’identité
proclamée par Zoulikha dans le rapport allégorique : pseudo-européenne/
Mauresque. La narratrice évoque le reflexe d'auto-défense du comportement
revendicatif de l’héroïne. Sur l'autre versant de la vie sociale, la réalité est tout
autre. Le problème de l'émancipation s'inscrit dans une forme de rejet, matérialisée
par des signes sociaux traduisant une provocation qui s'assigne les vieilles
servitudes traditionnelles.

« "Déguisée en chrétienne", ainsi, le paysan – avec son allure fière mais peut
être, après tout, était-il simple vagabond des routes – avait cru m'insulter, lui
qui devait connaître sans doute mon père et que je ne revis plus jamais. Moi,
ce jour-là, je me sentis comme couronnée ! Ai-je d'emblée vraiment compris
pourquoi ? » (Djebar, 2002 :185)
« Jusqu'à cet œil de femme voilée, anonyme – pointé presque sous mon
visage, œil unique et vorace : elle me frôla un jour où mon père arrivait en
retard, elle m'insulta :
– N'as-tu pas honte d'Allah ! Gronda la fanatique.
Je ris d'une façon stridente.
– Qui pourra dire un jour sur qui la honte retombera ! répliquai-je, heureuse
d'avoir trouvé la repartie cinglante dans notre dialecte commun. »
(Djebar, 2002 :188)

116
Dans cet enjeu théorique qui alimente le texte, ce contre-courant issu d'une
culture figée, lié à la société traditionnelle, apparaît comme un creuset où se
manifeste la réprobation de la modernité. L'espace de la vie quotidienne devient un
lieu d'angoisse où se manifestent des conduites inquiétantes alimentées par des
visions obscures, hostiles au modernisme. La société apparaît forme vide, partagée
par des actes anachroniques, où la vie quotidienne affiche une certaine perversité
humaine. La visiteuse cherche alors à rendre possible, dans la différence, les propos
de chaque interlocuteur. De ce fait, on s’aperçoit que l’écriture donne lieu à un sujet
privilégié d'actualité brûlante de la condition féminine, débattu autour d'une vie
sociale en mutation, liée à des attitudes partiales ou de rejet.
A l'intersection de la prise de position du colon d'une part et de l'indigène d'autre
part converge sa conduite défensive dans l'aspect le plus noble de la femme
émancipée. Sa façon de cibler l'objectif avec l'idée d'exister et de s'imposer élargit
la narration en donnant à l'écriture un double sens : celui de la proximité sociale (en
restant proche de la société pour mieux la comprendre) et la volonté revendicative
(pour une éventuelle réhabilitation identitaire). Cela s'explique par le caractère
politico-idéologique d'une problématique qui s'inscrit dans le champ de la
dénonciation et de l’égalité des êtres. Cette prise en charge par le biais d'une
écriture qui se pose en défi, sous une forme symbolique sans s’éloigner des
personnages quête pour le triomphe de sa cause.

Dans le procédé d'énonciation où la pensée assure la défense, nous remarquons


la transgression d'une forme de violence et de fanatisme dans la coexistence, malgré
les éléments d'approche contenus dans la narration. Il y a aussi, cette idée de
médiation entre les états d'âmes (rire à l'insulte). L’insulte se traduit par la rupture
des rapports sociaux, au niveau du vécu quotidien, mis en évidence par le
truchement de l'écriture. Tout se passe comme si les certitudes (confiance
mutuelle- rapprochement) apparaissent ébranlées et la réalité sociale fustigée.
Ainsi, le pouvoir de signifier la vérité devient l'ingrédient des valeurs de la culture
dans ce contexte socio-historique. Sur l'arrière fond, l'émancipation de Zoulikha à
laquelle elle s'était nouée, l'a conduite au sacrifice symbolique dont le texte
parachève le sens métaphorique qui nous livre son histoire. « Non ! L’image de

117
Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque ! Mais sa voix subsiste, en souffle
vivace » (Djebar, 2002 :242)

Dans l'espace de la communication, le passé apparaît comme une force vive


remémorant le militantisme féminin. L'émancipation est considérée comme un
élément clé, ayant organisé la lutte libératrice. Les récits se superposent, les
mémoires s'entrecroisent formant un ensemble meublant l'univers romanesque. Le
destin de la société de référence est mis en perspective dans la relation d'une
écriture alimentée par cette histoire hyperbolique. C’est en sorte, une réalité éclatée
où la parole se transforme en un espace de nostalgie. Dans cet espace, la femme est
investie d'une mission au coté de l'homme dans un champ d'aspiration commune.
Quand El-Hadj revint de son pèlerinage, à cause surtout de ce qu'il avait vu en
Egypte , juste avant 54 , il répétait : « Les Français, nous avons à les mettre
dehors ! » Il parlait de la lutte de tant de peuples, «et nous alors, poursuivait-il (je
l'entends encore), serions-nous les derniers à retrouver nos droits ? » (Djebar,
2002 : 96)

Le voyage d’El Hadj en Egypte signifie l’errance. Au cours de son errance sa


vision a changé son comportement. La narratrice nous donne une idée sur ses
propos à la veille du déclenchement de la lutte armée. Dès lors, l'énonciation se
construit autour d'une vision imprégnée de termes violents à partir d'un conflit
entre des idéaux contradictoires. Au regard de cette revendication, il nous est
utile de procéder à l'analyse de cette coexistence conflictuelle pour évaluer la
portée revendicative qui déterminera l'avenir dans cet édifice socio-historique. La
revendication s'inscrit dans le cadre de la quête identitaire dans un pays
anciennement colonisé par la France où cohabitaient colons et indigènes sous la
bannière de l'identité française. Au cours de cette colonisation, des évènements
douloureux et tragiques se sont produits, et notamment le massacre du 08 mai
1945 évoqué dans le roman, causant des séquelles intercommunautaires où
l'indigène, privé de certains avantages sociaux, fut marginalisé.

« Elle me rappela, mais brièvement, qu'il y avait eu le 08 mai 1945,


quelques mois auparavant, cette révolte du Constantinois et la répression si

118
terrible qui avait suivi : l'armée, la flotte, les colons eux-mêmes avaient tué
des milliers et des milliers de nos compatriotes les jours même de la fin de la
guerre mondiale où tant des nôtres, en Italie, en Allemagne, en Alsace,
avaient donné leur sang pour libérer la France! » (Djebar, 2002 :156)

Cette marginalisation de l'indigène par le colon, attisée par les événements du 08


mai 1945 a provoqué une rupture en faveur de l'indigène lequel prit conscience de
son identité réelle pour se démarquer de l'identité forcée. El- Hadj, troisième époux
de Zoulikha regagne, donc, le maquis et tombe en martyr au champ d'honneur.
Deux années plus tard, Zoulikha suivra le même chemin que son époux. Elle
est capturée par l'armée coloniale qui la fera disparaître à jamais sans aucune
trace. Vingt années plus tard, ce sacrifice est toujours ignoré par une société
indifférente à ce passé glorieux de l'histoire du pays. Assia Djebar s'est alors
penchée sur l'histoire, faisant ressusciter ce passé oublié, dénonçant le silence
observé par la société à l'égard d'hommes et de femmes confondus qui payèrent
de leurs vies comme Zoulikha une liberté chèrement acquise.

Dans le roman, le sujet central est féminin. Il correspond à une logique


construite sur des dispositions de la conjoncture historique. Assia Djebar se
retrouve liée, par l'origine et l'appartenance berbère, la langue, les lieux, le
voisinage. Concernée, par l'histoire de Zoulikha, elle renoue avec l'époque. La vie
d'Assia Djebar est pleine de rupture, elle quitte son pays pour l'exil en restant à
l'écoute, loin de son origine. Elle se sent heurtée par une forme de rejet, mais
résiste en s'opposant à toutes les tentations avec la volonté de s'affirmer. Livrée à
elle-même dans cet exil, c'est de cet espace étranger que son regard aperçoit un
pays déchiré qui ressemble à un ensemble vide. Elle affiche son pessimisme en
dépit de ses tentatives de retour.
Par delà la rupture; l’errance a généré sa quête et lui a permis de briser la jarre des
souvenirs nostalgiques. Elle assume son "moi" vers le futur, portant le témoignage
du sacrifice des femmes. Pour surmonter les méfaits de la rupture, elle plaide sa foi
en l'avenir, à l'aide de sa plume. Semblable à un émissaire ayant pour mission de
ranimer la flamme, elle perpétue le souvenir des héros oubliés. Puis, menacée elle-

119
même par l'oubli, elle cherche à rétablir l'ordre temporel perturbé afin de dissiper
l'incertitude. Elle cherche à trouver sa place parmi les siens en évoquant les lieux de
l'origine et les liens qui la rattachent à la société. Sa réflexion sur l'histoire et sa
volonté de percer les secrets du mystère, acquièrent une dimension qui l'apparente à
ce passé glorieux et l'assimile au courage des femmes de Césarée.

Nous pouvons dire que sa littérature s'inscrit dans un contexte socio-


historique où la femme accède à la parole en quête de vérité. Assia Djebar mène sa
quête selon une démarche qui vise à évaluer les effets de son questionnement sur
l'histoire de son origine dans une perspective post-coloniale. Ses préoccupations
morales relient ses valeurs aux conditions matérielles de son existence. Dans ce
contexte, à vocation philologique, son art littéraire devient le reflet de sa société. La
langue utilisée que l'on considère comme l'espace virtuel dessine l'espace particulier
du corpus postcolonial. Les caractéristiques de cet ensemble immense (quête
socio-historique et biographique), mené de manière cohérente, restituent la pluralité
des voix qui font la richesse de sa littérature sur le plan de la communication.
Ainsi, elle associe la gloire patriotique à la gloire linguistique pour transformer la
langue en symbole culturel et politique en soi, comme signe d'émancipation
culturelle.

« Ce moment inouï, vois-tu, comment ne puis-je pas être fière de cette


femme ? Tous, en cet instant, ont peur et voilà qu'elle, elle s'applique à
apprendre un proverbe arabe qu'elle ne connaissait pas! Bien sûr,
intérieurement, cela lui permet, pour plus tard, d'analyser cette
hypocrisie de ceux qui se croient un peu plus savants que les autres. Mais
elle note la formule, en français puis en arabe, n'est-ce pas ? Comme
toujours, en arabe, avec les jeux des allitérations, si fréquentes dans cette
langue, et le fait que cela rime, le proverbe se retient plus vite; il semble
en outre plus subtil ! Je pense que Zoulikha l'a écrit pour l'apprendre par
cœur, et mieux y réfléchir… » (Djebar, 2002 :176)

Cette dynamique de la pratique linguistique prône l'approche historique qui


explique la situation d'assimilation vécue par la société. De ce fait, on comprend
l'existence de la langue française dans sa littérature. Ce rappel a pour

120
but de faire part au lecteur de la coexistence des langues comme langues de
cultures universelles ouvrant le dialogue des cultures dans cette littérature de
contact. Par contre, la visibilité de cette réalité, apparaît au sein d'une frange de la
société - qui a peu de relation avec l'usage spécifique de la langue française –
non comme une langue de culture servant uniquement de mouvement dans la
littérature, mais comme une forme de retour de la culture coloniale, malgré la
portée historique du thème de l'histoire qu'elle revêt. « Je veux dire, quant
aux parades que cherche à s'assurer l'hypocrisie humaine ». (Djebar, 2002 : 176)

121
2- L'errance spatio-temporelle

Dans le roman La Femme sans sépulture, l'errance spatio-temporelle est liée à


la distance qui sépare l'origine de la terre d'exil. Elle se caractérise par les
déplacements continus, les voyages incessants que la visiteuse effectue sous forme
d’errance (dans sa ville natale). D'un lieu à un autre, la visiteuse écoute, note et
rapporte tout ce qu'elle juge intéressant et utile à sa composante narrative. Ce lieu
d'enfance « Césarée » constitue un lieu d’ancrage auquel elle reste fidèlement et
indéfiniment attachée par les souvenirs. « Césarée » devient, donc, ce toponyme
fondamental d'une écriture errante, intégrée dans une esthétique typiquement
historique. Elle construit son univers au regard des évènements survenus qu'elle
présente en tranches de vie découpées dans l'histoire. Ce découpage renvoie au
passé des personnages à travers le souvenir. Elle multiplie les déictiques spatio-
temporels : années, dates, heures, lieux pour mieux situer l'histoire dans son
contexte socio-historique. Les personnages, les évènements et les lieux sont
référentiels. Le personnage témoin-clé de l'histoire, affublé d'un nom motivé par la
connotation sociale (Dame lionne) se distingue par ses récits dans cette création
littéraire. Reposant sur un mode réaliste, l'univers spatio-temporel est construit par
une réalité et une fiction qui se côtoient formant un ensemble cohérent.

Dès l’ouverture du roman, les mots sont révélateurs de sens d’une écriture
d’errance révélée dans l’espace-temps. « Histoire de Zoulikha : l’inscrire enfin, ou
plutôt la réinscrire… » (Djebar, 2002 :13). Dans la distance située entre
l’inscription et la réinscription de l’histoire commence l’errance de l’écriture. En
effet, il a fallu plus de vingt ans pour enfin écrire l’histoire de cette héroïne de
Césarée. Le roman tel que nous l’avons présenté dans sa forme et dans son contenu
est constitué par des témoignages de différents personnages. Les champs lexicaux
dominent et font apparaitre les formes de la diversité du texte. Les diversités
séquentielles des récits et les formes de micro-séquences clarifient l’univers du
roman et situent l’histoire dans une diégèse particulière.

122
La construction textuelle est bâtie sur un choix technique qui équivaut à
trois niveaux : Réalité, fiction, narration. Quant à l'espace, il correspond à une
multitude de lieux : (les villes, les villages, les hameaux, la campagne, les
montagnes, la forêt….). Il détermine les différents lieux du déroulement de
l'histoire : Césarée, la maison du père, la maison de Zoulikha. Ces lieux ancrent le
récit dans le réel. Ils sont des symboles de l'enfance et de la résistance. L'autre lieu
« le verger », évoqué dans le récit, correspondant au monde rural, est celui du
personnage témoin : Zohra Oudai. Le verger a été le point de départ de Zoulikha au
maquis. Cette multiplicité des lieux référentiels fait apparaître, à travers le texte, le
mouvement incessant, le va-et-vient, l'errance de la visiteuse qui recueille des
témoignages. Tous ces lieux participent à l'effet de réel. « Les lieux inventés y
gagnent une réalité et le romancier une liberté. La mention d’un toponyme réel
crée un ancrage référentiel dans un espace « véritable », étant admis que le lecteur
fait un peu crédit au romancier65. »
Le mode de construction du temps des récits est identifiable : Ils sont rétrospectifs.
Les indicateurs temporels fondent un ancrage réaliste à l'histoire, déterminent
l'orientation thématique et générique des récits et marquent le parcours de la vie de
tous les personnages. Ils sont construits par rapport à des repères posés dans
l'énoncé: les temps sont en relation avec les repères ; le passé composé à coté du
passé simple et de l'imparfait, avec la présence du présent et du plus-que-parfait.

« Le temps est nécessairement pris en compte dans toute représentation


d’espace dans la mesure où c’est lui qui a donné à cet espace sa forme
actuelle et qui le travaille visiblement66. »

Dans le cadre de cette analyse, « le temps n’est donc plus « mouvant », mais
plus statique que l’espace ; la localisation d’une chose peut changer, mais pas sa
dimension temporelle, c’est-à-dire l’ensemble des moments du temps qu’elle
occupe. Ainsi, quoiqu’il n’ait pas de changement qui n’implique pas le temps, il

65
Jacqueline Villani, Le Roman, éditions Belin (Collections Atouts Lettres), 2004, p.100.
66
Mikhaïl Bakhtine, Formes du temps et du chronotope dans le roman (1937- 1938).

123
n’ya pas de passage du temps –on ne peut être plus éloigné, par méthode comme
par le contenu, d’une approche bergsonienne du temps67.

3- Voyage dans le temps à travers deux espaces: Césarée et Cherchell

Le thème du voyage est également important dans l’œuvre d’Assia Djebar. Le


voyage agit alors comme un révélateur et permet aux personnages de se réconcilier
avec un passé douloureux, qu’ils doivent pourtant affronter pour pouvoir ensuite se
reconstruire. Le voyage et l’errance constituent un moyen privilégié pour rencontrer
l’Autre.
Tout nous ramène donc à cette ville antique « Césarée » et aux significations
multiples qui vont rayonner d’elle, tout au long du roman. Nous avons signalé
quelques repères spatiaux en désignant Césarée comme le lieu de l’écriture ; ce que
suggérait déjà la transparence paradoxale d’une vision intérieure issue d’une réalité
historique.

3-1- De Césarée à Cherchell, une histoire re-constituée

Nous allons montrer comment le fonctionnement du récit :


construction/déconstruction est au cœur de l’errance itérative et centrale dans
l'écriture d’Assia Djebar qui fonde l'œuvre depuis Césarée.

67
Nelson Goodman, The Structure of Appearance, D. Reidel Publishing Company, Third Edition, 1977. Of
Mind and Other Matters, Havard University Press, 1984. [Dire que le temps passé semble accorder qu’un
moment du temps progresse constamment du futur vers le passé. Or un moment t du temps ne change pas de
position par rapport aux autres moments, dans la mesure où il est identifié par sa position dans la série
temporelle. D’autre part les termes « passé », « présent », « futur », fonctionnent souvent, à l’image de
« maintenant », etc. comme des indicateurs temporels (un terme est un indicateur s’il nomme quelque chose qui
n’est pas nommée par l’une de ses répliques). Un énoncé « le temps t était futur, est maintenant présent, et sera
passé » doit ainsi être réduit à un énoncé décrivant des relations de succession dans la série temporelle : « cette
énonciation est au temps t, après un temps antérieur, et avant un temps postérieur ».Jean-Pierre Zarader, Le
Vocabulaire des philosophes, op.cit., p.760.

124
3-1-1- Césarée, « la capitale des douleurs »

Césarée de Maurétanie, actuelle Cherchell68, fut l’une des plus importantes


cités du littoral occidental de l’Afrique du Nord antique, particulièrement à
l’époque romaine. La ville fut fondée au IVe siècle av. J.-C. par les Phéniciens sous
le nom Iol ou Jol. D’abord intégrée au royaume de Numidie, Iol passa sous le
contrôle de la Maurétanie après la chute de Jugurtha en 105 avant notre ère. La ville
fut refondée en 25 av. J.-C. par Juba II, sous le nom de Césarée de Mauritanie
(Caesarea Mauretaniae). Elle devient après 40 la capitale de la province romaine
de Maurétanie Césarienne, qui s’étend jusqu’à l’Océan Atlantique.
En effet, Césarée et sa région abritent plusieurs sites historiques de cette époque :
« le théâtre, l’amphithéâtre, le cirque romain, les thermes, le musée, la route
romaine, le phare millénaire, l’aqueduc, le tombeau de la chrétienne, les ruines de
Tipaza. ». Ces lieux liés à l’histoire de l’empire romain symbolisent un passé
lointain qui nous renvoie à l’origine de Césarée. Evoqués dans le texte, ils servent
de repères pour mieux situer l’histoire de Césarée dans le temps. Ils ont un impact
sur l’histoire, ils sont, à la fois, repères et symboles. Cette vérité antique est aussi
vérité de l’amour que l’auteure entretient avec la ville. « De ma ville, « Césarée »,
c’est son nom du passé, Césarée pour moi et à jamais. » (Djebar, 2002 :13). Son
voyage la mène à Alger puis à Cherchell, là, Assia Djebar découvre les « images
du présent de la capitale antique (rues à demi désertées, une mendiante errante,
belhombras au-dessus des visages de pierre, le phare millénaire immuable). » (p17).
Ces images lui donnent la sensation d’une ville abandonnée. Sa quête nous mène
vers ces lieux antiques puisque son itinéraire passe par la visite de ces monuments
historiques (l’aqueduc, le cirque romain, les ruines de Tipaza…).

68
Cherchell est une ville d’Algérie située à environ 90 km à l’ouest d’Alger. Elle abrite la plus grande académie
militaire inter-armes d’Afrique, en plus des deux musées dédiés aux vestiges romains laissés dans la ville
(amphithéâtre, statues romaines, mosaïques, monuments architecturaux, etc.). La ville constitue un pôle
touristique de plus en plus important dans le pays, avec son port de pêche, ses plages et ses infrastructures en
cours de réalisation ; elle est aussi caractérisée par ses nombreux artistes, qui perpétuent la tradition de la
musique arabo-andalouse à travers un conservatoire dédié à cet effet.

125
L’image du présent la renvoie dans un passé qui ravive ses souvenirs et
l’emplit de tristesse. Alors, elle s’abandonne à cette vérité profonde par crainte de
ne pouvoir la surmonter. Elle ne voit d’autre issue que de se rendre compte de ce
qui l’attriste dans un cadre moderne : celui de l’écriture.
A la limite de l’écriture, le « moi » et le monde se confondent en allant à la
rencontre l’un de l’autre. De ce rapprochement circonstanciel nait la vie
quotidienne menant à ce hasard des rues de la cité antique où apparaissent le monde
extérieur et les pulsions de l’inconscient humain.

Dans le roman La Femme sans sépulture, l’intrusion du mystère de la vie


quotidienne explique les faits mystérieux par une cause naturelle : l’amnésie.
« Dans ma ville, les gens vivent, presque tous, la cire dans les oreilles : pour ne pas
entendre la vibration qui persiste du feu d’hier. Pour couler plus aisément dans leur
tranquille petite vie, ayant choisi l’amnésie. » (Djebar, 2002 :236). Ces signaux
exigent de nous leur interprétation sans quitter le lieu qui les produit. Ainsi,
l’espace vide s’ouvre à l’écriture où les mots trouvent leur place pour révéler les
choses invisibles. Puis, en remontant le temps, elle évoque le nom de Juba II et
suppose que le mystérieux « tombeau de la chrétienne », situé non loin de Césarée,
serait la tombe de son épouse Cléopâtre Séléné. Dans sa rencontre avec les lieux,
son récit parcourt l’espace, progresse le temps et le passé est revécu. Mais qu’y a-t-
il dans le mythe de Juba II et son épouse Cléopâtre dans l’histoire de La femme
sans sépulture ? La visiteuse revit-elle le mythe qu’elle rapporte ? Ou, est-ce parce
que le mythe a un aspect collectif ? Si oui, qu’elle est alors sa fonction dans la
société qu’elle décrit ?


Le pronom substantivé Ich (Moi) désigne à la fois la première personne (« je ») et l’identité subjective. Au
sens strictement métapsychologique, le « moi » désigne une instance psychique (à côté du Surmoi et du Ça),
soit ce qui apparaît, au cours de la décomposition de la personnalité psychique », comme le pôle défensif –au
plan dynamique et comme facteur de liaison, au plan économique. Au sens plus large, il désigne une fonction
psychique plurifocale, qui existe avant la reconnaissance du Moi comme instance dans le cadre de ce qui est
baptisé « seconde topique » et se trouve élaborée au-delà de celle-ci. Le Moi était conçu avant Freud comme
principe d’identité : il apparaît désormais comme organisé en structure de défense contre les pulsions (instance
refoulante), se prenant comme objet d’amour, enfin comme clivé –cette dernière dimension consommant sa
destitution identitaire. Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.194

126
« Au moins Michelet nous a –t-il aidé à mettre en lumière la fonction du
mythe dans notre société : il permet à l’être collectif de se saisir lui-même
comme un être personnel et de s’aimer ; le mythe historique est un puissant
moyen de patriotisme, il aide à aimer l’être abstrait de la patrie comme une
personne concrète ; il convie à la communion car le mythe exerce une
fonction vitale : il exalte et il protège69. »

Dans ce passage, une des pensées de Michelet : « aimer l’être abstrait de la


patrie comme une personne concrète » nous permet d’appréhender une réalité
mystérieuse à travers le mythe de l’écriture d’Assia Djebar. Ces paroles suffisent
pour traduire les pensées de l’auteure lorsqu’on connait son attachement à Césarée,
à ses origines. Ce fait de nature (son attachement à Césarée et à ses origines), porté
par la conscience de la visiteuse, se pose à elle comme sujet problématique qu’elle
affronte par un « moi » qui s’affirme à travers ses émotions et ses angoisses : « Ne
m’en veuillez pas : cela concerne autant l’histoire de ma ville que la vie de
Zoulikha. » (Djebar, 2002 :123). Au cours de son voyage spatio-temporel, dans
une halte au musée, la visiteuse est attirée par la fresque des « femmes-oiseaux » de
la mosaïque. Une fresque comparable aux sirènes d’Ulysse. « En tout cas, comme
Ulysse, nous sommes, nous aussi, bien loin de la Grèce. Je suis sortie du musée
mais ces femmes-oiseaux de Césarée ne m’ont pas quittée : vont-elles attirer vers
elles le bateau qui passe ? » (Djebar, 2002 :118). La fresque du musée restitue à
l’histoire un évènement mythique où l’espace est perçu dans le temps. Cette sortie
du familier au légendaire transforme le récit en mouvement conduisant à la
rencontre d’un évènement exceptionnel appelé à se produire. En parcourant
l’espace, l’imaginaire vit l’évènement et lui survit car entre la mémoire qui a vécu
l’évènement et celle qui le raconte se situe la réalité complexe du monde.

La trame qui sous-tend le texte est celle du voyage, d’un itinéraire labyrinthique :
celui qui mènerait de la disparition de l’héroïne Zoulikha à l’écriture, puis à
l’errance ; tout cela remémoré depuis l’espace lointain de l’exil. Dans cet écart de

69
Pierre Albouy, Mythes et mythologies dans la littérature française, SESJM, Armand Colin [1969], Paris,
[1998 2ème édition], p.146.

127
deux mille ans d’Histoire de Césarée à Cherchell, le temps a métamorphosé
l’espace parcouru par le récit où le mythe de création et l’art littéraire conditionnent
l’écriture.
La visiteuse nous révèle les évènements dans leur forme réelle articulée par un
imaginaire arrimant la légende d’Ulysse à l’histoire racontée. Une stratégie
littéraire de reconquête de l’espace d’origine où la visiteuse, entourée de voix
féminines, reconstruit la fresque historique de son passé par le bais de l’histoire
d’une héroïne de Césarée. De ce fait, nous pouvons conclure que ce voyage à
travers la ville antique et les visites des lieux historiques constituent l’errance de
l’écriture.

« Il n’est pas donné à un écrivain de choisir son écriture dans une sorte
d’arsenal intemporel des formes littéraires. C’est sous la pression de l’histoire
et de la tradition que s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné :
il ya une histoire de l’écriture ; mais cette histoire est double : au moment
même où l’histoire générale propose –ou impose –une nouvelle
problématique du langage littéraire, l’écriture reste encore pleine de souvenir
de ses antérieurs70. »

Compte-tenu de ce qui précède, le temps est aussi enchâssé ou inscrit dans le


temps historique, puisque « le temps objectif qui s’écoule et existe partie par partie
ne serait pas même soupçonné s’il n’était enveloppé en un temps historique qui se
projette du présent vivant vers un passé et vers un avenir71. »

70
Roland Barthes, Le Degré Zéro de l’écriture, op. cit., pp.12-16.
71
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p.384.

128
4- La spécificité de l’écriture nomade

L’écriture nomade organise l’univers romanesque selon une répartition


chronologique des évènements survenus dans le passé, hiérarchisés au présent pour
les faire apparaitre explicitement aux générations futures. Pour cela, Assia Djebar
utilise un système de causalité simple : le langage familier (le dialecte) avec le
passage de l’oral à l’écrit. Cette écriture se fait au moyen de l’errance
(déplacements successifs et permanents dans Césarée et sa région) dans la
perspective de se rapprocher le plus près de la réalité des faits racontés. Le
groupement des témoignages, le travail d’interprétation auxquels s’ajoutent les
procédés littéraires (codes, techniques narratives, structure) justifient l’intérêt
accordé à l’historien. Cela nous montre également les effets consentis pour
construire la genèse du texte qui s’articule avec l’évolution historique sur fond
d’une tradition littéraire. La prise en compte de ces critères permet le reflet de la
réalité et l’articulation de l’histoire en faveur de l’Histoire qui sera léguée aux
générations futures.

A l'intérieur du signe-histoire, les personnages-féminins communiquent entre


eux pour re-constituer l’histoire. Dans ce référent socio-historique, c'est à travers
les discours fragmentaires que l'on prend connaissance du rôle important joué par
Zoulikha au cours de la lutte armée. Ainsi, l’histoire s’articule par le biais du drame
de Zoulikha. Inscrite dans un processus culturel, elle vise l’émancipation de la
femme, l’allègrement de la tradition et les contradictions sociales. En effet, ce
retour sur soi élargit l'espace du destin individuel de la femme. Cette prise de
conscience féminine va en parallèle avec l'évolution des situations où les
changements intervenus mettent en équivalence émancipation/ liberté. De ce fait,
L'histoire de La Femme sans sépulture prend la forme d'un monde originel où
chaque femme participante est concernée. Cette possibilité de témoigner et
d'exhaler la révolution donne aux femmes berbères le droit à la parole et à la
revendication en relation avec la réalité sociale comme élément fondamental.

129
En conséquence, l'éloge symbolisant Zoulikha pour son héroïsme n'est que
ce terrain de préparation sur lequel se réactive la revendication féminine. Symbole
de l'espace et du temps, elle se révèle modèle de l'espace social dans ce destin
tragique. Ainsi, Zoulikha apparaît comme la femme ayant ouvert la voie de
l'émancipation où son héroïsme porté par un langage à la mesure de l'exploit
propage des ondes en tous sens. La description concrète de son portrait, à travers le
roman, agence les discours des personnages où s'entrecroisent les quêtes
médiatisées qui renforcent l'image de la féminité. Zoulikha a laissé une image où
les qualités de son héroïsme la définissent comme personnage métaphorique,
superlatif et messager annonciateur de changements.

Nous pouvons considérer que, par sa filiation berbère, Assia Djebar fait
allusion à la figure emblématique de Zoulikha pour lui servir de métaphore
illustrant la thèse de sa quête identitaire. Pour cela, elle mobilise des signes et des
personnages légendaires autour du symbole authentique, qu'elle projette dans un
univers sociologique et culturel pour donner au texte une signifiance nouvelle à
l'écriture.
« Mon écriture, avec ces seuls mots de l'écoute, a glissé de mes doigts,
différée, en retard, enchaînée si longtemps. Et je songe au héros grec qui
voulait, malgré tout, écouter, lui et lui seul, trois musiciennes dressées, lui
que, pour cela, on a attaché au mât du navire. Du navire qui s'éloigne. »
(Djebar, 2002 :242)

La mise en perspective d’une figure légendaire restaure le sens du message émis où


le mythe identitaire et l'histoire se trouvent liés par l’écriture. Ainsi, on s’aperçoit,
dans cette représentation sujet-histoire, que la pensée rend compte du réel en
relation avec un imaginaire entre un passé-présent qui nous renvoie à une
ambivalence historique. « Dans chaque lieu où se sont entremêlés peur et attente,
audace et, hélas, crime sauvage dans l'ombre, une figure de tragédie, en un éclair,
une seule nuit ou durant toute une année, illumine notre espace vidé. » (Djebar,
2002 : 242). La société de référence à laquelle elle fait allusion représente ce
monde qui se métamorphose, se re-structure différemment où tout est imprévisible

130
et ne répond pas à la postulation de re-naissance qui permet de se retrouver soi-
même. Dans sa vision du monde, Assia Djebar nous montre l’image d’un monde où
les changements intervenus constituent une question de survie.

« Je ne m'éloigne pas; je n'ai pas demandé à être immobilisée. Non! L'image


de Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque. Mais sa voix subsiste, en
souffle vivace: elle n'est pas magie, mais vérité nue, d'un éclat aussi pur que
tel ou tel marbre de déesse, ressorti hors des ruines, ou qui y reste enfoui. »
(Djebar, 2002 : 242)

Contestant l'ordre social, son expression prend la forme d'une marque


distinctive de l'image de Zoulikha, affirmant, sur la scène du texte, le principe de la
vie et la négation de la mort, en procédant au décryptage du sens même de la vie.
Dans cet investissement thématique, la portée symbolique se traduit par l'évocation
de son désir de retour manifeste et son attachement à sa terre natale, que sa pensée
tente de réconforter à travers le discours. Le sacrifice parachève la définition de
Zoulikha en tant qu'héroïne dont la transgression des normes établies œuvre pour
sa noble cause.

131
Conclusion

Dans l’histoire que nous venons d’étudier, l’écriture de l’errance n’est que
cette quête du sens de la vie de Zoulikha dont le destin a fait une héroïne oubliée.
Impliqués dans la guerre de libération nationale, certains personnages cités dans
l’histoire ont en effet partagé l’émotion des moments difficiles de l’époque en sa
compagnie. Parmi eux, Dame Lionne (Lla Lbia) et Zohra Oudai qui apparaissent
dans le texte comme les supports essentiels de l’histoire. Ce sont des personnages
concrets appartenant à la même tribu, vivant les mêmes conflits. Leurs récits
passent par le repérage de ces moments délicats (de vie ou de mort) rapportés par le
texte. A leurs récits se joignent d’autres récits, ceux de Hania et de Mina
présentées, dans la fiction, comme les filles de l’héroïne. La mémoire collective de
Césarée et sa région se mobilise autour de la visiteuse. Des voix s’élèvent et
participent au dialogue. Ainsi, l’imaginaire s’ajoute au réel pour donner aux récits
l’effet d’intensité dans l’histoire.

Nous constatons que toutes les séquences ne prennent sens qu’en relation avec
leur insertion et leur organisation dans le texte pour engendrer sa clarté, que
l’écriture nomade n’est faite qu’au prix d’une errance à travers une multiplicité de
lieux. L’itinéraire de la quête a conduit la visiteuse jusqu’à « la clairière d’un
bois », située non loin des « vergers des Oudai », supposée lieu de la disparition de
Zoulikha. Ainsi se résume la première partie de notre thèse ; nous pouvons conclure
que l’écriture de l’histoire s’est réalisée par le moyen de l’errance auprès des
personnages et des différents lieux que Zoulikha avait foulés de son vivant. C’est
pourquoi nous avons nommé ce genre d’écriture : l’écriture de l’errance.

Adoptant une méthode analytique, la première partie de notre thèse s’est


donc articulée autour de l’histoire de Zoulikha, ses voies, ses origines et sa portée
identitaire, notamment par le biais d’une analyse de la notion de l’errance, notion
polysémique véhiculant un héritage socio-historique controversé où La Femme
sans sépulture devient objet littéraire mis en forme esthétique particulière.

132
DEUXIEME PARTIE:

L’ECRITURE POLYCENTRIQUE.

« Le polycentrisme propose un style d’unification plutôt


polyphonique que typologique. »

(Selon Claus Westermann, Théologie de l’Ancien Testament, Genève, Labos


et Fides, 1987, p.48.)

133
Dans l’écriture d’Assia Djebar, les indices d’énonciation situent les
évènements dans l’espace et dans le temps, ils nous permettent de percevoir
l’existence d’un champ littéraire polycentrique. En effet, les récits rapportés par les
sujets parlants nous révèlent la vie quotidienne des femmes à travers l’histoire
d’une héroïne oubliée par l’Histoire. Cela nous met en présence d’œuvres allant
dans le sens de l’histoire où l’héroïne occupe le centre de l’écriture. Ces « récits
posent la question de l’identité en lien avec le passé individuel et collectif de la
personne et du travail de mémoire dans laquelle elle se constitue72. »
Nous avons évoqué dans la partie précédente les œuvres introduites à cet effet dans
le but de démontrer le « polycentrisme de l’écriture73 » et de l’histoire. Ce
polycentrisme s’explique par l’enchâssement du récit, l’éclatement des structures
narratives et discursives.

Notre étude se propose de montrer comment le roman renfermant l’histoire de


Zoulikha s’est allié à d’autres œuvres d’où le lien intertextuel rattachant les trois
corpus d’analyse. Cette « écriture cyclique établit entre ces trois espaces des liens
étroits de correspondance, d’analogie, de symétrie, de proportion74 ». Chaque récit
enveloppe une structure narrative polycentrique et cyclique.

Le film La Nouba des femmes du mont Chenoua a été à l’origine de l’écriture


du roman La Femme sans sépulture donnant naissance à un autre roman
autobiographique intitulé Nulle part dans la maison de mon père. Les trois œuvres
constituent des sphères concentriques dont le sens du mouvement va en direction du
devenir de la femme dans la société en parallèle avec son passé/ présent. L’œuvre
cinématographique d’Assia Djebar reflète la réalité du quotidien des femmes
algériennes. Elle a été dédiée à Zoulikha « l’héroïne oubliée » de Césarée.

72
Bruno Blankeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre, Le Roman français au tournant du XXI e siècle,
Presse Sorbonne Nouvelle, Paris, 2005, p.119.
73
Selon C. Westermann, Théologie de l’Ancien Testament, Genève, Labor & Fides, 1987, cité en FEB, p. 48.
74
Hélène Domon, Le Livre imaginaire, Summa Publications, Inc, 2000, Librairy of Congress Control Number,
United States of América, p.16.

134
Dans son film, Assia Djebar s’associe aux femmes, découvre son identité
dans cette quête où le passé nourrit le présent. En effet, son « je » se dissout dans le
« nous » des femmes de son espace. Contrairement donc à l’écriture, le film montre
en images des séquences évènementielles où les femmes retracent leur histoire. Le
film suscité expose l’image externe de la vie des femmes algériennes en
l’occurrence celle des femmes rurales. Dans la projection, l’homme se trouve mis à
l’écart. Cette nécessité a donné la possibilité aux femmes de participer librement et
de pénétrer un espace qui leur était interdit. Cette mise « hors jeu » de la
participation masculine dans le film a été controversée et critiquée lors de sa
première projection, incitant Assia Djebar à réagir face à ce tollé :

« Ce que n’a pas supporté le public de la cinémathèque, c’est parce que j’ai
écarté les hommes de mon film. Mais que répondre d’autre que de dire que je
n’ai fait que montrer ce qui existe dans la réalité ?75 »

Quant à la participation des femmes filmées, Assia Djebar sait, par avance, qu’elle
a montré ce que d’autres n’ont pas pu montrer jusqu’ici puisqu’elle n’hésite pas à
dire :

« On s’attend à ce que moi, femme arabe, je montre ce que l’on ne peut pas
montrer, et peut-être, dans un premier temps, ai-je moi-même naïvement
pensé que je pouvais le faire. Mais je ne fais ni du cinéma pour les touristes,
ni même pour étrangers qui veulent en savoir plus (…). L’image en soi peut
avoir un potentiel de révolte. Je n’ai pas voulu montrer l’image du dedans.
Celle-là, je la connais. J’ai voulu montrer l’image du dehors. Celle des
femmes qui circulent dans l’espace des hommes. Parce que, pour moi, c’est
d’abord cela l’émancipation, circuler librement dans l’espace. On voit ces
femmes dans mon film, mais on voit aussi des portes qui se ferment, des
femmes qui se cachent, qui fuient le regard. J’ai voulu montrer ce que l’on
voit tous les jours mais d’une autre façon, comme si tu nettoyais ton regard,
tu oubliais tout, puis, voyais tout pour la première fois, remonter le banal !76»

75
Bensmaïa, Réda, La Nouba des femmes du Mont Chenoua : introduction à l’œuvre fragmentale
cinématographique, in Niang, Sada (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone : Ousmane Sembène et
Assia Djebar, L’Harmattan (Textes recueillis), n° 21, Paris, 1996, (p.161- 176).
76
Assia Djebar, Mon besoin de cinéma, in Niang, Sada (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone :
Ousmane Sembème et Assia Djebar, l’Harmattan (images plurielles), n°21, 6 mars 1996.

135
Le film relate la vie des femmes. Le roman La Femme sans sépulture
rapporte l’histoire d’une héroïne. Nulle part dans la maison de mon père retrace
l’autobiographie de l’écrivaine. Ainsi, le thème des trois œuvres évolue autour de
l’histoire des femmes. La quête identitaire fait partie du contexte littéraire à travers
l’Histoire. Pour cela, nous avons suivi l’itinéraire de la visiteuse depuis son retour
sur sa terre natale et plus précisément à Césarée, sa ville d’enfance, en
l’accompagnant dans ses déplacements. Dans sa quête, le souvenir occupe une
place primordiale et les histoires relatées dans ses œuvres sont motivées par la
mémoire collective. Les évènements cités ont un point d’ancrage commun situé
dans son espace d’origine : Césarée. Les rencontres de la visiteuse avec les témoins
de la guerre de libération, ayant eu des rapports directs avec l’héroïne, soulignent le
caractère prodige de ses recherches.

Dans Assia Djebar, Nomade entre les murs, Mireille Calle-Gruber écrit en
préambule que toute frontière est trans-frontière, c’est ce que l’œuvre d’Assia
Djebar met en scène à chaque livre nouveau, et de livre en livre où la flamme
gagne, fait passages, et l’écriture va son élan, courant dans le texte et vers la
mort77.
La plongée dans le passé et les lieux de mémoire situent les œuvres d’Assia Djebar
dans le mouvement de l’écriture de l’errance. Le thème de notre thèse étant
l’écriture de l’errance, nous avons orienté notre travail de recherche sur le sens de
cette errance par l’analyse des trois œuvres sus-citées. Dans ce cadre thématique,
nous tâcherons de mettre en évidence l’itinéraire de l’errance dans ce contexte
littéraire car le souvenir occupe une place privilégiée et les histoires relatées dans
ces œuvres sont motivées par la mémoire collective. Les évènements cités ont un
point d’ancrage commun situé dans l’espace de Césarée. Que ce soit dans le roman
La Femme sans sépulture ou dans son œuvre cinématographique La Nouba des
femmes du Mont Chenoua ou encore Nulle part dans la maison de mon père, les
œuvres dans leur ensemble évoluent dans la sphère féminine.

77
Mireille Calle- Gruber (dir.), Assia Djebar, Nomade entre les murs…, pour une poétique transfrontalière
(Textes réunis par M. C. Gruber), Académie royale de Belgique, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005, p.10.

136
Si nous avons inclus une œuvre filmée au sein de notre thème c’est pour
démontrer, au cours de l’analyse, l’existence d’un processus de continuité littéraire
planifié où la femme est toujours sujet de son histoire. Inscrit dans ce processus, le
roman La Femme sans sépulture élargit l’espace de l’écriture. Cela nous permet de
suivre l’itinéraire de la narratrice depuis son retour sur sa terre natale en
l’accompagnant dans sa quête sur les lieux de la tragédie. Nous parlerons de ses
visites et de ses rencontres avec les personnages-témoins de la guerre. Nous
évoquerons à travers les instances narratives la manière avec laquelle Assia Djebar
est arrivée à l’écriture de l’histoire de l’héroïne.

Pour appuyer nos recherches, et ce, dans le but d’authentifier l’histoire, nous
avons introduit en annexe dans notre thèse, un article publié par le journal El
Watan78 qui rapporte des informations recueillies au cours d’une table ronde ayant
réuni d’anciens combattants et combattantes de la guerre de libération autour du
sort de cette maquisarde disparue.
Nous évoquerons son œuvre filmée, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Il
s’agit d’un film long métrage qui reflète la réalité des femmes de son espace vue, de
l’extérieur. Parce qu’il a été dédié à « Zoulikha Oudai », nous avons jugé
nécessaire de l’inclure parmi les œuvres choisies. Dans un rapport film-roman nous
évoquerons sa portée littéraire. Nous évoquerons également le lien intertextuel qui
le rattache aux romans et en particulier à La Femme sans sépulture.
Comme prévu, nous consacrerons une analyse à son roman autobiographique
rapportant l’histoire d’une fillette qui raconte sa vie et celle de sa famille dans ses
secrets les plus intimes. Un récit autobiographique attribué à son auteure et autour
duquel nous serons amenée à donner notre point de vue sur sa véracité. Ensuite,
notre approche consistera à démontrer le lien qui noue le récit autobiographique à
l’histoire de Zoulikha via La Nouba des femmes du Mont Chenoua.

78
M'hamed H, In ''El Watan'', le Quotidien indépendant, Vendredi 15 – Samedi 16 juin 2007 ", rédigé le
16/06/2007 à 06:28, "Culture", p 21, N° 5046- Dix-septième année. <http://www.elwatan.com.>

137
Nous tâcherons de relever les indices qui prouveront l’existence de ce lien
dans cette communion littéraire et artistique. Nous montrerons comment des points
de vue exprimés par les sujets parlants soulèvent la problématique identitaire sous
l’emblème de l’histoire. Nous ferons en sorte de montrer l’effet de l’errance sur les
instances narratives labyrinthiques et autobiographiques de l’écriture. Notre
démarche consistera aussi à démonter en quoi le mythe de l’errance participe à
l’écriture pour conclure que les œuvres d’Assia Djebar ont été conçues par
l’écriture de l’errance. Cette errance est générale. Elle s’écrit, se lit au niveau de
l’histoire dans « la succession des commencements, des élans et des trajectoires qui,
interrompues par autant de chutes et de renversements, confère à l’écriture son
caractère à la fois cyclique, glissant et héliotrope, à la fois progressif et rotatif qui
se projette au-delà du sens79. »

79
Christina Stevens, L’écriture solaire d’Hélène Cixous : travail du texte, op. cit.

138
CHAPITRE I :
L’ECRITURE POLYPHONIQUE.

139
Le roman polyphonique80 (polygraphique) est
un roman dialogique.
(Julia Kristeva, Le texte du roman, paru en 1970, p.92)

Dans cet univers romanesque, de nombreuses voix féminines s’acheminent


vers la rencontre des objets explorant un espace ambivalent. Un espace imaginaire
dont les configurations vont au-delà des frontières de l’humain dans une tentative
de soi. Ainsi, la narratrice assure l’encadrement homogène des énoncés où la
pluralité des voix, dont l’approche entretient des liens spécifiques avec
l’énonciation, englobe les évènements dans les récits. Pour ce faire, la visiteuse
s’installe au cœur des énoncés afin d’observer les règles du rapport énonciateur/
énonciataire comme pour identifier la fonction de l’information dans les récits. Les
tours de parole alternent le courant communicatif de la pensée mettant en
perspective le processus conversationnel des voix plurielles : « les voix
chevauchées laissent scintiller ce destin de la femme. » (Djebar, 2002 : 17)
Chaque récit est ouvert par une narratrice anonyme qui, après une brève description
des personnages féminins, leur cède la parole pour raconter et se raconter. Ces
personnages à l’écoute, toujours en présence de la visiteuse, interviennent soit pour
narrer leur récit soit pour narrer un récit second. Ce mode d’intervention constitue
donc l’instance d’un tiers parlant dans ce corpus de discours qui relève de la
polyphonie énonciative81.

80
La polyphonie : Mot décalqué du grec poluphônia signifiant d'après l'étymologie « multiplicité de voix ou de
sons ». Utilisé d'abord dans le vocabulaire de la musique vocale, le terme désigne un procédé d'écriture qui
consiste à superposer deux ou plusieurs lignes, voix ou parties mélodiquement indépendantes, selon des règles
contrapuntiques. (TLFI). Par métaphore, le mot a été introduit en théorie littéraire en Europe de l'Ouest dans les
années 60 par les ouvrages du chercheur russe Mikhaïl Bakhtine ; il produit ses œuvres majeures dès les années
30 relayés par Julia Kristeva avant leur traduction pour décrire les phénomènes de superposition de voix, de
sources énonciatives dans un même énoncé. Il peut être défini comme la réalisation littéraire romanesque de ce
qui est un principe épistémologique bakhtinien, celui de dialogisme.
81
Chez Jacqueline Authier-Revuz (1982) les notions du dialogisme et de polyphonie sont abordées sous forme
d’hétérogénéités montrées et d’hétérogénéités constitutives. Pour celle-ci, « le repérage des traces du discours
inconscient dans l’analyse débouche sur l’affirmation que tout est discours polyphonique. » (1982 : 134). Le
locuteur montre les discours des autres tout en délimitant avec insistance leurs places dans son propre discours.
C’est une procédure grâce à laquelle il « délimite, il circonscrit l’autre, et ce faisant affirme que l’autre n’est
pas tout. » (1982 : 144)

140
L’écriture donne lieu à une rencontre sur les lieux mêmes de l’histoire
révélée. Césarée et sa région deviennent un espace réservé à l’histoire de la femme
sans sépulture. C’est sur la plate-forme de l’espace d’enfance de la visiteuse,
devenu espace littéraire, que l’écriture tinte en appel symbolique dans ce besoin de
dire. Ainsi, commence la quête dans la perspective de restituer la gloire de
l’héroïne. Alors, on s’aperçoit très tôt que cette histoire n’est pas seulement celle de
Zoulikha mais celle de la mémoire collective. Les voix accumulées dans la
mémoire de chaque femme de Césarée ouvrent la voie à l’écriture. La mémoire
collective féminine révèle les souvenirs gardés de l’époque coloniale autour du
destin de Zoulikha. Chaque femme raconte les faits à sa manière, mêlant récits et
discours. Cette spécificité de l’action et de la transmission tient compte du devoir
de mémoire qui incombe à l’écouteuse dans cette participation collective. La
mémoire constitue les fils conducteurs de l’écriture.

En re-pénétrant à l’intérieur de l’univers romanesque, nous remarquons les


fils qui tissent la trame de l’inconscient de la visiteuse suscitant en elle une
perception de sympathie à l’égard de l’héroïne à laquelle elle s’identifie. Dès lors,
on s’aperçoit que cette composante thématique obéit à une réalité où l’histoire de
l’origine se trouve réactualisée selon deux époques distinctes. Dans le texte, les
évènements se succèdent dans une temporalité qui résume l’une, sa présence par le
passé, l’autre, son absence actuelle de son pays d’origine. Il s’avère, alors, que sa
quête n’est que cette distance comprise entre la narration au présent et la recherche
d’une situation du passé, dans la superposition de ses souvenirs pour faire
apparaitre la réalité de l’acte narratif comme matériau littéraire. Les mots font
partie du langage courant et les référents sont réels formant un simple message par
la parole individuelle dans cette implication personnelle issue de sa compétence
imaginative.

141
1- Les récits enchâssés

Les récits enchâssés apparaissent comme les vertèbres du roman La Femme


sans sépulture. L’analyse des récits considérés nous a permis de constater
l’existence d’un lien entre la narratrice, la visiteuse- écouteuse et les personnages
mis en scène dans un espace favorisant leur rapprochement. Ainsi, la disparition de
Zoulikha constitue le support de l’interférence énonciative. Au-delà de cette
histoire, c’est à travers un processus de communication que les échos de faits
mettent en rapport l’histoire des mentalités et des traditions. Les symboles qui
illustrent cette thématique sont représentés par :

- l’espace de Césarée et sa région,


- les lieux de la cité rousse et la campagne,
- les personnages proches de l’héroïne ayant contribué à la lutte
anticoloniale.

Sur le plan de l’interprétation, l’analyse interne des récits nous met en présence
d’une polyphonie énonciative qui apparait sous forme de revendication contre
l’oubli et l’effacement identitaire. Cette polyphonie se déroule dans un climat
familier partagé entre les protagonistes, à la manière des réceptions traditionnelles
de la région Césarée. « Je retrouve l’espace d’enfance, moi, « l’écouteuse. » »
(Djebar, 2002 :238)
Nous assistons alors au cheminement initiatique d’une narratrice qui nous entraine
dans le monde des femmes de Césarée. Ce cheminement se base sur une rencontre
organisée afin de mettre en scène l’histoire et le mystère de la disparition de
l’héroïne. Ces récits initiatiques visent la reconstitution de l’histoire par la mémoire
collective. Dans La Femme sans sépulture, la polyphonie ne concerne pas
seulement la parole dite, mais aussi les espaces culturels (sites anciens- musée).
« Ainsi frémissaient les conversations entre dames de Césarée, à la veille, il est
vrai, de la guerre de libération. » (Djebar, 2002 :24)
La mémoire féminine révèle des souvenirs historiques de l’occupation coloniale et
les séquelles de la guerre. Chaque femme-témoin raconte les faits, dépose les mots

142
qui tissent cette trame narrative ouvrant ainsi, la voie à une écriture labyrinthique.
Six voix féminines se chevauchent et s’excluent mutuellement. Ce sont des voix qui
jaillissent, s’affrontent, se répondent et s’épuisent. Chaque dénouement énonciatif
accentue l’évolution du récit. Cette initiation dialogique fait appel à une co-
énonciation narrative. Les femmes de Césarée se rejoignent, dialoguent dans une
vision unique : l’histoire de Zoulikha. Ce dialogue se construit par une mise en
valeur des divers discours intégrés fondés sur des séquences narratives. La visiteuse
participe à ce dialogue où chaque femme prend la parole en exposant sa mémoire.
A l’intérieur du dialogue se mêlent mythes et légendes : les personnages
interviennent à tour de rôle, s’identifient et restituent les fragments de l’histoire où
le présent s’unit au passé.

« Images du présent de la capitale antique (rues à demi désertées, une


mendiante errante, belhombras au-dessus des visages de pierre, le phare
millénaire immuable) ; les voix chevauchées laissent scintiller ce destin de
femme : l’évocation dure quelques minutes où la caméra fouaille lentement
l’espace vide des artères, des places et des statues sans regard. Comme si
Zoulikha restée sans sépulture flottait, invisible, perceptible au-dessus de la
cité rousse. » (Djebar, 2002 :17)

La narratrice met en perspective les monuments historiques et leurs célébrités,


exploite les mutations sociales et leurs évolutions chronologiques. La prise de la
parole féminine émerge à nouveau et reprend le récit qui s’ajoute à l’histoire. Son
intervention intermittente provoque l’effacement temporaire de l’instance narrative
au profit de la description. Cette forme narrative s’étend et se poursuit à travers
tous les récits des personnages mis en scène dans le roman. Ainsi, récits et
discours se succèdent et s’entremêlent entrecoupés par des descriptions.
Effectivement, la visiteuse n’écoute et n’intervient que pour faire évoluer le
dialogue. Elle fait ainsi progresser la scène qui se déroule sous ses yeux. De cette
manière, l’échange dialogique se déploie de façon altérante sans chevauchement
cacophonique. Toutes les descriptions, qui découlent de l’apanage particulier de
la narratrice, favorisent l’expansion du récit. Cette diversité des voix

143
simultanées s’inscrit dans le tissage de l’histoire selon les récits rapportés par les
personnages sur les traces d’un passé omniprésent. Chaque témoignage renferme
une histoire, une mémoire individuelle. Chaque scène est sous-tendue de paroles, de
regards, d’intentions qui ne sont pas forcément celles de l’écouteuse mais celles de
tous les personnages. En ce sens, le texte apparait comme un lieu d’échange de
bribes de mémoire allant souvent à une prise totale ou partielle de la parole. Il faut
rappeler que ces témoignages recueillis ont une structure narrative souvent
circulaire et rétrospective.

Le dialogue se caractérise par la distribution automatique de la parole. La


visiteuse ne possède pas l’autorité ou le pouvoir de structurer les conversations. Les
personnages prennent eux-mêmes la parole sans stratégie intermédiaire (cf.
tableaux : pp 150-151- 153- 156). Tous ces éléments cités représentent les faits de
la polyphonie énonciative qui évolue sur le plan esthétique et structurel. Le « je »
énonciateur se multiplie avec la multiplicité des personnages. C’est un « je »
personnel divisé, interrelationnel qui permet la confrontation des discours
complémentaires pour l’aboutissement à la véracité de l’histoire.

Récits et discours sont des éléments importants du roman ayant deux


aspects complémentaires : l’un consiste à dévoiler la vérité, l’autre fait écho à
l’initiation romanesque. Cela nous permet d’aborder des phénomènes langagiers de
la polyphonie aussi importants que le discours rapporté, sur lequel nous venons
d’axer notre analyse. Tout au long du parcours textuel, les voix, où chaque récit
tisse le sens de l’histoire, se succèdent simultanément. Le plus souvent, plusieurs
personnages se relayent dans un même récit. Dans sa relation avec les personnages,
la visiteuse intervient dans le jeu narratif. Ce mode d’intervention dans le jeu de la
parole lui donne plus de présence dans l’histoire. Dans cette polyphonie, la
visiteuse organise les propos rapportés par les personnages pour donner un sens à
chaque récit. Attentive aux voix féminines de Césarée, elle ajoute de temps à autre
quelques détails sur le passé qu’elle met en rapport avec le présent pour renforcer le
contenu des récits. Chaque récit se fait autour de l’histoire de l’époque coloniale où
certains problèmes de la vie quotidienne du passé et du présent se trouvent

144
soulevés. « Tout se passe au sein de la fiction, et pourtant les personnages, Iol
essentiellement, semblent doté d’un inconscient, d’un passé, d’un secret82 ». Les
personnages féminins explorent le passé, rapportent des scènes par un jeu servant à
motiver le lien qui les unit dans l’histoire, où la visiteuse ne cherche pas à
dissimuler son idéologie et sa sympathie pour Zoulikha. Bien que les récits
renferment une diversité d’actions, souvent difficile à appréhender, ils font la
richesse de cette créativité, où les mots entretiennent une communication faisant
appel au jugement du lecteur.

« La mise en présence du texte et de ses lecteurs suscite une dynamique, car


le texte exerce un rayonnement et provoque des réactions. Il fait retenir un
appel, qui est entendu par les lecteurs individuellement ou en groupe. Le
lecteur n’est d’ailleurs jamais un sujet isolé. Il appartient à un espace social et
se situe dans une tradition. Il vient au texte avec ses questions, opère une
sélection, propose une interprétation et, finalement, il peut créer une autre
œuvre ou prendre des initiatives qui s’inspirent directement de sa lecture de
l’Ecriture83. »

1-1- Les voix-relais

La narratrice-anonyme se situe au niveau extradiégétique. L’histoire


évènementielle rapportée par la visiteuse la positionne à un second degré, appelé
intradiégétique. Les personnages-féminins présents dans la diégèse prennent la
parole et racontent, tour à tour, l’histoire de Zoulikha. Leurs récits se situent
pareillement à ce niveau intradiégétique. Les faits rapportés dans cette narration
seconde seront appelés métadiégétiques.

82
Aline Mura-Brunel, Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, éditions Rodopi B.V.,
Amsterdam- New York, 2004, p.92.
83
CBP (Commission Biblique Pontificale), Interprétation, p.48.

145
1-1-1- Le tableau84 ci-dessous illustre ces niveaux narratifs :

Objets Niveaux Contenus narratifs

Intrigue principale Extradiégétique -Narratrice anonyme

(extradiégétique)

Histoire événementielle Intradiégétique -Personnages féminins-

témoins mis en scène.

Acte de narration secondaire Intradiégétique -La visiteuse.

-Les voix des femmes-

Récit emboîté Métadiégétique oiseaux de Césarée. (Les récits de


Dame Lionne, de Zohra Oudai, de
Mina, de Hania et de la visiteuse).

En conclusion, ce sont les changements de voix et de supports narratifs qui


permettent la progression de l’intrigue. Nous construisons ainsi notre interprétation
de l’histoire et de la personnalité des personnages féminins comme une stratégie
énonciative assez complexe.

84
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., pp.140-141.

146
2- « Les nappes discursives85 »

Il nous est important de préciser et d’étudier les strates énonciatives qui


caractérisent le récit La Femme sans sépulture. Le tableau ci-dessous présente les
différents types de narration et de discours rapportés86

2-1- Le deuxième Tableau87 précise les différentes instances narratives :

Instances narratrices.
Distance maximale entre les manières de parler du narrateur et celles du
personnage.

Degré1 : narrateur zéro (= narrateur -La narratrice anonyme (Récit


anonyme au langage non-marqué premier)
socialement.
-La narratrice anonyme.
Degré 2 : narrateur zéro avec -La visiteuse (Récit second)
contamination lexicale.

85
Selon Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971. L’intérêt de Foucault pour les « nappes
discursives » a été immédiatement double. D’une part, il s’agissait d’analyser les traces discursives en
cherchant à isoler des lois de fonctionnement indépendantes de la nature et des conditions d’énonciation de
celle-ci, ce qui explique l’intérêt de Foucault à la même époque pour la grammaire, la linguistique et le
formalisme. Cf. Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit, p. 867.
86
« La manifestation la plus évidente de la polyphonie linguistique est ce qu’on appelle traditionnellement
discours rapporté, c’est-à-dire les divers modes de représentation dans une énonciation d’un autre acte
d’énonciation. Il ne s’agit pas en effet de rapporter un énoncé mais une énonciation, laquelle implique une
situation d’énonciation propre, distincte de celle du discours qui cite. Comment intégrer un acte d’énonciation,
le discours cité, qui dispose de ses propres marques de subjectivité, de ses déictiques, à l’intérieur d’une
seconde, le discours citant ? (…) Mais les travaux récents sur ce sujet ont montré qu’on ne pouvait pas limiter
la problématique du discours rapporté à ces trois seuls procédés. A cela s’ajoutent les contraintes liées à la mise
en texte : dans le discours littéraire les propos cités prennent place dans une organisation textuelle qui relève
d’un certain genre et d’une certaine esthétique. » Voir, Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte
littéraire, op. cit., p.115. « Certains linguistes préfèrent parler de « discours représenté » ; cela évite de laisser
penser qu’il y a nécessairement une énonciation effective qui serait rapportée dans un second temps. »
87
Ibid, p.140-141.

