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6/6/22, 11:29 PM Korčula sous la domination de Venise au XVe siècle - La mer - Collège de France

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 Schmitt, Oliver Jens

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La mer
1Dans la conférence précédente, nous avons brossé le tableau d’une Korčula continentale
qui tournait les dos à la mer et cultivait ses champs, ses vignes, ses oliviers, ses amandiers
et ses figuiers. Aujourd’hui, nous allons nous consacrer aux dimensions maritimes de cette
société insulaire : nous nous demanderons comment Korčula vivait avec la mer et, pour
continuer de suivre le fil rouge de ce petit cycle, comment la domination vénitienne a
transformé la relation de l’île avec l’espace maritime.

2La réponse à notre question principale est rendue plutôt difficile, car la masse abondante
de sources pour notre xve siècle contraste avec une relative pauvreté de documentation pour
le siècle précédant, qui pourrait servir de comparaison. Notre esquisse de la vie maritime à
l’époque pré-vénitienne doit se borner à quelques grandes lignes.

3Avant 1420, c’est-à-dire avant la cession de l’île à la Sérénissime, Korčula vivait à l’ombre
de Dubrovnik, ce grand et puissant port de la Dalmatie méridionale qui s’était, en 1358,
débarrassé de la domination vénitienne et était soumis à la suzeraineté de la couronne de
Hongrie ; c’était Dubrovnik qui attirait les navires en route vers le Levant ou de retour des
ports orientaux. Korčula, par contre, ne disposait que d’un petit port pour la navigation de
cabotage, un commerce local qui gravitait autour de l’embouchure de la Neretva (Narenta),
le terminus des caravanes descendant de la Bosnie et de l’Herzégovine dans la région
frontalière dite Krajina ; un autre axe liait l’île avec l’Italie du Sud, notamment les Pouilles. Par
contre, le port jouait un rôle important dans la navigation de transit. Le voisinage de
Dubrovnik explique aussi pourquoi la construction de navires est restée très modeste à
Korčula, bien qu’on trouve une référence à un petit arsenal en 1401. On ne sait que peu de
choses sur la vie maritime des Curzolains. La documentation de la période vénitienne
change radicalement cette image en nous fournissant un dossier extrêmement riche.

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4Nous nous approcherons des dimensions de la vie maritime en plusieurs pas. Nous
commencerons par le contact quotidien des Curzolains avec l’élément qui entourait leur
espace vital, par les hommes qui ne quittaient pas leur île et ne mettaient pas le pied sur un
navire ; puis, nous élargirons lentement le rayon de notre analyse en étudiant la navigation de
cabotage, la navigation adriatique, puis la navigation en Méditerranée. Nous esquisserons
l’infrastructure maritime de l’île, sa position dans le système commercial vénitien et
adriatique; nous accompagnerons des Curzolains sur leurs routes maritimes et nous, de
nouveau, essayerons de croiser des destins individuels, avec la transformation de l’espace
adriatique sous domination vénitienne.

1 7/10/2 f.27r.
2 7/10/2 f. 27v.
3 7/10/2 (29 juillet 1440).

5Tandis que les villages se trouvaient dans l’arrière-pays, bien cachés derrière des forêts et
des collines, les habitants du port de Korčula vivaient, eux, en contact direct avec la mer. Les
citoyens de la petite ville capitale n’avaient qu’à descendre les étroites ruelles pour arriver à
la mer, qui entourait de trois côtés le port situé sur une petite péninsule. Une partie
considérable de la sociabilité curzolaine se déroulait sur le port et sur les petits plages
devant les remparts ; les hommes se rencontraient dans la loggia, y jouaient aux cartes ou
aux échecs, causaient, concluaient des contrats, observaient les pêcheurs et les navires qui
arrivaient; chaque matin. Des lavandières étalaient leur lessive sur la plage en bavardant ;
nous devons à un procès la description d’un semblable matin : une lavandière qui vient de
commencer son travail, voit son fils franchir en larmes la porte de la ville ; elle court derrière
lui et, quand elle retourne à sa lessive, quelques mouchoirs précieux ont disparu et la
lavandière voisine aussi. Un autre jour, le gouverneur vénitien est obligé de s’occuper de
quelques draps de la lavandière Radoslava qui, distraite par la conversation avec Maruša et
Vukava, la servante du patricien François Obradović, les a négligés de sorte que le vent les
a emportés dans la mer1. Plus sérieux sont les cas où le gouverneur doit poursuivre des
jeunes gens qui ont harcelé des lavandières ; en juillet 1440, Nikola Marković avait battu
Civita, la fille de Marin Angelović, parce qu’elle ne lui avait pas rendu sa chemise2. Outre les
lavandières, on rencontre des membres d’un autre métier, les tanneurs, qui ont besoin de
l’eau devant les remparts ; ils apparaissent dans nos registres, parce que, de temps en
temps, ils se plaignent que leurs peaux, étalées sur la plage, sont volées dans la nuit3.

4 10/14/1 f.4r.
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5 10/14/1 f.4r – 6r.

6La population rurale ne vivait pas à deux pas de la mer, mais faisait usage de ses
richesses. Les villages étaient liés à la côte par de nombreux sentiers qui passaient par le
maquis et les forêts4. Accompagnons pour un instant quelques paysans qui descendent, le
29 août 1444, vers la mer ; la jeune Vila du village de Žrnovo, près du port, servante de ser
Stéphane Dubravčić, veut aller à la plage ; le berger Paskoje Petrović décide de
l’accompagner ; Vila s’arrête un instant pour manger des figues, puis elle rencontre une
autre femme, ce qui est remarqué par un paysan travaillant dans la forêt ; tous trois
continuent leur chemin jusqu’à la plage où Paskoje se baigne. Ce qui s’est passé ensuite
reste obscur : Vila parla d’un viol, Paskoje nia en bloc ; en tout cas, cette randonnée estivale
prit une mauvaise tournure5.

6 7/10/2 f.22r-v.
7 10/13/1 f.26r.
8 13/22/1 f.15r.

7Ce texte mérite d’être relevé parce qu’il nous contient une référence, très rare, à un homme
se baignant dans la mer ; en fait, on ne dispose presque pas de textes qui nous montrent les
Curzolains nageant, se lavant et, plus généralement, en contact avec l’eau de mer. Les rares
cas concernent des jeunes, des personnes de condition sociale plutôt basse ou des
personnes qui se servent de l’eau pour leur métier, des lavandières, des tanneurs ou, bien
sûr, des pêcheurs et des marins. On sera peut-être surpris d’ajouter à cette liste les bergers.
Comme on a vu dans la conférence précédente, Korčula était une île de pâturage et, vu la
densité de l’exploitation pastorale, les bergers ne dédaignaient pas les plages peu
accessibles ; ils y transportaient leurs animaux avec des bateaux. Écoutons le récit du
berger Ante Bogavičić qui raconte que, en octobre 1444, il avait mené son troupeau à
l’embarcadère de Brista ; pendant que les animaux restaient toute la nuit sur la plage, Ante
dormit sur son bateau ; le matin, il prit avec ses collègues un petit déjeuner assez
nourrissant, un poulet rôti et un agneau rôti (un animal qu’il semble avoir volé6. Les animaux,
dispersés sur les plages, étaient des victimes faciles pour toute sorte de voleurs ; nous
trouvons aussi des cas où des moutons ou des chèvres se sont écartés de leur troupeau et
sont tombés des falaises dans la mer ; on se souvient aussi de Dragačić qui avait pris une
chèvre et l’avait rôti – une coutume que l’on rencontre souvent, la limite entre le vol et l’achat
avec paiement différée étant plutôt floue : elle dépendait souvent des arguments non-verbaux
du berger ou du propriétaire de l’animal7. Rares sont les références au repos que la mer
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offrait aux Curzolains : une fois, on a mention d’un groupe de chasseurs qui, partis en bateau
avec leurs chiens, débarquent dans une petite baie et lâchent leurs chiens sur un troupeau,
ce qui provoque une rixe avec le berger8.

9 13/22/1 f.94v.
10 31/59/4 f.42r.
11 25/48/10 f.2r.
12 25/48/2 f.2r.
13 35/66/II, 1-5 f.21r.
14 14/26/5 f.6r.
15 Ibid. f.6r.
16 13/22/3 f.134v.

