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École pratique des hautes études,

Section des sciences religieuses

La critique de la religion dans les écrits de jeunesse de Karl Marx


(1835-1848)
Charles Wackenheim

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Wackenheim Charles. La critique de la religion dans les écrits de jeunesse de Karl Marx (1835-1848). In: École pratique des
hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire 1961-1962. 1960. pp. 128-131;

doi : https://doi.org/10.3406/ephe.1960.18883

https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1960_num_73_69_18883

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POSITIONS DE THESE

LA CRITIQUE DE LA RELIGION
DANS LES ÉCRITS DE JEUNESSE DE KARL MARX

(1835-1848)

par Charles Wacke.nheim

Karl Marx n'a consacré aucun développement systématique au


problème religieux. Il ne semble d'ailleurs pas que la religion ait
jamais constitué pour lui un véritable « problème ». Ce qui, à ses
yeux, appelle une explication, c'est l'existence même de la religion
considérée comme fait psychologique et social.
Or l'œuvre de Marx contient une quantité surprenante
d'observations et d'affirmations relatives à ce fait. S'agit-il d'une
préoccupation fondamentale, essentielle au propos de l'auteur, ou ne faut-il
y voir qu'un phénomène accidentel dû aux circonstances historiques?
Et d'abord, que recouvre, dans le langage de Marx, le mot religion?
La réponse à ces questions suppose une vaste enquête. Les analyses
et les polémiques de Marx touchant la religion doivent être éclairées
par leurs sources et étudiées dans leur contexte organique. Il faut en
préciser la signification compte tenu de la pensée globale de l'auteur
et en dehors de toute préoccupation apologétique. Or il suffit, pour
cela, d'examiner les écrits du jeune Marx (1835-1848), les ouvrages
de la maturité n'apportant aucun élément vraiment nouveau.
Ce qui frappe d'emblée, c'est l'attitude très particulière que Marx
adopte à l'égard du fait religieux. En même temps qu'il le décrit,
il le dénonce et le combat; au souci d'objectivité du sociologue se
mêle la passion indignée de l'adversaire. La découverte du mécanisme
sociologique fournit une technique d'abolition. On peut appliquer
à cette méthode l'expression « critique de la religion » à condition
d'entendre le mot « critique » au sens proprement marxiste de mise
en question totale, révolutionnaire.
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Le commentaire des textes de Marx antérieurs à 1848 permet


d'expliquer, au moins partiellement, cette dualité. A Trêves et à Berlin
comme à Paris et à Bruxelles, Karl Marx recueille des héritages
spirituels très divers. Mais toutes ces influences — qu'il s'agisse
de Spinoza, du xvme siècle français, de l'hégélianisme ou des
premières doctrines socialistes — renforcent l'hostilité de Marx envers
les religions établies. Aux apports livresques, il importe d'ajouter
le rôle du tempérament et de l'expérience personnelle de l'auteur;
le christianisme d'État de type prussien ne pouvait qu'aggraver les
équivoques. La crise de la théologie luthérienne et les méfaits de la
« restauration » piétiste ont également alimenté le ressentiment de
Marx. Pour une part, la religion qu'il critique désigne les
manifestations du sentiment religieux telles qu'il a pu les observer dans
l'Europe de la première moitié du xixe siècle.
Mais l'ambition de Marx va bien au-delà d'une « pathologie » de
la conscience religieuse; à vrai dire, son intention est tout autre
et concerne précisément ce qui pour le croyant est la religion
authentique. Par la construction de la société communiste, il veut établir
le caractère « irréel » de la vie religieuse. Celle-ci n'existe, actuellement,
que comme illusion engendrée par les discordances du monde
capitaliste et bourgeois. Symptôme d'un mal, la religion est l'opium
du peuple, alors que la classe dominante en fait un instrument
d'oppression et d'exploitation. Mais c'est l'homme travailleur, affirme
Marx, qui est l'artisan souverain de son destin. Le Dieu créateur
et sauveur ne saurait être, dès lors, qu'un concurrent imaginaire et
malveillant. On le supprime en supprimant la réalité sociale dont il
exprime à la fois la misère et l'espérance.
Cette conception de la religion comme illusion nocive n'est pas
neuve. Bien qu'il s'en défende, Marx s'inspire largement des
travaux de Feuerbach. Mais sa position est plus nuancée et plus forte
que celle de ses devanciers. En décrivant les assises sociologiques de
la religion, Marx a rendu de grands services aux recherches
contemporaines d'histoire et de sociologie des religions.
La théorie marxiste du fait religieux comporte trois phases
successives qui sont autant d'aspects de l'évolution intellectuelle du jeune
Marx. Celui-ci commence par adopter les postulats antichrétiens et
l'athéisme « libéral » des milieux berlinois qu'il fréquente durant ses
années de formation. Reprenant à son compte les thèmes du
rationalisme antique et moderne ainsi que la philosophie des Lumières,
il conçoit la religion comme une imposture préjudiciable à la liberté
et à la dignité de l'homme. Il voit dans le mythe prométhéen le
modèle de l'affranchissement nécessaire. En passant de l'Université
J. G. 102966. *
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au journalisme politique, il applique sa critique théorique à