147
Degré 3 : narrateur-témoin La narratrice anonyme
indéterminé.

Degré 4 : narrateur-témoin au « je ». Les femmes de Césarée (Mina, Hania,


Dame Lionne, Zohra Oudai).

Degré 5 : narrateur- MQC88. La visiteuse.

Degré 6 : narrateur qui est un Zoulikha.


personnage individualisé de l’histoire.

Distance minimale. Discours monophoniques. Les monologues intérieurs de


Zoulikha, les monologues rapportés et les « psycho-récits » contenus dans le récit.

« Il est donc clair que le discours impliquerait des plans distincts non
seulement au niveau de l’histoire, mais au niveau de la narration et du récit en
égale mesure (pour utiliser la terminologie de Genette89). Plans intra et
extradiscursifs se trouvent tout le temps impliqués, selon Genette, dans une
structure extrêmement complexe qu’est le texte90. »

Nous pouvons résumer les distinctions que nous avons faites dans le tableau
suivant :

88
MQC : (Membre Quelconque d’une Collectivité). Narrateur intermédiaire entre un narrateur-témoin
(extérieur à l’action) et l’un des personnages. L’identité de ce narrateur est problématique. « Quand on a ainsi
affaire à des pensées ou des propos attribués à un personnage MQC, ou même tout simplement à un petit
nombre d’individus engagés dans une conversation et qu’on ne distingue pas – c’est-à-dire à des cas où le
locuteur n’est pas individué – la vraisemblance incite à ne pas recourir au discours direct. Le discours indirect
libre présente l’avantage de ne pas tracer de frontière entre pensées, perceptions et paroles, de rendre ainsi plus
vraisemblable l’attribution de l’énoncé à un sujet pluriel : dans la même situation plusieurs individus peuvent
partager la même pensée, difficilement les mêmes mots. », Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte
littéraire, op. cit., pp.136-173.
89
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, éditions du Seuil, (collection poétique), Paris, 1983.
90
Liana Pop, Espaces discursifs : pour une représentation des hétérogénéités discursives, éditions Peeters
Louvain, Paris, 1999, p107.

148
2-2- Le troisième tableau : Les stratégies du discours polyphonique

Dans cette perspective, le troisième tableau met en exergue les différentes


stratégies du discours91:

Discours rapporté.

Mimétisme minimal entre discours citant et discours cité.

Degré1 : discours narrativisé. -La narratrice extradiégétique

Les personnages mis en scène. participe à la description des


lieux et des personnages.
Degré 2 : discours indirect. -La narratrice extradiégétique.

Degré 3 : discours indirect contaminé -Les narratrices extradiégétiques.

lexicalement ou avec îlot textuel.

Degré 4 : discours indirect libre d’un -La visiteuse. Mina. Hania.

MQC Dame Lionne, Zohra Oudai.

Degré 5 : discours indirect libre d’un -Les femmes de Césarée.

personnage.

Degré 6 : discours direct d’un personnage. -La visiteuse, Mina. Hania.

Dame Lionne, Zohra Oudai.

Degré 7 : monologue rapporté. -Zoulikha.

-La narratrice extradiégétique.

Degré 8 : monologue intérieur. Zoulikha

Mimétisme maximal. L’attitude et les gestes de Zohra Oudai.

91
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 140-141.

149
Plusieurs fils narratifs se superposent ainsi et les personnages féminins
(Dame Lionne, Zohra Oudai, Mina, Hania, la visiteuse) se passent la parole pour
raconter rétrospectivement leurs souvenirs : il s’agit d’une polyphonie narrative
dans le sens où leurs voix se révèlent et tissent la trame du récit. Cette contribution
narrative vise la progression et l’accomplissement de l’histoire de Zoulikha.
Aucune de ces narratrices-relais ou secondes n’est principale : chacune assure un
fragment de la narration mais le fil conducteur est typiquement tissé par une
narratrice anonyme.
D’une fonction narrative à une fonction de régie passant par la fonction
testimoniale, la narratrice première re-constitue l’histoire de Zoulikha. En somme,
« l’écriture porte le message décentré au niveau du discours92. »
Pour conclure, la polyphonie est indissociable de la notion de discours93 : « tout
énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère
d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés94. »

3- Récits-cadres et digressions narratives

À la fois multipliés, démultipliés, les récits enchâssés apparaissent comme


une stratégie de survie de l'écriture, véritable univers approfondi par de multiples
sens. Cette écriture s'accomplit à travers une parole éclatée, dans l'imminence et la
simultanéité, générant l’identité des personnages féminins. En fait, la structure de
La Femme sans sépulture est volontairement complexe, mais non pas inexistante, et
permet plusieurs entrées : récits enchâssés, récits tiroirs, récits cadres et récits
annexes.
Nous proposons les différents récits et les digressions possibles: nous appelons
digression, ou écriture du détour, tout discours qui s'écarte du sujet initial. Par

92
Charles Bonn, Littérature des immigrations, Volume1, un espace littéraire émergent, L’Harmattan, 1995,
p.30.
93
« Le discours peut « raconter » sans sortir de lui-même. Mais, il ne peut pas non plus s’en abstenir sans
tomber dans la sécheresse et l’indigence : c’est pourquoi le récit n’existe pour ainsi dire nulle part dans sa
forme rigoureuse. ». G. Genette, Figures II, éditions du Seuil, Paris, 1969, pp. 66-67.
94
Nicole Everaert-Desmedt, Sémiotique du récit, (1984 : 265).

150
exemple, la narratrice se livre à de nombreuses digressions : tantôt elle commente
les propos, les attitudes des personnages (Hania, Mina, Dame Lionne, Zohra
Oudai), les événements que la visiteuse raconte, tantôt elle entretient le lecteur fictif
sur ce qu’elle raconte, sur la conception du roman, elle se justifie. Ces digressions
sont autant d'interruptions, non seulement du récit premier mais aussi des récits
annexes, ce qui rompt toute linéarité de la lecture. Ces digressions ont une valeur
explicative, ou une valeur informative, ou elles consistent à faire diversion, c'est à
dire à alterner la suite des évènements. Par exemple, à la suite de la discussion entre
la visiteuse et Mina, discussion retranscrite " intégralement" par la narratrice-
anonyme (p.72), la narratrice se livre à une digression dans laquelle elle explique ce
qu'elle aurait pu ajouter, transformer ce qui aurait contribué à faire un roman qui
repose sur la fiction et elle rappelle que ce qui compte avant tout dans un roman
c'est de rapporter la vérité. A cet effet, nous pouvons parler de récits en abîmes, de
récits enchâssés et de récits tiroirs. Ces trois notions sont justifiées mais
correspondent à des critères précis dans l’œuvre d’Assia Djebar :

3-1- Le tableau suivant met en évidence les différentes techniques de


l'entrelacement :

Récits Définitions Illustrations

On parle de mise en abîme dès Le récit de Dame Lionne, est


lors que dans un roman (ou dans inséré dans le récit de Mina.
Récit en abîme
une pièce de théâtre) l'auteur a
(ou abyme) : Exemple :
inséré un récit qui n'est pas en
récit dans le relation directe avec le sujet de Dans le cinquième récit, Mina
la narration initiale mais qui lui raconte son histoire d’amour à
récit
fait écho, on parlera de la visiteuse (de la page 99 à la
construction en abîme. page 110) lorsque Dame
Lionne reprend un récit sans
relation avec l’histoire de
Mina. (p111)

151
on parle de récit enchâssé quand Exemple :
un récit entraîne un autre récit :
Récits Tous les récits enchâssés dans
entre les deux s'établit une
enchâssés le roman rapportent la vie de
relation de cause à effet même l’héroïne disparue et reflètent
si le récit enchâssé n'est pas le le passé de l’époque coloniale.
prolongement du précédent.
Exemple :
on parle de récit tiroir lorsqu'un Tous les récits commencés par
Récits tiroirs. récit est commencé puis les personnages sont
interrompu, puis repris. interrompus par l’intervention
de la narratrice anonyme
quelquefois par la visiteuse
qui écoute ou Mina qui assiste
pour être ensuite repris par
leur auteur excepté les
monologues attribués à la voix
de l’héroïne.

Les différents récits se succèdent, s'entrecroisent mais ne se superposent pas95.


Toutes les intrigues annexes se dénouent : Il n'y a que le récit initial qui reste
inachevé. Ces récits « annexes » nous éloignent du récit initial et c’est difficilement
que l’on suit la chronologie complexe des évènements. Les nombreuses digressions
contribuent à la discontinuité narrative et constituent un débat qui est en marge de
celui des protagonistes féminins.
En somme, la lecture de La Femme sans sépulture peut paraître paradoxale tant sa
structure est a priori complexe. Le roman suit d’abord de façon chronologique les
déplacements de la visiteuse qui récolte les témoignages historiques96.

95
« La situation peut se compliquer davantage lorsque plusieurs récits s’imbriquent les uns dans les autres,
chacun des narrateurs successifs pouvant de surcroît apparaître comme personnage dans le récit de l’un des
autres. » Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman. Du discours intérieur au dialogue, toutes les
questions que pose la représentation romanesque de la parole, op. cit., p. 123.
96
La visiteuse passe ici du « statut de non- personne à celui de locuteur, le discours direct ayant la vertu
d’introduire dans l’énonciation de l’auteur les énonciations d’autres sujets. Mais il ne faut pas oublier qu’à un
niveau plus élevé ces propos sont en fait placés sous la responsabilité du narrateur qui les rapporte, au même
titre que tous les autres éléments de son histoire. Ce phénomène d’enchâssement est d’ailleurs récursif : le
personnage- « locuteur » peut à son tour rapporter les propos d’un personnage de son propre récit, et ainsi de
suite. », Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.93.

152
4- Les enjeux de la polyphonie

Compte tenu de ce qui précède, nous observons trois principaux niveaux de


discours : celui de la narratrice-anonyme, la narratrice-auteure (visiteuse) et celui
des autres personnages féminins. Souvent d’ailleurs celui qui prend en charge un
récit joue le rôle de relais. Le brouillage des repères énonciatifs est rendu plus
complexe par le fait que non seulement on passe d’un niveau à un autre par
juxtaposition, mais aussi parce que parfois plusieurs niveaux de discours
interfèrent : les récits sont le plus souvent emboîtés les uns dans les autres.

Le choix de l’écriture polyphonique change la monotonie d’un discours


univoque (monologue de Zoulikha), permet de faire intervenir une diversité de
personnages, donc de niveaux narratifs. En effet, chaque protagoniste a son propre
langage ce qui offre des variations discursives qui participent à l’effet « socio-
historique » et évitent au roman de se figer dans un cheminement scriptural
artificiel et convenu. En multipliant les discours, Assia Djebar met en évidence la
diversité des points de vue et en appelle à l’interprétation herméneutique. Elle fait
entendre plusieurs voix sur une même histoire et engage un débat prolifique entre
des personnages féminins qui ne sont pas forcément en présence l’un de l’autre :
une même narratrice peut faire entendre plusieurs voix, ce qui confère un certain
dynamisme au récit.

Pour conclure, l’efficience de cette polyphonie romanesque tient à ce que


tous les personnages féminins sont saisis dans des contextes discursifs hétérogènes
où se manifestent les différentes facettes de leur univers de parole. Souvent, le
discours second s’introduit dans le discours premier, puis se développe en faisant
ressortir les marques de la subjectivité du personnage.

153
5- L’émergence des voix perdues de Césarée

Autour de l’histoire, la voix de la visiteuse s’allie aux voix des figures


citadines et paysannes. Dans cette quête, elle mobilise la mémoire collective des
femmes de Césarée pour recueillir leurs paroles et retracer l’histoire. La visiteuse-
écouteuse s’élance dans ce défi alimenté par le recours d’une source inépuisable des
voix de l’ombre où la mémoire détient les témoignages les plus importants pour
aller sur la trajectoire de l’énigme. Ainsi motivée, la visiteuse espère percer le
mystère pour faire apparaitre, tout au moins, les circonstances de la disparition et de
la mort de l’héroïne. Elle façonne l’écriture à cet effet et organise des visites
programmées auprès des femmes qui souvent évoquent sa perspicacité et son zèle.
Hania prend la parole, évoque la jeunesse de sa mère, son travail, ses mariages
successifs, son militantisme, ses préoccupations et ses angoisses. Elle s’inquiétait
sur le sort de sa mère au maquis. Un jour, elle fut surprise par une nouvelle arrivée
sous forme de message codé porteur de mots inquiétants. « La maman est malade
de la grippe asiatique » (Djebar, 2002 :57). Très vite, Hania a compris que sa mère
était en danger. Quelques jours après, la nouvelle de la capture de Zoulikha se
répandit dans Césarée. « Je passai par l’espoir, puis par le désespoir,
alternativement. » (Djebar, 2002 : 61)
Zohra Oudai prend la parole. Usant de son « je » narrateur, elle raconte la
manière avec laquelle Zoulikha (présente chez elle), esquissa la vigilance des
soldats français venus inspecter les vergers des Oudai : « Moi, conclut Zohra
Oudai, c’est ainsi que je sauvai Zoulikha, car ils ne poussèrent même pas leur
inspection jusqu’au verger, ce jour-là. » (Djebar, 2002 :86). Dame Lionne reprend
en charge la narration du récit pour raconter en détails les évènements qui ont
marqué la vie de l’héroïne avant et après la mort de son mari, jusqu’à son départ
pour le maquis. Elle conduit la narration en assumant l’ordre chronologique des
faits, où, la visiteuse intervient, de temps à autre, pour légitimer le récit au niveau
littéraire. « Moi, pressée par une interrogation tenace, je découvre ce qui me
taraude, quant à ces dames du passé si lointain. » (Djebar, 2002 :119). Ce mode

154
d’intervention vise l’élaboration esthétique de manière à corriger les effets du
déplacement métonymique à travers l’espace du récit parcouru par le temps. Cette
précaution s’inscrit dans le rapport de la succession des évènements et leur
disposition dans le récit qui s’interrompt pour faire place à l’histoire. Par sa teneur,
le récit de Dame lionne marque une visiteuse éprise par une passion qui l’empêche
de dormir hallucinant, même, devant la silhouette présente de Zoulikha. « Est-ce la
voix qui s’en va, est-ce le sommeil qui m’envahit ? (…) Je raconte ma nuit, habitée
encore par ses récits sur Zoulikha. » (Djebar, 2002 :123). La voix de Dame Lionne
(p159) retrace la dernière nuit que Zoulikha passa à Césarée, alors qu’elle était
accompagnée de sa fille ainée Hania.

« J’avoue, je faisais encore alors, avec mes cartes espagnoles, des


« réussites » à deux clientes de passage ; celles-ci parties, je revins à Zoulikha
avec sa grande fille. Je me souviens : c’était le ramadhan, Zoulikha me dit :
- La situation est grave…J’avoue, je ne trouve pas la maison où je pourrais
entrer.
Je lui rétorquai aussitôt :
- Cette maison que tu cherches, il est bien clair que c’est la mienne. »
(Djebar, 2002 : 159-160)

En effet, la maison de Dame lionne devenue refuge pour Zoulikha s’est


transformée en un lieu de rencontre. Zoulikha rencontrait Fatima Hamich, Assia,
ainsi qu’une nommée Kheira responsables de collectes que Zoulikha devait
emmener aux frères moudjahidin. « Ce réseau de femmes fonctionnait presque
normalement. » (p164). Dame Lionne se rappelle encore des paroles prononcées
par Zoulikha et par elle jusqu’à la dernière nuit que Zoulikha passa à Césarée. La
voix de Mina (Djebar, 2002 :204) raconte comment elle a pu rejoindre Zoulikha, sa
mère, au maquis. C’est, donc, par un « je » qu’elle commence son récit :

« Je me souviens de ce jour où je rencontrai une mendiante que je n’avais


jamais vue. En l’approchant, je m’aperçus qu’elle n’était pas vieille, avec
certes un accent de la montagne, et beaucoup de tatouages au menton, au
front, en haut des pommettes, comme les femmes nomades. [...] » (Djebar,
2002 : 204)

155
Ce n’était pas une mendiante mais une messagère. « Messagère peut-être, mais de
quel message ? ». Mina, petite fillette, mais consciente des recommandations de sa
grande sœur Hania se souvient : « Attention, pas d’imprudence, sois discrète !...
[…].
Mina saura que la messagère était venue lui annoncer sa prochaine visite chez sa
mère au maquis. Souviens-toi, je suis la messagère ! »
« Elle se leva, vive soudain et le dos redressé, bien droit. Elle m’enlaça, s’attendrit :
Je reviendrai demain à la même heure, et laisse ton frère jouer comme d’habitude
dehors ! » (Djebar, 2002 :206-207)

Mina raconte son départ au maquis.

« J’eus rendez-vous avec mon guide à la sortie de la ville, devant le mausolée


de sidi Brahim. J’étais arrivée, avec mon voile blanc de jeune fille, le visage
entièrement masqué, sauf un œil libre.
Comme ce me fut difficile ! Fière d’abord de descendre la rue d’El Qsiba de
mon quartier, pour la première fois de ma vie ainsi : droite, invisible aux
regards, et même non reconnaissable par les badauds, toujours à l’affût. Fière
surtout, je me rappelle, d’avoir la silhouette d’une vraie jeune fille, paraissant
seize ans peut-être : presque une femme – une véritable inconnue, j’en étais
tout émue. » (Djebar, 2002 : 208)

Par ce retour aux voix multiples de la mémoire collective, Assia Djebar retrace
l’histoire de l’héroïne dans un «oratorio » où les voix de Mina et Hania se mêlent à
d’autres voix de femmes qui l’ont connue et côtoyée. L’univers féminin de Césarée
garde en mémoire le souvenir ardent de cette femme modèle. Sauvée de l’oubli par
l’écriture, son nom s’inscrit désormais dans l’Histoire de son pays en martyre de la
révolution Algérienne.

Au cœur de la structure polyphonique, le privilège revient à la narratrice qui,


tout au long de ce parcours textuel, a su dominer l’instance narrative. Tandis que
voyageuse absente sur la scène sociale, loin de son pays, la visiteuse se contente
d’écouter pour dire. Elle songe peut-être qu’elle n’a d’autre alternative et

156
qu’il ne lui reste, comme Polybe97, que la beauté de la langue : « la langue est par
excellence un « espace existentiel98. »

« Polybe, l’écrivain déporté, de retour, au soir de sa vie, à la terre natale,


s’aperçoit qu’il n’a ni terre ni même de pays (…) Simplement une langue
dont la beauté le réchauffe (…) » (Djebar, 1985 : 159).

En évoquant le sort de « Polybe », la visiteuse éprouve ce sentiment de


ressemblance. Cette révélation à distance, au sens diversifié, répondrait peut-être à
son statut d’exilée. Devenue messagère naturelle du monde féminin, c’est en tant
qu’exilée qu’elle aborde avec affinité l’histoire des femmes de sa région, de son
pays.
Loin d’Alger, nid de Corsaires évanouis.
Ma capitale des douleurs, ô Césarée !
Les oiseaux de tes mosaïques.
Flottent dans le ciel de mes larmes. » (Djebar, 2002 :235.)

Par ce toponyme référentiel « Alger », la visiteuse fait allusion à ce « port »


d’autrefois abritant les corsaires méditerranéens pour ravir la gloire de ce passé
civilisationnel. Au loin, « Césarée », ancienne ville romaine, reste la capitale des
douleurs d’un passé cruel, au regard de l’Histoire dans cet espace-temps entre hier
et aujourd’hui. Pour la visiteuse, outre le passé, ce qui vit aujourd’hui, en elle, ce
sont les femmes de Césarée « ces oiseaux des mosaïques » qui flottent dans chacun
de ses regards, remémorant un passé traduisant sa mélancolie. Malgré sa
mélancolie, la quête se poursuit par des déplacements successifs d’un lieu à un

97
Polybe, historien grec, fils de Lycortas, né à Mégalopolis vers 206 av. J.-C., passa sa jeunesse près de
Philopoemen, qui le forma dans l'art de la guerre s'efforça, mais en vain, de maintenir la neutralité des Achéens
entre Rome et la Macédoine, fut envoyé à Rome en otage (166), et ne recouvra sa liberté que 17 ans après.
Pendant son séjour en Italie, il fit une étude approfondie de la politique et de l'état militaire des Romains et
s'acquit l'amitié des deux fils de Paul-Emile, surtout du Second Scipion l'Africain, qu'il accompagna au siège de
Carthage (146) ; il voyagea ensuite en Afrique, en Espagne, en Gaule, et fut chargé par les Romains de
diverses missions près des Grecs en faveur desquels il réussit plus d'une fois à adoucir le vainqueur. II mourut
en 124, à 82 ans. Il avait écrit La vie de Philopoemen, la Guerre de Numance, une Tactique, et une Histoire
générale de son temps, en 40 livres où il menait de front l'histoire de Rome et celle des États contemporains :
cette Histoire ne s'étendait que de l'an 220 à 146 av. J.-C., mais l'auteur présentait dans las 2 premiers livres un
tableau des événements antérieurs.
98
Jacques Soubeyrouc, Le Moi et l’Espace. Autobiographie et autofiction dans les littératures d’Espagne et
d’Amérique latine, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2003, p.15.

157
autre où les rencontres de femmes aboutissent par le moyen de l’errance. En effet,
tout au long de sa quête, l’errance apparait comme un élément indispensable
permettant le rassemblement des femmes, la polyphonie et l’approche de la réalité
des faits rapportés. Ce rassemblement, ayant permis à l’auteure de puiser à la
source les propos des personnages, donne une valeur de vérité à l’histoire rendue
vraisemblable par la réalité des lieux et des circonstances évoquées. Dans cette
recherche de vérité à la limite du prouvable, l’écriture s’accomplit par l’expression
directe de la mémoire collective nécessitant un retour sur le passé dans l’espace et
le temps. Ainsi, le recours à la mémoire collective a permis à l’auteure de nous
révéler le destin des femmes du passé et du présent en évoquant le malheur des
unes et le bonheur des autres. Alors, elle nous introduit dans la société d’hier et
d’aujourd’hui par le biais des voix perdues en parsemant le texte par de nombreux
exemples autour du vécu de la société où l’image du passé et du présent reflètent
des inégalités sociales de l’époque coloniale et post-coloniale.

6- La re-constitution de la mémoire collective

« La mémoire sous ses deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de
souvenirs un fond de perception immédiate, et en tant aussi qu’elle contracte
une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience
individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des
choses99. »

L'œuvre d'Assia Djebar se trouve en correspondance avec le réel dans une


relation de reflet dont les mouvements spécifient une nouvelle culture qui réaffirme
le concept identitaire. La crise identitaire, étant provoquée par l'intrusion coloniale,
apparaît comme un héritage mytico-sociologique des crises existentielles où la
femme devient sujet et objet de son histoire. Dans sa mise en scène, Assia Djebar

99
Henri Bergson, Matière et Mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, éditions Presses Universitaires
de France, Paris, [1896 pour la première édition], 1990 pour la troisième édition.

158
met en œuvre des enjeux culturels qui impliquent des transformations symboliques
dans l’espace féminin de l’écriture. S'appuyant sur une symbolique patriotique
réactivée par une conjoncture historique de la guerre de libération nationale, elle
dénonce les contradictions socio-politiques.

« Cette jeune femme, Halima "la rêveuse", pourrait-on traduire, ou,


pourquoi pas, "celle qui est digne d'un rêve", Halima donc, qui a obtenu, à la
capitale, un diplôme de géographie, aurait voulu continuer en géologie, mais
elle n'a pas bénéficié de bourse.
Eh bien, là-bas, dans la "métropole", comme disaient autrefois nos pieds-
noirs, Halima, au prénom prédestiné, a vu son rêve se réaliser : non
seulement elle exerce sa profession, mais la voici, en plus, transformée en
personnalité de la ville ! » (Djebar, 2002 :201)

L’écriture fait apparaitre l’image controversée d’une société en profonde


mutation, en rapport avec la féminité, où la femme est marginalisée. En évoquant
l’histoire de cette jeune femme « Halima », l’espace féminin s’élargit. En effet,
Halima ayant obtenu un diplôme désire poursuivre ses études dans son pays
d’origine. Consciente de son rôle social et des aspirations à conquérir, elle a
surmonté l’obstacle en poursuivant ses études à l’étranger. Cette spécificité
attribuée à la société algérienne nous permet de considérer une certaine évolution
de l'image féminine dans sa prise de conscience. Puis, par un réseau d'images, les
femmes se relayent et racontent toute une vie, tout un passé perpétuant une inégalité
sociale multiforme. Dans ce tissage d'évènements, parsemé de douleurs, chacune
d'elles essaie de percer la dimension du discours en s'appuyant sur la mémoire pour
retracer leur Histoire. L'enjeu est décisif car il s’agit de leur avenir. La lutte engagée
propage des échos perçus par les femmes ayant pris conscience de leurs rôles et de
leurs places dans la société.

« Le texte devient ainsi une texture, lieu de travail d’une déconstruction de


discours antérieurs, de pré-textes. L’interférence textuelle mène à l’abandon

159
d’un sens univoque cohérent, en faisant appel à la remémoration des
contextes et à la pluralité des lecteurs100. »

Le rôle de la femme, longtemps contesté par certaines mentalités


rétrogrades, a vu le jour avec la guerre de libération où Zoulikha en devient
l’exemple. Les changements constatés, de nos jours, confirment l'émergence de la
femme, comme protagoniste indispensable dans la société, contrairement aux
mentalités du passé. Ce réel de la vie des femmes confère à la littérature un genre
universel. En réalité, cette thématique féminine liée aux transformations sociales
donne une résonance particulière du mythe féminin. Zoulikha était une dame
instruite maîtrisant la langue française, dotée d'une certaine culture et cela ne
l'empêchait pas de porter le voile. Étant un signe d'appartenance, le voile est donc,
à la fois, réel et mythique. Il permet de distinguer l'indigène de l'européenne et
symbolise la culture arabo-musulmane. Pour Zoulikha, le port du voile consistait à
respecter une culture héritée des traditions ancestrales et non un vêtement de
contrainte. « Elle a accepté, semble t-il aisément, cette fois, de "se voiler", mais
certainement pas par attitude conservatrice. » (Djebar, 2002 :22)
Dans ce passage, nous remarquons que la mise entre guillemets du verbe "se voiler"
nous permet de constater les intentions de l'écrivaine sur le lecteur à propos du
voile. Quant à l'expression qui suit le verbe " mais certainement pas par attitude
conservatrice" reste un avis de certitude personnelle de la part de la narratrice. Si
l’on se réfère au texte, sous son voile, Zoulikha ne se sentait nullement inférieure
dans sa représentation indigène. Elle offrait l'image d'une dame consciente, dotée
d'une personnalité exemplaire.

« Zoulikha, voilée et allant à une fête, a heurté dans la rue, derrière l'église,
une dame européenne, et celle-ci a crié :"Eh bien, Fatma!" et Zoulikha,
découvrant sa voilette, lui a répliqué : "Eh bien, Marie? » (…)
-La française, enfin pas de France, mais française quand même, était, paraît-
il, tout offusquée, surtout devant cette Mauresque voilée. Elle s'est presque

100
Michel Bernsen, L’Intertextualité comme queste de l’origine perdue : Les Reflexions sur la Révolution de
France de Burke, in Littérature n°69, Février 1998. Paris : Larousse, (La mémoire subversive), p.120.

160
étouffée d'indignation:" Tu m'appelles Marie ? Quel toupet!" Alors
Zoulikha, très doucement, comme à l'école l'institutrice (et son voile
découvrant tout son visage), de lui faire la leçon :" Vous ne me connaissez
pas ! Vous me tutoyez…et en outre, je ne m'appelle pas Fatma ! ... Vous
auriez pu me dire " Madame", non ? » (Djebar, 2002 :23)

A travers ce récit rapporté par la mémoire, la réplique de Zoulikha


(Mauresque voilée) a dissipé poliment la tendance de la sous estimation exhibée par
cette européenne. Pour Zoulikha, le voile dissimule deux cultures : il symbolise
l'origine et la culture française. La scène évoquée agrémente la toile de fond, où le
réel de la vie des femmes donne à cette littérature un genre universel, fixant le jeu
de la représentation romanesque par la mémoire. En réalité, cette thématique
féminine, liée aux transformations sociales, attribue au roman une résonance
particulière du mythe féminin dans la relation interpersonnelle. Il nous parait, donc,
qu'à chaque époque correspond une conception du monde avec le sens de vivre et le
pouvoir de s'exprimer.

« Les personnages portent habituellement une teinte émotionnelle […] Attirer


les sympathies du lecteur pour certains d’entre eux et sa répulsion pour
certains autres entraine immanquablement sa participation émotionnelle aux
évènements exposés et son intérêt pour le sort du héros101. »

Effectivement, nous remarquons que le degré d'infériorité attribué à la femme


voilée n'est qu'une idée faite sur le voile. Elle ne repose sur aucun fondement.
L'émancipation féminine ne dépend pas de l'image de la femme voilée mais de la
culture qu'elle porte en elle-même. L'exemple de Zoulikha en est la preuve. La
particularité de son voile n'a pas empêché l'héroïne de Césarée de s'imposer dans
l’espace de l’autre (européen). La caractérisation de Zoulikha est définie par la
mémoire des femmes de Césarée: ses antécédents familiaux, les étapes franchies
depuis sa naissance jusqu'à sa disparition. Certains commentaires accompagnent
l'anecdote, relatent les évènements d'un passé colonial omniprésent dans la

101
Boris Tomachevski, Thématique [1925] in Todorov Tzevetan (dir.), Théorie de la littérature, Paris, éditions
du Seuil, 1966, (textes des formalistes russes traduits par T.Todorov), p.45.

161
mémoire collective. L'énonciation, quant à elle, est révélatrice de la distance de la
narratrice qui se confond avec l'auteure. Elle s'insère dans une temporalité qui la
rattache à l'origine où l'esprit se trouve lié par l'histoire collective. Quant au texte, il
indique la place de l'écrivaine dans la société et l’implique dans une ambivalence
historique, divisée par sa double référence culturelle.

L’histoire de Zoulikha s’avère animée par les souvenirs historiques, gérée par
la mémoire collective des femmes de Césarée. Zoulikha portait en elle les deux
cultures : arabo-musulmane et occidentale. Ainsi, grâce à ces voix-relais des
femmes de Césarée, Assia Djebar tire l’histoire de Zoulikha de l’oubli faisant la
lumière sur la vie quotidienne de la société à travers le passé colonial et
postcolonial. Ainsi, la mémoire devient elle la notion centrale à la fois d’une
psychologie générale (à travers les plans de conscience et de conduite), d’une
théorie de la connaissance (toutes nos idées étant ainsi engendrées) et d’une
métaphysique (à travers la durée)102. La mémoire est liée à cette durée historique ;
elle sert à élargir les horizons de l’écriture.

102
Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit, p.45.

162
Conclusion

L’écriture est porteuse d'une évolution féminine en harmonie avec la société.


Cette représentation romanesque reflète une problématique, à la fois, existentielle et
littéraire dans laquelle immerge le discours social et idéologique. Elle constitue le
projet central de l'œuvre dans le cadre des rapports sociaux soulevés par la mémoire
collective. Cette mémoire « est donc la conservation et la reproduction du passé
dans le présent103. »
L’écriture de l’histoire de La Femme sans sépulture a permis à Assia Djebar de
retrouver ses repères, ses souvenirs d’enfance, sa passion et le don de sa personne
pour assumer cet impératif littéraire pris en compte. C’est pourquoi, sans s’éloigner
de l’objectif littéraire qu’elle s’est fixé, elle entreprend la quête de la disparition en
soulevant une problématique sociale dans La Nouba des femmes du Mont Chenoua.

103
Jean-Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.45. La mémoire prend trois formes : pure,
elle est enregistrement de tout ce qui arrive à une conscience individuelle, conservation dans un inconscient
global, d’où ressortent parfois des images-souvenirs (à condition d’être utiles) plus librement dans le rêve et la
connaissance désintéressée (inversement ce sont ces actes, qui impliquent cette conservation, et nous obligent à
la supposer) ; habituelle, elle est constitution de mécanismes corporels par répétition, et reproduction
automatique, plus ou moins inconsciente donc (que tous ces caractères opposent donc terme à terme à la
mémoire pure) ; immédiate enfin elle est la synthèse qui définit le présent épais de la durée, et qui fait
communiquer les deux premières mémoires, en inscrivant le passé pur dans l’action présente (via ce mixte
qu’est l’image-souvenirs, c’est-à-dire la représentation du passé), et aussi les mécanismes du corps, purement
instantanés en droit, dans une conscience et une histoire individuelle.

163
CHAPITRE II:

L’ECRITURE LABYRINTHIQUE.

De La Femme sans sépulture à La Nouba des femmes du Mont Chenoua.

« Le labyrinthe est la voie, le passage qui conduit à un


centre » (Borgeaud 1998 : 87) ; « un labyrinthe, c’est
la défense parfois magique d’un centre, d’une
richesse, d’une signification (…) (Eliade 1978 : 211)

164
Notre thèse se propose aussi d’analyser les rapports entre le labyrinthe
romanesque et le thème de l’errance à partir de trois œuvres : La Femme sans
sépulture, Nulle part dans la maison de mon père et le film la Nouba des femmes
du Mont Chenoua. Le même scénario s’y répète : en dressant le portrait des
personnages féminins, nous avons remarqué que les fictions labyrinthiques
s’emploient à démontrer la nature dialogique du récit. A ce stade de notre analyse,
il parait évident que la quête de l’autre et la quête de soi vont de paire.

1- Le labyrinthe ou le lieu de l’égarement

La notion du labyrinthe104 conçoit un certain nombre de facettes qu'il


nous est important de distinguer. Puisque le labyrinthe était associé au monde
souterrain et à la mort, à l'utérus et au sein maternel et donc à la naissance, à la vie
et à la mort, au cheminement spirituel ou psychologique, à la rencontre avec
l'inconscient ou avec Dieu, à la résolution des problèmes, au pèlerinage et à la
croisade médiévale ; C'est plutôt le sens métaphorique qui prend une valeur
symbolique dans l’écriture Djebarienne. Il résulte de ceci que le discours sur le
labyrinthe est devenu très ambigu et très complexe, particulièrement à cause de ses
dimensions métaphorique, métaphysique et symbolique. Nous essaierons donc ici
d'expliquer et de distinguer ces différents sens. Dans cette mesure, il convient de
décrypter ce que les personnages féminins cherchent à exprimer à travers leurs
témoignages. Nous verrons tout d’abord quelles sont les caractéristiques de
l’écriture labyrinthique avant de nous intéresser aux sens qu’elle revêt. En effet,
quel sens l’écriture a-t-elle d’arpenter des chemins qui ne mènent « nulle part » ?

104
Il serait peut-être opportun de dire ici que l'étymologie du mot est loin de faire l'unanimité, et qu'elle est
donc de peu d'utilité. Il semble que le mot soit apparu dans le contexte du mythe de Thésée et du Minotaure, où
il désignait un lieu fait de main d'homme (par l'architecte Dédale). Le labyrinthe est souvent utilisé comme
métaphore. « Certains écrivains, comme Michel Butor, donnent congé à la dimension sacrée, d’autres, comme
Serge Doubrovsky, voient en lui l’image du moi (le corps, la psyché…), et d’autres encore, comme Raymond
Roussel, Alain Robbe-Grillet ou Georges Perec, font de cette pure structure géométrique qu’est le labyrinthe un
modèle esthétique, et donc un miroir de l’œuvre. Il restera cependant à se demander si le labyrinthe vaut comme
métaphore de l’écriture ou si, plus encore, il ne peut pas fonder une théorie de la lecture. »

165
2- L’écriture labyrinthique105

« Le labyrinthe est une forme privilégiée de


l’espace contraint, l’idée de suivre une
direction dans un lieu que l’on ne connaît pas
et qui, en quelque façon, outrepasse nos
capacités mentales. »
(Abraham Moles, Elisabeth Rohmer, Labyrinthes du
vécu, L’espace : matière d'actions, p.19.)

L’écriture nomade se nourrit de son propre sens car elle se renouvelle en


s’alliant à d’autres formes d’expressions littéraires. Cette écriture labyrinthique se
caractérise par son aspect intratextuel et intertextuel qui nous invite, à plusieurs
reprises, à un jeu de décodage assez particulier.
Nous allons donc cerner les récits comme labyrinthe (s), afin de comprendre
comment ils font sens littéraire. La Femme sans sépulture sera dans un premier
temps un trait d’union entre l’image et le texte littéraire. Enfin, cette étude nous
permet d’aboutir au labyrinthe comme genre à part entière, matrice d’une œuvre
littéraire.

« « Ce premier cercle », non pas mouvement – élan, envol ou course folle –,


plutôt « départ – sans – savoir – où », démarrage – avec –dérapage mais vers
où, quelle violente pulsion a habité « celle qui court jusqu’à la mer » ? Et
pourquoi la mer, au loin, a, en une seconde, envahit tout le paysage pour
celle, affolée, cette envolée, hors d’elle, soudain, et donc hors de tout ce qui
se voit –pour recouvrer la joie – absorbée, en bout de course, par cette mer-
origine, lieu de naissance et de renaissance ? » (Djebar, 2007 :402)

105
Abraham Moles, Elisabeth Rohmer, Labyrinthes du vécu, L’espace : matière d’actions, Librairie des
Méridiens, Paris, 1982, p. 81. [Dans Labyrinthes du vécu, les auteurs affirment le rôle que joue l’espace dans le
domaine de l’existence individuelle ou collective. Il y a les petits espaces en relation à la taille de l’homme, les
poches, le sac, le tiroir, à côté des espaces de vie, la pièce, l’appartement, la maison. Il y a les espaces du
groupe, l’entreprise, supermarché, stade, et les grands espaces de la rue, de la ville, du désert, qui posent une
idée intrinsèque de grandeur – l’espace des expéditions qui posent la question de savoir jusqu’où on peut aller,
quelles frontières franchir. L’espace a aussi une dimension imaginaire – des espaces faits pour le rêve, comme
le jardin ou le théâtre. Mais il y a aussi les lieux de l’imaginaire, les îles isolées, les espaces marins etc].

166
Le labyrinthe recèle un «fameux suspense» (Djebar, 2007 :403) qui se
retrouve dans cette aliénation qu'offre la thématique de l'œuvre d’Assia Djebar. Ce
labyrinthe, « cercles de soie ou de soi ? Ou sur soi » (p 404) reproduit le texte, le
génère littéralement, tisse l'organisation de la trame narrative et discursive.

Continuons notre petite promenade sur les voies du labyrinthe..., au moment


où l’écriture d’Assia Djebar inscrit La Femme sans sépulture à travers deux
époques (coloniale et post-coloniale) marquées par l’empreinte d’une femme de
Césarée, héroïne oubliée par l’Histoire. Dans ce contexte historique, la romancière
met les formes sociales de la vie quotidienne des femmes en relation avec l’histoire
de Zoulikha pour donner au texte littéraire le sens du dévoilement de ce passé-
présent. Malgré les contraintes de la tradition ancestrale régie par des lois
religieuses toujours en vigueur, Assia Djebar reste engagée aux côtés des femmes
de son espace décidée à changer les mentalités inacceptables dans le monde que
nous vivons. Son action s’avère difficile. Elle nécessite une errance ininterrompue
dans l’espace et le temps, des contacts permanents et une participation massive des
femmes.

A travers le texte, le discours est porteur de sens (le sens de dire, de traduire
pour comprendre exactement ce qui s’est passé au cours de ces deux époques). La
visiteuse met à nu les souffrances d’un peuple colonisé en faisant ressusciter le
passé de l’origine en remontant l’Histoire. Elle évoque les révoltes successives du
peuple à travers les tribus et les évènements de la guerre de libération. Ces derniers
évènements représentent le sujet principal de son roman marquant la disparition de
l’héroïne (personnage central).
Au regard des récits initiatiques, la visiteuse ne s’achemine pas nécessairement vers
le « nulle part », elle se retrouve incessamment dans une situation sans issue, vouée
à une « errance infinie dans un espace qui se dédouble, se démultiplie sans fin106. »

106
Massonet, Stéphane, Les Labyrinthes de l’imaginaire dans l’œuvre de Roger Caillois, Paris, L’Harmattan,
1998, p.48.

167
A l’intérieur du texte, la structure textuelle offre à la communication une
particularité dévolue aux récits rapportés. Ainsi, autour des récits sur Zoulikha, la
chronologie des évènements reste difficile à établir compte tenu de la rupture
temporelle. Il se produit un relais dans la narration : un personnage narre son récit,
un autre personnage coupe la narration du premier pour narrer un récit second. De
ce fait, on s’aperçoit que la succession labyrinthique des récits n’obéit pas à la
permanence du sujet principal. Ainsi, au niveau textuel, l’histoire de l’héroïne se
trouve morcelée et l’espace ouvert à d’autres récits qui viennent articuler le temps,
tel un labyrinthe : « le labyrinthe, comme figure spatiale et symbolique et comme
mythe se présente bel et bien comme une forme canonique de l’expérience de
l’espace107. »

A l’image de l’errance et de la circulation du sens, la visiteuse suit le fil


conducteur de l’histoire pour redonner sens au labyrinthe comme au texte. Son
voyage initiatique nous rappelle que « l’écriture consiste précisément à « perdre le
fil », et que le véritable labyrinthe n’est pas celui qui construit Dédale mais celui
auquel nous confronte le langage108. »

107
« Puisque le labyrinthe est en soi une forme canonique, il s’applique particulièrement à la ville avec ses rues,
ses passages, ses places et ses vitrines. » Il serait donc l’un des plus puissants « des universaux symboliques de
la ville. ».Voir Pierre Loubier, Le Poète au Labyrinthe, op. cit., p.15.
108
Jaques Poirier, in Perdre le fil : Labyrinthe de la littérature française moderne, Université de Bourgogne,
Volume I, (2009), p.225.

168
3- L’errance et le labyrinthe romanesque

Si l’on considère le labyrinthe109 comme une forme d’espace, le mythe


conduit à l’errance, l’exploitation et la découverte. Guidée par un imaginaire, la
visiteuse pénètre dans ce labyrinthe romanesque où la rencontre avec la métaphore
du corps s’avère difficile, voire impossible. Et sa quête s’annonce ouverte. Cette
difficulté de rencontre marque, donc, le point paradoxal de l’histoire où l’espace se
fige. Dans sa tentative, la visiteuse s’efforce d’aboutir à la découverte de ce corps
disparu par le mythe de l’errance. Elle emprunte des voies labyrinthiques
contraignantes dans son espace familier. Contrainte à l’errance dans son espace110,
l’infinité des voies parcourues nous montre la dimension de sa quête. Une quête
sans fin à la recherche d’une vérité historique : percer le mystère ayant conduit à
cette disparition. Nous constatons alors que les pistes empruntées n’aboutissent
qu’à une errance infinie dans l’espace et dans le temps.

Le labyrinthe constitue à la fois « un lieu de confusion extrême où les


couloirs se croisent et se recroisent, où le « voyageur » se trouve à chaque instant
confronté à de multiples choix, à de fallacieuses bifurcations » ; mais en même
temps, dans une tradition parallèle, c’est bien le labyrinthe, ce trajet long et
compliqué, qui conduit nécessairement, après de multiples tours et détours, vers le
centre111. »

109
La structure du labyrinthe est fondamentalement marquée par le chiffre deux : le labyrinthe est l’espace
même du choix, de l’alternative, du dilemme, du « ou/ou ». Cette binarité est inscrite dans l’étymologie
(obscure) : labrys, la double hache. Considéré comme la figure canonique de la complexité de l’espace, le
labyrinthe est le lieu de la divergence, de la bifurcation, de la difficulté répétée à choisir une voix. En lui le sujet
est perpétuellement en position de choix, mais revient toujours au même point. C’est ce qui fait la force du
labyrinthe. [Pierre Loubier, Le poète au labyrinthe, op. cit., p.19]
110
« Les espaces comme le labyrinthe nous font […] passer "de l’autre côté" ; circuler dedans, c’est voyager,
fût-ce vers une destination symbolique, et cela se passe sur un registre qui n’a rien à voir avec le fait de penser à
un voyage ou de regarder l’image d’un endroit où nous aimerions partir en voyage. Dans ce contexte, en effet,
le réel correspond ni plus ni moins aux lieux que nous occupons physiquement. Un labyrinthe est un voyage
symbolique ou une carte de l’itinéraire menant au salut, à ceci près qu’il s’agit là d’une carte conçue pour que
nous marchions vraiment dessus. Voir Solnit, Rebecca, L’Art de marcher, Paris : Actes Sud, 2002, p97.
111
Borgeaud, Philippe, « L’Entrée ouverte au palais fermé du roi », in Jean-Claude Prêtre, Ariane, Le
Labyrinthe. Paris : La bibliothèque des Arts, 1998, p. 85- 102.

169
Au terme de ce parcours, son adhésion l’éloignera d’une tradition inconsciente qui
conditionne la vie sociale des femmes de son espace. Dans cet éloignement, la
visiteuse domine son entité en gardant son élan face à l’obstination des mentalités
et des obstacles à affronter.

4- L’œuvre cinématographique d’Assia Djebar

« La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Ce


premier film semi-documentaire, semi-fictionnel
(d’une heure cinquante- deux minutes) m’a pris deux
ans (1977- 1978) ; plus tard, j’en ai réalisé un second
(d’une heure) que j’ai intitulé La Zerda ou les chants
de l’oubli (1982). »
[Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent… en marge de ma
francophonie, p.180]

La Nouba des femmes du Mont Chenoua112 est le premier film réalisé par
Assia Djebar ; la femme y est incarnée par Lila: héroïne. « La Nouba est un film
qu’on regarde et qu’on écoute. Plus qu’un film qu’on raconte »113. « Film de
recherche » (Jean Delmas)114, « travail artisanal » (Assia Djebar)115, « méditation en
images »116, il compose peu à peu un état des lieux, des êtres, des récits, et s’il y a
histoire, c’est toujours une histoire de l’histoire, un amont des récits reconstitués en
généalogies ».

Dans l’univers fictionnel (cinématographique), elle met en scène un couple (Lila et


Ali), ainsi que leur fille. Lila architecte de profession et Ali devenu handicapé

112
« Nouba des femmes » veut dire histoire quotidienne des femmes (qui parlent « à leur tour »). Mais la nouba
est aussi une sorte de symphonie, en musique classique dite « andalouse » avec des mouvements rythmiques
déterminés », Mireille Calle-Gruber, Au théâtre Au cinéma Au féminin, (Collection Trait d’union),
L’Harmattan, Paris-Montréal, 2001, p.107.
113
Ibid, pp106, 107.
114
In : Les deux Ecrans, 1979.
115
In : Le jeune cinéma, 1979.
116
In : Cultures, Mars 1978, p.82.

170
regagnent leur maison dans les montagnes du Chenoua. Les rapports du couple se
dégradent, la communication devient impossible. Cette impossibilité de
communiquer conduit à la séparation du couple. Devenue libre, c’est dans l’univers
maternel que le passé proche et lointain resurgit à travers l’écoute des voix
féminines. Lila recueille des témoignages auprès des femmes de la région sur le sort
de son frère disparu pendant la guerre de libération. Elle s’exprime en français,
parle en arabe avec sa fille et écoute les paysannes en berbère. Cela nous permet
d’explorer l’espace dans lequel évolue l’inter-langue, espace que l’écriture ne peut
offrir. Tous ces mouvements sont accompagnés d’un mélange de musique populaire
associé à des morceaux musicaux de Bêla Bartok. L’image est synchronisée par un
chant andalou « la nouba » sous forme de symphonie au rythme de la quête que Lila
entreprend dans sa recherche du temps perdu. Ainsi, le regard de Lila se trouve
posé sur les héroïnes de la guerre d’indépendance : Zoulikha, l’héroïne sans
sépulture ou encore Cherifa qui, comme elle, a vu son frère tué à ses pieds.

Le film retrace, en outre, les luttes du passé et notamment celles de Beni


Menacer en 1871. (Tribu ancestrale d’Assia Djebar). En rapport direct avec la vie
quotidienne des femmes, le film traduit les voix, les cris, les chants, les
chuchotements des femmes paysannes. Conçu par des interviews restituées dans
leur dialecte original, des voix françaises et autochtones commentent les images
présentées. Il révèle l’image des femmes enfermées dans leurs patios par tradition
ancestrale. Il nous montre également des séquences d’archives sur la lutte armée en
parallèle avec des images de la résistance populaire renforcées par l’histoire orale
des femmes où Zoulikha fait figure de résistante disparue. Son héroïsme ainsi salué
dans « la nouba » a donné lieu au roman intitulé La Femme sans sépulture, objet
d’étude de notre thèse. Ainsi, l’œuvre cinématographique La Nouba d’Assia Djebar
est conjointe au roman La Femme sans sépulture où elle souligne le lien commun
qui les unit.

« Peut-être que, grâce à la musique de Bartok, je l’entends, moi, j’entends


Zoulikha constante, présente. » (Djebar, 2002 : 17)

171
« Je finis le montage de ce film dédié à Zoulikha, l’héroïne. Dédié aussi à
Bela Bartok. » (Djebar, 2002 :16)

Effectivement, le roman La Femme sans sépulture rejoint et complète La Nouba


des femmes du Mont Chenoua où la littérature et le cinéma plaident la même cause.
Contrairement à l’écriture, le film montre en images des scènes où les femmes
soulèvent la problématique de la vie quotidienne.

Dans son film, Assia Djebar découvre son identité, le passé nourrit le
présent et c’est autour de son « je » devenu « nous » que les femmes unies par
l’histoire se découvrent et surmontent les lacunes des mentalités ancestrales. Le
film suscité montre l’image externe de la vie des femmes algériennes en
l’occurrence celle des femmes rurales. Dans la projection, symboliquement,
l’homme se trouve mis à l’écart. Cette nécessité a donné la possibilité aux femmes
de participer librement et de pénétrer un espace énonciatif qui jusque-là leur était
interdit. Cette mise « hors jeu » de la participation masculine dans le film a été
controversée et critiquée lors de sa première projection, ce qui poussé Assia Djebar
à réagir face à ce tollé. Ce que n’a pas supporté le public de la cinémathèque, c’est
que j’ai écarté les hommes de mon film. Mais que répondre d’autre que de dire que
je n’ai fait que montrer ce qui existe dans la réalité ?117 Quant à la participation des
femmes filmées, Assia Djebar sait, par avance, qu’elle a montré ce que d’autres
n’ont pu montrer jusqu’ici.

« On s’attend à ce que moi, femme arabe, je montre ce que l’on ne peut pas
montrer, et peut-être, dans un premier temps, ai-je moi-même naïvement
pensé que je pouvais le faire. Mais je ne fais ni du cinéma pour les touristes,
ni même pour étrangers qui veulent en savoir plus (…)
L’image en soi peut avoir un potentiel de révolte. Je n’ai pas voulu montrer
l’image du dedans. Celle-là, je la connais. J’ai voulu montrer l’image du
dehors. Celle des femmes qui circulent dans l’espace des hommes. Parce que,
pour moi, c’est d’abord cela l’émancipation, circuler librement dans l’espace.
On voit ces femmes dans mon film, mais on voit aussi des portes qui se
ferment, des femmes qui se cachent, qui fuient le regard. J’ai voulu montrer

117
Bensmaïa Réda, La Nouba des femmes du Mont Chenoua : introduction à l’œuvre fragmentale
cinématographique, op. cit., p161- 176.

172
ce que l’on voit tous les jours mais d’une autre façon, comme si tu nettoyais
ton regard, tu oubliais tout, puis, voyais tout pour la première fois, remonter
le banal !118»

Assia Djebar se justifie par cette mise au point. Elle estime que le film montre une
réalité qui ne se voit pas à travers l’écriture sans toutefois nier leur
complémentarité.

5- De l'œuvre cinématographique à l'autobiographie, une écriture


ininterrompue

L'œuvre cinématographique dont la source est une écriture scénique, où les


personnages mis en scène deviennent des acteurs visibles par la parole et par
l'acte, aboutit à l'image-son qui se découvre aux spectateurs, pendant le
déroulement du film. C'est en quelque sorte une illustration du roman. En ce sens,
ce sont deux univers artistiques qui se fusionnent, l'univers romanesque s'allie à
l'univers cinématographique, mêlant d'un côté l'oral et l'écrit, de l'autre, le son et
l'image. Le passage du "texte-sens" à "l'image-son" est appelée: le deuxième degré
de l'expression orale. A propos de film, dans une interview accordée à
l'hebdomadaire « Algérie-Actualité », Assia Djebar fait part des précautions à
prendre avant d'engager le dialogue avec les femmes.

« Parler du passé, c'est là mon grand problème. Le film est une tentative de
remonter le temps avec les femmes, par leurs souvenirs mais sans jamais les
choquer ou raviver leurs plaies. C'est autant la façon de parler que ce propre
passé qui est important pour nous119. »

118
Assia Djebar, Mon besoin de cinéma, in Niang Sada (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone,
op.cit.
119
kheireddine Ameyar, Mémoires de femmes. Rencontre avec Assia Djebar, Algérie-Actualité; du 7 au 13-12-
1978, n°686, p.16.

173
Ainsi, la problématique du film reste cette difficulté de l'évocation du passé
qu'elle tente de surmonter en collaboration avec les femmes, pour remonter le
temps à travers les souvenirs, par une démarche raisonnée, ordonnée par l'esprit,
selon des procédés préétablis basés sur des principes sans jamais les choquer ou
raviver leurs plaies. Dans cette optique, elle entend découvrir la vérité avec
réflexion en adoptant une certaine ligne de conduite, à l'égard des femmes, basée
sur le respect des principes d'autrui. Il nous apparaît que ce respect s'inscrit dans
un cadre psychologique qui consiste à libérer et émanciper la femme pour obtenir
une importante et meilleure participation de sa part.

Le film peut, donc, se transformer en livre et vice-versa. Grâce à son art,


Assia Djebar a su gagner l'estime des femmes dans son tournage en allant droit au
cœur, ce qui lui a permis de réaliser son film long métrage La Nouba des femmes
du Mont Chenoua reparu sous forme de livre en sept chapitres. C’est son premier
film long métrage commencé en 1976 et achevé en 1978. Ce film est cité dans son
roman La Femme sans sépulture.

« Oui, c'était au printemps de 1976. J'étais plongée dans les repérages d'un
film long-métrage. […] De nouveau le printemps. Deux ans plus tard, je finis
le montage de ce film dédié à Zoulikha, l'héroïne. » (Djebar, 2002 : 14-16)

Le tournage de ce film La Nouba des femmes du Mont Chenoua dédié à Zoulikha


l'héroïne, a été le prélude de sa rencontre avec la fille de l'héroïne, pour mener sa
quête sur la disparition de Zoulikha : « Deux ou trois semaines après tant de
conciliabules, me voici à Césarée, enfin dans la maison de Zoulikha, d'où elle est
partie au printemps de 1956 pour son destin. » (Djebar, 2002 : 15)
Ecrivaine-cinéaste, Assia Djebar se meut dans cet entre-deux, transmettant le
passé de ses ancêtres, raconté par ses aïeules, rapporté par l'image ou par une
écriture ininterrompue sur les traces de l'origine. Endurcie dans son exil imposé,
elle apparait toujours errante, prête à partir, à s'envoler, tels les oiseaux de la
mosaïque, vers d'autres lieux à la recherche d'une image, d'une parole qu'elle
enrichit par son esprit créateur, qu'elle renouvelle, qu'elle sort de l'oubli, pour
enfin la répandre.

174
Dans son roman La Femme sans sépulture, Assia Djebar jalonne le texte
d’indices historiques pour rendre plus célèbre son espace d’origine. Elle fait
allusion à ce peintre-écrivain Eugène Fromentin, ayant connu par le passé la tribu
guerrière du Chenoua. En effet, c’est sur le lieu de cette tribu que fut tourné son
film La Nouba des femmes du Mont Chenoua.

« Plus de cinquante ans auparavant, Eugène Fromentin avait connu cette


tribu : malgré sa défaite, elle conservait un peu de son aura, du moins dans ses
spectacles de fantasia. » (Djebar, 2002 : 18)

Elle rend hommage à ce peintre-écrivain, auteur des "récits sur la quête des
origines", à partir desquels elle s'est inspirée. Elle évoque Bela Bartok dont la
musique accompagnait les séquences du film La Nouba. Relatif à la liberté des
femmes, dont Zoulikha est pionnière dans la région, son film La Nouba aux
limites du temps et de l'Histoire, a donné lieu à l’histoire de Zoulikha. Sa
rencontre avec les femmes de sa région justifie l'hommage particulier qu'elle rend
à cette femme de sa ville. A l'écoute des femmes, c'est en ce lieu symbolique que
ce film a conduit à l'écriture du roman La femme sans sépulture. Donc,
contrairement à la littérature qui se limite à la représentation de la parole par des
signes graphiques impliquant la pensée, le cinéma possède un double aspect:
artistique et expressif. Cependant, le travail de composition, la réalisation et
l'introduction de sons musicaux rendent cet art plus créatif. Dans cette relation
artistique (littérature- cinéma), le morceau musical de Bela Bartok, introduit dans
son film La Nouba des femmes du Mont Chenoua en tant qu'élément musical,
apparait comme un indice sentimental qu’elle ne révèle qu’à travers l’écriture.
Assia Djebar le confirme dans la même interview: Le film, pour moi, c'est la
recherche de la parole, du son. De la parole d'autres que moi, qui est celle des
femmes du Chenoua, par solidarité pour les femmes de mon enfance120. Le recours
au film donne à l'histoire un aspect autre que celui de l'écriture, car contrairement
au roman, "l'image-son" restitue la parole féminine, d'où l'approche du réel.

120
C. Bouslimani, Assia Djebar : rétablir le langage des femmes, El Moudjahid, 8 mars 1978.

175
A propos du film et des sentiments ressentis, elle dit:

« Ce que j'ai ressenti le plus profondément pendant que je tournais, c'est que
ce film de femmes où les femmes sont visualisées, soit vu par un public
complet… J'entends le public de la télévision, où sont représentés jeunes,
vieux, femmes, enfants, etc.…! Ce qui me semble important ainsi, c'est que le
langage des femmes s'exprime de plus en plus à tous les niveaux et de
quelques façons que ce soit, donc, dans le domaine artistique ça ne devrait
être qu'un résultat de situation de fait121. »

Elle ajouta plus tard: L'œuvre filmée détermine un rapport avec le réel et est une
réponse à la dichotomie entre la séparation de la ville et la campagne, entre le
passé et le présent122. Puis elle souligne: L'important étant ainsi de restituer la
parole féminine.

Le texte est lu, le film est vu. Les deux genres constituent une seule culture ; ils
sont complémentaires mais différents dans l’Espace et le Temps de l’univers
artistique dans lequel ils sont crées. En poursuivant cette réflexion, il est possible
d’établir une dialogie entre des genres artistiques. Le texte littéraire et le film
préfigurent une architecture habitable, une structure mouvante et correspondent
donc à la préfiguration d’une écriture polycentrique.

121
Mohamed Balhi, Résumé du colloque sur les femmes. Université d'Oran, [15-20 mai 1980], Algérie-
Actualité, n°761.
122
kheireddine Ameyar, Mémoires de femmes. Rencontre avec Assia Djebar, op. cit., pp.16 -17.

176
6- Du « regard-son » à « l’image-sens »

« Partout l’œil qui voit cherche et trouve le temps123. »

Film ou roman, tous deux servent la cause féminine puisque c’est dans le
creuset de la mémoire collective que la parole prend sa source et alimente les
œuvres d’Assia Djebar. Qu’il s’agisse d’une œuvre cinématographique ou
romanesque, la femme occupe le devant de la scène et se situe au centre des trois
œuvres évoquées. L’histoire de la femme se déroule dans un monde structuré sur
des valeurs morales et sociales où l’errance temporelle transforme la vision de
l’espace. Son itinéraire inscrit dans la durée a permis la rencontre des deux
espaces : film/ roman. Le passage d’une « œuvre filmée » à une « œuvre écrite »
n’est qu’une sortie d’un art vers un autre. Toutes deux rapportent les mêmes
histoires de femmes avec un point commun : la vie quotidienne de la femme au
passé-présent. Seul le genre change (image-son) pour le spectateur, (image-sens)124
pour le lecteur. En somme, « L’image devient une écriture, dès l’instant qu’elle est
significative : comme l’écriture, elle appelle une lexis125.