8La principale richesse de la mer consistait, bien sûr, dans la pêche, élément important
dans l’économie de Korčula. Il semble que, pendant longtemps, elle ait satisfait seulement
les besoins du marché local, qui était surveillé par l’administration vénitienne (pour
empêcher, par exemple, que les vendeurs ne mettent des pierres dans les poissons afin

d’en augmenter le poids9. Mais, au xve siècle, on s’aperçoit de la naissance d’une nouvelle

industrie qui fleurira jusqu’au xvie siècle : la production d’anchois salées, un produit
recherché à Venise, mais aussi dans les îles grecques comme la Crète. En 1490, cette
industrie avait développé une telle demande de sel que les pêcheurs importaient celui-ci en
contrebande10. Comme dans Dubrovnik voisine, les droits des pêcheries étaient réglés de
façon minutieuse ; ils étaient affermés par le gouverneur, et les fermiers étaient les seuls à
exploiter les richesses maritimes, en théorie au moins. Le 7 mai 1477, le gouverneur déclara
que Pasquale Vranić « avait la permission de pêcher dans le territoire de Lumbarda et de la
ville, et qu’il devait apporter à la ville chaque jour des poissons en quantité suffisante » ;
Perin Vlakušić et Živko Brajanović obtinrent le même privilège11. Les pêcheurs étaient
obligés de présenter au gouverneur le produit de leur pêche tous les matins ; le gouverneur
leur donnait ensuite la licence de la vendre aux lieux destinés à ce commerce12. La
délimitation des pêcheries était l’origine de nombreux conflits, qui étaient souvent réglés par
la violence; le vol nocturne dans les pêcheries était un délit répandu13. En 1456, le fermier
Jacques Barnerius accusa Radoslav Roncho d’avoir dans la nuit jeté avec quatre
compagnons son filet de pêche sur celui du fermier et d’avoir gardé la pêche pour lui-
même14. On ne s’étonnera pas que les pêcheurs essayaient de tricher, en cachant leur
pêche aux fermiers et au gouverneur. Tel fut le cas d’un certain Marinacius et de son parent

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Ratko, tous les deux du village de Lumbarda, qui n’avaient déclaré que 10% de leur pêche
de maquereaux15. Des rixes éclataient aussi quand des pêcheurs passaient avec leurs
filets de pêche par des jardins de particuliers dont ils ruinaient les clôtures (1451)16.

17 14/26/5 f.5r.
18 Ibid. f.11v.
19 Ibid. f.10r.
20 15/28/4 f.286r.

9Ces conflits internes, cependant, s’avèrent peu importants comparés à l’âpre concurrence
des Curzolains avec leurs voisins de Dubrovnik. Cette hostilité remonte-t-elle à la période
pré-vénitienne ? Ce point n’est pas clair. Mais ce qui est évident, c’est que la frontière
maritime qui existait depuis 1420 entre les eaux territoriales de deux villes se transforma en
zone contestée, car cette frontière bordait les droits de pêche respectifs. La tension était
continuelle, presque quotidienne ; innombrables sont les cas où des pêcheurs ragusains
violaient les eaux curzolaines. Des bateaux de police de Dubrovnik arrêtaient des pêcheurs
de Korčula et maltraitaient les équipages ; un jour, les policiers ragusains foulèrent aux pieds
une cargaison de melons qu’un marchand de Korčula voulait transporter dans son île
d’origine. Les fermiers curzolains se plaignaient amèrement des pêcheurs de Dubrovnik qui
pénétraient dans leurs pêcheries ; un certain Oštoja Marglienovich avait, en 1456, pêché
dans les eaux de Korčula et vendu les poissons sur le marché de Dubrovnik17. En 1458, les
autorités de Korčula enregistrèrent des « dégâts insupportables » causés par les navires
prédateurs venus de Dubrovnik18 ; le gouverneur fit séquestrer dix-huit filets de pêche
illégaux19. Arrêtés, les pêcheurs ragusains se défendirent de manière agressive : la douane
de pêche est tout simplement trop coûteuse, prétendit un de ces pêcheurs à l’adresse du
gouverneur. D’autres Ragusains étaient plus intelligents : ils engageaient des équipes
curzolaines qui pouvaient pêcher dans les eaux de l’île en toute légalité ; un contrat montre
que les équipes étaient obligées de saler et conserver les poissions immédiatement après
la pêche20).

21 10/14/1 f.13r.
22 Ibid. f.20r.

10Une frontière maritime séparait Korčula non seulement de Dubrovnik, mais aussi de la
Krajina, partie de l’Herzégovine, sous la domination du puissant duc Stipan Vukčić et, à

partir des années 1480, définitivement sous l’administration des sultans. Déjà au ixe siècle,
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l’embouchure de la Neretva était un fameux nid de pirates, une tradition qui restait bien
vivante un demi-millénaire plus tard. Les autorités vénitiennes étaient impuissantes, lorsqu’il
s’agissait de freiner les petits raids pirates des hommes de la terre ferme. En octobre 1444,
par exemple, le pêcheur Nicolas Barberius fut attaqué à minuit par Michali Prothomaistro,
dont l’équipe était armée de glaives, d’arbalètes et d’arcs ; ils blessèrent le pêcheur, volèrent
son filet de pêche et la pêche de la nuit (pour une de 20 soldi) et « causèrent un dégât
énorme parce qu’ils ruinèrent toute sa pêcherie »21. Le même mois, neuf hommes de la
Krajina, armés d’épées et de boucliers, attaquèrent près de Cap Cumani trois pêcheurs
curzolains et volèrent leur pêche et l’équipement de leur bateau22.

23 8/7/7 f. 24r.
24 13/22/1 s.p.
25 13/23/3 f.71r.
26 13/22/1 f.55r-v.

11D’autres criminels s’approchaient davantage des plages curzolaines. Avec des petits
bateaux, des voleurs du territoire de Dubrovnik et de la Krajina passaient la mer dans la nuit
et volaient du bétail, des fruits et même des légumes ; citons des voleurs de moutons en
143523 ; en janvier 1453, Čara perdit en pareille occasion 30 moutons24 ; et, en janvier
1454, les voleurs emportèrent des choux et des légumes des jardins de Lumbarda25.

Pendant tout le xve siècle, la violence dans les eaux autour de Korčula n’a pas cessé. Cette
violence quotidienne ne faisait pourtant que refléter une violence plus grande, c’est-à-dire les
tensions militaires et économiques entre Venise, Dubrovnik, l’Herzégovine et le Royaume de
Naples sous la dynastie d’Aragón. Les guerres ouvertes entraînèrent une montée de cette
violence : en 1451, Dubrovnik bloqua les ports de l’Herzégovine ; ses corsaires attaquaient
tout navire qui s’approchait de ses eaux, une mesure qui dégénéra vite entre une guerre
maritime entre les Curzolains et leurs voisins ; huit barques et un navire de Dubrovnik
arrêtèrent le navire du patricien Marin Baronić ; un peu plus tard, en août 1451, plusieurs
hommes furent blessés lors d’une attaque ragusaine sur le navire du patricien Marko
Goriglavić26.

27 15/28/6 f.183v-185r.

12Vivre avec la mer ne signifiait pas seulement vivre avec la violence humaine sur la mer,
mais aussi avec la violence des éléments. Korčula, port de transit du commerce du Levant,
attirait des galées et de navires en route vers Venise ou venant de cette grande métropole.
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Les naufrages ne manquaient pas dans cette zone de circulation maritime très dense, et les
Curzolains n’ont jamais hésité à récupérer les épaves. Citons un cas spectaculaire : en mars
1460, à sept heures du soir, un navire provenant de Candie en Crète et en route vers Venise
fut coulé à fond devant notre île ; trente-trois personnes moururent, parmi elles le patricien
vénitien Domenico Barbaro et toute sa famille. L’alerte à Korčula connut une nouvelle
dimension quand on apprit que Barbaro avait emporté avec lui la grosse somme de 1500
ducats, et que le navire avait chargé du blé, des peaux, de la viande salée et d’autres
marchandises en Crète. Un groupe très hétérogène se rua tout de suite sur ce butin ; on
trouve parmi eux don Feliciano, notaire de l’évêque, le capitaine albanais Nikola Lala, le
charpentier Oštoja, Franic Vukičević et Francesco Quassiva ; plusieurs bateaux se livrèrent
une véritable course de vitesse, mais seul un navire, la barque du gouverneur, prit la mer en
toute légalité27.

28 13/23/6 f.8r.
29 13/23/6 f.4r.
30 14/25/12 f.1r.

