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EDUCATION NATIONALE

Le niveau baisse-t-il dans le secondaire? Une prof remplaçante témoigne

TRIBUNE. Le temps d'une vacation, Laure Bourdin a enseigné la musique dans un collège près du
Mans. Elle y a découvert des élèves et des collègues revigorants. Mais également une
administration déprimante... et un niveau scolaire en chute libre.
Auteur
Laure BOURDINCheffe de chant
Publié le 28 mars 2021
Je m'appelle Laure Bourdin. J'ai trente six ans et je suis cheffe de chœurs, ce qui, je l'ai appris à mon grand
dam, s'avère être un métier "non essentiel". Cela me vaut donc une interdiction de travailler depuis douze
longs mois. Au début, je me suis accommodée de la situation. D'un tempérament positif, j'ai voulu profiter
de ce temps offert, de ce temps long qui permettait de déchiffrer de nouvelles partitions, de retrouver le
goût de la course à pied et de me jeter à corps perdu dans des lectures toujours laissées de côté...
Je me suis adaptée, dans l'espoir qu'après quelques mois de parenthèse, la vie musicale reprendrait son
cours.
Mais lorsqu'au mois d'octobre l'annonce du deuxième confinement a eu lieu, j'ai plongé dans un état de
sidération.
Je n'entrais pas dans les cases qui permettaient d'obtenir les aides et j'étais arrivée au bout de mes
économies avec ces six mois sans travail.
Il était temps de se réinventer.
J'ai appris à cette période que le collège voisin demeurait sans professeur de musique depuis le mois de
septembre. Un peu contrainte et forcée, je m'y suis donc présentée dans un grand état de vulnérabilité et
d'incertitude.
La rupture du délicat équilibre d'une vie d'artiste provinciale choisie génère un grand bouleversement et
j'avoue que le métier de professeur de collège ne m'avait jamais fait rêver.
J'ai été reçue le lendemain de mon appel. La seule chose qui semblait importer était le diplôme
universitaire de musicologue que j'avais obtenu quinze ans en amont: comme si cela pouvait être un gage
de talent pédagogique!
Puis j'ai été parachutée dans la "fosse aux lions" dès le lundi suivant, sans la moindre préparation, sans
aucun matériel (pas d'instrument à disposition, pas de piano, pas de projet en cours), sans contact avec le
professeur remplacé, sans aucun conseil sur l'organisation des séances ou sur un programme à suivre, et,
surtout, sans salle de classe de musique.
En raison du covid, les profs se déplacent de salle en salle, ce qui voulait dire que j'allais devoir travailler
dans des salles banalisées, encombrées de tables et de chaises, sans le moindre espace pour s'épanouir.
Une vraie gageure!
J'ai tout de suite compris que j'étais embauchée pour faire de la garderie musicale et libérer la vie scolaire.
Il ne pouvait être réellement question d'autre chose dans de telles conditions. J'en ai pris mon parti en me
disant que cela me laissait une certaine liberté, ce qui, à mes yeux, n'a pas de prix.
J'aime envisager le monde comme une scène de théâtre et je trouve toujours épanouissant que l'on
cherche en soi le masque adéquat pour jouer au mieux le rôle qui nous est attribué. J'ai donc enfilé, comme
j'ai pu, le costume du professeur de musique de collège et je me suis jetée stoïquement à l'assaut de mes
quatre cents élèves.
Avant de faire le récit de cette expérience, je trouve plus honnête de spécifier quelques points.
Premièrement, je ne prétends aucunement révéler la réalité de ce qu'est la pratique musicale en collège,
mais juste offrir un regard extérieur, une perspective de côté, puisqu'il s'agit, tout de même, d'un métier
très proche du mien.
