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LORSQUE LA FONCTION ACHATS DEVIENT STRATÉGIQUE

De l'éclairage théorique à la mise en pratique


Richard Calvi, Gilles Paché, Pierre Jarniat

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2010/6 n° 205 | pages 119 à 138


ISSN 0338-4551
ISBN 9782746231634
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2010-6-page-119.htm
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Pour citer cet article :
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Richard Calvi et al., « Lorsque la fonction achats devient stratégique. De l'éclairage
théorique à la mise en pratique », Revue française de gestion 2010/6 (n° 205),
p. 119-138.
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DOSSIER
RICHARD CALVI
IAE, université PMF Grenoble 2
GILLES PACHÉ
Aix-Marseille Université ;
BEM Bordeaux Management School
PIERRE JARNIAT
Jarniat Conseil, Annecy

Lorsque la fonction
achats devient
stratégique
De l’éclairage théorique à la mise en pratique

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Longtemps considérée comme une simple fonction « support »
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mobilisant en priorité un savoir-faire administratif, la fonction


achats revêt dorénavant une forte dimension stratégique. Ceci
est particulièrement vrai lorsque sa mission est de privilégier
des actions visant à transformer en profondeur les ressources
externes mobilisées dans le but de construire un avantage
concurrentiel soutenable. S’appuyant sur des travaux conduits
en management stratégique, les auteurs proposent quelques
pistes sur la manière de développer un avantage concurrentiel
par les achats. L’expérience conduite par le groupe Salomon
en Roumanie permet alors de voir comment la fonction achats
a contribué à renforcer et même infléchir la trajectoire
stratégique d’une entreprise en développant une compétence
relationnelle spécifique.

DOI:10.3166/RFG.205.119-138 © 2010 Lavoisier, Paris


120 Revue française de gestion – N° 205/2010

S
trategic purchasing remains an oxy- mais il fut longtemps hissé au Panthéon des
« moron » (Moody, 2001). Ainsi managers achats les plus efficaces. Ignacio
titrait, il y a près de dix ans, le Lopez avait, dès 1986, appliqué ses
compte rendu d’une étude menée par le méthodes musclées au sein de GM Europe,
National Association of Purchasing Mana- rétablissant en un peu plus d’un an une
gement et le Center for Advanced Purcha- situation financière fortement déficitaire. En
sing Studies auprès de 236 grandes entre- 1992, il appliqua sur le sol américain ces
prises canadiennes et américaines opérant mêmes méthodes faites d’une remise en
dans différents secteurs de l’industrie et des cause systématique des contrats, d’un sour-
services. L’originalité de l’étude était de cing agressif et d’un contrôle strict des pro-
souligner un écart significatif entre ce que cess du fournisseur. Sur ce point, on se rap-
les dirigeants achats considèrent comme pelle des PICOS Teams (Purchased Input
des actions « stratégiques » (contribuer aux Concept Optimization with Suppliers) mises
décisions de type « faire ou faire faire », en place pour traquer les gains de producti-
participer au développement de nouveaux vité chez les fournisseurs. Ces méthodes,
systèmes d’offre et à l’innovation, etc.) et inspirées elles-mêmes des pratiques de
les actions concrètes réalisées par leur orga- Toyota, mais appliquées cette fois dans un
nisation. En effet, force est de reconnaître contexte de grande instabilité relationnelle,
que les pratiques achat restent indéniable- seront largement reprises par la suite au sein
ment orientées vers des actions de court des fonctions achats des équipementiers
terme visant à la réduction des coûts car automobiles pour gérer les relations avec les

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c’est somme toute ce que l’on espère d’une fournisseurs de rang 2 du secteur. La
fonction dont les vertus en matière d’équili- « Generous Motors », comme se plaisait à la
brage des marges sont exceptionnelles. qualifier Ignacio Lopez avant son action,
Citons, pour s’en convaincre, le petit exer- réalisera jusqu’à 4 milliards de dollars
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cice arithmétique qu’aiment à rappeler les d’économie en 18 mois en exerçant une


directeurs des achats afin de vanter leur énorme pression sur son portefeuille de
« poids stratégique » : dans une entreprise fournisseurs.
où le montant des achats représente 50 % La success story de Carlos Ghosn reprend
du chiffre d’affaires et dont le profit est de les mêmes ingrédients. En 1999, Nissan est
5 %, une diminution du montant des achats au plus mal. Les raisons de cette situation
de 5 % améliore le résultat de 50 %. En ces sont nombreuses, mais dans le diagnostic
temps de crise, l’argument et le raisonne- réalisé par Renault, la situation de Nissan
ment sont implacables, et sonnent agréable- vis-à-vis de ses fournisseurs apparaît
ment aux oreilles des directions générales comme un facteur prédominant dans le
et des directeurs financiers. manque de compétitivité de l’entreprise.
Dans le secteur automobile, où le poids de la Les fournisseurs du keiretsu Nissan, autre-
fonction dépasse parfois 80 % du CA, les ment dit les membres de son conglomérat,
périodes de crises ont fait émerger deux facturent leurs pièces à un prix si élevé que
figures emblématiques du patron d’achats pratiquement aucun modèle n’est rentable.
« stratège » : Ignacio Lopez et Carlos Carlos Ghosn décide de démanteler le kei-
Ghosn. Le premier sent désormais le souffre retsu en vendant ses participations chez les
Lorsque la fonction achats devient stratégique 121

équipementiers et sous-traitants du groupe maîtrise de l’évolution est « stratégique »


et en cessant de les considérer comme des pour l’équilibre financier de l’entreprise ?
partenaires privilégiés. La création de Ou plutôt une fonction « constitutive » de
Renault Nissan Purchasing Organisation en l’avantage concurrentiel, dont l’objectif
2001 facilite cette mutation en ouvrant le vise à bâtir l’alignement des ressources
panel fournisseurs du groupe Renault à Nis- externes sur une vision stratégique, voire à
san et cette dernière à se séparer de 700 de infléchir cette dernière pour saisir les
ses 1 200 équipementiers historiques, tout opportunités offertes par la maîtrise des res-
en soumettant les survivants à un bras de fer sources externes ?
permanent. Les marges de Nissan se redres- L’objet du présent article est de discuter la
sent régulièrement jusqu’en 2003, pour place qu’occupe la fonction achats dans la
atteindre les sommets du secteur avec 11 % stratégie des entreprises. La thèse défendue
de marge opérationnelle. À cette époque, est qu’elle accède pas à pas à une dimen-
les médias mettent en exergue le rôle straté- sion véritablement « stratégique » lors-
gique joué par les achats dans le succès de qu’elle privilégie des actions visant à modi-
l’aventure Renault Nissan. Carlos Ghosn fier en profondeur les ressources externes
devient au Japon un patron quasi mythique qu’elle mobilise dans le but de protéger,
pour ses techniques de management et ses voire de construire l’avantage concurren-
résultats. tiel. Pour bâtir notre argumentation, nous
Parallèlement aux trajectoires de GM et cherchons, dans un premier temps, à clari-
Renault Nissan, le modèle Toyota témoigne fier la place donnée par la littérature en