123
La célèbre phrase de Mikhael Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p.236.
124
Pierre Reverdy propose une définition de l’image poétique fondée sur la relation entre ces deux pôles :
« l’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de
deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes,
plus l’image sera forte –plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. Deux réalités qui n’ont aucun
rapport ne peuvent se rapprocher utilement. » (Nord- Sud, Flammarion). Le concept d’image fait partie de ceux
qui restèrent très importants tout au long de la carrière de Wittgenstein, alors même qu’il l’utilisa à divers
moments dans des sens et dans des buts complètement différents. L’image est au fondement de la théorie de la
représentation : en dernière instance, toute proposition est l’image d’un fait, parce que la proposition
élémentaire est l’image d’un fait élémentaire. Toute proposition doit dans donc être comprise par comparaison à
l’écriture hiéroglyphique qui « met en image les faits qu’elle décrit ». […] Le concept d’image n’a plus un rôle
opératoire aussi central, mais Wittgenstein l’utilise régulièrement lorsqu’il cherche à caractériser la source, le
plus souvent inconsciente, d’une position métaphysique. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus,
traduction, préambule et notes de Gilles Gaston Granger, Gallimard, 1993, [4.016]
125
Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p.195.

177
6-1- Tableau : les interactions artistiques et esthétiques

Nous pouvons résumer cette relation film-roman dans le tableau proposé par
Durate Mimoso-Ruiz126 : ce tableau démontre, explique, de façon synoptique, les
interactions artistiques et esthétiques entre la création romanesque et les différents
codes filmiques textualisés :

Operator/ réalisation Lecteur/ réception


[Intertexte iconique127] « specta-lecteur »
[Intertexte littéraire128.]
Ecriture filmique (scénario,
éclairage, cadrages, montage)
-Invention des détails -Intention et codes -Intentions et codes filmiques
et codes filmiques non non textualisés mais propres au « specta-lecteur » et
textualisés. perçus par le « specta- extérieurs au texte filmiques.
lecteur ».
-Intentions et codes -Intentions et codes - Codes non intentionnels mais
filmiques des détails textualisés perçus par textualisés et perçus par le
textualisés mais non le « specta-lecteur ». « specta-lecteur ».
perçus ou déchiffrés par
le« specta-lecteur ».
-Codes filmiques
textualisés mais non
intentionnels et non
perçus.

Texte filmique (iconico-sonore)

126
Durate Mimoso-Ruiz, Marginalité et errance, op, cit, p.232.
127
Michel Serceau, L’Adaptation cinématographique des textes littéraires. Théorie et lectures, éditions du
CEFAL, (Collection « Grand Ecran Petit Ecran »), dirigée par Jean-Marie Graitson, Liège, Belgique, 1999,
p.187.
128
Ibidem.

178
Le film s’inspire généralement d’un roman, d’une histoire, d’un conte. C’est
une forme de récits en images dotée de la parole. C’est une des spécificités du
cinéma. Contrairement au roman qui, lui, ne dispose que de mots, le récit
cinématographique dispose de structures narratives visuelles et auditives. On
assiste, donc, à une communication parlée qui se déroule sous nos yeux. Ainsi, le
récit filmique met en scène des actions et utilise la narration orale sans présence de
narrateur mais avec présence de locuteur/ interlocuteur. Dans le roman, la narration
écrite se fait dans l’absence et en silence.

Dans le film La Nouba des femmes du Mont Chenoua, les commentaires


sont organisés par un processus d’énonciation naturel et spontané. Les femmes
apportent leurs témoignages, se relayent pour évoquer leurs souvenirs. Dans cette
forme de polyphonie narrative, les voix féminines parlent, font entendre leur passé,
leur présent. Ainsi, chacune des voix assure un fragment de narration et leurs récits
sont médiatisés et enchâssés dans le premier. A la fois, substitut du spectateur et
porte parole des femmes, la cinéaste enquête sur le mode de la confidence, faisant
fonction de narrataire parlant aux femmes. Elle est témoin de ce qui relate le film
dans ce processus de remémorisation du passé. Le jeu musical, attribué à Bartok
dans le roman La Femme sans sépulture, met en relief les mouvements dramatiques
pour souligner l’expression interprétée. Cet indice implique la relation film-
écriture. La multiplicité des points de vue adoptés dans cet horizon cadré, souligne
l’enjeu du destin de la femme. Ainsi, le film livre ses secrets d’énonciation au
spectateur pour qu’il ait la sensation de partager la perception visuelle du vrai
visage de la femme. Les séquences portent sur un amalgame de souvenirs réels, de
rêves et d’illusions d’un passé centré sur la vie des femmes saisissant, alors, cette
occasion, à l’écoute des femmes. C’est en ce lieu symbolique que ce film à conduit
à l’écriture du roman La Femme sans sépulture.

La cinéaste-romancière basée sur des témoignages reconstruit l’histoire de


Zoulikha, l’héroïne oubliée et les évènements qui ont bouleversé sa vie jusqu’à sa
mort, rejetant, ainsi, l’oubli et l’effacement de cette femme- martyre.

179
Conclusion

L’image du labyrinthe revient donc sans doute à l’arrière-plan des textes


djebariens, où chaque mot revêt une signification particulière comme dans son
discours de réception. Le labyrinthe romanesque devient aussi une figure codée qui,
au cœur de l’œuvre, met en place un protocole de lecture.
Dans la mise en relation film-roman, la réalité du présent apparaît comme la
résultante du passé. Le texte exprime le désarroi d’une collectivité déchirée entre la
nostalgie d’un ordre qui s’est révélé factice et l’aspiration à un ordre nouveau
(changement) jugé nécessaire. Les épisodes explorent une multitude d’axes donnant
au texte une dimension plurielle, labyrinthique. De la souffrance des femmes à la
disparition de l’héroïne de Césarée s’entrecroisent la parole et le silence. Cette
vérité ne se manifestait que sous le voile qui se prête à des interprétations
allégoriques multiples : physique, morale, historique.

Ainsi, se confirme la découverte suscité par «l’image-son, prolongée par


l’écriture, que l’artiste n’est pas celui qui montre, parle, explique, mais celui qui
rend perceptible ce qui est au-delà de l’évidence sensible et de l’explication,
forment la trame inexprimée de nos existences profondes. En quête du « murmure
sous l’image », la cinéaste a donné naissance à une romancière enracinée dans un
ailleurs de la parole, où les mots suggèrent les traces incertaines de ce qui n’est
plus... Ainsi arrachée au concret de l’espace et du temps, ils entrent dans
l’éternité129. Le passé est reconstruit par le souvenir collectif selon des repères
(espace-temps-lieux-personnages) adaptés au contexte historique de la société
évoquée. Elle modifie l’héritage antique où le mythe s’ancre sur une culture orale
liée à des croyances et à des rites. Pour cela Assia Djebar remonte aux secrets de
l’origine où l’identité se détermine à travers une littérature qui a fait le choix d’une
langue. L’histoire des femmes nous appartient, Assia Djebar la rapporte selon un

129
Jeanne- Marie Clerc, Assia Djebar. Ecrire, transgresser, résister. L’influence du cinéma sur l’écriture
romanesque d’Assia Djebar, ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement), L’Harmattan, 1997.

180
schéma convenu (film- roman- autobiographie) dans un style populaire et imagé qui
lui est propre.

Au niveau textuel, le mystère prend la forme d’une fiction lorsque les


recherches donnent lieu à des hypothèses de renversements. Ainsi, sa quête lui
donne la possibilité de se retrouver dans Nulle part dans la maison du père (p87).
Ce lien fera l’objet d’une histoire de dévoilement de sa vie privée qui s’inscrira
dans le prolongement de l’histoire de Zoulikha. Au-delà des contingences, les
circonstances évoquées caractérisent le sens de l’imaginaire de l’enfance par lequel
elle se positionne. Elle met alors l’accent sur le bonheur de son enfance pour
surmonter ses émotions.
Vu la cohérence textuelle du roman, on est là devant un parcours symbolique et
historique : en remontant le Temps, nous remarquons que l’histoire conserve réalité
et légende tant que la visiteuse-quêteuse est là, au centre, mais que Zoulikha une
fois disparue, « Césarée » devient vraiment « labyrinthe ».
Revenant sur les traces du labyrinthe, la visiteuse erre elle aussi dans ce « vertige
fixé130 » – tout comme les femmes oiseaux de la mosaïque – dans son espace
authentique. Son histoire – entrelacée, énigmatique – a sans doute quelque chose de
profond. Ses dédales de mots, son discours nous rappellent que l’écriture est liée
précisément à la construction-déconstruction de son sens labyrinthique. En somme,
L’écriture labyrinthique se caractérise à la fois par sa complexité, son cheminement
et ses voies sans issue : le labyrinthe romanesque serait le lieu de l’errance.

L’intérêt de notre travail est d’examiner la manière dont les locuteurs


évoluent dans le cadre de la communication par le biais de leur discours. Dans le
cadre de la participation, nous avons constaté que les personnages- témoins de
l’histoire se manifestent par l’expression directe avec la visiteuse en faisant
référence à Zoulikha, la femme sans sépulture. Souvent le récit conduit à un
dialogue entre personnage- visiteuse- personne présente. Tous les personnages mis

130
Selon l’expression de G. Genette.

181
en scène sont identifiés, leur présentation est chargée de valeurs sur la scène sociale
tant les évènements racontés ont été vécus.
En ce qui concerne le choix lexical, les termes utilisés sont chargés de valeurs
symboliques donnant un effet de sens positif au texte. Les expressions descriptives
possèdent leur charge émotive mettant en contraste « l’héroïne et les soldats », « le
colonisateur et le colonisé », « les soldats et le peuple » pour attester du drame
colonial.

182
CHAPITRE III:
L’ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE

OU LE PACTE OXYMORONIQUE.

Nulle part dans la maison de mon père.


« Pourquoi, au dernier stade de ta vie, ne pas te dire dans un
semblant de sérénité, une douce ou indifférente acception : ne serait-
ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises
jamais éteintes ?
Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de
toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la Méditerranée…
Pourquoi, mais pourquoi faut-il que, je me retrouve, moi et toutes les
autres, « nulle part dans la maison de mon père ? »
(Djebar, 2007 : 340)

183
Le roman autobiographique d’Assia Djebar Nulle part dans la maison de
mon père servant de moyen d’appui au thème de la thèse que nous soutenons ; il
nous a paru utile de définir l’autobiographie, son évolution à travers les siècles et
ses caractéristiques.

1- Le pacte autobiographique

1-1- Définition

Etymologiquement, le terme vient des trois mots grecs suivants : auto (soi-
même) ; bios (la vie) et grafein (écrire). Une autobiographie est donc un récit dans
lequel une personne raconte sa propre vie. « Le récit autobiographique, qui n’est
autre que dans cette perspective que le « discours » du scripteur, adoptera
normalement les signes habituels de tout discours131. »
Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune définie la biographie comme
un: « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence,
lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa
personnalité132. »

1-2- Repères historiques

L’autobiographie133 est un genre littéraire connu dès l’antiquité : Saint


Augustin, par exemple, a publié des Confessions au IV e siècle après J.C pour
rendre compte de son évolution spirituelle et de sa conversion au Christianisme.
Au XVI e siècle, Montaigne publie Les Essais, œuvre dans laquelle il mêle récit

131
Bernard Valette, Le roman, initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire, op. cit.,
p.67.
132
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, collections « Points », nouvelle édition. 1996,
p.14.
133
« Récit dont un auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé
générique indique qu’il s’agit d’un roman. »

184
d’évènements de sa vie publique, de quelques évènements de sa vie privée, et
réflexions sur son époque ; mais c’est au XVIII e siècle que naît vraiment l’idée que
parler de soi peut revêtir un intérêt certain pour autrui (à ce siècle se développe en
effet le goût pour l’individualité, la subjectivité). La première grande
autobiographie, Les Confessions, a été écrite par Rousseau entre 1765 et 1770.

1-3- Les caractéristiques du « pacte oxymoronique134 »

Toute autobiographie, trajectoire personnelle, prend pour personnage central


l’auteur lui-même, et lui seul. Tous les évènements n’existent que par rapport à lui.
Tout est rapporté selon son point de vue. Une autobiographie est toujours un récit
rétrospectif, c’est-à-dire le récit d’évènements passés de la propre vie de l’auteur. Il
arrive que l’auteur se réfugie derrière un pseudonyme (prénom, nom de famille
imaginaire) : le récit reste autobiographique si les évènements sont ceux qu’a vécus
l’auteur. « (…) On divisera le « sujet parlant », l’individu qui a produit l’œuvre, en
deux instances : l’homme, qui est doué d’un état civil, d’une famille, d’une santé,
etc., et l’écrivain, qui se meut dans l’institution littéraire : il y mène une certaine
carrière, il se réclame de tel positionnement esthétique : Le phénomène de la
pseudonymie est révélateur de cette différence entre « l’homme » et « l’écrivain » :
signer d’un pseudonyme, c’est construire à côté du « je » biographique l’identité
d’un sujet qui n’a d’existence que dans et par l’institution littéraire135. »

Une autobiographie passe nécessairement par le récit de l’enfance de l’auteur,


de manière plus ou moins brève, car l’enfance constitue un moment essentiel de la

134
Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine. (Violette Leduc,
Françoise d’Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar), Librairie Droz S. A, Genève, 1993, p.81
135
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p.92.

185
vie, celui où se forge la personnalité du futur adulte. Les caractéristiques de
l’autobiographie, ainsi définies, correspondent à celles du roman autobiographique
d’Assia Djebar. Dans la première partie du roman, l’auteure se réfugie derrière le
pseudonyme : la fillette, dans la deuxième : l’adolescente et dans la troisième : la
femme adulte. Ce « pacte oxymoronique » s’explique par le fait que la narratrice-
auteure « retranscrit les méandres de ses pensées, incursions dans le passé lointain
ou proche, et dans le futur immédiat fait d’un quotidien routinier136». Cela donne
l’occasion de décrire et d’écrire sa vie personnelle.

2- Le corps du roman

Nulle part dans la maison du père se distingue des autres romans dans sa
conception. Formé de trois parties, chacune d’elles est titrée : La première partie
intitulée : « Eclats d’enfance » est composée de neufs récits titrés. La deuxième
partie : « déchirer l’invisible » est composée de douze récits titrés. La troisième
partie : « Celle qui court jusqu’à la mer » est composée de onze récits. Situés avant
la postface, les trois épilogues sont assemblés et numérotés de 1 à 3 et chacun d’eux
résume une partie. La postface explique les raisons de l’écriture de l’histoire. Le
roman s’ouvre par cette réflexion : « De loin je suis venue et je dois aller loin… »
Kathleen Raine, « Le Voyage », The Pythoness, 1949. Cette affirmation
d’ouverture nous laisse penser que le fait qu’Assia Djebar soit elle-même
voyageuse, s’inspire de l’œuvre de Raine. Dès lors, le roman s’ouvre directement

136
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p82. Pour Serge Doubrovsky, qui a
baptisé ce genre (des textes d’autofiction existaient bien antérieurement), l’autofiction est une « fiction,
d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à
l’aventure d’un langage en liberté ». La fiction devient ici l’outil affiché d’une quête identitaire (notamment à
travers l’utilisation de la psychanalyse), voir Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, Quatrième de
couverture. Vincent Colonna définit un sens étroit - la projection de soi dans un univers fictionnel où l’on aurait
pu se trouver, mais où l’on n’a pas vécu réellement - et, par extensions, tout roman autobiographique (en
considérant qu’il y a toujours une part de fiction dans la confession). Ces dichotomies témoignent en tout cas de
l’ambiguïté de la notion.

186
par la première partie, sans prélude, suivie de la deuxième puis de la troisième
partie, et ce, contrairement à ses précédents romans constitué d’un prélude, de
l’histoire et d’un épilogue. Ainsi, au regard du nombre de récits qui composent
chaque partie, on a l’impression d’être en présence de trois romans en un. Malgré
ce découpage, les récits sont hiérarchisés formant une histoire globale et leur
agencement constitue la base de l’architecture du texte. Ce qui se perçoit dans le
cheminement narratif des mots, c’est cette dévotion pour les femmes dans une zone
d’ombre durant un demi- siècle. Assia Djebar tend à conférer à ce symbolisme de la
tradition féminine une existence plus crédible. A son portrait s’ajoute l’impression
de vie que lui confère le présent de l’écriture.

« Celle qui écrit aujourd’hui n’a cessé de le faire durant ce demi-siècle : pour
l’essentiel, des histoires de femmes, de jeunes filles, toutes tentées de se
libérer peu à peu ou brusquement.
Or, voici que la fiction se déchire, se troue. Voici que des gouttes de sang,
malgré l’encre tant de fois déversée, perlent. Voici que l’auteur se met à
nu… » (Djebar, 2007 : 384)

On s’aperçoit que le temps est pris en compte (« durant un demi-siècle ») valorisant


ainsi ses propres atouts vis-à-vis des femmes « tentées » par une liberté progressive
ou soudaine. La répétition de l’adverbe « voici » place l’auteure dans une situation
de proximité par rapport à l’histoire et au dévoilement. Autobiographie ou auto-
analyse, Assia Djebar nous fait part du passé de la vie privée familiale.
Les épilogues, dans leur ensemble, résument le passé familial d’une époque
coloniale ressuscité par la mémoire. Dès lors, on s’imagine proche de ses sensations
et de ses pensées. Certains indices apparaissent nécessaires au sens de l’histoire et
du discours. Les uns renvoient à un sentiment, les autres servent à l’identification.
En fin de roman, nous remarquons la présence d’un narrataire construit par la
fiction (que l’on peut qualifier d’interlocuteur intratextuel) auquel le « je » du
roman s’adresse au « tu » dans l’univers fictionnel sous forme de psycho-récit.

187
« Te voici donc à « écrire », et tu t’imagines inventer de toutes pièces, mais
non : c’est « écrire » certes, mais pas vraiment ! Jouer, alors ? Non, à peine,
car cette sorte d’allégresse a tôt fait de retomber. Ecrire corps et cœur noués ?
Que non pas ! Écrire corps mobile mais cœur étouffé ? Pas davantage ! Tu te
sentais la force d’écrire, corps mobile et cœur ouvert… à éclater. Il suffisait
seulement de te plonger, tête la première, dans les cascades de l’ombre ou
dans une présence de commencement du monde ! » (Djebar, 2007: 395)

Le commentaire explicite que tient la narratrice autour de l’écriture porte sur le


statut de l’écrivaine qui l’identifie et la distingue. Dans ce branchement du texte sur
le hors-texte, le savoir de l’écrivaine explique la manière et le moment choisis pour
l’écriture de l’histoire.
Sur le plan esthétique : l’œuvre est perçue comme soumise à une lecture aisée où le
lecteur trouve ses préjugés. Sur le plan idéologique : la prise de position par rapport
au réel mettent en relation son passé avec les moments historiques de son pays. Le
texte dans son intégralité est structuré, habité, situé et daté.

Le tableau ci-dessous reproduit le montage narratif du roman Nulle part


dans la maison de mon père : il s’agit de classer les différentes parties du roman
(agencement, titres, supports, espace-temps, instances narratives…).

188
Eclats d’enfance
Chapitres/ Evènements Personnages/ Espaces Temps
pages Narrateurs
Portrait d’une mère -La narratrice -La rue de la -Après-midi.
13- 18. accompagnée de sa anonyme. petite cité.
fille. -La fillette.
-Histoire de « sans -La narratrice L’appartement -Avant le
19- 21. famille » (Hector anonyme. parental petit déjeuner.
Malot). -La fillette.
-La mort de la grand- -La fillette. -La rue d’El -Avant l’entrée
22- 24. mère paternelle. Qsiba. à l’école.
-La demeure
maternelle.
25- 28. -Histoire d’exclusion -La fillette. -La maison de -Le mois de
du jeûne. vacances Ramadhan.
29- 33. -Un livre de prix, le -La fillette. -La cour de -Dernier jour
tout premier ! l’école. avant les
Vacances
d’été.
Intermède -Les méfaits de la -L’auteure. -Hors-texte. -L’époque
P35- p36. colonisation. coloniale.
37- 42. -La rentrée d’un -La fillette. -Paris. -Un jour
ami du père : M. Sari. -M. Sari. indéfini.

43- 46. -La scène du père -La fillette. -La cuisine de - Le soir.
instituteur et un parent -Le père. l’appartement.
d’élève français.
47- 58. -L’Histoire de la -La fillette. -Une cour de -Jeudi ou
bicyclette. l’immeuble pour dimanche.
instituteurs.

59- 72. -Le jour du hammam -La fillette. -Le hammam de -Jeudi après-
(bain-maure) la cité. midi.

189
73- 77. -La mort du petit frère. -La fillette. -L’appartement -Un jour
-Le père. de Césarée. d’automne, le
-La mère. premier jour
de classe.
78- 82. -La rentrée des deux -La fillette. -Paris. -Vingt ans
sœurs. -Sa sœur après la mort
cadette. du petit frère.
83- -Un passé -La fillette. -Miliana. -Premier été.
bouleversé.
85- 88. -L’école coranique. -La fillette. -Césarée. -Le jeudi.
89- 98. -Souvenirs du passé. -La fillette. -L’appartement -Des décennies
parisien. plus tard.

Déchirer l’invisible.
101- 107. -L’histoire de Mme -La fillette. -En classe du -1ère année de
Blasi professeur de -L’adolescente collège. collège.
lettres classiques. (Fatima).
-Souvenirs du
collège et de
l’université.
109- 117. -Premiers voyages -La fillette -Du collège de -Les samedis et
d’une adolescente L’adolescente Blida à la maison les lundis.
seule. (la fillette familiale.
sage).
119- 129. -L’histoire du -La fillette. -La maison -2ème année de
piano. L’adolescente familiale. collège.
(la fillette
docile)
131- 134. -Les camarades de -La fillette. -L’internat. -Toute l’année
pensionnat. L’adolescente. scolaire.

135- 140. -La rencontre avec -L’adolescente - Paris, station st -Après 1968.
une amie de devenue Michel.
pensionnat. femme mariée.

190
141- 153. -Les adolescentes L’adolescente. -Le collège de -Troisième année
indigènes du Blida. scolaire.
collège.
155- 166. -La scène du L’adolescente. -Le réfectoire du -Le repas de midi.
réfectoire. collège.
-Le mois de jeûne.
167- 168. -Souvenirs d’une L’adolescente. -Césarée. -Au dortoir du
grand-mère collège.
terrible.
168- 180. La remémorisation L’adolescente. -Césarée. - Au dortoir du
des souvenirs du collège.
passé.
181- 184. -Le récit d’une L’adolescente. Terrain de Basket à -L’heure de
partie de basket. l’intérieur du récréation.
collège à Blida.
185- 197. -L’histoire de la L’adolescente. -Chez la couturière -Mi-juin,
première robe de -La narratrice à Césarée. plusieurs jeudis.
caraco ajusté. anonyme. -Chez le
commerçant à Blida
198- 202. -Le rêve d’une L’adolescente. -Jardin public de -Après l’été à
adolescente. Miliana. la veille de la
rentrée.
203- 228. -L’opérette de fin L’adolescente. -Le collège de -Juin, un soir
d’année scolaire Blida. d’été 1951.
et l’histoire de
Mounira, d’Ali et
de Fatima.

229-238. -La rencontre avec L’adolescente. -L’avion Alger- -Deux décennies


une dame de Paris. plus tard.
Césarée.
-Le réveil des
Souvenirs
engloutis.

191
239- 242. -Dans le sillage -L’adolescente -L’écriture. -Temps de
l’aïeule. d’autrefois. l’écriture du
roman.

Celle qui court jusqu’à la mer.


245- 247. -Les premières L’adolescente. -Le pensionnat -Deuxième année
lettres d’amour du lycée. secondaire.
reçues.
248- 250. -Le retour au -La lycéenne. -Le village. -Les vacances de
village. printemps.
251- 253. -La lettre -La lycéenne. -Entre le village et -Dernière année
déchirée par le le lycée d’Alger. de lycée.
père.
254- 262. -La reprise de la -La lycéenne. -Lycée Duveyrier, -Le début de la
correspondance. Alger. rentrée scolaire.
263- 267. -Un rendez- -La lycéenne. -Lycée de -A la sortie du
vous après le jeunes filles, vestiaire.
match de Alger.
basket gagné.
268- 269. -La rencontre -La narratrice. -Une descente -Après la
de la lycéenne vers le centre- rencontre.
ville d’Alger.
270 -L’ivresse de la -La lycéenne. -Les hauteurs -Après la
rencontre. d’Alger. rencontre.
271- 272 -Les confidences -La lycéenne. -Le dortoir.
du dortoir.
273- 284. -La biographie de -La lycéenne. -La terrasse
Tarik sur les traces d’un café d’Alger.
de l’histoire. -Face à l’université.

285- 288. -Lecture, lettres -La lycéenne. -Le lycée. -Le soir.
d’Amour de Tarik à -Le dortoir.
travers la poésie
arabe.

192
289- 293. -Les retrouvailles -La lycéenne. -Au village chez -Les vacances
du décor familial. ses parents. d’hiver.
-Le retour et la -Le lycée. -Fin des
reprise des vacances d’hiver.
cours au lycée.
294- 295. -La cérémonie de -La lycéenne. -Le lycée. -Dernier jour
distribution de l’année
des prix. scolaire.
297- 299. -La nomination du -La lycéenne. -Le village chez les -Peu avant
père parents. septembre 1953.
instituteur à -Alger.
Alger suivie du
déménagement.
300- 309. -Le train de vie de -La lycéenne. -Centre ville -L’automne 1953.
la capitale. d’Alger.
-La Casbah.
310- 323. -L’entrée à -L’étudiante. -L’université. -L’automne 1953.
l’université -La ville -L’année
d’Alger. d’Alger. universitaire.
-La nostalgie du
passé vécue au
présent.
325- 330. -Des rencontres -L’étudiante. -La bibliothèque - Un soir.
avec Mounira,
ancienne camarade
de lycée.
331- 332. -Le prétexte de -L’étudiante. -La maison -Le lendemain de
l’invitation de paternelle. la rencontre.
Mounira.
333- 340. -La rencontre de -L’étudiante. -La Brasserie, -Un matin.
Tarik et la querelle. Victor Hugo.

341- 356. -Le portrait d’une -L’étudiante. -Baie d’Alger. -Un jour
désespérée. d’automne.

193
357. -La fuite de la -La narratrice -Boulevard S - -Un jour
jeune fille. anonyme. Carnot. d’automne.

358. -Une tentative de -La jeune fille. -Sur les rails du -Un jour
suicide. tramway. d’automne.
359. -Une tentative -La narratrice -Même jour.
échouée. anonyme.
360. -Le vertige. -La jeune fille.
361- 363. -Le retour à la -La jeune fille. -Alger. -Cinq jours
raison après la après le
petite histoire drame.
d’Amour.
364- 366. -La sagesse : un -Auteure- -L’espace de -Octobre 1953.
acte de foi. personnage. l’écriture : Nulle
part.
367- 376. -Le souvenir d’un -Auteure- -Nulle part. -Vingt et un
acte irraisonné. personnage. ans après.
-Octobre 1953-
Septembre 1974.
Premier -Le besoin -Auteure- -La mémoire. -Plus de
épilogue : d’expliquer son personnage. cinquante ans
379- 386. histoire. après.
Deuxième -Le récit d’une fin -Auteure- -Le boulevard Sadi- -Octobre 1953.
épilogue : ratée. personnage. Carnot. Plus de
-Le regret d’un -Auteure- Alger. cinquante ans
387- 389.
geste inexpliqué. personnage. -La mémoire. plus tard.

390- 391.
Troisième -La nostalgie -Auteure- -L’écriture. -2007.
épilogue : d’un passé personnage +
inoublié. narratrice
393- 398.
substitut.
Postface : Autobiographie, -L’auteure. -Présent 2006-
401- 406. Une écriture de 2007.
confession.

194
En considération de ce qui précède, tous les évènements sont reliés par une
force centripète unique à la progression itinérante du récit autobiographique. Ces
évènements se fondent sur un « jeu » narratif particulier.

3- Le « jeu » narratif

Le roman s’ouvre par une séquence descriptive conduite par une narratrice
extradiégétique. « Une fillette surgit : elle a deux ans et demi, peut-être trois. »
(Djebar, 2007,13). La description est interrompue par un court fragment narratif de
deux questions pour un regard sur l’aspect de l’enfance de la fillette.

« L’enfance serait-elle tunnel de songes, étincelant, là-bas, sur une scène de


théâtre où tout se rejoue, mais pour toi seule à l’exil exorbité ? Ton enfance se
prolonge pour quelle confidente d’un jour, pour quelle cousine de passage qui
aurait vu éclater tes larmes en pleine rue, autrefois, ou des sanglots qui te
déchirent encore ? » (Djebar, 2007 : 13)

Ainsi, la voix de la narratrice extradiégétique s’incarne dans un personnage


intradiégétique utilisant des pronoms devenus un « je »énonciateur.

« Un ancrage demeure : ma mère, présente, grâce à Dieu, pourrait témoigner.


Dix-neuf ans seulement me séparent d’elle. (…) A présent, moi, sa fille, je lui
tends la main dans le corridor du rez-de-chaussée, chez Mamané, sa mère. »
(Djebar, 2007 : 13)

La narratrice qui se révèle « la fillette » de l’histoire prend en charge la narration


des récits qu’elle raconte. Elle est homodiégétique. Elle constitue l’élément sujet de
l’histoire. Elle parle à la première personne en usant le « moi » puis le « je » avec
un talent de conteuse. Dès lors, nous pouvons affirmer qu’elle est la narratrice-
auteure de sa propre histoire. A ce propos : J-Y- Tadié écrit : « Le récit à la
troisième personne, auquel on peut certes accorder le bénéfice du doute, cache
195
parfois mal la voix de l’auteur137». Cette idée de J- Y- Tradié nous met en présence
d’un roman autobiographique où l’existence des instances narratives s’esquisse de
façon implicite car nous assistons au glissement d’une instance discursive à une
instance narrative. Toutefois, la narratrice omnisciente « la fillette » conduit
l’instance typique de son propre récit. Sa subjectivité se manifeste ouvertement à
travers le récit car l’histoire de la fillette met en place un processus de
remémoration, passant d’ « une voix off »138 à une « voix on ». Une découverte
voire un autodévoilement progressif se profile en évoquant les souvenirs de son
enfance à la première personne. La fillette-narratrice explique son histoire par sa
présence dans le récit, mais là aussi rien ne prouve que les étapes rapportées par
l’écriture soient celles vécues par Assia Djebar. L’histoire de cette vie d’enfance est
un récit autobiographique où les situations rapportées concordent avec ce que nous
savons de l’écrivaine : son origine berbère, ses parents et son espace d’enfance
« Césarée ».

L’analyse du titre du roman et les premiers états de l’œuvre présents dans le


précédent roman La Femme sans sépulture (p 87) montrent la similitude des traits
autobiographiques. « Nulle part dans la maison de mon père ! » étrange complainte
que l’étrangère, durcie, se chante pour elle-même. » (Djebar, 2002 :87)

Nulle part dans la maison de mon père est une forme visiblement
autobiographique et rétrospective : la fillette, personnage-narratrice, se révèle à la
1ère personne et se distancie sur un passé antérieurement vécu, situé à un moment
déterminé de l’histoire. Cette « pseudo vraie histoire » (p.383) s’ouvre par bribes
de souvenirs, des scènes et des évènements supposés réels. Chaque image
manifeste une étrange attirance, voire une forme de nostalgie qui amène cette
narratrice autodiégétique à se replonger dans le passé et se donne à entendre

137
Jean-Yves Tradié, Le roman du XXe siècle, op. cit, p14.
138
« Voix off » est celle d’un des personnages figurant dans l’histoire, qu’il soit un protagoniste ou
éventuellement un personnage secondaire, voire un simple témoin à l’arrière plan. 2 e cas : la « voix off » n’est
pas celle d’un personnage de l’univers représenté. L’usage de la voix-off va dans le sens de l’institution d’un
personnage-conscience, voire d’un personnage-sujet. Mais elle peut très bien n’être qu’un facteur
d’épaississement psychologique, ce qui n’est pas synonyme de représentation de l’intériorité. Le personnage
peut n’être, enfin en dépit de son emploi, qu’un personnage-signe.

196
comme celle de l’écrivaine. Puisque dès l’ouverture de la séquence, la narratrice
s’incarne dans un personnage autodiégétique à travers les récits. Ainsi, il serait
problématique de franchir la grille de l’énonciation conditionnant son récit.
Cependant, l’analyse des séquences narratives met en exergue les caractéristiques et
le rôle de la narratrice. Cette analyse prend en considération les dimensions spatio-
temporelles, l’ancrage référentiel « Césarée » et le contexte socio-historique.
L’omnipotence de la narratrice-écrivaine est symboliquement signifiée à l’incipit
du roman.

Nulle part dans la maison de mon père, d’ordre rétrospectif, met en scène des
actions, une histoire, un panorama narratif puisqu’il réinvente l’autobiographie de
l’écrivaine. Ce roman raconte et représente des scènes de la vie personnelle et
familiale. D’ordre scriptural, il adopte une double énonciation : polyphonique et
monodique. En effet, Assia Djebar mobilise son imaginaire dans l’écriture d’une
histoire de famille où sa sensibilité s’aperçoit à travers les récits qu’elle rapporte.
L’évocation de la mère, du père, du décès du petit frère, des évènements survenus,
des lieux, dote le texte d’images structurant cette vie de famille.
Le corps morcelé lié à la disparition du petit frère, puis celle du père, le veuvage de
la mère, constitue un éclatement qu’Assia Djebar tente de réparer par l’écriture.
Une écriture nous révélant une histoire reproduite par des sensations fugitives
auxquelles la narratrice n’est pas étrangère. La vie s’écoule au fur et à mesure de
l’écoulement du temps. Tout un passé, présent à l’esprit, est mis en perspective.
L’écriture s’organise par la succession des moments forts faisant rebondir l’histoire
en épisodes. « La mère » occupe les premières pages du roman où la narratrice
dévoile progressivement ses secrets dans les moindres détails. Puis, pour rendre
plus authentiques les faits révélés, elle lie les personnages aux évènements qui ont
marqué leur vie. Dans cette vision du réel, l’écriture nous fait vivre un passé
compatible avec sa vie de famille.

La forme du roman est d’apparence morcelée, mais l’on s’aperçoit qu’en ces
jours lointains, la narratrice retrouve son enfance et ses instants privilégiés. Au

197
regard du caractère social et culturel de sa littérature, Assia Djebar introduit dans
son univers la parole individuelle pour faire l’histoire d’une vie de famille. Le passé
assorti des rapports de cette famille est vécu dans la dimension du présent. Les
voix, les regards, les gestes, les informations constituent un ensemble langagier
dans une mise en scène élaborée et soigneusement préparée. Illuminée par le don et
une solide pratique, l’écriture d’Assia Djebar nous fait ressentir les sentiments qui
l’affectent par la forme et la nature de son discours. Ainsi s’explique sa présence
comme métaphore dans une zone d’ombre où s’élabore le nouveau personnage.
Dans cette ombre de l’enfance, une silhouette de femme, tandis qu’elle écrit,
raconte son passé dans un ordre concerté où elle semble descendre au plus secret
d’elle-même. Assia Djebar possède le pouvoir de se révéler malgré son absence et
son éloignement de l’espace (origine : espace d’enfance) et dans le temps (soixante
ans plus tard). A ce propos, Joubert dit :

« Ce pouvoir de représenter par l’absence et de manifester par l’éloignement


qui est au centre de l’art, pouvoir qui semble écarter les choses pour les dire,
les maintenir à l’écart pour qu’elles s’éclairent, pouvoir de transformation, de
traduction où c’est cet écart même (l’espace) qui transforme et traduit, qui
rend visibles les choses, se rend ainsi visibles en elle et se découvre alors,
comme le fond lumineux- d’invisibilité et d’irréalité d’où tout vient et où tout
s’achève139. »

La situation présente de son espace d’enfance qu’elle révèle lui a permis de se


révéler par cette mise à profit de l’image du passé familial dans la littérature.
Alors que, dans la trame de l’ouvrage, son enthousiasme demeure solitaire, Assia
Djebar rend compte de son histoire, de sa vie intime, de son intégration à la
communauté en militant en faveur de la liberté subie comme une passion, comme
un malaise. Cette antinomie qui la déchire l’incite à se servir de la littérature parce

139
Maurice Blanchot, Le livre à venir, op, cit, p.79.
L’auteur de roman doit organiser le matériau de la vie, extraire, « une configuration d’une succession »,
introduire de la causalité, des enchaînements, « faire surgir l’intelligibilité de l’occidental, l’universel du
singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique. », voir Paul Ricœur, Temps et Récits, I, L’intrigue
et le récit historique, Seuil, Paris, 1983, p.85.

198
qu’elle est l’œuvre d’une liberté totale s’adressant à des libertés imprégnées d’une
vie nouvelle.
Au cours de notre démarche, nous verrons que ces libertés ont été les causes qui ont
incité Assia Djebar à cette écriture autobiographique. Ainsi, nous suivrons
l’itinéraire parcouru, étape par étape, et les évènements qui ont meublé sa vie et
celle de sa famille. Une démarche qui nous aidera à mieux comprendre la justesse
de ses actes.

4- L’écriture- repères autobiographiques

Le roman Nulle part dans la maison de mon père portant la griffe d’Assia
Djebar s’inscrit dans la continuité de ses œuvres littéraires. Sa couverture est
illustrée par une vue d’Alger datant de 1921. C’est une vue sur la mer à partir de la
Casbah (quartier historique d’Alger) dont la lanterne nous informe sur l’époque. La
lanterne est en même temps vestige et symbole du passé, d’un monde, d’une
époque donnée avec ses traditions et ses mentalités. A son opposé, sur une terrasse,
une silhouette debout observe dans l’ombre ce monde. Un signe nous met en
présence de deux mondes séparés par un poteau téléphonique. Il apparait démuni de
fils indiquant l’absence de communication entre les deux mondes. La première page
du roman porte une dédicace « à Gayatri ». La deuxième page porte une
épigraphe : « De loin je suis venue et je dois aller loin… » (Kathleen Raine, « Le
voyage » the phythoners, 1949). Le roman ne contient pas de prologue.
Le corps du roman, Assia Djebar nous le consacre au passé d’une vie de famille en
trois tranches :

- Eclats d’enfance (p.13- p.95).

- Déchirer l’invisible (p.101- p.235).

- Celle qui court jusqu’à la mer (p.245- p.361).

199
Le roman comporte trois épilogues successifs ;

1- le silence ou les années tombeaux,

2- la jeune fille sauvage,

3- inventer le vertige.

Il s’achève par une postface intitulée : « Silence sur soie » ou l’écriture en fuite. Ce
roman de 406 pages ressuscite l’enfance d’Assia Djebar en passant par
l’adolescence. Son univers est doublement dominé par la colonisation et l’autorité
d’un père libéral mais intransigeant. Elle attend d’être femme.

Le roman acquiert la valeur d’un texte original à travers lequel se manifeste la


personnalité de l’écrivaine. La vie apparaît telle une psychose, un obstacle à
surmonter par l’adolescence que seul l’âge adulte peut résoudre. Le sentiment de la
difficulté d’assumer la contradiction liée à son univers doublement dominé, Assia
Djebar cherche à s’alléger du poids du passé pour affirmer sa liberté. Ainsi, son
« je » universel élabore cette conception littéraire « autobiographique » par le biais
des trois étapes de sa vie où le passé mémorisé reconstitue la vie. Pourtant, Assia
Djebar considère son roman d’« auto-analyse rétrospective » et non
d’autobiographie en faisant le commentaire suivant :

« Ce livre n’est pas une autobiographie, parce que pour moi une
autobiographie est une accumulation de multiples notations sur le passé à
partir desquelles l’écrivain peut relater ce que fut sa vie. Pour ma part, j’ai tiré
de mon enfance et de mon adolescence uniquement les évènements qui me
permettent de comprendre le sens de cette pulsion de mort qui a fondé ma vie
adulte. Il s’agit plutôt d’une auto-analyse.
Voilà ce qui s’était passé. Mon fiancé m’avait humiliée. Il avait tenu des
propos déplacés, insultants. Je n’étais pas habituée à recevoir des ordres, ni de
mon père ni de quiconque. C’est pourquoi j’ai vécu l’attitude tyrannique de
mon fiancé comme une agression. J’ai alors couru comme une folle à travers

200
les rues d’Alger. Je voulais m’anéantir là où la mer rencontre le ciel140. »

« Dans le sillon de l’écriture », Assia Djebar nous explique, alors, le pourquoi et le


comment de l’écriture d’un pareil roman.

« Il faudrait que je vous explique pourquoi et comment j’ai écrit Nulle part
dans la maison de mon père. Ce roman raconte une très grave crise
d’adolescence que j’ai traversée et expulsée de ma mémoire aussitôt la crise
passée. Cette crise a éclaté en 1953, tout juste un an avant le début de la
guerre d’Algérie. Depuis, je l’avais complètement occultée. Et puis, le
souvenir m’est revenu il y a trois ou quatre ans.
Un matin, dans mon appartement de New-York, j’étais en train de ranger mes
affaires, quand j’ai entendu à la radio que le journal New-York Time avait
publié dans son édition du jour l’histoire d’une palestinienne de 16 ans qui
s’était fait exploser en Israël. Bouleversée, je suis allée acheter le journal.
Devant la photo de la jeune fille en première page, j’ai été prise de
tremblement. La mémoire de l’acte de folie désespérée que j’avais connue il y
a plus d’un demi-siècle a ressurgi tout d’un coup. J’avais à l’époque l’âge de
la jeune kamikaze. Les circonstances, le visage courroucé de mon fiancé qui
m’avait poussée au suicide, le désespoir, tout m’est revenu avec une telle
clarté que j’en été profondément ébranlée. Il fallait que je l’écrive. Je m’y suis
mise dès le soir. Le plus dur était de raconter l’acte et ses conséquences dont
le récit occupe les trente dernières pages du livre. Je les ai écrits en un jour,
pleurant tout mon soûl. Je pleurais car je me suis rendue compte que j’ai
gâché ma vie de femme en n’osant pas explorer davantage cet abime qui
s’était ouvert sous mes pieds par un matin d’Octobre en Algérie. Je n’en suis
pas encore consolée. Je pourrais en pleurer encore141. »

Succédant à son dernier roman La Femme sans sépulture, Nulle part dans la
maison de mon père est composé de trois chapitres titrés : « éclats d’enfance »,
« Déchirer l’invisible », « Celle qui court jusqu’à la mer »

140
Propos recueillis à Paris par Hamid Barrada et Tirthankar Chanda, in jeune Afrique, Mars, 2008. L’écrivaine
évoque, dans son dernier livre, son adolescence et sa tentative de suicide. Dans l’entretien cité, elle revient sur
ce qui l’a motivée mais aussi sur ses succès littéraires et son pays, l’Algérie.
141
Propos recueillis à Paris par Hamid Barrada et Tirthankar Chanda, op. cit., 2008.

201
5- « L’hybris de l’écriture-aveu ou l’écriture en fuite »

« P.S – Toute entreprise d’écriture s’étire en silence. L’écriture en fuite,


telle que je l’ai esquissée ici, en a été consciente dès le début : c’est à la fois
son audace et sa modestie. Sa vanité ? » (Djebar, 2007 : 406)

Roman autobiographique, par excellence, si l’on en juge l’itinéraire de sa


vie privée où le passé illustre trois tranches de sa vie. Dans son exil, la nouvelle
d’un évènement spectaculaire « une jeune palestinienne de seize ans s’est fait
exploser en Israël. », éveille en elle le même geste de folie, alors qu’elle avait cet
âge. La nouvelle de l’évènement fait ressusciter son geste. Dès lors, une simple
fouille et tout réapparait des tréfonds de la mémoire. Cet acte va, donc, conduire
Assia Djebar à cette « écriture en fuite ». Cette « auto-analyse rétrospective » nous
permettra de suivre l’itinéraire de son histoire par tranches de vie.

Pour mieux comprendre les enjeux de l’analyse du roman et afin de


distinguer le genre de l’écrit, la personne/pronom, le destinataire, le temps de
l’écriture et des évènements, nous proposons le tableau suivant :

Genre Personne Destinataire Temps de l’écriture/ Auteure/


Temps des Narrateur.
évènements

-Le récit est


postérieur plus de
-Autobiographie -1ère personne. -Lecteur -L’auteure et
cinquante ans.
réelle. (soi-même)
-Des pronoms. la narratrice
-La narration est
sont
rétrospective (faits
confondues
réels).
dans le même
-Les dates font partie tissu discursif.
de la narration.
-Des indices de
temps (1953), âge
fillette, adolescente,
adulte.

202
En outre, on s’aperçoit que le texte du roman comporte le journal du
parcours scolaire de l’adolescente, les mémoires d’une fillette et des lettres issues
d’une correspondance avec un jeune homme. On y découvre également des vers de
poètes arabes (Imru Al’ Quays- Djalal Din Rumi, Ibn Khaldoun, Diwan Chams
Tabriz). Sur le plan narratif, la narratrice se confond avec l’auteure.

Dans notre démarche, le tableau ci-dessus nous permet sans aucun doute de
mettre en exergue et de façon détaillée les différentes étapes du roman dans les
pages qui suivront.

5-1- « Eclats d’enfance », « Eclats de textes142 »

« L’enfance serait-elle secret inaudible, poussière de silence ? » (Djebar,


2007 : 11)

L’espace d’une enfance enlacée : Assia Djebar consacre le premier chapitre à


son enfance éclairée par le laxisme d’un père, à la fois, modèle et omniprésent. Dès
lors, elle crée son propre espace d’expression pour se dévoiler en fillette qu’elle
était. Pour cela, elle nous conduit dans sa ville natale « Césarée » où elle reproduit
la cohabitation des deux mondes : le colonial et l’indigène.
Dans ce qu’elle intitule « éclats d’enfance », elle retrace tout son itinéraire de
fillette aimée, choyée, entourée d’une affection qui fait d’elle « la fille de son père »
(la préférée). Elle fait ressurgir tout un passé du « piano » à « la bicyclette » en
passant par le chagrin de sa jeune mère suite au décès du petit frère. Elle évoque le
stigmate qu’elle porte encore par la blessure de la rigueur du père infaillible.
C’est en somme le souvenir le plus cuisant l’ayant marqué au-delà d’un demi

142
Selon Serge Viderman, Le Céleste et le sublunaire, PUF, Paris, 1977, p.1972.

203
siècle. Elle n’hésite pas encore à décrire le parcours du père à travers les rues du
village, où sa mère allant au hammam sous le regard respectueux des indigènes et
des Européens vis-à-vis du maitre d’école et de son épouse. C’est donc à travers ces
images que va se construire la personnalité de la fillette sous l’œil attentif du père.
Au regard de la diversité énonciative, l’alternance des formes de discours, le
changement de régime, les récits témoignent d’un projet littéraire conscient.

Dès l’ouverture, Assia Djebar nous met en présence d’une fillette sous l’aile
de sa mère. Ce dévoilement s’effectue par un retour sur le passé d’une vie
d’enfance. En effet, près de soixante ans plus tard, la fillette se revoit sous l’aile
protectrice de sa jeune mère. Une mère décrite dans les détails les plus intimes (la
coiffe noire, le voile de satin blanc, la voilette d’organza). D’autres mots rappellent
d’autres souvenirs gardés par la mémoire de la fillette, (le heurtoir de la porte
d’entrée, les regards masculins, le cirque romain). Des mots qui reviennent chaque
fois qu’elle évoque « Césarée ». La mémoire errante dans le passé ressuscite le côté
paternel de cette vie d’enfance. « Mon enfance est mobile, mais sous contrôle,
encombrée d’une responsabilité ambiguë qui me dépasse. » (Djebar, 2007 :16). La
maison du père constitue l’argument de son discours. Lieu approprié, liant l’esprit
et le corps, il devient sujet d’une réalité impliquant sa relation personnelle dans
cette situation d’allocution. En effet, certains détails semblent rétablir la cohérence
des récits constituant l’histoire de cette vie d’enfance. Les mots autobiographiques,
qui emplissent le texte écrit, marquent l’investissement affectif de la fillette à
l’égard de ses parents tout en reprouvant la fermeté du père.

« Il y avait surtout ce mot arabe pour « jambes » dans la phrase, et j’étais


froissée de sentir qu’il avait ainsi délimité ma personne, retranché de moi
quelque chose qui n’était pas à lui ; or, c’était moi ! Mes jambes, et alors ? Il
faut bien que je marche avec : chaque enfant a des jambes ! » (Djebar,
2007 :51)

204
Dans cette situation d’énonciation, les verbes du passé (imparfait, plus-que-
parfait) situent le récit. Quant au subjonctif marqué par l’exclamation, il indique la
nécessité et l’étonnement. Le mot « jambes » est ressenti comme « une blessure »
mémorisée dans les pensées de la fillette. Appartenant au temps et à l’histoire, ce
mot est révélé plus d’un demi-siècle plus tard.

« Je me rappelle cette blessure », dit-elle. (Djebar, 2007 :51)


« Il ne me reste pour ma part que cette sonorité du mot « jambes » (car il
s’agissait bien de mes jambes à moi !), portée par la voix si altérée, si hostile
de mon père, et qui me maculait, m’avait à ce point révulsée : oui, je ne
trouve pas d’autre mot ! » (Djebar, 2007 :54)

Dans ce passage, l’on s’aperçoit que le temps présent est contemporain à


l’énonciation ravivant un passé non oublié. D’une part, nous remarquons que le
présent d’une vérité est suivi de l’imparfait (temps passé) pour céder à nouveau sa
place au présent. D’autre part, l’adjectif démonstratif « cette » nous renvoie à une
réalité qui se présente comme référence et le cheminement de la pensée exprimée
met en relief les effets de la blessure pour montrer que c’est bien de la sonorité du
mot « jambes » qu’il s’agit. Ce procédé d’écriture consiste à amplifier la résonance
du mot « jambes » dans cette forme de discours. Quant aux mots, ils évoquent des
scènes de proximité où apparait le « je » de la fillette- narratrice et l’exclamation
rétablit la forme de son discours.
L’écriture d’un tel sujet est une réflexion murie pour séduire en tout premier lieu un
lectorat féminin. Cette vision fait naitre le texte créant une image qui s’impose au
lecteur par des souvenirs que l’ont peut juger authentiques. Assia Djebar agit en ce
sens pour donner à la remémoration un caractère sincère. Cela se remarque car le
discours porte sur le parcours d’une vie d’enfance argumentée.

« Dans ces maisons de vacances encombrées où nous nous sentions parfois à


demi prisonnières, je me vois fermer les yeux derrière une porte claquée, un
rideau de seuil baissé d’un coup, dans une pénombre maintenue ; mon oreille
d’enfant s’affûtera, surtout pour ne rien oublier de ce monde qui est moi et
qui n’est plus tout à fait moi ! » (Djebar, 2007 : 26)

205
Il nous apparait que le don hérité à l’âge de fillette l’incite aujourd’hui à ce retour
sur un passé qui la concerne. Par l’écriture, Assia Debar fait rejaillir les souvenirs
d’un passé où la continuité du « moi racontant » ses états antérieurs disparait au
profit d’un « autre moi » dans une narration simultanée. Ainsi, l’errance dans
l’espace familial se perpétue et le moi devenu personnage éponyme revit son passé
d’enfance. Sa démarche met en exergue sa sensibilité à l’égard des autres et nous
fait part des émotions ressenties à une époque précise de l’enfance.

« Je ressentais déjà combien dans ces médinas d’autrefois, il y a trop de corps


de femmes entassées, elles qui sont assoiffées que du dehors, de cet espace
qui leur demeure interdit. Dès lors me voici (mais j’anticipe) à épier l’avidité
de ces vierges dont je ne comprends encore ni l’attente, ni l’impatience ou la
rancœur… » (Djebar, 2007 : 27)

Alors, c’est par un « je » narrateur racontant ce qu’il ressent à travers les


femmes, que Assia Djebar recherche les raisons d’un silence acceptant l’interdit.
Ainsi, le passage de l’état du « moi de fillette » au « moi » qui écrit aujourd’hui son
histoire donne aux récits leur vraisemblance. En remontant le temps, Assia Djebar
nous retrace des scènes vécues dans cette tranche de vie. Les récits portent surtout
sur la tendresse maternelle et une certaine rigueur paternelle. Pour nous montrer
que la destinée du personnage se trouve étroitement liée à ses parents, la narratrice
nous fait leur portrait physique, moral et social qu’elle accompagne par des
jugements.

206
5-1-1- L’incontournable portrait de la mère

Dans cette écriture du souvenir, la narratrice met du sens dans le réel de son
propre univers. Basé sur des souvenirs d’enfance, le portrait de l’épouse du maître
d’école est présenté dans le texte par occurrences successives.

« Dans la rue, la dame blanche marchera regard fixé au sol, ses cils palpitant
sous l’effort : moi, je ne me sens pas seulement sa suivante, mais
l’accompagnatrice qui veille sur ses pas. » (…)
« Ma mère, bourgeoise Mauresque traversant l’ancienne capitale antique, elle,
la dame d’un peu plus de vingt ans, a besoin de ma main. » (Djebar,
2007 :14)
« La gérante semble chaque fois heureuse et fière de recevoir, aussi
régulièrement, l’épouse du maître d’école. (Djebar, 2007 :60)
« En s’asseyant, ma mère a négligemment laissé glisser son voile de satin. La
gérante s’est précipitée pour le plier, avec soin ; ma mère, qui tente chaque
fois de refuser, laisse par contre deux ou trois de ces dames traîner jusqu’à
elle la petite malle que mon père a fait envoyer dès le matin (…). Ma mère
garde son naturel. Elle me serre près d’elle. (Djebar, 2007 : 61)
« Tandis que les autres femmes retournent laver leurs enfants qui se sont tus,
je retrouve avec délices les rites de l’accueil : la gérante apporte des
limonades, converse à voix menue avec ma mère. » (Djebar, 2007 : 63)

Errant dans le passé, la narratrice-auteure retrace la vie de l’épouse du maître


d’école dont les traits la distinguent des autres femmes. Elle explique et justifie ses
actes créant ainsi « l’effet du réel ». Ainsi, on découvre tout un passé convenant à
l’élégance d’une mère dont le statut de l’époux (maître d’école) l’agrandissait aux
yeux des femmes attirant, sur elle, les regards. C’est pourquoi, la narratrice traduit
les choses dans l’espace où les mots consentent la plénitude du lieu. « Ces images
me reviennent dans ce calfeutrement sous les plafonds bas, dans une pénombre où
se dispersent les voix des villageoises, tantôt éraillées, tantôt joyeuses. » (Djebar,
2007 :66). Reconstruit dans un décalage temporel, le « je » de l’enfance supportant
l’histoire met en valeur ses facultés mémorielles. En commentant sa vie d’enfance
par le langage utilisé, la narratrice-auteure reproduit en récits superposés l’univers

207
familial. Dans ses récits semés de références, les métaphores du souvenir chargées
de symbolique mémorielle déchirent « l’invisible ».

5-2- « Déchirer l’invisible »

« « Déchirer l’invisible », scènes par bribes longues ou brèves d’un passé qui
parfois se penche, en ombre inclinée, vers moi – telle la fille du « Saharien »
d’autrefois, que j’avais cru oublier, oui, telle cette adolescente aussi belle
qu’un air de ney, silhouette penchée dans le ciel de ma mémoire. » (Djebar,
2007 :233)

« Comment raconter cette adolescence où, de dix à dix-sept ans, le monde


intérieur s’élargit soudain grâce aux livres, à l’imagination devenue souple,
fluide, un ciel immense, découverte, découverte, lectures sans fin, chaque
livre à la fois un être (l’auteur), un monde (toujours ailleurs), l’effervescence
intérieure traversée de longues coulées calmes où lire c’est s’engloutir,
s’aventurer à l’infini, s’enivrer, l’horizon qui se déchire, recule, même à
l’intérieur de la salle d’études d’un internat de jeunes filles, pensionnaires
toutes en blouse bleue, la mienne ayant de plus en plus ses poches déchirées
qui bâillent, un livre dans l’une, à droite, un livre dans l’autre, à gauche. »
(Djebar, 2007 :101)

L’espace d’une adolescente : le changement d’espace de la fillette devenue


adolescente bouleverse tous les diktats imposés, jusque là, par le père. Séparée de la
famille pour poursuivre ses études au lycée de Blida, comme interne, elle
transgresse certains interdits. Ce peu de liberté lui permet d’aller à l’encontre de la
volonté du père. Sortir sans permission, fréquenter un garçon, se promener en ville
sans voile. Pour dissiper ses angoisses de fillette, l’adolescente qu’elle est
maintenant se rebelle contre la volonté d’un père gardien d’une vieille tradition. Ce
genre de conflit apparait à l’adolescente comme le seul moyen de se défaire de
l’emprise paternelle pour aller vers l’émancipation. C’est donc, en raison de ce
statut envié que cette distanciation lucide assumée, mais affectivement

208
douloureuse, provoque un « déchirement » dans la lignée parentale. D’un coté le
modèle d’une mère soumise à l’autorité du père et de l’autre, une adolescente
revendiquant la part d’émancipation vis-à-vis des pratiques qui conditionnent la
femme dans la société patriarcale. Sa dissidence coercible va dévaluer l’autorité du
père, d’où le risque de dislocation de la famille traditionnelle conduisant à sa
cassure.

5-2-1- Le passage obligé

Cette deuxième partie du roman s’ouvre sur quatre questions signées:

« Quel est celui, dans mon oreille, qui écoute ma voix ?


Quel est celui qui prononce des paroles par ma bouche ?
Qui, dans mes yeux, emprunte mon regard ?
Quelle est donc l’âme, enfin, dont je suis le vêtement ? »
(Diwan de Sham’s Tabriz (XIIe siècle)

Ainsi, les trois organes du sens sont mis au service de l’âme comme ambassadeurs
du corps social constituant l’identité corporelle de l’individu. L’espace s’ouvre à
l’adolescente par une autre mise en œuvre du discours. Dès lors, c’est dans cet
espace circonscrit « le collège » que va commencer la vie de l’adolescente articulée
par un enchaînement d’autres souvenirs. Cet espace devient lieu de rencontre où
s’établissent des relations intellectuelles et la vie ressemble à un parcours
initiatique.

« Je pressentis dès cette année de sixième, dès ce premier poème lancé vers
moi par madame Blasi en don de lumière – par son phrasé, sa théâtralisation,


Mme Blasi : enseignante de lettres classiques au collège de Blida. Première française à avoir enseigné les
cours de français à l’écrivaine qui a eu le privilège de la rencontrer à Bâlois (France) trente ans plus tard. En
signe de reconnaissance, la narratrice a réservé un récit à son issu.

209
sa liturgie –, oui, je compris qu’au-dessus de nous planait un autre univers,
que je pourrais l’approcher par les livres à dévorer, par la poésie encore plus
sûrement – du moins, quand, inopinément, tel un vol d’oiseau à l’horizon, elle
se laisse entrevoir.
Moi qui allais être une interne farouchement solitaire, cet espace-là devenait
soudain un éther miraculeux – zone de nidification de tous les rêves, les
miens comme ceux de tant d’autres… » (Djebar, 2007 :107)

A travers l’énoncé, les paroles soulignent l’imminence de la réalisation de ses


désirs. Au niveau des perceptions qui envahissent sa conscience, l’adolescente se
réjouit du climat de son nouvel espace qui se présente à la mesure de ses
espérances. Déjà, dans cette vie racontée, sa sensation assume la représentation de
son état mental. Des personnages éveillent ses rêves par des connaissances venues
remplacer l’ennui de son existence, faisant apparaitre un avenir harmonieux. C’est
alors que l’on s’aperçoit que cette démarche narrative prend en charge le discours
d’une destinée où se dessine le nouveau monde de ses rêves.
La progression narrative, la situation des épisodes, l’alternance des faits, la
multiplication des personnages construisent le discours par fragments significatifs
qui soulignent le parcours de cette vie d’adolescence. L’on se rend compte que les
énoncés rapportés par l’écriture s’insèrent dans un ensemble obéissant à une
problématique dont l’ambigüité provient d’un abus de pouvoir des mentalités.

« Des années plus tard, il lui arriva de me rappeler l’austérité de mon père, sa
rigueur puritaine de censeur appliquée à elle, pourtant tout emmitouflée dans
son voile traditionnel, quand ils devaient voyager en couple et dans un car
parfois bondé de ruraux tentés, une seconde de trop, de regarder les yeux de
ma mère – ses beaux yeux qu’elle baissait obstinément… » (Djebar,
2007 :57)

Elle fait surgir des souvenirs restés intacts dont elle comprend la portée à l’instant
présent.

