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ÉDITORIAL

Débattre à l’école :
enjeux et pratiques
© Association Française des Acteurs de l'Éducation | Téléchargé le 27/12/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104)

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Alain BOISSINOT et Jean-Michel LE BAUT

Le projet de ce numéro est né de plusieurs constats, qui à bien des égards


constituent autant de paradoxes.
On ne s’est peut-être jamais autant inquiété du manque de débats
démocratiques. Il semble souvent que l’expression des indignations ait
remplacé l’échange des arguments, que la méfiance généralisée ait détruit la
reconnaissance qui permet de voir en autrui un interlocuteur. Certes, l’histoire
nous rappelle que cette situation n’est pas sans précédent. Mais elle paraît
particulièrement préoccupante en un temps où les lieux traditionnels du débat
(les assemblées parlementaires, par exemple) sont débordés par des médias
et réseaux sociaux qui permettent l’expression sans contrôle d’une parole
immédiate. Premier paradoxe : plus on invoque la nécessité du débat, plus on
en vient à douter de sa possibilité.
Dans ce contexte, comme c’est souvent le cas, on se tourne vers l’institution
scolaire. Mais ici se noue une seconde contradiction. Depuis ses origines et
pendant des siècles, l’école a donné une place essentielle à la dialectique, puis
à la rhétorique. Nourrie des modèles antiques, elle voyait dans l’art du discours,
dans la « dispute » argumentée, la formation par excellence. Mais ces
enseignements ont sombré depuis la fin du XIXe siècle dans un discrédit
progressif : le développement des sciences a imposé d’autres modes de
raisonnement, en même temps que l’enseignement littéraire s’enfermait peu
à peu dans la glose et le commentaire. Au moment même où nous éprouvons
le besoin de reconstruire une culture du débat, il semble que nous en ayons
oublié la tradition.
Là encore l’inquiétude n’est pas nouvelle, comme le montre l’étonnant
texte de Jean Zay par lequel nous avons choisi d’ouvrir ce numéro : mais elle
connaît aujourd’hui sans nul doute une acuité particulière.

Les enjeux du débat

Les articles réunis ici s’attachent à préciser les éléments de ces paradoxes,
et à dessiner les perspectives qui permettraient de rendre au débat d’idées sa
place à l’école et d’en faire à nouveau un axe de formation.

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

De quoi et comment peut-on débattre ? Que retenir de l’héritage de la


rhétorique ? Quels sont les enjeux pédagogiques ? Alain Boissinot tente de
répondre à ces questions dans un article qui dialogue avec plusieurs essais
contemporains : leur nombre et leurs thèmes témoignent, s’il en était besoin,
de l’actualité de la question. Réfléchir sur la place et les techniques de
l’argumentation, c’est aussi s’interroger sur l’espace qu’elle occupe par rapport
à la science. Au moment où celle-ci, du fait des urgences sanitaires, est
convoquée sur la place publique, Pierre Léna explique quel mode de relation
avec la vérité propose le discours scientifique.
Si les débats paraissent aujourd’hui particulièrement parasités par les
modes contemporains de diffusion des informations et des opinions, deux
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historiens, Gérald Chaix et Benoît Falaize, rappellent ensuite que ces
problématiques ne sont pas inédites. Il ne s’agit pas par là d’estomper les
spécificités de la situation actuelle, mais de mieux en prendre la mesure pour
en tirer les conséquences pédagogiques. Nos pratiques sont-elles à la hauteur
du défi que représente la préparation au débat démocratique ? Que penser par
exemple de la vogue récente des concours d’éloquence (Camille Dappoigny),
ou des modes de pilotage des EPLE (Isabelle Klépal) ?

Le discours officiel

Si l’on examine la situation pédagogique à l’aune des instructions


officielles, le bilan est pour le moins contrasté. Certes l’instauration d’un
« grand oral » au baccalauréat a donné un coup de projecteur sur deux
domaines d’apprentissage étroitement liés et essentiels pour la maîtrise du
débat : celui des compétences en matière d’oral, et celui de la capacité à
argumenter. Mais ce grand oral, dont il faut espérer qu’il trouvera définitivement
sa place, est un peu l’arbre qui cache la forêt.
Les instructions officielles et les épreuves d’examen d’une discipline
comme le français, discipline concernée au premier chef, sont hélas révélateurs.
Outre l’instabilité des programmes depuis une quarantaine d’années, on est
frappé par des évolutions qui vont souvent dans le sens d’un rétrécissement
du champ.
Les programmes pour les lycées de 1981 et surtout de 1987-1988 prennent
acte à la fois des développements de la recherche et de l’élargissement
considérable des publics. Cela se traduit notamment par l’accent mis sur les
activités de communication et d’expression, sur l’importance donnée à des
activités orales comme la discussion et le débat. On trouve même en 1981
des références explicites à l’art de convaincre : « Toute communication a pour
objet de faire partager une information, une explication, une opinion (dans ce cas,
il s’agit de convaincre, c’est-à-dire de susciter une certitude accompagnée de
décision) ». Les instructions de 1987 s’inscrivent dans la même perspective,
revendiquant l’ambition d’une « rhétorique moderne » et recherchant un
équilibre entre les différents types de textes, parmi lesquels l’argumentation.
À l’oral, on mentionne parmi les exercices la discussion ou le débat.
Un virage se dessine avec la réforme de 2001, qui marque un retour vers
le commentaire des textes et la littérature. Certes, l’argumentation figure parmi
les perspectives d’étude proposées, qui mentionnent « la confrontation des
idées ». Mais il s’agit beaucoup plus de l’écrit que de l’oral, et d’une réhabilitation

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Débattre à l’école : enjeux et pratiques

(au demeurant bienvenue !) des formes littéraires qui participent de la


« littérature d’idées ». L’un des objets d’études retenus est ainsi présenté :
« Convaincre, persuader et délibérer : les formes et les fonctions de l’essai, du
dialogue et de l’apologue ». L’argumentation est donc présente, mais on reste
dans le cadre d’une culture de l’écrit et du commentaire, non de la production
orale.
Cette tendance est poussée jusqu’à la caricature par de nouveaux textes
publiés en 2010. Les programmes sont recentrés sur l’étude des « textes majeurs
de notre patrimoine » et sur l’histoire littéraire. La référence à l’argumentation
n’apparaît plus qu’à partir des œuvres du XVIIe et du XVIIIe siècles, ou à propos
des exercices canoniques que sont la dissertation et le commentaire de textes.
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L’oral n’est que faiblement évoqué par rapport à l’écrit. Les textes les plus
récents (2019) sont un peu plus riches et équilibrés, même si le champ de
l’argumentation continue à être abordé à partir de la « littérature d’idées » et
du commentaire. On trouve tout de même un objectif ainsi présenté :
« approfondir et exercer le jugement et l’esprit critique des élèves, les rendre
capables de développer une réflexion personnelle et une argumentation
convaincante, à l’écrit comme à l’oral, mais aussi d’analyser les stratégies
argumentatives des discours lus ou entendus ». Aux enseignants de se saisir de
telles ouvertures, même si la lourdeur des programmes et la contrainte des
épreuves d’examen limitent les possibilités d’innovation.
On sait en effet que les épreuves du baccalauréat déterminent les pratiques
bien plus que les programmes. Un effort avait été fait à partir de la fin des
années 1990 pour remédier à la sclérose des épreuves traditionnelles,
en imaginant des formules nouvelles. En 1997 le « résumé-discussion » est
remplacé par une étude de texte argumentatif guidée par des questions et
exercices divers. À partir de 2002, l’écrit des épreuves anticipées repose sur
l’étude d’un dossier de textes variés et éventuellement de documents
iconographiques, et propose des exercices de production et non seulement de
commentaire de textes (« écriture d’invention »). En 2020, la redéfinition des
épreuves met fin à ces tentatives de renouvellement : à l’écrit comme à l’oral
ne subsistent que le commentaire littéraire et la dissertation, et dans les séries
technologiques on retrouve même la contraction de texte suivie d’un essai qui
était l’exercice roi des années 80…
Les épreuves d’examen, plus encore que les programmes, dessinent ainsi
une image de la discipline complètement déphasée par rapport aux enjeux
contemporains, et un retour à une conception étroite de l’enseignement
littéraire qui, malgré les efforts de rénovation qui s’étaient fait jour au tournant
des années 2000, a conduit à l’effondrement de la série littéraire dans les lycées
et à une crise des vocations dans l’enseignement supérieur.
En fait, la sclérose de la discipline fait que les indispensables ouvertures
se jouent ailleurs que dans le français au lycée. Quelques exemples post 2010 :
les programmes 2015 de français au collège avec des questionnements comme
« agir dans la cité » ou « informer, s’informer, déformer » ; le défunt enseignement
d’exploration « Littérature et société » qui voulait « faire prendre conscience que
les études littéraires sont, aujourd’hui plus que jamais, au cœur de la formation
de l’homme et du citoyen » ; l’Enseignement moral et civique (EMC) qui formule
comme objectifs d’apprendre à « s’exprimer en public de manière claire,
argumentée, nuancée et posée », de « savoir écouter et apprendre à débattre », de
« respecter la diversité des points de vue » ; un enseignement très intéressant

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

comme celui de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » où


s’exprime la volonté de contribuer « au développement des compétences orales
à travers la pratique de l’argumentation », où l’on étudie les pouvoirs de la parole
en référence explicite à la « disputatio » médiévale et à l’héritage de la
rhétorique. Autant d’heureuses ouvertures, avec des risques certains :
l’émiettement, le phénomène de « niche », l’expulsion dans les marges d’enjeux
qui paraissent centraux.

La vitalité des pratiques


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Surtout, la faiblesse et la timidité des instructions officielles ne rendent
pas compte des nombreuses initiatives prises par les enseignants, et dont nous
avons souhaité donner un aperçu dans ce numéro.
Remettre la Cité au cœur de l’école, ses débats, la nécessité et les difficultés
même du débat : l’enjeu est tel que les enseignants s’en saisissent pour
déployer des activités variées. Afin de développer l’esprit critique des élèves,
Sophie-Bocquet Tourneur, professeure-documentaliste, aborde ainsi la
désinformation au prisme du détournement d’images historiques falsifiées.
Maryse Broustail, professeure d’histoire-géographie, montre comment
développer les compétences informationnelles des élèves en les amenant à
échanger autour des infox et en construisant avec eux une méthodologie pour
évaluer la qualité d’une information. Youness Elariff, professeur de français,
se confronte à la culture du clash pour la subvertir en amenant ses lycéens à
écrire et jouer des joutes poétiques entre Victor Hugo et Napoléon III. À travers
leur travail en ligne, les lycéens du projet i-voix éclairent la nécessité et la
possibilité de construire chez les élèves une citoyenneté numérique, de les
amener à créer et collaborer pour développer un savoir publier, de faire de
l’identité et de l’altérité numériques un projet. Céline Le Caro raconte comment
elle affronte dès l’école élémentaire la question si polémique des caricatures
pour interroger la valeur morale du respect, pour éduquer à la liberté
d’expression et à l’humour. Julien T. Marsay confronte sa matière, le français,
à un objet de débat (l’écriture inclusive) non pas pour s’y précipiter, mais pour
cartographier la controverse, amener les élèves à en analyser les termes, les
modalités, les enjeux. Marine Paulhiac-Pison, professeure de SVT, se confronte
aux tensions qui ont médiatiquement abîmé les débats scientifiques durant la
récente pandémie : comment dans un tel contexte restaurer la confiance dans
la science, approcher ses vérités et ses démarches ? Chez ses lycéens, Claire
Tastet cherche à développer une culture de l’engagement : elle montre
comment l’écriture peut entrer dans la fabrique de la citoyenneté et dans une
pratique apaisée du débat. Personnel de direction, Alexandre Béranger
interroge enfin la place du débat dans la gestion d’un établissement :
l’articulation des opinions individuelles et des expertises professionnelles peut
même y féconder dynamiques et projets.
À travers tous ces exemples, on saisit combien la question du débat à
l’école engage des approches riches de leur diversité : didactiques, orales,
numériques, informationnelles, citoyennes, épistémologiques,
organisationnelles… Avec sans doute un point commun : les questions sont
souvent ici abordées sous l’angle de la production, de la création, de la
participation à de nouvelles formes ou de nouveaux espaces de sociabilité, où

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Débattre à l’école : enjeux et pratiques

construire une citoyenneté et une éthique. Professeurs de lettres, de sciences,


d’histoire-géographie, des écoles, documentaliste, chef d’établissement :
l’enjeu est bien transversal. Au sein de l’école, l’EMI1 et l’EMC sont l’affaire de
tous et de toutes. Par nature transdisciplinaires, ces « éducations à » peuvent
aisément trouver des ancrages disciplinaires, voire contribuer à donner du
sens à certains enseignements : aborder la question du débat scientifique, c’est
donner de l’enjeu à l’enseignement scientifique ; amener ses élèves à publier
en lettres, c’est les autoriser à se sentir auteurs ; d’une matière à l’autre, d’une
manière ou d’une autre, il s’agit d’« encapaciter » les élèves, de leur donner
des pouvoirs de réflexion et d’action, d’apprendre à débattre non seulement
à l’école, mais tout au long de la vie.
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Alain BOISSINOT, Jean-Michel LE BAUT

1. EMI : Éducation aux médias et à l’information.

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Partie 1 : « ENJEUX »
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« Un enseignement
méthodique de la parole… »
Jean ZAY
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(extrait de Souvenirs et solitude)

Dans Souvenirs et solitude, émouvant ouvrage écrit par Jean Zay en


prison avant son assassinat par des miliciens, l’ancien ministre du Front
populaire évoque les chantiers qu’il a pu conduire, mais aussi les priorités
auxquelles il voudrait se consacrer à l’avenir. Parmi elles, ce projet d’un
« enseignement méthodique de la parole », dans lequel on retrouve la
voix de l’ancien avocat en même temps que celle du ministre.

« Quiconque examine les programmes de l’enseignement en France et


réfléchit aux moyens d’action qu’ils devraient donner aux élèves pour les
futures luttes de la vie est souvent frappé de la constatation suivante : presque
aucune part n’est réservée à l’enseignement de la parole proprement dite ;
l’écolier apprend à lire, à écrire, à compter, à raisonner, non à parler. Or c’est
en parlant que bien souvent il devra exercer sa profession ; c’est en parlant,
en tout cas, qu’il lui faudra presque toujours défendre ses intérêts, soutenir sa
pensée, convaincre ses interlocuteurs. Certes on s’est plaint du verbalisme ;
l’Université n’a pas pour but de former des rhéteurs ; il y a des écoles
d’éloquence politique. Mais ce n’est pas de politique qu’il s’agit, ni de
rhétorique. Trop souvent les meilleurs sujets de nos lycées en sortent enrichis
de connaissances, mais inhabiles à en tirer une argumentation verbale,
incapables quelquefois de faire prévaloir les ressources de leur intelligence.
Ils seront dans la vie la proie de quelque bavard, expert au langage courant.
Ils rédigeront parfaitement à tête reposée ; mais ils improviseront mal. Leur
vocabulaire sera pauvre dans la conversation. Combien de bons élèves ne
sont-ils pas victimes de cette lacune éducative dès la partie orale de l’examen,
où ils se trouvent en état d’infériorité naturelle ? Quant aux médiocres, ils
massacreront en paroles la langue française. Ce qu’ils hésiteraient peut-être
à écrire, ils ne répugneront point à le dire. À personne, l’art de discuter, de
mener méthodiquement une controverse, fût-elle d’ordre purement pratique,
de choisir et de mettre en ordre des arguments, de vaincre la timidité, n’a été
enseigné.

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

En relisant les instructions de 1937, on trouve bien dans leur préambule


l’affirmation que les élèves “devront posséder l’art de persuader les hommes,
c’est-à-dire de convaincre leur raison et de gagner leur cœur”. Dans le chapitre
consacré à l’enseignement du français, on lit le développement suivant : “Le but
essentiel de l’enseignement du français – il faut insister là-dessus – est d’habituer
les enfants à bien manier la langue française. Une langue vivante – et le français
est pour les Français la langue la plus vivante de toutes –, instrument d’échange
entre les hommes, est faite avant tout pour être pratiquée et non pour être
examinée ; le langage est exercice pratique avant d’être objet d’étude. Il appartient
au domaine de l’action plutôt qu’à celui de la connaissance. Savoir le français,
c’est d’abord savoir se servir de la langue française”. Les prescriptions utiles
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étaient donc faites. Mais combien de professeurs, même excellents, en tenaient
compte suffisamment ? Les exercices de langage n’étaient-ils pas pour la
plupart qu’une préparation à la rédaction et à la composition française,
à l’examen écrit ? Et nos instructions officielles ne se bornaient-elles pas trop,
sur ce point, à la théorie, sans imposer d’applications pratiques ? Elles
mentionnaient à peine les “exercices d’élocution”, conseillant d’habituer les
enfants “à parler une langue correcte” et de “les rompre à la gymnastique du
langage oral en profitant de toutes les occasions que peuvent offrir la vie et le
travail scolaires”, notamment par le “résumé oral” et le “compte rendu de lecture”.
Mais, en fait, chaque élève sait qu’on lui a appris à connaître, non à parler.
C’est un enseignement méthodique de la parole qui devrait prendre sa place
à l’Université, un enseignement limité et prudent, mais un enseignement
véritable. Faudrait-il ressusciter en partie une de nos traditions pédagogiques
les plus oubliées ? “L’argumentation a été considérée pendant des siècles comme
la forme essentielle de l’éducation”, rappelait jadis Paul Janet. Elle forma
“les vigoureux esprits du XVIIe siècle”. On reproche aujourd’hui à nos maîtres
de ne point préparer suffisamment d’hommes d’action. Or, dans la vie moderne,
dans la vie de demain, dans les rencontres où se confronteront des races et
des civilisations différentes, tant d’intérêts passionnés et avides, on n’agira
pas sans parler. »

Jean ZAY

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Débattre à l’école :
actualité de la rhétorique
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Alain BOISSINOT

L’image du débat est brouillée dans la tradition scolaire : longtemps


dominatrice, la rhétorique y a connu ensuite un profond discrédit. Quant
aux échanges que présentent aujourd’hui les médias et les réseaux
sociaux, ils se réduisent trop souvent à un pugilat verbal caricatural et
répulsif. Pourtant il est plus nécessaire que jamais de réhabiliter le
dialogue argumentatif : l’enjeu est à la fois civique et didactique. On
essaiera ici, dans un dialogue avec plusieurs ouvrages contemporains,
de défendre l’idée d’un renouveau nécessaire de la rhétorique.