Deuxièmement, je ne suis pas exemplaire. J'ai grand mal à intégrer une case et les cadres rigides ont le
don de m'asphyxier à la vitesse grand V. J'ai donc refusé, en bloc, d'utiliser Pronote (logiciel de gestion de
vie scolaire créé utilisé dans plus de 7 700 collèges et lycées - NDLR) et de m'énerver avec ses codes
d'entrée. Je n'ai pas fait chanter les élèves "masqués" au prétexte que le gouvernement me l'interdisait
dans le cadre de mon métier et qu'il semblait délirant de le faire au collège avec plus de quatre cents
personnes. La vérité était que, transformée en bête de somme pour transporter mon piano électrique de
salle en salle, je me suis finalement lâchement refusée à cet exercice.
Troisièmement et pour finir, je ne suis pas une personne pondérée: je vais donc parler avec la passion qui
m'anime.
Facilement attirée par l'inconnu, j'ai tenté, durant les premiers jours, de me livrer à un examen minutieux de
l'état des lieux afin de comprendre au plus vite l'intérêt que cette expérience pouvait avoir pour les élèves,
comme pour moi! Quelle finalité pouvais-je chercher à atteindre dans ce simple remplacement de quelques
mois? Quel sens donner à cette action? Comment aller à la rencontre et comment motiver quatre cent
trente inconnus en si peu de temps? Mais aussi et surtout, comment faire en sorte qu'ils soient heureux
d'être là?
J'ai une vision simple et naïve de l'art. Je l'envisage comme une forme de connaissance qui permet un
regard singulier sur le monde et un épanouissement à nul autre pareil.
J'ai donc décidé de leur faire découvrir l'intérêt, les joies, mais aussi le travail que nécessite tout
engagement artistique.
Pour cela, j'ai choisi les écoutes en lien avec les thèmes qui m'apparaissaient primordiaux pour découvrir
l'incroyable diversité musicale, puis j'ai mis en place un projet de percussions corporelles, avec tournage
d'un clip en fin de cession.
Il me semblait que cette aventure pouvait permettre la mise en avant des notions de collaboration, de
coopération, de concentration, d'apprentissage des règles, de maîtrise de soi, et même de création. Un
projet comme celui-là pouvait assurément générer de l'enthousiasme dans leurs rangs.
J'ai assez vite déchanté en me prenant de plein fouet la réalité des problématiques inhérentes à cette
fonction.

LES ÉLÈVES

Tout d'abord, les élèves sont majoritairement analphabètes et incultes. Quatre à cinq gosses par classe,
tous niveaux confondus, lisent et écrivent normalement. C’est-à-dire qu'un très gros pourcentage écrit
totalement en phonétique. La plupart d'entre eux possèdent peu de vocabulaire. Lorsqu'ils voient surgir un
mot inconnu, ils ne se préoccupent pas d'en découvrir le sens. Ils n'ont pas compris que la maîtrise d'une
langue est conquérante, qu'il s'agit d'une force indestructible dans la vie. Ils ne savent pas qu'écrire est un
acte essentiel, existentiel.
Les adolescents devraient avoir l'exigence de vouloir participer à la transformation du monde, le goût de
l'interpréter et l'envie de se confronter "rugueusement" à sa matière, mais, au lieu de cela, ils semblent
plongés dans l'indifférence.
Ils sont, pour la plupart, d'une passivité à peine croyable! Certains traînent leurs guêtres de classe en
classe, ressemblant peu à peu à des poissons sortis de l'eau depuis trop longtemps.
Ils acceptent docilement de s'ennuyer à mourir des heures durant.
Ils acceptent docilement d'être gavés d'informations qui ne les intéressent pas.
L'hypothétique "utilité" d'une matière, ou d'un savoir, semble le seul critère valorisé. La plupart ne fait un
minime effort de concentration qu'à l'approche d'une évaluation.
Il me semble qu'aujourd'hui, la poignée d'élèves qui aiment apprendre se camouflent. La culture semble
être devenue une préoccupation archaïque, presque honteuse.