13Nous venons d’accompagner des Curzolains dans leur vie maritime. Il faut maintenant
essayer de systématiser un peu nos impressions. Constatons d’abord que beaucoup de
Curzolains, notamment les paysans des villages à l’intérieur de l’île, n’avaient pas de contact
quotidien avec la mer ; cela aurait valu davantage pour leurs femmes. La plupart des
paysans ne voyaient la mer que quand le gouverneur les appelait au service sur le navire
patrouilleur. Depuis le haut Moyen Âge, Korčula maintenait une galée qui garantissait la
sécurité dans les eaux voisines et servait à la couronne de Hongrie, une coutume dont
Venise hérita après 1420. Les villages étaient tenus de fournir les équipages et des
arbalétriers, un service onéreux auxquels les paysans aisés se soustrayaient en offrant un
remplaçant. En 1454, le gouverneur se plaignit que les meilleurs tireurs n’apparaissaient pas
au service28. Regardons quelques détails du service militaire maritime : en 1452, le bateau
partit en patrouille avec dix arbalétriers et dix-neuf rameurs ; le capitaine rédigea un rapport
de service dans lequel on lit, en date du 4 juillet 1452, que « tous sont rentrés avec le navire
armé à la 22e heure ». Pour l’année 1454, nous possédons l’inventaire du navire : trois
fusils, deux bombardes et quatorze cuirasses, dix lances et trente flèches29. Le service sur
le bateau, comme on l’a vu dans la première conférence, était une pomme de discorde entre
les patriciens et les paysans ; rappelons que les modalités du paiement de l’équipage
n’étaient pas bien définies et que le gouverneur dut recourir au Doge pour régler cette

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question. Rappelons aussi que la galée curzolaine contribua dans les années 1470 à la
défense de l’Albanie vénitienne et qu’elle se couvrit de gloire, un siècle plus tard, dans la
bataille de Lépante (1571) contre les Ottomans. À l’époque où la vie était plus paisible,avant
l’arrivée des Ottomans, le navire policier chassait les voleurs, comme ces Ragusains qui
coupaient du bois dans les riches forêts de l’île30.

14Si ce premier groupe avait un contact assez limité avec la mer, il faut classer dans une
autre catégorie tous ceux qui vivaient de façon permanente sur l’île mais pour lesquels la
mer était un élément essentiel de leur existence : des pêcheurs, des marins, des capitaines
qui vivaient du cabotage entre la Neretva et Dubrovnik ; parmi eux, on trouve bon nombre
d’artisans et de paysans aisés, surtout des habitants de la petite capitale.

15La troisième catégorie inclut les marins dans le commerce adriatique : des patriciens
notamment, mais aussi quelques populares, qui étaient actifs comme capitaines et
entrepreneurs entre la Dalmatie et l’Italie méridionale et centrale (Pouilles, Marches), et entre
Venise et le golfe du Kvarner d’un côté, Korčula et Dubrovnik de l’autre. Ceux qui
dépassaient le rayon adriatique appartiennent à une quatrième catégorie : des
entrepreneurs patriciens et des marins qui naviguaient en Albanie, à Corfou, en Morée, à
Crète, dans quelques cas aussi jusqu’à Alexandrie ou d’autres ports du Levant. Mais la
plupart restaient dans les eaux vénitiennes qui couvraient l’espace entre la métropole et l’île
de Chypre. Soulignons que l’intégration dans l’espace économique et commercial de la
Sérénissime a beaucoup élargi le rayonnement de la navigation curzolaine. Certes, l’île n’a
pas perdu son caractère agraire, mais le petit monde s’est ouvert vers les côtes albanaises,
ioniennes et égéennes. Notons aussi la grande vague d’émigration dalmate en direction de
Venise ; les Curzolains, cependant, n’apparaissent pas de façon éminente parmi les
immigrés dans la Sérénissime.

31 15/29/1 f.392r.

16Tous ces groupes appartenaient cependant au même monde culturel ou, plus exactement,
sacral : les Curzolains vivaient à la périphérie du monde catholique, au voisinage proche du

monde orthodoxe, de l`Église bosniaque et, à partir du dernier tiers du xve siècle, de l’Islam.
Leurs liens spirituels avec le monde catholique étaient traditionnellement très forts ; cela se
reflète dans l’espace sacral dans lequel les Curzolains étaient enracinés. Les testaments
sont pleins de legs pour des pèlerinages aux lieux saints de l’Église catholique : Rome,

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Notre-Dame de Lorette, le mont de l’Archange St Michel en Pouilles, et même S. Marie de


Rotezo près de la ville de Bar31.

32 Cf. Dokoza, Dinamika, p. 140s qui signale le manque de sources pour la période
précédente.
33 12/19/1 f.26v.
34 Ibid., 15r.
35 40/77/2 f.159r-v.

17Le développement du port de Korčula au xve siècle fut le reflet des évolutions politiques.
Après 1420, Korčula, destination jusque-là plutôt endormie du cabotage et des pêcheurs,
intensifia son rôle comme port de transit pour le commerce de Levant32. En fait, l’île se
trouvait à l’entrée de l’Adriatique, et, comme les navires vénitiens évitaient le port de
Dubrovnik, grand concurrent de la Sérénissime, ils faisaient halte à Korčula, qui était le
premier port sous le drapeau de St Marc après les échelles de Corfou et de Durazzo.
Lentement, l’infrastructure du port fut adaptée aux nouvelles exigences ; en 1449, des
travaux furent effectués dans le petit arsenal33 ; on commença par construire un dépôt de
blé, puis deux grandes tours qui devraient renforcer les remparts bas et modestes34 ; en
1449, le gouverneur les décrivait comme très faibles. Ces travaux traînèrent, et ce fut
seulement la menace ottomane qui accéléra quelque peu l’effort des gouverneurs. Jusque
dans les années 1480, le danger venait non du Sud ottoman, mais de l’Ouest, du royaume
de Naples dont les navires pillèrent Korčula en 1484. À cette époque, le gouverneur acheta
en toute hâte de vieux navires qu’il fit couler dans le port pour en barrer l’accès. Les actes du
début du 16e s. nous renseignent sur les travaux pour une grande tour près de la plage35.

36 18/33/20 ; 40/77/2 f.160r.


37 25/48/18,2.
38 15/28/1 f.81r.
39 25/48/18,2.

18Mais, en général, Korčula offrait à la navigation un port sûr, qui fourmillait de navires de
passage, des grands convois de galées, les fameuses mude, des navires de la flotte
adriatique. Le passage des mude était un spectacle qui impressionnait les Curzolains et
influençait leur rythme de vie. Citons les mudes de Flandre ou les mude de Beirouth36 ; ou
le cas d’un homme qui date un événement en se référant à l’arrivée de la galée curzolaine
qui revient du Levant (en 1475)37. Comme port de transit, Korčula devait mettre son
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infrastructure à la disposition de la navigation adriatique, une obligation qui animait certes le


commerce mais qui causait à plusieurs reprises des conflits entre les exigences de la
grande navigation et les intérêts économiques des Curzolains ; ceux-ci devaient supporter
les matelots qui descendaient des galées pour se procurer les produits dont ils avaient
besoin, parfois avec des méthodes assez rudes. Nombreuses sont les plaintes de
Curzolains qui mettent en évidence des cas de vol ou d’intimidation ; en 1458, des marins
de la galée du nouveau gouverneur Francesco de Ca’ da Pesaro avaient volé au charpentier
Oštoja des peaux étalées au port38; en 1475, une tentative d’achat de viande dégénéra en
bagarre entre marins et Curzolains39.

40 14/25/12 f.2v.
41 13/23/3 f.64r.
42 15/27/3 f. 5v.
43 33/63/I,1-3 1493-95.
44 10/13/1 f.2r.

19Mais il est hors de doute que les paysans et les petits marchands curzolains faisaient
aussi de bonnes affaires avec les marins qui débarquaient pour acheter du pain et du vin,
comme ce fut le cas d’un matelot bosniaque en 145340. Un autre service d’infrastructure
était la construction et la réparation de navires. Certes, l’arsenal était assez modeste ; mais,
en tant que premier port vénitien à l’entrée du monde insulaire dalmate, Korčula devint un
point de référence pour les capitaines dont les navires avaient souffert des avaries. En
1453, le patricien Marin Paperčić vendit à Dimitri Naulifori de Corfou un grande arbre pour
en faire un mât (une référence à la richesse forestière de l’île, dont nous avons déjà traité
dans notre conférence précédente41. Des contrats de vente de barques et de bateaux
attestent d’un activité de construction navale, certes d’une importance locale ; notons un acte
de vente, en 1457, concernant un barchexoto d’une valeur de 7 ducats42, d’un autre en
1493 concernant un grippo commandé par le patricien Frane Žilković43. Il s’agit, dans ces
deux cas, de petits bateaux car Venise se réservait la construction des grands navires. Le
fait qu’elle défendait aussi l’achat de navires en terre étrangère gênait les Curzolains, qui
étaient habitués au marché de bateaux dans les Pouilles44.

45 Dokoza, Dinamika, p. 132.

20Les navires et leurs équipages transformèrent aussi les structures ethno-culturelles de


Korčula. Certes, ce ne fut pas une révolution car les Curzolains avaient été habitués aux
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marchands et marins étrangers déjà à l’époque pré-vénitienne45. Mais, après 1420, leur
nombre ne cessa de croître. Toute une population maritime floue peuplait le port et les ruelles
de la ville : des Vénitiens, des Italiens des Pouilles et des Marches, les voisins de la terre
ferme dalmate, de l’Herzégovine et de la Bosnie, de Dubrovnik, mais surtout des Grecs de
tous les parties de l’empire vénitien outre-mer. Tandis que les Slavophones de l’arrière-pays
constituaient un élément familier aux Curzolains, la présence grecque démontre l’intégration
de Korčula dans la grande circulation maritime du système économique de la Sérénissime.