L’âge d’or du débat : une longue histoire

Il fut un temps où le débat (la disputatio1) était au cœur des pratiques


scolaires. Songeons aux facultés des arts du Moyen Age, qui correspondent à
notre enseignement secondaire autant qu’à l’enseignement supérieur.
L’exercice par excellence y consistait à argumenter sur un thème imposé,
oralement bien sûr et en public, contre des pairs puis contre le maître, jusqu’à
ce que victoire – ou défaite – rhétorique s’ensuive. La prestigieuse carrière
d’Abélard commence lorsqu’il surpasse son maître, Guillaume de Champeaux,
lors d’un de ces débats publics. Très critiquées à partir de la Renaissance, ces
controverses ont laissé l’image d’exhibitions purement formelles de virtuosité.
Mais il vaut la peine de suivre la façon dont Durkheim les réhabilite, dans son
livre magistral consacré à L’évolution pédagogique en France2. Exercice du
raisonnement, formation de l’esprit critique, recherche d’un avis justifié

1. R. Barthes, dans son « aide-mémoire » consacré à l’Ancienne rhétorique (1970), définit


la disputatio comme un « colloque d’opposants ».
2. Il s’agit d’un cours destiné aux candidats à l’agrégation et professé en 1904-1905.
Publié en 1938, il est aisément consultable en ligne. Voir notamment les chapitres 12
et 13 de la première partie.

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

par-delà la contradiction : la dispute est une pièce essentielle d’un dispositif


intellectuel qui, fondé sur les livres, se meut dans l’univers du discours et qui
soumet tout savoir aux exigences du débat.
Comment expliquer la défaveur que connaît ensuite la disputatio ?
Émile Durkheim propose une explication : le rôle du débat est lié à une période
préscientifique, où l’on discute de tout, y compris par exemple de savoir si la
terre est ronde ou si elle est le centre de l’univers. Au fur et à mesure que
s’imposent des approches plus critiques et scientifiques, que se développent
des méthodes expérimentales, la construction de la vérité passe par d’autres
pratiques que le débat, et le champ de celui-ci se rétrécit d’autant.
Parallèlement, de la Renaissance jusqu’à l’époque contemporaine,
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l’enseignement littéraire se transforme : de moins en moins orienté vers la
pratique du discours, oral ou écrit, il privilégie le commentaire des textes. Par
des exercices qui nous sont aujourd’hui familiers, explication de texte ou
dissertation, l’élève apprend à gloser la pensée d’autrui plus qu’à développer
et argumenter la sienne. Cette évolution s’accélère depuis le siècle dernier
sous l’influence d’une conception romantique et intransitive de la littérature :
le grand écrivain est celui qui exprime un point de vue radicalement original,
le « voyant » dont le propos échappe à tout échange rationnel, qui ne serait
que vulgaire communication. De ce fait le corpus des textes étudiés évolue ;
du XXe siècle jusqu’à nos jours, et bien que la « littérature d’idées » ait tenté
une réapparition dans les programmes depuis les années 2000, l’essai et
l’éloquence ne cessent de reculer au profit de la poésie et de la fiction narrative.
Les fulgurances de la passion racinienne, par exemple, remplacent les conflits
de valeurs explorés par Corneille. La « Littérature » a détrôné les Belles-Lettres,
et il s’agit d’admirer et non plus de débattre. La rhétorique s’est restreinte,
selon le terme célèbre de Gérard Genette3 ; elle fournit à l’occasion des outils
stylistiques, mais elle n’est plus un art global du discours. Il est d’ailleurs
significatif que la notion de débat argumenté ait été reprise récemment, non
dans le cadre du français, mais par l’enseignement civique, juridique et social
ou par l’enseignement moral et civique.
Si le débat est devenu un objet scolaire problématique, cela tient aussi à
l’image négative qu’en donnent souvent médias et réseaux sociaux. À l’échange
des arguments les médias préfèrent trop souvent l’exhibition de la querelle,
favorisant l’affrontement de positions extrêmes. La recherche du spectaculaire
transforme l’échange en catch verbal. Le temps court des interventions, la
rapidité du rythme, interdisent la recherche de la nuance et ne laissent de
visibilité qu’à ces punchlines qui seront reprises par les réseaux sociaux.
Ceux-ci sont de plus en plus souvent accusés d’étouffer tout débat
démocratique et toute prétention à une vérité : ils encouragent l’expression
brève et sommaire d’opinions immédiates, l’assertion brutale des points de
vue, l’ostentation de subjectivités narcissiques. Par là, si l’on suit le portrait à
charge qu’en dresse par exemple un ouvrage récent d’Éric Sadin, ils détruiraient
la possibilité même d’un monde commun.

3. Gérard Genette a parlé de la « rhétorique restreinte » dans un article qui fit date
(Communications, 1970).

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Débattre à l’école : actualité de la rhétorique

L’ère de l’individu tyran

Il y a deux façons de lire le livre d’Éric Sadin. La première consiste,


comme y incite le sous-titre (« La fin d’un monde commun »), à le suivre
dans ce qui se veut une démonstration à la fois historique et philosophique.
On parcourt alors avec lui, au pas de charge, une histoire qui s’accélère
dans les dernières décennies, pendant lesquelles des événements jugés
particulièrement révélateurs par l’auteur scandent des évolutions
présentées comme irréversibles. Le projet libéral hérité des Lumières devait
favoriser la diffusion de valeurs universelles et humanistes et développer
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l’égalité. Au lieu de cela, le capitalisme néolibéral contemporain a enfermé
les êtres dans un hyper-individualisme qui ne connaît que le culte de
la performance et de l’accomplissement de soi. Tout ce qui fondait la
possibilité de valeurs communes disparaît. La référence même au réel et
à la vérité est brouillée par la multiplication des infox : à l’heure de la post-
vérité, toutes les croyances et toutes les assertions se valent et le dialogue
devient impossible. On assiste à « une déliaison continue entre les êtres et
l’ensemble commun ».
Simultanément, les techniques nouvelles, se développant à un
rythme accéléré, suscitent l’illusion d’un pouvoir sans cesse accru. Le
monde semble répondre aux commandes du smartphone, donnant aux
individus le sentiment « d’une soudaine augmentation de puissance »,
offrant « une sorte de surclassement permanent de nos vies ». Tout cela
suscite « une représentation boursouflée de soi », et des individus devenus
tyrans ne font plus que se côtoyer au sein de sociétés devenues
ingouvernables. Situation au demeurant prédite par Tocqueville, dans un
passage de La démocratie en Amérique cité par É. Sadin et qui annonce
l’avenir des sociétés démocratiques : « Chacun des hommes, retiré à
l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. (…) Ses enfants
et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine, quant au
demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il
les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul,
et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de
patrie. »
On reconnaît dans ces thèmes un propos aujourd’hui assez largement
répandu et qui vaut condamnation de la modernité. Le problème est que
l’analyse est conduite uniquement à charge : ne peut-on, aussi, porter
sur le développement des sciences, du numérique et des techniques, sur
l’individualisme, un regard plus positif ? Qu’on songe par exemple aux
ouvrages de Michel Serres, Petite Poucette (2012) et C’était mieux avant !
(2017)… N’y a-t-il pas un glissement qui consiste à faire de certains traits
de la modernité sa définition même ? Ne faudrait-il pas souligner davantage
l’ambivalence de certains phénomènes ? Par exemple, s’il est vrai que
l’époque actuelle ne fonde plus des valeurs communes sur les
transcendances religieuses ou idéologiques, cela implique-t-il
nécessairement la disparition du souci d’un bien commun ? Il suffit de
penser à la place prise, dans le débat public, par la question de l’état du
monde que nous léguerons à nos enfants.

17
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Plus intéressant est donc sans doute un deuxième aspect de l’ouvrage,


qui consiste à décrire, du fait des outils modernes et notamment des
réseaux sociaux, l’émergence d’une « nouvelle psyché des individus ».
É. Sadin analyse, souvent avec acuité, la façon dont les GAFA, les réseaux
sociaux, les smartphones, les enceintes connectées, la recherche du like,
la réduction du débat à l’affrontement des punchlines, le narcissisme du
selfie, induisent une « monadisation à grande vitesse du monde », les
individus-monades ayant vite fait de se heurter les uns aux autres d’une
façon qui tend à devenir de plus en plus violente. Tout cela dessine une
comédie humaine contemporaine bien préoccupante. Nous sommes à la
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fois isolés et antagonistes : notre horizon serait celui d’un « fascisme
individuel atomisé ». Que faire devant cette collapsologie sociologique ?
La réponse pourra sembler frustrante : en témoigner, et en appeler à la
responsabilité de chacun.

[Éric SADIN
L’ère de l’individu tyran, Grasset, 2020]

Le champ du débat et ses enjeux

Faut-il donc acter l’impossibilité du débat démocratique, se résigner à une


abstention intellectuelle, civique et électorale nourrie de scepticisme ? On ne
peut répondre à cette question sans tenter de définir l’espace propre du débat.
Celui-ci apparaît comme problématique parce qu’il est pris en tenaille par deux
régimes opposés. D’un côté, comme le relevait Durkheim, ce qui relève de la
science : est vrai ce que l’on a pu démontrer ou, à tout le moins, ce qu’on n’est
pas (encore) parvenu à réfuter. On ne débat pas de ce qui est scientifiquement
établi. De l’autre, tout ce qui relève de la subjectivité des préférences, domaine
particulièrement vaste à notre époque d’individualisme roi : on ne débat pas
non plus, dit-on, des goûts et des couleurs.
Reconnaître l’importance du débat argumenté, et de son enseignement,
suppose que l’on remette en cause ce manichéisme fréquent, qui oppose
l’objectivité du savoir scientifique et la subjectivité indifférente des opinions.
Il existe en effet, dans le champ des humanités, des questions sociales, morales
et politiques qui prêtent à discussion. Elles ne relèvent pas du régime de la
démonstration, sans que cela signifie pour autant qu’on y puisse soutenir
n’importe quelle position.
Le débat argumentatif se déploie dans ce domaine rationnel, qui certes
n’a pas la rigueur de la démonstration scientifique, mais qui ne se réduit pas
pour autant à des techniques de persuasion et qui n’autorise pas à dire (ou à
faire) n’importe quoi4. Cela suppose que l’on remplace l’opposition binaire
entre démontrer et persuader par un système à trois termes : démontrer,
argumenter, persuader.

4. Ch. Perelman - L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation (Université de Bruxelles,


1958). Voir aussi Ch. Perelman, L’empire rhétorique, Vrin, 1977.

18
Débattre à l’école : actualité de la rhétorique

L’argumentation ne prétend pas à la rigueur et au caractère contraignant


de la démonstration et de la logique formelle. Elle porte sur le vraisemblable
plus que sur le vrai, et repose sur une « logique du préférable ». Elle n’est pas
dépourvue d’ambiguïtés : si une seule preuve pertinente suffit pour une
démonstration, une argumentation a toujours besoin de plusieurs arguments.
Pour autant, il faut se garder de la rabattre sur les seules techniques de
persuasion. Tous les moyens ne lui sont pas bons et elle ne saurait se réduire
aux diverses formes de propagande et de marketing commercial ou idéologique.
Le positionnement de celui qui argumente n’est pas non plus le même
dans les différents cas. De la démonstration à la persuasion, le rôle de la
personnalité de l’émetteur va croissant. Elle est indifférente à la validité d’une
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démonstration : la proposition 2+2 = 4 reste vraie quel que soit celui qui
l’énonce. Elle est essentielle au contraire dans les techniques de persuasion
(on sait que le souci essentiel des agences de marketing commercial ou
politique est de construire une « image »). L’argumentation occupe à cet égard
une position intermédiaire, puisque la personnalité de l’argumentateur y joue
incontestablement un rôle et le rend plus ou moins crédible : qu’on songe par
exemple aux arguments dits d’autorité.
Même situation en ce qui concerne l’auditoire : la démonstration vise un
auditoire universel (un raisonnement scientifique vaut pour l’humanité
entière) ; les techniques de persuasion au contraire ne valent que pour des
auditoires particuliers (les « cibles » publicitaires). L’argumentation, elle, tient
bien compte d’un public particulier, hic et nunc ; mais dans ses formes les
plus ambitieuses (par exemple en philosophie) elle a le souci, à travers lui, de
toucher un auditoire universel : les arguments auront d’ailleurs d’autant plus
de poids qu’ils supposeront une représentation plus large de cet auditoire.
Autre différence essentielle : si la persuasion s’exerce sur un récepteur passif,
l’argumentation implique les interlocuteurs dans la recherche du préférable ;
elle est le lieu d’un dialogue et d’un débat avec l’autre : convaincre n’est pas
contraindre.
Cette reconnaissance de l’espace propre de l’argumentation, fondée sur
une logique du préférable, se situe dans la tradition d’Aristote, qui contre Platon
défendait le rôle démocratique du débat public et de la rhétorique. On la
retrouve chez des auteurs modernes, comme Chaïm Perelman ou Jürgen
Habermas, qui défend une théorie de l’« agir communicationnel »5. Elle est
essentielle pour sortir de l’opposition délétère entre des vérités supposées
incontestables ou une « post-vérité » qui dissout l’idée même du vrai. Un
ouvrage récent de Myriam Revault d’Allonnes en éclaire très bien les enjeux.

La faiblesse du vrai

Un petit livre lumineux sur ce que l’on appelle souvent aujourd’hui la


« post-vérité », notamment depuis qu’en 2016 deux événements à portée
internationale – l’élection de Donald Trump et le Brexit – ont manifesté
non pas que le mensonge existait en politique (cela n’aurait pas été

5. Pour s’initier à la pensée de Jürgen Habermas, voir par exemple Alexandre Dupeyrix,
Comprendre Habermas, A. Colin, 2009.

19
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

nouveau), mais que d’aucuns pouvaient considérer la vérité comme


indifférente. À l’heure où l’on a pu opposer à des constats objectifs des
« faits alternatifs », peut-on encore faire le partage entre le vrai et le faux ?
Peut-il y avoir un monde commun sans référence à la vérité ? La post-
vérité, écrit l’auteur, « laisse entrevoir la possibilité d’un régime d’indifférence
à la vérité, et même l’abolition de sa valeur normative par l’effacement du
partage entre le vrai et le faux. »
Ces questions conduisent à s’interroger sur le statut de la vérité dans
l’ordre du politique. Myriam Revault d’Allonnes remonte aux origines de la
pensée politique chez les Grecs et à la différence essentielle entre l’approche
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de Platon et celle d’Aristote. Pour Platon, il existe un modèle idéal, une
norme du vrai sur laquelle il faudrait fonder le fonctionnement de la cité :
c’est la tâche à laquelle s’attelle le philosophe. La politique se fonde donc
sur des valeurs qui lui sont extérieures, sur la validité d’une science que
détiennent des gouvernants-philosophes. Conception aristocratique,
puisque la masse des citoyens, qui n’a pas accès à cette vérité, ne connaît
que les fluctuations de l’opinion, ce que les Grecs appellent la doxa.
La conception d’Aristote est tout autre, et le conduit à une forme de
réhabilitation de la doxa. La politique ne se fonde pas sur une vérité
extérieure et objective : elle relève de la délibération collective du peuple
des citoyens. C’est le débat et la confrontation des points de vue qui
permettent de dégager, non pas une vérité absolue, mais du moins
des opinions vraisemblables susceptibles d’être partagées : conception
démocratique, du moins au sens grec du terme. Comment organiser cette
délibération collective ? Elle repose sur la parole, sur le dialogue. Contre
Platon, qui condamnait la rhétorique au nom de la philosophie, Aristote
s’attache à étudier les usages du discours qui permettent, non d’atteindre
le vrai au sens scientifique, voire philosophique – ce qui n’est pas possible
dans les choses humaines –, mais plutôt de constituer une « logique du
vraisemblable ». La rhétorique, la politique, relèvent alors d’une sagesse
pratique qui, sans avoir l’objectivité du vrai, échappe néanmoins au
relativisme car elle est fondée sur la prise en compte de la pluralité des
points de vue. Celle-ci nécessite et fonde en même temps un monde
commun : « C’est dans la cité que les hommes parlent et se parlent ».
À partir de là, Myriam Revault d’Allonnes réfléchit au « régime de vérité
propre à la politique ». Relisant Machiavel, Hannah Arendt, Michel Foucault,
elle montre que si la politique relève du vraisemblable plus que du vrai,
elle ne peut pour autant méconnaître les « vérités de fait » sans détruire
toute possibilité d’espace commun. Elle distingue le fonctionnement
des idéologies en régime totalitaire (où il s’agit d’imposer une fiction
entièrement cohérente) et dans les sociétés démocratiques (menacées
plutôt par la dissolution des repères caractéristique de la post-vérité). Et
dans des pages particulièrement suggestives, elle étudie le rapport au vrai
qui se joue dans la fiction, dans la création artistique, dans l’utopie, qui
ouvrent la possibilité d’un jeu fécond avec le réel, bien différent lui aussi
d’une post-vérité délétère et stérile.