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d’un fort contraste, parfaitement décrit dans management stratégique à la fonction
les travaux de Dyer et Noboeka (2000). Ce achats. Puis nous utilisons, dans un second
modèle prône la stabilité des relations (l’ap- temps, un « fait stylisé » à partir de l’expé-
partenance au keiretsu), et à l’intérieur de rience du groupe Salomon dans la constitu-
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cette zone de stabilité, la mise en place d’un tion d’un réseau de fournisseurs et sous-
système d’apprentissage et de solidarité. traitants en Roumanie afin de montrer que
C’est l’organisation du kyohokai dans la fonction achats peut significativement
lequel Toyota et ses fournisseurs investis- contribuer à renforcer, et même infléchir, la
sent et mutualisent des savoirs et savoir- stratégie d’une entreprise en développant
faire. L’idée est clairement d’obtenir un une compétence relationnelle spécifique.
avantage concurrentiel en bénéficiant avant
les concurrents des progrès réalisés au sein
I – « STRATÉGIE » ET « ACHATS » :
du réseau de fournisseurs. Dans le temps, le
UNE LIAISON DIFFICILE
modèle Toyota semble le plus stable et le
profitable (Cazenave, 2009), mais la persis- Longtemps considérée comme une fonction
tance dans le temps de ces modèles contras- « support » souvent rattachée à la fonction
tés laisse entrevoir une certaine indétermi- production et mobilisant un savoir-faire
nation quant à la contribution attendue de la administratif, la fonction achats a tardé à
fonction achats à la stratégie de l’entreprise. prendre une importance majeure dans le
Est-elle surtout une fonction « lourde » management des entreprises industrielles.
dans les comptes de l’entreprise, dont la Ammer (1989) note qu’avant le choc pétro-
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lier de 1973-1974, le top management la Porter (1985). Les fournisseurs y apparais-


voyait comme ayant un rôle exclusivement sent comme un facteur influençant le posi-
passif dans la conduite des affaires. En tionnement concurrentiel et la fonction
France, Barreyre (1976) tente très tôt de achats comme un acteur incontournable
valoriser l’image d’une fonction achats dans la maîtrise de la chaîne de valeur. D’un
« moderne » en précisant sa contribution à point de vue économique, le « poids » de la
l’élaboration et à la mise en œuvre de la fonction est indéniable. La baisse tendan-
stratégie globale. Ses constats restent d’une cielle du taux de valeur ajoutée des entre-
grande actualité. Barreyre (1976) identifie prises industrielles fait qu’une part crois-
ainsi une contribution tout d’abord « en sante des profits industriels dépend de
amont » de la décision stratégique, que l’extérieur de l’entreprise. Les chiffres four-
celle-ci vise l’offre de produits et services nis en France par les enquêtes du ministère
(rôle de vigie par rapport à l’innovation et de l’Industrie sont édifiants, notamment si
rôle de sécurisation lorsque le fournisseur l’on isole les quatre plus importants sec-
contribue effectivement à l’offre) ou les teurs industriels de notre économie (voir
projets de développement de l’entreprise tableau 1). Toutefois, le poids accru des
(rôle d’informateur technico-économique et achats dans les comptes de l’entreprise
de gestionnaire des risques associés). Enfin, semble tarder à se traduire dans la gouver-
Barreyre (1976) évoque sa participation à la nance des entreprises industrielles. Ainsi,
mise en œuvre opérationnelle de la stratégie selon une enquête récente conduite auprès
en activant le réseau de partenaires néces- de grandes entreprises françaises (représen-
tatives du SBF 120)1, moins de 25 % des

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saire à sa réalisation.
Le rôle clé d’une fonction achats agissant directeurs des achats sont membres du
au final comme un facilitateur de la mise en comité exécutif contre 95 % des directeurs
œuvre d’une stratégie a notamment été des ressources humaines par exemple.
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véhiculé dans les pratiques managériales Comment expliquer cette situation, en


par l’iconographie dérivée des travaux de apparence paradoxale, d’une fonction

Tableau 1 – La baisse tendancielle du taux de valeur ajoutée en France

Taux de VA Taux de VA Taux de VA


Secteurs (VAHT/CAHT) (VAHT/CAHT) (VAHT/CAHT)
1978 2000 2006
Construction automobile, équipementiers 35,4 % 20 % 15,1 %
Aéronautique, spatial, armement 46,3 % 37,2 % 17 %
Produits, équipements électroniques 37,7 % 26,3 % 23,7 %
Informatique, télécommunication 54,1 % 24,7 % 20 %
Source : http://www.industrie.gouv.fr/sessi/

1. http://www.bearingpoint.fr/content/about_us/176_6261.htm
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a priori taillée sur mesure pour occuper une concurrents actuels ou potentiels » (Barney,
position majeure dans la stratégie des entre- 1991, p. 102). Compte tenu de cette défini-
prises et devant souvent se contenter d’un tion, mais aussi des objectifs historiques
simple strapontin ? des tenants de la AFR2, il n’est pas très
étonnant que Barney (1991) porte un juge-
1. Un double éclairage par les ressources ment un peu brutal sur le rôle
et les compétences clés « stratégique » que peut jouer une fonction
Pour discuter du rôle stratégique joué par la achats : « il est clair qu’une entreprise ne
fonction achats, utilisons tout d’abord le peut espérer “acheter” un avantage concur-
filtre de l’approche fondée sur les ressources rentiel soutenable sur un marché ouvert
(notée AFR par la suite). Cette dernière mais devra plutôt le construire grâce à l’uti-
domine depuis une vingtaine d’années la lisation des ressources rares, imparfaite-
pensée en management stratégique (Boissin ment imitables et non substituables déjà
et al., 2003), et offre potentiellement un détenues par l’entreprise » (Barney, 1991,
cadre d’analyse pertinent pour une fonction p. 117). Le constat est abrupt et quelque
dont la légitimité principale est d’assurer la peu décevant car il semble reléguer la fonc-
contribution de ressources externes à l’acti- tion achats à la maîtrise de tâches opéra-
vité de l’entreprise. Dans cette analyse, la tionnelles dont la performance pourra
contribution « stratégique » d’une fonction certes jouer sur le profit de l’entreprise,
se mesure à l’aune de l’avantage concurren- mais non sur son avantage concurrentiel
tiel soutenable qu’elle est capable de fournir soutenable.

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à l’entreprise (Barney, 1991). La seule Pourrions-nous trouver plus d’appui dans
contribution aux profits ne suffit pas pour l’application à la fonction achats des pré-
s’assurer un avantage concurrentiel soute- ceptes de l’approche par les compétences
nable ; encore faut-il que cet avantage per- clés (notée ACC par la suite) que populari-
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siste dans le temps et permette à l’entreprise sent Prahalad et Hamel (1990) ? Cet espoir
d’obtenir des rentes supérieures à celle de est légitime car, une fois ses compétences
ses concurrents sectoriels. clés identifiées, l’entreprise va être incitée à
Ainsi, l’argumentaire du poids des achats sous-traiter ses activités « non clés », et
dans les comptes de l’entreprise ne suffit donc donner un poids conséquent à la fonc-
plus pour affirmer leur poids « stratégique » tion achats en charge de la coordination de
au regard de la AFR. Il ne s’agit pas seule- ces activités. Mais là encore, les auteurs
ment d’être « lourd » pour être une fonction minimisent le rôle des acheteurs car « la
stratégique. Il faut aussi mobiliser des res- compétence qui servira à fonder la pro-
sources « qui aient une réelle valeur pour le chaine génération de produits compétitifs
client final et qui ne puissent être déployées de l’entreprise ne peut être obtenue
de façon aussi profitable par aucun de ses par externalisation ou sous-traitance »