46 13/23/1 f.6r.
47 25/48 f.3v-4r.
48 Ibid., f.5v-8r.
49 . Ibid., 10v-11r.
50 28/53/7 f. 2r, 1481.
51 33/63/I,1-3 f. 34, 68v.
52 19/35/3 f.1v.
53 16/30/9 f. 11r-12r.

21Citons quelques exemples : Micali Querini, de Crète, arriva du port moréote de


Clarence/Glarentza avec une cargaison de blé, de cire et de raisins secs46 ; Galeazzo
Clarachi, de Lépante/Naupaktos, transporta en 1469 une cargaison de viande de porc et
acheta à Korčula des anchois47 ; on trouve le marchand de lin Manoli de Candie/Herakleion
(1469)48, des marins de Corfou et de St Maure/Leukas49, des marchands de passage
comme Nicolas de Corfou, un capitaine au service du marchand Georges de Trogir, ville

voisine de Split50. Vers la fin du xve siècle apparaissent les premiers esclaves noirs et des
prisonniers que les Curzolains avaient faits sur de navires ottomans51. Les actes sont pleins
d’histoires de voyage : par exemple celle d’une avarie dans les eaux de Korčula, racontée
par ser Ericus de Anglia qui s’était sauvé dans le canot de sauvetage ou par son
compagnon de voyage le Franciscain Tomasino da Brescia qui faisait le trajet de Crète à
Venise par Corfou52. Des marins arrêtés par le gouverneur qui les accusait de contrebande,
donnent parfois des récits de la vie à bord et de leur biographie ; en octobre 1461, un navire
au service du duc Stipan Vukčić, qui faisait la navette entre les salines des Pouilles et la
Neretva, tomba dans les mains des Vénitiens ; l’équipage confirma qu’il faisait ces voyages
depuis des années ; un certain Ivan raconta qu’il aurait accompagné son ami Stéphane
depuis quatre ans et qu’il était habitué à charger du sel à Manfredonia et à naviguer dans les
eaux de la péninsule de Pelješac, de Korčula et de la Neretva53.

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54 13/22/1.
55 13/23/6 f.2r.

22Cette population floue fit augmenter l’activité du port, mais elle y apporta aussi de la
violence et une nouvelle sorte de criminalité ; notons les bagarres causées par des marins
albanais de Dulcigno/Ulcinj54 ou tous ces rameurs de galées qui avaient déserté et se
cachaient dans les collines de l’île55. Cette image animée ne doit cependant pas tromper : il
s’agit d’une population instable, de passage ; en fait, nous trouvons peu d’étrangers qui
s’installent à Korčula. Ceux qui s’établirent, venaient presque tous du même espace
linguistique, c’est-à-dire de la Dalmatie vénitienne, du territoire de Dubrovnik et surtout de
l’arrière-pays balkanique, secoué par les raids ottomans. La présence de navires et
d’hommes de toute la Méditerranée orientale provoqua une autre transformation, celle du
savoir : Korčula devint un centre de diffusion des nouvelles qui arrivaient du Levant, des
Balkans et de l’Italie du Sud. Les archives conservent des bulletins de renseignements que
les gouverneurs dressaient afin d’informer les autorités centrales. Korčula servait d’étape
dans le grand système d’information de la Sérénissime ; elle était le relais entre Kotor et
Hvar, et son gouverneur était obligé d’entretenir les émissaires de la République et
d’expédier le plus vite possible le courrier officiel.

56 12/19/1 f.14v, 19v, 24v-25v, 27v.


57 40/77/2 f.160v, 161r, 173v.

23Jetons un coup d’œil dans les bulletins politique de l’année 1448 : le gouverneur rapporte
une attaque ottomane sur la forteresse bosniaque de Duvno et un raid dans la région de
Šibenik, grand port vénitien au nord de Split ; il mentionne la peste qui ravageait le Caire et
Alexandrie ; il observe les navires et les galées catalans qui croisaient devant Korčula et
devinrent, après la déclaration de guerre entre Naples et Venise, une menace pour la
sécurité de l’île56. Korčula apparaît aussi comme relais du courrier officiel dans quelques

actes du début du xve siècle : en 1510, le courrier d’Edirne passa par Korčula en direction
de Venise ; le gouverneur entretenait des rapports avec le sancakbey de
Vrhbosna/Sarajevo ; nombreuses sont les notations du style : « Le 5 mai 1512, à 22 heures
du soir, la barque du capitaine Nicolò Dusi arriva avec un paquet de lettres pour Votre
Seigneurie.57 »

58 J.C. Hocquet, Le sel et la fortune de Venise, 2 vols., Lille 1978-1979 ; idem,


« Fiscalité et pouvo (...)
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59 T. Raukar, «Jadranski gospodarski sustavi : Split 1475-1500 », Rad Hrvatske


akademije znanosti i um (...)
60 Hanel, Statuta, p. 154.
61 Hanel, Statuta p. 241s.

24Nous avons déjà fait allusion à la position de Korčula dans le système commercial de
Venise ; il nous faut maintenant traiter de manière plus systématique cette question
importante. Le commerce vénitien suivait l’axe vertical dans la mer Adriatique, un axe qui
liait la métropole aux grands ports de relais qui se trouvaient tous sur la côte orientale du
golfe de Venise. Korčula en était seulement une étape. Cet axe fut le véritable moteur du
commerce adriatique, et aussi l’artère dont dépendait le grand commerce vénitien. Venise
essaya de concentrer la circulation de marchandises sur cette axe et d’obliger les
marchands à transporter leurs produits dans la métropole. Cette ordonnance a créé
l’impression que la Sérénissime avait interrompu les liens trans-adriatiques, c’est-à-dire
entre la Dalmatie et la côte orientale de l’Italie, qui était soumise au royaume de Naples et à
l’État de l’Église. L’historiographie croate traditionnelle a accusé Venise d’avoir détruit le
commerce et l’économie dalmate. Certes, la Sérénissime a monopolisé la production et le
commerce de sel, ruinant ainsi un secteur important de l’économie régionale58 ; elle a aussi
émis une longue série d’ordonnances qui interdirent aux marchands de transporter des
biens dans des ports non-vénitiens sans les avoir offerts préalablement au marché de
Venise. Mais les archives régionales parlent un autre langage : les études de Tomislav
Raukar et de Josip Kolanović pour les grands ports de Split et de Šibenik se basent sur
l’analyse des contralittere, des permis d’exportation, et ces textes enregistrent un grand
nombre de cargaisons livrées directement à l’étranger, notamment au Kvarner hongrois et
en Italie centrale et méridionale, bien sûr sans toucher le port de Venise59. Autrement dit, les
autorités régionales ne traitaient pas ces transports comme de la contrebande, mais les
légalisaient. Les contralittere nous permettent de quantifier ces exportations hors de
l’espace économique vénitien – des exportations qui suivaient des routes traditionnelles
inter-adriatiques entre Ancône, Pesaro, Manfredonia, Trani, Bari et Brindisi d’un côté, Split,
Šibenik et Korčula de l’autre. Venise n’intercepta pas ces liens traditionnels, mais elle les
transforma lentement, car l’intégration dans un nouvel espace économique signifiait pour
toute la Dalmatie qu’elle se trouvait exposée, plus que jamais, à l’aspiration qu’exerçait le
marché de la grande métropole sur toute l’Adriatique. Venise soutenait l’exportation des
denrées curzolaines vers la métropole en fixant un taux de douane bas pour le vin de l’île –
ce qui invita les Curzolains à importer du vin et à le déclarer comme produit local (1431)60 ;

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en 1514, le Sénat permit officiellement l’exportation de draps simples dans les Pouilles et
dans les Marches61.

Les routes maritimes depuis et vers Korčula au xve siècle

25L’intégration était une chance, certes ; mais la législation commerciale n’en nuisait pas
moins aux intérêts des Curzolains, car ceux-ci avaient eu coutume de fournir du sel à la
Bosnie, région qui ne possédait qu’une seule saline (à Soli/Tuzla) et qui dépendait de
l’élevage, grand consommateur de sel ; en outre, Korčula était contrainte d’importer du blé,
denrée que le nouveau régime réservait aux besoins de la métropole. Cette politique
commerciale de la Sérénissime suscita donc une résistance, qui se matérialisa sous forme
de contrebande.