Après des années passées à somnoler sur les bancs de l'école, les élèves n'ont pas réalisé qu'apprendre
pouvait les mener à une réelle possibilité d'existence. Ils ne savent pas le pouvoir et le grand bonheur dont
ils se privent. On dirait que lire et écrire représentent une violence inouïe: "Madame, on est obligé d'écrire
les questions?"
Pour démontrer l'ampleur des dégâts, sachez que les quatre questions posées étaient du type: "Quels
instruments entendez-vous?" On était assez loin du phrasé proustien!
Ils sont, pour la plupart, fainéants comme des couleuvres. Des couleuvres sympathiques, il faut bien le
reconnaître, mais des couleuvres tout de même!
Une autre problématique inquiétante saute aux yeux: l'avènement du royaume des "dys".
Ils sont nombreux dans chaque classe, les dyslexiques, les dysorthographiques, les dyspraxiques, les
hyperactifs TDAH (trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité) - NDLR), les surdoués méconnus et
puis les simples gosses mal élevés, voire pas élevés du tout!
Il règne, dans cet hétérogène petit royaume, une atmosphère peu propice aux apprentissages.
Il est évident que les élèves qui souffrent de ces troubles doivent faire l'objet d'une attention particulière et
recevoir une aide en raison de ces difficultés premières, mais leur comportement, pour la plupart, prouve
que les choses sont mal mises en œuvre.
Les "dys" semblent avoir pris le pouvoir. Ils se sentent libres de tout. Ils nourrissent le sentiment de
posséder beaucoup de droits en raison de leurs difficultés, mais ils ne s'arrogent, étrangement, aucun
devoir concomitant. Ils ont toujours une bonne raison de ne pas même essayer!
Cet état d'esprit est contagieux et les autres élèves prétendent allègrement au même droit: celui de ne pas
en foutre une ramée!
Ils n'ont aucun contact avec les notions "d'effort'' et de "combat" qui sont pourtant des valeurs importantes
dans l'existence.
Lorsque j'ai tenté d'inscrire les écoutes que nous faisions dans des repères chronologiques, je me suis vite
aperçu qu'ils n'avaient aucun cadre historique.
La plupart ne plaçait pas l'Antiquité ni le Moyen-Age dans le bon ordre!
Une conception du monde doit se former, se sculpter. Et je ne parle pas de la mise en route de la capacité
de réflexion, qui seule donne naissance à l'esprit critique. Une vingtaine d'élèves seulement ont été
capables de comprendre le sens subversif de la chanson "Pas essentiel" de l'artiste Grand Corps Malade.
Une vingtaine sur quatre cent trente!
Je songe à ces élèves de troisième qui ont presque fini le collège...
La dernière problématique, mais non des moindres, à laquelle j'ai eu à faire face, a été de devoir assurer
des cours de musique dans deux classes de SEGPA (Section d'enseignement général et professionnel
adapté). Et là, je n'étais clairement pas à la hauteur de leurs besoins.
Il s'agit d'élèves en décrochage scolaire, mais aussi sociétal, à dire vrai. Ces jeunes là auraient mérité un
professeur qualifié, quelqu'un qui connaisse un peu ce métier spécial d'éducateur! J'ai tenté de créer un
cadre à l'arrachée, ce qui n'était déjà pas gagné dans des classes qui tournaient, mais alors là!!!
La moindre faille de ma part et le bordel généralisé régnait en maître!
Ces petits loups ont un rapport catastrophique à eux-mêmes. Après avoir piqué un coup de colère contre
eux, je fus avertie le plus naturellement du monde : "C'est normal, Madame, on est les SEGPA, on est la
poubelle du collège".
J'ai instantanément regretté de m'être emportée comme ça, face à eux, alors que leur rapport à l'autre est
déjà si violent, si agressif.