2. L’AFR a été développée dans les années 1980 en opposition à l’école du positionnement de Porter (1980, 1985)
qui suggère que la compétitivité des firmes est très largement prédéterminée par la structure de l’industrie. À l’in-
verse, l’AFR examine le lien qui existe entre accumulation des ressources de l’entreprise, la pertinence des choix
managériaux et la performance économique. L’avantage concurrentiel soutenable est donc « construit » de l’inté-
rieur plus que « déduit » de l’état de l’environnement de l’entreprise.
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(Prahalad et Hamel, 1990, p. 84). Nous arri- leurs clients. Dans la nouvelle perspective
vons de nouveau à une impasse logique : si ouverte par ces recherches, il nous semble
les principes de ACC sont appliqués à la que la fonction achats prend un rôle majeur
lettre dans la pratique des entreprises, il y a dans la construction de la « rente relation-
peu de chance que la fonction qui s’occupe nelle » ainsi générée ; on peut la définir
de la mise à disposition des ressources non comme la part de valeur ajoutée provenant
stratégiques acquière le statut de fonction de la qualité des coordinations établies
stratégique. Pourtant, l’observation de la entre les acteurs de la relation client/four-
vie des affaires fournit de nombreux nisseur (Asanuma, 1989).
exemples de succès fondés sur une mobili-
sation performante des ressources externes. 2. Comment construire l’avantage
Cox (1996), Dyer et Singh (1998), puis concurrentiel par les achats ?
Lavie (2006), seront les premiers à tenter Il serait bien évidemment illusoire de pro-
d’ouvrir la voie à une perspective interorga- poser une quelconque recette universelle en
nisationnelle de la construction de l’avan- la matière. Comme le montre l’étude de
tage concurrentiel soutenable en traçant les Rozemeijer et al. (2003), de très nombreux
contours de ce qu’ils appellent la « compé- facteurs de contexte influencent la trajec-
tence relationnelle » de l’entreprise. Ils toire stratégique d’une fonction achats, et il
construisent leur approche en élargissant le est impossible de les maîtriser simultané-
cadre théorique fournit par la AFR et en ment. Nous pouvons toutefois essayer, en
l’appliquant aux relations verticales que nous appuyant sur l’analyse précédente, de

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noue l’entreprise avec ses fournisseurs. tracer les contours des orientations à suivre
D’abord inspirée par une série d’études de pour donner une ambition « stratégique »
cas, la robustesse de la relational view s’af- aux décisions prises par les managers de la
firme désormais au travers d’études empi- fonction achats. Les deux premiers conseils
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riques plus larges. Ainsi, Dyer et Hatch sont inspirés du travail de Cox (1996). On
(2006) ont exploré l’impact des spécificités peut les résumer de la façon suivante : a)
« relationnelles » sur la performance en fuir le repli sur soi, et b) rechercher l’ali-
termes de qualité pour des fournisseurs tra- gnement stratégique. Précisons rapidement
vaillant avec différents constructeurs auto- chacun des points.
mobiles. Les écarts significatifs observés au Si l’ambition de la fonction achats n’est
sortir des mêmes chaines de production plus seulement de fournir des composants
semblent attester de l’impact des pratiques et services au meilleur prix, mais de contri-
singulières de transfert de connaissance buer de façon conséquente à l’avantage
entre client et fournisseur sur la perfor- concurrentiel soutenable, nul doute qu’elle
mance obtenue dans la relation. Une étude ne pourra agir de façon isolée dans l’entre-
récente dans le secteur de l’équipement prise. Le syndrome de la « tour d’ivoire »,
industriel arrive à des conclusions simi- ou du « repli sur soi », est certainement le
laires (Mesquita et al., 2008), en relevant plus significatif d’une fonction achats qui,
chez les fournisseurs l’existence d’appren- pour mieux incarner son intransigeance
tissages non redéployables hors des rela- dans sa fonction d’équilibrage des comptes
tions spécifiques établies avec certains de (sauveur de marge), va peu à peu s’éloigner
Lorsque la fonction achats devient stratégique 125

des collaborations internes lui permettant cifiques des fournisseurs, ce dont un direc-
de réellement agir sur la valeur de l’offre. teur des achats pourra tirer bénéfice pour
Le danger est réel dans des univers où les accompagner la stratégie de développement
objectifs de court terme dominent, et où la de son entreprise.
« vision stratégique » de l’actionnaire n’est Le respect de ces deux conseils, suggérés
pas nécessairement compatible avec un pro- par les travaux de Cox (1996), permet d’an-
jet stratégique de longue haleine (Martinet, crer les pratiques d’achats dans une logique
2002) ; d’ailleurs, les tenants de la relatio- de valeur. Reste donc, pour un directeur des
nal view n’invitent-ils pas à une lecture par- achats désireux de jouer un rôle stratégique
tenariale plutôt qu’actionnariale des parties au sens de l’AFR, à orienter son action de
prenantes de l’entreprise pour permettre manière à ce qu’elle mobilise des res-
son développement ? Le dirigeant achat doit sources « rares », difficilement accessibles
prendre soin à développer ce qu’Ibarra et pour ses concurrents et que cette mobilisa-
Hunter (2007) appellent son « réseau straté- tion de ressources soit difficilement « imi-
gique », c’est-à-dire un réseau de sponsors table » par ces mêmes concurrents. En nous
capables d’appuyer ses orientations le inspirant des travaux de Ramsay (2001) et
moment venu. Cette aptitude est d’autant de Hunt et Davis (2008), nous pouvons
plus cruciale dans une fonction qui a des donc émettre trois autres conseils : c) iden-
ambitions stratégiques mais qui, on l’a vu tifier et développer des fournisseurs inac-
précédemment, est rarement directement cessibles aux concurrents, d) verrouiller
représentée au comité exécutif de l’entre- l’accès à des ressources procurant un avan-

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prise. Faute de ces appuis internes, il y a de tage concurrentiel soutenable, et e) acheter
forte chance pour que le champ d’action de d’une façon difficilement imitable. Préci-
la fonction achats se cantonne à des déci- sons, ici également, chacun des points.
sions opérationnelles. Il est incontestable que la mondialisation
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Quant à l’alignement stratégique, il des échanges rend de plus en plus difficile