« Si je m’attarde longuement sur cette étreinte entre deux femmes au


lendemain de ta mort, ô Père (ton dernier souffle alors que tu étais assoupi

210
seul dans une chambre d’hôpital parisien), c’est aussi parce qu’au bout de ce
long échange, dans un partage de la peine entre elle, la mère soudain veuve, et
moi, la fille orpheline, je perçois la nouveauté de ta trajectoire, toi, l’époux.
Ton ineffaçable sillage... » (Djebar, 2007 :92)

En analysant ce passage, on s’aperçoit que le mode de narration simultanée


(je + présent) fait coïncider le temps de l’histoire et celui de l’écriture. Quant au
récit, il apparaît comme un problème de conscience donnant l’impression d’une
image lamentable (« la veuve et l’orpheline »). La longue étreinte, dont il est
question, déclenche cette vision de l’image du père mourant « seul dans une
chambre d’hôpital parisien ». Par la mise en parenthèse de ce détail, sur la mort du
père, la narratrice cherche à créer l’émotion du lecteur car les mots « veuve » et
« orpheline », faisant partie du langage de la mort, donnent une certaine puissance à
l’émotion.
Assia Djebar utilise un langage ordinaire qui donne au récit sa dimension tragique.
Ainsi, dans cette étreinte, la narratrice ressent dans le cœur de la mère l’éclair de la
sensualité qui la traverse à ce moment précis.

« Elle a dû à peine penser cela (dans l’étreinte, yeux fermés et pourtant sans
larmes, tendue vers toi seul qu’elle quêtait : « Rends-moi sa tendresse ! » ai-je
cru avoir entendu.
Car – et je ne me parle cette fois qu’à moi-même – il devait être tendre, mon
père, dans la chambre des épousailles, tendre et austère à la fois ! » (Djebar,
2007 :94)

Comme dans un monologue, avec la sensualité d’une mère, c’est dans l’étreinte que
la fille découvre les pensées du père et la tendresse qu’il avait pour sa mère. Dès
lors, nous comprenons la sensibilité de la narratrice dans ce type d’expression
portant sur des mouvements affectifs. Pour persuader le lecteur, Assia Djebar tire
du noyau de l’image les faits qui affectent la mère en maintenant le ressort des
passions liées à l’amour du couple. L’écriture dévoile les sentiments affectifs du
couple et nous fait pénétrer à l’intérieur de la chambre à coucher. La narratrice
décrit la maison parentale, nous fait découvrir une chambre à coucher d’un style

211
(1920). Sans décrire le lieu, elle décrit l’ameublement d’où surgissent des images
donnant à la vie de ce passé sa dimension.

« Je me réveillais juste avant l’aube et que ma mère, se dressant lentement,


sortait pieds nus de la chambre pour ne pas nous troubler, mon père, à l’autre
bout du grand lit, et moi. » (Djebar, 2007 : 95)

Assia Djebar conçoit les choses, les exprime selon une tradition littéraire variant
les descriptions, les tournures, les métaphores, les images en leur donnant leur éclat
particulier. Au fil de l’histoire, ce talent s’accompagne d’une certaine qualité de
style qui décrit la réalité des faits de l’atmosphère familiale. Cette remontée du
passé, par et pour le texte, dans le présent de l’énonciation s’effectue par un langage
propre à l’écrivaine, définit selon Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture
comme suit :

« (…) entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité : l’écriture.
Dans n’importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d’un ton, d’un
éthos, si l’on veut, et c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise
clairement parce que c’est ici qu’il s’engage. Langue et style sont des données
antécédentes à toute problématique du langage, langue et style sont le produit
naturel du temps et de la personne biologique ; mais l’identité formelle de
l’écrivain ne s’établit véritablement qu’en dehors de l’installation des normes
de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et
enfermé d’abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va
devenir enfin un signe total, le choix d’un comportement humain,
l’affirmation d’un certain Bien, engageant ainsi l’écrivain dans l’évidence de
la communication d’un bonheur ou d’un malaise, et liant la forme à la fois
normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d’autrui. Langue et style
sont des paroles aveugles : l’écriture est un acte de solidarité historique :
langue et style sont des objets ; l’écriture est une fonction : elle est le rapport
entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa
destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée
aux grandes crises de l’Histoire143. »

143
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op.cit., p.19.

212
5-3- « Celle qui court jusqu’à la mer »

Dans cette troisième partie du roman, Assia Djebar nous fait pénétrer dans
l’univers de l’adolescence où prédomine la rêverie sur la réalité. Son récit rend
présents la vie, le monde et le chemin parcouru. Elle réactualise les actions qui
illustrent cette tranche de vie et nous livre ses secrets. Aux souvenirs se mêle la vie
d’internat du collège et du lycée, où Françaises et Musulmanes fraternisent et se
côtoient. Leurs relations et leurs sentiments confirmés par certains détails dans le
texte nous montrent l’amitié et l’enthousiasme qui régnaient en ces lieux éducatifs.
Quant à l’écriture, elle nous donne un aperçu sur cette vie conditionnée par des
facteurs sociaux sous l’aspect colonial. En effet, à cette époque précise, toute
musulmane émancipée cherchait à imiter l’européenne, vivre à l’occidentale
contrairement à ses aïeules privées de liberté. Cela devenait un rêve car à cette
époque peu de musulmanes pouvaient être mêlées aux Européennes.

« Tentée de m’approcher de ce tourbillon, dans l’antichambre de mon


adolescence rêveuse, devrais-je résumer mon approche de l’âge adulte par le
simple rappel de mes lectures, même si celles-ci ne pouvaient me libérer du
murmures des femmes de la tribu, de l’écheveau de leurs voix parlant arabe
(ou berbère, dans les hameaux de montagne), chuchotantes ou déchirées
derrière chaque persienne… » (Djebar, 2007 :246)

Assia Djebar utilise une infinité de mots pour reproduire le passé de


l’adolescente, son impatience d’atteindre l’âge adulte et nous montre son besoin de
liberté qu’elle ne retrouve qu’à travers la lecture de livres occidentaux. Le temps
devient infini et l’adolescente rejette toute idée d’émancipation contrôlée cherchant
à fuir le monde de ses consœurs.

« J’échangeais quelques propos, avant le crépuscule, avec les adolescentes du


voisinage qui, elles, vivaient là toute l’année : ni tristes ni même
mélancoliques, préparant chacune son trousseau dans l’attente des demandes
en mariage. En somme, une autre vie : provisoirement cloîtrée jusqu’à leurs
noces, où elles seraient fêtées, du moins au début… » (Djebar, 2007 :289)

213
Cette emprise constitue la difficulté d’une ouverture sur le monde rêvé d’où
l’histoire tire son mouvement. Le récit reflète la vie des adolescentes de son âge en
mettant l’accent sur l’expression de leur passion et de leur souffrance.

5-3-1- La métamorphose du corps

Le corps métamorphosé (âge adulte) atteint l’équilibre de dépassement de la


contradiction pour affirmer sa souveraineté et se construire son individualité rêvée
dès l’adolescence. Dans cette percée, c’est dans le jeu des relations sociales qu’elle
opère la critique de tout un passé enseveli du destin négatif des femmes. Sur le
socle historique, Assia Djebar fait parler le silence des femmes pour rendre visible
ce qui était invisible. Son écriture soutenue par les mots du silence bouleverse les
identités et nous montre l’image de la femme arabe, à la fois, victime et symbole.
En ce sens, elle capte les voix silencieuses des femmes pour servir de support de
transformation des mentalités traditionnelles. Sur ce point, Assia Djebar reste
convaincue que les mentalités ont été à l’origine de la précarité et de la
marginalisation de la femme arabe à travers l’Histoire. De ce fait, pour Assia
Djebar l’émancipation doit passer par le changement des mentalités.

5-3-2- La réalité sociale de l’époque

Assia Djebar nous présente un monde vécu renforçant son écriture par des
exemples concrets. Il s’avère qu’à l’époque, certaines précautions étaient
indispensables à la jeune fille musulmane qui fréquentait le collège ou le lycée : La
langue française représentait un voile pour passer inaperçue aux regards de la
communauté des siens. Il fallait aussi parler une langue autre que sa langue
maternelle pour jouir d’une liberté et savoir dissimuler son identité pour ne pas être

214
connue en tant que fille musulmane déguisée en européenne. Pour cette raison, la
fille musulmane ne pouvait se montrer sans voile dans la rue sous peine d’être
« montrée du doigt ».

« Les vôtres, s’ils avaient pu deviner que vous parliez comme eux le dialecte
arabe, vous les auriez vus pleins de haine, prêts à vous insulter, à cause aussi
de votre jeunesse, du plaisir nu et cru que vous montriez à vous mouvoir,
dévorant de vos yeux grands ouverts les moindres espaces de cette ville
penchée, scintillante. » (Djebar, 2007 :306)

Compte tenu de cette réalité sociale de l’époque, la fille musulmane vivait le


malaise de cette mentalité sordide. Il apparaît que cette mentalité propre à Césarée
(petite ville) et sa région, disparaît à Alger (la capitale). La narratrice-auteure
qualifie cela de « mini-révolution ».

« Ce terme de « mini-révolution » que j’applique à notre arrivée à Alger, peu


avant septembre 1953, se justifie par un détail : ma mère, qui allait fêter ses
trente six ans, se métamorphosa en quelques mois en occidentale d’une
élégance discrète, toujours soignée, bien coiffée : par secrète fierté plus que
par vanité, elle conquit son autonomie de citadine, passant inaperçue par une
allure soudain européenne dans notre quartier où le petit peuple allait et
venait autour d’un grand marché. C’est ainsi que le beau voile de soie qui la
dissimulait naguère au village, aux yeux de tous, et qu’elle ne quittait même
pas dans la voiture qui nous menait durant les vacances, à Césarée, fût, dès le
premier jour, définitivement plié et relégué au fond d’une armoire. » (Djebar,
2007 :298)

Assia Djebar nous fait le récit de la vie d’une époque vécue. Est-ce pour que
l’on ait conscience des souffrances endurées par ses aïeules dans le passé ? Est-ce
pour mesurer les progrès perceptibles « dans le temps et l’espace » comme le
souligne M. Bakhtine : Dans le temps et l’espace tout à fait réels où retentit
l’œuvre, où se situe le manuscrit où le volume, l’homme réel qui a composé ce
discours, cet écrit, ce livre, se trouve aussi, ainsi que les êtres vrais qui écoutent ou

215
lisent les textes144. Assia Djebar exploite toutes les pistes en semant des indices
révélateurs d’une réalité qui profile l’authenticité des récits.

5-3-3- L’emprise d’une rêverie amoureuse

A l’intérieur du roman, nous nous retrouvons face à un récit narré par les
souvenirs. Narré à la troisième personne, il occupe les pages 268 et 269. Une
narratrice étrangère raconte la rencontre du couple. L’errance du couple est appuyée
par des verbes de mouvement et d’évasion qui suppriment la distance. La narratrice
nous décrit l’état d’esprit du couple. La jeune fille est séduite par le regard du jeune
homme. L’approche est confirmée par les expressions « côte à côte », « face à
elle », « la tête tournée vers elle ». Ils sont tous les deux ravis de cette proximité qui
les assemble. Dès lors, sa vitalité de jeunesse la met en présence d’un « prince
errant » tel « Imru’al-Qays » en personne dont les poèmes la font rêver. Assia
Djebar a traduit quelques vers de ses Quasidas qu’elle a parsemés à travers le
roman en pages 283, 287, 290.

« Ces vers vibrants, portés par un souffle, ample, que j’imaginai pareils à des
serpents étincelants sous le soleil du désert ne craignant ni le sable mouvant,
ni la sécheresse des tempêtes. » (Djebar, 2007 :282)

La jeune fille est emportée par un flot qui, très tôt, noiera ses espoirs dans un conflit
de la pensée où l’émotion finira par céder la place à la déception. Ce rêve, auquel
Assia Debar fait allusion, a été mis à distance par une vanité venue assombrir
l’univers de la jeune fille.

144
M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, « Du Discours romanesque », Tel Gallimard, Paris, 1978,
p.393.

216
« C’est un dialogue de sourds à quoi aboutit cette correspondance, ces dites
lettres « d’amour », l’une après l’autre, reçues là-bas, à l’internat de jeune
fille, avec Béatrice servant de prête-nom.
Tout défile devant moi : images de la ville de province au pied de l’Atlas,
définitivement quittée et mes battements de cœur d’alors- autrefois, il y a un
siècle, lorsque j’ouvrais chaque missive, mon ardeur à apprendre par cœur
(« par cœur et avec le cœur » : j’ironise désormais sur moi-même), dix vers
avec double hémistiche d’Imru-Al-Qays… » (Djebar, 2007 :345)

Cette synthèse dote l’histoire d’un corpus de la poésie arabe d’Imru-Al-Qays du


monde des divinités orientales. Traduits en français, ces vers offrent une grille de
lecture diversifiée de ce relais de la tradition littéraire suivant la généalogie de la
mythologie orientale. Ainsi, le monde moderne se trouve lié à l’antiquité, ce qui
donne un surcroît de valeur à l’histoire. Inscrite (histoire) dans le sillage d’une
tradition, c’est sous le signe de l’emblème, que les critères du temps et les errances
continuelles mettent en balance la légende et l’époque. De ce fait, on remarque que
le roman oscille entre une approche thématique et une démarche chronologique où
l’histoire se rapproche de l’origine dans la temporalité et dans l’espace. « Nulle
part l’espace ne peut-être indépendant d’une quantité de matière ou d’énergie qui
lui donne ses propriétés métriques, sa courbure145 ». Assia Djebar nous raconte
cette histoire sur le mode dramatique de l’idéologie d’une société en lui
reconnaissant les valeurs mais aussi les déséquilibres qui la constituent.

« Mes mots, aujourd’hui, ceux d’un désarroi rimé, que ce soit en français ou
en arabe, où les suspendre, à mon tour ? Les suspendues : pour chercher à
remporter l’une de ces palmes d’autrefois, me faudrait-il, moi, avec ma voix
et mon corps tout entier, me suspendre, à bout de bras, sinon au pilori, du
moins par mes épaules soulevées, par mon cou enchaîné, ma langue tournée,
mon cadavre exposé à tous vents, non pas justement sous le ciel d’Arabie,
mais sous tous les ciels du vaste monde ? » (Djebar, 2007 :346)

145
Pierre Bachelet, L’Espace, Paris, PUF, (Collections Que sais-je), n° 3293, 1998, p.118.

217
Conclusion

L’écriture nous révèle un autoportrait biographique d’Assia Djebar


racontant son vécu dans cette représentation de soi. Soumise à une épreuve de
réalité, c’est par sa culture riche en innovations littéraires qu’elle dévoile les secrets
de sa vie privée, quelques décennies plus tard. Assia Djebar implique son nom dans
cette vision. Elle est au centre du texte transfigurant son existence et son identité.
Son double devient un personnage usant de son « je » d’auteure, narre les récits
dont la nature révèle son destin étrange146. Dans son écriture aux formes ordinaires,
les personnages sont imbriqués dans différentes situations. En accordant une large
place à la vie familiale dans la littérature, Assia Djebar nous montre l’intériorité de
son soliloque littéraire dans un cadre culturel. Dès lors, nous pensons que cette
forme d’écriture autobiographique romancée a, de prime abord, une raison
culturelle cherchant à créer une certaine émotion auprès du lecteur et à mesurer
l’impact laissé par la colonisation.

« L’écriture est donc ce niveau ultime qui réunit tous les espaces et qui les
sublime. Ce que le roman autofictionnel manifeste de façon exemplaire et
paradigmatique147 : c’est l’itinéraire qui conduit un « je » privé de « moi » à la
nécessité de l’écriture pour constituer ce moi : non pas celle de la recherche
du temps perdu, mais celle de l’imaginaire romanesque qui crée un monde à
la ressemblance de son auteur et donne forme à la quête de lui-même148. »

146
« L’usage de la première personne permet d’assurer la cphérence de fantasmes, de rêves obsédants, d’images
chaotiques, de métaphores étonnantes, d’étranges sensations […]. Réalité autre qui parfois se révèle,
l’autofiction se rapporterait peu ou prou au fantastiques : et les ombres s’agitent insatiables, qui ne sont que les
spectres de ce moi qui parle sans fin pour se construire. », Sébastien Hubier, Littératures intimes, les
expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin, 2003, p. 134.
147
Jacques Soubeyroux, Le Moi et l’Espace : Autobiographie et autofiction dans les littératures d’Espagne et
d’Amérique latine, op. cit., p.168.
148
Alain Goulet, Les Lieux du moi dans Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano – in le moi et ses
espaces – quelques repères identitaires dans la littérature française contemporaine, dir. David Gascoigne,
Centre de recherche Textes/Histoire/Langages, Caen, université de Caen, 1997, p.120.

218
Pour conclure, la parole, la Mémoire, l’Histoire recouvrent finalement ces récits
inachevés : La Femme sans sépulture, La Nouba des femmes du Mont Chenoua,
Nulle part dans la maison de mon père sont intégrés à jamais dans une écriture à
venir. Une écriture cheminant sur les traces de l’Histoire par des repères qui
s’apparentent à l’origine, l’espace et le temps.

219
TROISIEME PARTIE:

L’ECRITURE-REPERES.

« J’écris pour me parcourir » disait le poète Henri Michaux. J’ai


adopté, en silence, cette devise.
L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas
permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion
d’« ijtihad », c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi
d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être, après tout, comme le
héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je
ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des
vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de
dix-neuf siècles auparavant...
Discours prononcé dans la séance publique. Réception de Mme Assia Djebar, le
jeudi 22 juin 2006 à l’Académie française.

220
La question de l'identité, appelée par les personnages du récit, sera
convoquée comme constitution d'un signe, celui du « Moi », signe errant en
constant devenir, le reflet spéculaire représentant un sens sans cesse suspendu et
relancé dans l'espace symbolique de la parole. Les repères identitaires constituent
un parcours labyrinthique d'une parole toujours en voyage, dans des avenues
astucieuses et des carrefours qui en retardent et en repoussent constamment l'issue.
La passion d’écrire d’Assia Djebar est à l’origine du thème développé où la femme
disparue est au premier plan sur la scène littéraire. Un thème où le symbole de la
disparition, de l’oubli et des injustices sociales constitue la problématique soulevée.

Assia Djebar écrit avec la participation des femmes de son espace en


élargissant le champ de recherche d’une liberté par le biais des circonstances
historiques que lui imposait son époque. En effet, l’histoire de La Femme sans
sépulture rapportée par Assia Djebar se déroule dans un espace défini ayant subi de
nombreuses invasions étrangères à travers le temps. Parmi ces invasions, elle
évoque celles qui ont succédé à l’empire romain, (celles du terrible Firmin le
Numide, au IVe, puis celles des Vandales, cent cinquante ans après) (Djebar,
2002 :237). Puis, pour maintenir l’errance à travers l’Histoire, elle enrichit sa
littérature en soulevant des faits historiques qui nous renvoient à un passé de deux
mille ans où Césarée de Maurétanie, Cirta la haute et Carthage la reconstruite
(Djebar, 2002 :237) apparaissent comme des repères de la présence romaine dans
l’ancienne Maurétanie.
L’évocation de « Jugurtha, de l’Emir Abdelkader, d’Ibn’ Arabi, de la Kahina »
comme « ancêtres illustres » nous apparait comme des repères identitaires placés
dans le texte où l’identité arabo-berbère de l’auteure se confirme.

« Nous pourrions aussi évoquer nos ancêtres illustres :


Jugurtha, trahi, est mort à Rome, loin de sa terre ;
La Kahina, notre reine des Aurès, vaincue, s’est
[tuée auprès d’un puits ;
Abdelkader, expatrié, s’est éteint à Damas, auprès
d’Ibn’Arabi. » (Djebar, 2002 : 78)

221
Dans ce rapport immédiat, l’auteure s’identifie à "ses ancêtres illustres" où
l’on distingue des figures emblématiques nées de l’histoire ancestrale. En
parcourant le texte, on s’aperçoit d’un nombre infini de situations plus ou moins
analogues qui s’ajoutent à ce passé historique.
L’auteure évoque les évènements qui se sont produits dans l’espace de Césarée. La
ville de Bougie et le pic de lalla Gouraya (p34) font partie d’un espace qui
s’élargit. C’est un repère illustrant la prise de cette ville par l’armée coloniale
française. En évoquant cette bataille, l’auteure fait allusion au courage des femmes
berbères : « les guerrières berbères sautaient sur les chevaux de leurs époux morts
sous leurs yeux et allaient sous les rempart braver l’ennemi. » (Djebar, 2002 :136).
Elle évoque la révolte historique de la tribu guerrière des Hadjouts de 1871. A
travers les récits de Dame Lionne et de Zohra Oudai, l’auteure nous met en
présence de séquences illustrant les souffrances endurées par les femmes berbères à
travers l’Histoire. Par l’intermédiaire des voix féminines, Assia Djebar dévoile un
monde dans sa profondeur et les injustices qu’il renferme. C’est en ce sens qu’elle
explore l’essence de son art et se fait l’interprète de ses exigences, condamnant
l’asservissement et refusant toute idéologie oppressante. C’est pourquoi, dans sa
littérature, elle cherche à faire coïncider sa liberté de penser et la démocratie
politique en éveillant les consciences humaines sur les conditions de la femme
opprimée. En ce sens, elle pousse la contestation à son extrême et nous invite à
émerger pour découvrir la violation des lois de la morale. Ainsi, en faisant de
l’image de la femme un usage constant fondé sur la contestation intégrée à la réalité
quotidienne, Assia Djebar cherche l’image du changement en gardant à son histoire
une allure inquiétante. De ce fait, on s’aperçoit que l’écriture Djebarienne reflète
une idéologie refusant l’injustice sociale à laquelle étaient soumisses ses aïeules par
le passé.

222
CHAPITRE I:

LES REPERES IDENTITAIRES.

223
Dans sa ville natale, Assia Djebar retrouve ses repères (les lieux de son
enfance, des personnages familiers, la tombe du père au cimetière de Césarée).
Dans le roman Nulle part dans la maison de mon père, certains détails soulignent le
caractère autobiographique élaboré sous forme de repères identitaires par lesquels
Assia Djebar se trouve liée. L’auteure tente de déraciner un passé, son passé
lorsqu'elle évoque la maison du père, son enfance, sa ville Césarée où "dort
désormais" son "père, les yeux ouverts". Ces repères permettent de discerner les
faits rapportés et authentifier l'histoire déjà enrichie par des témoignages dont la
signification symbolise l'époque coloniale.

A travers le texte, son retrait lié au système de son pays, s'explique par sa
vision du monde qui la rejette. Sollicitée pour faire l’histoire de Zoulikha, Assia
Djebar revient dans son pays, l’espace familier de ses ancêtres, où sa parole
s’intègre dans l’univers collectif féminin.
La visite du tombeau de la Chrétienne, Tipaza et ses ruines, l’aqueduc du Chenoua,
le phare millénaire remémore le passé d’un monde de deux mille ans d’Histoire.
L’hôtel de la ville où elle séjourne, le musée qu’elle visite et les mosaïques qu’elle
contemple appartiennent à l’époque coloniale. Elle retrouve une cité antique
dégradée par le temps où « ces pierres seules gardent mémoire » (p236) qui semble
ne plus appartenir à ces époques devenant sa « capitale des douleurs » (Djebar,
2002 :237). Son errance dans la ville l’a conduite à la maison de l’héroïne habitée
par sa fille ainée Hania. En ce lieu, la visiteuse contemple les murs qui séparent la
maison de l’héroïne de celle du père. Elle tente de vaincre son remords, mais les
images que lui offre ce présent l’attristent et la désenchantent. La visiteuse se rend
ensuite chez Dame Lionne dont la maison se situe près du cirque romain de la ville,
puis chez Zohra Oudai dans les vergers Oudai situés sur les collines qui
surplombent Césarée. La maison de Dame Lionne et celle de Zohra Oudai sont des
lieux ayant abrité l’héroïne avant son départ pour le maquis et apparaissent comme
des repères servant l’histoire.

224
« Quant au retour de la fille prodigue… ta rencontre avec Zoulikha, qui vit
encore mais seulement pour toi et ses deux filles…Là-bas, dans chaque cité –
petite ou non, antique ou pas- surgissent d'autres Zoulikha. » (Djebar, 2002 :
242)

Engagée dans cette quête historique, l’auteure mobilise la mémoire collective par
une volonté d’écrire qui s’apparente à la familiarité des lieux et des personnages.
Dans son itinéraire, sa mémoire ébranlée par des fantasmes revit l’image de la
tombe de son père au cimetière de Césarée (espace de quête).

« L’image de Zoulikha, certes, disparaît à demi de la mosaïque. Mais sa voix


subsiste, en souffle vivace : elle n’est pas magie, mais vérité nue, d’un éclat
aussi pur que tel ou tel marbre de déesse, ressorti hors des ruines, ou qui y
reste enfoui.
Et toi ?
Quand serai-je vraiment de retour pour gravir le chemin qui monte au sommet
de Césarée ? Là où, sous mille couches de ténèbres, dort désormais mon père,
les yeux ouverts. » (Djebar, 2002 :243)

A travers cette impression où se mire l’image du père, apparait celle de Zoulikha


suscitant le questionnement. Cette substitution accompagne son illusion nostalgique
d'un passé mis en rapport avec le temps présent. Par ce biais, il s'avère que sa
démarche consiste à superposer l'accessible et l'inaccessible pour surmonter sa
destinée de l’exil forcé par sa présence/absence située dans la trame narrative de sa
création où s'exprime son inconscient. Dans cette représentation symbolique,
l'évocation du père dormant dans sa tombe "les yeux ouverts" où le silence "des
ténèbres" coïncide avec Zoulikha disparue sans tombe car "Le romancier n'est pas
conscient de ce qu'il met de lui-même dans son œuvre; à ce niveau, l'œuvre parle de
lui comme le rêve, par un langage propre149."
Les images de mort structurant le roman font parties de son imaginaire édifié sur un
cœur angoissé à la recherche d'un pouvoir pour échapper aux fantasmes qui
l'assiègent et donner une dimension à la vie. C’est pourquoi l'écriture remémore les

149
Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF (Collections "Que sais-je?"), n°1752, 1993.

225
souvenirs d'un passé dans des situations concordantes donnant au roman une
apparence autobiographique. Selon un rythme ordonné, la narratrice essaie
d'entretenir l'écheveau des souvenirs pour rappeler la douleur et le vide auxquels
elle se trouve confrontée en maintenant "l'image du père" en abîme.

« Je suis revenue au pays après des années d'exil. En venant à Césarée, si


j'avais pu résider dans la vieille maison de mon père, je serais certainement
venue plus tôt vous voir. » (Djebar, 2002 :79)

En faisant allusion à son impossibilité d'occuper la maison du père, "son seul


héritage" (p95), et sa visite provisoire, lors de son séjour à Césarée, elle avoue une
réalité inexpliquée dont l'effet exige une part de réflexion du lecteur. Dans ce
prolongement présence/absence, cette mise en relation du retour et de la maison du
père régénère le passé, lui donne une forme d'existence et de lutte contre la mort.
Son espace d'enfance qu'est la maison du père, apparaît dans le texte comme un
signe du passé à l'origine de son éducation et de son émancipation. Alors, dans le
creuset de la place qu'occupe ce lieu en sa mémoire, elle retrouve l'image du père à
travers laquelle elle se distingue et se reconnaît. Signe de l'enfance et de la
séparation, ce lieu vide et sans voix devient un siège de tension qui la préoccupe et
la déchire. « Je fixe le mur qui nous sépare de la maison du père- le lieu de ma
première enfance… Je tente de vaincre mon remords. » (Djebar, 2002 :15). Ce lieu,
dont elle s'évertue (parce qu'il fait partie des instants de sa vie), est donc, mis à
profit pour élargir l'horizon du père et faire corps avec celui de l'héroïne autour
duquel gravitent tous les personnages.

Ainsi, sous l'effet émotionnel et affectif de l'image du père, elle l'incorpore


dans ce présent culturel comme sujet de transmission d'héritage et support de
mémoire et ce, malgré la tristesse qui lui procure cette vision. Devenu une sorte
d'archéologie hiératique ayant survécu à l'hégémonie de la disparition, le lieu
garde ses particularités de maison citadine. Alors, en ces moments de tristesse,
son âme assistée par un entourage immédiat se trouve mise à l'épreuve, entretenant
son corps avec l'espace dans cette épreuve collective partagée. Cette figuration

226
constante de ses sentiments éprouvés se réduit à des schèmes conceptuels de
réinvestissement de l'expression féminine sous l'émotion de cette coïncidence
historique. « En fait, l’écriture du corps s’inscrit dans l’errance poétique et
imaginaire, garants d’une déréalisation salutaire dans la mesure où leurs béances
gèrent l’indicible au-delà du conventionnel150 »

« Je reviens si tard et me décide à dérouler enfin le récit! Ce retard me


perturbe, me trouble, me culpabilise. Comme si mon lieu d'origine s'arrachait,
mais à quoi: à mon propre oubli? » (Djebar, 2002 : 239)

Cette culpabilité motivée par "l'oubli" illustre le caractère conscient de soi et


du monde et souligne sa soustraction de son espace proéminent où se manifestent
les visites, les rencontres, les joies et les peines. La temporalité se trouve mise en
valeur pour s'accomplir dans l'espace par un langage en harmonie avec les
sentiments d'un cœur en difficulté. Cette temporalité est le véritable nom de l’être,
car « rien n’existe, tout se temporalise151 » ; elle est impliquée dans le sens d’être
du monde et de la subjectivité, car le « monde […] est le noyau du temps152 ». La
temporalité est donc « champ de présence », c’est-à-dire et indivisiblement
dimension du monde et dimension du sujet153 », dimension du corps-écriture.

150
Charles Bonn, Yves Baumstimler, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, (Collections Etudes
littéraires maghrébines), L’Harmattan, Paris, 1991, p.100.
151
Voir, Merleau- Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p.383.
152
Ibidem.
153
Jean-Pierre Zarader, Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.491.

227
1- La disparition du corps de l'héroïne

« Où trouver le corps de ma mère? » (Djebar, 2002 :47)

La disparition du corps de l'héroïne se trouve mise dans le rapport


paradigmatique avec la mort du père où la duplication symbolise son mystère
métaphorisé par le langage dans ce contexte littéraire. Pour la narratrice, le corps
du père, ayant une tombe (sa demeure éternelle) au cimetière de Césarée, garde son
identification en tant qu'être humain ayant existé. Dans ce cas, la famille peut aller
se recueillir sur sa tombe pour apaiser la douleur. Par contre, le corps de l'héroïne
restant sans sépulture ne peut être identifié que par l'histoire de Zoulikha, n'a existé
que pour ses proches et ceux qui l'ont connue de son vivant. Ce désir, donc, de les
maintenir en vie, non pas par leur présence physique, mais par la présence de l'âme
constitue la rhétorique de l'expression et de la pensée sollicitées par l'histoire. On
dira alors que « le corps est un sensible parmi les sensibles, mais en précisant qu’il
est celui154 « en lequel se fait une inscription de tous les autres155 », ou bien qu’il est
une chose parmi les choses, mais en précisant qu’il est ainsi et surtout « au plus
haut point ce qu’est toute chose : un ceci dimensionnel », « un sensible qui est
dimensionnel de soi-même, mesurant universel156. »

2- La représentation du corps

Le corps habité par une âme est un support à la vie noué à la mort (symbole
de fin) qu’elle soit cachée ou apprivoisée. Au niveau du dernier monologue de
Zoulikha (de la page 217 à la page 234), on remarque que le corps est évoqué vingt
quatre fois, et chacune de ses parties nous informe de sa souffrance. Aucune partie

154
Jean- Pierre Zarader, Vocabulaire des philosophes, op. cit, p.455.
155
Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p.313.
156
Ibidem.

228
du "corps femelle abattu" n'a été épargné par la torture: les muscles, la peau, le
sexe, les poignets, les chevilles, les seins, la chevelure, les paupières, les genoux,
les jambes, les mollets. « Seule la douleur le long de mes cuisses me déchirait, me
lancinait, montait jusqu'aux oreilles. » (Djebar, 2002 :217). Ainsi, le corps-écriture
mis en scène se trouve lié à la souffrance par le processus de cette notion du corps.
Nous assistons ainsi à une nouvelle forme d’errance qui passe avant tout par le
corps en tant que référent « culturel, ethnologique, sociologique et
157
antropologique ».

« Un corps à terre se durcissait, s'installait dans une vigueur qui désormais te


parvient. Comme s'il n'y avait plus jamais, pour moi, de nuit: le temps,
l'espace, les courbes autour de mon corps refusant de pourrir ou de s'émietter,
tout n'était que lumière blanche- d'un blanc aveuglant de midi (moi pourtant
yeux depuis le début fermés!) » (Djebar, 2002 : 225)

Les termes utilisés « corps à terre se durcissait », « corps refusant de pourrir »


constituent une référence indicielle sur l’état du corps dans ce parcours vers la mort.
L’écriture nous met en présence d’un corps errant victime du syndrome de la
persécution et de la torture gisant à terre. Sa désintégration inéluctable parachève sa
disparition sans rituel et sans sépulture et cède sa place au mystère conduisant à
l’errance permanente. Ainsi, la notion de corps liée au rapport qu’elle entretient
avec le cadavre n’est que cette écriture mise en scène par le processus de
décomposition. « Zoulikha sans tombeau connu, engloutie dans quelle fosse, elle,
l'éparpillée dans l'air bleu, l'envolée. » (Djebar, 2002 :100) ; Cette notion du
158
« corps vécu » ou « corps animé » – c’est-à-dire le corps percevant et se mouvant,
désirant et souffrant – s’écarte du sens habituel dans la mesure où elle vise, non pas
la différence entre le corps-sujet et le corps-objet, mais plutôt, à l’inverse, l’étoffe
commune du corps voyant et du monde visible, pensées comme inséparable,
naissant l’un à l’autre, l’un pour l’autre, d’une « déhiscence »159 qui est l’ouverture

157
Selon Charles Bonn et Yves Baumstimler, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, op. cit., p.100.
158
Roland Barthes, Signes, Gallimard, 1960, p.287.
159
Merleau- Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p.142.

229
du monde160 ». Ainsi, nous poursuivrons notre démarche afin de démontrer
comment la disparition du corps réel a donné lieu à ce corps-écriture ouvrant la voie
à une errance permanente.

2-1- Le corps : écriture et représentation

Le corps de Zoulikha neutralisé par l'armée coloniale est donc considéré


comme mort devenant ce lieu littéraire où s'organise, vingt ans plus tard, la quête de
sa disparition. Dès lors, le désir de retrouver le corps donne naissance à ce corps-
écriture en quête d'une évidence de la mort (elle-même forme de silence) dans une
histoire omise de l'Histoire en silence. Ainsi, le corps devient objet d'une quête
valorisant l'écriture par les différents aspects des faits avancés par les personnages
ayant eus des rapports apparents avec la lutte anticoloniale. Ce renvoi à l'écriture,
dans ses composés sémantiques, illustre la portée de la disparition du corps de
l'héroïne à travers l'acte répréhensible de ceux qui l'ont commis. « Le corps
abandonné devient le support d’une véritable mythification.161 »

Dans le prolongement de la pensée, c’est par un langage porté par l’écriture


que le corps de l’héroïne honore ses proches vis-à-vis de la société. Son histoire
longtemps oubliée a glissé dans l'Histoire par le biais de cette écriture conçue par
fragments épars à l'issue d'une quête affective auprès des personnages proches de
l'héroïne. Cette particularité du mystère qui entoure la disparition du corps est
perçue dans l'espace-temps entre la réalité et la mémoire comme une vérité
inaccessible par la raison humaine. « J'étais sûre, si sûre de retrouver quelque chose
d'elle. Mais rien. » (Djebar, 2002 :63). Devenu objet d’une quête, le corps
représenté parlant, pensant, suscitant des réactions de sympathie ou de répulsion, se

160
Jean- Pierre Zarader, Le Vocabulaire des philosophes, op. cit., p.451.
161
Carola Hâhnel, Liénard- Yeterian Marie et Marinas Cristina (dir.), Culture et mémoire. Représentations
contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, op. cit.,
p.422.

230
retrouve réparti en différents points du texte sous forme d’un être de papier faisant
partie du pacte de lecture.

2-2- Le corps : une quête permanente

La disparition du corps étant le sujet principal de la quête, cette dernière


restera permanente tant que le corps n’aura pas été retrouvé. Nous verrons que les
séquelles de la disparition affligent la famille de la défunte et principalement Hania
qui fait part de sa douleur à la visiteuse. Hania porte en elle le stigmate de la
disparition du corps de sa mère non retrouvé ; perturbée dans sa vie quotidienne,
elle essaie de surmonter la douleur qui l’accable. Ainsi, nous aborderons la
disparition comme source de douleurs émotionnelles, de questionnement, d’errance
et de quête permanente. La visiteuse considère le corps disparu de l'héroïne oubliée
comme un objet de sa quête dont le sens est révélé par le récit de Hania (la fille de
l'héroïne). « Que dire de cette recherche à tâtons dans les ronces et les fourrés? Et
de sa sépulture, majestueuse, apparaissant en vain dans mon rêve? Je ne cessai
d'errer jusqu'au crépuscule. Où trouver le corps de ma mère? » (Djebar, 2002 : 63).
Dans ce passage, on remarque que l'absence du corps signale un vide difficile à
combler incitant à l’errance sur les lieux de la disparition. Quant à la sépulture, elle
n'apparaît qu'à travers un rêve contribuant à apaiser la douleur et la solitude mais
aboutit au questionnement autour d'un manque lié au désir de percer le mystère.
L'analyse des récits rapportés par Dame Lionne, Hania et Zohra Oudai a permis de
nous orienter sur l'itinéraire de l'héroïne dans ses finalités dramatiques. La mort de
l'héroïne a rompu le silence durant les quelques années qui s'écoulèrent et les
rumeurs sur son sort n'ont point apaisé la douleur de Hania où s'affirme son
désenchantement.
« Les trois années qui ont suivi, les nouvelles qui arrivaient étaient
contradictoires. » (Djebar, 2002 :60)

231
« Si le moindre signe m’était parvenu, oh oui, j’aurais chanté à l’infini. »
(Djebar, 2002 :63)

A l’ombre de la douleur, Hania souffre en aval de la mort de sa mère Zoulikha. Elle


fait part des symptômes qui suivirent sa déception à la visiteuse devenue sa
confidente. Cette mise en évidence de l’impact pathologique élargit davantage le
cercle féminin de l’écriture. « Après cette déception une sorte d'hémorragie sonore
persiste. Elle n'eut plus jamais de menstrues depuis ce jour de sa recherche en
forêt. » (Djebar, 2002 :65)

En effet, "La douleur est une émotion. Ceci exige pour en comprendre le
mécanisme, de l'approcher simultanément sous trois angles: l'analyse des
manifestations physiologiques et pathologiques en tant que conduite
émotionnelle; ensuite la mise en évidence d'un parallélisme entre les
différentes formes de douleur; et enfin l'appréciation des réactions à celles-ci
comme des systèmes de défense possédant des structures précises, propre à
chacune. La douleur, en effet, est appréhendée à travers le prisme déformant
de la subjectivité humaine. Ainsi, la situation douloureuse, ou la raison de
souffrir, ne peuvent-elles être définies que par rapport à la personne qui
souffre. C'est donc ce couple dynamique cause de la douleur/ personne
souffrante (au sens où le physique entend la notion du couple dynamique)
qu'il a fallu d'abord observer, et sur lequel nous avons réfléchi162."

Si l'on s'appuyait sur ces propos: Hania souffrait de la disparition de sa mère


mais savait dissimuler sa douleur physique et morale atteignant son corps dans ses
limites neuro-affectives et retrouver son accalmie pour souffrir intérieurement. « Je
me réveillais en larmes et il fallait reprendre un visage normal, à cause des petits. »
(Djebar, 2002 :61). Ainsi, les larmes participent à l’univers douloureux provoqué
par la mort. Nous savons que les larmes apparaissent dans les yeux sous l'effet
d'une émotion de "joie" ou de "peine". Hania, donc, savait contenir sa douleur en
cachant ses larmes pour dissimuler sa peine dans les moments propices comme
besoin de rejet émotionnel. A travers le langage utilisé dans le texte, on s'aperçoit

162
Cornelia Quarti, Jacqueline Renaud, Neuropsychologie de la douleur, Paris, Hermann, 1972, p.185.

232
du poids des mots. Dans ce passage, le verbe "falloir" agit impérativement sur le
comportement de Hania: ("il fallait"). Derrière sa douleur qui s'apparente à
l'angoisse, la sensibilité de Hania apparaît sur son corps comme une dépense
physique symptomatique à l'image d'un corps morcelé. Ainsi, les symptômes se
confondent dans l’expérience du vécu. « Peau épuisée à force d'être tendue; gorge
serrée à force d'être presque tout à fait noyée. » (Djebar, 2002 : 64) Consciente de
son état de mère de famille, derrière ce stimulus, son principe est de ne pas choquer
les sentiments de ses enfants. Cette façon de penser et de se comporter vis-à-vis de
ses enfants résulte de la bonne éducation maternelle. Hania mène une vie
quotidienne perturbée portant le stigmate de la disparition de sa mère. Elle essaie de
surmonter la douleur qui l’enveloppe, l’épuise physiquement et moralement. La
conscience voyage, erre à travers le doute. Le mystère demeure et l’errance se
poursuit sur l’itinéraire de la disparition. Cette mort sans sépulture suscite chez les
siens l’émotion, l’angoisse, l’attente et l’espoir. Ces effets émotionnels auraient été
apaisés par la présence du corps et c’est pourquoi, dans le cas considéré de cette
mort sans corps, se pose une question sans réponse nécessitant le questionnement
sur une fin problématique incitant à l’errance. Dans le texte, tous les rapports
établis restent des hypothèses et aucune fin ne se propose car la mort se justifie par
un corps inerte et sans vie : un cadavre. Pour cette raison, sans cadavre la réalité
naturelle de la mort devient un prétexte que nous développerons dans les pages qui
suivront.

2-3- Le corps : une version cadavérique

D’après l’histoire du roman, l’héroïne a disparu sans rite funéraire et sans


sépulture. Tout cadavre nécessite une tombe, le corps de l’héroïne demeure
l’intermédiaire indispensable entre la disparition et la mort. C’est pourquoi le corps,
une fois séparée de son âme, il serait insensé de parler de corps mais de "cadavre"
recevant une tombe symbolisant la mort.

233
« (…) Le cadavre. Corps vide, "corps du vide". Le cadavre signifie bien la
cassure symbolique, l'interruption dans les représentations vivantes vis-à-vis
du corps. Le cadavre est ce corps sans revêtement de sens, sans sa parole
gestuelle, sans son rythme, sans pulsation, sans besoin physiologique, sans
déterminisme et sans loi.163»

Dans cette approche descriptive, la liaison spirituelle du corps et de l'âme répond à


des impératifs de la vie et de l'existence que la mort vient séparer à un moment
prescrit. Toutes les hypothèses évoquées par les personnages-témoins ne révèlent
avec exactitude le vrai visage de la mort de Zoulikha. En l'absence du corps, on ne
peut parler de "cadavre" et pourtant, le mot "cadavre" est évoqué cinq fois par la
voix imaginative de Zoulikha dans son dernier monologue.

« Un "cadavre", ont dit les gens de la ville ensuite: un "cadavre" exposé en


plein centre du douar de ton père (celui qu'ensuite ils détruiront, pierre après
pierre…)
(…) Mon cadavre": est-ce que les autres, tous les hommes de ces même lieux,
ne se sont pas mis à leur tour à avoir peur, de qui… » (Djebar, 2002 :222)
« Ils disent: mon "cadavre"; l'indépendance venue, peut-être diront-ils, ma
"statue. » (Djebar, 2002 :227)
« Lui le porteur de "cadavre", l'ensevelisseur des mères, je l'avais, quelque
temps avant ta venue, veillé malade et délirant. » (Djebar, 2002 :232)

A travers le souvenir de la grotte, Zoulikha rappelle à Mina le combattant


devenu l’ensevelisseur des mères. Le rappel de cet évènement implique l’hypothèse
selon laquelle le cadavre de Zoulikha fut trouvé et enterré sans rite et sans repère.

« Tu l'as peut-être oublié.


Lui seul, malgré lui et malgré les autres, il réussit à m'enfermer, à me
plomber. Il m'enterra. » (Djebar, 2002 :231)

163
Malek Chebel, Le Corps en Islam, 1ère édition Ducrot [1984], PUF, Paris, 1999, p.146.

234
A travers cette vision, l'enterrement crée la tombe, l'identifie et la symbolise. C'est
le principe de toute mort. Quant à l'interprétation historique de sa mort, que le texte
mime, comme une épreuve, dans la dimension métaphysique, donne lieu à l'image
d'un cadavre où la réalité de l'enterrement n'existe que par les mots. Il se pourrait
aussi que Zoulikha ayant le pressentiment qu'elle allait mourir, a défini, ainsi, son
enterrement où seul l'ensevelisseur était présent. Puisqu’elle dit: "lui seul", donc,
aucun des siens n'assistait à ses funérailles. Le mystère du cadavre reste donc entier.

« Partout le corps apparait comme le laissé-pour compte : il subit la mort


puisque celle-ci résulte de la disparition du principe vital qui l’animait ou de
l’esprit qui l’informait : même son nom : sa devise, son emblème
disparaitront lorsque l’âme quitte le corps par la bouche, par les cheveux, par
les orteils ou les narines. (…) Certes, il ne s’agit jamais d’une rupture
brusque : le corps pourra présider ses propres funérailles, il sera l’objet de
soins vigilants –pour peu de temps il est vrai –plus tard certaines parties
nobles deviendront éventuellement l’objet d’un culte (tibia, crâne) ; il est
même assuré d’une survie partielle par héritage (tout homme a le sang de sa
mère et les os de son père, disent les Ashanti) ; enfin, il n’est pas impossible
que, sous une forme sublimée, il ne subisse les offres de la douleur (« enfer »)
ou ne vive les joies de la récompense (« paradis »).164 »

L’héroïne a disparu convaincue de sa mort et de son enterrement que


l’histoire interprète. Elle existe, dans la totalité de son être, maintenue en vie dans
l’univers littéraire. Sa tombe présumée est ce livre dans lequel son corps repose, il
restera à jamais le lieu de sa sépulture. Le titre La Femme sans sépulture est en lui-
même une image de la mort. Zoulikha avait une image de sa mort qu’elle fuyait
pour protéger ses enfants abandonnés. Convaincue d’être enterrée, elle est morte et
son corps a disparu sans sépulture. L’absence de la tombe constitue le mystère de la
disparition inspirant l’auteure à élargir l’horizon de la mort qu’elle symbolise par

164
Louis-Vincent Thomas, Le cadavre, de la biologie à l’anthropologie, Bruxelles, éditions complexe, 1980,
p.220.

235
l’écriture. Cette mort est devenue un symbole de l’histoire individuelle et
collective, un lieu de la parole.

3- L’image de la mort

Comme le corps, « le roman est mort … depuis qu’il est né. » 165

(…) Certes, le roman est mort mais le romanesque –hypostasié en substantif


–perdure, se renouvelle et s’invente.166 »

« J'ai pleuré une nuit, toi l'endormie et t'agitant contre moi, moi qui me disais:
je ne vais pas vieillir. » (Djebar, 2002 : 233)

Ce sentiment, en lui-même, revêt un caractère dramatique particulier d'une


âme en souffrance soulignant, par avance, sa mort inscrite dans le temps. Sentant le
danger qui la menace, elle est, donc, animée par ce sentiment de mélancolie à
l'égard de ses enfants, à la mesure d'une voix qui semble l'appeler vers la mort. « Il
ne s'agit pas, sur un plan psychanalytique, d'un principe biologique démontrable,
mais plutôt d'une aspiration psychique fondamentale.167 »
Les mots expriment sa souffrance, son chagrin sous l'emprise de cette mélancolie
qui l'étreint car l’effet de la tendresse maternelle l'oblige à verser ses larmes pour
consoler sa peine submergée par la tristesse. Dans ce processus vécu, le
pressentiment « de ne pas vieillir » était le présage de cette fin tragique cachée
derrière cette impulsion mortifère car « la mort ne surprend pas : on est averti par
une conviction intime qu’on va mourir. Le mourant peut alors inscrire sa mort dans
un rituel, qui définit son rôle et celui de son entourage, et que chacun connait et
accomplit naturellement168». Cet état d'âme qui attire Zoulikha vers le lieu de sa

165
Aline Mura-Brunel, Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, op. ci., p.5.
166
Ibid, p.7.
167
Alain Boissinot, Littérature et Histoire, Etudes de textes et histoire littéraire (Parcours didactiques), éditions
Bertrand-Lacoste, Paris, 1998, p.135.
168
Rechardt Ero, Ikonen Pentti, " À propos de l’interprétation de la pulsion de mort ", in Collectif, La Pulsion
de mort, Paris, PUF, 1986, p.39.

236
mort, une mort qu'elle voulait fuir pour protéger ses enfants, illustre le vrai visage
de cette assimilation du tragique attribuée à la fatalité du sort. « C'était dans ces
conditions qu'elle s'était mise à languir de nous, "de mes petits" disait-elle
sobrement ». (Djebar, 2002 : 211). Derrière l'image inaltérée de ses enfants, la
réalité du sacrifice et la foi qui l'animent héritées d'une tradition, relève d’un mythe
qui résume les conséquences de cet héroïsme féminin dans sa forme symbolique.

« Berceuse d'espoir tremblé, d'attente incertaine, où les larmes voilées se


perçoivent mais seulement dans le timbre, quant celui-ci va défaillir. Comme
si l'inconnue qui ne sait plus si, dans sa cabane cernée, elle doit me fêter ou
me pleurer, cette chanteuse, en l'honneur de mon corps qui s'enveloppe de sa
vibration à elle, en me langeant lentement, oh oui, cette anonyme, ma sœur,
se décidait peut-être, par le jaillissement de sa voix si pure, à me remplacer
dorénavant chez les vivants: accompagnatrice, à ma place, de tes sortilèges à
venir, de ton prochain ensorcellement, des nuages qui t'attendent, et moi qui
ne serait pas là, qui ne pourrai pas te parler. » (Djebar, 2002 : 227)

Dans ce déferlement d'affects, l'amour pour ses enfants, maintes fois


renouvelé, décrit son déchirement comme une sorte de culpabilité troublant son
repos dans cet au-delà. Au paroxysme de la passion interne, la parole de
l'inconscient traduit le caractère profond de la pensée de son âme en désarroi faisant
part de son trouble qui conditionne l'avenir. On s'aperçoit que dans cette allégorie,
l'immortalité nous renvoie à la métaphore du corps de Zoulikha devenu immortel
erre dans cet univers littéraire cherchant une entrée dans la légende. « Elle sourirait,
elle se moquerait, Zoulikha, si on lui avait dit qu'on la comparerait, elle, aux sirènes
du grand poème d'Homère. » (Djebar, 2002 : 236). Ainsi, la création littéraire
apparaît comme un fait culturel représentatif d'une réalité supposant cette
implication fictionnelle nécessaire à l'invention émotionnelle.

L'image investie par la fiction trouve son vocable dans le cadre de la pensée
où les mots combinés produisent certains effets de simulation qui présupposent la
réalité du tragique. Derrière la nostalgie, que les années n'ont pu apaiser, réside ce

237
sentiment d'impuissance face à l'évidence de la mort. Le corps est à l'honneur et
l'esprit vivifié, partout et nulle part, dominant le récit que l'écriture colporte. Dès
lors, le corps de Zoulikha devient cette métaphore de l'expression populaire
organisée. Dans ce déploiement pathétique, l'aspect dramatique dans sa forme
imaginative explique cette figuration à proximité énigmatique dans le prolongement
du texte narré.

Le dialogue ou le monologue de mort, régie par une pulsion attribuée à


l'héroïne, consiste à élaborer les gestes exceptionnels du rite de celle qui
l'accomplit. Par ce procédé créatif aux sonorités vibrantes, l’écriture fait de la scène
mortifère une situation signifiant une totalité vivante de l’héroïne, où la narratrice
anonyme incarne une série de mutations. Ainsi, la signification dans sa forme
originale présente une évidence: la succession après la mort pour assurer la
continuité conformément à la création du monde. Quant au message, il véhicule un
sens régi par des principes symboliques qui dépassent le sens historique où le passé
et l'avenir se superposent dans ce retour sur soi. Nous remarquons que cette forme
signifiante sur le sens de la mort parachève son être par le langage de la perte, dans
cette traversée, pour donner corps à l'écriture. « Cadavre effiloché dans l'espace au-
dessus des flots, sans avoir jamais pué. » (Djebar, 2002 : 185).

Ainsi, l'image formée par les mots initiés nous communique l'évènement
fatal subi par le corps pétrifié, son déploiement et son devenir dans les limites du
temps et de l'espace. L'image, en elle-même, reflète une vision hallucinatoire
cruelle sur le plan de la perception pour se manifester sur la conscience et donner
naissance à ce mouvement de création.
A propos d'image, G. Didi Huberman dit: « Devant une image, enfin nous avons
humblement à reconnaître ceci! Qu'elle nous survivra probablement, que nous
sommes l'élément fragile, l'élément de passage, et qu'elle est devant nous un
élément de futur, l'élément de la durée. L'image a souvent plus de mémoire et plus
d'avenir que l'étant qui la regarde.169 » .Dans cette création littéraire représentée par

169
Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, édition de Minuit, 2000, p.10.

238
l’image émouvante du « cadavre effiloché », Assia Djebar accorde au lecteur une
liberté d’entrer dans ses pensées pour découvrir, à travers l’esprit, les sentiments
qui l’ont suscitée. Offerte par le texte, l’image consiste à conduire le lecteur au
point obscur de l’âme devenu symbole où l’héroïne n’est qu’une divine absence.
L’auteure la présente en profil perdu suggérant partout sa présence pour amplifier la
contestation conforme aux prescriptions de la cause féminine qu’elle défend et à la
voie tracée de sa quête. L’image du corps devenue l’image littéraire, son destin
posthume la maintient en suspend, ne dépendant ni du talent ni de l’effet qui semble
avoir perdu son efficacité. Ainsi s’explique le saut littéraire du roman historique au
roman autobiographique.

4- La mort sans sépulture

La mort ainsi valorisée se raconte et se constitue en histoire focalisée sur le


destin de l'héroïne par une écriture révélant l'effectivité du passé. Les mots ont leur
raison d'évoquer l'histoire pour donner plus de clarté à la forme littéraire et recréer
dans le symbole l'art que la conscience exige. Dès lors, l'écriture brise le silence mis
en cause par un oubli qui a pris forme de paralysie dans le temps empêchant
l'histoire de se libérer du gouffre dans lequel elle était enfouie. Cette plongée dans
le passé tient à la mystérieuse disparition de l'héroïne, bien que la narratrice soit
convaincue de la mort. C'est alors, dans cette perspective que l'écriture ouvre un
champ infini de variations historiques. Cette subjectivité lui permet d'articuler
l'histoire pour mettre en évidence le sens et la fonction narrative de l'œuvre afin
d'ouvrir cette faille (l’oubli) de l'histoire à l'horizon de l'avenir. Ainsi, la conscience
de soi illustre son action dans cette réalité historique à la recherche du possible en
essayant d'atteindre ce qui n'a pu être atteint. Alors, emportée par le sens du
mystère, guidée par la raison, la visiteuse explore en profondeur l'énigme de la
disparition du corps dans une errance infinie à la recherche de vérité. « La

239
troisième nuit, c'est ce qu'on a prétendu, mon corps a disparu. Fut-ce la paix alors
qui se refuse, fut-ce le combat qui à cet instant, commença! » (Djebar, 2002 : 228)

Dans ce passage, la mort a frappé la nuit. Ainsi, l'espace nocturne approfondit


le mystère de la disparition du corps où la métaphore révèle le drame inscrit dans la
logique des évènements ayant marqué la mémoire collective. Le temps, quant à lui,
prend le sens d'une continuelle répétition d'insatisfaction et d'impuissance sur
l'énigme de cette mort que la vertu essaie de confirmer. Et la narratrice de se
demander si la disparition du corps va dans le sens de la paix ou de la guerre? Fière
de sa pensée et de ses qualités morales, l’héroïne savait par avance que sa
disparition va dans le sens de sa cause, convaincue de sa relève dans ce conflit
inégal. A ce titre, il nous apparaît que son attachement à sa cause et sa foi en la
victoire rendent son âme vivante errante après sa disparition faisant de Zoulikha
absente, une héroïne présente dans l’espace et le temps. Sur le plan romanesque, la
valeur symbolique que revêt sa disparition se pose en héritage national, tant
l'exemple du sacrifice de cette vertu emblématique sera légué aux générations
futures. La fin de l'héroïne, ainsi mentionnée, est suivie par deux expressions à la
forme interrogatives: Fut-ce la paix qui se refusa, fut-ce le combat, à cet instant
commença ? Sur le plan littéraire, on s'aperçoit qu'elles sont en désaccord théorique
mais superposées, comme si la narratrice se demandait: a-t-on exécuté Zoulikha
parce qu'on a refusé la paix? Ou parce qu'on a exécuté Zoulikha que le combat.
Commença? Ce double sens relève de l'ambigüité de la problématique de la
disparition constituant la conséquence directe de la quête dans sa profondeur.

En effet, à cette époque, la guerre s’intensifiait sur le territoire national, le


couvre-feu, l’emprisonnement, les tortures et les exécutions sommaires
élargissaient le fossé entre l’occupant et l’occupé. Ainsi, la fraternité devenait
impossible et la lutte continuait avec plus de mépris à l’égard de l’occupant. En ce
sens, l’auteure dévoile un monde avec ses injustices et sa cruauté et le propose à la
conscience humaine pour valider son action. Puis, pour rendre son écriture efficace,
elle forge des images au nom de cette vérité annoncée en combinant souffrance,

240
angoisse et tristesse comme incarnation du mal pour susciter la colère et
l’indignation du lecteur.

Ainsi, le mythe structurant le texte nous introduit dans le temps de l’histoire


par une temporalité symbolisée par la mort de l’héroïne dont le corps est resté sans
sépulture. La mort sans sépulture impliquant une situation de douleur170, l’usage de
ces termes suffit à déterminer le sens de cette douleur et ses répercussions sur le
moi corporel physique et moral. Placés au premier plan du roman comme structure
profonde de l’histoire, l’auteure vise à mettre le lecteur en présence d’une fin
tragique et douloureuse « indispensable à la survie » du roman historique.

La question de la disparition reste posée ouvrant la voie à d’autres quêtes où


la recherche ne peut s’accomplir que par les voies de l’errance. Témoin des
circonstances relatées, Assia Djebar écrit ce roman historique cinquante ans plus
tard pour interpeler une génération insensible aux faits historiques de leur peuple.
« Dans ma ville, les gens vivent presque tous, la cire dans les oreilles : pour ne pas
entendre la vibration qui persiste du feu d’hier. » (Djebar, 2002 : 236). Dans ce
libre projet littéraire, il nous apparait que ce vide à combler reste une aspiration
critique, au sens propre du terme, déterminant la condition de l’auteure et l’avenir
littéraire du roman historique.

170
De nombreux arguments permettent de penser que la douleur n’est pas un mode sensoriel parmi les autres,
mais un système vital de relation au monde et à soi-même et dont l’existence est indispensable à la survie :
Voir, C. Quarti et J. Renaud, Neuropsychologie de la douleur, op. cit., p.191.

241
Conclusion

A travers le texte, Assia Djebar met en jeu un minimum de points de repères


sur les origines historiques et les circonstances de la disparition structurant ainsi un
inconscient collectif dans cette représentation de la mort. Dans sa quête personnelle
cautionnée par des témoignages, les évènements révélés ont marqué à jamais la vie
de ses concitoyens dans cette histoire que l’écriture rapporte. Parmi les évènements
cités figure l’évènement de la disparition du corps de l’héroïne sans rite et sans
sépulture au premier plan de l’histoire. Sortis de l’obscurité à la gloire, les
évènements historiques sont remodelés en séquences selon un processus de
symbolisation qui leur donne un sens d’ordre mythique. Ce mythe avec lequel se
structure le texte littéraire introduit dans le temps de l’histoire une réalité
historique. L’auteure pénètre dans une autre dimension de l’espace et du temps par
laquelle la disparition du corps devient ce lieu littéraire. « L’analyse de la relation
entre mythe et texte littéraire ne peut éviter la question du récit spéculaire. (…) Si
les structures du texte littéraire sont en effet infléchies par celles du récit mythique,
celui-ci réfléchit en quelque sorte le texte dans lequel il s’incarne et en propose une
lecture.171 ». Nous pouvons le considérer comme une mise en abîme de la fiction,
selon la définition de Lucien Dallenbach172.