Ces élèves là n'ont pas la chance de posséder le langage qui permet d'éviter d'utiliser la violence comme
moyen d'expression. Ils n'ont pas de cadre. Ils ne sentent pas leurs limites. L'apprentissage des règles
sociétales a été défaillant au point qu'ils ne réalisent pas la nécessité de contrôler leurs pulsions et de se
retenir de dire n'importe quoi à n'importe qui... Ils ne gèrent ni leur corps, ni leur attention.
"Il n'y a pas de maîtrise de soi sans discipline" et c'était à l'éducateur auxiliaire que j'avais accepté d'être de
se contrôler, de montrer l'exemple.
Je pense qu'il n'y a qu'à ce prix qu'il aurait peut-être été possible de gagner leur confiance. Mais je n'étais
clairement pas armée.
J'ai fondu en larmes le premier lundi soir, de retour à la maison, après avoir enchaîné six heures de cours,
dont deux avec des classes SEGPA, et je me suis fait la promesse que cela ne se reproduirait jamais plus!

LES PROFESSEURS
Dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Simone Weil explique que la problématique
du travail en usine, c'est que les ouvriers sont trop épuisés physiquement et psychiquement pour remettre en question
l'oppression qu'ils subissent. Il y a quelque chose de similaire chez les professeurs actuellement.
Je ne suis pas paresseuse et je dispose d'une belle énergie, mais je peux vous assurer que j'ai vu approcher les
sessions de vacances scolaires, non pas avec jubilation, comme j'aurais pu l'imaginer auparavant, mais avec
reconnaissance et soulagement!
Il faut de l'énergie pour sonder les abîmes, pour remettre en question sa pratique dans l'ordre établi, pour oser s'ériger
contre ce modèle injonctif où tout vient d'en haut, sans la moindre concertation, pour accepter de lever le voile de cette
illusion qu'est devenu l'enseignement et pour refuser le fatras de conneries administratives chronophages et inutiles
(appels informatiques, évaluations, cahier de comportement pour certains élèves, mais aussi, pour certaines classes,
fiches de parcours singularisés devenus si nombreux qu'ils deviennent presque la norme, remplissage de compétences
ubuesques alors que les bases que sont la lecture et l'écriture sont aux abonnés absents). Ces actions "don
quichottiennes" insensées fatiguent prodigieusement!
Il y a également des adolescents du DAME (dispositif d'accompagnement médico-éducatif), qui viennent passer
quelques heures dans certaines matières, dont la musique fait partie. Ils ont leur place dans les classes. Ils sont
d'ailleurs gentils et heureux d'être là. Les deux élèves que j'ai eu le plaisir de rencontrer se sont même particulièrement
investis, mais leur présence nécessite évidemment une attention personnelle supplémentaire.
Tout cela pour dire que je tire mon chapeau à tous les profs, à ceux qui maintiennent leur énergie et leur motivation
intactes, mais également à ceux qui sont désabusés et fatigués.

LA GENEALOGIE
La faute de cette débâcle n'incombe pas aux élèves qui se comportent à la hauteur de ce qui leur est demandé. Elle
n'incombe pas non plus aux professeurs qui restent volontaires et engagés malgré tout.
C'est l'ensemble du système qui semble être arrivé à bout de souffle et qui ne parvient pas à se renouveler.
J'entends sans cesse parler du rapport à l'autorité qui se serait dégradé. Cette explication valable pour
toutes les problématiques sociétales n'enthousiasme pas plus que cela la libertaire que je suis. Je n'ai pas
eu le sentiment que le manque de respect dû à la petite autorité que je suis en capacité d'exercer ait été le
véritable problème. Non!
Le problème a été leur manque d'appétit pour l'apprentissage et pour l'effort qui y est associé. Or, peut-on
envisager une vie d'où la notion de travail serait totalement absente?
Tout semble orchestré pour abandonner les jeunes dans ce no man's land dans lequel il ne se passe rien
d'épanouissant.
Que dire du remplacement de la notation par des couleurs?
Des grands ados de quatorze ans traités comme des maternelles!
Qui est le grand créateur de cette fumisterie?