regroupe deux idées. La première idée est la protection d’une ressource sur des mar-
qu’il n’existe pas de « bonne » ou de « mau- chés fluides et ouverts. En outre, la pres-
vaise » stratégie achats dans l’absolu : un sion sur les coûts pousse à la mutualisation
directeur des achats doit comprendre les des ressources externes en vue de réaliser
règles du jeu concurrentiel dans le secteur des économies d’échelle et de champ. À
où il évolue pour proposer des stratégies de trop vouloir mutualiser entre concurrents,
mobilisation des ressources externes appor- comme cela est devenu courant en manage-
tant une réponse proactive à la recherche ment des opérations logistiques (Hiesse,
d’avantage concurrentiel soutenable de 2009), les fonctions achats perdent l’occa-
l’entreprise. La seconde idée est que chaque sion de peser de façon réelle sur l’avantage
entreprise, de par son histoire, possède un concurrentiel soutenable. Être le premier à
capital relationnel de départ : il constitue s’implanter sur un marché de sous-traitance
une « ressource » sur laquelle le directeur low cost par exemple, peut assurer un avan-
des achats pourra bâtir sa stratégie. Par tage « coût » à court terme, mais n’assure
exemple, une réputation de partenaire fiable en rien un avantage concurrentiel soute-
et éthique facilitera les investissements spé- nable si ce réseau de sous-traitants est
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accessible à ses concurrents dans des seurs contribuent pleinement à cet objectif
conditions similaires. On est ici au cœur en permettant d’intégrer dès les phases de
d’un des paradoxes les plus prégnant de la conception des solutions originales
fonction achats : le désir de mobilité qui capables de différentier l’offre du client qui
pousse à refuser l’investissement spéci- initie cette pratique (Calvi et al., 2005).
fique dans une relation, et celui de la Enfin, on peut imaginer que le directeur des
recherche d’exclusivité qui seule permettra achats mette en œuvre des procédures et des
de fournir à l’entreprise une valeur ajoutée méthodes singulières qui le démarquent
inimitable (Merminod et al., 2007). Trop durablement des concurrents. Acheter
souvent l’arbitrage penche pour la solution d’une façon difficilement imitable peut
de mobilité. Certes, il reste difficile de constituer une source d’avantage concur-
s’assurer l’exclusivité de l’offre d’un four- rentiel soutenable, par exemple quand la
nisseur et aussi juridiquement risqué de faible durée de vie des produits finis
procéder ainsi, sous peine de tomber sous contraint à construire sur mesure des
le coup de l’article L 420-2 du code de chaînes logistiques éphémères qui seront
commerce interdisant les abus de dépen- composées et décomposées selon des
dance économique3. séquences très brèves, dans certains cas sur
Verrouiller l’accès à des ressources « exclu- quelques mois. Un directeur des achats dis-
sives » passera surtout par une incitation du posant d’une compétence remarquable en
fournisseur à travailler pour l’entreprise matière d’achat de services logistiques de
acheteuse, sur le modèle des kyohokai de nature modulaire, aisément remodulables

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Toyota (Cazenave, 2009), voire à dévelop- dans des délais très courts, pourrait ainsi
per un statut de « client privilégié » par la permettre à son entreprise de s’appuyer sur
qualité des débouchés proposés ou encore une supply chain à géométrie variable mar-
par la capacité offerte au fournisseur de quée par une flexibilité extrême, dont les
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progresser dans le cadre par exemple de vertus en période de crise ne sont plus à
programmes de développement initiés par souligner (Paché, 2009).
le client. Il ne s’agit donc pas de travailler
ici sur un réseau captif de ressources, mais
II – CONTRIBUTION
d’inciter ces ressources à vous fournir une
DE LA FONCTION ACHATS À LA
valeur que vous serez le seul à pouvoir
STRATÉGIE : LE CAS SALOMON
absorber. Dans un article déjà ancien,
Shapiro (1986) suggérait que travailler avec Afin d’illustrer la façon dont une fonction
les fournisseurs dans le processus de achats peut jouer le rôle stratégique tel que
conception était une voie particulièrement défini précédemment, nous nous appuyons
propice à l’obtention d’une rente spécifique sur l’étude d’un cas considérée comme par-
avec un fournisseur. Les pratiques de ticulièrement illustrative des mutations en
codéveloppement entre clients et fournis- cours. Il s’agit du groupe Salomon, l’un des

3. « Elle est prohibée dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence,
l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel
se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. » (article L 420-2 du Code de commerce).
Lorsque la fonction achats devient stratégique 127

opérateurs majeurs du marché de l’équipe- – L’innovation. On parle en interne d’un


ment du sport (plus connu sous le terme « ADN » de l’innovation insufflé par le fon-
générique d’outdoor). Pour cela, nous opte- dateur à ses équipes. C’est sur cet ADN que
rons pour une description du déploiement Salomon va bâtir sa croissance ininterrom-
historique d’une stratégie industrielle au pue durant plus de soixante ans, de 1947 à
sein de Salomon en suivant la façon dont la 2007, avec des innovations aussi mar-
fonction achats a soutenu et même infléchi quantes que la chaussure de ski à entrée
cette dernière. À travers l’enchaînement des arrière, le ski monocoque, la norme SNS en
décisions, et la description du contexte dans ski de fond, le bubble shaft sur les clubs de
lequel elles ont été prises, l’objectif est golf Taylor Made, la roue R6 de Mavic, etc.
d’éclairer la contribution de la fonction L’ADN de l’innovation est devenu une
achats à la formulation d’une capacité dyna- condition de survie dès le début des années
mique, au sens de Teece (2007), qui offre à 2000, avec la stagnation d’un marché du
l’entreprise une combinaison de ressources sport devenu mature et l’effet corollaire de
originale capable de conforter sa position la montée en puissance des marques de dis-
concurrentielle par-delà la simple gestion tributeurs. Pour assurer la capacité d’inno-
opérationnelle des ressources externes. vation, Salomon a toujours privilégié les
Paradoxalement, si des travaux ont étudié le ressources internes, avec le développement
groupe Salomon à la lumière de l’AFR de ses propres moyens de R & D, notam-
(Puthod et Thévenard, 1997 ; Moingeon et ment avec la création en 2001 du Salomon
al., 1998), c’est uniquement pour mettre Design Center à Annecy, regroupant plus de

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l’accent sur des compétences en matière de 750 personnes contribuant à la création de
technologie, de connaissance de la culture l’offre sur plus de quatorze lignes de pro-
des sports d’hiver et de gestion des réseaux duits différentes.
de distribution, et non en matière de mana- – Le marketing. Georges Salomon com-
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gement des ressources externes. prend rapidement que le soutien des spor-
tifs et la proximité à leur milieu est à la fois
1. Une histoire, un contexte, un élément majeur de la stratégie marketing
une stratégie sur ce type de marché, et une source d’ins-
En 1947, Georges Salomon ouvre à Annecy piration et de validation irremplaçable pour
un petit atelier de scies à bois et de carres de les innovations. L’intimité avec le milieu, et
ski. En quelques années, à force d’inventi- notamment les meilleurs dans chaque disci-
vité, l’entreprise s’impose d’abord comme pline, se traduira par de très nombreux par-
leader mondial des fixations, avant de deve- tenariats (citons Émile Allais et Antoine
nir leader mondial sur le marché global des Deneriaz pour le ski, Greg LeMond pour le
équipements de sports d’hiver. La marque cyclisme et Greg Norman pour le golf). Dès
est maintenant reconnue à l’échelle de la 1961, les deux tiers des ventes sont réalisés
planète, en bénéficiant d’un capital en exportation grâce à un dynamique réseau
confiance remarquablement entretenu d’importateurs et les États-Unis sont le pre-
depuis des décennies. On peut identifier mier marché de l’entreprise. Cette ouver-
trois piliers à la stratégie de Salomon, l’in- ture à l’exportation restera dominante pour
novation, le marketing et l’industrialisation : représenter aujourd’hui plus de 90 % du
128 Revue française de gestion – N° 205/2010