171
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op. cit., p.90.
172
Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, Seuil, (Collections Poétique), Paris, 1977, p.52.

242
CHAPITRE II: L’ECRITURE ENTRE
MYTHE ET RITUELS.

« Le texte littéraire n’existe, lui aussi, qu’à travers des rituels, ceux de
l’écriture et ceux de la lecture : écrivains et lecteurs se rejoignent dans un
univers autre, celui de l’œuvre, lequel construit son espace et sa
temporalité propres. Mythe et littérature impliqueraient une même
expérience au cours de laquelle l’homme, libéré du temps, se transforme et
renaît différent. »
(Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, La Collection « Contours
littéraires » est dirigé par Bruno Vercier, maitre de conférences à l’université de
la Sorbonne nouvelle, éditions Hachette, Paris, 2001)

243
Parallèlement à ce que nous avons déjà étudié, on s’aperçoit que l’œuvre
recèle un appel désespéré à la liberté où l’auteure reproduit le passé social de ceux
qui nous avaient précédés dans son monde avec leur culture, leur sagesse, leurs
mœurs et leurs proverbes. Notre propos sera ici d’examiner dans quelle mesure les
principes de l’auteure issus d’une tradition ancestrale subordonnent le monde actuel
que nous vivons. Ainsi, nous nous efforcerons de repérer et de circonscrire les
recours explicites et implicites au mythe de création dans le but de définir le
message historique d’un destin de femme porteur d’un contenu idéologique de
l’auteure. En effet, l’écriture d’Assia Djebar porte l’empreinte d’un monde
représenté, imprégné d’une tradition arabo-musulmane, bien que le texte soit
composé avec la langue du colonisateur. Pourtant, à travers la vision d’Assia
Djebar, l’histoire rapportée déconstruit ce colonisateur et affecte ses concepts
métaphysiques au profit de la cause historique qu’elle défend. L’histoire se déroule
en l’absence de Zoulikha (l’héroïne) mais en présence de personnages-témoins de
la tragédie. Dès lors, les données historiques des évènements associées à la vision
de l’auteure donnent lieu à la conception de l’histoire dans l’espace et le temps.
Ainsi, dans l’univers collectif, le désir de dire étend le sens de l’histoire pour faire
résonner dans l’espace l’oubli de la femme sans sépulture. Ce désir d’écrire n’est
que le sens d’une histoire conditionnée, à la fois, par le réel et l’imaginaire pour
révéler les souffrances d’un peuple en recherchant une vérité à travers la disparition
et la mort de l’héroïne. Assia Djebar interpelle le lecteur à travers des scènes
tragiques à l’aide d’images d’un passé oublié afin que nul n’oubli.

« Arrêtée, Zoulikha sort de la forêt, sous la garde de soldats. Elle harangue le


cercle des hommes avec lyrisme, avec défi, quelques vieux paysans pleurent
tandis que harkis et officiers français l’entraînent vers l’hélicoptère.
Personne ne la reverra vivante. » (Djebar, 2002 : 16)

Cette séquence explicative de la disparition de l’héroïne et les infirmations qu’elle


fournit se déroule en deux phases successives rapprochées conçues en association
simultanée dans le rapport : assertion/disparition. Ce genre d’image soutient
l’évènement en dessinant les contours de la disparition.

244
Pour Bachelard, « le pouvoir imageant est bien de l’ordre du langage :
l’image littéraire est un phénomène exclusivement langagier, et ce que l’on
voudrait dire est si vite supplanté parce qu’on se surprend à écrire, qu’on sent bien
que le langage écrit crée son propre univers173 » Puis, reprenant l’analyse de
Bachelard, Durand dit que « L’image n’est jamais arbitraire : elle contient
matériellement son sens et a une signification intrinsèque ; elle a une dimension
symbolique surdéterminée. Il ya donc bien homogénéité du signifiant et du signifié
au sein d’un dynamisme organisateur des images. D’où il découle qu’un
sémantisme objectif de l’imaginaire est possible174 ». C’est donc, en ce sens
qu’Assia Djebar associe l’imaginaire aux réalités naturelles et sociales où Zoulikha
fait figure de symbole d’une révolution, d’un peuple, d’une civilisation. Un
symbole autour duquel s’organisent les récits sous forme d’images en mouvement
faisant le mythe de son écriture. Assia Djebar introduit des images créatrices de
sens pour valoriser son écriture répondant au désir de sa pensée imaginative à la
recherche d’une vérité socio-historique oubliée.

« Le mythe, manifestant l’irruption du sacré dans le monde, introduit dans un


temps et un lieu dégagés de toute contingence ; il est, pour celui qui le raconte
comme pour celui qui l’écoute, évènement et avènement, il engage son vécu ;
le texte littéraire, lui, est conçu comme un objet autonome, il s’inscrit dans
une réalité historique, et importe aussi pour le plaisir esthétique qu’il procure.
D’un côté, un récit, passe de voix en voix, est sans cesse transformé puisque
la mémoire est faillible, mais est toujours remodelé selon des lois strictes qui
en authentifient le contenu ; de l’autre, le même récit est réélaboré, de façon
délibérée, non plus pour transmettre une vérité mais au contraire, pour s’en
mettre à distance175. »

En pénétrant dans les profondeurs de l’Histoire, Assia Djebar remonte le passé,


nous révèle les évènements qui se sont produits dans son pays à travers les siècles

173
Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imaginaire du mouvement, Paris, Corti, 1943, p.284.
174
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale,
Paris, Bordas, 1969.
175
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op.cit., p.13.

245
(de l’empire romain à la période post-coloniale). Le mythe est présent offrant des
analogies de forme et de fond sur un passé ayant accumulé les souffrances d’un
peuple. Dévouée à la vérité, Assia Djebar revit et illustre des faits attestés par des
voix alternées. Les évènements transmis par la tradition orale sont collectivement
assumés et mis en valeur dans l’histoire par le mythe de l’écriture.

1- Le mythe de l’écriture

Nous tenterons encore moins d’ouvrir une polémique dans le but de démontrer
la spécificité du mythe, son importance dans la représentation littéraire ; comment
le mythe peut devenir un récit, un scénario, une notion essentiellement symbolique.
L’écriture constitue le corps des évènements de l’histoire rapportée par les
personnages-témoins. Elle permet ainsi, à l’instar de la parole mythique, de
« s’éprouver et de se construire autre. Le sujet écrivant se fait dans ce qu’il écrit le
modèle176. »

Notre démarche consistera à voir comment l’auteure construit l’histoire dans le


rapport mythe-écriture où l’héroïne métamorphosée fait figure de légende. Dans
l’univers littéraire servant l’histoire, s’organisent les récits et la narration par le
biais des mythèmes où la mémoire collective inscrit le texte. Ancrée dans un espace
ciblé, Césarée devient la sphère littéraire de la femme sans sépulture. Alors, par
une démarche mesurée, l’histoire est orientée vers le réel où chaque personnage use
de son idiolecte pour le bien-fondé des témoignages qui assure à l’écriture sa
fiabilité. Son mythe imbibe un imaginaire qui métamorphose Zoulikha en femme-
oiseau177, en sirènes178pour donner au récit un sens légendaire à l’image d’Ulysse.

176
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, op.cit., p.57.
177
cf. les oiseaux de la mosaïque, p.119.
178
cf. Assia Djebar, La Femme sans sépulture, (épilogue), p.236.

246
« Elle sourirait, elle se moquerait, Zoulikha si on lui avait dit qu’on la comparerait,
elle, aux sirènes du grand poème d’Homère. » (Djebar, 2002 :236).
Dans ce décalage temporel, Assia Djebar fait apparaitre l’écriture comme une
réécriture où s’affirme son identité à travers le parcours de l’héroïne. Les emprunts
antiques complètent le mythe littéraire par lequel l’écrivaine met le lecteur sur la
voie de l’interprétation du récit métamorphosant Zoulikha. Ainsi, le récit nous
convie à l’assimilation du parcours de l’héroïne illuminé par une narration
cohérente tenant compte de la situation socio-historique du passé. Dans ce rapport
(mythe-écriture), cette allusion explicite met en perspective le texte où la rencontre
avec l’imaginaire remonte le temps ouvert à l’infini. De ce fait, la cohérence
sémantique accorde au mythe une place privilégiée dans la trame structurée par cet
imaginaire tributaire du lieu et du temps. La situation historique de l’héroïne
nécessite, donc, ce recours au mythe polysémique où viennent se greffer les
emprunts antiques de la légende d’Homère. Alors, c’est à partir de cette quête
symbolique de la femme sans sépulture que va se reconstruire un autre thème relatif
au passé de l’auteure caractérisé par le besoin de dire. Ce prolongement littéraire
nous montre que la recherche du corps de l’héroïne s’est achevée par une fin sans
résultat.

Ainsi, dans le prolongement de ce besoin de dire, l’auteure se donne comme


un effort pour contribuer au discrédit de la réalité (du néant), elle s’identifie et se
dévoile en tenant les images instables d’un monde effondré. Alors Assia Djebar
repense l’idée de « la maison du père » afin d’assurer la continuité littéraire dans la
sphère même des faits car, « un mythe ne se résume pas à une œuvre unique, il est
l’émanation d’un ensemble de textes singuliers, il se construit cependant d’un texte
à l’autre dans cet immense champ intertextuel que constitue la littérature : tout texte
qui participe à l’élaboration d’un mythe rencontre un ensemble de textes qui parlent
de ce mythe, textes avec lesquels il constitue une mythologie.179 »

Pour répondre à cette exigence, Assia Djebar explore l’univers déjà


constitué par le mythe pour une sortie espérée afin d’échapper aux symptômes de la

179
Pierre Brunel, Mythocritique, Théorie et parcours, PUF, (collection Ecriture), Paris, 1992, p.83.

247
passion et de la douleur. Braque estime que : « celui qui vit dans l’oubli du monde
est désormais à la merci de l’automatisme de l’obsession de la figure et il sacrifie à
la contrainte de la vision la raison sélective et la liberté.180» .Alors, dans cette
temporalité évolutive, la pensée s’exprime par le souvenir sur une existence ancrée
dans son espace d’enfance qui s’apparente à la totalité littéraire.

Dans l’univers singulier naissant d’un refoulement, l’écriture fait jaillir un


passé de trois tranches de sa vie liées à son espace d’enfance où le réel est livré
dans toute sa violence. Se référant à son âge d’or (celui de son enfance), elle
bascule l’équilibre en effaçant les contours de l’égocentrisme pour une sortie vers
un autre espace : l’écriture autobiographique. Mais, puisque « l’obsession
représente une petite chance de liberté », son souci n’est pas de se protéger mais de
rompre le rempart qui entoure sa vie personnelle. Alors, c’est à travers la refonte de
l’histoire des femmes qu’elle fait sa propre histoire. Certains indices
« autobiographiques » parsemés « ça » et « là » dans l’éventail de sa carrière
littéraire refont surface dans sa propre histoire : Nulle part dans la maison de mon
père.

En lisant le roman, Assia Djebar nous révèle sa déception dans sa vision du


monde, une vision semblable à celle de Thomas Mann qui disait :

« J’attendais de la vie la beauté saisissante, ou l’horreur effroyable, et la


nostalgie de tout cela m’emplissait, une profonde, inquiète aspiration vers la
réalité, vers l’aventure de quelque ordre qu’elle fût, peu importait, vers le
bonheur magnifique enivrant, ou une souffrance indicible, inconcevable,
atroce.181»

Déçue par ce qu’elle attendait de l’avenir, Assia Djebar incarne son histoire
effleurant superficiellement sa vie où se mire son propre passé. S’identifiant à son
espace d’enfance (Césarée), dans La Femme sans sépulture, elle se raconte

180
Carl Estein, Georges Braque, Ethnologie de l’art moderne, édition La Part de l’œil, collection diptyque,
2003, p.141.
181
Thomas Mann, « Déception » in Déception et autres nouvelles, suivi de Fiorenza, trad. Française de Louise
Servicen, Paris, le livre de poche, 1995, pp.9-10.

248
lucidement dans Nulle part dans la maison de mon père. Cette mise en abyme des
deux romans liés à La Nouba des femmes illustre le poids d’un passé imposé aux
femmes, mais directement supporté vis-à-vis d’elle-même (passé colonial/ passé
familial). Ce passé est livré dans sa lourdeur jusqu’à l’adolescence avec le respect
d’un père gardien de la tradition ancestrale. Consciente de l’image tutélaire, source
de son angoisse, Assia Djebar considère ce passé révolu. Alors, elle incarne les
valeurs de l’autre culture à laquelle elle adhère subtilement. Ce penchant culturel la
conduira, donc, à l’écriture dans la langue de l’autre en l’identifiant. Dans son
histoire, elle raconte ses rapports de famille, ses métamorphoses, son entrée dans la
société, le tout dans un contexte socio-historique sous forme d’autobiographie. Elle
explique comment elle a su supplanter la rigueur des règles de la tradition gérée par
le père et pénétrer dans le monde moderne d’aujourd’hui. Dans ce rapport
tradition/modernité, l’auteure opta pour la modernité parce que située dans les
valeurs de sa langue d’écriture. Elle fait, donc, de cette langue un symbole de
civilisation où son « je » retrouve sa liberté. L’amendement recherché fait partie
d’elle-même, du désir de toute femme aspirant à la liberté. Et c’est en partageant
avec les femmes leurs douleurs et leurs souffrances en tant que femme, qu’elle
refuse d’abdiquer. En attendant l’émergence d’une nouvelle époque qui servira les
générations à venir, elle persévère dans la voie qu’elle s’est fixée.

Assia Djebar met en perspective son vécu-type, dans la dimension


évènementielle qu’elle projette dans son espace d’origine, où s’ouvre un champ
infini de possibles. S’inspirant de sa propre vie, son élan rénovateur ouvre la voie
du changement radical des mentalités conservatrices d’une tradition forgée pour la
femme. En ce sens, à travers l’histoire rapportée par l’écriture, la narration articule
un réel où le mythe laisse au temps un plan d’avenir à accomplir sur ce tracé
libérateur de la femme. La quête de la disparition n’ayant donné aucun résultat,
l’écriture d’Assia Djebar chemine sur la voie tracée dans son propre projet visant la
liberté de la femme de sa société. Par ailleurs, nous verrons comment le mythe et
l’errance participent à l’écriture où certains aspects de la réalité historique
conduisent l’auteure vers la quête identitaire à travers des personnages illustres de
l’Histoire.

249
1-1- Le rituel dans la genèse religieuse

Les rites relèvent de la Religion et les funérailles donnent l’occasion à des


moments particuliers de sociabilité semblables à ceux des fils Saadoun182 et d’El
Hadj183 tués au maquis. Le corps de Zoulikha ayant disparu n’a pas donné lieu à des
funérailles. Après la mort, tout corps fait l’objet d’un rite funéraire selon la
tradition et les coutumes de la religion musulmane. Le corps de Zoulikha n’a pas
été retrouvé, n’a pas eu l’honneur symbolique du rite comme le prévoit la genèse
religieuse. De ce fait, le malaise est ressenti par la famille de l’héroïne comme une
douleur morale. Ce sentiment tragique s’est édifié sur l’obsession de la mort dans
l’univers imaginaire de l’auteure nourri de son angoisse.
C’est pourquoi, dans cette quête infinie, Zoulikha devient le sujet révélateur de
l’origine, de la tradition, des coutumes et des mœurs de la société. Pour approfondir
le mystère, Assia Djebar nous présente l’entité mythique pourvue du corps de
Zoulikha animée par l’appel de la mort. Ainsi, elle nous fait savoir que Zoulikha a
été fidèle à son rendez-vous, car la rencontre eut lieu à l’endroit prévu. Le lieu de sa
mort est resté discret dans le respect de l’intimité mortifère. Alors, cette mort
chantée l’a emportée dans son « lit nuptial » qu’elle lui a réservé accaparant de son
corps pour l’éternité. C’est ainsi que Zoulikha n’a pas reparue, ni donner signe de
vie. Seule sa voix persiste dans l’espace de Césarée. Alors, on l’a dénommée : La
Femme sans sépulture. Fascinée par la laideur et la cruauté du monde, Assia Djebar
est attirée vers ce vide mortifère engloutissant le langage et l’être dans l’ancrage de
finitude.

En ce sens, Assia Djebar vise d’expliciter l’image mythique du destin


tragique ayant conduit Zoulikha à sa disparition sans rite religieux.
Symboliquement, l’écriture représente le corps disparu de Zoulikha dont le rite

182
Les fils Saadoun ont été fusillés et leurs corps furent rendus à leur famille. Ils ont été inhumés selon le rite
funéraire de la religion.
183
Il en fut de même pour El Hadj, époux de Zoulikha, tué au maquis et dont le corps fut remis à la famille.
Zoulikha, encore en vie, assista à ses funérailles.

250
funéraire s’accomplit à travers l’histoire. Ainsi, le mythe rejoint la littérature pour
faire du cérémonial sacré de la tradition musulmane une image rituelle dans des
circonstances différentes par l’écriture. L’aspect particulier de ce rituel à travers
l’histoire maintient l’âme de l’héroïne errante au-dessus des terrasses de Césarée,
endroit privilégié pour observer le monde de sa cité antique.

Subséquemment, le mystère transforme le corps disparu en symbole dans le


corpus littéraire, où l’âme sans demeure erre sans cesse sur la ville Césarée.
Sensibilisée par les légendes, Assia Djebar renoue avec une conscience tragique à
travers les âges, régénère l’âme de l’héroïne en la perpétuant dans l’univers
littéraire. Ainsi, dans le reflet de la disparition de l’héroïne, l’aspect du drame se
prolonge au-delà de la mort dans la sphère littéraire, où l’écriture retrouve son
mythe de l’errance. Alors que toute mort nécessite des funérailles, le corps de
l’héroïne n’a pas donné lieu au rite funéraire prévu par les coutumes de la religion
arabo-musulmane. L’absence de ce rite a conduit la visiteuse à puiser dans les
coutumes de la société pour évoquer le maraboutisme « au nom de la bienséance ou
de la tradition islamiques, maraboutiques » (p.223) et la cartomancie, pratiquée par
Dame Lionne « pendant des années. » (p.25). Ainsi, leur insertion dans le texte
littéraire est mise en rapport avec les mentalités d’une époque que l’auteure tente de
supplanter.

Notre objectif n’est pas celui de les mettre en valeur, mais de les montrer
comme un leurre inconsistant au sein d’un univers objectif. En ce sens, notre
démarche nous permet de mieux éclairer le lecteur sur leur développement néfaste
au sein de la société ; c’est pourquoi nous avons jugé utile de recourir à la
présentation du maraboutisme et de la cartomancie en tenant compte de leur impact
sur les mentalités.

251
1-2- Le Maraboutisme

Notre objectif n’est pas de faire une étude exhaustive du maraboutisme,


mais de souligner ses repères socioculturels dans l’écriture Djebarienne. De l’arabe
classique « murabit », le mot « marabout » est devenu un culte « le
maraboutisme ».
Le maraboutisme184 tient de certaines coutumes visant l'adoration d'idoles
intermédiaires entre le créateur et le croyant. Nous savons que le maraboutisme
intégré dans la vie sociale s'inscrit dans la mouvance des mentalités de l'époque
coloniale, existant même de nos jours. Hérité de la dynastie qui régna sur le
Maghreb et l’Andalousie aux XIe et XIIe siècles, le maraboutisme fait partie des
coutumes de la société. Devenu une réalité sociale, il est évoqué dans l’histoire de
la vie quotidienne comme élément faisant partie de la tradition. Le Larousse le
définit comme pratiques à la fois magiques et religieuses des marabouts.
L’explication du mot marabout, selon le Larousse :

1- Dans les pays musulmans, saint personnage, objet de vénération populaire


durant sa vie et après sa mort.

2- Afrique. Musulman réputé pour ses pouvoirs magiques ; divin, guérisseur.

Ainsi, nous pouvons nous contenter de la première définition valable à


l’espace défini par le roman La Femme sans sépulture. Le sens des mots ainsi
établi, nous pouvons dès lors, parler des croyances autour des marabouts, ce que la
narratrice appelle « la tradition islamique, maraboutique » (Djebar, 2002 :223). En
ce qui concerne notre espace entièrement musulman, situé géographiquement au
nord du continent Africain, les deux définitions restent valables. Il est vain que le

184
Le Maraboutisme est une Allégeance collective et culte d'un clan ou d'une tribu à un marabout, qui est
supposé lui apporter sa bénédiction (baraka).
Le mot "marabout" vient de la prononciation dialectale (mrabot) de l'arabe classique "murabit" qui désigne
l'homme vivant dans un ribat (couvent fortifié). Au pluriel, al-murabitun, a donné Almoravides (dynastie qui
régna sur le Maghreb et l'Espagne musulmane au XIe et XIIe siècles. La signification du terme "marabout"
résulte de l'évolution même qu'a subie le ribat dans l'histoire musulmane d'Orient et d'Occident.

252
marabout soit un saint personnage pour avoir en mémoire l’ensemble des versets du
coran. Cette maitrise des versets coraniques fait sa sainteté. C’est en sorte un
homme respectable et sans reproche. Parfois, il dirige une mosquée pour accomplir,
avec les fidèles, les cinq prières quotidiennes prescrites. Vénéré pour sa fidélité et
sa foi en Dieu, après sa mort, on lui attribut le mot « Sidi »qui le distingue des
autres personnages. Autour de sa tombe se constitue un cimetière prenant son nom
et devient ainsi un lieu de rencontre des femmes. Dans notre société, le
maraboutisme existe de longue date et s’est répandu à toutes les couches sociales.
Avec l’évolution du monde, il a tendance à régresser. Dans la tradition, le
maraboutisme et la cartomancie ont un point commun : la croyance populaire.

1-3- La Cartomancie185

Dans La Femme sans sépulture, la narratrice nous révèle que Dame Lionne
(personnage témoin de l'histoire de Zoulikha) était cartomancienne et en même
temps laveuse de morts. En réalité qu'est ce qu'une cartomancienne ?
En nous référant au Larousse, le mot "cartomancière" se trouve ainsi définit:
"personne qui prétend prédire l'avenir à l'aide de cartes à jouer". Le langage
populaire la décrit comme voyante ou tireuse de cartes. Dans les deux cas, les
définitions se rejoignent. A travers le texte, la narratrice parlant de Dame Lionne la
décrit en ces termes:

185
La cartomancie est l'art de pratiquer la divination en utilisant les cartes. L'origine de cet art divinatoire se
perd dans la nuit des temps. Il s'agit en fait d'une science très ancienne, remontant aux civilisations de
l'Antiquité. Considérée depuis très longtemps comme oracle de sagesse, la cartomancie permet de prendre
contact avec le passé, le présent et le futur. Tout l'art de la cartomancie réside dans l'interprétation des
symboles des cartes. Le cartomancien les identifie, les relie entre eux et leur donne une signification par rapport
à leurs positions dans le tirage, à la question posée et à la situation du consultant.
Formé à partir du grec manteia « prédiction, oracle », le mot cartomancie désigne l'art de « lire » dans les cartes
à jouer. Cette forme de divination est sans doute aujourd'hui la plus pratiquée en Occident, aussi bien par des
amateurs que par des professionnels. Contrairement à une idée reçue, la cartomancie n'est pas très ancienne. On
n'en trouve guère de trace avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce qui n'empêche pas de penser qu'elle a pu
naître un peu auparavant. C'est néanmoins à partir de la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe que cette
technique s'est développée, s'enrichissant de jeux originaux et de manuels pratiques de plus en plus nombreux.

253
« L'ancienne cartomancienne prédit les destins et les sorts, elle que parfois
agitent, en pleine nuit, des visions de cauchemars et de tempêtes.
Pendant des années, elle a interprété ses cartes espagnoles étalées pour les
visiteuses qui viennent attendre ses arrêts, certaines dans un anonymat de
convenance, d'autres indifférentes au qu'en-dira-t-on. » (Djebar, 2002 :25- 26)

En effet, on s'aperçoit que cette description se confond avec la définition du


Larousse. Cependant, cette pratique, telle qu'elle est révélée apparaît réservée aux
femmes qui se soucient de leurs destins plus que les hommes.

Nous savons que, pendant la colonisation et même de nos jours, cette pratique liée à
des croyances s'est répandue dans la société algérienne, bien que celle-ci
musulmane et ce, malgré sa réfutation par la religion. Il nous apparaît que certaines
coutumes ont été transmises par la parole ou par l'imitation pour devenir chez
certains gens une tradition. Ces pratiques étaient plus courantes durant l'époque
coloniale et ont tendance à diminuer avec l'évolution culturelle de la société. A cet
égard, nous pensons que durant la période coloniale, l'ignorance et la misère ont
facilité ce genre de croyance; l'individu estimait que ce genre de pratique allait lui
facilitait la vie. Transmise de génération en génération, elle s'est généralisée au sein
de la société. De nos jours, certaines personnes, même aisées, recourent à une
voyante (cartomancienne) pour connaître l'issue de leurs problèmes ou s'enquérir
sur leur avenir. Dame Lionne prédisait les destins et le roman rapporte l'histoire du
destin de Zoulikha. Dans le roman, la narratrice nous fait savoir que Dame Lionne
était cartomancienne de métier, elle prédisait le destin aux femmes durant toute sa
jeunesse. A un certain âge, elle cessa cette activité craignant les châtiments de Dieu.
A cet effet, elle se rendit en pèlerinage pour se laver de ses péchés.

En évoquant le maraboutisme et la cartomancie à travers l’histoire de Zoulikha,


Assia Djebar révèle le poids d’une tradition basée sur ces croyances populaires. Par
le passé, dans la société, l’expression féminine était bannie et ces croyances
servaient de plate-forme aux mentalités définissant la vie réelle de la famille.
Ainsi, la femme marginalisée était victime d’un despotisme ancestral. A cet
effet, Assia Djebar mène son combat en se rangeant aux côtés des femmes dans
254
l’initiative de changer le monde. Elle ne s’arrête pas à la limite de son espace
d’origine, elle erre en direction de l’Orient arabe. Cette errance la conduira sur les
traces du soufisme pour rejoindre le monde des lettres arabes. Elle s’allie aux
grands auteurs à travers lesquels elle se sent liée par l’Histoire. Elle évoque leurs
noms dans le texte. Ainsi, on s’aperçoit que cette approche du monde littéraire
arabe lui donne un air de profondeur qui lui révèle un moment de l’Histoire où des
moments de sa vie entière refont surface. Alors, à l’opposé de l’autre monde
(occidental), c’est dans l’univers arabe qu’elle découvre la spiritualité de l’âme dont
elle a besoin pour exercer son art d’écrire à travers la poésie arabe.

255
2- Sur les traces du soufisme

Un regard sur les traces du soufisme nous conduit progressivement à l’analyse


de l’écriture, aux symboles historiques, puis aux différentes interprétations
littéraires. Effectivement, Assia Djebar nous mène vers l’autobiographie de grands
auteurs arabes comme Ibn Arabi l’Andalou et In Khaldoun le Maghrébin.
En évoquant les grands poètes arabes du XIIe siècle (Sham’s Tabriz ce derwiche
errant et Jalal al-Dine Rumi mystique de Kania), Assia Djebar nous conduit sur les
traces du soufisme.

Avant d’entamer toute démarche à ce sujet, il nous est important de savoir


ce qu’est le soufisme. Cette « doctrine des états mystiques en Islam est
extrêmement nette. Les docteurs distinguent ce qu’ils appellent les maqâmât, qui
sont des actions sur la voie de l’ascèse, et les ahwâl, qui sont les états mystiques
proprement dits et qui se situe sur la voie du dévoilement de la contemplation186».
Le soufisme est un mouvement spirituel mystique et ascétique de l’Islam. Il se
caractérise par la recherche d’un état spirituel qui permet d’accéder à cette
connaissance cachée. Sa doctrine apparue au VIIIe siècle de l’ère chrétienne
affirme que toute réalité comporte un aspect extérieur apparent exotérique et un
aspect intérieur ésotérique. Elle a pour objectif la recherche de l’agrément de Dieu.
L’exercice spirituel des soufis est la remémorisation, le souvenir (dhikr) considérés
comme une pratique purificatrice de l’âme. Les musulmans soufis sont des
personnes qui recherchent l’intériorisation, l’amour de Dieu, la contemplation et la
sagesse. Leur discours religieux « n’est pas dénué de sens, qu’il vaut la peine de
l’examiner, parce que, en lui, quelque chose est dit qui n’est pas dit dans les autres
modalités de discours » : discours ordinaire, discours scientifique, discours
poétique187»

186
Charles Antoni, Le Soufisme, voies d’unité, éditions Charles Antoni L’ORIGINAL, Paris, 1997, p.93.
187
Paul Ricœur, La Philosophie et la spécificité du langage religieux, in Revue d’histoire et de philosophie
religieuse (Association des publications de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, n°1, 1975, p.13.

256
Le mot vient soit de l’arabe « souf » qui signifie « laine » en référence à la
simple cape de laine que porte le soufi en signe de pauvreté. Une autre hypothèse
voudrait que le mot dérive, toujours de l’arabe, de « safa » qui signifie « clair » ou
« soufoua » « l’élite, les meilleurs ».
Nous retrouvons des poèmes d’Imru al-Qays et d’Ibn Hamdis, poète de Sicile (447-
527 de l’Hégire/1055-1133 ap. J-C) traduits en langue française par l’écrivaine :

« Imru-Al Qays est le plus grand, lui, ajouta t-il qu’on l’appelait « le prince
errant » (…)« Deux vers antiques « un peu, me dis-je, comme on défait le
voile d’une jeune nomade dont la beauté ne sera admirée que par un seul ! »
(Djebar, 2007 :283)
Ibn Hamdis : « Toucher ainsi l’oiseau qui vole, n’est-ce rien ? » (Djebar,
2007 :243)

Notre préoccupation nous conduit à chercher en quoi consiste l’insertion de


poèmes orientaux du XIIe siècle dans le roman ? S’agit-il de mettre les textes en
perspective historique pour montrer comment l’Histoire interpelle la littérature ?
L’étude de ce corpus littéraire nous permet de constater que l’idée de référence aux
écrivains et poètes arabes s’avère liée à l’errance en remontant l’Histoire. Nous
remarquons également que l’errance, la remémoration, le souvenir, l’intériorisation
sont des éléments contenus dans la doctrine des soufis. Ces mêmes éléments
constituent la pierre angulaire de l’écriture d’Assia Djebar. Ainsi, étant elle-même
voyageuse, errante, « nomade entre les murs », Assia Djebar s’inspire de ses
prédécesseurs en continuant sur l’itinéraire de l’errance huit siècles plus tard. En
rapport avec l’errance, ce regard rapide sur le soufisme nous amène à présenter la
biographie188 des auteurs et poètes arabes cités à travers le texte de son roman :
« En lettres arabes – pour ne rester qu’avec les maîtres de mon « Occident » –,
l’autobiographie même des grands auteurs –Ibn Arabi l’Andalou, Ibn Khaldoun le

188
Pour les biographies des auteurs cités : voir, Discours sur l'histoire universelle (Al Muqadimma), d’Ibn
Khaldoun, traduit de l'arabe par Vincent Monteil (Paris/Arles, Sindbad/Actes Sud, 3e édition, 1997) et Ibn
Khaldoun: Naissance de l'histoire, passé du tiers monde, par Yves Lacoste (Paris, François Maspero, 1978,
réédité chez La Découverte, 1998).

257
Maghrébin – devient un itinéraire spirituel ou intellectuel : inscription des étapes
de la vie intérieure, mystique pour l’un, intellectuelle et politique pour l’autre. »
(Djebar, 2007 : 402)

2-1- L’errance d’Imru al-Qays

« Je vous rappelle que Qays est mort, cinquante ans avant la prophétie de
l’islam » […]
« J’avais encore dans l’oreille les deux longs vers d’Imru al-Qays, leur
musique d’origine servie par la voix du jeune homme. » (Djebar, 2007 : 283-
284)

« Prince des poètes », Imru al-Qays est le plus grand poète de l’antéislam selon
les anthropologues médiévaux. C'est à la fois un grand poète arabe, que l'on dit
avoir inventé la qasîda, et le fils de Houjr el-Kindi, dernier roi du royaume de
Kinda.
« Prince errant d’autrefois » (p284), il compose des poèmes dès son jeune âge, mais
le ton de ses textes irrite son père, qui le chasse. Durant cet exil, son père est
assassiné par les Beni Asad. Imru al- Qays parvient à le venger, mais doit se
réfugier chez le chef de la tribu des Iyyad. Commence alors une vie d'errance et de
mendicité, qui lui vaut le surnom d'El Malik ed-Dillil (" Le roi toujours errant "). Il
séjourne aussi à Byzance, auprès de Justinien le Grand, sûrement dans le but
d'obtenir un soutien pour restaurer le royaume. Mais, arrivé à Anqara, il meurt
d'une espèce de variole ; il aurait été empoisonné par une tunique de laine tissée
d'or envoyée par Justinien, soit parce que sa fille était tombée amoureuse du poète,
soit parce que l'empereur redoutait une traîtrise après avoir accordé son aide.

258
2-2- Ibn Arabi189

« Toute chose existante trouve dans le Coran ce qu’elle


désire », Ibn Arabi.

Abou Bakr Mohammed Muhyi-al-din, philosophe, théologien et poète


mystique, né à Murcie en Espagne en 1165, mort en 1240 à Damas. Il a reçu une
éducation coranique traditionnelle et manifesta assez rapidement une vocation
mystique qui le conduira à se consacrer entièrement à Dieu à travers le soufisme
dont il deviendra une figure prépondérante.
L’influence du Soufisme sur la théologie musulmane deviendra encore plus
importante grâce aux travaux d’Ibn Arabi. Il aurait rédigé plus de cent cinquante
ouvrages. Une dizaine seulement est accessible aujourd’hui. A l’âge de soixante
ans, il s’installa à Damas où il rédige la part essentielle de l’œuvre conservée. Ses
théories, sa vision de Dieu et du monde ont marqué l’Islam et orienté non
seulement la mystique soufie, mais toute la philosophie musulmane. Ibn 'Arabi est
sans conteste celui qui a donné tout son sens au soufisme tant par sa pratique que
par les centaines d'ouvrages qu'il a rédigé et il fut nommé Khatem Al Awliya' –
Sceau des Saints. Il s'éteignit à Damas le 28 Rabi' 11 638/16 Novembre 1240, peu
avant la prise de Bagdad par les Monghols en 1258.

189
Ibn Arabi, philosophe et mystique musulman. Influencé par le néoplatonisme et la pensée gnostique, il est
l’auteur d’une œuvre immense centrée sur le Coran, où il développe le thème de l’unicité de Dieu et assimile la
vie humaine à un voyage vers Dieu et en Dieu (les illuminations mecquoise, la sagesse des prophètes). Le
soufisme le reconnait comme « le plus grand des maîtres »

259
2-3- Ibn Hamdis, le poète arabe de Sicile

« Toucher ainsi l’oiseau qui vole, n’est-ce rien ? » (Djebar, 2007 :243)

Ibn Hamdis-Al- Siquili, né à Syracuse en Sicile en 1055, devient le poète du


prince Hammadide. Il évoque les splendeurs de « Al- Naciriya », de ses palais, des
« vasques aux bords desquelles sont assis des lions qui alimentent de leurs gueules
la fontaine avec de l’eau qui ressemble à des larmes de sabres fondues ». Pour Al-
Idrissi, le géographe du roi Roger II, Bougie190 est « la ville principale, l’œil de
l’Etat Hammadide ! ». Les demeures royales de Palerme s’inspirent des palais de
Bougie. Ibn Khaldoun enseigne dans les écoles Hammadides. C’est dans cette
capitale que la culture Orthodoxe venue d’Orient et celle, plus libre, venue
d’Andalousie se rencontrèrent.

2-4- Djalal Al Dine Rûmi

« Le livre que je lisais, ce jour-là, à bord de cet avion était une traduction de
l’œuvre de Jalal al- Din Rûmi, le mystique de Konia, contemporain, en Asie
Mineure, de Saint François d’Assise en Italie, et de l’Andalou Ibn’ Arabi,
qu’il aurait rencontré, nous-dit-on, à Damas. Ce livre, Mathmawi ou Les Odes
mystiques est répandu depuis longtemps chez les musulmans d’Occident et
d’Orient.
Dans cette œuvre poétique, Jalal al- Din Rûmi nous dit que « la première
chose créée par Dieu a été la plume de roseau », puis il illustre cette assertion
par une histoire qui ne laisse pas de m’émouvoir. » (Djebar, 2007 :233)

« Plaçons-nous dans le sillage du mystique de Konia » (p.233), Jalâl al-Dîn


Rûmî a d'abord suivi un cheminement austère. Né en 1207 à Balkh, dans l'actuel

190
« Bougie » évoquée dans La Femme sans sépulture donne la main à deux temps différents : le passé et le
présent.

260
Afghanistan. Sa vie fut bouleversée par sa rencontre avec le maître Shams al-Dîn
de Tabriz, en Perse: il fut consumé par l'amour mystique. Rûmî est devenu l'un des
plus célèbres penseurs et poètes mystiques de tous les temps et de toutes les
contrées. C'est aussi lui qui a fondé la confrérie des Mevlevis, qui pratiquent la
danse des « derviches tourneurs ». Surnommé aussi Mawlanna, qui signifie maître
ou seigneur, Rûmî est considéré comme le plus grand poète mystique de la langue
persane et l'un des plus hauts génies de la littérature spirituelle universelle. Né le 30
septembre en 1207, à Balkh, dans le Khorasan (aujourd'hui en Afghanistan), il
vécut la plus grande partie de son existence en Turquie au terme d'une errance de
plusieurs années avec sa famille qui avait fui les massacres de Gengis Khan. Son
père, théologien et enseignant, assura à son fils une éducation d'érudit. Sa vie
durant, Rûmî fut obsédé par le désir de trouver la voie qui aboutirait à la fusion de
l'âme en Dieu. Il s'initia aux pratiques du soufisme, à la méditation jusqu'à l'extase.
Sa vie bascule lorsque le 30 novembre 1244, à Konya, il rencontre un derviche
errant, originaire de Tabriz, le moine soufi Shams al-din. Pris d'une véritable
passion pour le personnage, Rûmî abandonne tout, famille, enfants, sa fonction, sa
maison pour travailler aux côtés de celui qui devint son initiateur, son maître.

2-5- Ibn Khaldoun191

Abdal-Rahman, Tunis 1332, Le Caire 1406, historien et philosophe arabe,


conseiller auprès de deux sultans maghrébins, grand juge (cadi) au Caire, Ibn
Khaldoun put observer de l'intérieur l'émergence du pouvoir politique et sa
confrontation à la durée historique. Précurseur médiéval de l’histoire des
civilisations, il a laissé une immense chronique universelle précédée de
prolégomènes où il expose sa philosophie de l’histoire. Il est considéré comme l’un

191
Ibn Khaldoun (1331-1406), historien maghrébin, a été l'un des premiers théoriciens de l'histoire des
civilisations. Arnold Toynbee dit de lui qu'il a "conçu et formulé une philosophie de l'Histoire qui est sans
doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays."

261
des fondateurs de la sociologie politique. Traitant de l’Histoire des Arabes, des
Persans et des Berbères dans la Muquadima, introduction en trois volumes de son
Kitab al- Ibar, Ibn Khaldoun écrit : « j’ai suivi un plan original pour écrire
l’Histoire et choisi une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un système
tout à fait à moi […] en traitant de ce qui est relatif aux civilisations et à
l’établissement des villes. ». Dans son œuvre relative à la civilisation et à la société,
il traite des questions servant à expliquer les faits qui se rattachent à l’essence de la
société. Il insiste sur l’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive
des causes qui les ont produits et la manière dont les évènements se sont passés.
Ainsi, les qualités que nous venons d’énoncer nous les retrouvons dans les œuvres
de notre corpus où Assia Djebar use d’un style dévoué à l’imitation des préceptes
de ce grands historien et philosophe maghrébin. Par ailleurs, le nom d’Ibn
Khaldoun dans sa littérature ravive le passé et la rapproche des ses racines
maghrébines.

2-6- Al-Dhubyani al-Nabigha

Poète arabe antéislamique (VIe- VIIe s.). Il fréquenta les cours de l’Arabie du
Nord où ses démêlés alimentèrent une riche littérature. Sa poésie et, notamment, sa
Mu’allaqa valent par la suggestion évocatoire de l’image, la force du verbe.

« …Cette fois, il avait commencé par le nom même du poète : Nabigha al-
Dhubyani, l’un des dix –ou des sept –auteurs des Mo’allaquats les plus
prestigieuses. Je lus en hâte, comme si c’était l’auteur ressuscité qui m’avait
lui-même écrit, qui s’adressait directement à moi en enjambant les siècles. »
(Djebar, 2007 :287)

Ces « Poètes mystiques utilisent l’image du voyage ou de l’amour profane pour


exprimer leur quête de l’union avec Dieu192. »

192
Carine Bourget, Coran et Tradition islamique dans la littérature maghrébine, éditions Karthala, Paris, 2002,
p.112.

262
3- La poésie : Objet d’évasion et d’errance littéraire

L’écriture d’Assia Djebar voyage de l’occident en orient mettant en abyme la


poésie arabe des plus grands poètes de l’époque préislamique. En introduisant la
poésie arabe à l’intérieur du corps littéraire à vocation occidentale, Assia Djebar
érige l’impact des poèmes d’amour mystique d’orient. Parmi ces poèmes193 figurent
ces odes célèbres des Mo’allaquats illustrant le texte de son roman
autobiographique.

L’Euphrate quand, sur lui, soufflent les vents,


Que ses vagues projettent leur écume sur les rives !
Que toute rivière en crue y porte son vacarme,
Que les fleurs du pavot s’amoncellent avec les branches cassées !
Et que le marin, dans le deuil, l’épuisement, l’épouvante,
Demande une sauvegarde au mât,
Oh, que plus impétueusement encore, un jour
Tes bienfaits se déversent !
Et que donner aujourd’hui ne t’empêche pas,
Demain, de donner ! (Djebar, 2007 :287)

A travers ce corpus poétique arabe, les vers d’Imru- al Qays font jaillir la
fiction du désir des femmes effacées. C’est pourquoi, Assia Djebar puise les
poèmes aux sources de notre civilisation pour les faire admirer par le lecteur malgré
le recul du temps. Sa plongée dans la poésie arabe embellit et enrichit sa
littérature et l’on se rend compte que les vers d’Imru-al Qays (poète amoureux)
ayant marqué l’adolescente dans son écriture plus de cinquante ans après.
Médiatisés par l’écriture, les poèmes versifiés à travers le texte donnent un sens
littéraire particulier valorisant la période préislamique où la poésie arabe était

193
Pour Paul Valéry, le moment de le dire est le moment de la réalisation du poème : « un poème, par exemple,
est action, parce qu’un poème n’existe qu’au moment de sa diction : il est alors en acte. Cet acte, comme la
danse, n’a pour fin que de créer un état ; cet acte se donne ses lois propres. […]. Commencer de dire des vers,
c’est entrer dans une dance verbale. », Philosophie de la danse, in « Variété », Œuvres, tome I, Tel Quel, tome
II, Paris, NRF, La Pléiade/ Gallimard.

263
fondée sur l’amour. Cette particularité littéraire relève d’un savoir-faire créatif
faisant de la poésie un matériau servant comme objet d’intérêt justifiant le passé
historique et civilisationnel des ses origines. Alors, c’est sur les traces du souvenir
personnel que l’auteure relativise l’histoire d’amour de l’adolescente en recourant à
ces poèmes qui ont bouleversé sa vie de jeunesse. Et, c’est par ces phrases qu’Assia
Djebar nous révèle sa passion pour ces vers arabes, qu’elle appelle « lucarnes de la
liberté », proches de l’aventure amoureuse vécue par l’adolescente par le passé. En
ce sens, elle écrit :

« Ces lucarnes par où s’infiltre l’aventure, le souffle imperceptible de ta


liberté ? Pourquoi pas ?
C’est décidé, je choisis de raconter cette transition, celle de la « petite fille »
grandie par et pour les livres alors que son corps ne tient plus en place,
semble-t-il, mais c’est encore une illusion, une fiction que ce désir en toi –
peut-être transmis par des femmes inconnues ou effacées, pourquoi pas des
aïeules soudain si proches, accroupies sur leur tapis d’Orient ou leur natte de
chanvre ? » (Djebar, 2007 : 246-247)

Dans sa démonstration sous forme de message, l’intention qui anime l’auteure


est de faire sortir de l’obscurité la vie des femmes du passé en s’appuyant sur les
étapes de l’histoire biographique d’une fillette devenue adolescente puis femme
adulte. Ainsi, l’activité poétique nous introduit dans l’univers des souvenirs d’une
époque car le poème contient un détail vécu et par lequel l’œuvre se trouve liée.
« Et que donner aujourd’hui ne t’empêche pas, demain de donner ! ». Ce détail,
riche en possibilité d’interprétation, nous aide à mieux percevoir la conception de
l’œuvre dans sa totalité où les sensations nous renvoient au carrefour des isotopies
de la femme. De ce fait, on remarque que l’effet de sonorité poétique, à la fois
physique et symbolique, converge avec l’écriture entrainant l’imagination vers
l’errance perpétuelle de l’occident à l’orient.

Comme suite à ce que nous venons de détailler, il s’avère qu’une partie de la


littérature d’Assia Djebar se nourrie de la poésie. Nourrie elle-même par malaise
profond de l’exil, sa rencontre avec la poésie arabe provoque une charge

264
émotionnelle dans son état affectif. Saisie d’une sensibilité profonde par les vers
qui viennent d’être cités, Assia Djebar les prend comme essentiels à son œuvre pour
faire passer son dévoilement à l’existence objective. Alors, à travers ses
impressions nées de la fuite du temps, nous découvrons la nostalgie de sa pensée et
celle de son rêve impossible. Désenchantée, Assia Djebar exprime les espoirs et les
colères des femmes qu’elle soutient par une écriture aspirant à leur liberté.

En ce sens, nous nous efforcerons de donner une idée au lecteur sur le monde
décrit et le monde à imprégner de liberté. Nous verrons également comment
l’écriture façonne l’Histoire à la recherche d’une liberté ouvrant la voie à
l’identification.

4- L’écriture et le mythe de l’errance

Assia Djebar ravive un passé suscitant l’avenir, où le mythe le « plus


extraordinaire que tout autre194», nous conduit dans les profondeurs de l’histoire
des femmes à travers un passé proche et lointain. S’inscrivant dans la tragédie du
peuple Algérien, l’histoire de La Femme sans sépulture refait surface après avoir
sombré dans l’oubli. Ce roman, non seulement, nous révèle l’histoire intégrale de
l’héroïne, mais, réactualise les évènements sanglants que le peuple algérien a
connus au cours de l’époque coloniale. Préoccupée par la situation qui prévaut dans
son espace d'origine, guidée par le désir, l'écrivaine se lance dans une quête à la
recherche d'un besoin à travers une histoire déjà démontrée comme réelle. En effet,
les lieux, les personnages, l'espace-temps, les évènements forment un ensemble
destiné à percer le mystère de la disparition de Zoulikha.

194
Maurice Blanchot, Le Mythe de Phèdre, in faux pas [1943, nouvelle édition1971], Paris, Gallimard, 1997,
p.80

265
Dans La Femme sans sépulture, le mythe concerne l'héroïne et la cité
antique, où l'espace est défini comme le point de l'origine. Ce mythe s'inscrit dans
le sillage d'une tradition héritée des ancêtres faisant miroiter les tensions du passé et
du présent. Comme outil, il apparaît façonner l'Histoire, mettant en exergue les
valeurs ancestrales du peuple berbère que le texte révèle. Consciente de son devoir
moral, c'est par un jeu de rapports qu'elle fait évoluer l'histoire du passé / présent de
la société dans le creuset civilisationnel.

« Nous pourrions aussi évoquer nos ancêtres illustres :


Jugurtha, trahi, est mort à Rome, loin de sa terre ;
La Kahina, notre reine des Aurès, vaincue, s'est
[tuée auprès d'un puits ;
Abdelkader, expatrié, s'est éteint à Damas, auprès
[d'Ibn Arabi! » (Djebar : 2002, p78)

Dans le sens littéral, l'interprétation de ces trois modes de lecture de cette


vérité de l'Histoire, justifie le mythe de la revendication identitaire, au regard des
adjectifs possessifs "nos", "sa", "notre" placés dans les phrases. Sur le plan littéraire
ces indices, fut-ce un jeu, légitiment une aspiration faisant figure de pensée, où
l'écriture semble refaire l'Histoire, de Rome à Alger en passant par les Aurès. Nous
pensons, dès lors, à l'aspect particulier de ce corpus, où le mythe apparaît
métamorphoser un réel qui transcende cette épopée par les mots pour réactualiser
un passé glorieux nécessaire à une identification répondant à un désir à satisfaire
sous le signe de l’errance.

A travers son épilogue, la romancière évoque souvent son enfance, une


enfance métamorphosée par le temps quêtant sur les traces d'un passé, d'où nait
cette passion d'écrire. Alors, sa voix s'associe aux autres voix longtemps étouffées
et, retrouvant leur statut, essaient ensemble de refaire leur destin dans un monde où
le présent interpelle le passé.

« En fait, Césarée – deux mille ans d'histoire, elle qui pourrait presque
rivaliser avec Cirta la haute et Carthage la reconstruite –, la ville où j'ai été
bébé rampant, fillette ânonnante, titubante, puis heureuse de sauter à la corde,
dans un humble patio tout proche de celui de Zoulikha, Césarée de

266
Maurétanie – autrefois Iol, un nom de vent et d'orage, devenu plus tard nid de
corsaires et refuge d'Andalous expatriés, puis ville pour les "relégués" des
successifs pouvoirs d'Alger, y compris celui de l'ex-autorité coloniale
française –, je la vois désormais, elle, ma "capitale des douleurs", dans un
espace totalement inversé… » (Djebar, 2002 :237)

Deux mille ans d’histoire viennent renforcer la base présupposée d'une recherche
identitaire soutenant certains signes utilisés par l'écriture (Césarée de Maurétanie-
autrefois) témoignent d'un rapport avec l'Histoire du pays et précisément l'espace
de Césarée. Dans cette perspective, le roman étant une histoire collective, le mythe
incarne le passé au profit de l'histoire pour donner une certaine forme mythique à la
création littéraire.

« Je crois même que personne n'a jamais ainsi dessiné les femmes, dans
aucune des mosaïques si célèbres de la région, ni à Carthage, ni à Timgad, ni
à Leptis Magna. » (Djebar, 2002 :116).

L’errance est au cœur de l’Histoire antique sur les traces civilisationnelles.


Les mosaïques, dont s’évertue la visiteuse, constituent un patrimoine historique de
la ville de Césarée. Ainsi, on comprend son admiration devant cette réalité
historique où le mythe de l’écriture procure à l’histoire une signification
universelle. Ce recours au passé donne une valeur normative à l’Histoire et anime
ses recherches sur l’origine à travers les siècles en fonction de ses motivations
personnelles. Césarée, capitale antique, devient l’espace privilégié où s’organisent
les récits orientés vers la recherche de soi dans la profondeur symbolique de sa
quête. Alors, dans un décor mythique, le mythe nous révèle l'angoisse et le malaise
qui saisissent la visiteuse dans ce décalage temporel en rapport avec l'Histoire, où
s'affirme son besoin identitaire à travers le drame de l'héroïne. En rapport avec la
pensée, issue d'une tradition littéraire, le mythe illumine le texte en vue d'une
meilleure compréhension des faits situés dans ce contexte historique. En ce sens, et
"d'une manière générale, il semble que le mythe joue, dans le processus
herméneutique, un rôle délimitatif de nature à rassurer le lecteur dès lors que la

267
situation mythique canalise le sens en vue d'une signification et ramène l'inconnu
au connu, l'anecdotique à l'universel195."

A travers le texte, le mythe et la légende accompagnent les récits pour


dramatiser leur contenu et mieux percevoir l'itinéraire suivi par l'héroïne, sous
l'angle de l'horreur de la guerre, jusqu'à sa disparition. Quant à la visiteuse, ayant
vécu les mêmes moments d’horreur, se retrouve à demi-effacée (exilée comme
disparue) de son espace d'origine.

« Eh quoi, nous sommes ordinaires comme tant d'autres nations qui n'ont pu
éviter troubles et convulsions: à l'exemple de celle-ci avec sa nuit de la Saint-
Barthélemy, ou plus près de nous, sa semaine sanglante de mai 1871 contre la
commune de Paris (là, précisément où tu as choisi d'habiter)- la liste serait
longue à propos de tant de guerres intestines dans des pays voisins, à
commencer par l'Espagne, notre Andalousie d'hier!... » (Djebar, 2002 :24)

Le mythe fait apparaître un retour sur soi par cette référence, suscitée, où l'intention
de l'auteure aborde son "moi" sous forme indirecte par ce procédé d'écriture faisant
corps avec l'Histoire. Paris, capitale de l'empire colonial est devenu le lieu de son
exil. Elle le dit hautement. Ce choix est identique au choix de la langue française
comme langue d'écriture. Malgré ce penchant du coté de l'oppresseur d'hier, il
s'avère qu'elle ne néglige aucun effort lorsque l'occasion de son identification se
présente. Ce besoin se fait sentir lorsque faisant allusion à l'Espagne, elle s'exclame
en disant: "notre Andalousie d'hier!...". Cette référence suffit de s’identifier aux
yeux du lecteur. A partir de son langage narratif, son allusion, aux situations
soulevées dans la problématique, correspond au sentiment de se reconnaître. Dans
cette approche de l'origine apparaissent son éloignement et son repli comme la
cause de sa nostalgie. A cet effet, elle tente de percer le mystère de la rupture et du

195
Eléonore Faivre d'Arcier, Jean-Pierre Madou, Laurent Van Eynde (dir.), Mythe et création. Théorie, figures,
Facultés universitaires Saint Louis, Ouvrage publié avec l'aide du fond national de la recherche scientifique,
Bruxelles, 2005, p.35.

268
rejet sur un fond de tristesse. Ainsi, elle veut parcourir les lieux de sa ville et
revivre les moments d’un passé toujours présent.

« Je comprends si lentement : parce que j'ai désiré soudain rentrer – admirer


les belhombras de la place, vivre deux jours ou trois dans la petite ville de
mon père, du père de mon père, de ma mère, de la mère de ma mère, m'emplir
les yeux de la vue des crêtes du Dahra au-dessus de la Méditerranée, vérifier
que le phare millénaire reste là, inentamé, que le théâtre romain, au cœur du
vieux quartier arabe, garde ses ruines mal entretenues, ainsi, dans ce décor de
pierres et d'histoire non altéré. Je commence à percevoir combien les êtres ici,
hommes faits ou garçons oisifs s'oublient eux-mêmes et qu'il faut sans doute
les oublier. » (Djebar, 2002 :239)

Ce regain nostalgique centré sur l'origine, ranime la passion ressentie dans


son éloignement pour parvenir à cette notion de l'oubli. Derrière ce regain réside
l'impuissance d'une réconciliation rendant instable son "moi" dans sa société
d’origine. Cette réalité domine son esprit ; alors le besoin d'exister la renvoie à la
nécessité de mener sa quête sans s'éloigner de son désir. C’est pourquoi dans
l'exploration de sa quête, le mythe se révèle un outil de perception, où le langage se
transforme en image reflétant le paysage de son espace d'origine.
Au-delà de la vision de son espace, l'âme angoissée exprime son émotion dans un
décor où la douleur se fait sentir. Alors, dans sa description, la visiteuse s'attarde à
refaire l'aspect du monde en dévoilant par le regard, une situation qu'elle aborde
avec un sentiment d'affectivité dans une problématique désormais ouverte. Restant
fidèle aux idées de son temps et selon sa propre vision, elle introduit le sentiment et
la pensée que l'esprit dirige sur les évidences qu'elle découvre (les citoyens qui
"s'oublient eux-mêmes" cloitrés dans leur mutisme, méditant leur destinée à un
degré de négation absolue dans un monde inversé). Cette vérité d'ensemble résulte
d'une période historique vécue par le passé.

« Ils persistent là, ombres à peine mouvantes ; ils hantent cette cité dont la
majesté est trop ample pour eux, faite par et pour des princes savants – oui, je
les vois flotter en ombres qui n’entendent aucun chant perdu…Rien, pas

269
même la voix des fous, des désespérés ou des frénétiques s’accrochant
aujourd’hui à ces montagnes qui surplombent. » (Djebar, 2002 :239-240)

Dans son errance à travers la ville, l’image accumule la tristesse, le chagrin et


l'étonnement, voire la sensibilité même, à la vue de l'attitude des gens rongés par un
malaise social. Dans cet ordre de déchéance concomitant avec la décadence, elle
s’allie à leur cause pour traduire l'aspect de son espace où se développe un "moi"
que la conscience distingue. Sans ignorer l'Histoire, elle ressuscite l'architecture
dans un reflet absolu résultant d'un dessin expressif où les générations semblent se
perdre. Son regard interroge, son idéal emploie des formes vivantes dans
l'expression, où l'enthousiasme littéraire ébranle la sensibilité du lecteur. Elle nous
présente l’image des gens de sa ville où le présent a terni celle du passé. Une image
où le mythe de l’errance se perpétue dans l’espace-temps à travers la vie sociale.
Puis, s’inspirant du mystère qui entoure la mort, elle unit les formes vivantes de
l'expression dans cette notion de message à la recherche de l'objet essentiel de sa
quête. « Pourquoi le constater après avoir reparcouru la vie – la « passion » – de
Zoulikha ? » (Djebar, 2002 :237)

En fin de parcours, l'âme s’évade, erre sur les traces du passé dans son
espace controversé pour des raisons sociales donnant l'aspect d'un monde inconnu.
Ainsi, la perception de l’espace, jadis familier, se révèle, à son étonnement, un
espace conjoncturel invivable où l'avenir se prolonge. Elle y projette, alors, ses
émotions à travers lesquelles on peut lire son désespoir. De ce fait, la contestation
fait partie de la totalité de ce vécu historique. Derrière cette contestation se
dissimulent des intentions particulières dont le sens fait apparaître l'idée d'une
revendication, d'un manque à combler. Ce besoin fait surgir un appel outrepassant
l'acte d'écrire car le but recherché se situe bien au-delà du malaise suscité par ses
sentiments.

Ainsi l'œuvre littéraire d’Assia Djebar apparaît comme un moyen servant à


libérer et se libérer soi même de la contrainte qui jugule la société. Engagée dans
une mission littéraire porteuse de message, elle se dirige vers l'objectif à atteindre
sans prévoir une fin déterminée. Dans cette attente, elle assume ce qui lui semble

270
impératif, faisant part de ses émotions et des facteurs qui les ont suscités sans
perdre de vue la tache qu'elle s'est assignée. Son intention, qui n'est point un
hasard, s'explique par son état d'âme contenu dans le message qu'elle transmet et la
problématique qu'elle soulève. Cependant, il reste évident que ce rapport ne soit
qu'une hypothèse et la réalité, tout autre, cachée dans l’écriture. Ainsi, son
aspiration à cette réalité profonde, liée à son espace d'origine, s'inscrit dans l'ordre
de ses pensées, puisqu'elle constitue la source de sa quête.

En conclusion, nous pouvons dire que les récits rapportés n'appartiennent


pas à l'imagination, ils sont le témoignage vivant des évènements qui se sont
produits dans son pays. Elle a subi les épreuves de la guerre de libération, elle était
majeure et se souvient des atrocités commises. A cet effet, sa conscience la
positionne l'incitant à faire partie de l'univers collectif féminin pour écouter, écrire
et nous faire part d'une tragédie vécue à découvrir. Chez l'oppresseur d'hier, son
acte de foi en l'appartenance berbère lui est reconnu, il repose sur un aspect de
liberté acquise, cependant toujours recherchée dans son espace d'origine. En effet,
dans cette représentation littéraire, le désir de la visiteuse repose sur des valeurs
universelles qu'elle défend par l'écriture à travers ces faits historiques. Fidèle à ses
principes, elle nous révèle ses intentions, ses préoccupations, ses espoirs et ses
angoisses aux limites de son attachement à l'origine. Son retour temporaire
constitue un soutien moral à ce collectif féminin et un engagement au côté d'une
société déchirée, partageant les difficultés d'une problématique commune.

Au verso de la page historique consacrée à l'héroïne, nous découvrons l'image


de la personnalité berbère à laquelle l’auteure s'identifie. Dans ce passé historique,
elle se découvre, sans cacher son identité dans l’univers féminin mis en scène et se
situe par la fonction d'écrivaine et l’appartenance berbère. Notre hypothèse s'appuie
sur les données contenues dans son prélude et son épilogue où son art d'écrire nous
permet cette analyse.