Les élèves sont totalement détachés de la qualité réelle des travaux qu'ils rendent, ce qui me semble être
un signe de bonne santé mentale.
Le code couleur, en plus de n'avoir aucune valeur à leurs yeux, représente un immense flou "non-
artistique". Il est d'une injustice incroyable puisque l'on se retrouve à "noter" de la même manière des
copies incomparables.
De toute évidence, il y a un gros problème d'orientation.
La parole semble assez peu donnée aux élèves sur ce sujet. Vu ce qu'on peut attendre d'un diplôme
universitaire aujourd'hui, ne devrait-on pas tenter de ne mettre dans ce bain là que les élèves mordus de
savoirs ?
Nous pouvons remarquer que les artisans sont quasiment les seuls à ne pas s'être plaints de la crise du
coronavirus. Pourquoi ça? Parce qu'ils ont toujours autant de travail!
Combien de temps la France va-t-elle continuer à s'enfoncer dans ce pseudo élitisme scolaire, dans ce
snobisme qui voudrait que le voie royale soit la voie "intellectuelle", toujours préférable à toutes les autres
qui ne seraient que des voies de garage.
Certes l'enseignement ne peut se limiter à préparer au monde du travail, il doit également offrir la
possibilité d'armer les jeunes pour la vie réelle mais, soyons clairs, il ne parvient, en l'état actuel, à rien du
tout.
La grande majorité des gosses n'est ni prête à embrasser une quelconque carrière, ni épanouie, ni
heureuse d'être là!
Envisager autrement les voies aujourd'hui mal considérées pourrait, de toute évidence, former des
passions plutôt que de nourrir cette mise en place de l'échec généralisé.
Dans cette tentative généalogique d'explication de débâcle, la dernière question pourrait être la suivante:
"Où se sont donc enfuis les savoirs?" Eh bien, ils ont été tout bonnement remplacés par les "compétences"
qui sont innées et ne nécessitent aucun travail ! Elles se développent d'elles-mêmes avec leur volonté
propre, sur leurs petites ailes de compétences...
Les élèves sont ainsi délivrés du "fatras de bêtises superfétatoires" que représentent l'orthographe, la
conjugaison, le langage, le vocabulaire, les connaissances en histoire, en art... ce qui leur laisse une
grande place pour développer toutes ces incroyables compétences qui sommeillent en eux à l'état naturel.
Les professeurs de l'hexagone se creusent tous les méninges pour essayer de se concentrer comme ils
peuvent sur le fond, la forme s'apparentant le plus souvent à des hiéroglyphes "imbitables". Ils sont ainsi
sommés d'enseigner l'ignorance, ce qui ne manque pas de panache!
On m'a sérieusement intimé l'ordre d'évaluer les compétences musicales d'élèves qui ne pratiquent pas la
musique, qui ne l'écoutent pas et qui ne la connaissent pas!
Incroyable, mais vrai!
La dernière chose que j'aimerais partager est l'expérience de l'inspection qui est très instructive pour
comprendre de quelle manière tout ce petit monde est verrouillé.
Je ne crois pas avoir jamais vécu pareille séance d'infantilisation.
J'ai été prévenue par la sous-directrice (l'inspecteur ne se fend pas d'un mail) qu'on allait venir me
"conseiller" (à trois semaines de mon départ) et qu'il n'y avait pas de raison de m'inquiéter.
Je ne suis guère du genre à m'inquiéter pour une chose pareille, mais de deux choses l'une: ou bien
l'Education nationale se préoccupe des capacités des vacataires qu'elle recrute et, dans ce cas, elle envoie
l'homme-conseil en début de mandat, ou bien elle assume son "je m'en foutisme" et évite cette pantomime.
Mais non, l'hypocrisie bat son plein jusqu'au bout!
Monsieur l'inspecteur est arrivé, à peine à l'heure, accompagné du directeur qu'il a donc pris soin de
rencontrer en amont.