chiffre d’affaires du groupe. De son offre trouver à l’extérieur une compétence simi-
originelle d’un produit (la fixation de ski) laire à la compétence interne. Un tel
sur un seul marché (le ski alpin), Salomon contexte a une influence directe sur la poli-
passe à une offre globale d’équipements de tique industrielle du groupe qui, dès la fin
sport d’hiver (skis, chaussures, fixations, des années 1950, conçoit sa croissance avec
vêtements, accessoires) sur toutes les disci- un fort recours à la sous-traitance indus-
plines (ski alpin, ski de fond, snowboard), trielle. Au milieu des années 1970, Salo-
puis il élargit son territoire « légitime » de mon sous-traite déjà 50 % de ses activités
la montagne aux sports d’été (randonnée, productives, tendance renforcée par les pro-
escalade, raid), pour enfin s’adresser à l’en- blèmes financiers que connaît l’entreprise à
semble de sports de plein air (golf, vélo, cette époque. Une croissance mal maîtrisée
skateboard, rollers, surf). dans de nouvelles activités, ainsi que des
– L’industrialisation. Dès l’origine, Georges taux de change défavorables, rendent l’en-
Salomon comprend qu’une réelle innovation treprise Salomon risquée auprès des
n’a d’intérêt qu’à deux conditions : a) si elle banques, qui lui refusent des financements
est réellement perçue par les clients comme additionnels. Les conflits sociaux qui en
améliorant leurs performances et la pratique résultent en 1975 incitent Georges Salomon
de leur sport et b) si cette dernière est asso- à ne pas développer des univers industriels
ciée à des processus industriels innovants trop lourds et à investir dans des moyens de
pour retarder son imitation par les concur- production propres pour garder la maîtrise
rents. L’accent sera donc toujours mis sur la de l’industrialisation, tout en limitant au

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conception simultanée de produits et de pro- maximum le recrutement de main-d’œuvre
cessus d’industrialisation originaux. Ainsi, et en refusant d’investir dans des technolo-
en 1952, les machines automatiques mises gies considérées comme hors du cœur de
au point par Georges Salomon permettent métier.
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de produire les carres de ski en grande quan-


tité. Quelques années plus tard, la chaussure 2. Le développement d’une compétence
avec entrée arrière est conçue avec ses relationnelle
coques en polyamide injectées sur presses Pendant près de cinquante ans, Salomon a
horizontales, et ses chaussons coulés selon développé une compétence spécifique dans
un procédé spécifique en mousse de poly- le pilotage d’entreprises sous-traitantes,
uréthane. d’abord locales et proches (Haute-Savoie,
Le contexte dans lequel se déploient ces Savoie et Monts du Lyonnais), puis euro-
stratégies est celui d’une entreprise fami- péennes et géographiquement distantes
liale, farouchement attachée à son autono- (Italie, Roumanie en particulier). Le
mie, et dynamique en matière de crois- modèle de sous-traitance impulsé par l’en-
sance. De ces objectifs antagonistes, treprise est bien spécifique. Il ne s’agit ni
Georges Salomon tire une règle de manage- d’une sous-traitance de spécialité (le don-
ment : les ressources étant limitées, on ne neur d’ordres ne dispose pas du savoir-faire
doit investir dans des activités industrielles pour réaliser le produit), ni d’une sous-trai-
que lorsque c’est véritablement nécessaire, tance de capacité (le donneur d’ordres ne
c’est-à-dire lorsque l’on ne peut ne pas dispose pas des capacités pour réaliser cer-
Lorsque la fonction achats devient stratégique 129

tains travaux et prestations, du fait notam- en 1993, 50 % de la production de chaussure


ment de l’augmentation des commandes). alpine. Cette dernière réalise aussi la
On peut la qualifier de sous-traitance maî- découpe pour les fabricants de chausson qui,
trisée dans la mesure où Salomon apporte eux-mêmes, alimentent par la suite tant
au sous-traitant des moyens de production l’usine que les sous-traitants assembleurs de
qu’il maîtrise en interne pour ainsi conser- chaussure (qui réalisent les autres 50 % de la
ver, en plus de la conception des produits, production). L’idée n’est pas de compléter
celle des procédés de fabrication. les capacités dans des pics, mais bien de
Par ailleurs, Salomon s’occupe le plus sou- sous-traiter la production tout en gardant la
vent d’approvisionner le sous-traitant en maîtrise industrielle du produit, donc des
composants et matières sur le modèle dit du lignes de production intégrées.
« façonnage ». Ce modèle offre au sous- Le « modèle 50/50 » est devenu, trente ans
traitant l’avantage d’une gestion peu ris- plus tard, un « modèle 5/95 », les 5 % de
quée, sans achats à réaliser, et sans investis- production réalisée dans les usines Salo-
sement machine. Les machines étant mon se concentrant sur les articles haut
spécifiques, elles ne peuvent pas être utili- gamme, par exemple la fabrication des skis
sées pour d’autres clients, créant ainsi une destinés aux skieurs présents lors des
dépendance forte vis-à-vis de Salomon. Coupes du monde. La maîtrise de l’indus-
Dans l’entreprise, les acteurs en charge du trialisation reste une priorité grâce au Salo-
pilotage sont les acheteurs, qui aiment à se mon Design Center et aux ateliers pilotes
qualifier dès les années 1970 de « pilotes de pour les phases d’industrialisation. Ces der-

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réseaux externes ». On peut exprimer de la niers donnent la possibilité de fabriquer des
façon suivante la compétence relationnelle préséries sur les mêmes presses à injecter
développée alors par la fonction achats : de que celles installées chez les sous-traitants.
par son histoire, Salomon a acquis une En interne, pour expliquer le business
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capacité spécifique dans le déploiement de model industriel de l’entreprise, on utilise la


process qui vont être utilisés par d’autres schématisation de la figure 1. Elle indique
(on pourrait parler d’une compétence en que derrière le très faible taux apparent de
ingénierie de process de production exter- maîtrise en interne de la production (5 %
nalisée). Cette compétence se traduit par des produits vendus sont fabriqués dans les
une grande rigueur dans la définition des usines du groupe), il existe une forte maî-
process opératoires, dans la surveillance de trise globale de la production externalisée
la qualité et dans la coordination avec les par l’internalisation des spécifications pro-
ressources externes. duits et composants, ainsi qu’une maîtrise
Une règle implicite est adoptée par l’entre- estimée à 70 % des process industriels utili-
prise à partir des années 1970 : pour la plu- sés pour l’ensemble de ces productions.
part des productions, 50 % doivent être réa-
lisés dans les usines Salomon et 50 % chez 3. L’aventure roumaine, une stratégie
des sous-traitants (d’où un « modèle 50/50 » achats fondée sur les compétences
selon la terminologie interne du groupe). relationnelles
Prenons l’exemple de l’usine de Serrières en Au début des années 1990, Salomon est le
Chautagne (Savoie), qui fabriquait encore, leader mondial dans le secteur de la chaus-
130 Revue française de gestion – N° 205/2010

Figure 1 – Le business model industriel de Salomon

sure de ski alpin avec le concept innovant protection des savoir-faire : le risque est
de l’entrée arrière, mais c’est aussi le seul trop grand de voir un sous-traitant chinois
acteur du secteur qui n’est pas italien. Or, à contracter ensuite avec un distributeur spé-
cette époque, la lire perd 45 % de sa valeur, cialisé de type Décathlon ce dernier profi-
faisant chuter brutalement la compétitivité tant du développement industriel réalisé par
prix de Salomon. La décision est prise de Salomon. Au final, une équipe projet créée
s’implanter en Italie, avec le rachat de San au sein de la direction des achats décide de