62 D. Tošić, Trg Drijeva u srednjem veku, Sarajevo, 1987.

26Penchons-nous d’abord sur les routes commerciales : l’axe vertical ne reliait pas la
Dalmatie seulement avec Venise mais aussi avec les ports du golfe du Kvarner, notamment
Rijeka (sous domination habsbourgeoise), Bakar et Senj (appartenant à la couronne croato-
hongroise) ; c’est à travers des ports que le fer et les produits sidérurgiques de Styrie et le
bois de l’Autriche intérieure (Innerösterreich, Styrie, Carinthie, Carniole) étaient exportés en

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Dalmatie, surtout à Dubrovnik dont les chantiers navals avaient un besoin continuel de ces
produits, particulièrement de clous et de bois de construction. L’axe vertical se prolongeait
au sud jusqu’aux ports et aux échelles de l’Albanie et du golfe d’Arta en Épire, d’où était
exporté du blé pour Venise et toute la Dalmatie ; cet axe finissait en Morée, les ports de
Patras et de Clarence faisant partie du rayon maritime curzolain. L’axe horizontal liait la
Dalmatie à l’Italie centrale et méridionale ; dans le cas de Korčula, c’étaient les ports des
Pouilles, avant tout Manfredonia et Trani ; cet axe passait par Korčula et allait jusqu’à
l’embouchure de la Neretva. Le long de cet axe étaient transportés du blé et du sel des
Pouilles jusqu’en Bosnie et en Herzégovine, les produits étant transférés sur des caravanes
qui attendaient les navires à Drijeva, le grand marché sur la Neretva ; les caravanes
remontaient ensuite la vallée le long du fleuve en direction de Mostar. Notons que la nature
avait créé peu de passages dans la montagne dinaride, et que Drijeva était, avec Kotor,
Dubrovnik et Šibenik un des marchés les plus fréquentés de la Dalmatie médiévale62.

63 12/13/1 f.34r.

27Bien que Venise ait revendiqué l’Adriatique comme « son » golfe, comme une

possession maritime, elle n’a jamais été capable de faire prévaloir cette prétention : au xve
siècle, à l’apogée du pouvoir vénitien, elle se heurtait à la résistance de Raguse et surtout
de Naples, alors sous la puissante couronne d’Aragón. Korčula, on l’a vu, se trouvait à la
frontière des possessions vénitiennes dans l’Adriatique centrale ; c’était un poste avancé qui
surveillait les actions des corsaires catalans et des navires ragusains ; c’était un poste
avancé aussi du côté continental, où Alphonse V de Naples avait noué son réseau de
vassaux. Naples et Dubrovnik poursuivaient des buts économiques qui étaient directement
opposés aux intérêts vénitiens : il s’agissait du fer, du bois, du blé et du sel, qui auraient dû
passer par le territoire de Venise. Un rapport vénitien de l’année 1449 résume la situation :
les Ragusains avaient vendu au roi Alphonse V du bois, du fer et des fusils venus des ports
hongrois de Rijeka et Senj, et ils avaient acheté du blé dans les Pouilles et dans les
Abruzzes ; comme Korčula ne disposait pas d’un navire policier, les Ragusains se
comportaient comme « s’ils étaient les seigneurs de la mer », ce qui portait atteinte à
l’honneur de la Sérénissime 63.

64 O.J. Schmitt, « Contrabannum. Der adriatisch-balkanische Schmuggel im


ausgehenden Mittelalter », Sü (...)

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6/6/22, 11:29 PM Korčula sous la domination de Venise au XVe siècle - La mer - Collège de France

28C’est dans ce contexte tendu que les Curzolains durent définir leur position entre leurs
nouveaux maîtres à Venise et leurs partenaires anciens dans les Balkans et en Italie
méridionale. Ils réagirent en adoptant une stratégie double : ils s’intégrèrent au système
vénitien, en assumant le transport de marchandises en gros et en continuant le cabotage en
Dalmatie vénitienne ; mais ils maintinrent leurs relations traditionnelles avec les deux côtes
de l’Adriatique, bien que Venise ait catégorisé ce commerce comme de la contrebande.
Les Curzolains servaient le système vénitien tout en le sapant en même temps64.

65 H.J. Hübner, Quia bonum sit anticipare tempus. Die kommunale Versorgung
Venedigs mit Brot und Getre (...)
66 7/10/1 f. 16r
67 35/3 f. 12r, 13r.

29Entrons maintenant dans les détails de ce système. La survie de l’île dépendait du


contournement de la législation commerciale de Venise, car Korčula, on l’a vu, était contraint
d’importer du blé. Or tout navire entrant dans l’Adriatique avec une cargaison de blé était
obligé de l’offrir sur le marché de Venise65. La faim forçait les Curzolains à arrêter ces
bateaux et à contraindre les capitaines de leur vendre la cargaison, mais jamais les
Curzolains n’ont pillé des navires. Ces achats forcés étaient tolérés par les gouverneurs, qui
n’avaient ni les moyens d’étouffer des émeutes ni la possibilité de garantir
l’approvisionnement de la société insulaire. Ainsi, en 1441, les Curzolains s’emparèrent d’un
navire qui arrivait de Corfou en déclarant au gouverneur : « Si vous le laissez partir, nous ne
le permettrons pas, parce que vous savez que nous allons mourir de faim ; nous voulons
décharger une partie de ce blé et payer ce qu’il faut.66 » En mai 1463, le marchand
Ambroise Pantaleonis déchargea 11 tonnes de blé qu’il avait acheté en Albanie vénitienne ;
le capitaine albanais Blaise de Durazzo vendit quelques semaines plus tard 32,5 t67. Le
manque de blé constitue un fil rouge dans l’histoire curzolaine : en avril 1516, les dépôts
étant vides, de « nombreux patriciens et populares » se présentèrent devant le gouverneur
et le prièrent, « de crainte d’une carence de blé », de permettre à un marchand de
décharger 13t de grain.

68 7/7 f.29v.
69 Hanel, Statuta, 155s.
70 13/23/7 f.16r.
71 13/23/8 f. 129v.

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72 14/26/8 f. 2r.

30Dans les cas cités, les Curzolains respectèrent la législation vénitienne ; en fait, il était
difficile d’importer des produits de masse à l’insu du gouverneur. Toutefois, ceci ne valait
pas, pour le commerce de transit, c’est-à-dire pour toutes les cargaisons de blé et de sel
destinées au marché de Drijeva, et pour le bois et le fer à destination des chantiers navals
de Dubrovnik. Les mesures restrictives de Venise (entre autres : l’obligation de décharger
tout fer importé de Senj et de Rijeka [janvier 1435]68 et la ducale de Francesco Foscari
réglant l’importation pour la consommation locale [1440]69) incitèrent les Curzolains à la
contrebande. Celle-ci se trouvait sous le contrôle des grandes familles patriciennes, qui y
faisaient une fortune. Est-ce un hasard si on trouve les noms les plus illustres plutôt dans les
procès de contrebande que dans les registres d’exportations ? Venise n’a pas réussi à
étouffer ce commerce illégal, qui florissait sous les yeux des gouverneurs. Des punitions
draconiennes n’intimidaient pas les patriciens, car Venise ne pouvait pas renoncer aux
services de ces piliers de sa domination à Korčula. C’est pourquoi ces chefs contrebandiers
furent condamnés plusieurs fois, se jetèrent en larmes aux pieds du gouverneur et obtinrent
la grâce du doge, mais seulement pour reprendre immédiatement leurs affaires avec leurs
partenaires napolitains et balkaniques. Notons seulement le cas de deux membres de la
famille des Antonii, Forte et Gaspar, condamnés et graciés en 1461 et 1463
respectivement. D’autres patriciens jouissaient du soutien officiel de leur partenaire : ce fut
le cas de Gaspar Stanojević, qui avait fourni du sel au marché de Drijeva et pour lequel le
duc Stipan Vukčić intervint officiellement auprès du Sénat de Venise en 145270.
L’administrateur du marché du sel à Drijeva, Stefan Staničić, était, aux yeux des Vénitiens, le
grand organisateur de la contrebande de sel ; du point de vue de l’Herzégovine, cet homme
garantissait la survie de milliers de pasteurs dans les montagnes des Balkans, auxquels le
système vénitien ne délivrait que des quantités insuffisantes de sel. En fait, ce n’était pas la
mauvaise volonté de l’Herzégovine, mais l’incapacité du système des salines vénitiennes
qui avait provoqué la contrebande ; en effet, l’Herzégovine achetait en toute légalité le sel
des salines de Pag au nord de Zadar; mais les interventions vénitiennes dans la production
régionale de sel (entre autres la fermeture des salines) avaient provoqué une crise de l’offre,
crise qui était aggravée par des blocus périodiques que Dubrovnik utilisait comme arme
dans ses guerres contre l’Herzégovine71. La crise de production créa des disettes de sel,
même sur les îles de la Dalmatie vénitienne. On connaissait déjà les effets de cette crise et
l’opposition des puissances adriatiques, mais notre exemple curzolain ajoute un nouvel
élément : celui de la complicité subversive des sujets vénitiens, dont la contrebande

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affaiblissait le monopole vénitien, et cela au cœur du mare nostrum de la Sérénissime. La


même observation vaut également pour le commerce du blé : en tant que sujets vénitiens,
les capitaines curzolains avaient le droit d’acheter les récoltes en Albanie vénitienne ; mais
pourquoi les transporter à Venise si on pouvait raccourcir le chemin et les vendre à des prix
attractifs aux ports de Dubrovnik, de Drijeva ou de Herceg Novi à l’entrée du golfe de Kotor,
où les bergers affamés s’arrachaient cette marchandise72 ?