[Myriam REVAULT d’ALLONNES


La faiblesse du vrai, éd. du Seuil, 2018]

20
Débattre à l’école : actualité de la rhétorique

Échanges de vues et lieu commun

Le dialogue argumentatif suppose que l’on prenne en considération l’autre,


qu’on lui propose ces « échanges de vues » bien nommés. La recherche d’un
accord passe par la reconnaissance de ce qui est généralement accepté (c’est
l’un des sens des « lieux communs » dont parle la rhétorique) et l’enrichissement
d’un monde commun. Ce processus ne peut se satisfaire d’un manichéisme
simpliste : il appelle la complexité et le sens de la nuance, dont J. Birnbaum
fait l’éloge, exemples à l’appui, dans un ouvrage récent.
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Le courage de la nuance

Le livre de J. Birnbaum est une réaction à un air du temps où le dialogue


est remplacé par l’invective, où l’on assiste, dans les médias et sur les
réseaux sociaux, à une « brutalisation » du débat public. Y a-t-il encore un
espace pour une véritable argumentation ?
Plutôt que de développer ce constat, J. Birnbaum entreprend de
proposer un « bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique ».
Cela passe par la défense et illustration de « ce type de livre inclassable, à
la charnière de la littérature et de la pensée, qu’on appelle essai. Autrement
dit un texte qui, au sens propre, essaie, tâtonne, tente quelque chose, et dont
la force n’est pas de trancher mais d’arpenter ces territoires contrastés où la
reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai. » C’est bien
là le sens que Montaigne donnait au titre de son œuvre célèbre…
Et comme la meilleure preuve est souvent l’exemple, chaque chapitre
du livre présente un auteur qui, chacun à sa manière, a su s’affranchir du
carcan des idéologies et des pensées préconçues pour affirmer les droits
de la nuance et d’une réflexion ouverte : ouverte à de nouveaux horizons,
ouverte aussi au dialogue avec autrui. Camus, défendant une éthique de
la mesure et l’espoir du dialogue. Bernanos, ayant le courage de rompre
avec sa famille politique face aux horreurs de la guerre civile espagnole.
Hannah Arendt : « C’est seulement parce que je peux parler avec les autres
que je peux également parler avec moi-même, c’est-à-dire penser. »
Raymond Aron, attentif aux contradictions du réel et « modéré avec excès ».
Puis viennent George Orwell, Germaine Tillion, Roland Barthes : autant
d’« esprits hardis, délivrés de tout fanatisme, qui ont accepté de vivre dans la
contradiction, et préféré réfléchir que haïr. »

[Jean BIRNBAUM
Le courage de la nuance, Seuil, 2021]

L’apprentissage du débat n’est donc pas seulement une question de


maîtrise technique, mais engage une éthique et une civilité. L’argumentation
renvoie à des valeurs, sur lesquelles cherche à se fonder la logique du préférable.
Comme l’a montré Nathalie Heinich, une valeur est ce qui, en dernier
recours, vient justifier une position argumentative. Elle est « une butée de

21
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

l’argumentation »6. Celui qui argumente cherche donc à présenter les valeurs
auxquelles il se réfère comme universelles et incontestables : loi morale
supposée inscrite dans le cœur de tous les humains, grands principes
républicains par exemple. Mais ce n’est pas forcément si simple, et la définition
même de ces valeurs, ou à tout le moins leurs modalités d’application, peuvent
faire débat. Ainsi, quand on se réclame de la liberté, s’agit-il, pour reprendre
la célèbre distinction de Benjamin Constant, de la liberté des anciens (être
pleinement intégré à la vie d’une cité elle-même libre) ou de la liberté des
modernes (qui revendique les droits de l’individu par rapport à la collectivité) ?
Quand on parle d’égalité, s’agit-il de l’égalité des places ou de celle des
chances ?7
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En fait, les valeurs que nous qualifions de républicaines ne sont pas
données une fois pour toutes, mais à (re)construire en permanence. On ne
peut se contenter, comme certains en ont aujourd’hui la tentation, de les
affirmer et de les enseigner de façon dogmatique. Condorcet, dans son Rapport
sur l’instruction publique de 1792 le dit explicitement : « Il en est de la liberté,
de l’égalité, de ces grands objets des méditations publiques, comme de ceux des
autres sciences ; il existe dans l’ordre des choses possibles un dernier terme dont
la nature a voulu que nous puissions approcher sans cesse, mais auquel il nous
est refusé de pouvoir atteindre jamais. » Se met ainsi en place un cercle qu’il
importe de rendre vertueux : les valeurs s’éprouvent et se prouvent tout à la
fois dans le débat argumentatif. Elles valent dans l’exacte mesure où elles
s’inscrivent dans un horizon partagé par les interlocuteurs, structurant ainsi
un espace de référence commun.
Dans un livre récent, Monique Canto-Sperber montre par exemple qu’il
est nécessaire aujourd’hui de repenser la liberté d’expression. Dans le contexte
nouveau que créent notamment les médias et les modes de diffusion
contemporains, la liberté d’expression n’est plus seulement la possibilité de
tout dire sous réserve de ne pas nuire à autrui, mais la liberté de s’exprimer
d’une façon qui permette la réponse et qui s’inscrive dans un dialogue.

Sauver la liberté d’expression

Le livre de Monique Canto-Sperber explore un paradoxe : jamais les


possibilités d’expression n’ont été aussi grandes, du fait notamment du
vacarme souvent paroxystique des réseaux sociaux, mais jamais non plus
les tentatives pour limiter la parole au nom des intérêts supposés de tel
ou tel groupe n’ont été si insistantes. De ce fait il devient difficile de se
contenter de la définition classique de la liberté d’expression : la parole
est libre sous réserve des torts qui pourraient être faits à autrui. « Surenchère
dans la parole désinhibée et tentatives de privatisation des règles de l’expression
contestent ainsi dans les faits la validité des règles juridiques qui encadrent la
liberté d’expression. »

6. Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Gallimard, 2017.


7. Cf. François Dubet, Les places et les chances, éd. du Seuil, 2010.

22
Débattre à l’école : actualité de la rhétorique

La réflexion s’organise autour de deux axes : d’une part, M. Canto-


Sperber passe en revue de nombreux exemples récents qui montrent la
difficulté de définir et réguler la liberté d’expression : les formes de censure
et la culture du woke dans les campus américains, puis européens, mettent
à mal un principe fondateur de l’Université : l’expression des idées n’y est
soumise qu’à la contrainte de pouvoir les justifier dans le cadre de
l’échange des arguments. Jusqu’où peut-on exprimer, dans les médias par
exemple, des opinions dissidentes ? Faut-il accepter que s’expriment des
thèses négationnistes, fût-ce pour les réfuter ? Les « donneurs d’alerte »
peuvent-ils tout diffuser ? Tout message est-il admissible dès lors qu’il
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revendique les droits de l’expression artistique ou de l’humour ?
Pour tenter de répondre à ces questions, l’analyse suit un deuxième axe
qui consiste à convoquer des rappels historiques et théoriques. Des pages
très riches montrent comment, à partir du XVIIe siècle, se développe la
notion de tolérance, dans le domaine religieux d’abord (la liberté de
conscience), puis comment elle s’élargit au domaine politique et permet
de penser la liberté d’expression. Dès l’origine, cette liberté d’expression est
limitée par le tort éventuel fait à autrui. Mais cette dernière notion
est difficile à définir, et le contrôle de la parole est délicat dans notre société
où les moyens de communication permettent une diffusion proliférante des
messages et où la sensibilité de nombreuses communautés élargit
considérablement la notion de « tort » (on songe à l’interdiction aux États-
Unis de prononcer « le mot qui commence par un N »). Qu’est-ce qui fait
qu’un terme est une injure raciale ? Plus que dans l’injure elle-même, le mal
causé par le langage réside dans la disqualification de la victime qui est mise
dans l’incapacité de répliquer et de se faire reconnaître comme interlocuteur
valable. À partir de nombreux exemples empruntés à l’actualité, M. Canto-
Sperber montre comment le discours raciste, tout en se plaignant de ce que
« on ne peut plus rien dire », procède en réalité par assertions et vise, non à
engager le débat, mais à imposer son point de vue.
Comment, dans ces conditions, définir et défendre aujourd’hui la
liberté d’expression ? La censure ou l’autocensure ne sont pas des
solutions. Le recours rétroactif à la loi guère davantage, car la justice est
souvent prise de vitesse et ne peut répondre à tout sans déboucher sur le
despotisme. En fait, « la liberté d’expression (est) à la fois le problème et la
solution. Certes, elle peut servir à réduire les autres au silence, mais elle oblige
aussi à donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Elle rend possible la diffusion
délibérée de fausses nouvelles et la propagande, mais elle permet aussi de les
réfuter et de les contester. » Il faut donc refuser la censure ou les interdictions
préventives, mais permettre à des juges compétents de faire respecter la loi
de 1881. Il faut éviter que les réseaux sociaux ne viennent trahir la liberté
de parler biaisée par les algorithmes qui organisent la viralité de certaines
opinions et empêchent la dynamique d’un véritable échange de les rectifier.
Cela suppose d’organiser leur régulation, tâche difficile car « le seul moyen
de ne pas préjuger de la vérité, de débusquer les erreurs et de faire émerger
des avis justifiés et crédibles est le libre débat contradictoire, c’est-à-dire
précisément le type de débat que le fonctionnement même des plateformes
rend peu praticable. »

23
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Reste à « s’engager dans l’arène des débats », en faisant entendre la


pluralité des discours, en délégitimant les discours nocifs dans tous les
lieux de mobilisation possible (universités, radio et télévision…), en tentant
de les désamorcer par l’humour et la parodie : la liberté d’expression est
un combat (un débat ?).
[Monique CANTO-SPERBER
Sauver la liberté d’expression, Albin Michel, 2021]
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Réinventer la rhétorique

Art du débat argumenté, la rhétorique entre en défaveur dès la seconde


partie du XIXe siècle. On lui reproche le formalisme de ses procédés, d’autant
plus sensible qu’au fil du temps elle s’est réduite à un catalogue de figures de
style : elle est devenue une « rhétorique restreinte ». Ce discrédit récent est
d’autant plus injuste que si la rhétorique est un enjeu démocratique essentiel,
elle est aussi un champ didactique et pédagogique particulièrement important.
Pour mieux apprendre à maîtriser le discours, la rhétorique en enseignait
méthodiquement les différentes phases. Quels sont les faits, idées et arguments
dont on peut disposer ? C’est le domaine de l’« invention ». Comment les
présenter de la façon la plus claire et efficace ? C’est l’enjeu de la « disposition ».
Comment les formuler de manière optimale (c’est l’« élocution ») ? Mais la
rhétorique ne se limitait pas à ces trois catégories qui sont restées les plus
connues : elle enseignait aussi à développer la mémoire et à mettre en scène
le discours par les gestes et la diction (l’« action »).

Le « grand oral »

Il est intéressant de noter que l’introduction récente au baccalauréat


d’un « grand oral » a rendu leur actualité à ces catégories. La nouvelle
épreuve met en effet au premier plan deux ordres de compétences
longtemps occultés : la maîtrise de l’expression orale et la capacité à
argumenter. Le candidat doit « prendre la parole en public de façon claire
et convaincante » ; il doit aussi « mettre les savoirs qu’il a acquis au service
d’une argumentation ». Les deux dimensions sont étroitement liées :
« Le jury valorise la solidité des connaissances du candidat, sa capacité à
argumenter et à relier les savoirs, son esprit critique, la précision de son
expression, la clarté de son propos, son engagement dans sa parole, sa force
de conviction ».
Cette réhabilitation de l’oral engage plus de facteurs qu’il ne semble.
Pour développer un véritable entraînement à l’oral, il faut en prendre en
compte tous les aspects. L’oral, ce n’est pas dire à haute voix ce qu’il aurait
été possible d’exprimer par écrit. Le discours oral a ses caractéristiques
propres : son découpage ne coïncide pas nécessairement avec la phrase,
liée à la syntaxe de l’écrit. Les répétitions y sont mieux tolérées. Mimiques
et intonations remplacent les modalisations auxquelles est astreint l’écrit…

24
Débattre à l’école : actualité de la rhétorique

Mais, surtout, l’oral n’engage pas que le matériau verbal : l’oral, c’est
l’écoute tout autant que l’expression, le silence autant que la parole, le jeu des
regards autant que celui des mots. C’est aussi la gestion des échanges et de
la prise de parole, la relation avec le public ou l’interlocuteur. Par-là, il
implique les postures du corps, l’image que l’on donne de soi-même.
L’ancienne rhétorique le savait bien : elle donnait un rôle essentiel à
l’apparence que l’orateur se donne (l’ « ethos ») ainsi qu’à sa connaissance
des croyances et émotions qui permettent de toucher l’auditoire (le « pathos »).
Elle enseignait aussi à maîtriser sa voix, à travailler les gestes qui
accompagnent le discours. Ce n’est donc pas par hasard que plusieurs des
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textes publiés pour définir le « grand oral » se réfèrent à l’art oratoire… Ils
introduisent également une nouveauté révélatrice et bienvenue : pendant
au moins une partie de l’épreuve, l’élève sera debout. On rompt ainsi avec
la traditionnelle posture assise, synonyme de passivité, en permettant un
apprentissage de la gestuelle, composante de plein droit de l’oral.

[Bulletin officiel spécial du 13/2/2020]

La réflexion rhétorique ne porte pas seulement sur le discours lui-même :


si elle est éminemment formatrice, c’est qu’elle s’interroge aussi sur l’image
que l’orateur donne de lui-même – l’ethos – et sur les sentiments susceptibles
d’affecter le public – le pathos. Pour être convaincant, dois-je par exemple me
présenter en expert (ce qui peut conférer une légitimité, mais aussi agacer un
public qui n’apprécie pas les donneurs de leçons) ou en locuteur naïf, proche
de ses auditeurs ? Sur quelles cordes sensibles dois-je jouer pour toucher
ceux-ci : la raison, le bon sens populaire, l’indignation, etc. ? Jouer efficacement
de cette gamme de possibilités suppose une appréciation juste de la situation
et des attentes du public, une connaissance fine des réactions humaines : la
rhétorique anticipe sur ce que l’on a appelé depuis les « sciences humaines ».
On voit que la gamme des compétences mises en jeu par la rhétorique est
très vaste. Comme le soulignent tous les traités depuis l’Antiquité, elle nécessite
une véritable culture générale. Trouver les bons arguments, les exemples et
les valeurs de référence, donner de soi une image crédible, ne pas se tromper
sur les a priori des auditeurs, tout cela ne se réduit pas à une technique mais
engage un projet global de formation.
Il existe donc un bon usage du débat, garant d’un fonctionnement
démocratique de la société à qui il permet de construire un « espace commun ».
Comme le souligne Francis Wolff8, des animaux peuvent certes, dûment
éduqués, accéder à des formes de langage. Mais seul l’homme est capable
d’utiliser celui-ci pour, au fil du débat avec autrui, s’engager dans des directions
initialement imprévues. C’est sur cette capacité dialogique que se fonde
l’humanisme.
Alain BOISSINOT
Inspecteur général (h) de l’Éducation nationale
Ancien recteur

8. Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Fayard, 2019.

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Science et vérité
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Pierre LÉNA

Les dix-huit mois que nous venons de vivre, marqués par une épidémie
partout présente dans l’humanité, ont mis la science en scène, ainsi que
les scientifiques qui en sont les acteurs. Depuis quelques années, certains
débats publics autour du nucléaire ou du changement climatique avaient
déjà fait sortir, de l’ombre où elle se construit, la parole scientifique, mais
la Covid-19 l’a fait à une tout autre échelle. Dans ce contexte, les acteurs
comme l’opinion publique ont régulièrement invoqué la science mais
aussi, à l’occasion, souligné les contradictions supposées de savoirs en
cours de construction, tout en bénéficiant de leurs résultats avec les
vaccins. Il est donc plus indispensable que jamais de s’interroger sur la
vision de la vérité que propose le discours scientifique, et d’en tirer les
conséquences nécessaires en matière d’enseignement.

Les épidémies ont meurtri et interrogé l’humanité depuis toujours.


Pastorien, appelé au secours par la ville de Hong-Kong, Alexandre Yersin,
compagnon de Louis Pasteur, se rend depuis Hanoi sur le lieu de l’épidémie
et met en évidence en 1894 le bacille de la peste, responsable de millions de
morts dans l’histoire humaine, comme au XIVe siècle lorsqu’il fit disparaître le
tiers de la population européenne. La Peste d’Albert Camus décrit admirablement
les facettes médicales et psychologiques de ce fléau. En 2016, l’épidémie Ebola
provoqua 11 000 décès en Afrique, avant d’être maîtrisée sans s’étendre
davantage.
Depuis la fin de l’année 2019, la Covid-19 et son virus SARS-CoV-2 ont
bouleversé le monde et déjà provoqué plusieurs millions de morts, selon un
décompte qui demeure incertain. S’agissant de science et en simplifiant à
l’excès, cette pandémie a mis sur la place publique un savoir scientifique en
cours de constitution chez les chercheurs : nature et origine du virus ; modes
de propagation et de mutations ; vulnérabilité des différentes populations.
Ce savoir, sa fragilité, la complexité du vocabulaire et des notions biologiques

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

inhérentes, les statistiques encore mal affirmées et les controverses qu’il


suscitait ne cessèrent d’occuper des médias soucieux d’informer, mais
également de piquer par des confrontations entre chercheurs. S’agissant de
médecine, et particulièrement de santé publique à l’échelle de milliards
d’hommes, cette science encore en pleine construction s’est trouvée projetée
au cœur de choix politiques, économiques, financiers. Un président de la
République affirma être guidé par la science, puis plus tard « ne pas fonder sa
politique sur des courbes ». Enfin, le besoin de vaccins efficaces fit appel aux
connaissances les plus avancées des sciences du vivant, accumulées depuis
des décennies et souvent dans le silence, à partir desquelles se mit en place
un gigantesque dispositif de production industrielle de milliards de doses,
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tandis que l’urgence d’en disposer, ressentie par les uns, faisait volontiers
oublier combien l’accès des autres à leur distribution était affaire de justice.
Dans ces sables mouvants, chacun, livré à « de très grands vents sur toutes
faces de la Terre » (Saint-John Perse), cherche des repères solides sur lesquels
s’appuyer. Où les trouver ? À qui faire confiance ? Peut-on être à la fois
raisonnable et humain, pour reprendre le beau propos d’Axel Kahn ? La solution
n’est-elle pas dans la solitaire affirmation d’à chacun sa vérité, une affirmation
répercutée par des réseaux sociaux ? Ce que nous vivons peut-il servir de leçon
pour l’avenir, en particulier s’agissant de l’éducation ?
Pour mieux aborder cette dernière interrogation, je commencerai par
interroger la science, entreprise d’imagination, de création et de raison, puis
la façon dont elle se construit, en reprenant volontiers à mon compte l’idée
que « le discours scientifique n’est pas un discours comme les autres » (Hubert
Krivine) et que ce discours nous propose une certaine notion de ce qu’est la
vérité. Il s’agira des sciences dites « dures », ou sciences de la nature, que j’ai
pratiquées. J’explorerai ensuite ces territoires où la science rencontre les mille
autres facettes qui font l’humain et ses choix quotidiens au fil de la vie :
croyances, opinions, valeurs et donc éthique. Enfin et brièvement, je tenterai
de tirer quelques leçons pour éclairer l’éducation de demain, qui aura sans
doute dépassé la grande crise actuelle, mais qu’attendent d’autres crises, plus
graves encore. Mon bref propos, qui ne prétend à nulle originalité, s’inspire
des très nombreux et profonds écrits qui ne cessent de s’interroger sur ces
sujets, tant leur actualité est vive, et dont je cite certains.