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Giorgio. Cette opération offre trois avan- sélectionner un pays où il sera possible
tages : a) bénéficier du taux de change avan- d’implanter un réseau de sous-traitance « à
tageux de l’Italie, b) avoir accès à la sous- la française », c’est-à-dire sur le modèle
traitance italienne regroupée dans le district bâti par Salomon en Rhône-Alpes. Après la
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de la fabrication des chaussures (Montebel- chute du mur de Berlin, les pays de l’Est
luna), et très performante dans ce domaine, sont une cible privilégiée avec deux
et c) donner accès à la compétence de options : choisir des pays qui vont rejoindre
conception et production sur les chaussures le plus rapidement les standards européens
à crochet. Pendant cinq ans, l’Italie monte (Hongrie, Tchéquie, Slovaquie), et où il
en puissance, et passe de 10 % de la pro- sera facile de s’implanter ; choisir d’autres
duction de Salomon en 1993 à 60 % en pays où le tissu industriel est en friche
1998. Le groupe augmente les capacités de (Pologne, Bulgarie, Roumanie), avec un
production de l’usine italienne et duplique écart salarial certes faiblement favorable
le modèle français en s’appuyant sur le mais qui devrait s’aligner sans doute plus
réseau de sous-traitants locaux. lentement sur les voisins européens. Le
Pour la direction de l’entreprise, il faut choix se portera en dernier ressort sur la
cependant aller plus loin en se différenciant Roumanie pour diverses raisons : stabilité
des productions italiennes et redéployer les politique, proximité culturelle, coût de la
activités du groupe vers un pays low cost. main-d’œuvre, niveau d’éducation et acces-
L’Asie n’est pas retenue pour des raisons de sibilité logistique.
Lorsque la fonction achats devient stratégique 131

Phase 1 (1993-1998) : tuent. Si l’Italie reste 10 % moins cher que


transfert de compétences et déploiement la France, la Roumanie est six fois moins
du réseau de sous-traitance captif chère sur le coût de la main-d’œuvre. Une
La stratégie roumaine constitue un pari ris- chaussure de ski nécessitant une heure de
qué car il s’agit de transférer les technolo- travail en moyenne ; l’écart est donc à cette
gies de types couture et assemblage, tout en époque approximativement de 30 euros sur
développant sur place de l’injection plas- une chaussure… Or, la marge d’une chaus-
tique (et la coulée de polyuréthane), un sure est inférieure à 30 euros ! Il a donc été
mode de production inconnu dans ce pays à décidé de « tuer » la technologie entrée
l’époque. L’injection est d’ailleurs identifiée arrière et de transférer les volumes de pro-
duction français en Roumanie. En 1998,
comme la technologie clé autour de laquelle
sous la double poussée d’une forte concur-
doit se bâtir le réseau de sous-traitance.
rence et d’un rétrécissement du marché glo-
L’accompagnement des sous-traitants est
bal (notamment avec la substitution par le
lourd pour le groupe, d’autant que la priva-
marché du snowboard), la sous-traitance
tisation des entreprises, après la Révolution
italienne est définitivement stoppée.
de décembre 1989, se réalise en l’absence
de potentiel d’investissement additionnel. Phase 2 (1998-2003) :
C’est donc Salomon qui, non seulement, consolidation du système
achète les machines nécessaires à leur pro- La consolidation prend une forme institu-
duction, mais aussi les composants et tionnelle avec la création, en 1998, de Salo-
matières premières pour la fabrication. Des

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mon Romania, au départ une petite équipe
investissements sont toutefois demandés de dix personnes essentiellement mission-
aux sous-traitants pour mettre aux normes nées pour contrôler la qualité fabriquée par
leurs usines de production et comme leurs les sous-traitants locaux. La responsabilité
moyens financiers sont toujours insuffisants,
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de cette filiale va échoir de façon symbo-


Salomon finance indirectement ces derniers lique au directeur des achats de Salomon
en acceptant pendant quelques années le qui en a piloté la construction. L’objectif est
paiement de pièces « surcotées » pour cou- de faire de la Roumanie le pôle exclusif de
vrir les dépenses. production low cost en Europe de Salo-
Fin 1996, la répartition des productions est mon4. Jusqu’à présent piloté à 100 %
la suivante : un tiers de la production en depuis la France, le réseau de sous-traitants
Roumanie, principalement des entrées de va bénéficier d’une gestion locale assurée
gamme pour les chaussures ; la France par des employés roumains salariés de
garde le haut de gamme et la technologie Salomon Romania. Indépendamment du
des entrées arrière, soit un autre tiers ; le contrôle de la qualité, les deux autres
reste de la production (la technologie des métiers du pilotage de la sous-traitance
crochets) se localise en Italie. Mais les (logistique, technique) sont également
écarts dans les coûts de production s’accen- transférés au sein de Salomon Romania.

4. Les activités existantes en Tchéquie, en Slovénie et au Maroc sont progressivement arrêtées et transférées en
Roumanie.
132 Revue française de gestion – N° 205/2010

Les activités logistiques sont parallèlement vélo, fixation alpines, fixation de snow-
regroupées en 2000 sur une plate-forme de board) dans les mêmes réseaux roumains.
contrôle, stockage et distribution de En 2004, la décision est prise d’arrêter la
matières et composants en Roumanie. production de San Giorgio, en Italie. La
Fidèle à son modèle, Salomon confie la Roumanie devient alors à cette date le pôle
construction et la gestion de la plate-forme de production pour les activités alpines à
à un partenaire logistique. Le partage des hauteur de 95 %. Enfin, le changement
activités entre les différents acteurs est pré- d’actionnaire survenu en 1998 (prise de
senté dans le tableau 2. En 2007, la filiale contrôle par Adidas) contraint les respon-
roumaine compte 75 personnes avec 25 per- sables du système à consolider leur busi-
sonnes dans la qualité, 25 personnes dans la ness model. En effet, le siège du géant alle-
logistique et 25 personnes dans l’audit tech- mand est peu favorable à la logique du
nique. On applique donc ici le principe de réseau captif. Il préconise un sourcing en
subsidiarité en faisant traiter en local tout ce Chine, auprès de réseaux qu’Adidas connaît
qui peut l’être, et on conserve en France la bien et qui fonctionnent de façon beaucoup
définition du besoin, la maîtrise du risque, plus souple : le client ne possède pas d’actif
et la contribution aux projets de nouveaux spécifique chez le fournisseur, les moyens
produits. de production appartiennent à ce dernier et
La consolidation du système s’apparente on achète les produits lorsqu’ils sont dans
aussi à celle des volumes d’activité. Dès les containers. Un bras de fer s’engage
1998, il est décidé d’accélérer le mouve- entre le siège d’Adidas et la filiale française

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ment de délocalisation en transférant qui s’oppose à ce modèle par l’inertie et
notamment de nouvelles activités (roue de avec le soutien de son P-DG. Le directeur
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Tableau 2 – Le partage des activités dans la supply chain de Salomon

Métiers maintenus Métiers transférés Métiers externalisés


en France sur Salomon Romania (sous-traitants roumains)