73 19/35/3 f.3r-5r, 9r.


74 Schmitt, « Contrabannum », p. 9.
75 19/35/3 f. 9v.
76 14/25/1 f.45r.

31On comprend que la lutte contre la contrebande ait été une des tâches essentielles des
gouverneurs vénitiens, et ceux-ci s’y appliquaient avec beaucoup d’énergie. Leurs
possibilités, cependant, étaient plutôt limitées car il leur fallait recourir à l’aide de la société
régionale, qui fournissait les forces de l’ordre et, élément essentiel, les informations. En
parcourant les procès de contrebande, on se rend vite compte de l’importance des
dénonciations anonymes qui étaient à l’origine de la plupart des mesures répressives. On ne
se trompe pas quand on met en relief, comme motif principal, la jalousie et la concurrence
économique entre les familles curzolaines. Et on ne sera pas étonné de constater que les
plus beaux succès de la police vénitienne ont été remportés non contre les contrebandiers
curzolains, mais contre des navires ragusains. Les Curzolains étaient toujours prêts à
mobiliser leur bateau policier afin de chasser la concurrence ragusaine de leurs eaux : au
nom Venise, ils tenaient à l’écart leurs voisins, mais leur loyauté s’arrêtait au point où il fallait
poursuivre leurs propres compatriotes. L’échec de la police curzolaine contre les malfaiteurs
locaux est patent... Cela ne surprend pas : on vient de remarquer que les procès de
contrebande fourmillent des noms des familles patriciennes. Les mêmes capitaines qui
commandaient la police navale, transportaient des marchandises de contrebande dans les
Balkans. Citons de nouveau le cas de la famille des Antonii : Gaspar importa du fer du
Kvarner, et Paris du sel en Herzégovine, son père lui servant d’exemple dans ce commerce
lucratif73. Les Antonii étaient aussi très actifs dans le commerce avec Dubrovnik. À Korčula,
on détestait la concurrence ragusaine, mais on ne dédaignait jamais la clientèle de ce grand
port adriatique, qui devait une bonne partie de son approvisionnement en bois et en fer à la
contrebande – et, comme on verra, à l’importation légale – curzolaines. Dans les procès-
verbaux des enquêtes vénitiennes, on trouve toutes les ruses des contrebandiers :

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documents falsifiés, avaries simulées dans les eaux de Dubrovnik où les navires étaient
« dérobés » par des « bandits » ragusains, tonneaux de clous cachés dans des jardins
curzolains... Nombre de paysans des villages gagnaient leur pain en aidant les
contrebandiers. Les grands patrons du commerce illégal mettaient cependant en danger la
sécurité publique ; c’était le cas de ceux qui vendaient des armes aux Ottomans, et cela au
début de la grande guerre de Venise contre Mehmed II (1463-1479). Un patricien de la
famille Obradović eut le front de transporter en Morée ottomane des armes qu’il avait
achetées à Venise (1463)74 ! En 1465, un ser Hector de Hvar fournit du fer aux Ottomans ;
le gouverneur de Korčula s’exclama : « Il est honteux et particulièrement vil que les sujets de
notre sérénissime seigneurie délivrent du fer à nos ennemis.75 »). Mais que dire quand on
sait que les marchands d’armes faisaient de véritables tournées de vente le long de la côte
albanaise, offrant des cuirasses et des épées aux chrétiens comme aux musulmans76 ?

77 G. Saint-Guillain, L’archipel des seigneurs. Pouvoirs, société et insularité dans les


Cyclades à l’ (...)

32La contrebande fleurissait donc au xve siècle. Mais le commerce illégal – illégal aux yeux
des Vénitiens, bien entendu – ne constituait qu’une partie des activités commerciales en
Adriatique. Le moment est venu de porter notre attention vers les registres du port de
Korčula, cette source extraordinaire à laquelle nous avons déjà fait allusion. Soulignons que
les registres de Korčula sont les plus complets de la Dalmatie (nous ne disposons pour les
ports de Split et de Šibenik que de quelques fragments), et même de toute l’Adriatique
centrale et méridionale. Quels éléments nous fournissent-ils ? Sont enregistrés, d’ordinaire,
le propriétaire de la marchandise en question, le nom du capitaine qui la transportait, le port
destination, et une description de la cargaison, parfois accompagnée de données sur la
valeur et/ou la quantité des denrées. Ces registres nous permettent de reconstruire l’activité

maritime légale de Korčula dans la deuxième moitié du xve siècle. Il faut cependant évoquer
ici les réserves que les chercheurs croates ont déjà formulées à propos des cas de Split et
de Šibenik : les registres ne reflètent pas la navigation locale et de cabotage ; il est presque
certain que des voyages à l’embouchure de la Neretva, à la péninsule voisine de Pelješac et
à l’île voisine de Hvar ne furent pas enregistrés; les registres ne contiennent pas non plus
des données sur le commerce de transit. De plus, l’administration vénitienne s’intéressaient
presque exclusivement aux navires qui quittaient le port (sauf dans le cas des bateaux allant
charger du fer dans les ports du Kravner, qui étaient enregistrés au retour comme à l’aller).
On ne peut donc pas saisir toute l’activité navale de notre île. Ce que nous discutons

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maintenant, c’est le commerce d’exportation de l’île, qui reflète son degré d’intégration dans
le système maritime de Venise. Ce type d’analyse s’insère dans les études entamées par
Guillaume Saint-Guillain sur la navigation et le cabotage du grand port vénitien de Candie et
dans l’espace égéen méridional77. Mais, tandis que ces chercheurs ont entrepris le travail
difficile de constituer leur documentation à partir des actes des notaires – une
documentation qui, vu l’origine des informations, ne remplace pas un registre de port –, nous
disposons de la totalité des mouvements navals de notre port.

78 T. Raukar, «Jadranski gospodarski sustavi », op. cit.


79 21/37/2 ; 25/48/10.
80 Cf. Dokoza, Dinamika p. 141-142.

33Les données curzolaines doivent être replacées dans un contexte régional plus large et
comparées avec les mouvements dans le grand port de Split,qui ont été étudiés par
Tomislav Raukar78. Notons d’abord les dimensions de notre port : 9 licences en 1469, 65 en
1470, 24 en 1471, pour citer seulement des cas où les chiffres sont conservées pour des
années entières79. Si on compare avec les 330 licences à Split (dans une bonne année,
certes), on se rend compte assez vite des dimensions modestes du port de Korčula. Cela
ne doit pas étonner : la ville de Korčula était seulement un village, tandis que Split comptait,
avec Zadar et Dubrovnik, parmi les grands centres urbains de la Dalmatie médiévale. Notre
deuxième question concerne les destinations des navires partant de Korčula. De nouveau, la
comparaison s’impose : comme à Split, Venise est de loin la destination la plus importante,
mais elle n’écrase pas les rapports avec d’autres partenaires ; les ports hongrois du Kvarner
revêtaient pour Korčula une importance légèrement plus considérable que pour Split.
L’intégration dans l’espace économique en Adriatique ressort des chiffres concernant la
Dalmatie et l’Albanie vénitienne ; mais hâtons nous de souligner que ces relations
commerciales n’étaient pas de création récente. Une particularité régionale réside dans le
commerce avec l’Herzégovine, tandis que le commerce légal avec Dubrovnik est quasiment
inexistant. Bien sûr, les exportations suivent le rythme du calendrier agricole (du vin et des
figues en automne) tandis que les autres produits (poix, cire, peaux, lin) ne connaissent pas
de saison. Penchons-nous brièvement sur la répartition des produits : on note relativement
peu de cas d’exportation de sel et de blé; étant donné la carence du second sur notre île,
cela, de nouveau, ne surprend pas. Korčula exportait quand même de l’orge, mais
seulement vers une seule destination, l’Herzégovine, laquelle était aussi le seul client du sel
qui y était importé par Korčula. Notons un deuxième axe, celui qui, comme on vient de voir,

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liait Korčula au golfe du Kvarner : de grandes quantités de peaux étaient échangées contre
des cargaisons de bois et de fer, les navires faisant une véritable navette entre les ports de
Senj, Bakar, Rijeka et le port de Korčula. Mais le plus grand client des navires partant de
Korčula était Venise, qui consommait le vin, les figues, les amandes et le fromage de l’île,
qui avait besoin de sa cire et de son poix pour son arsenal, et qui recrutait les femmes et les
enfants qui arrivaient, par les ports de Kotor et de Budva, de l’Albanie ravagée par les
Ottomans – tandis que les esclaves bosniaques, attestés pour la période pré-vénitienne,
n’apparaissent plus dans nos sources, à cause de l’interdiction de ce commerce mais aussi
parce que ceux qui le pratiquaient étaient presque exclusivement des Ragusains80.