l'institution de l'État chrétien. Il expose ces idées dans sa thèse de doctorat
et dans ses articles de la Gazette rhénane (jusqu'en 1842).
La seconde étape (1843-1844) révèle l'originalité de la critique
marxiste de la religion. Elle est caractérisée par la réduction sociologique
du fait religieux et s'exprime principalement dans les écrits suivants :
Critique de la philosophie hégélienne du droit, articles des Annales
franco-allemandes, manuscrits de 1844. L'aliénation religieuse
renvoie à l'aliénation politique, laquelle découle elle-même d'une
aliénation plus profonde, d'ordre social. Les représentations
religieuses reflètent une situation où l'homme ne s'appartient pas,
puisqu'il n'y réalise pas son « essence générique ». Il ne suffirait donc pas
de supprimer les privilèges officiels de la religion en laïcisant l'État;
on laisserait subsister la racine du mal. L'idéal marxiste n'est pas la
laïcité, mais l'assainissement « radical » d'une réalité qui produit les
aliénations politico-religieuses. Or Marx indique l'unique voie du
salut : la révolution prolétarienne. En instaurant positivement la
plénitude de l'homme social, le communisme rend impossibles les
tensions et les carences qui sécrètent notamment la conscience
religieuse. L'athéisme pratique vérifie l'athéisme théorique.
Mais Marx ne s'en tient pas à cette vérification expérimentale.
Délaissant l'effort de compréhension sociologique pour l'explication
dogmatique, il range la religion parmi les « idéologies » (1845-1848).
Cette tendance apparaît spécialement dans la Sainte Famille, dans
VIdéologie allemande et dans le Manifeste communiste. A 1' «
humanisme » des années précédentes se substitue un déterminisme
économique de plus en plus rigide. Chez Hegel, le moteur de la dialectique
était la nécessité rationnelle. Marx, fidèle au schéma dialectique mais
hostile à la « mystification spiritualiste » de son maître, vient à
conférer à l'histoire économique la nécessité de l'Esprit hégélien. Dès lors,
la religion apparaît comme une production spirituelle émanant —
à l'insu des individus intéressés — d'un état déterminé de la vie
économique. Un des aspects du réel est arbitrairement privilégié, et
ce privilège ne tarde pas à être érigé en dogme.
Ce raidissement n'est sans doute pas fortuit; il devrait, en
tout cas, faire réfléchir ceux qui opposent avec complaisance le
jeune Marx à l'auteur du Capital. Nous sommes en présence d'une
évolution linéaire, qui manifeste en particulier les faiblesses de la
conception marxiste de la religion.
Marx a raison de critiquer l'idéalisme, mais il confond
imprudemment idéalisme et religion. Marx est logique quand il introduit le
déterminisme économique. Mais, appliqué à la religion, son schéma,
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explicatif se révèle inadéquat. Au nom d'un système, il réduit la


foi religieuse à ses conditions de développement. Or cette réduction
implique celle de toute vie spirituelle. On ne voit pas comment les
autres « productions » de l'esprit échapperaient à la condamnation
qui atteint l'idéologie religieuse. Telle est la menace que le marxisme
fait peser sur l'homme. C'est parce que Yêtre est sacrifié à Yavoit
que Dieu est conçu comme propriétaire rival et pernicieux; la foi
doit disparaître parce que la personne, qui est ouverture et dialogue,
est niée au profit de l'individu producteur. Dans cette perspective,
il n'est pas étonnant que le croyant soit réduit à la caricature du
magicien cupide. L' « humanisme » de Marx, parce qu'il est
essentiellement athée, risque d'être fatal aux valeurs humaines fondamentales.

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