– Achats (négociation et mise


en place des contrats)
– Méthodes logistiques
– AQF (assurance qualité – Gestion de la main-d’œuvre
(pilotage plate-forme, audits
fournisseurs) de production
sous-traitants, douanes)
– Industrialisation matériaux et – Locaux, énergie,
– Inspection qualité des
procédés (définition et mise au maintenance des moyens
produits finis (conformité
point) – Gestion de production
produits)
– Engineering (transferts des (ordonnancement, magasins
– Techniciens process
process en Roumanie) internes, etc.)
(surveillance et application des
– Supply chain (customer – Contrôle et stockage des
modes opératoires)
service, transports, procédures, matières premières et
– Suivi d’indicateurs qualité
systèmes, etc.) composants
chez les sous-traitants
– Qualité centrale (procédures,
audits, etc.)
Lorsque la fonction achats devient stratégique 133

des achats de Salomon doit, tous les ans, de Salomon, dont les technologies ne sont
évaluer l’écart de coût obtenu dans le pas présentes en Roumanie, à s’implanter
réseau roumain avec celui que l’on pourrait dans le pays. Les objectifs sont de trois
potentiellement espérer d’une solution asia- ordres : a) améliorer la réactivité par la pré-
tique, cette analyse interne étant régulière- sence locale des fournisseurs, b) baisser les
ment contrôlée par des cabinets d’audit coûts logistiques (représentant à l’époque
externes au groupe. Implicitement, tant que plus de 10 % des coûts des produits fabri-
les écarts de coût sont inférieurs à 15 %, la qués en Roumanie), et c) gagner en coûts
solution roumaine est considérée comme composants par le biais de la main-d’œuvre
viable par le groupe. Mais cet aiguillon utilisée localement.
incite à la recherche d’une efficience maxi- L’opération « transplants » sera finalement
male du réseau roumain et pousse la direc- assez difficile à conduire car les PME
tion des achats à entamer une phase supplé- concernées sont peu enclines à prendre un
mentaire de son évolution. tel risque. Pour les y inciter, Salomon va
participer activement à la création de
Phase 3 (2003-2006) : Romalp Industrie dès 2004, et cela afin de
stratégie de transplants créer des synergies entre les 50 entreprises
La défense de la solution roumaine impacte adhérentes (participation à des salons com-
doublement sur la stratégie de Salomon. muns pour « chasser en meute », mutualisa-
D’une part, il s’agit d’alimenter en innova- tion sur la gestion des problèmes juri-
tion technologique le marché de la chaus- diques, lobbying pour la création d’une
sure de ski via le réseau de sous-traitants.

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ligne d’avion régulière entre Lyon et
En effet, en cas de tarissement du flux d’in- Timisoara, etc.). Le directeur des achats de
novation, les autres business models Salomon organise le marketing de l’asso-
seraient implicitement validés, notamment ciation, en poussant tous ses fournisseurs à
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ceux de Quicksilver et Rip Curl, qui consi- y participer. Pendant quelques années, il se
dèrent que le design, le marketing et la réac- charge également de vanter leurs mérites
tivité doivent primer en termes d’avantage auprès d’autres clients potentiels mais non
concurrentiel soutenable. Ainsi, dans ces concurrents en espérant augmenter le
business models, la maîtrise de l’industria- volume d’activité des fournisseurs ayant
lisation des produits n’est pas nécessaire et migré en Roumanie, et ainsi partager les
la stratégie achats s’appuie sur un sourcing coûts. En 2006, vingt-sept fournisseurs
asiatique auprès de sous-traitants spécia- français et italiens ont tenté l’aventure.
listes non captifs car ils amortissent leurs
compétences auprès d’un vaste panel de Phase 4 (2006-…) :
clients. D’autre part, pour rendre économi- efficacité et autonomie
quement compétitif le réseau roumain, il Les trois dernières années de l’aventure
faut drastiquement baisser les coûts en roumaine de Salomon ont vu le lancement
jouant notamment sur les achats de compo- de trois projets en parallèle. Le premier pro-
sants et matières entrant dans la production. jet porte sur l’optimisation de l’efficience
Dès 2000 est donc initiée une stratégie dans les unités de sous-traitance par le biais
visant à inciter les fournisseurs rhônalpins d’une démarche de lean manufacturing ani-
134 Revue française de gestion – N° 205/2010

mée par Salomon Romania, formé par et traitants, qui semblent maintenant avoir
avec l’accompagnement d’un cabinet de développé une compétence suffisante en la
conseil français expert du domaine. Le matière. Après une période de flottement
deuxième projet porte sur le transfert de dans les performances logistique et qualité
certaines responsabilités opérationnelles du réseau roumain, Salomon semble être
aux sous-traitants (logistique opération- parvenu à un nouvel équilibre satisfaisant.
nelle, contrôle de la qualité), la filiale
conservant la maîtrise des autres métiers
III – DISCUSSION
présentés dans la tableau 2 (assurance de la
qualité, méthodes, logistique). Enfin, le L’objectif de l’article était de discuter le
troisième projet porte sur le démarrage de rôle désormais stratégique tenu par la fonc-
nouvelles filières de sous-traitance de tion achats en ancrant le raisonnement au
proximité dans d’autres régions d’Europe cœur même de la théorie de l’avantage
(Ukraine, Moldavie) pour compenser les concurrentiel. De l’étude de cas conduite, il
hausses salariales en Roumanie, dues ressort que la notion centrale de « compé-
notamment à la montée en puissance des tence relationnelle » apparaît comme pro-
activités liées à l’automobile. Ces trois pro- téiforme, capable au final de guider les
jets achats sont, pour la première fois, pilo- managers achats dans leur quête de recon-
tés par la filiale roumaine. naissance en dépassant une simple vision
Un phénomène vient toutefois contrarier le opérationnelle, trop souvent dominante, de
processus : le rachat de Salomon par le leur activité. L’exemple de la stratégie

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groupe Amer mi-2005. En effet, ce groupe conduite par Salomon en Roumanie permet
ne connaît que les schémas traditionnels de d’avancer dans cette direction, mais il reste
management : d’un côté, une forte intégra- évidemment à comparer cette expérience à
tion verticale (skis Atomic ou montres d’autres situations de gestion. Le tableau 3
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Sunto) ; de l’autre, le sourcing auprès de se propose de synthétiser les enseignements


fournisseurs spécialisés (raquettes de tennis du cas en utilisant la grille de lecture, ébau-
Wilson). La seule expérimentation au sein chée précédemment, en matière de compor-
d’Amer d’un modèle de sous-traitance « à tements stratégiques créateur de valeur : a)
la Salomon » est celle des chaussures de fuir le repli sur soi, b) rechercher l’aligne-
ski, caractérisée par une supply chain écla- ment stratégique, c) identifier et développer
tée où les chaussons sont réalisés en Chine, des fournisseurs inaccessibles aux concur-
l’injection en Autriche et l’assemblage en rents, d) verrouiller l’accès à des ressources
Bulgarie. À partir de 2008, Salomon décide procurant un avantage concurrentiel soute-
de récupérer cette production dans son nable, et e) acheter d’une façon difficile-
réseau roumain, cette organisation « trian- ment imitable.
gulaire » étant 15 % plus coûteuse que la Le cas Salomon semble finalement emblé-
solution roumaine. Depuis lors, la filiale matique du rôle que peut jouer une fonction
roumaine a été fermée afin de revenir à une achats dans la construction de ce que Jarillo
version « poussée » et pilotée depuis l’Au- (1988) qualifie de « réseau stratégique ».
triche ; certaines activités (logistique, qua- Face à elle, l’entreprise ne possédait pas de
lité) sont directement déléguées aux sous- fournisseurs équivalents aux équipemen-
Lorsque la fonction achats devient stratégique 135

Tableau 3 – Application au cas Salomon des cinq préceptes de construction


d’un avantage concurrentiel par les achats

Les préceptes Les constats issus du cas Salomon

La légitimité du rôle de la fonction achats dans la démarche stratégique n’est pas


une évidence. Il a fallut que le directeur des achats trouve des sponsors dans
l’entreprise pour appuyer ses actions. Pour prouver sa contribution, il reconnaît
avoir utilisé trois vecteurs contributifs :
– un bon « timing » : savoir être présent dès l’origine de la constitution de l’offre
a) Fuir le repli produits/process et des réseaux associés ;
sur soi – une bonne concourrance : s’associer aux autres fonctions de l’entreprise pour
mettre en place conjointement des réseaux, organisations et processus efficaces et
contributifs ;
– une véritable « expertise » : être animateurs et spécialistes de l’identification et
de la gestion de réseaux tout en sachant se plier à la contrainte de l’évaluation par
les coûts des solutions proposées.