81 Hanel, Statuta p. 154 (1431).

34Y-a-t-il des produits locaux qui occupent une place importante dans l’exportation
curzolaine ? C’est d’abord le vin, produit classique de l’agriculture méditerranéenne, le
véritable moteur de l’économie locale, à Korčula comme ailleurs en Dalmatie. Mais Korčula
offrait davantage : la poix devint l’article d’exportation par excellence, avec toutes les
conséquences néfastes pour l’environnement que nous avons décrites dans la conférence
précédente. Venise avait créé des conditions favorables pour le commerce en stabilisant un
taux de douane bas pour le vin curzolain, ce qui incita les Curzolains à importer du vin et à le
revendre comme vin local81.

82 Raukar, «Jadranski gopodarski sustavi», p. 77.

35Il est évident que Korčula servait de port de transit pour de nombreuses denrées : du blé
et de l’huile d’olive des Pouilles, du sel des salines vénitiennes de Pag (au nord de Zadar) et
des peaux procurées par l’élevage en Herzégovine. Passons aux quantités. Ici, l’analyse est
difficile à cause de la multitude des unités de mesure, parfois très vagues. Nos chiffres sont,
en tout cas, beaucoup plus bas que le volume réel d’exportation. Que faire, par exemple,
avec ces chiffres pour la période 1469-1472 ? Pour la poix, 109 seaux, 1 618 livres, et 26
milliaria (= 12,4t) ? Ou pour les peaux : 3 687 pièces et 7 milliaria (= 3,3t) ? Que faire avec
ces 720 pièces de fromage et des indications qui se réfèrent seulement de façon générale à
une cargaison de fromage ? En tout cas, comparé aux 12 848 pièces de fromage exportées
de Split en 1482/8382, le volume de Korčula est plus que modeste. Cela vaut un peu moins
pour le commerce des peaux : Šibenik en exporta 24 629 pièces en 1441-1443, Split
14 239 en 1482/83 et 4 918 en 1497-1499 – à comparer 4 000 pièces environ à Korčula en
1466/67 et en 1469-72. Pour le commerce des figues, la comparaison s’avère impossible
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parce qu`à Split on les mesurait par barriques et par sacs, tandis qu’à Korčula on comptait
par milliaria, par barriques et par seaux. L’impression générale qui s’impose et celle d’une
navigation de cabotage qui correspond aux dimensions réduites d’un port à la périphérie du
système commercial vénitien.

83 43/83/7 f. 504r-505r.

36Qui organisait ce commerce ? Un coup d’œil sur les noms des marchands et des
capitaines montre vite le rôle modeste des Curzolains. Les grands noms patriciens
n’apparaissent pas parmi les entrepreneurs de cabotage. Les Obradović, Žilković et Antonii
sont enregistrés quand ils vendent leurs récoltes, leur vin, leurs figues et leurs amandes ;
mais le transport, lui, était effectué par des capitaines étrangers. En octobre 1471, des
capitaines de Šibenik, de Budva, de Hvar et de Chioggia furent engagés par les grands
propriétaires de Korčula ; la plupart de ces capitaines spécialisés dans le transport
adriatique étaient originaires des ports vénitiens de Kotor et de Budva (Rado, Ratko,

Stefan) ; on trouve aussi des Ragusains et des Italiens du Sud. Au début du xvie siècle, le
nombre de Grecs augmente considérablement : en juin 1519, toute une série de marchands
de Coron (Stefano Taragnini, Zuan Lombardo, Nicolò Gripari, Andrea Casoli, Zorzi
Cozochiera) transportèrent des cargaisons de soie à Venise ; ils furent suivis d’un groupe de
marchands ragusains et cattarains avec des peaux, du fromage et des anchois83.

84 13/23/8.

37Les types de navires révèlent que c’étaient des petits entrepreneurs, qui possédaient des
barques et des grippi, des bateaux à une voile et à rames, ce qui confirme l’image d’un
commerce modeste. Entrons pour un moment dans le détail de ce commerce et ouvrons le
registre pour l’année 1452, qui contient seulement des cargaisons en route vers Venise : le
11 février, ser Marin Nišić de Šibenik déclare du vin et de l’huile d’olive ; le Ragusain Marcus
Mathei envoie 50 balles de peaux ; Radivoj Jorgović de Krajina donne à un capitaine
albanais 500 livre de cire ; l’Albanais Theodorus Maia de Durazzo fait enregistrer, le 9 mai,
20 peaux et 30 femmes, des servantes pour les grandes maisons vénitiennes ; nous
rencontrons aussi, entre autres, le patricien curzolain Jacobellus Sainer, qui fait transporter
dans la métropole du vin, 7,1t de prunes, de la cire et des plantes médicinales (« herbas
medicinales »)84.

85 20/36/4 f.2r - 5r.


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86 37/69/3.
87 25/48/10

38Prenons un autre registre : le 11 avril 1466, Stéphane Juračić obtient le permis d’exporter
à Kvarner 3 500 peaux et de ramener du fer pour 10 ducats, ainsi que du bois brut et du bois
de construction. Le lendemain, Johannes Marci Zagal part pour la même destination sur le
navire du capitaine Paul Vidich ; il emmène 30 peaux d’agneau et doit acheter du fer pour 6
ducats, et du drap bon marché, du lin, du bois et des fourrures pour une somme de 35
ducats. Le 13 avril, même destination et même type de commerce : des peaux d’agneau
pour le Kvarner, du fer pour 10 ducats, et un mélange de bois, de couteaux et de drap pour
90 ducats. Onze jours plus tard, un homme de la petite ville d’ Antivari/Bar, en Albanie
vénitienne, est de passage, en route vers Venise. Le 12 mai, un homme de la Krajina envoie
18 seaux de sel sur le navire du patricien Ismael q. Raphaelis. Le 2 juin, le capitaine Nicolò
Branco part pour Venise avec 1 150 livres de poix ; des cargaisons similaires suivent le 15
et le 18 juin85. C’est un commerce très modeste : des semaines entières se passent sans
qu’un seul navire soit enregistré. Regardons le registre dressé trente ans plus tard ; il porte
sur la période de janvier et février 1496 – la saison morte, pourrait-on dire, mais Korčula ne
dort pas : le 15 janvier, ser marin Petrullo, venant de Barletta dans les Pouilles, part pour
Venise avec une cargaison de salpêtre et deux barriques de vinaigre destinés à l’arsenal de
Venise, 10 barriques de vin, 66 tonneaux d’huile d’olive, 6 balles de peau d’agneau, 2 sacs
d’amandes et 6 sachets de safran. Notons un autre exemple du mois d’août 1502 : les
destinations sont les ports de Venise, du Kvarner, de Dubrovnik, de Trani, de Lanciano et
des Abruzzes en général ; on envoie à Venise de petites quantités de cire, des épices, du
drap, des peaux surtout, mais aussi du fromage, des figues, des raisins secs, des amandes,
de l’huile d’olive, du cumin et des noix de galle86. Pendant le dernier tiers du xve siècle, les
registres notent un nombre croissant de femmes et d’enfants des Balkans, notamment de
l’Albanie, qui étaient transportés par des marchands dalmates et albanais à Venise : là, on
saisit la grande vague d’émigration causée par l’expansion ottomane87.

Tableau 1. Permis d’exportations du port de Split (en %)

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D’après les recherches de Tomislav Raukar

Tableau 2. Destination des navires partant du port de Korčula

39Résumons l’image que nous fournissent les contralittere : un petit port, une navigation de
cabotage effectuée surtout par des capitaines étrangers, l’exportation des produits agricoles
de notre île, et un commerce de transit de produits des Pouilles et des Balkans. Le cas de
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Korčula confirme les résultats des recherches sur Split et Šibenik : les ports de la Dalmatie
se trouvaient à la périphérie du système commercial vénitien, tout en gardant leurs liens
avec leurs partenaires anciens en Italie et dans les Balkans. Mais ne sous-estimons pas
totalement ce commerce : toutes ces barques qui transportaient des produits agricoles, de
la cire et de la poix, contribuaient dans leur ensemble à l’approvisionnement de Venise. Les
contralittere nous permettent d’étudier le commerce adriatique au-delà ou plutôt au-dessous
de la grande navigation des galées ; elles nous montrent la force d’intégration du marché de
Venise, mais aussi l’impossibilité d’interrompre les grandes routes du commerce régional –
voilà une autre dimension des limites du pouvoir vénitien en Adriatique.