271
5- Quête du corps- quête d’identité

Césarée/ Cherchell cité antique de l'héroïne devient la sphère de son


immortalité, signe d'emblème du sacrifice enraciné dans la mémoire collective.
Ainsi, le corps disparu de Zoulikha constitue la métaphore de l'expression populaire
organisée par la pensée collective symbolisant la culture d'une identité convergente.
Alors, une stratégie s'instaure autour de l'enjeu dans l'espace d'origine pour révéler
un drame suscitant l'indignation et la réprobation d'une société demeurant sous
tension conflictuelle permanente. Cette tentative d'exploration par l'écriture s'avère
le point de départ d'une action centrée sur une revendication identitaire graduée,
guidée par une motivation tendant à résoudre les différends du passé en rapport
direct avec l'Histoire.

« Nous entretenons, à notre tour et à demeure, nos tortionnaires, nos gardes-


chiourmes, nos gens d'armes qui tirent à balles réelles sur des gamins
frondeurs, en somme nos bagnes d'Alger, qu'on appelait, tu le sais, il y a
seulement quatre ou cinq siècles, nos "bains d'Alger" ! Les voici, ces derniers,
revenus plus sanglants, modernisés. » (Djebar, 2002 : 241-242)

Dans ce passage, le pronom personnel "nous" implique la voix de la visiteuse


située dans le hors texte. Ainsi, sa voix devient omniprésente parmi les voix
collectives qui s'élèvent dans ce message de nature littéraire malgré son aspect
politique. Ces voix dénoncent des scènes d'un passé proche et d'un passé lointain
(quatre ou cinq siècles), par un jeu de mots: "gens d’armes"/ "gendarmes" ou
encore "bains/bagnes", "tortionnaires"- "gardes-chiournes". Ces propos supposent
la prise de position de la visiteuse dans cette configuration conflictuelle à travers
l'histoire de l'héroïne oubliée. Dans cette perspective évolutive, le cadre spatio-
temporel met en évidence l'effet recherché dans la superposition du corps de
l'héroïne et la thématique de l'identité perdue. Dans l'espace textuel, le procédé
adopté, entre le passé et le présent à travers les souvenirs en remontant l'Histoire,
situe la métaphore du corps en comparaison avec l'identité. A la limite de l'écriture,
l'enjeu du conflit fait suite à une série de malheurs qui augmente la tendance d'un
272
regroupement communautaire autour d'une situation qui se complique et oblige à
s'adapter. « Les citadins tranquilles qui s'ennuient, dans les rues et les places de la
ville, reculent devant tant de violents sursauts. » (Djebar, 2002 :240)

Derrière le fait littéraire, un revirement dissimulé, reflète des sentiments d'une


extrême sensibilité qui incitent au rapprochement collectif et la prise de conscience
d'un éventuel sursaut. Ainsi, l'insertion de cet impact dans l’histoire rapportée met
en évidence une volonté inébranlable exigeant le changement d'une situation
marquée par des perturbations constantes. Ce positionnement de la visiteuse en
faveur d'une revendication historique légitimée par l'Histoire du passé, révélée au
présent par une voix qui résonne à travers le vécu quotidien de la société, s'annonce
comme un appel pour un retour aux origines.
Le jeu de mots se produit non pas par le signe linguistique du référent, mais par le
sens de l'effet pervers que prend la tournure dans la phrase. Les mots utilisés au
pluriel sont exploités sous forme de glose antipathie à l'égard des éléments inscrits
dans ce contexte et auxquels la visiteuse se réfère. De ce fait, dans le discours tenu,
la disposition des mots apparaît appuyée par un savoir-faire établi dans un art
littéraire sans invective. Développés par une pensée née de la nostalgie ressentie
par les sentiments personnels de l'auteure, cette forme de message où le langage
s'accorde avec les mots, fait figure de rhétorique.

Notre étude porte sur le sens d'une pensée orientée par une vision sur le passé et
l'avenir animés par une impulsion soulevant la problématique du moment. Ce retour
à l'origine, son langage volontaire et conscient, son changement d'humeur se
révèlent être une autobiographie autour d'une identité perdue où ses intentions
conditionnent l'énonciation.
Au-delà du sens, dans son discours, où le sujet est collectif ("nous", p241), elle se
situe en porte parole de la collectivité de son espace d'origine, orientant ses
recherches sur des faits historiques pour atteindre la sensibilité et l'effet espérés.
Cette vision laisse entrevoir le développement d'un contexte extratextuel où l'aspect
des mots utilisés construit le discours conflictuel que l'écriture rapporte. En
exprimant ainsi ses sentiments, elle positionne son appartenance symbolique dans
273
le collectif des femmes sur l'axe qu'elle adopte pour exprimer sa répulsion au
système. Ce positionnement s’explique par sa vision sur l’aspect de la vie
quotidienne et le statut de la femme dans la société. Cela nous met en présence d'un
processus d'évènements accumulés où se manifestent la passion et
l'incompréhension créant une situation d'hostilité. Alors, le désenchantement
s'empare du "Moi" personnifié pour créer de l'affection à l'égard des uns et de
l'hostilité à l'égard des autres. Ainsi, à la base de ce conflit dramatique se situent
ces deux sentiments modulés (affection/ hostilité) sur lesquels l'œuvre se construit
dans une perspective identitaire. Dans son action, elle définit le rapport qui l'unit à
l'histoire faisant portrait de solidarité pour révéler l'étendue du conflit jusqu'aux
limites de l'affrontement. Ainsi, son écriture s'avère porteuse d'évènements
circonstanciels et sans distorsion d'une situation dont les problèmes découlent de
certains aspects de la vie sociale. Alors dans une perspective ironique, du moins
c'est ce que l'on puisse dire, elle compare le présent et le passé qu'elle inscrit dans
un décalage du quiproquo. De ce fait, cette comparaison effectuée par un retour
dans un passé mythique estimé entre quatre et cinq siècles dans l'Histoire du pays
n'est point un hasard.

274
Conclusion

Fidèle à ses principes, Assia Djebar nous révèle ses intentions, ses
préoccupations, ses espoirs et ses angoisses aux limites de son attachement à
l’origine. Son désir repose sur des valeurs universelles qu’elle défend par l’écriture
à travers des faits historiques. De ce fait, sa présence temporaire dans son pays
constitue un soutien moral au collectif féminin et un engagement au côté d’une
société déchirée partageant les difficultés d’une problématique commune. Son
allusion aux situations soulevées dans cette problématique socio-historique
correspond au sentiment de l’identification dans un monde à réévaluer. Alors, par le
biais de l’écriture à portée historique et idéologique, elle met en perspective les
velléités d’un monde qui n’évolue pas en fonction de l’Histoire. En ce sens, elle
met en évidence une société qui s’éloigne de ses valeurs civilisationnelles en
soulignant l’historicité du passé ancestral. Le mythe de l’errance la conduira de
l’occident à l’orient sur les traces du soufisme, à travers l’Histoire, dans un reflet
absolu des figures du passé.

Ainsi, le mythe se révèle un outil de perception d’une réalité historique qui


domine son esprit où l’idéal du passé inscrit dans le système des valeurs semble en
déroute. Cette évasion en direction de l’orient lui a permis de retrouver
symboliquement une totalité perdue et d’appréhender des vérités figées au
paroxysme de leur histoire. Assia Djebar retrouve sa place dans cet univers lui
donnant sens à ce qu’elle ne parvient pas à saisir dans sa propre histoire dans
l’espace et le temps.

Le chapitre qui suit cernera de plus près les conditions et les conséquences
de l’errance, non plus dans le contexte spatial et /ou temporel, mais dans celui de
l’errance intertextuelle.

275
CHAPITRE III:

L’ERRANCE INTERTEXTUELLE.

276
Notre thèse ne se borne pas à vérifier des hypothèses préalables, elle tente
de les affiner, de les nuancer à travers une série d’œuvres, leurs contextes d’écriture
et leurs montages narratifs. Les œuvres citées précédemment révèlent les rapports
complexes qu’entretient l’intertextualité196, orientée vers les « textes-sources », les
« textes- récepteurs », l’intertextualité centrée sur les auto-références de la
dimension littéraire que l’écrivaine construit au seuil de son écriture.

Il est nécessaire de recourir à l’étymologie afin d’établir le sens élémentaire


d’un concept. En ce qui concerne l’intertextualité, « le préfixe latin « inter » indique
la réciprocité des échanges, l’interconnexion, l’interférence, l’entrelacs ; par son
radical dérivé du latin « textere », la textualité évoque la qualité du texte comme
« tissage », « trame » ; d’où un redoublement sémantique de l’idée de réseau,
d’intersection. L’intertextualité caractériserait ainsi l’engendrement d’un texte à
partir d’un ou plusieurs autres textes antérieurs, l’écriture comme interaction
produite par des énoncés extérieurs et préexistants197. »

Dans notre thèse, l’intertextualité caractérise l’engendrement du roman


autobiographique Nulle part dans la maison de mon père à partir de La Femme sans
sépulture et La Nouba des femmes du mont Chenoua. Les trois œuvres d’Assia
Djebar se tissent et se complètent formant un réseau de communication à travers
l’histoire où l’enjeu social, politique et religieux est mis en évidence. Ainsi, on
s’aperçoit que cette diversité textuelle s’articule avec les visées d’un discours au
sens multiple (la liberté de la femme sur le plan évoqué) évoluant autour de l’axe
central de l’’identité.

196
Nous employons ce mot dans le sens qu’il a chez Julia Kristeva et redéfini par M. Riffaterre (La trace de
l’intertexte, loc. cit., p.4) : « l’intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et
d’autres, qui l’ont précédé ou suivie. Ces autres œuvres constituent l’intertexte de la première. », Locha Mateso,
La littérature africaine et sa critique, A.C.C.T et éditions KARTHALA, 1986, p.348.
197
Nathalie Limat- Letellier, Marie Miguet- Ollagnier, L’Intertextualité, Annales littéraires de l’Université de
Franche- Comté, 637- 1998, p.17.

277
Notre travail se propose de mettre en évidence la notion d’intertexte198 entre
les œuvres La Nouba des femmes et Nulle part dans la maison de mon père par
rapport au texte historique du corpus. Nous démontrerons que les œuvres citées
sont au service de la quête du sens de la vie dans l’espace et le temps. Nous verrons
comment les femmes, vivant leurs souvenirs, racontent des évènements auxquels
elles ont survécu. Ensuite, nous analyserons l’histoire en tant que mouvement et la
mémoire en tant que souvenir.

1- L’écriture entre l’espace historique et l’espace littéraire

Le roman La Femme sans sépulture dans son ensemble ne révèle que deux
faits historiques, le massacre des trois fils Saâdoun et la disparition de Zoulikha.
Les évènements en question se complètent et appartiennent au même espace, à un
même monde reflétant l’image classique de la guerre. De ce fait, l’écriture fait
corps avec l’esprit dans une situation de tension pour revendiquer une liberté basée
sur des principes historiques de la lutte armée de libération. Alors, usant de sa
liberté individuelle, Assia Djebar se solidarise avec son milieu féminin par
l’écriture. Ainsi, elle assume la défense d’une société déchirée, pour aboutir à une
prise de conscience collective à travers les données de l’histoire qu’elle révèle. Le
huitième récit illustre les témoignages d’un passé, où la narratrice fait apparaitre les
dissensions qui divisèrent la société. Elle met en jeu deux personnages Allal et
Zohra qui se rencontrent après le jour de l’indépendance. Allal et Zohra se
connaissent bien par le passé. Tous deux contribuèrent à la lutte armée. Allal est
devenu responsable dans le jeune état indépendant. Zohra veuve, ayant perdu son
mari et ses enfants au cours de la guerre, vient lui demander un dû. Mal reçue par

198
Dans le domaine de la littérature, R. Barthes propose le terme d’intertexte : « […] tout texte est un
intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins
reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu de
citations révolues. » (Encyclopoedia universalis, article « texte »).

278
Allal, il lui fit des promesses qu’il n’a pas tenues. Sentant qu’elle avait affaire à un
chacal, Zohra retourne déçue dans sa cabane de l’époque coloniale. Elle nous
raconte les faits :

« Or, après le jour de l’indépendance, au cours de l’été suivant, j’apprends


que ceux qui ont eu leurs fils morts au maquis et leurs maisons détruites à la
dynamite – exactement mon cas ! – avaient droit à être relogés en ville, que
nous avions priorité sur toute maison abandonnée par les Français qui avaient
préféré partir. » (Djebar, 2002 :148)

« Avec Allal, me dis-je, qu’ai-je besoin de lui rappeler mon mari tué et mes
fils morts en héros ? » (Djebar, 2002 : 149)

« Ô Allal, je suis venue pour mon dû !... Les petits chez moi attendent un toit
et ici l’on affirme que c’est toi qui fais la répartition ! »
Il m’a interrompue vivement.
Il me répondit en arabe, et plutôt froidement :
« Oui, ma mère, je monterai te voir chez toi dans les prochains jours !
Il ne monta pas « dans les prochains jours », mais six mois après, pour me
reprocher, disait-il, de l’avoir « insulté » et d’avoir en effet claqué la porte du
pharmacien devant eux tous – eux que j’appelle « les chacals ». (Djebar,
2002 : 149)

« J’ai répondu à ses reproches ainsi : « j’ai claqué la porte de tes nouveaux
amis, en effet ! Et je suis remontée dans cette cabane. Celle-là, elle est de
l’armée française !
L’ennemi avait jugé que cela suffisait à moi et aux trois orphelins. Eh bien,
moi, je te dis aujourd’hui, ô Allal : L’ennemi a raison ! » (Djebar, 2002 : 149-
150)

Dans cette situation séquentielle, la narratrice met en exergue l’égoïsme humain à


travers le comportement d’Allal. A notre sens, cette mise à nue d’un pareil
compromis entre l’indifférence et le mépris a pour objet de faire rejaillir les
fractures de la discorde et de la division. Son message apparait significatif dans la
mesure où le comportement humain, loin d’atténuer les souffrances, amplifie la
tension d’où nait l’hostilité qui se répercute sur la vie sociale. De ce fait, on
s’aperçoit que la littérature d’Assia Djebar reflète l’image d’un pays où la société

279
du passé et du présent est décrite dans sa dimension temporelle. Le passé avec le
vrai visage de la tragédie coloniale et les séquelles engendrées. Le présent, quant à
lui, nous donne l’impression de vivre un monde errant où chaque individu se
dissout à sa manière dans un ordre effrayant. Dans ces passages, la narratrice ne
met en exergue que l’une des péripéties que connait la société dans son ensemble,
face à une situation qui perdure et s’avère inquiétante. Les expressions et les mots
exclamatifs mis entre guillemets soulignent le caractère du conflit. En somme, c’est
une façon de dénoncer, par l’écriture, les abus de pouvoir dont est victime la
société.

Le récit de Zohra Oudai donne une autre tournure à l’histoire de Zoulikha,


parce qu’il intègre des propos d’un sujet de sa vie quotidienne caractérisant la vie
sociale. En affichant, ainsi, cette duperie, la narratrice nous montre la contradiction
et l’instabilité d’un monde inquiétant qu’elle conteste. Selon ses propos, Zohra
Oudaï apparait vivre toujours avec la morale révolutionnaire héritée de la lutte de
libération. Pour elle, l’aspect du conflit ressemble à un divorce car selon son
expression « ces chacals » dilapident les biens sociaux acquis par la souffrance.
(Ici, le mot « chacals » est exprimé pour signifier la ruse). Elle exprime alors son
indignation et sa haine en marge du sacrifice consenti. Par cette critique justifiée
par le sang versé (son mari tué et ses trois fils morts en héros) elle envisage, par son
écho, atteindre la société pour dénoncer les esprits négatifs.
En ce sens, l’écriture met en mouvement des mots traduisant le sens de la vie des
gens et leurs rapports au sein d’une société nouvellement indépendante. Elle
s’annonce infinie dans cet itinéraire qui ne mène « nulle part » mais réside dans la
douleur incitant à révéler l’injustice sociale. « Même si, de cette écriture qui tente
de ramener un lointain passé, progressivement remémoré – par là, ressuscitant une
société coloniale bifide –, la narratrice en ressort, elle-même à peine éclairée. »
(Djebar, 2007 : 404)
Ce « nulle part » de l’écriture devenu « nulle part dans la maison de mon père »
(p87) dans son roman La Femme sans sépulture, donne naissance à un nouveau
roman qui s’inscrit dans la continuité des œuvres littéraires de l’écrivaine. Cette

280
notion d’intertexte démontre son lien avec son espace d’origine auquel elle reste
fidèlement attachée dans cette perspective romanesque sans fin. « Cercles à
déployer avec lenteur, ou par éclairs, parallèlement même avec ce qui reste à
écrire… » (Djebar, 2007 : 405)

La problématique que l’écriture révèle par la mémoire collective devient


l’épicentre du séisme qui secoue la société. En effet, l’écriture déracine le passé de
l’origine où l’histoire de l’héroïne n’est qu’une passerelle vers la recherche de soi
dans un monde transformé. Son langage est composé de mots synonymes d’errance
et d’identité : « la visiteuse », « l’invitée », « l’étrangère ». Ce sentiment d’être sur
sa terre natale explique les raisons de la quête d’un « moi » à l’affut de son
appartenance. Dans l’exil, l’éloignement a nourri l’esprit d’idées en soi, lui
permettant ce retour sur son propre passé par des discours particuliers.

« J’en reviens à ce moi d’autrefois, dissipé, qui ressuscite dans ma mémoire et


qui, s’ouvrant au vent de l’écriture, incite à se dénoncer soi-même, à défaut
de se renier, ou d’oublier !
Se dire à soi-même adieu. » (Djebar, 2007 : 404)

La rupture temporaire avec l’exil dissipe la tristesse et la douleur dont souffre


l’esprit lorsqu’elle se retrouve sur sa terre natale. Cela correspond aux sentiments
éprouvés et renforce la démarche qu’elle assume. Pourtant, à un moment où les
transformations semblent anéantir son désir, elle s’arrange pour retrouver sa pureté
d’enfance et se définir.

« Dans ce long tunnel de cinquante ans d’écriture se cherche, se cache et se


voile un corps de fillette, puis de jeune fille, mais c’est cette dernière,
devenue femme mûre qui, en ce jour, esquisse le premier pas de
l’autodévoilement. » (Djebar, 2007 : 402)

Son message est porteur d’une revendication sous le couvert du collectif féminin
dont le point de départ apparait l’espace d’une enfance ayant gardé un amour des
lieux abandonnés. Alors, c’est à travers cet espace emblématique que son écriture
élabore ce retour sur le passé à l’aide de repères à valeur symbolique. L’espace
d’enfance ancré dans l’âme s’échappe, ne faisant écho que grâce à ce chant

281
immortel des sirènes (Chant des femmes de Césarée). Malgré ses voyages, son
errance, elle reste prisonnière de son identité, de son langage, car la figure
d’Ulysse, à laquelle elle s’identifie, n’est que le tourment de sa souffrance.

« J’entends, dans ma ville natale, ses mots et son silence, les étapes de sa
stratégie avec ses attentes, ses fureurs… je l’entends, et je me trouve presque
dans la situation d’Ulysse, le voyageur qui ne s’est pas bouché les oreilles de
cire, sans toutefois risquer de traverser la frontière de la mort pour cela, mais
entendre, ne plus jamais oublier le chant des sirènes ! » (Djebar, 2002 : 236)

Dans cette situation de circonstances, son écriture nous révèle l’héroïsme, mais
aussi le mépris d’une société témoin de son sort aux limites de l’histoire. Elle nous
laisse ainsi deviner le sentiment qui l’anime dans la problématique d’une époque
historique ayant crée une situation d’incertitude. Soucieuse de l’avenir de son pays,
elle oriente sa quête vers la recherche d’un remède à ce mal saisissant la société.
C’est donc, par cette ouverture sur le passé qu’elle espère atteindre les consciences
pour le changement du monde. Désenchantée par l’injustice sociale, Assia Djebar
s’accommode à révéler, dans un art particulier, un passé glorieux tournant le dos à
un présent désavoué ayant transformé les rêves en tourments. Cette préoccupation
nous permet, donc, de constater la fissure qui a séparé la société de son esprit
patriotique au lendemain de la fête commune.

A travers l’écriture, Assia Djebar nous expose le caractère conflictuel de la


scission sociale qu’elle essaie de résoudre par des actions ordonnées visant la fin du
conflit. Ce que Jean-Paul Sartre appelle La praxis. Cette « La praxis comme action
dans l’Histoire et sur l’Histoire. C'est-à-dire comme synthèse de la relativité historique
et de l’absolu moral et métaphysique, avec ce monde hostile et amical, terrible et
dérisoire qu’elle nous révèle199. » Ainsi, l’histoire s’édifie par la reconstruction
d’un passé réévalué par des faits historiques inscrivant le texte dans une
continuité intertextuelle sans fin. Dans ce prolongement, les évènements qui

199
Jean Paul Sartre, Qu’est ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard (collections Folio essais), 2003,
pp.237-238.

282
alimentent l’histoire contribuent à l’écriture du texte, nous renseignent sur le passé,
réveillent en nous des sentiments de sensibilité faisant rebondir la trajectoire de
notre existence. A l’opposé du passé, la situation d’exilée de l’auteure,
l’insatisfaction de la situation sociale du pays, l’incertitude de l’avenir constituent
la problématique du moment. La mise en valeur de ces facteurs dans le texte élargit
l’espace littéraire et conditionne l’auteure. Alors, c’est dans ce contexte situationnel
avec tous ses paramètres que le discours va se poursuivre légitimant ce recours à
l’Histoire.

1-1- Tableau : Ecriture et Histoire

« Il faut passer par l’Histoire », écrivait Marguerite Yourcenar, Assia Djebar


reprend ce propos à son compte : « Et tout d’abord mon histoire. »200

Nous avons souligné l’Histoire pour souligner le caractère exceptionnel du


roman. En revanche, notre brève étude nous amène à préciser ou même à proposer
certains évènements référentiels liés à l’histoire de Zoulikha. Selon Barbéris201, il
existe trois définitions différentes de « l’histoire ». Ces définitions précisent en
quelque sorte l’appartenance et la nature de chaque récit.

200
Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, pp.95-129.
201
Pierre Barberis, Le Prince et le Marchand, Fayard, 1980 – « texte littéraire et Histoire » dans Le Français
aujourd’hui, n°49, mars 1980, pp. 7à 19 (Paris, revue)

283
-L’histoire-processus, réalité L’époque coloniale.

HISTOIRE historique, « ce qui se passe dans les


sociétés et qui existe indépendamment
de l’idée qu’on en a ».

-L’histoire des historiens, « le genre -L’histoire de la révolte de


historique, le discours historique qui la tribu des Beni Menacer
(1871).
prend pour sujet l’HISTOIRE »,
Histoire -La guerre de libération
« toujours tributaire de l’idéologie,
nationale.
donc des intérêts sous-jacents à la vie
-La guerre fratricide des
culturelle et sociale ». Algériens.

histoire -L’histoire-récit. Ce que raconte le Le récit de la femme sans


texte littéraire. sépulture.

Le tableau ci-dessus situe l’époque coloniale dans l’Histoire du pays comme


une réalité historique subie par le peuple Algérien. C’est un fait colonial ayant
engendré des soulèvements armés et notamment la révolte de la tribu des Béni
Menacer (1871) et la guerre de libération nationale (1954) rapportées dans le roman
La femme sans sépulture. Dans le prolongement de l’histoire, Assia Djebar évoque
la guerre fratricide des Algériens (la décennie noire 1988-1998). Il s’agit donc d’un
discours socio-historique prenant pour sujet l’Histoire où le passé colonial et les
évènements cités sont ravivés. Ainsi, nous avons défini la conception de ce roman,
selon la définition sous citée dans le tableau.

En somme, l’écriture d’Assia Djebar se déploie à l’extérieur et à l’intérieur


d’un immense champ métonymique, textuel et intertextuel où chaque évènement se
réfère à la véracité de son référent historique. La Femme sans sépulture est une

284
sorte de palimpseste déchiffré de l’Histoire : il s’agit de l’ « Histoire considérée
comme fiction collective202. »

2- L’évidence de l’enjeu social

La mise en évidence de l’enjeu social, ainsi établi, à travers l’histoire,


illustre la démarche entreprise dans le champ culturel à la source de son propre
espace. Cette dimension littéraire nous permet de nous rendre compte de l’objectif
visé par un courant contemporain mettant en rapport l’histoire et la vie sociale. Les
mentalités arrachées au passé d’une culture ancienne sont intégrées dans le présent
de la vie quotidienne : « à la manière traditionnelle, je pose un baiser sur l’épaule,
puis sur la soie de la coiffe de l’hôtesse. » (Djebar, 2002 : 114-115). On s’aperçoit
que la tradition constitue un ensemble de données servant d’appui à la dynamique
de l’œuvre dans ce référent extrait d’une réalité socio-historique. Cela nous renvoie,
alors, à considérer l’œuvre comme signe d’une vision du monde à travers l’Histoire.
Le texte se développe par des récits variés élargissant le champ littéraire autour
d’une vie sociale jugulée par des mentalités conservatrices.

La stratégie par laquelle se manifeste cette prise de position apparait orientée


vers un idéal sur lequel repose la revendication dissimulée d’un renouveau social
par ce recours à l’Histoire. La revendication par l’écriture est un maillon révélateur
d’un mécontentement justifié, lié à l’histoire de l’héroïne oubliée où l’écriture
éclaire l’enjeu qu’elle affiche en ce sens.

« Tu détournes le jeu, le récit ; la fin ne peut être nœud coulant, on ne t’en


demande pas tant, ni d’arracher le masque, ni d’éteindre les lampes puisqu’il
n’y a plus de scène.
Car tu as beau tourner, te retourner, te laisser porter à l’oblique, par un rythme
presque incontrôlé, tu ne veux plus de jeu. » (Djebar, 2007 :397)

202
Wladimir Krysinski, Carrefours de signes : essais sur le roman moderne, Publishers mouton éditeurs, 1981,
p.57.

285
Située, à la fois, dans le cadre de l’action et fondée sur la culture de deux
époques, l’écriture articule le temps de l’histoire où le présent s’oppose au passé.
Effectivement, la crise sociale ne trouvant pas d’issue, donne lieu à un
désenchantement inespéré et un désespoir sans fin créant un climat social douteux.
De cette situation se crée une absence d’équilibre dans l’espace social donnant lieu
à des fantasmes ethniques d’où nait l’idée d’appartenance à un peuple dont
l’Histoire et l’origine le distinguent du reste de la société. Sur le plan historique, il
s’agit bien de l’histoire de l’héroïne oubliée. Cependant, le texte nous renvoie à
une crise sociale entre un passé vécu et un présent à vivre.
Ainsi, la revendication se fait sentir comme un besoin à satisfaire et la recherche
identitaire s’impose. Alors, c’est à partir d’un jeu subtil sur l’histoire de l’origine
que l’accent est mis pour sortir de l’oubli, à la fois, l’héroïne et l’unité sociale. Dans
ce créneau, l’idée correspond à une idéologie qui nous renvoie à la quête où
s’affirment les voix collectives des femmes de Césarée articulées par la narratrice.

L’espace de Césarée symbole de l’origine apparait comme le lieu privilégié


servant le mieux l’histoire parce qu’il appartient à l’Histoire. Dans cette
perspective, l’historique accompagne l’idéologique favorisant le discours entre les
personnages autour de l’histoire de l’héroïne et la crise sociale. Ce retour à la réalité
se confirme par le jeu du réel en référence à l’héroïne où les récits narrés re-
constituent le désordre dans un monde transfiguré.

« Peut-être ai-je retrouvé avec naturel le monde qui me rappelait


l’enfance – avec, de surcroît, l’impression parfois d’avoir la cité
antique à mes pieds, comme si je me faisais serment de ne pas oublier.
Au-dessus des terrasses, de la vie quotidienne avec ses chambres closes,
ses patios secrets et quelques fenêtres aux persiennes entrouvertes, ce
monde du clos, des chuchotements et du silence était vraiment révolu
pour moi. » (Djebar, 2002 :193)

Dans ce passage lié au contexte social, sa présence s’affirme de façon furtive dans
l’espace commun : Césarée. Ainsi, le monde de l’enfance se trouve placé sous le
signe du clos, inspirant, à juste titre, la transformation. Cela nous permet d’évaluer
sa pensée opposée à un monde qu’elle refuse.

286
3- Un passé déprécié par le présent

Dans le processus littéraire, la narratrice anonyme dévoile la tension qui agite les
personnages-témoins (les survivantes), insistant sur les détails de la vie quotidienne
du passé et du présent. Tous ces personnages caractérisent leurs récits par des faits
qui ont marqué leur vie pour rappeler les moments d’un présent tournant le dos à
leur passé glorieux. Un passé que seule l’écriture valorise.

« C’est l’époque où un recensement, pour chaque nuit, des maisons des


quartiers arabes se faisait strictement : les soldats vérifiaient maison après
maison l’identité des gens de la famille tous rentrés avant le couvre-feu : ils
mettaient alors une marque rouge pour la nuit. Hania pense à tout cela en une
seconde : quelle famille, amie ou même engagée politiquement, va accepter
ce risque de se charger de Zoulikha, même pour une nuit, elle dont le
signalement est partout répandu ? Mais Dame Lionne prend dans ses bras
Hania et la calme, la console, presque en riant, dit-on. « Zoulikha dormira ici,
ma maison est sa maison, quoi qu’il arrive ! Si nous vivons, nous vivrons
tous ! Si nous devons mourir, nous mourrons tous ! » (Djebar, 2002 : 172)

Ce passage reflète le courage d’une femme. Dame Lionne prend le risque


d’héberger chez elle Zoulikha traquée par les soldats alors que les contrôles étaient
sévères. L’écriture nous révèle concrètement l’unité populaire du passé. Le
changement de comportement post-indépendance découle de nombreux facteurs
sociaux que nous avons explicités à travers les chapitres précédents dans
l’exploitation de nos recherches. Dans le jeu social, l’inexistence de la
communication servant d’approche entre les êtres favorise la rupture et engendre
l’indifférence sociale. La quête met à nu le vrai visage de la situation sociale qui, au
lieu de s’améliorer, se dégrade. Désenchantée de voir s’élargir l’univers du malaise
social, la visiteuse met en évidence une société qui s’éloigne de ses valeurs, à la
fois, héroïques et civilisationnelles. Cette prise en charge narrative de la vie
quotidienne se situe dans le rapport passé/présent, où le texte multiplie les
témoignages donnant lieu à plusieurs discours pour faire progresser l’histoire.
D’autre part, le témoignage des deux époques donne à l’écriture une dimension

287
adaptée à la situation qu’elle décrit à travers l’héroïsme du passé et l’indifférence
du présent. Cette thèse, attribuée à l’auteure, nous permet de mesurer l’effort
consenti pour atteindre les profondeurs de cette vision du monde soutenue par des
évènements qui ont marqué la société à travers l’Histoire. C’est donc, dans un jeu
de convergences que l’histoire suit le cours de l’Histoire dans un décalage temporel
synchronisé. Dès lors, la visiteuse souligne l’historicité d’un passé réel, d’une
période à l’autre, qu’elle interprète explicitement par les bouleversements, les
changements intervenus à travers l’Histoire et les dissensions qui désunissent la
société. Puis, au versant du passé historique, elle nous présente une image de
l’indifférence des gens de notre époque qu’elle argumente par des voix féminines
dont le statut légitime les récits. Personnages de deux époques, en voie d’extinction,
qui s’annoncent comme la dernière ressource d’une génération ayant fait l’Histoire.

« Je ne me risque même pas à demander au moins à mon oncle maternel (« le


plus vieux notaire de tout le pays, dit-on de lui, mais actif »), je n’ose même
pas questionner son épouse – qui a vieilli, elle aussi, mais qui connaît si bien
encore le monde des femmes ; je ne me tourne même pas vers les cousines
(mères avec enfants déjà grandis) pour poser, à voix haute, la question :
« Dame Lionne (Lla Lbia) est toujours vivante, je l’espère ? »
Non, je n’ai pas ce courage. Zohra Oudai doit garder toujours sa façon de
hocher dédaigneusement la tête, sur le mode d’un pessimisme inguérissable
quand on évoque devant elle les citadins de Césarée. Or je ne veux pas qu’on
me dise qu’elle a rejoint, à son tour, selon toute vraisemblance, ses fils morts
pendant la guerre d’indépendance. » (Djebar, 2002 : 238)

L’impression que la narratrice nous donne sur le cours de l’Histoire résulte de son
génie et de la grandeur de ses pensées qui nous font sentir l’effet du passé sur le
présent. Cela nous rapproche d’un contenu social dont les séquelles apparaissent
comme une conséquence directe de l’époque coloniale. Ainsi, se dégage une
signification morale où cette référence à l’indifférence engendre l’hypocrisie et se
constate à travers la réalité du vécu quotidien. Au regard de cette vérité historique,
la réalité des évènements du passé et du présent révélée par l’écriture, laisse

288
présager un retournement de la situation qui prévaut. Cela apparait paradoxal, mais
la prise de conscience mesurée s’édifie sous forme de réplique d’un monde dont les
valeurs restent inchangées et que le texte souligne :

« Et je l’entends encore, ma Zoulikha, dans son ultime récit pour moi : « on a


beau faire, avait-elle ajouté, dans ce pays, il y a deux camps, et lui, ce mari
qui comptait tant pour moi, s’imaginait qu’on pouvait rester au milieu… »
(Djebar, 2002 :156-157)

A travers ce passage, on remarque que l’héroïne avait conscience de son


patriotisme. Un principe sur lequel elle ne pouvait, en aucun cas, marchander,
même avec ce mari « qui comptait tant » pour elle. Cela ne l’a pas détournée de son
devoir. Aujourd’hui, dans un présent contesté, l’esprit reste inchangé, bien qu’en
nombre insuffisant « quelques uns » s’avèrent être un signe de réconfort. « Par
bonheur, quelques-uns dans cette foule informe, restent des veilleurs. » (Djebar,
2002 :240). Cela nous mène à constater que la flamme qui animait les esprits jadis,
ne s’est pas totalement éteinte, permettant aux voix de communiquer et d’assurer la
continuité. Une continuité où la narratrice fait remarquer que, par le passé, l’esprit
patriotique faisait partie de l’âme malgré les inquiétudes et les misères de l’époque
coloniale. Aujourd’hui, elle nous présente un monde différent où l’idéal du passé
inscrit dans le système de valeurs semble en déroute. Cela ressemble, un peu, à
« l’histoire des arabes d’Andalousie », dans leur régression civilisationnelle que
l’écriture met en valeur, dans un jeu de contrepoint discordant.

On s’aperçoit que la narratrice ne souligne pas la contradiction, mais


l’indifférence et le recul dans l’écart temporel passé/présent. Cette mise en évidence
explique la confrontation des mentalités d’inspiration individualiste qui s’éloignent
de celles de l’époque du passé historique. Attachée à son origine et à son époque,
Assia Djebar met en perspective les velléités d’un monde dont la vision n’évolue
pas avec le cours de l’Histoire. Alors, elle désapprouve certaines mentalités d’un
monde évoluant lentement. Face à ces mentalités conservatrices et la lente
évolution sociale, elle adhère au collectif des femmes de Césarée par le biais de
l’écriture. Familière à la coexistence, ses déplacements et ses rencontres

289
avec les personnages lui assurent une présence permanente dans l’espace et le
temps. Ce travail, à portée historique et idéologique, explique l’importance qu’elle
accorde à l’interprétation historique de la société et à ses rapports avec l’univers
féminin de son espace.

Au terme de ce processus de l’indifférence d’un monde, où l’individu n’arrive


plus à se reconnaitre, le texte nous révèle les principes d’un passé dont le présent
exclut les valeurs. C’est, donc, dans ce cadre que se situe la problématique et son
caractère complexe, sur laquelle se fondent la vie quotidienne de la société à travers
l’histoire de l’héroïne. Il nous apparait que l’existence réelle de la situation sociale,
dont les évènements ont supposé cette recherche graduée, permet à la narratrice
d’aller sur une vision convaincante vers un monde à réévaluer. Au cours de son
errance régulée, par une conscience intérieure, dans l’univers féminin, elle essaie
d’expliquer le phénomène de la crise qui saisit l’individu dans son propre milieu.
Ainsi, au regard des inégalités sociales qui conditionnent la vie quotidienne de
l’individu, ses pensées la rapprochent des opprimés dans cette configuration
conflictuelle. Dans cette représentation littéraire consacrée à l’interprétation, la
configuration historique semble situer le passé /présent dos à dos, où la pensée tente
d’identifier les raisons de cette difformité.

Notre analyse nous permet de nous rendre compte de cette vision, à travers la
narration des récits, où l’enjeu idéologique et historique légitime la démarche de la
narratrice. Comme chez Rousseau, la littérature djebarienne connaît de multiples
variantes. Elle se manifeste par les pensées, les revendications et les prises de
position. Sa littérature réputée pour son engagement aux côtés des femmes, Assia
Djebar use d’une stratégie de création de son double en s’effaçant derrière une
narratrice devenue porte-parole des femmes de son espace.

Dans les œuvres de notre corpus, nous avons constaté que les inégalités
sociales constituent la source du conflit pour lequel elle sollicite l’adhésion du
lecteur en l’invitant à partager ses points de vue sur les données du problème

290
qu’elle s’attache à résoudre par l’écriture. Pour cela, Assia Djebar prend position en
faveur des femmes opprimées, revendique leurs droits pour une vie meilleure dans
la vie sociale.

Dans le texte, l’énonciation assumée par des personnages historiques (femmes de


son espace d’origine) favorise ses points de vue revendicatifs consolidés par un
dispositif énonciatif mis en œuvre visant le changement espéré. Assia Djebar
interpelle le lecteur sur la situation sociale présente mise en rapport avec le passé où
l’écriture et l’Histoire se rejoignent. Ce retour sur les traces de l’Histoire s’effectue
pour réparer la rupture engendrée par le malaise social dont les rapports conflictuels
matérialisent les conditions d’existence de la femme.

4- Une écriture symbolique

Assia Djebar ne cache pas son angoisse et son désenchantement en revenant


dans son pays natal, où le passé se trouve aggravé par l'instabilité du présent, pour
faire l'histoire de la "Dame de Césarée" avec un souci d'efficacité en respectant la
spécificité littéraire dans son travail de recherche (son enquête).
A travers le roman, il nous apparait que ses recherches relèvent du domaine de
l'histoire littéraire biographique, au regard de son lien avec ce passé, de son
influence et de son succès littéraire, bien que l'aspect critique des interprétations
appartienne à l'histoire sociale car « La littérature doit être considérée dans la
relation inséparable avec la vie de la société, sur l'arrière-plan des facteurs
historiques et sociaux qui influencent l'écrivain203». L'histoire se présente, donc,
dans la vision d'un mythe compensatoire, qui s'inscrit dans la version de dialogue
approprié, où l'accent est mis sur des témoignages, les récits et les voyages des
personnages mis en scène. En réalité, la visiteuse, témoin de deux époques

203
Citation traduite, V. Jdanov, Some récent soviet studies in littérature, soviet littérature, Moscou, 1958, n°8,
p.141.

291
(coloniale/postcoloniale) rapporte les souvenirs d'un passé /présent où le pouvoir
colonial apparait comme la cause d'un mal ayant frappé la société. Pour atteindre le
mal de cette réalité historique dont les séquelles se prolongent dans le temps,
l’espace réel (Césarée et sa région) est parcouru, sillonné. Cette quête de l’errance
menée par la visiteuse se fait dans le souci d’une approche de la réalité menant à la
découverte de l’énigme dans la perspective de l’acte d’écriture. En ce sens, elle
établit l'état des recherches précédentes en amorçant sur les nouvelles recherches
mêlées aux préoccupations diverses dans le champ des répercussions sociales et
situe l'histoire autour du corps disparu.

« Les trois années qui ont suivi, les nouvelles qui arrivaient étaient
contradictoires. (…) Ainsi, jusqu'au cessez-le-feu, en mars 62. » (Djebar,
2002 : 60)
« Hélas! Pas la moindre trace d'elle sur la pierre, ou dans un fossé, ou sur un
tronc de chêne: rien… » (Djebar, 2002 : 63)
« Mais non! La guerre finie, rien, de cette issue qu'elle a attendue, n'arrive: où
trouver le corps de Zoulikha? » (Djebar, 2002 : 64)

Nous constatons que les témoignages aux données subjectives qu'elle exploite, à cet
effet, justifient l'histoire, encadrent le fait littéraire et formalisent les hypothèses de
sa quête infinie. A travers ce passage, nous pouvons lire deux périodes (coloniale/
postcoloniale) séparées par une trêve (le cessez-le-feu), le tout est caractérisé par
une attente d'espoir vite dissipée. "Rien, de cette issue qu'elle a attendue, n'arrive."
(Djebar, 2002 : 64). Cette expression figurative est une remise en question qui
s'inscrit dans le prolongement de ses recherches, marquant ainsi un retour au degré
zéro de sa quête. Il s'avère que son rapprochement et son contact direct, faisant
partie de sa relation symbolique, justifient son acte d'écriture, selon un modèle de
relation simple déplaçant le discours vers des formes de figuration dans un rapport
de contiguïté. L'histoire, ayant pour objet des réalités concrètes, doit répondre à une
exigence du sens de l’écriture selon des codes rhétoriques et des techniques
narratives autour de faits socio-historiques, où des éléments transcendants
constituent le jeu littéraire.

292
L'œuvre d'Assia Djebar, étant l'expression d'une région du pays, place la
thématique de la vie quotidienne et l'identité au centre de la recherche sur le support
d'une vision collective autour de laquelle s'articule le discours. Sa construction
historique, donc, répond à un système de valeurs que la visiteuse relève à la source
des contacts, supposant un certain rapport avec la langue française sans prêter
attention aux conditions historiques de l'écriture.

La problématique de la langue d'écriture dans le corpus littéraire postcolonial,


vécu par Assia Djebar, la renvoie à l'identité ancestrale où elle doit affronter un
présent dont elle n'appréhende pas l'aspect. Son écriture s'annonce liée aux
préoccupations collectives de la société, où l'énonciation se trouve conditionnée
pour faire écho, se chargeant d'établir les faits historiques et sociologiques selon
une construction positive pour mieux éclairer le lecteur. Dans cette perspective de
l’écriture, l’énonciation s’établit dans un espace d’interaction (affectant) Césarée et
sa région. Dans l’univers symbolique créé, l’accent est mis sur les traces du
colonialisme. C’est pourquoi l’œuvre se construit sur des données historiques
coloniales et postcoloniales avec leur prolongement dans le contexte social.

« Un mois après sa disparition, les Français sont venus au douar. "Sortez!"


nous dirent-ils, et ils nous ont tout brûlé. Douze maisons alors appartenaient
aux Oudai: moi et mes fils, nous en avions six, quatre construites en terre
battue et deux en dur!
L'armée était venue la veille chez le président du douar: ils avaient trouvé
chez lui la liste de ceux qui donnaient de l'argent pour les maquisards. Ils ont
tué ce responsable. Nous, ils nous ont tout brûlé! J'allais sortir quelques
effets; ils ne m'ont pas laissée. Ils ont mis le feu partout!... » (Djebar, 2002 :
146-147)

Dans cette configuration, la narratrice fait part de l’arrivée des soldats qu’elle
désigne par « les Français », situe leurs actions et évalue l’ampleur des dégâts.
Dans l’espace de l’énoncé, l’évènement est considéré comme une interaction entre

293
un locuteur et un auditeur. La communication est rapportée selon le modèle
traditionnel proposé par R. Jackobson204 (1990) : [1960]

LOCUTEUR CONTEXTE AUDITEUR

(énonciateur) Message (énonciataire)

Contact

Code

Le « nous » place l’énonciatrice dans un contexte partagé par la communauté. Ce


n’est que lorsque son « je » apparait, « j’allais sortir quelques effets ; ils ne m’ont
pas laissée », qu’elle se présente comme victime parmi les victimes. Ce qui est mis
en exergue par l’énonciatrice du récit, c’est l’image même de l’évènement
recontextualisé.

Les récits en sont révélateurs, au plan narratif; « Nous, ils nous ont tout
brulé! J'allais sortir quelques effets; ils ne m'ont pas laissée. Ils ont mis le
feu partout. » (Djebar, 2002 : 147). Nous remarquons que le récit est
rapporté avec la fidélité exigée par le lecteur avide de connaitre la vérité sur
son passé de l’époque coloniale. Les évènements cités sont reproduits par le
souvenir des femmes qui les ont subis car « Il faut, à cette recherche des
causes subordonnées, répondre que l’éclatement de la littérature est essentiel
et que la dispersion dans laquelle elle entre, marque aussi le moment où elle
s’approche d’elle-même, ce n’est pas l’individualité des écrivains qui
explique qu’écrire se place hors d’un horizon stable, dans une région
foncièrement désunie. Plus profond que la diversité des tempéraments, des
humeurs et même des existences est la tension d’une recherche qui remet
tout en question. Plus décisive que la déchirure des mondes est l’exigence
que rejette l’horizon même d’un monde205. »

204
Voir, R. Jackobson (1990) : [1960]
205
Maurice Blanchot, Le livre à venir, op, cit., p.278.

294
A travers L'histoire des atrocités de la guerre devenue critère de la légitimité
littéraire, Assia Djebar exprime l’originalité de son amour pour la patrie. Elle reste
convaincue de l'originalité de sa culture propre à son individualité où la langue
française devient un objet littéraire. La critique signée, de ce drame tragique de
l'époque coloniale par une appropriation langagière, témoigne de son expérience
culturelle dans les rapports sociaux qu'elle évoque et donne au texte les strates qui
caractérisent ce conflit.

« L'homme était redoutable. Je me dis une fois, proche soudain de lui: Est-
ce qu'il torture lui-même… et avec ses mains? Sa silhouette trapue, ses
épaules larges : debout, massif et haut, l'estomac proéminent sous la veste,
ne portant jamais d'uniforme. Sous les lunettes épaisses, le regard pesant,
aigu; au milieu de chaque entretien, enlevant d'un geste vif ses verres d'une
main aux doigts soignés, les essuyant lentement, les balançant ensuite contre
l'épaule, prenant enfin son temps pour ouvertement me faire face ». (Djebar,
2002 :132)

Dans cette situation d'énonciation conflictuelle, d'une pensée en attente face à son
tortionnaire, la narratrice fait alterner les gestes de cet homme redoutable, pour
situer la torture psychologique au-delà de la torture physique et souligne le
caractère de la méthode utilisée avant l'interrogatoire. A travers l'originalité de cet
univers verbal (texte), le rythme narratif singulier du genre, basé sur un mode
d'écriture métaphorique, créateur d'une réalité impitoyable de l'asservissement
colonial, donne au roman une vivacité incontournable. Assia Djebar écrit l'Histoire
de son pays, choisit le genre et le destinataire de l'histoire en allant à la source de
filiation pour créer son aire de communication avec la tradition littéraire française
pour valider sa prétention culturelle.
Dans les romans nationaux qu'elle écrit, elle crée l'espace où se situe son "moi", un
"moi" au centre de la fresque féminine pour montrer sa capacité culturelle
respectueuse admise par l'existence d'une écriture universelle. Tournée vers le
documentaire et le témoignage sur la vie sociale- en l'occurrence la vie des femmes-
sa littérature respecte certaines règles en appliquant le paradigme colonial
conformément à l'esthétique du réalisme. Son écriture porte un regard critique,

295
traduit une réalité socioculturelle depuis la colonisation à l'ère postcoloniale.
L'orientation de son travail d'écriture dans la langue française miroite un sens
autochtone moderne dans cette unité symbolique qui désigne sa double
appartenance et ce, sans provoquer de problème de tension entre les langues.
L'image de sa littérature, dépendante de la langue française, liée aux vertus de
l’oralité, s'est forgée un langage propre attestant la littérarité du texte répondant aux
normes universelles.

5- Une littérature multidimensionnelle

Son premier roman La Soif206 (1957) annonce le début de l'errance de son


écriture. L’écriture de ce roman la mènera jusqu'à son roman La Femme sans
sépulture, où elle essaie de retrouver son "moi" dans son pays d'origine à travers
tous les vocables qui la désignent. « " La visiteuse", "l'invitée", "l'étrangère" ou, par
moments, "l'étrangère pas tellement étrangère. » (Djebar, 2002 : 235). Dans ce
passage, l'énonciation se trouve marquée par des usages linguistiques spécifiques et
des caractères communs concentrés sur l'exil et la distance. A travers l’énonciation,
la forme pronominale construit une zone individuelle à partir des rapports crées par
les mots et ouvre la porte à la distanciation du « je » en tant qu’origine des
appréciations. Cela, la renvoie à la culture qui l'a nourrie transférant sur elle,
l'image de l'origine et le degré de moralité vis-à-vis de son pays, par lesquels se
dessine sa nouvelle stratégie littéraire. L’aspect signifiant de ce désir créateur a
ouvert la voie à la pénétration de son écriture dans différentes sociétés et a permis
le passage de sa littérature au rang universel.

Au regard de son palmarès, l’on remarque que certaines de ses œuvres ont été
primées là, où elles se sont répandues à travers le monde207, ce qui explique la

206
Assia Djebar, La Soif, roman, Julliard, 1957.
207
Voir. Bibliographie p. 327 : (les œuvres d’Assia Djebar, pp. 328- 330)

296
sortie littéraire vers l'universel. Sa littérature, inscrite dans un contexte colonial,
utilise les formes multiples de la narration pour mieux situer les pratiques
coloniales insérées dans le jeu narratif pour révéler l’aspiration de la société à
l’identité nationale. L'analyse nous permet de distinguer les liens particuliers qui
unissent les personnages, leur attachement à une cause commune où la volonté
expressive nourrit le thème de l’écriture.

La littérature d’Assia Djebar s’inscrit dans une configuration socio-


historique et ethnologique où le sujet est toujours féminin. Les textes fondés sur
l’esthétique de la représentation littéraire et du vraisemblable font partie de la
réalité sociale. Son écriture reflète l’image des femmes de son espace sous des
angles différents de la vie quotidienne de la société d’hier et d’aujourd’hui. Assia
Djebar critique, dénonce les pratiques du système colonial et postcolonial, s’élève
contre les mentalités et plaide pour le changement du monde. Elle voyage, se
rapproche de la source informative, écoute, recueille des informations nécessaires à
la confection du texte littéraire. Elle accorde une attention particulière à l’écoute
des récits pour rendre parfaite l’image qu’elle nous présente. Cet engagement
littéraire, exigeant la vérité des faits rapportés, repose sur un système de valeur
morale faisant l’universalité de son écriture.

A travers l’énonciation, les critiques sont très marquées, elles vont au-delà
du discours colonial et postcolonial. Dans ce jeu narratif, Assia Djebar développe
un climat de tension et les multiples aspects de la société. Sa vision consiste à
transformer son lieu d'origine en espace problématique de la société, où
l'énonciation s'inscrit dans la continuité littéraire légitimant son mythe208. En effet,
le mythe de l’écriture d’Assia Djebar nous met en présence d’un espace aux aspects
conflictuels devenu lieu commun de pensée et de sentiment de la société. Les
images présentées dépeignent les formes du monde dans lequel la société semble

208
Edouard Glissant, Le Discours Antillais, [1981], Paris, Gallimard (collections Folio essais), 1997, p. 759. E.
Glissant, parlant du rôle de la littérature comme système de légitimation, écrit: "Mais cela que l'artiste exprime,
révèle et soutient, dans son œuvre, les peuples n'ont pas cessé de le vivre dans le réel. Le problème est que cette
vie collective a été contrainte dans la prise de conscience l'artiste devient un réacteur. C'est pourquoi il est à
lui-même un ethnologue, un historien, un linguiste, un peintre de fresque, un architecte. L'art ne connaît pas ici
la division du genre."

297
engloutie. Ainsi, ce sentiment d’altération affectif des choses renoue avec une
origine culturelle négligée (société analphabète) qui la maintient dans une position
d’avant- garde. Sur le plan individuel et collectif, ses précautions morales jouent un
rôle de rapprochement pour témoigner de sa solidarité socio-culturelle aux côtés
des femmes de son espace. De ce fait, l’écriture d’Assia Djebar a fait une entrée
significative, largement représentée parmi les littératures d’expression française,
au-delà des frontières. Cette émergence liée à son parcours individuel, est due à la
dynamique de sa réception définie par des éléments communs (voyages, visites,
rencontres avec les personnages, échange de parole) organisant la thématique
autour d’une réalité concrète, la parole féminine.
A propos du pays, E. Glissant affirme: " Le pays: réalité arrachée du passé, mais
aussi, passé déterré du réel209."

« Tandis que Mina, à mi-parcours du retour à Alger, conduit en silence, son


amie qu'on peut supposer somnolente, mais en réalité habitée entièrement par
les derniers récits de la veille, qu'elle a elle-même sollicités, chez Dame
Lionne – cette "voix de Dame Lionne" s'est arrêtée en elle, comme si, en
vérité, l'éloignement, après une demi-heure de route loin de Césarée agissait
pour diluer peu à peu, la vitesse de la voiture y ayant sa part, ces voix
persistantes et mouvantes de la mémoire… » (Djebar, 2002 :164-165)

Placée au sommet de sa pyramide littéraire, la parole féminine constitue le thème


constant de son écriture. L’exemple est frappant, les œuvres citées en dernière page
du roman (L'Amour, la fantasia - Le blanc d'Algérie - Loin de Médine - Femmes
d'Alger dans leur appartement210) s'inscrivent sur une lignée commune, liées par
une problématique, donnant lieu par combinaison à une notion d'intertexte, où la
femme est sujet principal. Eloignée de tout syncrétisme, son analyse
multidimensionnelle (pluridisciplinaire) de l'espace vectoriel féminin, donne un
poids historique de résistance à l'encontre des formes d'exploitation hermétique et

209
Edouard Glissant, Le Quatrième siècle, éditions du Seuil, Paris, 1964, p.279.
210
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, roman, Lattès, 1985 ; Albin Michel, 1995, Le blanc d'Algérie, récit,
Albin Michel, 1996, Loin de Médine, roman, Albin Michel, 1991, Femmes d'Alger dans leur appartement, op.
cit.

298
des particularités qui régissent les droits de la femme (en l'occurrence) dans la
société algérienne. Son écriture, centrée sur une théorie qui se veut libérale, tend à
inverser la vapeur en faveur d'un changement (espéré), vers un modernisme à
vocation cosmopolite, tendant à changer les mentalités. A travers le texte, l'espace
se trouve marqué par sa voix fondatrice de l'énonciation, concentrant son écriture
sur des éléments d'appui avec lesquels elle met en évidence la situation de la femme
et sa contestation muette, selon un mode narratif à l'image de son vécu dans la
société. L’exemple cité ci-dessous nous révèle le destin d’une de ces femmes
(témoignage de Zohra Oudai).

« Moi, ici, je me retrouvais avec, à ma charge, les trois enfants de ma fille;


elle, son père l'avait mariée trop jeune au premier prétendant. C'était encore la
guerre, et comme nous craignons qu'on attente à notre honneur!...Sortie de la
maison de son père si jeune, la pauvre, elle a ensuite travaillé avec moi, au
"refuge", même mariée et élevant ses petits. » (Djebar, 2002 :147)
« Puis elle a été divorcée : elle est revenue chez moi avec ses trois petits. Je
l'ai redonnée en mariage, mais j'ai gardé avec moi ses enfants: le père de
ceux-ci ne leur envoie rien et il n'y a plus d'hommes pour l'obliger à se
conduire en homme!... Qu'ils mangent ou qu'ils restent nus, cela lui importe
peu. » (Djebar, 2002 : 148)

Dans ce passage, Assia Djebar nous fait découvrir le sens de la vie féminine
dans une société gérée par des mentalités poussant la femme à l'abandon, vivant son
calvaire en silence, sans la moindre réaction, en signe d'obéissance, sous le regard
indifférent d'un père de famille inconscient de la charge qui lui incombe. Cette mise
à nue, d'une des réalités sociales vécue par ces femmes, fait apparaître, à travers le
texte, le caractère de l'insouciance et de la dérobade des obligations de l'homme
vis-à-vis de la femme, tel un signal d'alarme dans sa littérature. A travers presque
toutes ses œuvres littéraires, son écriture orientée par une idée globale joue en tant
qu'instrument social visant les racines des problèmes de la société où les
interactions sont constantes. Sa percée littéraire féminine s'annonce comme
tentative de défense, dans la mesure où l'écriture véhicule un message d’approche,
visant à promouvoir le statut de la femme.

299
En ce sens, son écriture constitue le prélude d'un universalisme, basé sur le
plan de l'histoire comme illuminant une réalité historique par des faits sociaux, à la
recherche d'un "moi pluriel" situé entre l'origine et sa culture d'expression.
L'évolution positive de son savoir appliqué à sa littérature constitue le point nodal
de son écriture où les signes et les symboles tenant de la tradition littéraire
traduisent la nostalgie d'un passé/présent faisant la singularité de l'œuvre.
Nous pouvons, dès lors, affirmer que c'est en fonction de ses innovations
incessantes dues à sa culture (son interculture) à vocation d'avenir, que l'écrivaine
témoigne de l'univers dans lequel se trouve plongée la société. Assia Djebar
voudrait changer ce monde qui la préoccupe et la désenchante. Un désenchantement
qui l’incite à écrire, écrire sans cesse, associant sa voix à celles des femmes de son
espace, vers le but qu’elle s’est fixé : le changement du monde pour changer le
destin de la femme. Dans l’univers construit, les personnages parlent, argumentent,
expliquent le monde et les comportements humains. L’insertion simulée de faits
sociaux constitue une pièce de plus dans le dispositif textuel où les paroles
produisent un effet de réel de la vie sociale. L’écriture djebarienne porte sur la vie
sociale et le destin des femmes mettant en évidence l’enjeu social d’une réalité
socio-historique dans la dimension littéraire.

Ainsi, nous verrons comment l’écriture valorise le passé historique déprécié


par le présent de la vie quotidienne.

300
6- L’errance intertextuelle

Nous ne pouvons aborder l'écriture d'Assia Djebar sans évoquer l'ensemble de


ses œuvres, dont le point commun se situe autour de la condition féminine et du
droit à la liberté. Durant tout son parcours littéraire, parsemé d'histoires de
femmes, Assia Djebar s'élève contre les inégalités dont sont victimes les femmes du
monde musulman en particulier où la vérité herméneutique d'un "dit", d'une voix
révélée donne aux évènements une spectralité qui s'apparente au visionnaire. A
travers ses romans, sa prise de position en faveur des femmes est jalonnée par un
travail de recherche sur le fonctionnement des formes et d'élaboration de sens basés
sur une théorie interne de la littérature combinant forme et sens. Ce parcours, né
d'un premier roman intitulé La Soif, écrit en un temps record, a été le point de
départ d'une série de romans venus transformer sa vie. Ce dernier roman est devenu
une nécessité de continuité répondant à un besoin d'équilibre métaphysique où
l'écriture se confond avec le vécu, suscitant un sentiment de préoccupation. Cette
réécriture lui ouvre lentement le chemin de la pluralité de l'unique venant de la
nécessité d'élargir l'espace créateur de l'œuvre achevée par un autre langage
jusqu'au bout de son pouvoir littéraire.
Ainsi, le livre échappe au hasard par sa structure conçue selon des règles de
composition et d'une exigence littéraire réfléchie en harmonie avec la maîtrise de
l'esprit. Dès lors, c'est à travers le vécu de ses expériences personnelles, puisant
dans ses souvenirs, s'inspirant de l'expérience proustienne, mêlant récit et discours,
qu’elle réalise un monde (féminin) qu'elle présente au lecteur. Ses œuvres citées
reflètent les moments de la vie, l'itinéraire spatio-temporel, l'évolution sociale
marquée par l'Histoire. Tous les faits sont décrits par une multitude d'images
accompagnées de sensations diverses.

D'inspiration socio-idéologique, les œuvres suivantes Les Enfants du


nouveau monde à L'Amour, la fantasia où la romancière, par des effets descriptifs
motivés, donne l'illusion de tout dire sur une tranche de vie, d'une catégorie

301
sociale, d'une époque historique, des comportements de personnages surtout
féminins en perpétuel dialogue. Assia Djebar raconte des histoires personnelles
(semi-biographiques) où la vision de l'histoire prend l'aspect d'une intimité familiale
élargie au monde de la rue. Elle présente des personnages dans leur statut social,
explique leur nature, interprète leurs positions vis-à-vis de l'évènement.