Le discours de la science

Ce titre est trompeur car la science, bien que dite en discours et langage
humain, fussent-ils mathématiques, prétend à l’objectivité et à l’universalité.
Elle révèle des lois qui régissent la réalité d’un monde naturel dont fait partie
l’humain, un monde donné aux sens et aux instruments, télescopes ou
microscopes qui prolongent ces sens. Ces lois ne dépendent pas des humains
qui les dévoilent et les explicitent laborieusement. Cette sorte de transcendance
– le mot n’est pas trop fort – de lois qui nous dépassent a été admirablement
analysée par le physicien Roland Omnès, qui écrit : « Il ne faut pas considérer
la science comme une œuvre étroitement humaine, mais plutôt comme une
exploration de ce qui dépasse notre espèce. Quand on voit la science sous cet
angle, il apparaît que les chercheurs ne la créent pas, ne la modèlent pas à leur
gré, mais ils la sillonnent […] Le plus simple est d’admettre que l’ordre universel

28
Science et vérité

existe et possède sa propre structure que rien n’empêche d’appeler des Lois, avec
la majuscule du respect. Les lois connues par l’homme, couchées dans son langage
et inscrites dans sa raison, sont perçues différemment selon chaque siècle, elles
sont comme un reflet de la structure intrinsèque de l’ordre qui va sans cesse en
se précisant […] Je propose de reconnaître que le mystère de la science ne trouve
un cadre approprié que dans une hypothèse métaphysique, celle de l’existence
d’un ordre universel ». Et il ajoute, en qualifiant cette « métaphysique minimale »,
« qu’elle éclaire la connaissance et permet de donner un sens à la vérité sans
prétendre qu’on la possède ». Oui, en ce sens, la science construit de la vérité,
ce mot qu’on ne doit prononcer qu’en tremblant, et bien de ceux qui servent
la science la reconnaissent dans la description qui vient d’en être donnée. Ils
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ont conscience de faire œuvre de vérité, et s’y plaisent.
Ainsi, une théorie scientifique se veut le reflet, le meilleur possible à un
moment donné, de cette réalité cachée. On peut juger de la qualité, de la
pertinence de ce reflet par la capacité que possède une théorie à prédire
le résultat d’une observation ou d’une expérience. Supposons une mise
à l’épreuve de la théorie quantique, si fondamentale aujourd’hui, en lui
demandant de calculer la valeur gLandé, proche du nombre 2, qui fixe une
certaine propriété magnétique de cette particule élémentaire et familière qu’est
l’électron1. La théorie fournit un résultat avec douze décimales, tandis que
l’expérience, faite indépendamment, fournit presque exactement la même
valeur, puisque les deux résultats ne diffèrent que d’un millième de milliardième.
Le reflet n’est pas mauvais !
Hubert Krivine et Annie Grosman, autres physiciens contemporains,
développent cette nature si particulière du discours scientifique. La découverte
peut résulter d’une observation, où l’on trouve ce qu’on ne cherchait pas,
telle la découverte de la cellule, fondement de l’organisation de tous les êtres
vivants sur Terre, par Robert Hooke2 en 1665. À ce propos comme à tant
d’autres, on se souvient de la phrase de Louis Pasteur : « La chance ne sourit
qu’aux esprits préparés ». Découvrir peut aussi être l’aboutissement d’une quête
où l’on sait ce que l’on cherche, et finit par le trouver : ce pourrait être l’histoire
de ce trou noir, de quatre millions de fois la masse du Soleil, situé au centre
de notre Galaxie, supposé s’y trouver puis recherché pendant près d’un demi-
siècle, avant que la certitude de sa présence aboutisse au prix Nobel de
physique 2020. Enfin, il existe bien des longues quêtes qui demeurèrent
infructueuses.
On a parfois voulu introduire une frontière nette entre la science, se
confinant à décrire des « comment », et la métaphysique (ou le mythe, ou le
religieux) se réservant les « pourquoi ». Distinction assez vaine, car la science
ne se limite pas à un strict et descriptif « comment », ainsi que l’auraient voulu
les positivistes. Avec modestie mais d’immenses succès, elle analyse la chaîne
des « pourquoi » et des causes – ce qu’avait déjà bien vu Thomas d’Aquin,
décrivant le jeu du monde par les « causes secondes ». Aux sources de la

1. Peu importe le détail de cette propriété et ce qu’est ce facteur gLandé, c’est


l’extraordinaire convergence entre le calcul, fondé sur la théorie, et la mesure, qu’il
convient de retenir ici. Exemple cité par Krivine & Grosman, op. cit.
2. La métaphore de Karl Popper semble ici trop limitée, lorsqu’il comparait les théories
scientifiques à des filets que l’on jette à la mer et qui rapportent les poissons que
leurs mailles ont pu prendre.

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

modernité, Pascal avait bien perçu l’immensité du chantier ainsi offert à la


pensée lorsqu’il écrivait : « Elle [l’imagination] se lassera plutôt de concevoir,
que la nature de fournir3 », et Condorcet le rejoignait : « La nature n’a mis aucun
terme à nos espérances4. »
En revanche, la science ne sait pas répondre au ‘pourquoi’ ultime, bien
exprimé par l’aphorisme : Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ?
une interrogation que certains ignorent en la jugeant vaine, tandis que d’autres,
immenses scientifiques également, ne s’interdisent pas d’y fréquenter le vertige
du mystère. Parmi eux, citons ici Isaac Newton, dans une admirable lettre,
écrite en 1725 quelques semaines avant sa mort, liant vérité et mystère : « Je ne
sais pas ce qu’il en semble au monde, mais quant à moi, il me semble que je n’ai
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été qu’un garçon jouant sur la plage, et me divertissant de temps à autre en
découvrant un galet mieux poli ou un coquillage plus beau que d’ordinaire, alors
que le grand océan de la vérité s’étendait devant moi, dans la totalité de son
mystère. »
Il serait toutefois bien naïf de voir cette exploration du réel comme une
irénique promenade. La confrontation des idées, parfois violente, lui est
consubstantielle. Comment s’assurer alors que ce ne sont pas les plus gradés,
les mieux en cour, ni même la majorité du moment dont les idées vont
l’emporter et passer alors pour vraies ? Le mécanisme d’intersubjectivité et de
débat, aujourd’hui très raffiné, appelé jugement par les pairs, est la façon dont
se déroule, depuis toujours ou presque, cette confrontation. Cette mise à
l’épreuve jugera, en définitive, de la cohérence d’une affirmation nouvelle avec
les certitudes antérieures, avec la capacité à prévoir de nouveaux résultats
ou la possibilité de répéter telle expérience avec telle issue. De la solidité et
l’honnêteté de ce mécanisme dépendent la confiance que méritent telle
affirmation sur la réalité, tel résultat d’expérience, telle prédiction de la théorie,
donc finalement et de proche en proche, la confiance faite à la science : c’est
donc dire combien l’éthique interne à la pratique de la science veille à ce que
ce mécanisme ne soit pas détourné de son but, que les tricheurs – l’humain
demeure présent – soient écartés. Malheureusement, ce mécanisme subtil et
essentiel d’un jugement par les pairs, qui fonctionne au sein du monde de la
science, demeure largement ignoré du public. Pourtant, ce même public monte
sans hésiter dans un avion qui vole avec sécurité5, grâce à la mécanique des
fluides, la résistance des matériaux ou l’informatique, dont les recherches et
les résultats ont été validés par des générations de « jugement de pairs » ! Mais
lorsque l’actualité de la Covid-19, ou celle du changement climatique, distillent
dans les médias le quotidien de ce fonctionnement critique de la science, sa
présentation hâtive en devient caricaturale…

3. Blaise Pascal. Pensées, in Disproportion de l’homme.


4. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès humains, Paris, Éditions Vrin,
p. 105.
5. L’enquête réalisée en 2020 par l’Ipsos pour l’Institut Sapiens, étudiant sur le regard
porté par les Français sur les scientifiques, soulignait ce paradoxe : l’existence d’une
défiance croissante vis-à-vis des chercheurs et des innovations scientifiques,
coexistant avec des attentes très fortes à l’égard de la recherche. https://www.ipsos.
com/fr-fr/barometre-science-et-societe-les-scientifiques-de-moins-en-moins-
epargnes-par-la-defiance-des

30
Science et vérité

Parce que la science n’a cessé, avec ce que le philosophe Paul Ricœur appelle
des événements de pensée, de transformer en profondeur nos représentations du
monde, de la Terre et du ciel, du corps et de l’esprit, son acceptation se heurte aux
représentations, philosophiques, religieuses – Galilée et Darwin le payèrent
cher –, culturelles avec lesquelles chacun s’est construit et qui façonnent les mille
facettes de l’humain. Le choc peut être rude, l’histoire en atteste à maintes
reprises, et bien des scientifiques s’y sont eux-mêmes laissé prendre6.
Naïf encore serait d’ignorer les liens de la science avec le pouvoir. Jacques
Blamont, sans lequel, lors du demi-siècle écoulé, l’accès français à l’espace
n’aurait pas été la réussite que nous savons, y réfléchit dans son Histoire
politique de la découverte, de Louis XIV aux fusées V2 voulues par Hitler :
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« La science n’est pas fille du seul étonnement, du désir de savoir ; elle naît aussi
de la volonté des puissants. La lumière de la raison a sa face cachée, sombre et
violente ». Aujourd’hui, le pouvoir sur la nature que donne le savoir scientifique
est à la source des innombrables aventures technologiques où le comprendre
permet le faire7 et qui modèlent nos sociétés dites développées. Pourtant, ici
encore, si l’avancée de la science dans tel ou tel domaine peut dépendre de
choix politiques, de financements, cela ne disqualifie pas pour autant la vérité
sur le réel à laquelle accède son effort. Hiroshima a perverti l’usage de la
connaissance du noyau atomique, ainsi que le résumait le physicien Robert
Oppenheimer (1904-1967) lorsqu’il jugeait qu’alors « la science avait connu le
péché ». Toutefois ce péché mortel n’a rien ôté à la validité de la physique
nucléaire ni à la légitimité de son développement8.
Des sociologues, dont le plus connu en France est sans doute Bruno
Latour, analysant cette intrication permanente entre l’effort scientifique et les
sociétés où il se développe, ont voulu en déduire que les résultats de la science,
loin d’être un reflet toujours plus fidèle d’une réalité cachée qui dépasse notre
espèce, n’étaient qu’une construction sociale9. Certes, il est plus que légitime
d’interroger ce que la société fait de la connaissance scientifique, comme nous
l’évoquons ci-dessous. Mais en tirer argument pour affirmer un relativisme
qui inverse les rôles et ne fait de la science qu’un discours « socialement
construit » est une dénaturation profonde, dangereuse dans ce qu’elle peut

6. Ainsi Albert Einstein lui-même, père génial de la relativité générale en 1915, contesta
l’expansion de l’univers, affirmée par Georges Lemaître sur la base de calculs
rigoureux et issus de cette théorie, au motif qu’un univers en expansion, proposé
par un prêtre catholique, ne pouvait qu’être une tentative concordiste avec la Bible.
Einstein reconnut rapidement son erreur, une fois l’expansion confirmée par les
observations de Hubble. La loi qui la décrit porte désormais le nom de loi de Hubble-
Lemaître (voir J.-P. Luminet, op. cit.).
7. Yves Bréchet. « Le scientifique comme conseiller, de l’école à l’État en passant par
l’entreprise ». La Jaune et la Rouge, revue des alumni de l’École polytechnique, juin-
juillet 2014, p. 14-16.
8. La vie fascinante de Julius Robert Oppenheimer est une démonstration parfois
dramatique de l’interface entre science/connaissance et science/faire et agir.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Oppenheimer
Voir Science and Sin – Forbidden Knowledge. http://mrhoyestokwebsite.com/AOKs/
Natural Science/Related Articles/Science and Sin.htm
9. Depuis son livre La Science en action, daté de 1998, où il développe cette thèse d’une
« construction sociale de la science », ce philosophe semble l’avoir atténuée et
consacre désormais ses travaux à la réflexion écologique.

31
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

justifier, notamment chez les politiques, l’idée que tout se vaut et ne peut être
jugé qu’à l’aune du pouvoir procuré : nous retrouvons ici une forme élaborée
du « à chacun sa vérité »10.
Il reste que cet acte même, par lequel le scientifique sillonne la réalité
cachée, avec imagination, intuition, raison, mesures, écoute de tout ce qui
s’est dit ou écrit, pour en livrer un reflet toujours plus fidèle, demeure chargé
de mystère, comme sans doute tout acte humain de création devant lequel les
neurosciences, aujourd’hui du moins, demeurent muettes. Lors de son discours
de lauréat Nobel de littérature (1960), Saint-John Perse exprimait superbement
la parenté du scientifique et du poète : « Et de cette nuit originelle où tâtonnent
deux aveugles nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules
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fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève
phosphorescence ? La réponse n’importe. Le mystère est commun. »
Le dévoilement du réel par la science est une aventure humaine, donc
marquée de l’admirable et du détestable. Pourtant, ce que dit la science n’est
pas un discours comme les autres car, il y a quelques milliards d’années, avant
que n’existe l’humanité et la science, sa vérité se manifestait déjà dans la réalité
des choses : le soleil tirait déjà son énergie de la fusion nucléaire (E = mc2), et
la jeune terre tournait autour de lui selon les lois de la gravitation universelle.

Aux prises avec les mille facettes de l’humain

Certains voudraient isoler, avec la pureté d’une expérience de chimie, le


scientifique, sorte alors de « robot pensant » dont la raison victorieuse saurait
vaincre tous les préjugés et proposer le seul vrai qui soit légitime. Face à lui,
régnerait le domaine des obscurantismes plus ou moins déguisés, telles
qu’opinions, convictions, croyances, qui mériteraient au mieux la sympathie
d’un regard vers une sphère, subjective et personnelle, dénuée de toute
rationalité. L’être humain n’est point ainsi bâti. Porté par son héritage de
culture et de civilisation, il pense, se meut et agit avec toutes les facettes qui
le constituent en tant que personne singulière, dans une interaction permanente
avec les autres humains. Chaque facette a son enracinement et ses
conséquences, chacune mérite attention.
Puisque le comprendre conduit si souvent aujourd’hui à un faire qui
transforme si rapidement et en profondeur nos sociétés, la question de l’usage
de la connaissance est devenue brûlante, même si un Rabelais l’avait anticipée
en évoquant une ruine de l’âme, toujours possible là où manquerait la
conscience. Un Serment du scientifique, à l’instar du serment d’Hippocrate
prononcé par le médecin dont la devise est Primum non nocere, est sans doute
une étape que notre époque n’a pas encore franchie, mais qui à l’avenir ne
pourra être évitée11.

10. Voir l’analyse détaillée de ce relativisme, par H. Krivine et A. Grosman, op. cit. p. 104 sqq.
11. Dès avant la Seconde Guerre mondiale, Robert Oppenheimer, cité plus haut,
envisagea l’importance d’un serment du scientifique, une nécessité reprise par
Michel Serres, avec Pierre Léna, dans la préface du Trésor, op. cit. Voir aussi « Les
scientifiques doivent-ils prêter serment ? » par Yann Verdo, Les Echos, 04/03/2013.
La Loi de programmation de la recherche de 2021 (Art. 18) a reconnu le principe de
ce serment, désormais inséré dans le Code de l’éducation (Art. 612-7).

32
Science et vérité

Le changement climatique, désormais familier, nous fournit une belle


illustration. La science s’intéresse au climat de la Terre depuis nombre de
siècles, comme le montrent les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Fabien
Locher. Balbutiante encore, elle servit souvent alors de justification fragile à
des politiques coloniales, agricoles, forestières. Émergeant avec force au milieu
du XXe siècle, la science climatique décrivit, avec une précision croissante,
l’état de l’équilibre énergétique de la Terre, l’élévation rapide de sa température
moyenne et celle du niveau des océans. Plus récemment, elle put attribuer
ces phénomènes à l’accumulation atmosphérique de gaz à effet de serre, dont
principalement le dioxyde de carbone CO2. La production de ce dernier résulte
d’une boulimie d’énergie dans le monde, et particulièrement dans les pays dits
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développés. Cette énergie est à 85 % produite par la combustion de charbon,
gaz, pétrole, source de CO2. Les outils de la science climatique permettent
certaines prédictions, assorties de probabilités, d’un futur de l’humanité dans
le ou les siècles à venir, selon des scénarios, appelés projections, qui dépendent
des choix politiques, économiques, industriels qui seront faits12. Bien qu’en
moindre proportion qu’il y a une décennie, il existe encore des climato-
sceptiques, qui récusent ces conclusions, le plus souvent parce qu’ils ignorent,
ou préfèrent ignorer, le rigoureux mécanisme de validation qui vient d’être
exposé – et qu’ils craignent peut-être aussi les changements qu’elles imposent.
Ici s’arrête la science avec sa force et ses limites qui sont celles de la
connaissance à un moment donné, ici commence le domaine de l’action et
donc celui des valeurs, celui où se profile le risque d’une ruine de l’âme.
Chacun, ayant bien pesé la vérité du propos scientifique13, peut rechercher
dans ses convictions, son humanisme ou sa spiritualité, les raisons de ses actes
quotidiens ou de son vote de citoyen. Chacun peut avoir son opinion sur ce
qu’il convient de faire ou de ne pas faire, placer la justice et la solidarité avec
les migrants climatiques avant le choix de profits immédiats, ignorer les
générations à venir pour assurer la tranquillité du présent. Bien entendu,
cette capacité n’est pas donnée d’emblée, l’éducation y est à l’évidence
convoquée, comme nous le développons plus loin.
Pourtant, au-delà des références intimes de chacun, les indispensables
choix collectifs demandent une décision qui ne saurait être le seul fait du Prince
ou des experts. Comment alors, en démocratie, s’approcher au mieux d’un
consensus qui soit bâti sur des valeurs suscitant une adhésion collective ?
Cette question, posée à l’action, n’est pas neuve. Cinq siècles avant notre ère,
la règle d’or de l’éthique, qui inspira la civilisation occidentale, était déjà

12. Voir le 6e rapport scientifique du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’étude


du climat (GIEC), Août 2021, Climate Change 2021: The Physical Science Basis.
Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental
Panel on Climate Change, V. Masson-Delmotte et al. https://www.ipcc.ch/report/
ar6/wg1/#SPM
13. Dans l’exemple climatique que je développe ici, les projections vers l’avenir, fondées
sur la science, comprennent de multiples aléas : incertitudes résiduelles des modèles
climatiques, ignorance de la réalité de mise en œuvre future des décisions politiques
prises. Saisir la vérité du propos demande aussi de saisir le jeu des probabilités de
sa réalisation. Les innombrables débats sur la probabilité d’être contaminé par la
Covid-19 selon l’âge ou le contexte social montrent la difficulté de ce lien entre
action et probabilité.