J'ai dû faire mes preuves devant "quelqu'un" qui ne possède peut-être pas davantage de diplômes en
musique que moi et dont je ne connais même pas le pedigree, puisqu'il ne lui a pas paru utile de se
présenter!
Se rendent-ils compte, dans cette belle institution, que cette façon de se comporter est aussi ridicule
qu'impolie?
Après avoir discuté avec plusieurs professeurs, j'ai appris que cette séance d'infantilisation se passait à
peu près toujours de cette manière.
Je suis stupéfaite que personne ne se rebelle face à un tel manque de respect et je comprends mal
pourquoi je me suis laissée aller à accepter cette séance hypocrite, à dix-mille lieux des réalités de mon
engagement, alors que je n'avais rien à perdre! Le plus ridicule est peut-être le fait que j'aie bégayé
quelques phrases en début de cours, car il est quand même toujours déroutant de se sentir ainsi
silencieusement jugé.
J'eusse bien aimé que l'affidé de l'Education nationale vînt démentir mes préjugés en se présentant comme
une personnalité flamboyante qui respire la passion artistique, le goût de la transmission et l'énergie de
l'engagement...
Las, l'affidé ministériel était plutôt l'incarnation de mon préjugé. Tout gris, tout terne...
Peu de chance que cet homme engage son âme dans l'élaboration de projets artistiques. Pratique-t-il
seulement encore un peu l'enseignement de la musique, ce qui, à mon sens, devrait être une nécessité
pour quelqu'un qui a des velléités de conseiller les gens qui s'escriment à donner le goût de la chose
artistique dans de telles conditions.
Au fil de l'entretien, tout a pris sens. J'ai enfin réalisé les raisons pour lesquelles tant d'élèves intelligents
demeuraient incultes malgré des professeurs investis. Les choses me sont apparues clairement. "Le
monde platonicien des idées" (le ministère de l'Education nationale), génère ce chaos. Et ce petit soldat
envoyé par les grands intellos d'au dessus venait s'assurer que la parole divine était entendue comme il se
doit.
J'ai osé exprimer "mon pensement" à ce noble représentant de l'autorité qui m'a éclairée sur ce qui suit:
"Madame Bourdin, je n'ai pas réellement assisté à une séance musicale. Une séance doit être composée de
la sorte: d'abord, le thème abordé doit être mentionné de manière claire. Ensuite, il doit y avoir une
trentaine de minutes de pratique vocale. C'est le plus important. Le chant peut être extrait du répertoire
classique ou de la chanson actuelle. On est ouverts à tout.
Pour finir, on choisit une écoute en lien avec le thème et le chant, si possible. De là, on lance un dialogue
autour de l'analyse de l'écoute, à l'oral. Cela ne se fait pas par écrit."
Certes, la pratique musicale nécessite rigueur et répétition, mais nous ne sommes pas là pour former des
instrumentistes, ni des musicologues. La question, au collège, semble davantage de tenter de donner le
goût et d'offrir une ouverture sur cet incroyable monde qu'est la musique.
Peut-on sérieusement envisager qu'une même "séance-type", recrachée durant quatre années, éveille et
motive ?
Ce sont des ados, pas des veaux (en dépit de ce que pensait le général).
Ensuite, permettez-moi de douter du fait que le chant représente la pratique primordiale d'émancipation
pour collégiens. Il s'agit simplement de l'instrument gratuit par excellence ! Il se trouve que dans les
conservatoires, où l'on se targue de connaître également assez bien la musique, l'art vocal et la pédagogie,
l'adolescence est le seul moment où l'on n’insiste pas trop sur le chant, pour des raisons toutes bêtes
d'ordre physiologique! Dans la plupart des classes de chant, les élèves ne sont acceptés qu'à partir de l'âge
de seize ans.