88 10/14/1 f.83r.
89 1445, 10/14/4 f.175r.
90 14/26/8 f.2r.
91 10/13/1 f.4v.

40Mais répétons-le : les contralittere ne fournissent pas une image complète. Pour saisir
l’ampleur du commerce curzolain, il faut intégrer dans notre analyse les données du notariat
local et, bien sûr, des procès de contrebande. Le commerce d’importation – à l’exception du
Kvarner – n’apparaît pas non plus dans les contralittere ; d’autres sources attestent qu’il était
bien vivant : donnons l’exemple du vénitien Giovanni de Stella, qui a acheté en Albanie et à
Dubrovnik de la viande et des poissons salés (février 1444)88, du bois albanais89, 150
staria (= 9,7t) de blé albanais (chargé à Pirgo, lieu non-vénitien)90. Un autre cas est celui de
Matko Rosen qui, en 1442, a acheté 40 staria (= 2,6t) de blé à Durazzo (en Albanie
vénitienne)91.

92 Juin 1461, 16/30/9 f.6r


93 10/13/1 f.34r.

41Nous possédons même des pièces de la correspondance du jeune patricien Gaspar


Antonii, qui décrit à son père les planches qu’il a achetées à Venise92 ; la cargaison avait
été transportée dans le navire de son cousin Jean ; sachant que la vente la plus lucrative
serait la contrebande, Gaspar donne des conseils sur la façon dont on pourrait gagner la
complicité du douanier. Les contralittere ne reflètent pas non plus la navigation du type
suivant : en 1443, Johannes de Ragusio, habitant d’Ancône, se rend au Mont Saint-Ange
dans les Pouilles pour y acheter des bois de barrique ; il se rend ensuite à Zadar, puis à

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Senj, où ses propres marins le font jeter en prison ; libéré, il transporte des pèlerins à
Ancône, et d’autres pèlerins d’Ancône à Senj, d’où il met voile pour Korčula93.

94 1444, 10/14/1f. 89r-v.


95 16/30/9 3r-v, 1460.
96 Ibid. f.24v.
97 16/30/9 f.19r-24r.
98 33/63/I, 1-3 f.84r.

42Les procès de contrebande nous indiquent des routes qui sont complètement absentes
des contralittere, des routes vers le territoire ottoman en Adriatique méridionale.
Remarquons aussi que la plupart des cargaisons délivrées en Herzégovine étaient
considérées comme contrebande et, par conséquent, n’étaient pas enregistrées dans les
contralittere. Nos patriciens, qui semblent si passifs dans les registres officiels,
apparaissent soudainement dans cet autre genre de sources : les Obradović et les
Paperčić, qui vendaient leur vin en Albanie94) ; ser Firmin q. Junii, capitaine au service de
Gaspar Columban, grand marchand entre Durazzo, Dubrovnik et Venise95 ; Paul de Ripa,
qui, en 1463, fut arrêté par le capitaine d’une galée de guerre vénitienne, et qui avait vendu
600 planches à Dubrovnik et 1,5 t de fer à Scutari, ville vénitienne en Albanie96. Le cas de
Boninus Obradović est emblématique : en 1462, il importe illégalement de Grèce 1 200
staria de blé (78t), achète du fer à Venise, retourné à Durazzo, puis à Patras, port ottoman,
où il vend sa cargaison à un marchand grec ; il charge de nouveau du blé qu’il transporte
(encore un acte de contrebande) dans les Pouilles, où il vend aussi de la poix97. On peut
dire qu’une bonne partie du blé importé en Adriatique était de la contrebande et qu’en
général le commerce de produits règlementés par l’État vénitien échappait dans une large
mesure au contrôle de ce dernier. C’était un commerce régional, dans lequel collaboraient
des Dalmates, des Italiens et des Grecs, un commerce au-dessous du système vénitien et
dont les mécanismes sont à reconstruire sur la base des archives dalmates. Et que dire des
marchands ottomans qui apparaissent vers la fin du xvesiècle ? La galée de Split arrêta en
septembre 1494 le bateau d’un capitaine du port albanais de Valona, plein de marchands
orthodoxes, sujets de Sultan, en route vers la foire de Recanati ; le capitaine vénitien dut les
relâcher tout de suite : il s’agissait de contrebande, certes, mais exercée par les sujets de la
grande puissance voisine98.

99 33/63/1, 1-3 f.78v.

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100 Ibid. f.82v.

43Nombre de Curzolains ne s’arrêtaient pas aux frontières de l’espace adriatique.


« Navigaturus ad Orientem (en partance pour le Levant) »99 : cette expression ne vaut pas
seulement pour Marinicus de Korčula en 1494, mais aussi pour de nombreux marins, ou
même pour des artisans migrants comme ce garçon qui s’était installé à Corfou sans la
permission de son père100.

101 10/14/1 f.79r.


102 9/12/1 f.24r.
103 15/26/4
104 18/33/7 f.16r.
105 16/30/9 f.27v.
106 18/33/3 f.21r.
107 Ibid. f.8r, 1464.
108 Dokoza , Dinamika, p. 144 &145 n°434, note un contrat entre Vidošije Radoslavić
et Antonio Canal de (...)
109 Benyovsky Latin , Srednjovjekovni Trogir, p. 35-36
110 Raukar, Zadar, p. 266.
111 Ibid. p. 267-268.

44Après avoir ainsi complété l’image du commerce curzolain, qui fut plus important que les
contralittere ne le font croire, on se demandera quels capitaux y étaient investis. En 1443,
plusieurs patriciens divisèrent la cargaison d’un navire venant de Senj, dont la valeur se
chiffra à 100 ducats101 ; en 1446, Dobroslav Obradović devait 65 ducats à deux marchands
catalans à Manfredonia102 ; en 1456, le patricien Jacobellus Sainier envoya au duc Stipan
900 modia de sel d’une valeur de 102 ducats 103 ; la famille Antonii importa à Venise du
fromage crétois pour 400 ducats104 ; et on sait que la contrebande de blé entre l’Italie
méridionale et les Balkans offrait des gains de 400 à 500 ducats 105. Les Curzolains se
procuraient du capital en Italie du Sud ; quelques cas attestent aussi leur collaboration avec
des patriciens vénitiens. Ainsi, Domenico Gradenigo prêta à Forte Antonii 300 ducats ;
Forte reçut également des crédits de certains patriciens de Korčula, de Bonin Obradović
(28 ducats), et d’un marchand italien, Geronima da Costa (32 ducats)106. Souvent, il
s’agissait de sommes modestes comme les 8 ducats que Johanninus Grupsich devait au
Vénitien Andrea Tinto107. Comparés aux sommes investies dans le commerce du Levant,

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ces chiffres sont modestes108. Mais il faut les replacer dans le contexte régional pour juger
de leur importance : en 1420, la fortune du chef du parti anti-vénitien du port de Trogir s’éleve
à 3 567 ducats ; les impôts de la même ville se chiffrent, dans les années 1420, à 2 000
ducats109 ; un grand marchand zaratin comme Pierre Venturino investit, en 1444, 1 200
ducats, une somme énorme pour la Dalmatie110 ; la compagnie commerciale Venturino,
originaire de Cesena, posséde, dans les années 40 du xve siècle, un capital d’environ
13 270 ducats ; et cette même compagnie réalise, dans la période 1484-1494, un bénéfice
total d’environ 1 000 ducats ; elle domine à cette époque le marché zaratin de façon
écrasante : environ deux tiers du capital des marchands/populares lui appartient111.

45Concluons : l’intégration de Korčula au système politique et économique de Venise n’a


modifié que lentement la vie maritime de notre île, qui ne fait pas exception au
développement général de la Dalmatie. Le patriciat curzolain vendait ses produits agricoles
à la métropole, mais cultivait en même temps ses liens avec ses partenaires traditionnels en
Italie du Sud et dans les Balkans. L’activité du port documentée dans les contralittere ne
représente qu’une partie des entreprises commerciales des marins curzolains, qui
naviguaient dans toutes les eaux vénitiennes et ne dédaignaient pas les ports ottomans en
Albanie et en Grèce. Faute de données quantitatives pour la période pré-vénitienne, on ne
peut pas mesurer exactement le volume du commerce de la Korčula vénitienne ; mais il
semble raisonnable de parler, avec prudence, d’une vie maritime plus intense et d’un
rayonnement beaucoup plus vaste. Korčula, cependant, ne fut pas transformée d’une île
agraire en une société de marins, mais ses paysans eurent la possibilité de s’intégrer dans
de nouveaux réseaux commerciaux et navals. Comme toute la Dalmatie, le commerce et la
marine vénitienne offraient des avantages qui accéléraient le processus d’intégration
politique, lequel – soulignons-le une dernière fois – ne signifiait pas un changement radical
des rapports économiques ou des structures sociales.

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