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

énoncée dans le Lévitique : « Tu ne te vengeras pas, ou tu ne porteras aucun


grief contre les enfants de ton peuple, tu aimeras ton prochain comme toi-même :
Je suis le Seigneur ». Cette éthique de la réciprocité, fondée sur une certaine
perception de transcendance, est également présente dans d’autres grandes
traditions spirituelles comme le bouddhisme ou le taoïsme. Elle continue à
fonder l’action internationale portant sur les droits humains14. Le philosophe
Jean-Michel Besnier en propose une version en quelque sorte minimale pour
demeurer consensuelle, faite de la recherche commune d’un mieux-vivre15.
Néanmoins, s’agissant des espaces non balisés, ouverts par les
connaissances scientifiques nouvelles et leurs applications, la traduction
concrète de la règle d’or, de ce désir du mieux-vivre, en jugement portant sur
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l’action est devenue de plus en plus difficile. Paul Ricœur qualifie d’espace
de perplexité cette zone vierge qui ne cesse de croître et soudain pose
d’innombrables questions sans réponse claire ni donnée à l’avance16. Aussi,
pour explorer cet espace nouveau, la plupart des organismes scientifiques de
France ont-ils, les uns après les autres, créé des comités d’éthique, à l’image
de celui qui, dès sa création en 1983, se préoccupa des sciences de la vie et
de la santé. Le ministère des Armées, confronté aux options envisagées par
une guerre « scientifique », tel l’usage des drones ou des robots, en fit de même
en 2020. À la question du vrai dont traite la science, s’ajoute celle du juste ou
de l’injuste, dont traite l’éthique. Des questions aussi diverses que l’utilisation
de l’intelligence artificielle, la gestation pour autrui, l’envoi de bactéries vers
la planète la plus proche17 (Proxima Centauri), la modification active du climat
terrestre (géo-ingénierie) ouvrent autant d’espaces de perplexité où seuls
le dialogue, le débat, un rapport aux autres pratiques [que celle du projet
scientifique] (Ricœur) peuvent éclairer les choix et permettre d’échapper à une
fuite en avant aveugle et mortifère.

Dessiner l’école de demain

Ayant ainsi esquissé à très grands traits les interfaces entre la science et
nos sociétés, et souligné les interrogations qu’elles suscitent aujourd’hui,
interrogeons-nous brièvement sur les leçons que nous pouvons tirer de ces
prémisses, concernant la place et le rôle de l’éducation relativement à la
science dans nos écoles, collèges et lycées18.

14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Règle_d’or#Approche_philosophique
15. Ayant côtoyé Jean-Michel Besnier avec bonheur pendant nos cinq années communes
au Comité d’éthique du CNRS (COMETS), j’ai pu y découvrir et apprécier son souci
de fonder, de façon aussi universelle que possible, l’éthique de la pratique scientifique.
16. Paul Ricœur « Que la science s’inscrit dans la culture comme “pratique théorique” »,
in The Cultural Values of Science. The Pontifical Academy of Sciences, Scripta Varia
105, 2003.
17. Le très sérieux projet Breakthrough : https://breakthroughinitiatives.org/
18. Je prolonge ici une réflexion déjà engagée par mon article « La science, telle
qu’enseignée, ignore-t-elle l’humain ? », publié dans le n° 167 d’Administration &
Éducation, qui portait sur le thème « École & Humanités ».

34
Science et vérité

L’objectif premier de cette éducation et son cadre naturel de développement,


il faut le rappeler, demeurent la transmission aux élèves d’une magnifique
aventure humaine, débutée à Babylone et en Grèce : aventure faite d’admiration
pour les phénomènes de la nature, d’étonnement devant la capacité de
l’intelligence à s’en saisir et à les prévoir, d’incessante curiosité pour l’océan
sans fond où jeter nos filets. Ce Grand Récit du monde qui en découle (Michel
Serres), tel qu’il peut être raconté aujourd’hui à nos élèves, n’est ni une fiction
ni un conte de fée, il est le reflet de cet océan que l’humanité a su construire,
puis exploiter pour mieux vivre. De surcroît, leurs jeunes intelligences peuvent
être mobilisées non seulement pour apprendre de la science, mais pour en
faire, comme l’a montré La main à la pâte – entre autres acteurs de cette
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éducation – depuis sa création en 199519. Cette éducation aux mathématiques
et aux sciences de la nature, complétées par les technologies, prend des formes
progressivement plus élaborées, en s’adaptant au développement cognitif des
jeunes, entre la maternelle et la Terminale. Elle est parfois aride et exigeante,
car elle requiert l’effort dans la construction d’une pensée abstraite, à la mesure
des talents de chacun. À la différence d’un passé où l’information scientifique
était rare et difficile d’accès, l’école d’aujourd’hui fait face à une surabondance.
Son rôle n’est plus tant de la communiquer, tâche impossible à laquelle
s’épuisent les programmes scolaires, ni d’en vérifier exclusivement la maîtrise
par des exercices convenus, que de donner un cadre de pensée et de solides
repères qui le structurent.
Pour donner une juste idée de ce discours pas comme les autres, pour
montrer comment il émerge laborieusement des mythes, des croyances et des
représentations mentales qui participent de la richesse de l’humain, pour
comprendre de quelle vérité il s’agit, rien de mieux que l’accompagner d’une
histoire de sa construction. J’enseigne l’atome, ou l’évolution, ou le climat, ou
les nombres, ou la géométrie : alors je montre, au collégien ou au lycéen,
comment ce reflet de la réalité du monde, ce Grand Récit s’est collectivement
construit, par des controverses et des débats, des impasses et des fulgurances.
Ensemble, mes élèves peuvent découvrir comme des apparences trompeuses
(la Terre est en mouvement) ou le « bon sens » moins bon qu’il ne se croit
(le Soleil brûle) peuvent être dépassés. De la maternelle à la Terminale, il faudra
savoir mesurer, avec prudence et modestie, le degré d’ampleur, de complexité
et d’abstraction recevable par l’élève.
Ayant ainsi mis en place une authentique et solide compréhension de ce
qu’est la science20, l’éducation doit alors préparer la jeunesse aux choix que
celle-ci devra affronter pour faire face aux défis difficiles qui l’attendent : des
épidémies redoutables, un changement climatique menaçant, une biodiversité

19. Fondation La main à la pâte, créée et animée par l’Académie des sciences et les deux
Écoles normales supérieures de Paris et de Lyon. https://www.fondation-lamap.org
20. Sous l’influence anglo-saxonne notamment, un vaste sujet a émergé, intitulé nature
de la science (Nature of Science ou NOS), à forte connotation épistémologique et
mettant en avant le rôle de l’esprit critique. En France, La main à la pâte s’en est saisi,
en publiant deux guides sur ce thème pour les professeurs de primaire et de collège.
Esprit scientifique, esprit critique. Le Pommier, Tome 1 (2017) et Tome 2 (2018).
L’acquisition d’un esprit critique, toute précieuse qu’elle soit, ne saurait toutefois
être l’objectif premier d’une éducation à la science, elle en sera une conséquence
presque immédiate.

35
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

atteinte. Déjà en 1993, cinq années après la création du Groupe d’experts


intergouvernemental pour l’étude du climat (GIEC), l’ingénieur et sociologue
Philippe Roqueplo indiquait fort clairement ceci : « en l’absence d’une large et
profonde prise de conscience des populations, […] il est fort douteux qu’aucun
gouvernement ne soit jamais en mesure de prendre les décisions lourdes adaptées
à la menace climatique annoncée par les scientifiques ». Sans éducation
pertinente, il est vain d’attendre cette large et profonde prise de conscience
des populations, ces indispensables changements de comportement. Dans
chacun des trois sujets que je viens de mentionner, c’est la science qui établit
le diagnostic, c’est souvent elle qui propose les remèdes possibles, mais ce
n’est pas elle seule qui peut établir ce qu’il est bon et juste de faire, comme
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nous l’avons souligné plus haut.
Préparer nos élèves à ces choix, c’est entrer avec eux dans le domaine des
valeurs et de l’éthique, c’est entrer en dialogue et en débat sur ce en quoi ils
croient au plus intime d’eux-mêmes, c’est répondre à leur besoin d’entendre
une parole d’adulte, positive, qui contrebalance l’angoisse de l’avenir par des
perspectives d’action pertinente. La neutralité, justement et traditionnellement
demandée au professeur, doit ici prendre une nouvelle forme : non point
une neutralité d’évitement pour se limiter au rôle aisé de transmission de
connaissances, mais une neutralité de responsabilité, une impartialité engagée
– un oxymore en somme – qui sache poser une parole d’adulte face à une autre,
soucieuse non de militantisme mais d’éveil d’une jeune liberté, comme savent
bien souvent le faire les professeurs de philosophie. Rappelons ici une
remarque, en apparence paradoxale, du philosophe Jacques Derrida : « In fine,
la liberté s’exerce dans le non-savoir, là où la conviction, au-delà de toutes les
analyses rationnelles, engage l’individu et ses valeurs. »
Ici, mon propos n’est pas de proposer le détail d’une pédagogie qui saura
assumer ces trois volets d’une éducation de science, ni de l’indispensable
accompagnement professionnel à apporter aux professeurs, dès leur formation
initiale en Inspé, moins encore de proposer une évolution des programmes
scolaires. Nous espérons simplement que l’école de demain ne saura être une
school as usual, pas plus que l’économie ne peut rester un business as usual.
Cette réinvention de l’école, cette grande et nécessaire mutation (N. Wallenhorst),
que réclament autant la jeunesse que les circonstances traversées par notre
humanité, ne se fera en France qu’à la condition de desserrer le carcan de
verticalité, du ministre à l’instituteur, qui la stérilise aujourd’hui et la caractérise
depuis plus d’un siècle. Seule une initiative offerte, et non laborieusement
octroyée, aux professeurs et cadres qui font vivre au quotidien cette lourde
institution, sera la voie d’un salut, ainsi que l’avait déjà noté, dans un ouvrage
trop peu entendu, Bernard Toulemonde, ce fin connaisseur qui le premier osa
qualifier de mammouth notre système éducatif.

Conclusion

Notre éducation est en charge d’une jeunesse qu’attend un siècle difficile.


Saurons-nous prendre ces profonds ébranlements, auxquels nous soumet la
pandémie, comme source d’inspiration et d’indications sur la meilleure façon
de préparer ces jeunes à leur avenir ? Dans leur soif de transmettre un peu de
vérité, les éducateurs, les professeurs doivent tenir une ligne de crête, entre

36
Science et vérité

rationalité de la science et souffle des valeurs : si le sommeil de la raison peut


engendrer des monstres, que de crimes n’a-t-on commis au nom de la liberté !
Sur cette difficile ligne de crête, si exposée, puissent-ils percevoir et transmettre
combien l’ouverture à l’autre, l’échange, le dialogue, le débat, l’argumentation
demeurent tout autant la voie royale de la construction de la science que celle
d’une éthique du vivre ensemble.

Pierre LÉNA
Astrophysicien, membre de l’Académie des sciences
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Références

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Blamont Jacques (1993), Le Chiffre et le Songe. Histoire politique de la découverte. O. Jacob.

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Changeux Jean-Pierre & Connes Alain (1989), Matière à penser. O. Jacob.

Fressoz Jean-Baptiste & Locher Fabien (2020), Les Révoltes du ciel. Une histoire du
changement climatique (XVe-XXe siècle). Seuil.

Kahn Axel (2004), Raisonnable et humain ? NiL Editions.

Krivine Hubert et Grosman Annie (2015), De l’atome imaginé à l’atome découvert. Contre
le relativisme. De Boeck.

Latour Bruno (1987), La science en action. La Découverte, 2005. Traduit de l’anglais par
M. Biezunski. Science in action. How to Follow scientists and Engineers through
Society. Harvard University Press.

Léna Pierre & Huan-ming Yang (2003), La Science. Desclée de Brouwer.

Léna Pierre (2012), Enseigner c’est espérer. Plaidoyer pour l’école de demain. Le Pommier.

Léna Pierre (2019), Une Histoire de flou. Miroirs, trous noirs et autres mondes. Le Pommier.

Luminet Jean-Pierre (2004), L’invention du big-bang. Seuil.

Le Névé Soazig & Toulemonde Bernard (2017), Et si on tuait le mammouth ? Les clés pour
(vraiment) rénover l’éducation nationale. Éditions de l’Aube.

Omnès Roland (2008), La révélation des lois de la nature. O. Jacob. p. 190.

Roqueplo Philippe (1993), Climats sous surveillance. Limites et conditions de l’expertise


scientifique. Economica.

Serres Michel & Farouki Nayla (dir.) (1997), Le Trésor. Dictionnaire des Sciences.
Flammarion.

Serres Michel (2003), Hominescence. Le Pommier.

Wallenhorst Nathanaël (2021), Mutations, Le Pommier.

Westfall Richard. Newton. Flammarion, 1994. Traduit de l’anglais (Cambridge University


Press 1980).

37
La place du débat dans
l’école de la République
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Benoît FALAIZE

L’histoire de l’école de la République est entourée de mythes d’origine.


Parmi ceux-ci, celui qui veut que les élèves réunis au sein des classes, dès
la fin du XIXe, aient été soumis à un enseignement strictement magistral,
sous la férule d’un maître opérant ex cathedra, sur son estrade de pouvoir,
sûr de son savoir, dans une école-sanctuaire où les affres du dehors
n’avaient aucune place. Ainsi engagée, cette pédagogie magistrale aurait
empêché toute participation active des élèves, tout débat lié aux savoirs
et aux actualités les plus brûlantes, qu’elles soient locales, ou nationales.
L’observation et l’histoire montrent que la situation est plus complexe.

Certes, ce n’est pas dans des classes le plus souvent multiniveaux et


composées parfois de quarante enfants que l’idée même de débat pouvait
surgir aisément. La nécessité d’un ordre minimal et d’une organisation des
activités, souvent héritée des écoles du Second empire, et surtout la place
accordée à la parole de l’enfant dans le second XIXe siècle ne portaient pas,
explicitement, à valoriser des formes d’échanges et de débats en classe.
Pourtant, à parcourir les revues pédagogiques les plus lues (Journal des
instituteurs, Revue pédagogique, le Manuel général, etc.), l’historien de l’école
est frappé par la multiplicité des prises de paroles, attendues ou non, de la part
d’élèves attentifs ou volontiers gouailleurs. Les écoles communales de
campagne qui accueillent depuis les lois Ferry l’ensemble des enfants
connaissent des pratiques pédagogiques qui ne sont pas encore enracinées
dans l’idée d’une hexis corporelle que l’on attribue, sans examen, massivement
à l’enseignement de l’époque. La vie locale, du village, la nécessité encore
forte du travail des champs, de l’aide au curé pour les offices plus nombreux
qu’aujourd’hui, faisaient que les relations entre l’école et la vie quotidienne
étaient souvent plus poreuses qu’on ne le suppose.
Le débat lui-même était objet d’apprentissage, notamment pour les élèves
qui présentaient le Brevet supérieur. Si l’on suit le Journal des instituteurs,
hebdomadaire massivement lu par abonnement afin de préparer les cours de

39
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

la semaine à venir, on voit se dessiner des réflexions en classe autour de deux


grandes thématiques. La première est liée au débat entre Anciens et Modernes.
Parmi des pratiques recommandées à l’occasion de la préparation du Brevet
supérieur, l’analyse des auteurs du XVIIe siècle sur la question comparée du
religieux et de l’Antiquité dans le débat entre Boileau contre La Bruyère et un
second, opposant Fontenelle contre Th. Corneille et Ch. Perrault. Le JDI, qui
présente cette pratique d’analyse de débat1, tranche en ne tranchant pas :
« Heureux qui a l’esprit assez ouvert et le goût assez large pour les comprendre
et les apprécier sans esprit d’exclusion ». Un autre débat suscite l’intérêt des
pédagogues, toujours pour le Brevet supérieur, celui qui oppose jésuites et
jansénistes, à travers l’analyse des Provinciales de Pascal2. Au-delà de ce que
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nous disent ces exemples de l’influence catholique encore très forte dans
l’école républicaine naissante, ces pratiques laissent également penser que de
telles questions devaient avoir du sens dans l’environnement global des
enfants scolarisés.

Le tournant de la Grande Guerre

Certes, l’école, dont nous mythifions à l’envi l’autorité et l’absence de


dialogue ou d’écoute véritable des élèves, s’est structurée plus fermement
avant la Grande Guerre. Et massivement, se répand le modèle d’une école qui
sait être dure, autoritaire, voire punitive à l’égard des prises de paroles
intempestives. Alors même que les rapports d’inspection pouvaient noter la
qualité de l’enseignant pour animer sa classe et faire participer les élèves
notamment dans le cadre d’un cours dit dialogué, peu de choses ont été écrites
en histoire de l’éducation sur l’histoire et la place de l’oral. L’oral n’est pas
valorisé particulièrement dans l’école du début de la IIIe République,
contrairement à l’écrit ou à la lecture. Pour autant, s’il y a peu de place dédiée
au débat, l’écart reste grand entre les prescriptions et la réalité de ce qui se
joue dans l’intimité des classes. La Grande Guerre est un de ces moments où,
inévitablement, les instituteurs et institutrices ne peuvent pas ne pas laisser
parler les élèves et débattre des événements en cours, a fortiori lorsque
la guerre est toute proche, à l’est comme au nord de la France. Ou que la
conscription vient chercher les jeunes hommes, et bien sûr les maîtres d’école
et les directeurs eux-mêmes. L’entrée en guerre, le déroulement du conflit et
la victoire font, on le sait3, l’objet de nombreux échanges en classe, toujours
en lien avec ce qui touchait le plus les enfants. Les inquiétudes, les espoirs,
le deuil, la joie du retour des pères, oncles, frères, cousins, étaient discutés et
commentés en classe.