« Le murmure des compagnes cloitrées redevient mon feuillage. Comment


trouver la force de m'arracher le voile, sinon parce qu'il me faut en
couvrir la plaie inguérissable, suant les mots tout à coté. » (L'Amour, La
Fantasia : 245)

Dans ce " dit", le mouvement de substitution se trouve ravivé par la forme qu'il
prend pour l'extraire de l'espace voilé de l'âme féminine produisant une réflexion
subtile sur l'univers sémiotique dans lequel s'engage la parole. Elle entame ensuite
la quête de la forme, dès la parution de son roman Les Alouettes naïves. Elle écrit
avec plus d'interrogation sur le phénomène narratif comme moyen de prospection
du réel. « Seule la mémoire du corps est fidèle, seules le présent du corps qui dort
puis se réveille, qui dure, puis sommeille inaltéré, seul il ne se multiplie pas. » (Les
Alouettes naïves : 177). Elle fait bouger les signes dans les attitudes et les gestes par
la parole, engageant à la fois l'être et le corps, évoluant dans le temps, selon la
durée et le rythme. Elle reste à l'écoute de soi, de la société, de ses contemporains
qui, à l'intérieur de leur création inscrivent une dimension critique, une quête de la
forme et une réflexion sur l'écriture et l'art en général. Dès lors, elle s'intéresse aux
possibilités qui lui permettent d'informer ses fonctions, d'enrichir les structures pour
aboutir à un discours littéraire contemporain avec un maximum de savoir. Il a suffit
d'une photographie prise au milieu de garçons lors d'un jour de classe, dans un
village du sahel Algérien, dont Assia Djebar garde un souvenir mémorable pour
que le roman Vaste est la prison devienne l'emblème de son écriture. Cette œuvre
inspirée d'un fait divers (photographie) apparaît comme l'étude de sa vie provinciale
de l'époque. Une vision qui l'a projetée dans un espace-temps très lointain, s'est
transformée en images, faisant ressusciter des scènes éveillant en elle, un sentiment
déclencheur d'une écriture autobiographique.

302
Tout un passé ressurgit, alors dans une succession d'images apparaît l'image du
père (instituteur à l'époque), son apprentissage, l'héritage de la langue, son
appartenance au groupe et, s'étonnant de sa seule présence parmi les garçons, elle
fait déjà son procès comme si, dans la chronologie de ce temps, les filles
n'existaient pas. Ainsi, la trace de l'évènement laissée par le souvenir ancré dans sa
mémoire et longtemps gardée en secret devient le centre de son œuvre littéraire.
Pour Assia Djebar, la langue française est la langue du père avant d'être celle du
colonisateur car, c'est à son père que revient son enseignement d'émancipation
personnelle pour devenir plus tard sa langue d'écriture. Le choix définitif de la
langue française comme langue d'écriture vient, donc, rompre le silence d'une sorte
de conflit entre les deux langues qu'elle portait en elle.

« Je prends conscience de mon choix définitif, d'une écriture francophone qui


est pour moi, alors, la seule nécessité: celle où l'espace français de ma langue
d'écrivain, n'exclut pas les autres langues maternelles que je porte en moi,
sans les écrire. » (Ces voix qui m'assiègent : 39)

Puis, par un retour à ses langues maternelles (Amazigh-Arabe) à l'aide de


repères, par recoupements d'une enquête archéologique et archivable, elle met en
exergue le patrimoine linguistique de ses racines à travers l'Histoire antique de son
pays qui finit dans la légende. « Que je rêve enfin à la royale TIN-HINAN l'ancêtre
des Touaregs nobles du Hoggar. Son histoire fut racontée longtemps comme un
songe auréolé de légendes. » (Vaste est la Prison : 161). Cette vision onirique
présente le portrait des femmes dans un recueil de nouvelles Femmes d'Alger dans
leur appartement donnant ainsi une dimension exceptionnelle à l'image des
femmes du passé sollicitant la sensibilité collective féminine. Son écriture vise à
redonner de l'énergie à leur espoir, sachant pourtant qu'il n'y a pas de magie
littéraire mais, que quelquefois, la parole suffit à transmettre le message pour
informer. Puis, par un retour sur soi, Assia Djebar découvre211 que les mentalités

211
Carl Estein, Georges Braque, Ethnologie de l’art moderne, op. cit., p.113. Chaque découverte déclenche en
même temps l’historique de sa propre filiation ancestrale, une filiation auparavant écartée de la valorisation.
Car toute histoire et toute évaluation historique trouvent leur origine dans l’aujourd’hui, et le passé commence
avec le moment présent.

303
ancestrales jugées archaïques n’appartiennent plus au monde d’aujourd’hui. Cette
remise en question est perçue comme un courant libérateur allant dans le sens d’une
réhabilitation du destin de la femme. Son écriture lui permet de tisser le récit dans
le respect de la distance sur l'Histoire d'Algérie en s'introduisant par ce point de
passage de transferts culturels.

« Langue non écrite, non enregistrée, transmise seulement par chaîne d'échos
et de soupirs.
Son arabe, son iranien, afghan, berbère, bengali, pourquoi pas, mais toujours
avec timbre féminin et lèvres proférant sous le masque. » (Femmes d'Alger
dans leur appartement : 7)

Elle traduit les sentiments ressentis par toute femme sans distinction aucune, face à
l'hégémonie masculine existant au sein du monde arabe en particulier et musulman
en général. Ce souci de solidarité intellectuelle permanent que lui confère le
passage de l'écoute à l'écrit, rend son écriture en constante évolution, favorise
l'émancipation et la libération progressives des femmes arabes et musulmanes à
travers le monde. Puis, pour marquer le triomphe sur les mentalités rétrogrades,
Assia Djebar poursuit : « Les restes d'une culture de femmes" menacée de
disparition, finissant par ressembler à ces ondes sans embouchure, égarés dans les
sables. » (Femmes d'Alger dans leur appartement : 184-185). Toujours à l’écoute
des femmes, c'est par des lignes brisées de la narration qu'elle construit un univers
tissé de mots et de signes basés sur des principes emblématiques de sa lutte. De la
femme analphabète, tatouée, emprisonnée, domestiquée, à la femme lettrée,
émancipée, elle tisse le portrait de la femme d'hier et d'aujourd'hui. Elle reste
alignée sur le champ féminin, à l'écoute de la femme sans cesse renouvelée, d'où le
caractère d'une nécessité dont le bien fondé réside dans cette lutte qui doit la
prémunir contre la mort et l'oubli. Ce qui fait la spécificité des œuvres d'Assia
Djebar, c'est la justesse des mots avec tous les moyens sémiotiques déployés, à la
recherche de l'art pour inventer et véhiculer une langue. Elle ne cherche pas à
fusionner une culture à une autre, son écriture voyage et tout en cheminant, elle
laisse des traces sur son passage, telle une généalogie de l'écriture. Puisant dans le

304
fond culturel arabe, c'est par une élaboration scripturale, selon une architecture
narrative, variant sur les thèmes, construisant dans les règles de l'art les scènes de
pans de vie décrits qu'elle raffine l'ordre de la représentation où la métaphore se
nourrit de cette symbolique. Ce rapport à l’Histoire et ce vécu colonial et post-
colonial du quotidien des femmes traduisent l’exaspération de sentiments incitant à
un retour sur le passé.
Dans le passé du vécu colonial, c'est dans les terribles séquelles du
colonialisme que se trouve l'expression d'un discours, où s'expriment les sentiments
de ses compatriotes. Elle continue sur la voie tracée, tout en restant l'interlocutrice,
par intuition, de la tragédie où la blessure féminine trouve son expression. Son
écriture constitue le flambeau d’une lutte qui vise à aller au-delà des mentalités
pour un monde meilleur. C’est en somme, une écriture énigmatique, symbolique
par son effet où les récits sont structurés de façon à faire ressentir au lecteur qu’il
existe effectivement un souci de révéler un sens caché.

Une écriture où la langue maternelle et la langue française forment un


ensemble culturel varié et cohérent, elle symbolise la vie, non pas dans une
transposition de sentiments et de sensations mais dans la signification spirituelle
dont le but est de traduire une conception de la vie où le symbole devient plus
pénétrant, plus subtil et l'art nous parait atteindre la perfection nouvelle avec
laquelle elle délivre son message. Elle est donc la créatrice de ce monde féminin
qu’elle observe et qu’elle essaie de guider pour un avenir meilleur. Fidèle à ses
racines, c'est par son talent et sa maitrise de la langue française que son travail a pu
s'épanouir et être reconnu à distance loin des siens, de son peuple, sur cette terre
dont elle porte la culture. Ses œuvres littéraires sont faites avec le plus grand soin et
dénotent chez elle une connaissance littéraire qui rappelle les grands écrivains
français.

Si sa littérature écrite et pensée en français a fait un saut spectaculaire dans


l’universel c’est parce qu’elle présente un caractère d’équilibre et de passion. Cette
évolution littéraire a été particulièrement difficile, pour Assia Djebar, parce que le

305
roman en lui-même est une espèce littéraire indécise et multiforme. S'étant forgé
un style personnel mis au service d'un désir profond, elle révolutionna sa vision vis-
à-vis de la contexture actuelle des signes de l'écriture et de l'espace dans lequel
évolue sa littérature. Sans s’éloigner de la tradition, Assia Djebar essaie de
surmonter les obstacles de certaines mentalités qui s’opposent encore à
l’émancipation totale de la femme. C’est un choix difficile, cependant une nécessité
vitale pour l’avenir de la femme sur la scène sociale. Fidèle à l'esprit du passé,
immuable dans ses idées et dans ses mœurs, son écriture garde son caractère
intellectuel et social. Son rôle prend, à travers le temps, un aspect qui lui est
insupportable, tourmentée par un sentiment de désaccord entre le monde intérieur
qu'elle gouverne et le monde extérieur où l'action et la pensée cherchent à se
promouvoir. Le monde extérieur se représente à elle d'après les impressions qu'elle
reçoit. Il se réfléchit à elle d'une autre façon que nous et n'a pas le même reflet des
choses. Son écriture se nourrit de souvenirs et c’est dans l’angoisse qu’elle cherche
à deviner le monde après avoir réfléchi sur les chapitres relatifs à notre société à
travers l’ère coloniale soulevant le problème identitaire, l’émancipation de la
femme et son droit à la liberté. Assia Djebar exprime avec force ce qu’il y a de plus
sacré chez un peuple, la volonté de vivre. Ce sont là, des questions qui n’ont rien
perdu de leur actualité puisqu’il y a toujours l’histoire coloniale, la double culture et
le problème de l’identité.

« La double culture des écrivains maghrébins est susceptible d'entretenir chez


eux une capacité d'introspection qui donne à leur regard acéré et à leur
imagination la jouissance d'investir deux cultures212. »

Pour Assia Djebar, la langue avec laquelle elle écrit est simplement un des
signes extérieurs de la nationalité et l’obstacle invincible. Le privilège est d’avoir
trouvé autour d’elle le décor familier et le train ordinaire de notre vie, dont la
tradition est pleine de légendes, pour faire évoluer son écriture sur les questions

212
Jacques Madelain: L'errance et l'Itinéraire, lecture du roman maghrébin de langue française, Paris,
Sindbad, 1983. p.153.

306
soulevées. Elle fait de la souffrance féminine et de son engagement la pierre
angulaire de sa vie littéraire, l'unique témoignage d'une réalité qui peut-être nous
échappe. Et, c’est sur la douleur qu'elle établit solidement l'amour et le courage,
l'héroïsme et la pitié. Dans cette douleur, Assia Djebar tue son génie car elle sait
que le mal est immortel et que c'est par la résignation dans l'effort qu'elle frappe ce
mal sans s'irriter de son invulnérable immortalité.
Sur cette inspiration, son existence devient une œuvre d'art supérieure à la plus
belle symphonie et au plus beau poème. Elle fait l'histoire en surmontant la
douleur : « Quand j'écris, j'écris toujours comme si j'allais mourir demain. Et
chaque fois que j'ai fini, je me demande si c'est vraiment ce qu'on attendait de moi
puisque les meurtres continuent. Je me demande à quoi ça sert. Sinon à serrer les
dents et à ne pas pleurer. » (Djebar : 2002). Nul ne peut avoir une idée sur les
méfaits de la colonisation et les souffrances endurées par les peuples maghrébins au
cours des guerres de libération si ce ne sont les œuvres qui nous les racontent. Est-il
besoin de noter que les problèmes, liés à l'identité, soulevés, restent toujours à
l'ordre du jour?
Ce roman reconstituant l'histoire d'une époque de la guerre de libération ressemble
aux autres romans, aux histoires déjà racontées sur le courage et l'héroïsme des
femmes algériennes au cours de cette période. Puis, par une plongée dans l'histoire
de la décennie noire de la guerre fratricide qui secoua son pays et dont nul n'a été
épargné, elle met en exergue les scènes accablantes de la terreur, sondant les causes
de la souffrance dans les cœurs de ceux qui la racontent. S'attachant à la structure
sociale dans sa nature et dans ses effets, elle fait de la tragédie, une forme d'art et
d'histoire qui tient étroitement au pays, au sol, arrêtant nos regards sur quelques
aspects de la réalité.

La philosophie de la vie qu'on peut dégager est en somme cette apologie du


caractère étendue et approfondi tant les moyens d'expression se tiennent plus près
de la réalité concrète pour faire surgir l'image qu’elle désire montrer. La vie est
prise comme un fait avec ses éléments essentiels et ses facteurs. Elle n'est point
jugée au nom d'un système auquel s'attache l'aspect des choses, mais elle impose au

307
contraire à l'esprit des vérités qu'elle fait rayonner sur elle pour éclairer ses replis
les plus secrets. Sans colère et sans haine, elle voit la misère de la vie par ses clartés
sur les discordances que sa fine perception sait découvrir et nous laisse le soin de
trouver ce qu'elles ont de douloureux et de tragique. Elle fait surgir la réalité sous
son double aspect, le monde intérieur et le monde extérieur, celui de l'âme et celui
des sens, rapprochés puis comparés, quelquefois confondus sous une même vision.
Son expression est une suggestion perpétuelle qui ne nous laisse pas le repos,
faisant appel et sans trêve à notre réflexion, à notre imagination, à notre sensibilité,
à notre savoir. Elle connaît le passé aussi bien que le présent, utilise l'effet du temps
qui a façonné les physionomies et les âmes en mêlant leurs souvenirs (leurs
témoignages) aux décors.

La panoplie d'idées et des mots, l'idéalisme, le scepticisme se situent sur le


plan intellectuel où la réalité ayant pénétré son âme, elle considère les évènements
comme la nécessité de se prêter aux méditations de son peuple fondant une
sociologie sur certaines visions romantiques. Parmi ses qualités profondes, la
sensibilité caractérise l'ensemble de ses œuvres et la culture française à
certainement contribué à lui donner un sens de la mesure et cette clarté par lesquels
elle se rattache à la tradition littéraire la plus classique. Par ailleurs, nous
constatons, qu’à travers les faits racontés par le souvenir collectif apparaît, chaque
fois, l'image parfaite de la réalité de la vie quotidienne des femmes de Césarée.
L'objet littéraire se détermine en profondeur dans la nature des choses où les
perspectives pragmatiques et sémantiques indispensables à l'approche matérielle du
texte précisent la nature de l'énoncé verbal. Le thème de la femme revient toujours
sur la scène du texte et par lequel les romans d'Assia Djebar se trouvent liés.

« Dès l’origine, la littérature est doublement liée à la mémoire orale, elle se


récite, ses rythmes et ses sonorités sont organisés de manière à s’inscrire
longtemps dans la tête. Ses conteurs eux-mêmes procèdent d’une obligation
de mémoire : collectivement, il faut recueillir la geste fondatrice, collecter et
enregistrer les hauts faits, les actions éclatantes, une histoire constitutive et
constituante. L’origine est là, dans la nécessité absolue de préciser une
origine.

308
Ensuite, mais presque simultanément, la littérature, tout en continuant à porter
la mémoire du monde et des hommes (ne serait-ce que sous forme du
témoignage) inscrit le mouvement de sa propre mémoire213. »

En effet, le texte de la femme sans sépulture nous renvoie aux autres textes et
aux réalités du monde avec les effets visés par l’intention de l’auteure. L’écriture
d’Assia Djebar met en relation des textes dont les thèmes évoluent autour de la
liberté de la femme et le problème de l’identité. Cette relation omniprésente, à
travers ses œuvres quels que soient leurs formes et leurs enjeux, nous renvoie à
cette notion d’intertexte donnant à sa littérature une forme multidimensionnelle.

7- Une liberté controversée

Dans la sphère féminine, l’aspiration de l’auteure justifie le caractère de son


devoir car il s’agit d’une liberté commune. Cependant, Assia Djebar aspire à une
liberté qui ne fait point l’unanimité du monde musulman. De ce fait, son écriture
dont l’écho est bien reçu au sein du monde occidental, éprouve, par contre, la
difficulté de se répandre et d’atteindre le monde musulman. Une liberté jugée
incompatible avec la religion ne peut s’accomplir, comme le dit Thomas Mann,
qu’ « en se pliant à l’ordre, à la loi, à la contrainte, au système ». Dans le monde
musulman, la seule liberté accordée à la femme est celle définie par la religion. Elle
est une recommandation de Dieu et aucun amendement n’est permis. Chez les
musulmans, quiconque solliciterait une liberté autre passerait pour un « mécréant ».

En attendant, les convictions d’Assia Djebar demeurent en suspens. Sur le


plan littéraire, sa subjectivité d’intérêt social se réclame d’une moralité féminine
d’un monde qu’elle voudrait construire. Mais, comme l’humanité ne peut se
modeler, chaque civilisation a sa religion, sa culture et son histoire. La liberté étant

213
Tiphaine Samayault, l’Intertextualité, mémoire de la littérature, Paris, Nathan (collections 128), 2001,
pp.55-56.

309
une des caractéristiques de chaque civilisation ne peut être universelle. De ce fait
chaque civilisation jouit de la liberté selon la tradition et la culture sociale.
L’ambigüité de sa littérature engendre une situation qui ne touche pas simplement
son espace mais l’espace arabo-musulman. De ce fait, pour la communauté
musulmane sa littérature apparait dépourvue de pensée, de sensibilité et de
responsabilité.

Sur le plan de l’histoire, son écriture transporte longtemps l’écho de la douleur


des femmes opprimées, elle y manifeste son sentiment de solidarité à leur égard.
Dans ce labyrinthe, son écriture se désolidarise de la religion dans un monde en
voie d’embrasement au regard de la montée intégriste. Le rôle privilégié que sa
littérature devrait jouer serait de chercher avec précaution un remède à la déchéance
car sa pensée se doit de fortifier la foi immanente du monde musulman où l’espoir
pourrait germer au-delà du désespoir. Ce sentiment hors du commun chez Assia
Djebar ne fait pas l’unanimité au sein de la société dont les mentalités demeurent
inchangées. Ainsi, sa littérature attisée par le désespoir se limite à éveiller les
instincts sur un mode prophétique pour aller sur une thèse anthropologique.
De ce fait, dans sa littérature, l’Islam ne doit pas apparaitre comme une religion
archaïsante maintenant les croyants dans un état de mythomanie où la femme ne
jouit que d’une liberté limitée. Ce retournement de la pensée d’Assia Djebar– en
tant que femme musulmane – dans sa dimension religieuse, l’éloigne de sa propre
piété. Cela complique inextricablement sa position vis-à-vis des opposants à sa
littérature. Le contrat semble préoccupant pour sa littérature dans le monde
musulman parce qu’elle soulève des problèmes épineux. Dans cette position
idéologique qui sous-tend sa démarche, Assia Djebar a réussi à combiner son
histoire personnelle à l’Histoire de la société arabo-musulmane.

En guise de conclusion, et à notre sens, l’écriture est un moyen d’introspection,


une prise de conscience de la manipulation du lecteur : alors que nous croyons

310
l’histoire sur le point de s’achever, nous devons refaire un parcours de lecture pour
redonner sens au roman.

8- L’écriture, trace de l’errance

Dans ce processus littéraire, l’écriture ouvre un champ infini de variations


historiques (l’histoire à travers l’Histoire). Cette subjectivité lui permet d’articuler
l’histoire pour mettre en évidence le sens et la fonction narrative de l’œuvre afin
d’ouvrir cette faille (le destin de la femme et son identité) à l’horizon de l’avenir.

Assia Djebar retrace l’histoire de Zoulikha par le recours à l’Histoire d’une


région du pays (son espace d’origine) pour révéler le passé d’un peuple. En effet,
longtemps persécutée à travers l’Histoire, la femme berbère refait surface par le
biais de l’écriture. Ainsi, tout en retraçant l’itinéraire de Zoulikha, elle ravive le
passé glorieux des ancêtres dans l’espace et le temps pour s’identifier.
Dans la problématique soulevée, le passé proche et lointain est mis en parallèle
avec le destin de la femme et l’identité berbère. De ce fait, le discours s’avère, à la
fois, historique, idéologique et ethnique orienté vers la recherche de soi dans cette
perte de repères. Les récits rapportés nous révèlent la vie culturelle et sociale avec
ses traditions et ses coutumes du passé et du présent. Tout en faisant apparaître la
migration comme une nécessité, Assia Djebar cherche à éviter l’insupportable et
pour marquer son attachement à l’origine, elle revient dans sa ville natale. Errante
d’un lieu à un autre, elle écrit par fragments pour re-construire l’histoire de
Zoulikha, du passé de ses ancêtres, de son propre passé. Ainsi, Assia Djebar
consacre une panoplie de récits relative à la vie des femmes de son espace pour
sortir de l’oubli le sacrifice consenti par le passé. Dès lors, l’errance devient
synonyme de visites, de rencontre, d’écoute, d’écriture. Elle apparaît comme un
moyen efficace servant à authentifier l’histoire. Dans sa quête, tant l’errance se
prolonge, tant elle la rapproche de la réalité des faits pour les rapporter au lecteur

311
avec une certaine fidélité. Ce souci de parfaire fait de l’écriture Djebarienne la
spécificité des œuvres de notre thème.

9- Les voix (es) de l’écriture nomade

« Il ne faut pas oublier, quelquefois je


l’oublie, que tout est une question de
voix. »
(S.Beckett, L’innommable, Minuit, 1953)

« Ma voix qui m’avait échappé ; qui gémissait, seule, comme sans lien ni
racines ; qui hurla une seule fois, … »
« Ma voix que j’entendais en vibration indistincte, mais si forte en même
temps, comme si l’écho me renvoyait, contre les temps et sous mes paupières
baissées, son cinglement… Ma voix qui n’émettait aucun mot, ni arabe, ni
berbère, ni français. » (Djebar, 2002 : 221)

Interroger l’écriture sous l’angle de la voix214, c’est l’interroger à partir de sa


naissance, son sens et son pouvoir. La voix est ce qui tient l’écriture en mouvement
constant, en vie, ce dont elle produit un effet authentique : « la voix montrerait donc
toujours la voie215. »

L’un des objectifs de notre thèse est de travailler sur les voix de l’écriture et
sur les voies de l’errance. L’effet de voix (es) produit par l’écriture ne concerne pas
la question de l’instance narrative et des modalités de l’énonciation dans le récit

214
« Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix
explique la littérature première, d’où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps
humain présent sous la voix, et support, condition d’équilibre de l’idée… Un jour vint où l’on sut lire des yeux
sans épeler, sans entendre, et la littérature fut altérée. Evolution de l’articulé à l’effleuré – du rythme et
enchaîné à l’instantané –, de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide,
avide, libre sur la page. », Paul Valéry, « Littérature », in Tel quel », op. cit.
215
M. Fumaroli, Littératures classiques, n° 12, 1999, p.9.

312
mais la voix sous ses aspects proprement poétiques. C’est-à-dire dans ses rapports
avec la forme et le contenu des textes poétiques où elle est liée à une réalité très
active, tant sur le plan thématique (la voix, les différentes situations de parole) que
sur le plan esthétique (interprétation herméneutique). Mais également dans ses liens
avec l’acte même de l’écriture vis-à-vis duquel elle fait figure d’instance originaire
mythique: voix de Zoulikha par exemple, ou voix de l’inspiration. La voix donne
naissance au texte, même si celui-ci tend à se développer à rebours de cette instance
énonciative.

Le rôle ultime de la voix n’est-il pas de redonner corps à cette écriture ?

Le thème de la voix est un thème récurrent dans les romans d’Assia Djebar.
Les voix des « femmes-oiseaux de la mosaïque », voix errantes, exilées par
excellence, « démultipliées, entremêlées ou à demi ensommeillées » (p.27),
traduisent l’héritage ancestral. Comme si pour la visiteuse exilée ce retour vers un
passé historique et mythologique avait un rôle profondément structurant. Derrière la
face cachée du roman, erre la voix de la « Femme » sans sépulture.

La première référence à ces voix féminines dans l’écriture djebarienne a lieu dans
un emboîtement de récits, de discours et de réalités socio-historiques. Tous ces
récits sont situés à Césarée ou dans un cadre qui s’y apparente. L’exil intérieur se lit
dans l’écriture des textes. De même que l’écriture nomade est pour Assia Djebar
un moyen de transcrire la parole, de même pour les personnages et les narratrices
de ses récits, l’exil ne s’exprime pas essentiellement par le franchissement de
frontières géographiques mais par la transgression de limites intérieures, inhérentes
à la production d’un texte de fiction. Écriture « transfrontalière» ; c’est l’écriture
d’une voix qui «cherche ses mots dans les mots de l’autre», dans la langue de la
colonisation, écriture qui va devenir, au bout d’une longue quête, «parler autre»216.

216
Mireille Calle-Gruber, Assia Djebar, Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF) –
CULTURESFRANCE, 2006, p.120.

313
La voix217 est donc, dès son origine, associée à un contexte de disparition,
de perte et d’errance. Elle se caractérise aussi par son aspect dialogique. Tout se
passe comme si la voix inspirée aux personnages féminins se confondait avec la
voix218 de leur conscience dans un dédoublement qui n’est pas sans rappeler celui
de l’auteure. « Mais voici que l’auteure – dont nous risquions de voir le corps
étendu, coupé en morceaux, ou bien dissous–, tout en courant au bord de la
déraison, semble nous dire qu’elle préfère, en définitive, l’hybris de l’écriture-aveu,
de l’écriture en fuite…et en sanglots. Même si, de cette écriture qui tente de
ramener un lointain passé, progressivement remémoré – par là, ressuscitant une
société coloniale bifide –, la narratrice en ressort, elle-même à peine éclairée. »
(Djebar, 2007 : 404)

217
Selon Tesauro1, la voix est « légère, instable, vaine, vagabonde, nuage, vent, souffle ou ombre 2». Elle est
aussi inassignable, parfois sans corps déterminé ni identité fixe, comme l’a justement remarqué Ph. Leujeune
dans Enfance de N. Sarraute qui « est un livre à entendre, un travail sur la voix » : le dialogue (des voix
narratives et critiques) lui-même ne se maintient pas, Dieu merci, dans la ligne du début. Il s’espace, s’aère, se
fragmente. Et surtout se déplace, se métamorphose sans cesse3 (…).
1.
Emanuele Tesaura a rédigé plusieurs traités ou essais sur la rhétorique d’Aristote dans les années 1660 dont le
plus célèbre fut son Cannochiale aristotelico (1963), manuel du conceptisme italien ; on vient de rééditer son
essai sur la devise (L’Idée de la parfaite devise, Les Belles lettres).
2.
Cité par Buci-Gluckmann, L’enjeu du beau. Musique et passion, Paris, Galilée, 1992, p.47.
3.
Philippe Lejeune, « Paroles d’enfance », revue des sciences humaines, n°217, 1990-1, p.33.
218
La voix est représentée en termes de son origine (âme, cœur, sensibilité, passion…), de ses sources
(organes…), de ses manifestations (son, ton, articulation, silence…), de ses qualité (haute, basse, monotone…),
d’après Jean Wagner, La Voix dans la culture et la littérature française (Etudes réunies et présentées par J.
Wagner), Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont- Ferrand, France, 2001, p.39.

314
Conclusion

Les œuvres d’Assia Djebar mettent en évidence la vie des femmes de


Césarée en rendant compte de la collectivité sociale, ses lacunes, ses aspects
fragmentaires et ses zones d’ombre. Chaque œuvre complète l’autre où le discours
de l’engagement de l’auteure aux côtés des femmes suscite l’identification, la
reconnaissance et l’affect dans l’enjeu social.
Assia Djebar met en parallèle le passé/ présent en ritualisant la vie des femmes de
son espace à travers l’Histoire tout en concentrant les passions et les fantasmes du
sujet autour d’images partagées par la société. Elle crée son propre monde
référentiel de son temps et de son espace à la recherche d’une parole totale et
perdue pour révéler le sens du destin des femmes. Son écriture se définit par la
recherche d’une vérité sacrée – l’émergence de la voix219féminine –en raison du
caractère inépuisable de ses significations symboliques. Pour cela, elle rattache les
destins de femmes à la réalité historique pour résoudre les incohérences de leur
existence et les obscurités de leur personnalité.

L’écrivaine a consacré toute une vie à écrire en ce sens pour imposer le


« moi » comme structure du récit et construire une destinée significative et
universelle sans tourner le dos au réel vécu par les femmes. Sa littérature
multidimensionnelle remonte les traces de l’Histoire par le recours au mythe à la
recherche d’une plénitude originelle. Son écriture symbolise le passé historique et
les voix qui s’élèvent apparaissent comme signe annonciateur d’une régénération

219
« Manifestement personnelle, la voix est en même temps porteuse des possibilités de se cacher sous un
masque social ou individuel, de s’identifier à un autre. (…) c’est aussi la voix qui marque, en premier lieu, le
changement de la visée communicative l’orientant vers le public sous la forme de la réplique spéciale – réplique
à part, prononcée bas. Dans le dialogue dramatique, la voix n’accompagne pas le discours et l’action –elle est
ce discours et cette action, ce qui est souligné par tout un réseau d’indications et de liens sémantiques dans le
texte lui-même ». Jean Wagner, La Voix dans la culture et la littérature française, op. cit., pp.41- 42.
« Une dimension spéciale et de première importance dans cet espace de conversation des valeurs et du
fonctionnement des stéréotypes correspondants est celle de l’oralité comme un des principe de base de la
culture traditionaliste. La voix y représente un phénomène de premier ordre conçu comme entité syncrétique
incarnant la totalité des manifestations expressives, y compris le processus de la communication quotidienne et
culturelle, humaine et divine, la parole et le chant… », Ibid, pp. 37- 38.

315
destinée à compenser les failles du présent au service de la quête du sens de la vie.
Ses œuvres – « livres à part » ou « livres de deuil » – surdéterminent les étapes
d’un itinéraire initiatique et d’une épopée où la femme occupe le centre de
gravitation du monde décrit. Le discours apparaît comme un prolongement qui nous
renvoie à une cohérence textuelle considérée comme une unité totalisante formant
un ensemble culturel dont les données d’origines variées élargissent le champ des
revendications sociales.

316
CONCLUSION GENERALE

317
Pour conclure, nous nous permettons d’insister sur les deux axes principaux
de notre thèse : Premièrement sur la façon dont l’écriture et l’errance s’inscrivent
dans des configurations socio-historiques évolutives. Deuxièmement sur les
interactions et les convergences que reflète l’écriture, considérée ici comme un
processus polycentrique autour duquel se croisent plusieurs grilles de lecture,
narratologique et sémiotique. Par ce travail, nous avons montré que l’écriture
djebarienne a une valeur heuristique, labyrinthique, polyphonique et que son étude
revêt une pertinence complexe que l’on pourrait analyser dans une perspective
élargie, et notamment dans le cadre de la construction poétique.

Dans le cadre de cette présentation, nous avons construit notre analyse en


deux temps : dans un premier temps, nous revenons sur la perspective d’ensemble
de ce travail et sur les éléments principaux de notre démonstration, avant
d’évoquer, dans un second temps, la façon dont nous avons élaboré notre thèse et
les méthodes que nous avons utilisées.

Dans notre travail de recherche, nous avons adopté des perspectives


d’analyse narratologique et sémiotique. Ce travail nous a permis de réfléchir aux
usages symboliques de l’errance. Par ailleurs, nous avions pour ambition de
montrer que l’écriture et l’errance ne sont pas dissociables, mais complémentaires.
Pour ce faire, nous avons alors concentré notre étude sur les différentes œuvres
d’Assia Djebar pour comprendre les ruptures et les continuités historiques de cette
écriture polycentrique, et comprendre, à travers elle, les configurations de l’errance
intertextuelle.

Le projet de nos recherches a été de démontrer l’écriture de l’errance à


travers le roman La Femme sans sépulture d’Assia Djebar où le personnage
Zoulikha constitue la pierre angulaire des récits. L’auteure a donné des indices
biographiques sur l’héroïne de son œuvre. Cela nous a permis de savoir que
l’histoire de Zoulikha possédait une source véridique (la guerre d’Algérie) mise en
évidence par le biais de l’écriture.

318
Au cours de nos recherches, nous avons découvert un article concernant
l’histoire de Zoulikha dans le journal El Watan que nous avons inséré en annexe
dans notre thèse. Nous avons jugé son insertion nécessaire car elle justifie les récits
rapportés et rend à l’évènement toute sa valeur historique. De ce fait, nous avons pu
déterminer le but littéraire de l’auteure visant à dévoiler une vérité historique
longtemps ignorée. C’est pourquoi, nous avons parlé de « l’errance, terme à la fois
explicite et vague ». Ce roman, portant l’empreinte du voyage, nous a permis
d’exploiter le signe du déplacement pour aller à la découverte de l’itinéraire
entrepris par l’auteure pour que se réalise l’écriture de l’errance. A cet effet, pour
consolider notre corpus, nous avons pris en considération une œuvre filmée –La
nouba – et un roman autobiographique, de la même auteure, pour servir de support
à notre travail de recherche.

Nous sommes donc portée à regarder comment les voies de l’errance en


s’associant aux voix de l’écriture dans l’espace et le temps ont abouti à l’écriture de
l’errance. Ainsi, nous avons déterminé le cheminement de notre analyse en
abordant le thème de l’errance dans son contexte socioculturel pris en compte dans
cette étude. Le retour de l’auteure et les circonstances dans lesquelles s’est déroulée
la rencontre de ses congénères, son enthousiasme et ses retrouvailles dans un
espace familier sont des éléments qui nous ont aidée au déchiffrage de la diversité
des signes parsemés dans le texte. Ainsi, l’auteure se trouve en position permanente
quêtant en Algérie, à Césarée, où les voix plurielles des femmes s’élèvent,
contribuent à la (re)-constitution de l’histoire de la femme sans sépulture. Cette
union intime auteure-personnages féminins se trouve combinée avec la langue et
dérivent des combinaisons langagières communes arabo-berbères complétée par le
dialecte. Ainsi, dans ce langage familier, Assia Djebar a-t-elle trouvé les fictions
transgressives pour doter l’écriture d’un réseau d’affinités et de filiations rendu
possible par l’idée d’une reconquête symbolique (son rapprochement) auprès des
femmes en animant le dialogue ? En ce sens, nous avons montré comment s’est
effectué le passage de l’errance du personnage à l’errance de l’écriture. Cela nous
permit de voir comment la visiteuse, errant d’un lieu à un autre et d’un personnage
à un autre, réussit à reconstituer l’histoire.

319
Nous avons traité ce sujet avec une certaine étendue car, dans son errance,
l’auteure développe ses liens, s’intègre au sein du collectif féminin, écoute les
témoignages, anime le dialogue pour assumer sa cohérence. D’après ce qui vient
d’être exposé, il nous est facile de voir, à travers l’exploration, le déploiement de
l’auteure dans l’espace parcouru. Par ce voyage, l’auteure s’en est avisée pour tirer
de ce jeu un effet de réalité sur les évènements et les personnages. Cinq
personnages féminins participent à la reconstitution de l’histoire par des voix
narratives alternées où l’auteure-visiteuse associe sa parole selon sa propre vision
du monde pour donner force au texte. La description des lieux historiques, des
aspects de la société, des milieux populaires et la vie provinciale du passé et du
présent, fait un ample usage des éléments quantificateurs du langage. L’auteure
associe dans le champ littéraire les masses populaires en donnant une fonction
symbolique à l’espace parcouru et aux objets dans cet aperçu historique. Puis, c’est
par un discours narratif qui assume la relation d’une série d’évènements narrés par
les personnages, qu’elle peint le monde qu’elle appréhende. L’auteure retrace le
parcours de la femme sans sépulture, sa double culture, son identité, les mentalités
et la tradition tout en abordant les sujets de la vie quotidienne des gens et la
situation sociale qui prévaut dans son espace.

De ce fait, nous avons constaté que ce travail d’écriture s’est accompli aux
replis de la mémoire empruntant un itinéraire littéraire où la pensée errante affronte
l’image de l’ailleurs à travers des citations fidèles à son cadre de pensée. Le texte et
la langue d’écriture se complètent formant une spécificité littéraire d’un art
poétique, à la fois alerte et refuge à la recherche d’une vérité à découvrir où la
femme sans sépulture fait figure de métaphore et de symbole dans cette écriture de
l’errance. Ainsi, nous avons remarqué que l’errance se poursuit au-delà de l’histoire
entraînant l’auteure vers les lieux historiques de la cité antique, l’introduisant dans
l’univers des légendes où s’affiche la voix d’une essence mythifiée (l’origine). Et,
ce n’est qu’en re-pénétrant dans son univers familier que l’auteure retrouve un
présent avec son climat de tension et d’inquiétude la renvoyant à la précarité et à
l’instabilité sociale. Dans ce décalage temporel, l’influence du passé sur le présent

320
dépasse le cadre de l’histoire où l’auteure cherche, par ce mode d’écriture, à
délivrer le message nostalgique d’une voix étouffée.

Notre démarche nous a permis de vérifier l’ampleur des déplacements qui ont
permis à l’auteure d’aller vers le lieu le plus secret de l’existence féminine où l’on
retrouve l’enjeu idéologique et historique du destin de la femme. Il a été aussi
question pour nous de développer la relation des trois genres d’écriture roman-film-
autobiographie car « le film est aussi écriture ». Au cours de nos recherches, il s’est
révélé que les œuvres de notre corpus constituent les maillons d’une chaîne
littéraire entraînant l’histoire dans une sphère féminine commune où s’inscrit le
destin de la femme. Ainsi, nous avons évoqué le lien qui les rattache et l’avantage
de l’image-son sur le texte littéraire, telle paraît l’opinion de l’auteure dans le
chapitre II, p 170 réservé à cet effet. Puis, dans le roman où domine le récit, nous
avons remarqué que les interventions de l’auteure se présentent sous forme de
commentaires ou de réflexions faisant la littérarité du texte. Au cours de notre
exploration, nous avons également montré comment certains aspects de la
démarche narrative prennent en charge le discours des personnages-témoins sur un
passé toujours présent dans leur mémoire.

Nous avons remarqué que l’auteure organise le récit, la progression


narrative, le moment où elle choisit de situer un épisode, l’alternance des temps
narratifs, des lieux où se situent l’action, les voix, et les points de vue partagés font
les points forts du roman. A cet effet, l’auteure a choisi une époque historique
précise – celle de la guerre d’Algérie – mise en relation avec les évènements
historiques du 8 Mai 1945 mettant à profit la portée symbolique du sacrifice. Au-
delà du drame colonial, l’auteure intègre dans la trame narrative la vie quotidienne
des femmes jugulée par des mentalités ancestrales et une situation sociale dans un
monde pessimiste, pour élargir le champ de l’écriture. Cela a permis à l’auteure
l’ouverture à la réflexion amorcée, à travers une multitude de lieux, permettant
l’accès des voix multiples pour instaurer le dialogue entre les personnages. Un
dialogue fondé sur le drame colonial et le conflit social où la participation féminine

321
est perceptible dans le roman où la présence des personnages historiques liés au
drame colonial confère au texte un poids supplémentaire de réalité.

Dans la toile de fond du roman, nous avons discerné des pistes symbolisant la
diversité sociale, des ébauches de structures fantasmatiques où l’inconscient
féminin lit ses obsessions dans un monde transformé par le langage ordinaire des
femmes berbères avec lequel s’organise le discours. Dans ce monde déconstruit où
l’alternance des formes de discours rythme la composition du texte, la tragédie de
l’époque coloniale et la vie quotidienne des femmes illustrent le drame de Zoulikha.

Sur le thème de l’errance, la nécessité de l’histoire exige le déplacement de la


narratrice qui se rend auprès des personnages à travers différents lieux : (la maison
de la famille Saadoun, à travers celles de Dame lionne, Hania et Zohra Oudai). La
narratrice ne quitte le lieu qu’après avoir entendu et suivi les personnages l’un après
l’autre pour parfaire à la linéarité du discours. Le dialogue regroupe le plus souvent
trois personnages (trilogue) et se déroule en plusieurs lieux où les prises de la
parole sont alternées avec des échanges restreints entre protagonistes à l’exemple
d’un polylogue collectif où chaque personnage prend part à cette polyphonie.
Souvent le dialogue change de forme, car les répliques des uns et des autres, au lieu
de s’enchaîner, sont isolées dans le discours de la narratrice. De ce fait, au niveau
de l’histoire, on remarque que chaque personnage est occupé par son propre récit ;
alors qu’au niveau du discours, la narratrice prend le relais des personnages pour
rapporter leurs propos que l’auteure reproduit fidèlement. Persuadée par les
arguments des femmes, Assia Djebar met ses repères à l’épreuve restant au cœur de
la communication dans une tentative de parvenir à un nouvel élan lui permettant de
retrouver son équilibre dans la vie sociale.

Dans le texte, la situation soulevée contient des repères identitaires et des


références sur le passé historique, ce qui nous a permis l’analyse de son contenu et
dégager le sens du but visé. En effet, dans l’échange du signe et la signification,
l’adéquation des mots rappelle le rapport entre la réalité et la fiction reproduisant en
abyme le processus du mystère de la disparition et le courage des femmes berbères
322
dans la profondeur de la création littéraire. Les termes d’honneur employés pour
évoquer les femmes berbères ont un effet évaluatif dans l’univers des valeurs
partagées appelant à une écriture de la sensation à travers l’errance. En somme,
« l’errance renvoie paradoxalement à la possibilité de son propre dépassement. Elle
apparaît la plupart du temps comme articulée à la « quête du lieu acceptable »,
selon l’expression d’Alexandre Lamonier220.
Il nous est donc probable d’affirmer que la quête menée sur la disparition du corps
de l’héroïne dans la profondeur symbolique de l’histoire est une errance fondatrice
de ce parcours scriptural où le passé (re)-composé a fait appel aux voix multiples de
la mémoire collective.

Notre analyse a porté sur le langage utilisé, la prise de la parole et l’échange


langagier entre les protagonistes en situation dialogique ; ainsi, il nous a été
possible de déterminer la fonction prédominante du message selon notre propre
vision.
Au centre de l’écriture, l’auteure introduit des dialogues diversifiant les situations
décrites par un déferlement d’intentions et d’affects révélant la souffrance subie par
le peuple au cours de la période coloniale et un présent d’incertitude jouant sur
l’affection du lecteur. Dans notre démarche, nous avons tenté de décoder le
discours construit sur cette situation mise en relief par le texte où la femme était
persécutée dans sa vie quotidienne ; alors nous nous sommes aperçue que l’histoire
était une forme de message lancé à partir d’une position socio-idéologique,
rappelant le passé historique de la femme, avec l’intention de changer sa condition.
Les voies empruntées sont multiples, labyrinthiques et polycentriques car il nous est
arrivé parfois de nous éloigner du sens lorsqu’on avait du mal à nous orienter, puis
de nous rapprocher lorsque certains indices parsemés dans le texte nous
permettaient d’avancer dans notre travail d’interprétation de la communication que
nous propose la vision de l’auteure. Lorsque nous avons constaté que cette

220
Alexandre Lamonier, L’Errance ou la pensée du milieu, in Le Magazine littéraire n° 353, avril 1997, p.20.

323
communication était génératrice de sens multiples impliquant des réactions de notre
part, nous avons jugé que son explication nécessitait le déploiement, le dévoilement
et la constatation. Cela nous a, donc, incité à aller à la recherche de ce sens inscrit
dans le texte selon des codes mis en œuvre que nous avons développé au cours de
notre démarche ayant aboutit à cette conclusion. Ce résultat est le fruit de notre
travail de recherche qui ne s’est accompli qu’après plusieurs lectures méthodiques.
En ce sens, Djebar découvre un monde et se découvre, oppose et s’oppose aux
mentalités archaïques avec la volonté de s’affirmer poursuivant sa quête à la
recherche d’un « bien-être » féminin. Son ambition est de changer le monde injuste
où la femme longtemps persécutée jouit encore d’une liberté conditionnée par des
règles familiales et des lois religieuses.

Après avoir tourné un film sur les femmes de Césarée et tiré de l’oubli
l’histoire de la femme sans sépulture, Assia Djebar fait l’histoire de sa vie
personnelle. Affectée, de ne pouvoir changer le monde, elle nous met en présence
d’une infinité de drames rapportés en silence par son écriture de l’errance. Faisant
appel à la mémoire collective, elle nous révèle le pouvoir d’implication de la
culture et l’humaine condition de l’écriture. « La vie est écriture » dit-elle. En
parlant de la vie, – « même quand elle n’est pas de chair, mais réduite à des mots
mobiles » –, c’est par une majuscule qu’elle personnifie le « Texte » devenu une
écriture de résistance : « oui, la vie du texte résiste, se rebiffe, se rebelle. » (Djebar,
2007 : 405)

L’analyse de notre corpus repose sur un travail de recherche qui nous a permis
de découvrir trois types d’écriture polyphonique, labyrinthique et polycentrique en
relation avec l’errance :

Sur le plan polyphonique, nous avons observé que l’écriture comportait


plusieurs voix qui se manifestaient simultanément par les voies de l’errance. Nous
avons remarqué que la visiteuse se rendait auprès de chaque personnage pour
écouter personnellement les récits racontés. De ce fait, chaque récit nécessitait le
déplacement de la visiteuse. Dans les récits se mêlaient plusieurs voix, la voix du
personnage qui raconte, celle de la narratrice qui intervient dans les descriptions et
324
quelquefois celle de la visiteuse et son accompagnatrice. Cinq narratrices se
relayaient simultanément et l’ensemble de leurs voix éclaircit certains aspects de la
réalité historique correspondant à la réalité sociale de l’époque. Ainsi, on s’aperçoit
que les déplacements ayant contribué à la collecte des témoignages sont en liaison
avec l’écriture nomade portant l’empreinte de l’errance.

Sur le plan labyrinthique, ce genre d’écriture est centré sur les récits dont le
langage antiacadémique (les dédales des mots, des discours) complique
inextricablement les données du texte. Malgré le langage utilisé par les
personnages, nous avons constaté que la procédure de traduction s’est effectuée
sans changement des mots prononcés par leurs auteures.
Le texte ne parle pas uniquement de la disparition de l’héroïne car nous avons
remarqué à travers l’histoire d’autres évènements qui se sont produits au cours de
l’époque coloniale et postcoloniale. D’un autre point de vue, on s’aperçoit que
l’histoire renferme un retour sur l’Histoire, le passé des ancêtres, la vie quotidienne
des gens, la situation sociale, la liberté de la femme, la religion, la tradition et les
mentalités. Compte-tenu de la variété des éléments contenus dans le texte, il s’avère
que l’histoire de la femme sans sépulture dissimule des idées idéologiques et
politiques dont la complexité rend l’issue introuvable. Toutes ces données se
présentent sous forme d’une revendication identitaire élargissant l’espace du texte
par le moyen de l’errance temporelle.

Sur le plan polycentrique, l’écriture converge en plusieurs directions. Trois


voies sont empruntées simultanément : (socio-historique, idéologique, politique).
L’histoire de l’héroïne et les évènements tragiques des deux époques précédemment
évoquées occupent le premier plan. La recherche identitaire révélée à travers
l’Histoire depuis l’ancienne Maurétanie sous le règne de Juba II occupe le second
plan. La période d’indépendance, le pouvoir en place et la situation sociale
occupent le troisième plan.

325
En parcourant le texte, nous constatons que les voies empruntées par
l’écriture sont en relation avec l’errance et les voix qui s’élèvent font corps
commun pour que se réalise le triomphe de la liberté que recèle l’œuvre. Cela nous
mène à conclure que l’écriture n’est en fait qu’une voie de l’errance.
Assia Djebar s’avère une écrivaine de grand talent. Son long parcours littéraire lui a
permis l’accès à l’Académie française comme première femme d’origine
Algérienne. Nous nous réjouissons de son succès car il nous a permis de mesurer le
chemin parcouru. Ce triomphe nous honore en tant que femme Algérienne et nous
élève au-delà des vieux mythes de la tradition. Compte-tenu de ce fait historique,
nous avons inclus en annexe de notre thèse son discours inaugural de réception.

En guise de conclusion, L'errance est la situation première de l'écriture


nomade, elle forge le discours enveloppant le lecteur dans l'espace scriptural qu'elle
reproduit, le retenant un instant, puis le projetant vers un « nulle part » sans cesse
re-construit. Cette écriture qui n'est jamais fixe, qui est particulièrement un
mouvement centripète-centrifuge, qui est voyage et traversée circulaire faites
d'avancées et de retours, c'est l'image du labyrinthe. Le labyrinthe scriptural produit
le texte, le génère littéralement, tisse l'organisation de la trame narrative et
discursive. Tout se dédouble dans ce « Texte », les personnages féminins, les lieux,
les épisodes, utilisant par ailleurs la mise en abyme pour ajouter du «sens» à la
construction complexe de la narration. La Femme sans sépulture, La Nouba des
femmes du Mont Chenoua, Nulle part dans la maison de mon père développent un
récit qui semble chaotique (hétéroclite) non seulement par ses nombreuses
analepses et prolepses, mais aussi par l'entrée des différentes narratrices-relais qui
racontent des « fresques historiques » créant des miroitements textuels.

326
BIBLIOGRAPHIE

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La Zerda ou les Chants de l'oubli, 1982.

Théâtre

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1989 - Prix LiBeratur, Francfort (Allemagne).

1995 - Prix Maurice Maeterlinck, Bruxelles (Belgique).

1996 - International Literary Neustadt Prize, Université d'Oklahoma (U.S.A.).

1997 - Prix Marguerite Yourcenar, Boston.

1998 - Prix international de Palmi (Italie).

1999 - Prix de la revue Études françaises, Montréal (Québec).

1999 - Élue membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de


Belgique.

2000 - Prix de la paix des libraires et éditeurs allemands, Francfort (Allemagne).

2005 - Doctorat honoris causa de l'université d'Osnabrück (Allemagne).

2005 - Prix international Pablo Neruda (Italie).

2005 - Élue membre de l'Académie française

2006 - Prix international Grinzane Cavour pour la lecture, Turin (Italie).

329
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340
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LE QUOTIDIEN D'ORAN <http://www.lequotidien-oran.com>

LIMAG (Charles Bonn, dir.) <http://www.limag.refer.org/Volumes/Djebar.htm>

341
Annexe

342
Vous pouvez lire intégralement :

- L’article publié par le journal « El Watan » en date du 16 juin 2007 relatif à


la vie de cette femme oubliée faisant apparaître que Zoulikha a bel et bien
existée.
- Le discours inaugural de réception prononcé par Assia Djebar dans la
séance publique à Paris au Palais de l’institut en date du 22 juin 2006.

Il nous est évident d'insérer, dans notre thèse, un article publié par le journal "El
Watan" en date du 16 juin 2007 relatif à la vie de cette femme oubliée et en même
temps, faire apparaître que Zoulikha a bel est bien existé et dont voici le texte
intégral :

« Zoulikha, battante et combattante

Tipaza. Combat de la femme durant la Révolution de 1954. »

"L'association des journalistes et correspondants de presse de la wilaya de Tipaza


vient de réussir à rassembler, jeudi dernier, à la salle des fêtes de Cherchell, une
foule impressionnante de femmes et d'hommes venus spécialement assister et
participer à la conférence intitulée " Le Combat de la femme durant la guerre de
Libération nationale." Une rencontre illustrée d’une battante et combattante.
L’histoire de Zoulikha. « Je m’interroge, déclare Mme Ighilahriz. Pourquoi les
autorités concernées n’ont rien fait pour honorer la mémoire de cette combattante et
nous rappeler la vie de cette héroïne, exécutée le 25 octobre 1957. ». Cette grande
dame native de Hadjout.

Des témoins encore en vie sont venus relater le comportement, la sagesse,


l’intelligence, le courage, le combat de cette femme qui avait été marquée, dès son
jeune âge, par le mode de vie des familles indigènes, sans ressources, dont les maris
étaient mobilisés pour combattre dans les rangs français, les forces nazies.

343
Mme Yamina Echaïb, dite Zoulikha, veuve Oudaï Larbi, qui parlait
parfaitement le français et n’avait aucun complexe face aux Européens, a pu
réaliser son rêve lorsque la guerre de Libération nationale a été déclenchée le
1er novembre 1954. Cette grande dame native de Hadjout, mère de trois
enfants en bas âge, s’était illustrée par sa détermination farouche contre
l’occupant, en dirigeant les femmes et les hommes pour la cause nationale, et
en utilisant tous les subterfuges pour contourner les embuscades tendues par
les forces coloniales. Quand les autorités coloniales se sont rendu compte de
son rôle auprès de la population cherchelloise et de ses environs, elle décide
alors de fuir et de rejoindre définitivement le maquis. Pour maintenir l’activité
de deux réseaux, elle avait été désignée à la tête de l’organisation politico-
militaire dans cette partie de la wilaya de Tipaza.

Sâadoun Mustapha, Ghebalou Ahmed, Boualem Benhamouda, ses deux filles,


Khadidja et Fatma-Zohra, Benmokadem Zoubida et Assia, Roudane Djelloul,
Belgroune et Oulhandi Ahmed, qui avaient un lien direct avec elle, sont tous venus
d’Alger, Blida, Menaceur pour témoigner avec une très grande émotion, de surcroît
pour la 1re fois, 50 ans après sa mort, sur la vie de l’héroïne du livre d’Assia
Djebar. La maman des trois petits enfants, Khadidja, Mohamed et Abdelhamid,
avait été capturée le 15 octobre 1957 et torturée durant 10 jours. Elle n’a jamais
dénoncé ses femmes et ses hommes qui militaient sous sa direction, dans le but de
préserver l’organisation politico-militaire.
« Devant nous, ses mains menottées, déclare un des témoins, elle a craché à la
figure d’un capitaine militaire et nous a dit : ‘‘Regardez ce que font les soldats
français d’une algérienne.’’ » « Nous ne l’avons plus revue depuis ce jour »,
conclut-il. Le mardi 25 octobre 1957, à 15h, Yamina Oudaï, dite Zoulikha, a été
exécutée. C’est l’autre héroïne du combat de femmes, Louiza Ighilahriz, qui n’a
pas caché son émotion devant les témoins qui se sont succédé, qui a tenu à rappeler
quelques repères de son long parcours, la torture et les exactions perpétrées par le
colonialisme durant cette période de lutte.

« Mes parents m’ont préparée pour le combat, bien avant le déclenchement de la


Révolution. dit-elle. J’ai choisi cette voie avec conviction. Le sacrifice pour mon

344
pays est un devoir, mais qu’est-ce que je suis devant ces femmes et ces hommes qui
ont donné leur vie pour la libération du pays ? », Conclut-elle. L’oratrice a rappelé
le combat de la femme algérienne durant cette période difficile. Elle a exhorté
ces femmes à parler, comme ce fut le cas lors de cette rencontre, pour dénoncer les
exactions des forces coloniales et écrire la vraie histoire de l’Algérie.
La chahida a été victime de l’oubli et du mépris, en dépit de son rôle durant la
guerre de Libération nationale dans sa région. Les témoignages ont fait réagir à
la fin de cette rencontre, la présidente de l’Instance nationale pour la décolonisation
des relations algéro-françaises, pour affirmer que la chahida Zoulikha ne sera
désormais jamais oubliée à compter de ce moment. L’exposition de Hadj Abdou
sur le combat des Algériennes a secoué les consciences de l’assistance. Deux
posters de la chahida Yamina Oudaï, dite Zoulikha, ont été remis à la ville de
Cherchell, à l’issue de cette manifestation caractérisée par la présence d’un nombre
inattendu de femmes venues de tous les horizons, en hommage à cette grande
dame, Zoulikha. "

_____________________
*M'hamed H, In ''El Watan'', le Quotidien indépendant, Vendredi 15 – Samedi 16 juin 2007 " (rédigé le
16/06/2007 à 06:28 ), "Culture", p 21, N° 5046- Dix-septième année. http://www.elwatan.com.

345
LEXIQUE CINEMATOGRAPHIQUE

346
 Cinéma (n.m) : [abréviation de cinématographe]. Procédé qui permet
d’enregistrer et de projeter sur un écran des photographies animées. Le
cinéma est aussi appelé le « 7ème Art ».

 Scénario (n.m) : récit destiné à être filmé. Le scénario indique tout ce qui
est nécessaire pour le tournage du film (dialogues, décor, personnages…).

 Synopsis (n.m) : du grec, sunopsis, « vue d’ensemble ». Résumé de


l’Histoire du film (de 1 à 3 pages) sur lequel on s’appuie pour développer le
scénario.
 Story-board (n.m) : en français scénarimage. Le story-board est une sorte
de bande dessinée dans laquelle on retrouve l’histoire du film et les
indications techniques (gros plan, travelling…). Il est réalisé avant le
tournage.
 Photogramme (n.m) : image tirée d’un film.
 Très court métrage/court métrage/ moyen métrage/ long métrage : lié à
la durée du film. De moins de 3 minutes à plus de 120 minutes.
 Making off : souvent associé au bonus des films, le making off est un court
métrage réalisé sur « l’envers du décor ». ce sont des images de la
fabrication du film, des techniciens, du metteur en scène, du bêtisier du
film…

LES MOUVEMENTS DE CAMERA :

 Travelling : mouvement gauche/droite (latéral), haut/bas, ou


avant/arrière de la caméra. La caméra est placée sur un rail ou une grue.
Le travelling peut être utilisé soit pour suivre un sujet en mouvement
soit de s’en approcher ou de s’en éloigner.
 Panoramique : mouvement rotatif de la caméra sur un axe fixe. Le
« pano » balaie l’espace de droite à gauche ou de gauche à droite, le
panoramique vertical le déploie de haut en bas ou de bas en haut. Il peut

347
matérialiser le regard d’un personnage immobile mais aussi rendre
compte d’un vaste espace.
 Zoom : (ou travelling optique) : effet optique dû à un objectif à focale
variable. Peu utilisé au cinéma à cause de son effet artificiel et pas
toujours maîtrisé.
 Travelling compensé : le travelling compensé combine à la fois un
mouvement de caméra du type travelling et un zoom.
 Le Pano-travelling : comme son nom l’indique le pano-travelling est
un travelling associé à un panoramique.

VOCABULAIRE LIE A L’IMAGE FILMEE :

 La Prise de vue : est l’enregistrement sur la pellicule, lors du tournage,


d’une série d’images photographiques successives.
 Le Cadre : désigne les limites de l’image filmée (haut, bas et côtés de
l’image).
 Le Cadrage : est le choix de l’angle de prise de vues, de l’échelle du
plan, de l’organisation des objets et des personnages dans le champ.
 Le Champ : le champ est l’espace contenu dans le cadre, il est perçu
comme une surface plane (une image bidimensionnelle), mais aussi
comme une image montrant une partie de l’espace en profondeur (une
image tridimensionnelle).
 Le Hors-champ : on appelle hors-champ ce qui n’est pas cadré dans le
champ, c’est ce qui se passe à côté de l’image filmée et que l’on peut
imaginer.
 Champ/contre champ : prise de vue réalisée dans le sens opposé de la
scène précédente. Usage fréquent lors d’un dialogue de personnages
situés l’un en face de l’autre (le premier personnage est filmé et le plan
suivant montre l’autre personnage.)

348
 La Profondeur de champ : désigne la profondeur visible de l’espace
filmé.
 Les angles de prises de vues : désigne la position de la caméra sur un
sujet filmé. On peut distinguer : la plongée est une prise de vue effectuée
du haut vers le bas. Effet d’écrasement du sujet filmé. La contre-plongée
est une prise de vue effectuée du bas vers le haut. Effet de magnificence
du sujet filmé.
 La caméra subjective : adopte le champ de vision de la personne.

LES PLANS :

 Plan : un plan est une suite d’images enregistrées en une seule prise. Il est
défini par un cadrage et une durée.
 Plan général : plan descriptif très large, présentant un décor. Utilisé pour
« planter le décor ».
 Plan moyen : cadrage d’un personnage ou d’un groupe en pied au premier
plan.
 Plan américain : cadrage d’un personnage à mi-cuisse. Utilisé dans les
westerns (cadrage au colt).
 Plan rapproché : cadrage d’un personnage au buste, le décor n’est plus
visible.
 Gros plan : cadrage du visage d’un personnage.
 Insert : très gros plan sur un élément d’un visage (par exemple : œil).

VOCABULAIRE LIE AU MONTAGE :

 Le montage : c’est « l’organisation des plans d’un film dans certaines


conditions d’ordre et de durée » (Marcel Martin). Il est aujourd’hui réalisé
par ordinateur avec des logiciels de montages vidéo.