Salomon cherche en permanence à associer innovations produits avec innovations


process, Il est donc fondamental de protéger ces deux vecteurs d’innovation, et ceci
malgré l’externalité des réseaux de production. Seul un alignement stratégique de
la politique sourcing sur celle du développement produits le permet.
b) Rechercher La tradition industrielle de Salomon est de s’appuyer sur des ressources externes de
l’alignement fournisseurs et de sous-traitants. Le groupe a ainsi développé des routines qui ont
stratégique favorisé le choix stratégique de la constitution d’un réseau de sous-traitants distants.
La capacité d’ouverture a favorisé la recherche de voies innovantes dans la gestion
des réseaux, en évitant de suivre les modèles dominants traditionnels: la gestion
intégrée (modèle Atomic) ou encore l’externalisation complète (modèle Adidas).

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c) Identifier C’est clairement le cas des sous-traitants roumains, inconnus des réseaux
et développer traditionnels de sous-traitance du monde du sport d’hiver, que seul un
des accompagnement spécifique et lourd du client a amené au niveau industriel requis.
fournisseurs L’investissement réalisé dans ces réseaux (alimentation en pièces, équipements
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inconnus financés par Salomon, etc.) a permis d’obtenir un double avantage : une baisse des
des coûts de production et une protection contre l’utilisation de cette ressource par les
concurrents concurrents.

Il s’est agi pour Salomon d’obtenir plus que les concurrents de deux catégories de
d) Verrouiller ressources externes, connues et accessibles :
l’accès – les fournisseurs technologiques hors des réseaux traditionnels alpins (plutôt
à des français de proximité), qu’il fallait inciter à s’installer en Roumanie pour valider le
ressources modèle économique (phase 3) ;
procurant – les fournisseurs traditionnels du milieu alpin (italiens pour la chaussure de ski,
un avantage helvétiques ou autrichiens pour le ski), qu’il fallait non seulement convaincre de
concurrentiel venir s’installer en Roumanie, mais aussi de préférer la relation d’affaires avec
soutenable Salomon plutôt qu’avec les autres concurrents du secteur ayant des stratégies
industrielles différentes.

L’approche particulière de la gestion de réseaux, avec une forte implication du


client, selon un mode très collaboratif, peut être considérée comme un avantage
e) Acheter concurrentiel. En effet, même vis-à-vis de fournisseurs identifiables aisément, cette
d’une façon approche nécessite un fonctionnement, des processus, des compétences, et surtout
difficilement des comportements bien spécifiques qui ne s’acquièrent ni rapidement, ni
imitable facilement. La compétitivité ne vient donc pas de la constitution même du panel de
fournisseurs/sous-traitants, mais bien plutôt de la manière de le gérer.
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tiers du secteur automobile, capables de de la manière de les capter par le biais


pousser vers leurs clients des solutions très d’une gouvernance performante des rela-
complètes tant en termes d’offre produit tions. Une entreprise acheteuse devance
qu’en termes d’organisation logistique ainsi ses concurrents en ayant une aptitude
associée. Pour avoir un poids sur la stratégie à cultiver sa compétence relationnelle,
de l’entreprise, il fallait donc que la fonc- notamment dans l’exploitation d’actifs à
tion achats développe une compétence dans fort degré de connaissance (technologique,
la conception du réseau (avec notamment le marketing, etc.) détenus par les fournis-
long processus de développement des trans- seurs. La recherche conduite par Dyer et
plants), mais aussi dans la gestion des inter- Hatch (2006) sur la stratégie réticulaire de
faces (structure logistique, qualité, etc.). Toyota, comparée à celle de General
Pour cela, il fallait que les choix achats Motors, Ford et Chrysler, constate ainsi
soient concourants aux choix logistiques. que le partage de connaissance entre l’en-
C’est cette concourance qui a permis au treprise acheteuse et ses fournisseurs
niveau opérationnel d’obtenir un coût glo- constitue les sources d’un avantage concur-
bal pour la solution roumaine très compéti- rentiel peu imitable, et plus encore, une
tif, tout en attirant les fournisseurs qui pou- puissante barrière à l’entrée.
vaient de facto bénéficier des structures Notre conclusion toute provisoire pourrait
logistiques élaborées par leur client en Rou- donc être la suivante. Pour atteindre ce
manie. Dans ce cas, Salomon a bien agi fameux rôle stratégique à laquelle elle pos-
comme une firme pivot ayant construit une tule depuis plusieurs années, la fonction

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stratégie réticulaire au service de sa poli- achats se doit d’agir au-delà de ses préroga-
tique de développement, en cherchant à tives classiques. L’achat « pur » comme
combiner harmonieusement choix achats interface entre les besoins de l’entreprise et
(quels fournisseurs, avec quel engagement le marché fournisseur n’a que peu de
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et à quel coût ?) et choix logistiques (quels chance de conférer à l’entreprise un avan-


systèmes d’approvisionnement en environ- tage concurrentiel soutenable comme l’ex-
nement globalisé ?). plique les théoriciens de l’AFR. Ce dernier
De ce point de vue, le courant relationnel ne pourra découler que de la totale coopé-
prouve à nouveau sa réelle originalité et sa ration des fonctions achats avec les autres
pertinence pour comprendre comment se fonctions clés de l’entreprise : R&D, pro-
construit et s’entretient une compétence duction/industrialisation et logistique (ou
relationnelle fondée sur des interactions de façon plus récente supply chain). Il
étroites et durables entre une entreprise découlera aussi de sa capacité à coopérer
acheteuse et ses fournisseurs. L’avantage avec les fournisseurs pour générer une rente
concurrentiel des réseaux stratégiques relationnelle distinctive sur le marché.
repose clairement sur la capacité de l’en- Ainsi, le stratège un peu à l’étroit dans ses
treprise acheteuse à extraire de la valeur à habits d’acheteur pourrait trouver plus
partir de ressources qui ne sont pas totale- d’envergure sous le label peu usité de « ges-
ment possédées ou contrôlées par elle ; plus tionnaire des ressources externes » ou celui,
précisément, elle découle autant – voire plus usité, de « manager de la supply
plus – des ressources en tant que telles que chain ». Par-delà une rupture purement
Lorsque la fonction achats devient stratégique 137

sémantique, il s’agit sans doute d’une concurrentiel par les achats en redessinant
manière radicalement nouvelle de penser la les frontières de l’organisation et la nature
construction et la protection d’un avantage des compétences managériales à mobiliser.

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