1. JDI, n° 41, 11 mars 1888.


2. JDI, n° 38, 29 septembre 1886.
3. « L’enseignement de la Grande guerre de 1914 à nos jours. Entretien avec Benoit
Falaize », L’Ecole des Lettres, Novembre 2018/janvier 2019, https://actualites.
ecoledeslettres.fr/sciences-humaines/histoire-sciences-humaines/
lenseignement-de-la-grande-guerre-de-1914-a-nos-jours-entretien-avec-benoit-
falaize/

40
La place du débat dans l’école de la République

Il n’est pas exagéré de penser que ce moment de l’école saisie par


l’histoire qui se fait (il suffit de penser aux journaux de guerre des enfants,
cf. Congar4 et Zay5) a été un tournant dans la manière dont les éducateurs
ont pensé la place de la parole de l’élève. Du reste, c’est à cette même
occasion que les pédagogies actives de l’école nouvelle se sont développées
(en France mais également partout en Europe), ont gagné en crédibilité et
aussi en désir. Les élèves ont une parole et les écouter relève sinon du respect
de ce qu’ils vivent, confrontés eux-mêmes à la grande histoire, mais aussi
d’une nécessité pédagogique. C’est un mouvement qui date principalement
du début du XXe siècle, et de la fin de la Première Guerre mondiale, en
réaction aux conséquences morales, sociales, sur les corps même, si l’on
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pense à Célestin Freinet, instituteur blessé comme tant d’autres. Freinet, du
reste, l’explique très bien : « Quand je suis revenu de la guerre 14-18, j’avais
été assez sérieusement blessé et, notamment, je ne pouvais pas parler longtemps,
surtout pas dans une salle de classe… Lorsque j’avais parlé pendant dix minutes,
un quart d’heure, comme cela, je n’en pouvais plus. Et alors, j’ai cherché des
solutions : ou bien je quittais l’enseignement à ce moment-là, ou bien je trouvais
d’autres techniques de travail qui m’auraient permis de faire ma classe de façon
intelligente, efficiente aussi, de m’intéresser à ma classe mais que je puisse tenir
le coup. Alors j’ai cherché. »6. L’école où l’on apprenait aux élèves, d’abord et
avant tout, pourrait devenir une école où on peut aussi échanger avec les
élèves.

Vers une nouvelle pédagogie

Dès lors, il faut repenser l’école, changer les cadres de fonctionnement


ordinaire. Il faut créer une société plus juste et pacifiste, éviter la guerre,
éduquer à une citoyenneté nouvelle. C’est donc une réponse à une situation
de crise. Pour le comprendre, il suffit de prendre l’exemple de l’engagement
professionnel des agents du service public d’éducation du début du XXe siècle,
et notamment d’un inspecteur du premier degré, Barthélémy Profit. Dans
les premières années de l’entre-deux-guerres, cet inspecteur primaire crée
des mutuelles et des coopératives scolaires ou périscolaires dans sa
circonscription, afin que les enfants des écoles participent à l’effort collectif.
Des inspecteurs et directeurs d’écoles des zones de guerre, influencés par
ses idées, envisagent la participation des élèves pour toutes les questions
matérielles liées à la reconstruction d’après-guerre. Dans les écoles, cette
action était au départ à vocation strictement utilitaire : penser les
aménagements intérieurs et extérieurs, les plans de l’école en reconstruction,
l’organisation de la classe, le rôle de chacun des enfants. Mais bien sûr,
derrière cet impératif, une transformation citoyenne et politique de l’école

4. L’enfant Yves Congar, Journal de la guerre 1914-1918, Cerf, Paris, 1997.


5. Gilles Bernard (sous la direction de), Bleu Horizon : Témoignages de combattants de
la Guerre 1914-1918, de Raymond Defaye, Alain Moisset, Raymond Moles, Jean Zay.
6. Interview de Freinet (C.) en 1961, partiellement transcrite. – Célestin Freinet et l’École
moderne, B.T.2, janvier 1987, n° 193, p. 4. Cité par Sylvain Connac, https://www.
icem34.fr/images/doc/les_pedagogies_cooperatives_historique_finalite.pdf

41
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

s’opère et B. Profit trouve, pour cela, le soutien de Paul Lapie, directeur de


l’enseignement primaire. L’engagement effectif des élèves, c’est ce que
soutient Barthélemy Profit dans son livre La coopération à l’école primaire
(1922) : « L’école coopérative, c’est une école transformée politiquement où les
enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose ; c’est l’école passée de la
monarchie à la république ». Cette expérience de l’engagement des élèves
pour leur école (et partant, leur village) aura un grand retentissement qui
sera à la base du développement des coopératives scolaires finalement
rassemblées dans une association nationale, l’OCCE. Pour Profit : « L’essentiel
est de traiter les enfants avec le plus grand respect et comme s’ils étaient déjà
de grandes personnes, de leur faire confiance et de les aimer, de leur faire goûter
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les joies de l’initiative et de la liberté. » Car favoriser l’engagement des élèves
dans l’école de l’après-guerre, c’est accepter de donner aux enfants la
possibilité de prendre la parole, de prendre des initiatives, de décider
d’actions, et de prendre au sérieux ce qu’ils ont à dire. Comme le dira Freinet,
très influencé par Profit : « On prépare la démocratie de demain par la
démocratie à l’école. » L’école est le lieu de la citoyenneté si, et seulement si,
les élèves s’engagent eux aussi aux côtés des maîtres dans les apprentissages
et la vie sociale de l’école. Le débat en fait évidemment partie, avec les
échanges d’arguments, ainsi que la délibération collective.
Les travaux d’André Chervel et Bettina Berton7 montrent combien, par les
exercices d’élocution, l’école s’imprègne des conceptions nouvelles liées à la
parole de l’élève. L’inspecteur Bérard, par exemple, décrit, pour les instructions
concernant les programmes de 1923, le sens donné à cette élocution : « Les
exercices d’élocution ont été gradués avec soin. Au début, on guide l’élève ; on lui
demande simplement de répéter ou de résumer ce qu’il vient d’entendre. Mais peu
à peu, on lui laisse plus de liberté : ce sont ses impressions personnelles qu’on lui
demande de traduire après les leçons et les promenades qu’il a faites, les leçons
et les expériences auxquelles il a assisté. Nous ne verrions d’ailleurs aucun
inconvénient si des enfants montrent de bonne heure un certain goût pour
l’invention, à les laisser raconter à leur guise les histoires dues à leur imagination.
Comme les exercices de vocabulaire, les exercices d’élocution ne seront féconds
que s’ils apportent aux enfants la joie8. »
La thèse de Bettina Berton traque la place de la parole libre des élèves
dans les prescriptions. Celle-ci est très faible, sans augurer de ce qu’elle
représente dans les classes, et surtout dans celles qui s’inspirent des
pédagogies nouvelles. Mais « il faut attendre la fin des années 1960 pour qu’une
reconnaissance et qu’un travail spécifique de la langue parlée deviennent un
véritable objet de préoccupation dans les programmes9 ». Plus encore, c’est dans
le plan de rénovation de la Commission Rouchette de 1971 sur l’enseignement
du français que le tournant s’opère. Largement influencés par l’école Freinet,
les travaux de Cousinet et les réflexions avortées du plan Langevin-Wallon,

7. Bettina Berton. Le débat philosophique à l’école primaire : une identité en construction.


Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université Charles de Gaulle – Lille III,
2015.
8. L. Bérard, 20 juin 1923, Instructions sur les nouveaux programmes des écoles primaires,
(cité par A. Chervel, L’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Retz, 1995, t. 2,
p. 313).
9. B. Berton, ibid., p. 31.

42
La place du débat dans l’école de la République

et d’autres encore comme la pédagogie de la coopération, les textes qui


émanent des réflexions de la Commission Rouchette disent tous la même
chose : apprendre à parler rend libre. Apprendre à parler, à partir de situations
concrètes, sociales, vécues y compris par les élèves, permet de développer
des arguments et de nourrir les échanges. De la fin des années 1960 à 1980,
la période de l’éveil, dans laquelle s’inscrit la Commission Rouchette,
témoigne, dans ses pratiques scolaires les plus quotidiennes, de la place
croissante des débats pour l’organisation de la classe et des apprentissages.
Les sujets d’études eux-mêmes sont soumis au débat dans toutes les
disciplines, l’histoire, la géographie, les sciences mêmes, inaugurant, plus
tard, les dispositifs de la main à la pâte. La trace de ces pratiques irrigue les
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revues pédagogiques.
Dès lors, s’ouvre une période de transformation de l’école, dans la place
qu’elle accorde à l’élève, à sa parole, et aux débats. Dans le secondaire, ce
sont les programmes d’ECJS de 1998 qui introduisent officiellement, pour
l’éducation citoyenne, la notion de débat argumenté. En histoire, les enjeux
de mémoire, qui émergent dans les classes françaises massivement depuis la
fin des années 1990, sont le lieu privilégié des débats scolaires. Des travaux
de l’INRP ont montré comment, sur ces sujets sensibles, comme la Shoah,
l’esclavage ou la colonisation, des débats émergent d’eux-mêmes et sont
immédiatement saisis (parfois avec crainte) par les enseignants.
Pour le primaire, le mouvement initié par la Commission Rouchette a
donné dans les programmes de 2002 (dirigés par Jean Hébrard et Philippe
Joutard) une place centrale au débat, en insistant sur le rôle double de celui-ci
pour la construction d’une pensée libre et autonome et pour la maîtrise de la
langue. Si les programmes de 2008 marquent une forme de retour en arrière,
ceux de 2016 instituant l’Enseignement moral et civique (EMC) constituent
l’aboutissement d’une institutionnalisation des méthodes actives promues par
l’éducation nouvelle : les démarches de débats proposées dans ces programmes
initient du Célestin Freinet pour toutes les classes.
L’horizon démocratique porté par les éducations nouvelles a profondément
imprégné l’école de la République. Certes, très lentement pour les prescriptions,
mais plus sûrement, et dès le premier XXe siècle, pour les pratiques les plus
ordinaires. Cette mutation culturelle est liée au contexte de la société française,
dès la fin de la Grande Guerre. Elle s’inscrit dans le regard porté à l’enfant et
à ce qu’il a à dire, jusqu’à Françoise Dolto. Progressivement s’est imposée
l’idée, non sans résistances encore vivaces, que le débat permettait de donner
à entendre une parole digne d’intérêt, où l’élève devient un interlocuteur
valable. Considérer l’élève comme une personne à part entière que l’on doit
écouter, y compris quand ce qui est dit est désagréable à l’oreille des adultes,
c’est toute la psychologie de Korczak à Dolto qui applaudit. L’EMC est venu,
à ce titre, affirmer un constat fondamental : il n’y a pas de transmission des
valeurs sans débat. À l’heure de l’envahissement de l’espace public par les
moyens de communication modernes et les réseaux sociaux, ne pas considérer
l’élève comme un interlocuteur valable c’est prendre le risque de rendre
invisible ce à quoi il pense et croit, ce à quoi il adhère. Pour une société
démocratique et ouverte comme la nôtre, l’invisibilité des écarts aux valeurs
que portent certains élèves est, assurément, bien plus grave qu’une véhémence
adolescente affirmant ce à quoi ils croient. Au sein d’une classe, sous l’œil
d’un éducateur vigilant et éclairé sachant apporter les éléments d’un contre

43
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

argumentaire, le débat a une fonction constructive, en définissant l’espace


démocratique au sein duquel l’école d’aujourd’hui se trouve plongée et dont
elle doit apprendre les fondements. Que serait une société démocratique qui
confie à l’école le soin de préparer les élèves aux valeurs démocratiques et
qui en refuserait, dans les pratiques scolaires, la démonstration quotidienne
et son incarnation vivante ?

Benoît FALAIZE
Membre correspondant du Centre d’histoire de Sciences Po
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Entre « révolution
de l’imprimé » et
« révolution numérique »
Fabrication, circulation et critique
des nouvelles
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Gérald CHAIX

Parce qu’elle ne se réduit pas à une simple – quoique prodigieuse –


innovation technologique, la notion de « révolution numérique » est
fréquemment utilisée pour décrire les évolutions contemporaines dans le
domaine de l’information et de la communication. Souvent esquissé,
le rapprochement avec la « révolution de l’imprimé », au seuil de la
« première modernité », en suggère d’emblée l’importance culturelle et
sociétale, politique et économique. Qu’en est-il au tournant des XVIe
et XVIIe siècles alors que l’Europe connaît d’importantes mutations
climatiques et démographiques, religieuses et culturelles, sociales et
politiques ? La notion de révolution est-elle judicieuse ? Le rapprochement
est-il pertinent ? Ce pas de côté peut-il nous être utile ?

La vérité au temps des infox :


Weinsberg, un témoin lucide et critique

Au début de l’année 1588, Hermann Weinsberg entame le troisième livre


de la chronique qu’il a entreprise en 1561 afin d’« édifier » sa famille, la
construire et la conduire à la vertu. Il a soixante-dix ans : il l’intitule « Liber
decrepitudinis » (Le livre de la décrépitude). Il le continue jusqu’en 1598, l’année
de sa mort. L’heure des bilans a sonné pour lui. Contemporain de l’augmentation
régulière et soutenue du nombre des livres imprimés en Allemagne dans le
dernier quart du XVIe siècle et au début du XVIIe, il partage l’intérêt que l’on
porte plus que jamais aux « nouvelles ». Il est lucide sur les conséquences de
cette évolution. Il note la contrariété et l’incertitude qu’il ressent à entendre
et à lire des témoignages et des relations non concordants voire contradictoires
concernant le même événement. La vérité, écrit-il, est devenue difficile à établir
et par conséquent à transmettre aux générations à venir.
Licencié en droit, rentier plutôt que juriste, membre du conseil municipal
(Rat) de Cologne à de multiples reprises, marguillier de sa paroisse, Hermann
Weinsberg n’était pas un « bourgeois » (et encore moins un habitant) tout à

45
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

fait ordinaire. Il faisait partie de la minorité qui pratiquait régulièrement la


lecture et l’écriture et en maîtrisait les usages. Il lisait assidûment les pamphlets
et les libelles, les « relations » et les « journaux », les placards et les gravures
concernant plus particulièrement les guerres de religion qui déchiraient le
royaume de France depuis 1562, les troubles agitant les Pays-Bas depuis 1566
et le déroulement des affrontements autour du siège épiscopal de Cologne
depuis le début de l’année 1583. Il ignorait toutefois les « journaux » manuscrits
(avvisi). Familier de l’imprimé sous toutes ses formes, Weinsberg participait
aussi pleinement à la culture orale de son temps. Ses diverses responsabilités
le faisaient notamment bénéficier des informations que véhiculaient
marchands, clercs et étudiants, émissaires et membres du Rat, ainsi que les
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nombreux réfugiés venus principalement des Pays-Bas. Il privilégiait d’ailleurs
les témoins oculaires, auxquels il assimilait les gravures. Il donnait ensuite sa
préférence aux « rumeurs ». Les écrits ne venaient qu’en troisième position.
Il avait donc adopté une démarche rigoureuse pour rendre une information
mémorable, autrement dit digne d’être relatée dans sa chronique familiale. À
l’affût des informations, il notait immédiatement celles-ci dans un almanach.
Il se donnait alors en gros un mois pour en vérifier l’exactitude en les recoupant
avec d’autres témoignages. S’il en avait le loisir, il les consignait alors dans
son mémorial (Gedenkbuch).

Cologne, un carrefour de communication actif


et innovant

À la fin du XVIe siècle, Cologne est à tous égards l’une des villes les plus
importantes dans le Saint-Empire et en Europe. Sa population avoisine les
quarante-mille habitants. Politiquement, c’est une « ville libre d’Empire » (freie
Reichsstadt) et son archevêque – qui n’y réside plus – est l’un des sept princes –
électeurs chargés d’élire l’empereur. Économiquement, la ville reste dynamique,
tirant d’ailleurs profit des difficultés qu’éprouve Anvers dans les années 1570
en raison des troubles. À la différence de la plupart des villes libres d’Empire,
elle est restée catholique, même si, minoritaires et plus ou moins clandestines,
toutes les formes de dissidences religieuses y sont présentes. Siège d’une
université, la cité rhénane a été l’une des premières villes imprimantes du
monde germanique et même la plus importante à la fin du XVe siècle. Mais
elle n’a pas participé à la massive et novatrice production de libelles
(Flugschriften), dans les années 1520, ni à la croissance des publications en
langue vernaculaire, étroitement liées à la réforme luthérienne. Elle est alors
distancée par des villes comme Augsbourg et Nuremberg, puis Francfort et
Leipzig, ainsi que par Wittenberg, la ville où enseigne Luther. Au tournant des
XVIe et XVIIe siècle, elle est cependant au premier rang des innovations dans
le monde de l’imprimé : autonomisation de l’impression des gravures qui gagne
en qualité, essor de la cartographie, apparition des « atlas », adoption de
la périodicité dans la publication des « nouvelles », volonté d’informer
« objectivement » et non de célébrer. Ces innovations sont étroitement liées
au développement de la poste, dont Cologne est alors l’un des points
névralgiques : vitesse dans la transmission des nouvelles, régularité des
courriers, maîtrise des coûts, sécurité des informations transmises, qu’elles
soient politiques, commerciales ou privées.

46
Entre « révolution de l’imprimé » et « révolution numérique »

La fabrique de l’histoire :
l’atelier d’Hogenberg et les gravures

Quittant les Pays-Bas en effervescence, le graveur Frans Hogenberg est


arrivé à Cologne en 1570. Il y reste jusqu’à sa mort en 1590 malgré quelques
démêlés avec les autorités urbaines. Arrêté en 1579, il est suspecté d’être
luthérien, même si son positionnement confessionnel est loin d’être aussi
simple. Artiste réputé, c’est également un entrepreneur avisé. Il multiplie les
initiatives. La plus connue est l’atlas des villes (Civitates Orbis Terrarum) qu’il
publie à partir de 1572, en collaboration avec le chanoine Georg Braun pour
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le texte. La plus importante découle de l’intérêt qu’il porte aux événements
contemporains : il leur consacre plus de trois-cents gravures. Il constitue
délibérément des séries : les guerres de religion en France (trente-cinq gravures
réalisées entre 1559-1570/73) ; les troubles des Pays-Bas (quatre séries
comptant respectivement vingt-et-une (1566-1570), vingt-huit (1571-1575),
vingt (1576-1577) et cinquante-quatre planches (1577-1583) ; le soulèvement
des Pays-Bas et la « guerre de Cologne » : cinquante-cinq gravures entre 1583
et 1587. Deux ou trois gravures étaient réalisées pour chaque sujet, parfois
quatre. On en imprimait chaque fois pas loin d’un millier d’exemplaires.
L’impact était d’autant moins négligeable que le prix de ces gravures, de format
réduit, les rendait accessibles à un public, occasionnel ou régulier, plus
important quantitativement et plus différencié socio-culturellement que celui,
lui-même très divers, des ouvrages imprimés. Grâce à ce procédé commercial,
Hogenberg ne fidélisait pas seulement son public. Il donnait à ces successions
d’événements une unité historique et un enracinement géographique,
éventuellement souligné par une carte. Il ne se bornait pas non plus à dessiner.