349
 Le montage en cut : montage réalisé directement lors de la prise de vues et/
ou sans transition d’un plan à l’autre.
 Le montage alterné : le montage alterné juxtapose des actions simultanées,
n’ayant pas forcément lieu au même endroit et qui ont souvent un rapport de
causalité. Ce type de montage est souvent utilisé lors de courses poursuites
pour montrer poursuivant et poursuivi.
 Le montage en parallèle : le montage parallèle juxtapose des actions
éloignées dans le temps ou dans l’espace. Ces actions n’ont pas forcément
un rapport direct de simultanéité ou de causalité, mais sont mises en relation
dans un rapport logique ou sémantique. Ce type de montage sert en fait à
créer des figures de style telles que la comparaison, l’opposition ou la
métaphore.
 Le flash-back : revient sur un évènement antérieur. Il est parfois repérable
grâce à un traitement spécial des images (flou, noir et blanc…). Il relate
souvent un souvenir ou un fait antérieur à l’action nécessaire à la
compréhension de la suite du film.
 L’ellipse : permet de passer instantanément d’un instant à un autre, en
s’affranchissant d’une partie des évènements, sans en faire mention. Au
spectateur de s’imaginer ce qui s’est déroulé durant la période de temps
omise.
 Le raccord : est le passage d’un plan à l’autre. Vous pouvez utiliser,
- Le raccord dans l’axe : raccord qui permet d’éviter l’usage du zoom. La
prise de vues des deux plans se fait sur le même axe.
- Le raccord sur le regard : si le regard d’un personnage se porte sur
quelque chose hors champ, on peut insérer un plan montrant ce que la
personne regarde.
- Le raccord sur un geste : si un geste d’un personnage commence dans le
premier plan et se termine dans le second plan, le raccord devient
presque inaperçu. (par exemple : plan 1 : une personne ouvre une porte
par l’extérieur, plan 2 : la personne passe la porte et la referme).

350
- Le raccord d’analogie : d’une forme, d’une couleur, de la composition
d’une image, de la direction d’un personnage peuvent également servir
de point d’appui pour réaliser un raccord.
- Le raccord sur le mouvement : mouvement de caméra commun aux
deux plans raccordés.
- Le raccord sur le son : ne pas oublier que la bande peut entrainer le
passage d’un plan à l’autre.
 La transition : dans les logiciels de montage vidéo, vous pouvez trouver
tout type de transition plus ou moins intéressante. Nous utilisons le plus
souvent la transition par fond noir ou le fondu enchaîné.

351
DISCOURS DE RECEPTION

352
Réception de Mme Assia Djebar

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

Le jeudi 22 juin 2006

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Mme Assia Djebar, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée
vacante par la mort de M. Georges Vedel, y est venue prendre séance le jeudi 22
juin 2006, et a prononcé le discours suivant :

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

Je voudrais citer d’abord le poète Jean Cocteau, reçu ici en octobre 1955, à cette
même date où j’entrais à l’École normale supérieure à Paris, ce dont se souviennent
deux ou trois de mes condisciples et amies, présentes aujourd’hui parmi nous. Jean
Cocteau donc, avec la grâce et le charme désinvolte que conservent ses écrits et ses
images, disait, dans l’introduction de son discours : « Il faudra que j’évite de
m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu
historique ».

M’endimancher à mon tour ? Le risque pour moi est plus grand : je n’ai ni le
charme ni le brio de Jean Cocteau, fêté tout au long de sa vie dans les sociétés les
plus distinguées et les publics les plus divers. Du moins, ces premiers mots du poète
de Plain-Chant, prononcés en cette même salle, me viennent à l’esprit pour vous
exprimer mes remerciements de m’avoir acceptée dans votre Compagnie. Cette
voix de Cocteau, intervenant comme celle d’un souffleur de théâtre, me permet de
dominer quelque peu la raideur de ma timidité devant vous. Car ces lieux sont
hantés par la présence impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se
sont succédé dans un labeur continu sur la langue française, portés là par leur œuvre
de nature scientifique, imaginative, poétique ou juridique. Dans ce peuple de

353
présents/absents, qu’on appelle donc « immortels », je choisis, en second ange
gardien, Denis Diderot, qui ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le
fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne.

« Il m’a semblé, écrit le philosophe en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et
au-dedans ». Diderot définit ainsi sa démarche, tandis qu’il termine sa Lettre sur les
sourds et muets.

Je lui emprunte cette perspective d’approche, me plaçant donc « à la fois au-dehors


et au-dedans » pour faire l’éloge, selon l’usage, de mon prédécesseur au fauteuil
numéro 5, le doyen Georges Vedel.

Revenons sur la carrière du professeur Georges Vedel.

Cet homme du Sud-ouest, né en 1910 à Auch, mais originaire de Mazamet, est


petit-fils, du côté paternel, d’un gendarme qui n’eut pas tellement d’avancement,
parce que, selon le Doyen, il était trop bon pour sévir ; par contre, du côté maternel,
le grand-père circulait, lui, entre les deux départements de l’Aude et du Tarn, en
contrebandier faisant passer les outres de vin, sans payer les droits de péage, cela,
sous le règne de Louis-Philippe !

Voici cet enfant placé, presque symboliquement, dès l’origine, de part et d’autre du
droit. Diderot dirait « à la fois au-dehors et au-dedans ! »

Avec des racines si authentiquement populaires, qui impliquent aussi le double


parler, la langue du grand poète Frédéric Mistral, « langue d’oc » (l’on disait « le
patois »), encore palpitante sous le français, appris à l’école de la III e République,
l’ascension sociale se continua sur trois générations : le père de Georges Vedel
entra à l’école des sous-officiers, gravit les échelons ; il fera la guerre de 14-18 et
finira comme colonel.

Le fils sera élevé, après la Grande Guerre, au gré des garnisons paternelles. Il fera
de sérieuses études secondaires, mais supportant mal la vie d’internat, après le
baccalauréat, bien qu’il penchât un moment pour la philosophie : pour éviter de
retrouver justement la pension, il choisit de s’inscrire en droit à Toulouse, sans
renoncer, au début du moins, à la philosophie.

354
Finalement, le droit l’emporta en lui, comme vocation, peut-être aussi grâce à la
qualité de la tradition juridique, à Toulouse, celle-ci dominée par la « figure
tutélaire du doyen Hauriou », dont Georges Vedel suivit les derniers cours.

Le professeur Didier Maus, président de l’Association française des


constitutionalistes, pour souligner les origines familiales de Monsieur le Doyen,
caractérisées, disait-il, par « le goût d’indépendance des hommes et des femmes de
ces régions, ajoutait : « ce passé occitan ancre Georges Vedel dans la continuité. »

Il termina l’éloge funèbre du Maître en ces termes : « Les plus jeunes de ceux qui
nous écoutent pourront dire : oui, en 2002, il y avait quelqu’un — entendez
« Monsieur Vedel » qui avait connu le doyen Hauriou ! C’est ainsi, concluait-il, que
nos mémoires se construisent et se transmettent. »

Quant au professeur Pierre Delvolvé, sans doute le plus proche disciple, après avoir
insisté sur toutes les parties du droit où Georges Vedel a excellé, — droit public
français, droit civil, droit international public et pour finir, le droit communautaire
pour la rédaction des traités de Rome, de l’Europe d’aujourd’hui — Pierre Delvolvé
donc résuma la richesse de cette biographie par cette formule : « Georges Vedel a
ainsi fait monter à Paris l’école de Toulouse ».

Je ne saurais, hélas, à cause de mon incompétence juridique, retracer, moi, l’apport


décisif de Georges Vedel, dans toutes les matières du droit. Certes, les manuels du
doyen Vedel ont nourri, nourrissent encore la mémoire de générations d’étudiants,
futurs juristes. Il me serait difficile d’entrer dans les arcanes de ce savoir, moi qui,
en fait de connaissances dans ce domaine, ne garde trace que de mes lectures De
l’esprit des lois de Montesquieu et Du contrat Social de Jean-Jacques Rousseau,
textes qui relèvent plutôt de la philosophie du droit, ou tout simplement de la
littérature. Mais, parcourant les entretiens auxquels Georges Vedel avait accepté de
participer, peu à peu, j’ai commencé à entendre sa voix, à sentir sa présence.

Puisque, auteur de narrations, j’ai le seul petit pouvoir — j’allais dire « le métier »
au sens artisanal de tenter de rendre proche — je n’ose dire de « ressusciter », l’être
qui n’est plus ; je choisis, à travers quelques scènes de sa vie, de me placer derrière

355
son ombre, de me glisser tout près, de tenter de le ramener vers vous, excusez-moi,
comme « personnage » comme character, dirait-on en anglais.

L’époux, le père, le grand père, évoqués par ses très proches, Madame Vedel en
premier, ainsi que l’une de ses filles : je les ai écoutées longuement et silencieuse
car, insensiblement, la vibration même de cette parole des très proches, nouée
pourtant par le vif de la perte, tournant et se retournant dans le souvenir, vous
ramène peu à peu l’absent autant, peut-être plus intimement, que les hommages
publics et les témoignages d’éloquence admirative.

Car il s’agit ici, sinon de rendre présent un être cher à ses proches, à ses disciples,
du moins de m’approcher au plus près de l’absent, faire affleurer son image qui
pourrait, par éclairs furtifs, nous émouvoir, me sont revenus quelques mots un seul
vers du poème sans nul doute le plus grand du Moyen Âge européen, je veux dire,
La Divine Comédie, et ces mots tirés du chant 21 du Paradis, nous conseillent
comment nous aider à créer, même pour une seconde, l’illusion de la présence
aimée, oui, quelques mots de Dante :

Mets ton esprit là où sont tes yeux !

Ficca di retro a li occhi tuoi la mente !

Suspendons notre souffle : c’est la voix même de Béatrice, dont n’a jamais pu se
consoler le poète exilé de Florence, Béatrice donc qui lui parle, à chaque étape du
voyage astral de ce vaisseau imaginaire, puisque nous sommes au Paradis.
Rappelons-nous l’élan poétique de cet extraordinaire aventure : Dante, tel un
astronaute de notre temps, par trois fois, aborde un ciel de lune, puis
successivement dix-sept cieux d’astres différents, ainsi jusqu’à ce chant XXI, où il
bénéficie de l’ultime apparition de Béatrice.

Je répète le vers, prononcé par elle, l’aimée qui va disparaître à jamais, juste après
avoir annoncé :

Nous sommes arrivés à la septième splendeur.

356
D’où ce conseil adressé au poète. Ces mots, entre splendeur et absence sereine, elle
les murmure en image d’intercession bienfaisante et de tendresse : « Mets ton esprit
là où sont tes yeux ».

Dans la vision de Dante, le miracle de pouvoir rendre présent, dans un éclair d’une
seconde, tout disparu survient lorsque ce dernier — et revenons, malgré ce détour, à
mon regretté prédécesseur — parait plus précieux aux siens que le soleil lui même.
Dans cette irréversibilité de la perte, c’est le seul pouvoir de poésie, sa magie de
l’émotion communicative : Ficca di retro a li occhi tuoi la mente (vers 16-
chant XXI).

Ainsi, cette tension de la mémoire affective, pour nous faire revenir Georges Vedel
au cœur de cette absence, à retourner, à inverser en présence de l’esprit, sinon des
yeux, présence dense mettant en mouvement l’« imago ».

Parole bouleversante parce que bouleversée, qui tente de combler le passé qui ne
passe pas.

En cet effort de liturgie, le disparu, en une lueur, vous revient : loué soit l’effort de
ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé, qui le tirent jusqu’à vous, jusqu’à nous,
précautionneusement, sans ménager leur propre chagrin qui, en effet, se ravive.

Oui, Monsieur le Doyen nous revient donc, grâce à l’affection des siens qui
cherchent consolation, de ses disciples qui, dans l’absence, gardent mémoire de sa
rigueur, de la subtilité de ses commentaires, de son influence restée prégnante en
eux ! Et pour moi qui les écoutais, la vivacité de leurs souvenirs le rapproche de
nous : cette filialité et cette fidélité, l’une et l’autre agissantes, nous le restituent !

Jusqu’à sa voix que je pourrais entendre, moi qui ne l’ai jamais approché, moi qui
me suis demandé si cette voix avait un accent, je veux dire, un accent de son Sud-
ouest natal ! Le concret, en somme, de la tradition : son oralité.

Aussi, me demandais-je, selon quel rite archaïque de mon pays pourrais-je jeter à
mon tour quelques grains de sable ou de blé, quelques feuilles de laurier, ou des
pétales de jasmin dans l’eau reviviscente de la mémoire des élèves et des amis de
combat ?

357
Quant à ce mot de « combat », évoquer plutôt le labeur de patient échafaudage que
représenta pour Georges Vedel, par exemple, pendant de longues années,
l’élaboration de la Charte de l’Europe, dont il fut l’un des artisans.

De même, j’écoutais le récit fait par l’un de ses compagnons, d’un voyage en
Amérique centrale : le professeur Guy Carcassonne me narrant, m’expliquant, puis
soudain souriant en se remémorant une escale de nuit... à Cuba. Pourquoi Cuba,
vous avez deviné, pour visiter, même tard, une des haciendas, la plus fameuse, où
Monsieur le Doyen put faire provision des meilleurs cigares du monde, ce péché du
maître étant connu de ses proches...

Descendant du Concorde qu’ils avaient pris, tous deux, en mars 1998, pour se
rendre d’abord au Costa Rica, où Georges Vedel recevait un doctorat honoris
causa, au retour, grâce à une escale de nuit improvisée, il leur fut possible, par
chance, de visiter une ou deux des plantations de tabac de Cuba ? « Nous voici à La
Havane, se souvient Guy Carcassonne, en pleine nuit, pas très loin de l’aéroport,
pénétrant dans la plantation la plus importante où le maître des lieux nous reçoit, un
vieux monsieur fort sympathique. Notre guide, lui-même impressionné, me
murmure qu’il s’agit d’une gloire chez tous les fumeurs de cigares, Don Gendro ;
de Robaina, en personne, lui dont les cigares sont les plus renommés dans le
monde.

... Notre hôte est courtois. Il me demande l’identité de mon compagnon. Tandis que
commence la dégustation.

« Eh bien, mon ami et confrère que voici, lui affirmai-je, sûr de dire la vérité, est le
« Robaina » du droit ! »

Ils conversèrent longuement, curieux l’un de l’autre, et Monsieur le Doyen reprit


l’avion, revigoré par la rencontre, et par sa provision de cigares, bien sûr ! ». Cette
scène nocturne évoquée, me voici à imaginer ces deux maîtres du même âge, le
Français et le Cubain, au sommet, chacun, de son art respectif, dégustant de concert
les cigares les plus fameux du monde. En cette occasion, Georges Vedel dialoguait
en espagnol avec Don Gendro de Robeina, le maître des lieux...

358
En espagnol, puisque Georges Vedel, prisonnier de guerre à partir de 1939 durant
ses cinq ans de captivité, avait, entre autres activités, appris la langue espagnole.

Reculons dans le passé de Monsieur le Doyen. Je tente de fixer au vol les images
que le Doyen lui-même a fait lever en moi par ses réponses au journaliste Marc
Riglet.

- « À dix ans, j’occupe l’Allemagne ! » dit-il, tout de go et avec humour.

Comprenez qu’en 1920, le père de notre héros, fait partie du corps d’armée
française qui occupe en effet l’Allemagne vaincue. Son garçon de dix ans poursuit
sa scolarité au lycée français de Mayence. « Bien des années plus tard, se
remémore Monsieur le Doyen, je me suis rappelé une scène qui, au moment de
l’occupation de la Ruhr m’avait frappé sans que je la comprenne ».

En effet, en janvier 1923, les troupes françaises et belges, avec l’accord des autres
Alliés, occupent, sur la rive droite du Rhin, les usines métallurgiques de Krupp, et
de Thyssen qui tardaient à payer la dette de guerre trop lourde. Décision
catastrophique qui va retourner la classe ouvrière allemande — pourtant l’une des
plus politisées alors — vers une réaction de solidarité nationaliste avec ses patrons.

Imposante manifestation donc, à Mayence, chef lieu de l’occupation des Alliés de


1918, que fixe, par un détail inoubliable, la mémoire du garçonnet Vedel :
« Imaginez, se souvient-il, l’ahurissement d’un enfant de douze ou treize ans qui, de
son balcon, entend des Allemands chanter... La Marseillaise comme chant
révolutionnaire. Et cela, comme défi aux Français ! »

Le garçon à Mayence, du haut de son balcon, en témoin oculaire, ajoute même


qu’alors des spahis marocains reçurent l’ordre de disperser la manifestation des
ouvriers allemands qui venaient au secours de leurs patrons !

Georges Vedel donc, longtemps après, fera ce commentaire quelque peu amer : Pur
chef d’œuvre politique qu’Ubu n’aurait pas renié !

J’entends la voix du Doyen s’attrister ; comme nous, il se souvient qu’à cette


occasion, on entendit parler d’un certain Hitler, avec son mouvement d’extrême
droite naissant, même si, peu après, le sinistre agitateur est arrêté, pour un court
359
moment. Je note cet instant où le garçonnet de douze-treize ans est témoin à partir
de son balcon, — l’image ici n’est nullement métaphorique — oui, vraiment, au
balcon précisément de l’histoire, car cette journée devient prémisse de la tragédie
européenne qui va suivre. Mais si, soudain, je jonglais avec les dates de cette vie
exemplaire ? Sautons pour l’instant le cursus scolaire du garçon devenu lycéen à
Toulouse, puis étudiant en droit, puis professeur agrégé. Enjambons même le
deuxième séjour de notre héros en Allemagne-: les cinq ans de captivité à l’oflag
18, sur lequel, bien sûr, je reviendrai.

Avançons plus loin encore dans le temps à venir du garçonnet de 1923.... Arrivons,
n’hésitons pas... en l957, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard ! À Bruxelles, nous
trouvons nous, lorsque, dans la délégation française présidée par le ministre
Maurice Faure, Georges Vedel est, à quarante-sept ans, le juriste chargé de rédiger
les articles du traité de l’Euratom, traité qui, dans une Europe qu’on désire
nouvelle, et solidaire, permettrait de lui garantir une indépendance de l’Énergie par
rapport aux USA.

Six articles sont écrits d’une façon tellement technique qu’ils pourraient, au dernier
moment, entraîner un refus du vieux Chancelier Adenauer. Or il est important,
même urgent, du moins pour le gouvernement français d’alors, que ce traité soit
ratifié.

Se déroule en coulisse, une scène qui aura son importance pour le traité de Rome
qui doit suivre. Le suspense commence lorsque Guy Mollet lui-même, alors chef de
gouvernement, « traîne » (c’est l’expression de celui qui évoque ce passé), oui,
traîne. Georges Vedel, le juriste rédacteur des articles devant le chancelier
Adenauer qui hésite à signer.

Guy Mollet présente au vieux Adenauer le juriste Vedel qui a rédigé les six articles
auxquels personne ne comprend rien sauf les juristes. Georges Vedel en allemand,
résume son texte d’une façon si convaincante que le vieux Chancelier retrouve
confiance...

360
Dans ces allées et venues de la mémoire, Georges Vedel commentera, cette fois, à
la veille d’être élu à l’Académie en 1997 : « Je pensais qu’il était plus sérieux de
faire la Communauté économique européenne et cet Euratom auquel je m’étais
attaché parce qu’il était riche en problèmes juridiques ! »

Monsieur le Doyen, qui est une mine de souvenirs de même importance où il est à
la fois acteur, négociateur et témoin pour l’histoire — ajoute d’ailleurs cette
remarque si précieuse pour nous : « Maurice Faure a souvent dit que si cette
négociation (de l’Euratom) a pu se faire, c’était en partie parce que la guerre
d’Algérie occupait beaucoup les esprits »

Mais faisons revivre Georges Vedel, à peine quadragénaire, en ces années 1950
alors que, pour sa capacité à trouver forme à cette nouvelle donne internationale, il
jouit de la confiance des chefs d’état de premier plan. Son rôle fut donc décisif dans
le rapprochement franco-allemand qui se noue dans cette décennie. Se rappelant
peut-être le petit garçon de 1923, il soupirera : « L’interminable match France-
Allemagne ne pouvait se perpétuer à jamais de guerre en guerre ! ».

Et toujours en 1997, presqu’au soir de sa vie, il conclura : « L’idée de répéter les


âneries qui avaient provoqué le déchirement de l’Europe nous était étrangère.
Nous pensions même le contraire. »

Excusez moi, Mesdames et Messieurs, cette embardée dans la vie de Monsieur le


Doyen : mon voyage « védélien » parti de 1923 a sauté, trente-quatre ans d’un
coup, jusqu’à 1957, je n’ai pu ensuite m’empêcher de citer ses jugements plus tard,
à la veille de son élection à l’Académie...

Ces allées et venues que j’opère, dans un apparent désordre, me font sentir combien
durant son parcours de vie (l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des
camps), le professeur est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif
qui résiste et les formes nouvelles, quelquefois informes, mais préfigurant l’avenir
de l’Europe.

361
Quand, par exemple, il anima, avec des amis, en 1967, le club Jean Moulin, son
instinct de juriste hors pair était soutenu par une intelligence aigüe des poussées du
changement qui, même avec retard, advient...

Pour ma part, il est vrai, m’a frappée son œuvre de juriste, je dirais de Grand Sage
dans la naissance d’une Europe nouvelle.

Sa pensée du Droit, expérimentée sur des décennies, lui a fait saisir, au plus près,
les mouvements d’un secret balancier qui tente d’équilibrer stabilité et progrès
d’une Europe cicatrisée. Dont il me parait être l’un des horlogers invisibles.

M’a touchée son expérience de ce problème si tenace, lame de fonds et de longue


durée, disons « de longue patience », ou même de « longue souffrance », de ce que
Monsieur Vedel appelle « l’interminable match France-Allemagne ».

Aussi reviendrai-je sur son arrestation de 1939, puis sur son expérience de la
captivité qu’il vécut, cinq années durant.

« La guerre ? se souvient-il, toujours face à Marc Riglet, il est difficile de se rendre


compte de l’état de stupeur dans lequel la défaite nous a plongés ! » Il souligne, «
ce que l’on a presque tout à fait oublié » dit-il, les 100.000 morts français de la
campagne de 39. Il rappelle « ces jours de détresse et de dégoût », son expression
est toute secouée par une colère stupéfaite encore de jeune homme, car, en 1939, il
s’est indigné: « Cela, vingt et un ans seulement après la victoire, si chèrement
acquise des Alliés de 1918 ! »

En 1939 donc, lieutenant dans l’est de la France, il se retrouve encerclé avec l’état
major de la V e armée.

L’ordre est transmis aux officiers de tenter de gagner, en ordre dispersé, la frontière
suisse. Trois d’entre eux avancent au hasard, dans la forêt vosgienne, en pleine nuit.
Le premier, Vedel, butte contre un obstacle et tombe, c’est sur un soldat allemand :
« Je suis capturé, se souvient-il, par l’unité allemande dont je suis le premier
prisonnier en tant qu’officier ! Je suis envoyé dans un Oflag, où, je dois dire, est
respectée la convention de Genève... Dans le troisième de ces camps, nous

362
souffrirons certes du froid, de la mauvaise nourriture, mais nous pourrons recevoir
des colis une fois par mois, et même des livres, ensuite ».

En Août 1940, il est transféré en Autriche, à l’Oflag 18 où sont regroupés plusieurs


autres professeurs de droit, d’histoire, de lettres etc. Tous ensembles organisent une
Université. Il redevient donc professeur de droit, durant les cinq ans qui suivront,
mais aussi étudiant, car il apprend l’espagnol, ainsi que la théologie de Saint Paul.
Georges Vedel juge ces années de prisonnier, « extrêmement fécondes », malgré les
conditions plus qu’ascétiques du quotidien. Il y noue des amitiés nouvelles et
durables.

En 45, lorsque les Russes libèrent ce camp non loin de Vienne, les officiers français
sont remis aux Américains, à l’aérodrome de Linz. Là, a lieu un choc en lui ; une
horreur indicible saisit ces Français libérés lorsqu’ils rencontrent d’autres déportés,
mais dans quel état : des êtres squelettiques sortent, ou plutôt titubent hors du camp
de Mauthausen qui ne se trouvait qu’à seulement soixante kilomètres du leur :
« Hélas, s’exclame Monsieur Vedel, un troupeau de torturés, de quasi morts nous
apparaît ».

Ce fut un bouleversement de son être tout entier. Ni lui, ni ses camarades de


captivité, tandis qu’ils font face à cette vision de cauchemar, n’auraient pu
imaginer, et si près d’eux, « un tel enfer de torture, de famine, de mort : un monde
sans droit, dit-il, où l’homme est traité plus mal qu’une bête ».

Sa réaction, dans le train qui le ramène à Paris, est d’une force qu’il n’oubliera
jamais : « il me semble, se souvient-il, que j’ai commencé à croire vraiment au
droit à ce moment là »

L’horreur qu’il ressent, les jours suivants, se prolongera. Car, dans ce train du
retour, les déportés de Mathausen continuent de mourir.

Par cette vision, de ce qu’avait pu être aussi la guerre, il restera marqué, hanté par
la proximité d’un « monde sans droit », une Barbarie au cœur même de l’Europe.
« J’ai compris, conclut-il, que le droit, même rudimentaire, même rugueux, est
l’une des frontières entre l’Homme et la bête ! »

363
Auparavant, il était un brillant agrégé de droit, en train de « réussir » sa vie de
professeur d’université. Après 1945, le droit n’est plus seulement une « carrière »,
un métier, mais une vocation qui l’habite, dont les questionnements ne laisseront
plus jamais son esprit en repos.

George Vedel, donc, grand maître du Droit !

Comme professeur depuis 1936, presque tout le long du siècle passé, à la Faculté de
Droit, à Sciences-Pô et dans de multiples Universités étrangères, y compris celles
des trois pays du Maghreb. Ses cours, nous dit-on, étaient un modèle de clarté et de
rigueur, avec toujours des notes d’humour.

Comme auteur, c’est surtout en Droit Constitutionnel et en droit administratif qu’il


innova, ainsi par exemple, son manuel datant de 1949, réimprimé en 1994, reste
indispensable pour comprendre les transitions constitutionnelles de la III e à la IV e
République.

Au Conseil Constitutionnel enfin, son entrée en 1980 fut sa consécration. II se


trouva que, les neuf années suivantes, la France eut deux Présidents de la
République et trois élections législatives. « L’alternance engendra une activité
intense » nous dit Robert Badinter qui rejoignit le Doyen à cette haute instance. Et
Monsieur Badinter de conclure : « Une vision d’ensemble guidait la démarche du
Doyen. Elle donnait à ses écrits et à ses propos une unité et une densité
incomparables »

Pour ma part, ayant trop vite survolé cette vie si riche et ce trajet exemplaire, je me
permets de revenir au choc que l’homme Georges Vedel reçut à l’aérodrome de
Linz, et qui ébranla définitivement son intelligence, sa sensibilité, qui a donné plus
de profondeur à sa conscience de citoyen.

Certes, par le hasard de la vie, il a été lié d’amitié avec Maurice Faure, très jeune
parlementaire. Celui-ci, ministre en 1956, chargé de la négociation européenne, fait
appel à Monsieur le Doyen comme conseiller juridique pour les accords à élaborer,
qu’il faudra soumettre aux différents partenaires d’une Europe réconciliée.

364
Peut-être, toutes proportions gardées, pourrait on revenir à l’origine de la première
Europe des célèbres Serments de Strasbourg, en 842, lorsque parmi les petits-fils de
Charlemagne, deux frères cadets font la paix (chacun, dans la langue de l’autre) : ils
partagent l’héritage paternel, certes, pour se renforcer aussi contre le frère aîné, le
troisième héritier...

Ce schéma, on pourrait dire qu’il fonctionne à nouveau, au milieu des années 1950.
Vaincus et vainqueurs de l’Europe surgissant, une nouvelle fois, de ses ruines,
élaborent des fondations autres pour une Europe à régénérer. Ils se réconcilient
certes, mais, pour contrebalancer le bloc des « pays de l’Est » et cela, jusqu’ à la
chute du mur de Berlin, en 1989.

Dans ce cadre, un peu comme un expert de la mécanique européenne, Georges


Vedel joua donc un rôle décisif à Bruxelles.

La force qui l’habitera, je J’appellerai son éthique du Droit, contre le domaine du


non-droit .Elle lui vint aussi de sa confrontation vécue avec les craquements
tragiques d’une toute récente histoire européenne.

Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs, et consécutive à celle-ci...


Permettez-moi de l’évoquer à présent : la France, sur plus d’un demi-siècle, a
affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut
vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices
privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce
déchirement.

Il s’agissait, aussi d’une confrontation plus large de l’Europe avec tout le Tiers
Monde. Aux philosophes de l’Histoire de mesurer pourquoi les deux dernières
guerres mondiales ont pris racine sans doute dans le fait que l’Allemagne,
puissance réunifiée en 1870, fut écartée du dépeçage colonial de l’Afrique, au XIXe
siècle.

L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique


de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi
durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises

365
sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues
identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne
pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent
chers.

Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur
quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont
rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste.
En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé
Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres
coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il,
l’Europe ».

En pleine guerre d’Algérie, pour ma part, par contre, j’ai bénéficié de chaleureux
dialogues avec de grands maîtres des années cinquante : Louis Massignon,
islamologue de rare qualité, pour mes recherches alors en mystique féminine, du
Moyen Âge, l’historien Charles André Julien qui fut mon Doyen à l’Université de
Rabat autour de 1960, enfin le sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me
réconfortait, hélas, juste avant sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie
passée contre les intellectuels., en Algérie.

J’ajouterai à cette liste, le discret ami d’autrefois, Gaston Bounoure qui, d’Égypte,
venant finir sa carrière de professeur au Maroc, était l’un des rares à m’encourager
dans mes débuts de romancière ; de même, un peu plus tard, le poète Pierre
Emmanuel qui siégea parmi vous.

Je terminerai surtout avec deux femmes qui m’avaient communiqué auparavant la


force d’être ce que je suis c’est-à-dire un auteur d’écriture française : l’une,
Madame Blasi, au collège de Blida, par sa simple lecture des poèmes de
Baudelaire — j’avais onze ans-—, l’autre à Paris, le professeur Dina Dreyfus dont
l’enseignement de Descartes et de Kant me transmit un peu de rigueur, j’en avais
dix-neuf...

366
Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent
aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine
Tillon, devancière de nous toutes, par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les
années trente, par son action de dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957,
également pour son livre Le harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous
devint « livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique.

Comme Georges Vedel, je me destinais à la philosophie. Passionnée, étais-je à


vingt ans, par la stature d’Averroes, cet Ibn Rochd andalou de génie dont l’audace
de la pensée a revivifié l’héritage occidental, mais alors que j’avais appris au
collège l’anglais, le latin et le grec, comme je demandais en vain à perfectionner
mon arabe classique, j’ai dû restreindre mon ambition en me résignant à devenir
historienne. En ce sens, le monolinguisme français, institué en Algérie coloniale,
tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa encore davantage à la
quête des origines.

Ainsi, dirais-je, s’aviva mon « désir ardent de langue », une langue en mouvement,
une langue rythmée par moi pour me dire ou pour dire que je ne savais pas me dire,
sinon hélas dans parfois la blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non,
entre trois langues et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de
précision différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon
écriture, la stabiliser oui risquer au contraire son envol.

La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au


moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de
ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ;
tempo de ma respiration, au jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant
où je demeure silhouette dressée sur votre seuil.

Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre
Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que « J’étais
contente pour la francophonie du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait
saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi
seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes

367
confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui,
dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer
leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.

Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures.

Il serait utile peut être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on
me disait alors « française musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos
ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord,
(on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite
de haute qualité, de langue latine...

J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est
algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant
en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or
ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire
iconoclaste conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le
traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin
salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’aujourd’hui.

Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.C, qui se convertit ensuite au
christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique,
toute de rigueur puritaine Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies
de ce Il e siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun
misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des
vierges, cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit Tertullien, subit une
sorte de prostitution ! », et plus loin, « Depuis que vous avez découvert la tête de
cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ».

Oui, traduisons-le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-mêmes, au moins,
que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est
pas spécialité seulement « islamiste ! »

En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de
cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature : Augustin, né de parents

368
berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église :
l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès
intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son
retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son
long combat d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères
christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.

Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes
chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant
berbère, Augustin croit les vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en
418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon
enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée
par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule
année, de presque tout détruire.

Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés
dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et
arabe.

Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du


latin et du grec, en Occident ; jusqu’à la fin du Moyen Âge.

Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit
des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger ; Ibn
Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus
grand mystique de l’occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et
de là, retournant à Cordoue puis à Fez-La langue arabe était alors véhicule
également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi,
c’est de nouveau, dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les
Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire,
inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn
Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du
XIVe siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles
auparavant, Ibn Arabi.

369
Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la
sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui
préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.

À quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument


la question. Dès l’âge de vingt ans, j’avais choisi d’enseigner en université
l’histoire du Maghreb.

Comme le Doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle


qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce
qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous
avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui,
instituteur dans les années trente, en pleine montagne algérienne, seul dans une
école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets, il y
ajoutait des cours d’adultes, pour des montagnards de son âge auxquels il assurait
une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers
d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.

Dès l’âge de mes quinze ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature.
« J’écris pour me parcourir » disait le poète Henri Michaux . J’ai adopté, en
silence, cette devise.

L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une
quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de
recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être,
après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf
que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des
vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf
siècles auparavant...

Est-ce que, me diriez vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée et
ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ?

Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre- presqu’une
seconde peau, ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre

370
pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en
nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour
dans Soho ou sur le pont de Brooklyn)... Je ne me sens alors que regard dans
l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste
pour boire l’espace bleu gris, tout le ciel.

J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en
même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués
à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants
du cinéma d’état de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses
images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs
cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des
structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la
violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et
aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audio-visuelle.

Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes
du Dahra, en langue arabe ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs
écorchées— j’ai reçu une commotion définitive. Un ressourcement ; je dirais même
une leçon éthique et esthétique, de la part des femmes de tous âges de ma tribu
maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi
évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des
mini-récits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme
une source qui lave et efface les rancunes.

Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne, ce


réel, j’ai retrouvé une unité intérieure, grâce à cette parole préservée de mes sœurs,
à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au
cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à
fait le large.

Or là bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais sinon chaque
femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les
yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linge divers, de laines, de

371
soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous
âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?

La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua, revient
dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de
paroles ; leurs conversations s’entrelacent.

Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au
son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant
que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le
peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche
comme un cœur humain.

Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue
maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre
l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au dehors des corps de
femmes circulant, dansant, toujours au dehors, défi essentiel.

Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance, tresser cette langue


illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue
se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse, oui, les mots
peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de
mémoire.

Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons
et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Bela Bartok est venu écouter
en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d’écriture s’ouvre au différent,
s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au
dehors, parfilée de silence et de plénitude.

Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du
Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes
secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me
protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-

372
dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des
langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.

Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de « shefa’ » pour nous tous, ouvrons
grand ce « Kitab el Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/ Ibn
Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir,
quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent...

Je ne peux m’empêcher pour conclure, de me tourner vers François Rabelais, « le


grand traverseur des voies périlleuses », comme l’appelle François Bon-Rabelais
donc qui, à Montpellier, pour ses études de médecine, dut se plonger dans ce Livre
de la guérison. Dans sa lettre de Gargantua à Pantagruel, en 1532, c’est-à-dire un
siècle avant la création de l’Académie par le cardinal de Richelieu, était déjà donné
le conseil d’apprendre « premièrement le grec, deuxièmement le latin, puis l’hébreu
pour les lettres saintes, et l’arabe pareillement. » Gargantua ajoutait aussitôt au
programme : « du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes ».

C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, j’imagine qu’en ce moment, au dessus de


nos têtes, François Rabelais dialogue dans l’Empyrée avec Avicenne, tandis que je
souris, ici au Doyen Vedel auquel grâce à vous, aujourd’hui, je succède.

373
CHRONOLOGIE

374
Juin 1936

Naissance de Fatma Zohra à Cherchell, Algérie, de Tahar Imalhayène et de


Bahia Sahraoui (de la tribu des Berkani du Dahra).

1937-1946

Enfance à Mouzaïa, ville dans la Mitidja, où le père est instituteur. Elle


fréquente l’école française. Les premières années, après l’école française,
elle va dans une école coranique privée ; elles sont deux filles au milieu des
garçons.

1946-1953

Elle étudie au Collège de Blida, section classique, le latin, le grec et


l’anglais. Elle est la seule musulmane dans sa classe. Il y a une vingtaine
d’Algériennes qu’on appelle « les indigènes » mais elles sont en section
moderne. Toutes sont internes. Fatma Zohra passe le bac à Blida et Alger.

Oct. 1953

Hypokhâgne au Lycée Bugeaud (aujourd’hui Lycée Emir-Abdelkader) à


Alger, où Albert Camus a fait ses études. Elle suit l’enseignement du
Professeur Lamblin.

Oct. 1954

Son père accepte de la laisser partir en khâgne à Paris, au Lycée Fénelon


où elle rencontre Jacqueline Risset. Leur Professeur de Philosophie est
Dina Dreyfus.

1 Nov. 1954

La guerre d’Algérie commence.

Juin 1995

Elle réussit l’entrée à l’ENS de Sèvres qui s’installe dans le 14ème


arrondissement. La directrice de l’Ecole est Mme Prenant, Professeur de
Philosophie, spécialiste de Spinoza.

375
A partir d’Octobre 1955, en 1ère et 2ème années, elle choisit non pas la
Philosophie mais l’Histoire. Elle aurait aimé étudier l’arabe littéraire mais
cet enseignement n’existe pas.

Mai-Juin 1956

Grève des étudiants algériens. Fatma Zohra ne passe pas ses examens en
raison des « événements ».

Juin 1957

Son premier roman La Soif, qu’elle a écrit en deux mois, est publié chez
Julliard. Il est traduit aussitôt aux Etats-Unis où il a du succès et reçoit une
importante édition en livre de poche. Fatma Zohra prend le pseudonyme de
Assia Djebar à cause de ses parents et à cause de l’administration de l’Ecole.

Mars 1958

Elle continue à faire la grève des examens. La directrice de l’ENS, qui est
alors Marie-Jeanne Durry, la contraint de quitter l’école.

Assia épouse un Algérien et quitte la France avec lui pour la Suisse puis
Tunis.

Eté 1958

À Tunis, Assia travaille comme journaliste en collaboration avec Frantz


Fanon.

Eté 1959

Elle se rend dans les camps, aux frontières tunisiennes, avec la Croix Rouge
et le Croissant Rouge, où elle fait des enquêtes parmi les paysans algériens
réfugiés après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef. Son 4ème roman
Les Alouettes naïves, qu’elle publiera en 1967, retrace cette période.

A Tunis, en 1958, Assia rencontre Kateb Yacine.

376
Elle prépare, sous la direction de Louis Massignon, un Doctorat d’Histoire
sur Aïcha el Manoubia, sainte patronne de Tunis à la fin du XIIème siècle,
et étudie le récit des miracles.

Sept. 1959

Assia retrouve au Maroc son Professeur en Sorbonne Charles-André Julien,


spécialiste de l’Histoire de l’Algérie, qui est Doyen de la Faculté des Lettres
de Rabat. Elle enseigne pendant trois ans comme Assistante en Histoire.

Été 1960

Assia écrit Les Enfants du nouveau monde. Certains récits lui sont inspirés
par sa mère et sa belle-mère qui viennent lui rendre visite à Rabat et qui lui
racontent des épisodes de la guerre à Blida vue depuis le patio des femmes.
Le roman ne sera publié qu’en 1962 à cause d’un litige entre le Seuil et
Julliard.

1962

Le 1er juillet, Assia rentre à Alger, envoyée par Françoise Giroud, directrice
de l’Express, pour faire un reportage sur les premiers jours de
l’Indépendance.

Enterrement de sa grand-mère maternelle. Son texte Les morts parlent se


fait l’écho de ce deuil.

Le 1er septembre, elle est nommée Professeur à l’Université d’Alger où elle


est la seule Algérienne à enseigner l’Histoire. Assia choisit de travailler sur
le XIXème siècle et l’Etat de l’Emir Abdelkader. Elle enseigne jusqu’en
1965. L’Histoire, comme la Philosophie, doivent alors être arabisées : Assia
se met en disponibilité et quitte Alger pour Paris.

Oct. 1966

377
Résidente en France, elle fait des séjours réguliers.

Janv. 1974 - 1975

Au bord de la mer, à Daouda (Alger). Adoption à 13 mois de sa fille Djalila,


née en Juin 1965.

En janvier 1974, retour à Alger. Elle enseigne la littérature française et le


cinéma au Département de Français de l’Université. Tahar Djaout suit son
séminaire de Cinéma. Elle travaille également à l’A.A.R.D.E.S., dirigée par
M’Hamed Boukhobza, pour des enquêtes sociologiques sur les structures
familiales d’émigrants.

Divorce en Octobre 1975.

Assia dépose à la TV algérienne un projet de film long métrage qui est un


documentaire-fiction sur la tribu de sa mère, les Berkani, au nord de
Cherchell.

1976- 1978

Le tournage du film La Nouba des femmes du Mont Chenoua a pour lieu


principal Tipaza, avec deux comédiens et des acteurs non-professionnels. En
même temps, Assia assure ses cours de littérature à l’Université. Plusieurs
chapitres de son roman Vaste est la prison évoquent des épisodes du
tournage.

1979

Montage du son à Paris. La réception du film, lors de la première projection


à Alger, est houleuse. Sélectionné par le Festival de Carthage, La Nouba est
déprogrammé par Alger. Protestation des Critiques étrangers qui demandent
une autre projection.

378
Reçoit le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. Accueil
enthousiaste du public.

1980

Est invitée avec La Nouba des femmes du Mont Chenoua au premier


Festival de femmes. La Télévision algérienne ne donne pas suite : il faut
attendre 1995 pour que le film soit diffusé par « Women Make Movies » à
New York.

Publication du recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement


aux Editions des femmes.

1981-1984

Epouse le poète Malek Alloula.

Assia refuse un poste à l’UNESCO. Retirée à l’Hay-les-Roses, elle se


consacre à l’écriture.

Elle travaille à un nouveau film de montage à partir des Archives à Paris :


La Zerda ou les chants de l’oubli, avec le musicien Hamed Essyad. Le film
est financé par la Télévision algérienne. En février 1983, il obtient au
Festival de Berlin le Prix du Meilleur Film historique.

1985

Publication de L’amour, la fantasia, premier livre du « Quatuor algérien ».


Critique enthousiaste. Prix de l’Amitié franco-arabe. Détachée au Centre
Culturel Algérien à Paris jusqu’en 1994, elle y organise entre autre un
colloque sur l’œuvre de Mohammed Dib.

Elle est nommée par Pierre Bérégovoy au Conseil d’Administration du


Fonds d’Action Sociale (Emigration en France) ; elle y restera six ans.

379
1987

Publication d’Ombre sultane, deuxième volume du quatuor. Prix Libérateur


à Francfort-sur-le-Main (meilleur roman de femme). Assia commence à
faire de régulières tournées de lectures. A l’Institut culturel Français de
Heidelberg, elle est reçue par Mireille Calle-Gruber.

1991- 1984

Publication de Loin de Médine.

Nommée Membre du jury de l’International Literary Neustadt Prize aux


Etats-Unis, qui est composé de dix écrivains, Assia y défend Mohammed
Dib.

À partir de Série de conférences dans les Universités d’Amérique du Nord


lors du Colloque de Queen’s University (Canada) organisé par Mireille
Calle-Gruber, elle rencontre Gayatri Spivak.

1993 : Carrefour des littératures à Strasbourg.

1993 – 1994

Les assassinats en Algérie frappent ses proches : Tahar Djaout est tué le 3
juin 1994. 1993 ; Mahfoud Boucebci le 15 juin ; M’Hamed Boukhobza le
27 juin. Abdelkader Alloula, son beau-frère, est assassiné le 11 mars 1993 et
meurt à Paris.

1994

Passe trois mois à Strasbourg avec une bourse d’écrivain. Commence Les
Nuits de Strasbourg, qui sera interrompu. Participe à la fondation du
Parlement international des écrivains Christian Salmon.

380
1995

Publication de Vaste est la prison, écrit à Paris en 1994. A Berkeley, où elle


est Professeur invité, Le Blanc de l’Algérie, hantée par les assassinés
d’Algérie.
Reçoit le prix Maurice-Maeterlinck à Bruxelles, Doctorat honoris causa à
l’Université de Vienne.

Mort du père en octobre. Elle va à Alger. Puis, à son retour, elle accepte la
direction du Centre Francophone de l’Université de Louisiane, à Baton
Rouge.

1996 Parution du Blanc de l’Algérie.

1997 Parution de Oran, langue morte. Prix Marguerite Yourcenar (Boston,


octobre 1997)

Sortie des Nuits de Strasbourg.

1998

Prix du Meilleur essai en Allemagne et Prix International de Palmi en Italie


Vaste est la prison, traduit aux Etats-Unis et publié par Seven Stories, reçoit
nombreuses et excellentes critiques.

1999

Elue à l’Académie Royale de Belgique sur le fauteuil de Julien Green.

2000
Monte au Teatro di Roma (juin-octobre) l’opéra écrit l’année précédente :
Figlie d’Ismaele nel Vento e nella Tempesta. Repris à Palerme et à Trieste
en Octobre.
Reçoit le Prix de la Paix à Francfort-sur-le-Main.

2001 Quitte la Louisiane pour New York University.

381
2002

Doctorat honoris causa de l’Université de Concordia (Montréal).

Nommée Silver Chair Professor à New York University.

Parution de La Femme sans sépulture.

2003

Un colloque international « Assia Djebar, nomade entre les murs… »,


organisé à la Maison des Ecrivains par Mireille Calle-Gruber, réunit autour
d’Assia, outre de nombreux critiques universitaires et ses traducteurs, les
écrivains Andrée Chédid, François Bon, Pierre Michon, Albert Memmi,
Abdelkebir Khatibi, Jacqueline Risset.

Publie La Disparition de la langue française.

2004

En Italie (Pordenone), le prix littéraire Dedica est consacré tout le mois à


l’œuvre d’Assia Djebar.

2005

Reçoit le doctorat honoris causa de l’Université d’Osnabrück, ville-symbole


de l’historique Traité de Westphalie et de la concorde entre les peuples et les
religions.

16 juin 2005

Assia Djebar est élue à l’Académie Française.

Reçoit le prix Pablo Neruda à Naples, Italie en décembre 2005.

382
2006

Reçoit le prix Grinzane Cavour à Turin, Italie en janvier 2006.

Réception à l’Académie Française aura lieu le 22 juin 2006.

383
TABLE DES MATIERES

384
Propos liminaire ............................................................................................................. 07

INTRODUCTION ........................................................................................................ 08

PREMIERE PARTIE
LES VOIX DE L’ECRITURE, VOIES DE L’ERRANCE....................................... 19

CHAPITRE I : LE MONTAGE NARRATIF ........................................................... 23


1- Les structures du roman ........................................................................................... 31
1-1- L’avertissement .............................................................................................. 32
1-2- Le prélude ...................................................................................................... 33
1-3- La fresque évènementielle ............................................................................. 34
1-4- L’épilogue ...................................................................................................... 47
2- La représentation narrative ...................................................................................... 51
3- Le retour de la visiteuse aux sources de Césarée ..................................................... 57
3-1- Le retour historique ....................................................................................... 61
Conclusion ...................................................................................................................... 64

CHAPITRE II: ZOULIKHA, HISTOIRE METAMORPHOSEE .......................... 65


1- Zoulikha, « femme-oiseau de la mosaïque »......................................................... 66
2- Personnages et témoignages historiques ............................................................... 68

2-1- La « voix de Dame Lionne », (Lla Lbia) ...................................................... 70


2-2- La « voix de Hania, l’apaisée » .................................................................. 73
2-3- La « voix de Mina » ...................................................................................... 76
2-4- La « voix de Zohra Oudai » ......................................................................... 79
2-5- « La visiteuse » ou « l’étrangère pas tellement étrangère » ........................ 80
3- L’émergence d’un « je » féminin ........................................................................ 84
4- La mise en exergue de l'histoire oubliée .............................................................. 88
5- La nuit du départ de Zoulikha pour le maquis ..................................................... 89

385
6- Les quatre monologues de Zoulikha .................................................................... 92
6-1- « Le Premier monologue de Zoulikha, au-dessus des terrasses
de Césarée » ........................................................................................................ ..94
6-2- « Deuxième monologue de Zoulikha» .......................................................... ..96
6-3- « Le troisième monologue » .......................................................................... ..99
6-4- « Le dernier monologue de Zoulikha sans sépulture » ....................................... 103
7- Les enjeux de la monophonie ............................................................................... 108
Conclusion ...................................................................................................................... 109

CHAPITRE III: L’ERRANCE DE L’ECRITURE .................................................. 111


1- L’errance ou « le sillon de l’écriture » ................................................................ 112
2- L'errance spatio-temporelle ................................................................................. 122
3- Voyage dans le temps à travers deux espaces:

Césarée et Cherchell ................................................................................. 124

3-1- De Césarée à Cherchell, une histoire re-constituée ..................................... 124


3-1-1- Césarée, « la capitale des douleurs » ...................................................... 125

4- La spécificité de l’écriture nomade ..................................................................... 129

Conclusion ...................................................................................................................... 132

DEUXIEME PARTIE : L’ECRITURE POLYCENTRIQUE ................................. 133

CHAPITRE I: L'ECRITURE POLYPHONIQUE ................................................... 139


1- Les récits enchâssés............................................................................................ 142
1-1- Les voix-relais .............................................................................................. 145
1-1-1- Tableau1 : Les niveaux narratifs ............................................................ 146
2- Les « nappes discursives » ....................................................................................... 147
2-1- Tableau 2 : Les instances narratives............................................................. 147
386
2-2- Tableau 3 : Les stratégies du discours polyphonique................................... 149

3- Récits-cadres et digressions narratives .................................................................... 150


3-1- Tableau : Les techniques de l’entrelacement ................................................. 151
4- Les enjeux de la polyphonie .................................................................................... 153
5- L'émergence des voix perdues de Césarée ............................................................... 154

6- La re-constitution de la mémoire collective ............................................................ 158

Conclusion ...................................................................................................................... 163

CHAPITRE II: L’ECRITURE LABYRINTHIQUE ................................................ 164

De La Femme sans sépulture à La Nouba des femmes du Mont Chenoua.

1- Le labyrinthe ou le lieu de l’égarement .............................................................. 165

2- L’écriture labyrinthique ...................................................................................... 166


3- L’errance et le labyrinthe romanesque ............................................................... 169
4- L’œuvre cinématographique d’Assia Djebar ..................................................... 170
5- De l’œuvre cinématographique à l’autobiographie,
Une écriture ininterrompue ............................................................................ 173

6- Du « regard-son » à « l’image-sens » ................................................................. 177


6-1- Tableau : les interactions artistiques et esthétiques ...................................... 178

Conclusion ...................................................................................................................... 180

CHAPITRE III : L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE


OU LE « PACTE OXYMORONIQUE …………………….………….....................183
Nulle part dans la maison de mon père.

1- Le pacte autobiographique .............................................................................. 184


1-1- Définition............................................................................................................ 184
1-2- Repères historiques............................................................................................. 184

387
1-3- Les caractéristiques du « pacte oxymoronique » ................................................ 185
2- Le corps du roman .......................................................................................... 186

3- Le « jeu » narratif ............................................................................................ 195

4- L’écriture-repères autobiographiques ............................................................. 199

5- « L’hybris de l’écriture-aveu, de l’écriture en fuite » .................................... 202

5-1- « Eclats d’enfance », « Eclats de textes » .................................................... 203

5-1-1- L’incontournable portrait de la mère .............................................. 207

5-2- « Déchirer l’invisible » ................................................................................ 208

5-2-1- Le passage obligé ........................................................................... 209

5-3- « Celle qui court jusqu’à la mer » ............................................................... 213

5-3-1- La métamorphose du corps............................................................. 214

5-3-2- La réalité sociale de l’époque ......................................................... 214

5-3-3- L’emprise d’une rêverie amoureuse ................................................ 216

Conclusion ...................................................................................................................... 218

TROISIEME PARTIE : L’ECRITURE REPERES ................................................. 220

CHAPITRE I: LES REPERES IDENTITAIRES ..................................................... 223


1- La disparition du corps de l’héroïne .......................................................................... 228

2- La représentation du corps ……………………………… ........................................ 228

2-1- Le corps: écriture et représentation ............................................................... 230

2-2- Le corps: une quête permanente.................................................................... 231

2.3- Le corps: une version cadavérique ................................................................ 233

3- L’image de la mort ..................................................................................................... 236

4- La mort sans sépulture ............................................................................................... 239

388
Conclusion ...................................................................................................................... 242

CHAPITRE II: L'ECRITURE ENTRE MYTHE ET RITUELS ............................ 243

1- Le mythe de l’écriture ........................................................................................... 246

1-1- Le rituel dans la genèse religieuse ...................................................................... 250


1-2- Le Maraboutisme ................................................................................................ .252
1-3- La Cartomancie ................................................................................................... 253
2- Sur les traces du Soufisme..................................................................................... 256
2-1- L’errance Imr’u El Qay’s ................................................................................... 258
2-2- Ibn Arabi ............................................................................................................. 259
2-3- Ibn Hamdis, poète arabe de Sicile ...................................................................... 260
2-4- Djalal Al Dine Rûmi........................................................................................... 260
2-5- Ibn Khaldoun ...................................................................................................... 261
2-6- Al – Dhubyani al – Nabigha ............................................................................... 262
3- La poésie : objet d’évasion et d’errance littéraire .................................................... 263
4- L’écriture et le mythe de l’errance ........................................................................... 265

5- Quête du corps- quête d’identité .............................................................................. 272

Conclusion ...................................................................................................................... 275

CHAPITRE III : L’ERRANCE INTERTEXTUELLE ............................................ 276

1- L’écriture entre l’espace historique et l’espace littéraire ......................................... 278

1-1- Tableau : Ecriture et Histoire ............................................................................. 283

2- L’évidence de l’enjeu social .................................................................................... 285

3- Un passé déprécié par le présent .............................................................................. 287

4- Une écriture symbolique .......................................................................................... 291

5- Une littérature multidimensionnelle ........................................................................ 296


389
6- L’errance intertextuelle ............................................................................................ 301

7- Une liberté controversée .......................................................................................... 309

8- L’écriture, trace de l’errance .................................................................................... 311

9- Les voix (es) de l’écriture nomade .......................................................................... 312

Conclusion ...................................................................................................................... 315

CONCLUSION GENERALE ..................................................................................... 317

BIBLIOGRAPHIE……………….…..……..…….……………….……..….………327

1- Les œuvres d’Assia Djebar………...………………….……......…………….328


2- Bibliographie critique…………………….……………………..………...…..330

ANNEXE………………………………….………..…..…….……………...….……342

1- Article de presse : « Zoulikha, battante et combattante

(Tipaza. Combat de la femme durant la révolution de 1954) »…….……....343

2- Lexique cinématographique…………………………...……………..…….…346

3- Discours de réception………………….……….…………...…….…….…….352
4- Chronologie…………………………….……….………………...….……….374

TABLE DES MATIERES..………….……….......…………………………..…….384

390
Résumé en français: L’ECRITURE DE L’ERRANCE DANS LES ŒUVRES D’ASSIA DJEBAR.
Dans l’œuvre romanesque d’Assia Djebar, l’errance apparaît comme mouvement de progression de l’écriture
dans l’espace et le temps vécus. La quête d’une voix errante liée au destin des femmes, associée à un contexte
de perte et d’errance, transgresse les limites qui séparent les êtres. Dans l’entrecroisement des récits
initiatiques, l’énigme de la disparition se trouve liée à l’identité et exige de nous une réflexion sur l’écriture
nomade, la mémoire et le temps, car chaque mot est un chemin de transcendance. Dans ce parcours spatio-
temporel, l’œuvre se caractérise par la nature itinérante de sa progression narrative : c’est par les voix (es) de
l’errance que les récits rapportés par la mémoire collective alimentent un texte où la signification donne aux
mots leur unité verbale. Formée de fresques historiques, d’appréhensions idéologiques, d’aperception de
l’espace et du temps, l’œuvre s’organise spécifiquement par des stratégies énonciatives monophoniques,
polyphoniques et labyrinthiques obéissant à un découpage chapitral, à une narration ultérieure, au monologue
intérieur et à une alternance récit-discours empruntés à l’histoire du passé colonial et à la vie quotidienne des
femmes. Dans cette harmonie des formes et des mouvements provoqués par l’errance, l’étude des enjeux
symboliques et philosophiques nous renvoie au mythe interprété comme l’expression de la personnalité de
l’auteure sur le sens de la vie des femmes.
(Mots-clés : Ecriture- Errance- Histoire- Mémoire collective- Enigme- Destin- Labyrinthe- Polyphonie-
Monologue, Mythe- Femme- Discours- Voix (es)- Espace- Temps.)
English summury: WRITING OF WANDERING IN THE WORKS OF ASSIA DJEBAR.
In the novels of Assia Djebar, the wandering appears as a movement of progress of writing in the lived space
and time. The quest for a wandering voice, linked to the fate of women, associated with a context of loss and
wandering, transgresses the limits that separate beings. In the crisscrossing of the initiatory stories, the enigma
of disappearance is linked to identity and requires us to think about the nomad writing, memory and time,
because each word is a path of transcendence. In this spatiotemporal course, the work is characterized by the
itinerant nature of its narrative progression: it is by the voice (s) of the wandering that the stories reported by
the collective memory feed a text where significance gives words their verbal unity. Formed of historical
frescoes, ideological apprehension, apperception of space and time, the work is organized specifically by
enunciative strategies monophonic, polyphonic and labyrinthine obeying to a chapteral cutting, at a subsequent
narrative, at an internal monologue and at an alternating narrative-discourse borrowed from the history of the
colonial past and the daily lives of women. In this harmony of shapes and movements caused by the
wandering, the study of symbolic and philosophical issues refers us to the myth interpreted as an expression of
the personality of the author about the meaning of women's lives.
(Keywords: Writing- Wandering- History- Collective Memory- Enigma- Fate- Maze- Polyphony-
Monologue- Myth- Woman- Discourse- Voice (es)- Space- Time.)
‫كتابة التيهان في أعمال آسيا جبا ر‬: ‫الملخص بالعربية‬

‫ يخترق البحث عن صوت تائه مرتبط بقدر‬،‫ يظهر التيهان كحركة تطور للكتابة في الحيز و الزمان المعيشين‬،‫في عمل آسيا جبار الروائي‬
.‫ مشترك بسياق ضياع و تيهان الحدود التي تفرق األشخاص‬،‫النساء‬
‫ ألن كل كلمة هي‬،‫ الزمن‬،‫ الذاكرة‬،‫ و يفرض علينا تفكيرا في كتابة الترحال‬،‫ يتواجد لغز االختفاء مرتبطا بالهوية‬،‫في تقاطع القصص االبتدائية‬
‫ فمن خالل أصوات التيهان تغذي القصص المأخوذة‬:‫ في هذا المسار الزمكاني يتمظهر العمل بطبيعته التتابعية لتطوره السردي‬.‫الطريق للسمو‬
‫ ينتظم‬،‫ و أفكار إيديولوجية و تمظهر زمكاني‬،‫ مكونا من أشكال تاريخية‬.‫النص أو تعطي داللة الكلمات وحدتها الفعلية‬, ‫من الذاكرة الجماعية‬
‫ خاضعا لتقسيم أصلي و سرد مسبق و منولوج داخلي و تعاقب قصصي خطابي‬،‫ متعددة و متاهية‬، ‫العمل تحديدا باستراتيجيات نصية أحادية‬
‫ تخيلنا دراسة الرهانات‬،‫ وسط هذا التناسق لألشكال و الحركات المتسبب من التيهان‬.‫مأخوذ من الماضي االستعماري و الحياة اليومية للنساء‬
.‫الرمزية و الفلسفية إلى األسطورة المترجمة كتعبير عن شخصية الكاتبة حول معنى حياة المرأة‬
:‫الكلمات المفتاحية‬
‫زمان‬، )‫ فضاء (مكان‬،‫ امرأة خطاب‬،‫ أسطورة‬،‫ مونولوج‬،‫ المتعدد األصوات‬،‫ المتاهة‬،‫ القدر‬،‫ اللغز‬،‫الذاكرة الجماعية‬، ‫ التاريخ‬،‫ التيهان‬،‫الكتابة‬

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