J'ai expliqué à l'inspecteur que j'avais interrogé les classes, la première semaine, pour m'informer de leurs
goûts et de leurs potentielles attentes. Quatre-vingt-dix pour cent des questionnaires m'ont rapporté que la
pire des choses que l'on puisse leur demander en cours de musique serait de les faire chanter, et, surtout,
tout seuls devant la classe.
Il se trouve que le chant est l'une de mes grandes passions. Il était inenvisageable pour moi de mettre en
porte à faux un tsunami de gosses de cette manière.
L'inspecteur m'a apporté une réponse à peine croyable, du type "commençons par écarter les faits!", en
m'affirmant que les ados adorent chanter. CQFD. Vérité absolue, quand tu nous tiens!
Nous avons ensuite parlé du dernier thème que j'escomptais aborder avec les élèves, celui des "timbres
vocaux". J'ai eu le malheur de dire que j'étais en recherche de moyens détournés pour leur faire écouter
des voix lyriques, sans qu'ils ne pouffent de rire et passent totalement à côté de la beauté de la chose.
Réponse du thuriféraire du "monde intelligible":
"Ah! Mais ce sont des préjugés. Les adolescents peuvent tout à fait écouter de l'opéra sans rire."
Il se trouve que je n'avais aucun préjugé sur la chose avant d'en avoir fait l'expérience. Je leur avais fait
découvrir la notion d'ostinato avec le lied Marguerite au rouet de Schubert, interprété par Gundula
Janowitz, une chanteuse au timbre pur et cristallin, qui ne s'est jamais laissée aller au moindre vibrato
intempestif et qui, dans cette œuvre, proposait une pratique très resserrée, presque ténue, en comparaison
de ce qu'elle pouvait offrir dans une œuvre lyrique.
Résultat des courses: je crois bien me souvenir qu'ils ont ri dans les dix-huit classes!
De toute évidence, l'expérience sensible n'a aucune valeur face aux belles idées sclérosées érigées en
vérité absolue par les grands sachants.
Dans le même ordre d'idée, il m'a affirmé qu'en classe de troisième, ils étaient normalement capables de
comparer deux interprétations des Tableaux d'une exposition.
Ben voyons! Un travail de musicologue, en quelque sorte?
J'aimerais bien savoir avec quelles oreilles? Avec quelle concentration? Avec quel vocabulaire musical?
Avec quelles connaissances artistiques et, surtout, avec quel français?
Je me suis permis de lui montrer l'état de la langue d'un tas de copies que je devais rendre... Face à une
preuve tangible, il n'a quand même pas osé m'affirmer que ces élèves étaient aptes à analyser une œuvre
de Moussorgski ou de Ravel à l'aide de leur niveau de langue sophistiqué.
Mais le plus dingue de l'entretien n'avait pas encore eu lieu...
Dernière question du porteur d'idées pures : "Que comptez-vous faire pour l'évaluation?"
- "Quelle évaluation?" ai-je répondu ingénument.
- "Mais l'évaluation de leurs compétences!"
- "Leurs compétences en musique? Eh bien, ils en ont autant qu'en astrophysique ou en chinois, et ce pour
les mêmes raisons: ils ne pratiquent pas ces disciplines! Donc, cela va être assez rapide, ils n'ont aucune
compétence musicale. Voilà. Évaluation terminée!"
A ces mots, le vaillant représentant du ministère, qui n'est tout de même pas le roi de la poilade, a retiré
son masque pour rire, preuve qu'il est peut-être plus cynique qu'incompétent.
Il a repris son masque (au sens figuré cette fois-ci):
- "Madame Bourdin, malgré le travail que vous avez fourni, vous ne serez jamais prise au sérieux si vous
n'évaluez pas les élèves!"
Être prise au sérieux? Mais en est-on réellement arrivés là? Aujourd'hui, le but ultime d'un prof de collège
est-il d'être pris au sérieux? Mais par qui? Par l'Education nationale? Par les parents, qui n'ont pas bougé le
petit doigt face à l'absence d'un professeur de musique durant des mois? Prise au sérieux par les élèves?