47
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Il cherchait à donner sens à chaque gravure ainsi qu’à l’ensemble qu’il


constituait de cette manière progressivement. Il dépendait des informations
qui circulaient à Cologne sous la forme de libelles et de récits imprimés – dont
la périodicité, initiée en 1583, devint explicite en 1588 – ou qui s’échangeaient
oralement, au hasard des conversations ou dans les cercles proches du pouvoir.
La gravure n’était pas pour lui une simple illustration. Elle était « l’œil de
l’histoire » (R. Voges).
Fréquemment reproduite dans les manuels d’histoire pour illustrer le
chapitre sur les guerres de religion, étudiées au collège en 5e et au lycée en 2de,
cette gravure bien connue d’Hogenberg est un bel exemple de la rhétorique
figurative utilisée par lui. Elle mesure vingt-et-un par vingt-huit centimètres.
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C’est la troisième planche de la première série consacrée aux événements des
Pays-Bas. Elle est datée de 1570. Image et légende ne laissent aucun doute sur
l’événement représenté, survenu le 20 août 1566 : il s’agit de la destruction
des images de dévotion, des objets liturgiques (monstrance, calice, autel) et
de « tout ce qui était à portée de main ». La scène se déroule dans la cathédrale
d’Anvers. Selon un procédé qui tend à se répandre, la disparition de la façade
permet de voir ce qui se déroule à l’intérieur de l’édifice tout en continuant
d’observer ce qui se passe à l’extérieur, tant sur le côté gauche (à l’arrière-plan,
un couple qui commente sans doute l’événement) que sur le côté droit
(des scènes de « désordre » et notamment de beuverie, suggérée par les
barriques éventrées, associées à l’iconoclasme). Le lecteur est ainsi le témoin
oculaire – donc le plus fiable selon la hiérarchie des preuves alors en pleine
recomposition – de cette destruction conduite de manière méthodique et
rapide. Celle-ci est explicitement mise en relation avec des prédications
calvinistes antérieures. Mais la « représentation » n’est pas une simple
« figuration, ayant toutes les apparences de l’“objectivité” ». Quatre ans après
l’événement, elle en propose une subtile interprétation. Les conditions dans
lesquelles il se déroule (pour partie de nuit comme l’indique la présence de
torches), tout comme la mise en évidence du bris de la statue de l’apôtre
Simon, légendaire destructeur d’idoles païennes, suggèrent que les iconoclastes,
susceptibles de former une contre-société, constituent une réelle menace,
et que les autorités catholiques sont, pour leur part, bien mal fondées de
condamner des pratiques iconoclastes auxquelles l’apôtre avait lui-même
recouru. Le crucifix – image pieuse par excellence – situé au fond, sur le jubé,
sert de point de fuite à la gravure. Cette mise en perspective, qui place
l’observateur au-dessus des deux camps en présence, est aussi un moyen de
reprendre la question posée par l’iconoclasme. Pour Hogenberg, prenant ainsi
ses distances, ni l’iconoclasme protestant ni le culte catholique des images ne
sont des réponses pertinentes d’un point de vue « évangélique ». Il renvoie dos
à dos et l’attitude violente et radicale des uns et le conservatisme infondé des
autres. Dans une Europe en proie aux discordes et dans la ville où il vient
d’élire domicile, il affirme la vitalité d’un « humanisme tardif », qui doit encore
beaucoup à Érasme, et défend la possibilité d’une attitude « modérée »,
religieusement et politiquement. C’est un plaidoyer pour une solution irénique
et non une simple image, comme on le croit souvent.

48
Entre « révolution de l’imprimé » et « révolution numérique »

Le mémorial de Weinsberg et le texte

Tout en affirmant sa fidélité au catholicisme de ses ancêtres, Hermann


Weinsberg partageait largement ce point de vue. En janvier 1585, il acheta un
lot de vingt-et-une gravures dont 18 faisaient partie de la série qu’Hogenberg
consacra à la « guerre de Cologne », à partir de 1583. Il compléta sa collection
au fur et à mesure de la publication de nouvelles gravures. Le conflit se
déroulait aux portes de la ville et dans la région. Il opposait le camp protestant,
à dire vrai quelque peu désuni, soutenant l’archevêque de Cologne Gebhard
Truchsess von Waldburg, passé au protestantisme à la fin de l’année 1582, et
le camp catholique, rassemblé autour du nouvel archevêque Ernest de Bavière,
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soutenu par la famille ducale bavaroise, les Wittelsbach, et largement financé
par la papauté. L’affrontement était évidemment au cœur des préoccupations
des autorités municipales et des habitants. Les rumeurs allaient bon train :
c’était pour Weinsberg une source d’information privilégiée. Tout comme les
guerres de religion en France ou les troubles aux Pays-Bas, la « guerre de
Cologne » fut largement médiatisée. On a dénombré cent-quatre-vingt-deux
imprimés et cinquante-six placards directement liés au conflit. Ils différaient
par leur format, le lieu d’édition, la langue utilisée en fonction de leur rôle
– informer, justifier, prendre parti – et du public visé.
Comme nombre de ses contemporains, Weinsberg s’intéressait
particulièrement aux événements militaires. Il accorda par exemple une large
place au siège de Neuss, une ville située à hauteur de Cologne sur la rive droite
du Rhin. Elle était depuis mai 1585 aux mains des troupes fidèles à Gebhard
Truchsess. Du côté catholique, Ernest de Bavière avait fait appel à Alexandre
Farnèse, duc de Parme, pour s’emparer de la cité. Le siège commença en juillet.
La ville tomba le 26. Pour établir les « faits » – le rôle de l’artillerie, les modalités
de l’entrée des soldats dans la ville, etc., – Weinsberg s’appuya sur le témoignage
de deux témoins oculaires : son neveu et son beau-frère. Il disposait également
d’une relation manuscrite et avait surtout sous les yeux la gravure – image et
texte – dessinée par Hogenberg. Il consulta également douze libelles. Il ne lui
restait plus qu’à mettre en œuvre sa méthode de travail, croisant ses sources,
laissant au temps le soin de faire son œuvre, n’utilisant qu’accessoirement les
relations imprimées comme le Viererley Warhaftige Zeitung, publié à Cologne,
et délaissant le gros ouvrage in-8° – De Bello Coloniensi libri quatuor – imprimé
également à Cologne l’année précédente, dont il ne pouvait pourtant ignorer
l’existence.

Responsabilité pédagogique entre continuité,


mutations et incertitudes ?

À première vue, sans être indispensable, le détour par l’histoire, même


succinct, ne semble pas inutile. Les éléments d’une apparente continuité ne
manquent pas. Celui, tout d’abord, d’un foisonnement de « news », aussi
diverses qu’hétérogènes, qu’il faut apprendre à maîtriser, à classer et à retrouver
le moment venu. Celui, ensuite, de l’existence – volontaire ou fortuite – de « fake
news » ou tout simplement d’informations discordantes, qu’il faut savoir
critiquer afin de démêler le vrai du faux et atteindre la vérité. La préférence est
donnée au témoin oculaire – qui dit, ou, mieux encore, montre ce qu’il a vu

49
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

– ainsi qu’à la gravure (jadis) et à la photographie (aujourd’hui), accompagnées


l’une et l’autre d’une brève légende. L’image – celle sur « le fonctionnement du
corps humain » (Vésale, 1543), comme celles sur l’iconoclasme à Anvers
(Hogenberg, 1570) ou le siège de Neuss (Hogenberg, 1585) – acquiert le statut
d’« autorité » au détriment du texte, qu’il soit celui d’un auteur antique (pour
Vésale) ou un contemporain (pour Weinsberg et de nos jours).
À y regarder cependant de plus près, ce monde de la « première modernité »
nous est devenu étranger. Possiblement venues du monde entier, les nouvelles
nous parviennent en temps réel. Leur flux incessant ne permet plus de prendre
le temps de les vérifier comme le faisait Hermann Weinsberg. Le présent est
devenu omniprésent. Le nombre des acteurs potentiels a explosé : chacun,
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en tout lieu, à tout moment et à tout propos, peut en un instant intervenir,
diffuser son message sur la « toile » et être à l’origine d’une « nouvelle ». La
collecte (et la critique) de l’information, le temps (et la technicité) nécessaire(s)
à la taille de la gravure, à son impression et à sa diffusion, qui caractérisaient
l’œuvre (et l’originalité) d’Hogenberg, ont fondu. La frontière entre virtualité
et réalité est ténue. Elle ne laisse guère de place au débat et tend à réduire
comme peau de chagrin « le courage de la nuance ».
La responsabilité de l’institution scolaire, dont la mise en place (telle
qu’elle existe aujourd’hui) est contemporaine de la « deuxième modernité »
(celle de la « révolution industrielle »), n’en est que plus grande, en dépit de
toutes ses imperfections. Elle aussi, comme le souligne l’actuelle crise sanitaire,
doit intégrer les transformations fondamentales induites par le développement
du numérique et relever les défis qu’il comporte. Le projet démocratique,
intimement lié aux différentes étapes de la « deuxième modernité » et de la
massification scolaire, demeure, malgré toutes les critiques dont il est l’objet,
le cadre qui donne sens à l’exigence d’un savoir critique et au débat argumenté.
Enfin, par-delà tous les contresens auxquels elle peut aboutir, l’unanime
aspiration à la liberté achève de faire de ce dépaysement historique non pas
une illusoire leçon d’histoire mais une réelle interrogation sur un avenir
désormais reconnu comme incertain mais encore nullement déterminé.

Gérald CHAIX
Université de Tours

Pour en savoir plus :

http://www.weinsberg.uni-bonn.de (20 août 2021)

Chaix Gérald (2020), Le monde de l’imprimé, 1470-1680, Neuilly.

Id., Köln im Zeitalter von Reformation und katholischer Reform, 1512/13-1610, Cologne,
2021.

Schnurr Eva-Maria (2009), “Jedem anbringer gleub ich so balt nit”. Informationsbeschaffung
und Mediennutzung des Kölner Bürgers Hermann Weinsberg während des Kölner
Kriegs (1582-1590), in : Geschichte in Köln 56, 171-206.

Voges Ramon (2016), “Power, Faith, and Pictures. Frans Hogenberg’s Account of the
Beeldenstorm”, in : Low Countries Historical Review 131/1, 121-140 (en ligne).

Id., Das Auge der Geschichte. Der Aufstand der Niederlande und die Französischen
Religionskriege im Spiegel der Bildberichte Franz Hogenbergs (ca. 1560-1610), Leyde,
2019.

50
L’Éloquence
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Camille DAPPOIGNY

« Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun


l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public. »
(Francis Ponge, « Rhétorique »). Au moment où se met en place au
baccalauréat un « grand oral » et où se multiplient des concours
d’éloquence, il est indispensable de revisiter l’héritage ambigu de la
rhétorique, et d’en préciser les enjeux contemporains.

L’art soupçonnable de bien parler

Savoir « bien parler », user de la parole pour convaincre, est un art, celui
de l’éloquence. L’histoire de l’art oratoire est riche et passionnante : elle a ses
figures tutélaires, ses mythes. L’exemple de Démosthène est intéressant à bien
des égards ; il est depuis l’Antiquité le modèle même de l’orateur, et sa légende
a fait de lui celui qui a réussi à dépasser ses difficultés d’élocution, et même
son apparence chétive pour devenir un puissant orateur. Son personnage et
ses « techniques » sont aujourd’hui des références utilisées sur des sites de
coaching grand public ou lors d’émissions qui proposent de s’inspirer de lui
pour vaincre des difficultés à prendre la parole en public1…
L’anecdote des cailloux dans la bouche, ou celle de la profération au bord
de la mer pour gagner une voix forte disent bien que cet art s’apprend, qu’il a
ses méthodes, ses exercices. Qu’il s’agit, donc, d’une technique. On peut
devenir éloquent, en travaillant sa posture, sa respiration, son articulation. On
voit bien l’importance de cette représentation de l’éloquence, qui n’est pas un
don, ou un héritage socio-culturel mais un objet d’apprentissage que tous
peuvent par conséquent s’approprier. Cet élément a été mis en avant de
manière très forte au moment de la mise en place du « Grand oral », présenté

1. Un exemple sur Europe 1, en 2019 : https://www.europe1.fr/societe/eloquence-


et-confiance-en-soi-et-si-lon-sinspirait-de-demosthene-le-plus-grand-orateur-de-
lantiquite-3856046

51
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

comme « un levier de l’égalité des chances » dans le rapport remis par Cyril
Delhay le 19 juin 2019. « On entend encore dire que l’art de la parole résulterait
d’un talent de naissance ; c’est à peine si on ne déclare pas qu’une fée se serait
penchée sur tel ou tel berceau. Pourtant, si l’on enseigne la méthode et les
techniques de l’oral, l’art de la parole devient accessible au plus grand nombre et
ouvre des portes. » Et l’on voit bien pourquoi cet élément est important : si l’art
de bien parler peut s’enseigner, il est une technè et il est donc possible et
nécessaire de permettre à tous de devenir compétents en la matière.
Cependant, dès l’Antiquité et surtout depuis les textes de Platon sur les
sophistes, les techniques de l’éloquence sont précisément considérées comme
une raison pour s’en méfier. L’éloquence et ses ornements sont vus comme
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des simulacres et l’on sait comment Platon ridiculise le sophiste Calliclès dans
le Gorgias : ses discours sont vains et dangereux puisqu’ils n’ont rien à voir
avec le juste et le vrai. C’est un art de l’illusion et du paraître, comme le
maquillage, qui n’agit pas sur le corps pour son bien, ainsi que le fait la
gymnastique, mais ne fait qu’en embellir la surface. Comme le chant des
sirènes, l’art de bien parler est séduisant et dangereux. Cette position a été
partagée au cours des siècles par de nombreux philosophes. On la retrouve
par exemple de manière très forte dans la pensée d’Emmanuel Levinas :
« [La rhétorique] aborde l’Autre non de face, mais de biais ; non pas certes comme
une chose – puisque la rhétorique demeure discours et que, à travers tous ses
artifices, elle va vers Autrui, sollicite son oui. Mais la nature spécifique de la
rhétorique (de la propagande, de la flatterie, de la diplomatie etc.) consiste à
corrompre cette liberté. C’est pour cela qu’elle est violence par excellence,
c’est-à-dire une injustice. » (in Totalité et infini, 1961).
L’éloquence est condamnée pour deux raisons : son pouvoir d’agir sur
autrui, de le manipuler par les artifices du discours et son absence de lien avec
la vérité, son caractère « biaisé ».
Dire le caractère artificiel des discours « éloquents », leur formalisme et,
finalement, le fait que les discours publics ne soient le plus souvent que des leurres
est aussi une manière d’interroger la possibilité de la vérité dans l’espace social.
Lorsque Julien Sorel apprend à « bien parler », il découvre qu’il s’agit d’une
mécanique, toute puissante et pourtant vide. L’ironie de Stendhal lui fait d’ailleurs
inscrire en épigraphe du chapitre XXII (Le Rouge et le Noir, « Façons d’agir en 1830 »)
une citation qu’il attribue à un père jésuite : « La parole a été donnée à l’homme
pour cacher sa pensée ». Et Julien d’en découvrir les effets : « Julien atteignit un
tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence qui a remplacé la rapidité d’action
de l’Empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles. »
Ce regard critique est nécessaire et prend tout son sens dans l’analyse des
paroles publiques, qu’elles soient médiatiques ou politiques (ou les deux…).
Apprendre à déjouer les simulacres des discours et à ne pas se laisser payer
de mots est évidemment essentiel.
Mais cette méfiance face aux séductions de l’orateur a conduit
paradoxalement à ne plus accorder qu’à l’écrit la valeur du logos, et à
soupçonner l’oral, alors même que la parole, et le dialogue étaient fondateurs
du logos. Si Socrate, dans les textes de Platon, oppose le sophiste au philosophe,
c’est bien que parce que celui-ci use différemment de la parole. La fin du Phèdre
montre que l’enseignement doit être oral, c’est-à-dire mouvant et dialectique.
On se retrouve dans la situation que dénonçait Philippe Breton (La Parole
manipulée, 1997), celle d’une « crise de confiance face à la parole en général »,

52
L’Éloquence

phénomène qu’il jugeait inquiétant car le public « conscient de la présence des


manipulations dans l’environnement, mais sans capacité à la décoder, s’en défend
en se déconnectant de toute parole ». Il dénonçait d’ailleurs, dans ce même
ouvrage, l’absence d’un enseignement de la parole à l’école.
C’est cette représentation de l’éloquence qui s’est manifestée dans
certaines réactions de beaucoup d’enseignants devant l’épreuve du « grand
oral ». Au-delà de très légitimes inquiétudes quant à la préparation des élèves
et au déroulement de cette épreuve très nouvelle, on a pu observer beaucoup
d’interrogations sur la prise de parole des élèves. Les professeurs craignaient
que les élèves soient finalement conduits, par la forme même de l’exercice,
à ne produire que de jolis discours sans aucun fondement. Les jurys ont aussi
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témoigné du fait qu’ils redoutaient de ne pas être en mesure de savoir s’ils se
faisaient berner par un candidat beau parleur (on parle moins souvent de belles
parleuses…) qui dissimulerait son ignorance par la séduction de sa parole.
L’écrit serait, à l’inverse, un gage d’authenticité et de réflexion.
Ce soupçon à l’égard de la parole et de ses artifices va pourtant de pair
avec un engouement de plus en plus fort, à la fois dans la sphère médiatique
et dans le domaine scolaire, pour les concours d’éloquence.