Il s'agit d'une relation humaine. Les élèves comprennent très vite à qui ils ont affaire. Je suis entièrement
responsable du raté des classes dans lesquelles je n'ai pas été "prise au sérieux", par manque de
connaissance de cet âge particulier, par manque d'autorité et absence de cadre. Certainement... Quant aux
classes qui m'ont "prise au sérieux", c'est sans doute parce qu'elles ont compris ce que je pouvais leur
apporter. Rien à voir avec une foutue évaluation, dans une discipline qui ne représente plus aucune valeur
pour qui que ce soit, dans ce cadre là!
Je sais qu'il est dans l'air du temps de faire croire que tout le monde peut tout faire sans le moindre effort
et que l'on peut acquérir des compétences en musique à raison de cinquante-cinq minutes par semaine, en
effectif de trente élèves, mais ceci est pur mensonge. Il faut environ dix ans pour acquérir des
compétences musicales, en travaillant dur et quotidiennement.
Donc, oui, évidemment, la découverte des arts a sa place au collège mais, bon sang, arrêtons d'évaluer et
de faire croire aux jeunes qu'ils ont acquis des compétences dans ce domaine! C'est irrespectueux envers
les artistes, mais aussi envers de nombreux élèves qui sont loin d'être abrutis et qui savent bien où ils en
sont.
J'ai lu avec amusement le rapport d'inspection qui mentionnait que "si je n'avais par encore suffisamment
mesuré les exigences du métier de professeur dans l'éducation nationale, j'avais fait montre de réelles
compétences, tant techniques que pédagogiques".
Dieu soit loué!
Heureusement que je suis passée par le collège pour obtenir cet adoubement!
Je pratique mon métier depuis plus de dix ans. Les gens me paient chaque semaine pour mes
compétences pédagogiques et musicales. La vérité est que si j'avais été nulle, je n'aurais plus eu le
moindre élève ni un seul choriste depuis bien longtemps, car c'est comme ça que les choses se passent
dans la vraie vie: Il faut y faire ses preuves inlassablement!
Pour conclure, je ne fais jamais les choses à moitié et je sais qu'avec cette critique un peu piquante, je dois
donner l'impression de rejeter en bloc l'institution que représente l'Education nationale, ainsi que tout ce
qui y est attaché. La vérité est que cette expérience intense a été aussi harassante que stimulante. La
vérité est que je suis reconnaissante d'avoir pu gagner ma vie durant quelques mois, ce qui, dans ce
contexte incertain, n'a pas de prix.
J'entends, comme tout le monde, parler de la baisse de niveau des collégiens depuis des années. Le fait
est, ils sont incultes et ils s'en foutent. Mais ils sont également une tribu d'êtres singuliers, drôles et
sympathiques. Ils ne sont pas encore tristes et résignés, comme nous le devenons tous plus ou moins en
grandissant. Ils sont pleins de vitalité, de multiplicité. Certains sont perspicaces et possèdent un humour
ravageur, valeurs essentielles à mes yeux, surtout en ces temps moroses.
Si je m'embrase de cette manière, c'est parce que j'ai trouvé cette découverte magnifique humainement
parlant! J'ai été heureuse de côtoyer un moment cette drôle de troupe de jeunes habitants de la société de
demain.
Si je m'embrase, c'est parce que je crois que le collège pourrait facilement être un lieu de joie et
d'épanouissement.
Si je m'embrase c'est parce que, à l'encontre de mon préjugé, j'ai découvert que participer à l'émancipation
de ces jeunes individus, par le truchement de ce bel art qu'est la musique, représente un magnifique projet.
Il est temps de se battre pour redonner l'importance qu'elle mérite à cette pratique.
Voilà le vœu, presque pieux, d'une vacataire qui, malgré le carcan du système, a été enthousiasmée par ce
que pourrait représenter le métier d'enseignant de la musique en collège.

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