Concours d’éloquence…
Depuis plusieurs années, et sans doute de manière encore plus notable
depuis le succès public du documentaire de Stéphane de Freitas et Ladj Ly,
À voix haute : la force de la parole (2016), les concours d’éloquence se multiplient.
Ils prennent des formes et des noms variés : Fleurs d’éloquence, prix Cicéron,
Les libres parleurs… et séduisent autant le monde de l’Université et des grandes
écoles que le second degré. Ils sont parfois associés à une thématique
particulière, comme celui du Mémorial de Caen, qui demande aux candidats
de prononcer une plaidoirie pour défendre un cas de violation des droits de
l’homme. On observe par ailleurs une très nombreuse littérature : des Cinquante
règles d’or de l’éloquence à l’Atelier oratoire, des guides proposent aux élèves
et aux adultes les clés d’une parole publique maîtrisée et de l’art de susciter
l’intérêt, dès les premiers mots… Les sites sur internet sont également
nombreux qui proposent conseil ou coaching.
L’univers de ces concours est très varié, de la mise en avant d’une parole
citoyenne, engagée, à l’art formel de la joute oratoire. Dans le concours
international d’éloquence de l’université Paris I, les candidats doivent
s’affronter en défendant l’affirmative ou la négative de la même proposition :
en 2021, par exemple : « Doit-on fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ? »…
Le fait que la même question puisse avoir deux réponses, et que le candidat
ne choisisse pas « sa » réponse montre bien qu’il s’agit ici d’un exercice
rhétorique formel. Les questions sont d’ailleurs volontairement légères ou
décalées, comme « Faut-il décrocher la lune ? ».
Les retours des enseignants et des élèves sont le plus souvent très positifs
et montrent que ces concours peuvent être des leviers de motivation. La
participation à un concours et sa médiatisation sont des moteurs qui engagent
les élèves, les valorisent et, s’ils réussissent, leur donnent un sentiment
d’efficacité. Pour certains il peut donc s’agir de projets formateurs dans lesquels
les élèves construisent une confiance en eux et une aisance à l’oral dont ils
ne se pensaient pas capables.

53
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Cependant, on voit bien que ces concours, malgré leurs différences et la


vraie qualité d’engagement de certains d’entre eux, mettent en œuvre
l’éloquence comme un mode d’action défini par sa finalité : la captation ;
convaincre, persuader, plaire au public qui va désigner le « gagnant ». Ce
rapport à la réception n’est pas sans conséquences. Il faut « bien » parler,
c’est-à-dire de manière à agir sur l’auditeur et donc se conformer à ce que l’on
pense attendu. L’importance donnée à la forme dans les concours qui sont des
joutes oratoires et ce souci de plaire, inhérent à la notion même de concours,
conduisent à une forme d’uniformisation de la parole. La plupart des
performances, par ailleurs parfois très réussies, tendent à établir une
connivence, un entre soi avec le public. En observant les différentes prises
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de parole, on constate que des procédés récurrents se développent : jeux de
ruptures, surprise de la chute, émotion distillée en sourdine et au bon moment…
Certains discours ne sont pas très éloignés de ce que l’on peut rencontrer dans
le stand-up. Il s’agit donc, d’une certaine manière, d’un art du cabotinage qui
maîtrise les figures les mieux à même de faire réagir le public. Il n’est pas
question ici de nier l’efficace de tels discours, ni l’habileté oratoire que ces
concours développent mais d’interroger le statut de la parole.
Enseigner à « bien parler » ne peut pas, en effet, se réduire à l’apprentissage
des ressorts et des « trucs » qui permettent de capter l’intérêt et la connivence
d’un auditoire, si l’on veut que l’oral trouve la place qui doit être la sienne,
d’une valeur égale à celle de l’écrit.

La parole des élèves

La place de la parole des élèves en classe est un enjeu didactique et


pédagogique fort. Les liens étroits qui associent parole et autorité, parole
et savoir rendent parfois le questionnement complexe et les évolutions lentes.
Il est important de s’interroger cependant, de se demander qui parle en classe,
pendant combien de temps, et pour quelle finalité. L’oral est bien présent,
et de manière de plus en plus explicite depuis quelques années, dans les
programmes du collège et du lycée. Pourtant on constate qu’il est toujours
difficile de l’enseigner, la principale raison évoquée étant celle du manque de
temps, notamment au lycée. Le temps consacré à la prise de parole des élèves
est souvent vécu comme volé à celui de l’apprentissage ou de la transmission
de connaissances par le professeur… Par ailleurs, on observe souvent que les
« cours dialogués » n’offrent que peu de place aux élèves, ils remplissent
les blancs du discours de l’enseignant mais ne construisent pas de discours
personnel.
On donne souvent, comme explication au silence des élèves, la peur de
se tromper et, pour lutter contre cette inhibition, on met en avant le fait qu’ils
ont « le droit » de se tromper. C’est peut-être un leurre : non pas, bien sûr,
qu’ils n’aient pas, comme tout le monde, le droit à l’erreur (et même, comme
l’écrivait Baudelaire, celui « de se contredire ») mais parce que la solution au
silence semblerait alors se trouver uniquement dans un accueil bienveillant
de cette possible « erreur », ce n’est pas grave…, et que cette vision, généreuse,
occulte le véritable enjeu. La parole cherche, construit, délabyrinthe et n’est
pas là seulement pour formuler une réponse. La question n’est donc pas celle
du vrai ou du faux, de la « bonne » ou de la « mauvaise » réponse mais bien

54
L’Éloquence

celle de l’élaboration de la pensée par la parole. L’oral est un vecteur


d’apprentissage et non pas seulement un objet d’apprentissage. En verbalisant,
en reformulant, en échangeant, on construit une réflexion, on s’approprie un
savoir, on apprend à porter un regard sur une expérience…
Les caractéristiques de l’oral, son imperfection intrinsèque (on ne se
« relit » pas, on peut reprendre ce que l’on a dit mais pas l’effacer…) en font
toute la richesse. Il est important de donner à la parole des élèves tout l’espace
qui devrait être le sien, sans réduire l’apprentissage de l’oral à un unique
exercice de prise de parole codifié.
La voix, aussi bien sa tessiture que son rythme, ses hésitations, ses
discordances est une expression de la singularité de chacun. Dans un autre
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domaine, mais qui fait écho à ces réflexions, on peut évoquer ici le très beau récit
de Maylis de Kerangal, « ruisseau et limaille de fer » (in Canoës, 2021). La narratrice
rencontre une amie qui travaille à la radio et qui pour pouvoir passer à l’antenne
travaille sa voix pour la rendre… « moins féminine ». Elle est heureuse de réussir
à la transformer pour se débarrasser de ce « désavantage naturel ». La narratrice
se révolte : « […] quelque chose en moi résistait, refusait en bloc la supériorité
assimilée de la voix grave, les arguments techniques bidon, les sentences du coach
vocal hautement qualifié, et l’idée de devoir modifier sa voix pour avoir simplement
le droit de passer à l’action. » Cette normalisation de la voix, qui doit se modifier
pour apparaître comme un signe de compétence, dit aussi que seules celles qui
auraient la « bonne » tonalité auraient voix au chapitre.
S’il est (peut-être) difficile d’espérer que cela soit autrement dans le
domaine médiatique, tant s’y exercent avec force les représentations
dominantes, on peut se dire que c’est le rôle de l’école que de permettre
l’expression singulière de tous et de résister à l’uniformisation socio-culturelle.
La pratique de l’oral sous la forme du concours d’éloquence a, on l’a dit, des
effets intéressants notamment sur la motivation des élèves. Cependant, la
forme même de ces concours tend justement à la construction d’un modèle
d’orateur, ou d’un orateur modèle. En écoutant les candidats (de nombreuses
prestations sont accessibles sur le net) et bien qu’ils soient tous différents,
on finit par entendre un rythme unique, une seule voix.
C’est dire que ces pratiques n’ont de sens que si elles sont vraiment
présentées comme un jeu, accessoire et associé à la possibilité d’une expression
orale authentique. Il est de même indispensable que l’épreuve du « Grand oral »
ne devienne pas un appareil à normaliser le discours et la parole des élèves
mais laisse entendre la voix de chacun, les histoires et les cheminements de
tous. S’affronter au défi de la parole publique, et construire progressivement
les compétences d’expression orale qui le permettent est essentiel, mais c’est
en apprenant à dialoguer, à verbaliser, à écouter, à devenir sujet de sa parole
que l’on devient éloquent.
Il ne faut peut-être donc pas seulement se demander comment enseigner
l’oral mais comment faire en sorte que les élèves apprennent par l’oral et
comment leur donner la parole. On peut rappeler ici que Marc Fumaroli
présentait ainsi « L’éducation oratoire » (Leçon au collège de France, 1987) :
« l’éveil et l’appropriation d’une puissance d’être et d’agir : la parole ».

Camille DAPPOIGNY
IA-IPR
Académie de Rennes

55
S’appuyer sur le débat pour
diriger un établissement
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Isabelle KLÉPAL

Débattre à l’école ? Dans les classes bien sûr, comme objectif pédagogique
au cœur des enseignements mais aussi dans les instances de concertation
et dans le quotidien d’un établissement scolaire. Cet article s’attache à
la façon dont un chef d’établissement peut s’appuyer sur la pratique du
débat pour diriger un collège ou un lycée en mobilisant les ressources et
les compétences de la communauté scolaire. Instrument spécifique des
démarches participatives et de l’intelligence collective, le débat s’avère à
la fois une pratique nécessaire mais exigeante, un outil efficace pour agir
et un principe éthique donnant sens et cadre à l’apprentissage de la
démocratie.

La période n’est pas simple pour les chefs d’établissement. En imposant


une gestion de l’urgence par la succession de consignes et protocoles, la crise
sanitaire a renforcé la verticalité de nos organisations, et les équipes de
direction ont vu leur autonomie se réduire à la mise en œuvre de décisions
nationales dans un contexte déjà bousculé par les récentes réformes,
notamment dans les lycées. Prendre le temps d’écouter, de consulter,
de délibérer n’a pas toujours été facile ces derniers mois, alors le sentiment
d’être à la fois livré à soi-même et laissé pour compte a pu gagner nombre
d’enseignants. Par ailleurs, le contexte politique et social nous donne une
image complètement dévoyée du débat public : radicalité des opinions,
outrances verbales, affirmations mensongères, culture du clash… avec tout
ce que cela entretient en termes de violences, de discriminations, de défiance
envers l’action publique et de dénigrement de toute visée collective. Il devient
donc urgent de redonner sens au débat, d’en faire un élément central de la
formation des citoyens, d’apprendre à nos élèves à débattre, vraiment, dans le
respect des personnes et de leur diversité. Pour autant, comment être légitimes
dans cet objectif pédagogique si nous-mêmes, à l’échelle d’une communauté
scolaire, nous ne savons pas donner une place au débat ? Nous souhaitons
montrer dans cet article comment le débat est à la fois une pratique nécessaire,

57
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

un outil efficace pour la conduite d’un établissement et un principe éthique


donnant sens et cadre à l’apprentissage de la démocratie. Notre propos sera
principalement centré sur le débat avec et entre les enseignants pour le pilotage
et le fonctionnement d’un établissement scolaire ; mais le débat au sein de la
communauté scolaire est à mener également avec les autres personnels, avec
les parents d’élèves et bien sûr avec les élèves eux-mêmes.

Débattre de quoi ?
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De quoi doit-on débattre ? On pourrait commencer par évoquer les débats
obligés ou incontournables. Il s’agit de tout ce qui s’impose chaque année pour
prévoir l’organisation de l’établissement, la mise en œuvre du cadre national
et l’utilisation des ressources de l’établissement : répartition des moyens
horaires, budget, règlement intérieur, application d’une réforme… Les instances
de concertation sont prévues dans le Code de l’éducation ; qu’elles aient ou
non un pouvoir décisionnel, leurs missions sont précisées dans de nombreux
textes qui soulignent l’obligation de les consulter : « Le conseil pédagogique est
consulté sur l’organisation et la coordination des enseignements, la coordination
relative au suivi des élèves et notamment aux modalités d’évaluation des acquis
scolaires… » (article R421-41-3), « Le conseil des délégués pour la vie lycéenne
(CVL) est obligatoirement consulté sur les questions relatives aux principes
généraux de l’organisation des études, sur l’organisation du temps scolaire, sur
l’élaboration du projet d’établissement et du règlement intérieur... », (circulaire
n° 2018-098) ; c’était aussi le cas de la commission permanente (rendue
facultative en décembre 2020)… Ces instances sont-elles véritablement le siège
de débats ? Et que dire du conseil d’administration ? Combien de fois entend-on
certains membres élus s’en lasser, se plaignant de n’y voir qu’une chambre
d’enregistrement sans comprendre quelle place peut être donnée à leur
parole ? Il ne suffit pas qu’une instance existe pour qu’elle soit le cadre d’un
réel débat ; bien au contraire, l’injonction de la réunir peut conduire à
un simulacre de fonctionnement participatif. Et comprenons-le bien : tant les
élèves que les personnels ne sont pas dupes. Ainsi, sans en avoir l’intention
mais par manque de temps ou d’habileté, un chef d’établissement qui renonce
au débat ou n’en permet qu’une expression très appauvrie peut conforter la
verticalité du pouvoir depuis la rue de Grenelle jusque dans son établissement,
favoriser la résistance passive (ou parfois explosive) et contribuer malgré lui
à nourrir la défiance des jeunes générations envers les institutions, jusqu’à
discréditer l’idée même de démocratie.
Mais la responsabilité du chef d’établissement, comme le champ de
l’autonomie de l’EPLE, ne saurait se réduire à cette vision encore descendante
du système éducatif, avec des structures locales qui ne seraient que le cadre
de la mise en œuvre de directives nationales, avec des marges de manœuvre
se résumant à des choix d’organisation administrative. Responsable
pédagogique et animateur du projet d’établissement, le chef d’établissement
se doit d’observer, d’écouter, d’interroger afin d’identifier les problèmes
pédagogiques que rencontre l’établissement et les leviers d’action possible
pour amener des améliorations. Il dispose bien sûr de nombreux indicateurs
mais c’est par l’écoute qu’il saura porter le débat sur des thèmes qui préoccupent
les enseignants et qui seront autant de pistes pour faire évoluer les pratiques

58
S’appuyer sur le débat pour diriger un établissement

en vue d’une meilleure réussite des élèves. Sans entrer dans la classe, le chef
d’établissement entend les attentes, les fatigues, les pratiques en panne :
« l’accompagnement personnalisé, je n’y crois pas », « les élèves pourraient y
arriver mais ils ne travaillent pas suffisamment », « je ne fais plus faire d’exposé
car ce ne sont que des copier-coller de Wikipédia », « on ne peut pas travailler,
c’est une classe beaucoup trop hétérogène » … Et si on prenait le temps d’en
parler, d’en débattre ? Alors, selon le thème et les acteurs concernés, on
utilisera une instance existante (conseil d’enseignement, conseil pédagogique…)
ou on créera un groupe de travail, éphémère ou pérenne, pour donner un
cadre, de l’espace et du temps, afin de réfléchir ensemble aux difficultés
identifiées et trouver les avancées possibles. Mais cela requiert de l’exigence
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et de la suite dans les idées car comme Clémenceau, les sceptiques veillent :
« Quand on veut enterrer un problème, il suffit de créer une commission ». Cela
requiert aussi, bien évidemment, le discernement et la loyauté nécessaires
pour ne pas entraîner les équipes dans des discussions sans issue. Il est
important de débattre des objectifs et du bien-fondé d’une réforme, il n’est pas
possible d’en discuter le rejet. On sait a contrario que précisément par manque
de débat, certains dispositifs prévus de longue date par des réformes
successives ont pu être détournés, peinant à trouver une mise en œuvre
effective en termes de pratiques pédagogiques (citons par exemple les séances
d’accompagnement personnalisé longtemps transformées en simples plages
d’enseignement en demi-groupes…). Il faut prendre la mesure de ce retard des
pratiques sur les prescriptions pour comprendre les freins, organiser le débat,
mobiliser les ressources et avoir le courage de prendre le temps nécessaire
pour accompagner les changements souhaitables.
Enfin, les établissements comme la société tout entière sont traversés
par des événements ou des évolutions qui nous interpellent, nous secouent
et suscitent l’émotion, parfois la stupeur, le désir de partager, de comprendre.
On pense bien sûr aux événements les plus dramatiques comme les actes
de terrorisme et l’assassinat de Samuel Paty, le suicide d’un élève ou d’un
collègue… Il peut s’agir aussi de conflits mondiaux qui touchent une
communauté présente dans l’établissement, de questions fondamentales
comme la laïcité qui laisse encore nombre d’enseignants démunis, de
problèmes sociétaux comme le cyberharcèlement, de questions scientifiques
comme celle du réchauffement climatique. Nous avons la chance d’avoir au
sein même des établissements un panel de spécialistes, historiens, philosophes,
artistes, scientifiques, qui eux-mêmes ont souvent des relais auprès des
universités et des chercheurs. Nous disposons aussi de ressources mobilisables
dans toutes les académies pour accompagner les périodes de crise. Le débat
est nécessaire, il faut l’autoriser, s’en faire l’artisan sans attendre qu’il soit
l’objet d’une quelconque injonction.

Débattre pour agir

Tant que les enseignants ont le sentiment que les décisions qui les
concernent sont prises sans eux, voire contre eux, une réforme a peu de chance
de trouver sa pertinence et une mise en œuvre répondant aux objectifs visés.
De même, à l’échelle de l’établissement, les décisions du conseil d’administration
comme celles du chef d’établissement risquent d’engendrer des formes de

59
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

désengagement professionnel ou des stratégies de contournement s’il n’y a pas


eu de délibération authentique. Une décision est rarement l’expression d’une
unanimité même si de nombreux votes en conseil d’administration semblent
dire le contraire. L’objectif du débat n’est pas de mettre tout le monde d’accord
mais de faire émerger l’intérêt collectif : l’accord porte alors sur ce point
d’équilibre entre des avis et des intérêts divergents. Cependant, participer au
processus collégial qui mène à la décision suppose un engagement qui ne va
pas de soi, ni pour les enseignants ni pour le chef d’établissement ; c’est prendre
le risque de devoir renoncer à tout ou partie de ce qu’on souhaitait obtenir.
Évidemment, refuser le débat et s’affirmer « contre » a posteriori est toujours un
positionnement plus facile à tenir, vis-à-vis de soi-même et de ses pairs, que
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celui consistant à s’impliquer dans l’élaboration de concessions. Il appartient
au chef d’établissement d’instaurer un climat de respect et de confiance tel que
personne ne se sente l’objet de pressions l’amenant à transiger avec ses
opinions ou ses principes. La recherche de compromis est un art collectif,
une volonté partagée, elle n’est nullement un chemin de compromission.
Aujourd’hui, l’organisation des enseignements doit répondre à la diversité
des publics, de leurs besoins et de leurs parcours, et les équipes de direction
sont amenées à gérer des structures de plus en plus complexes, adaptables et
flexibles. La vision très bureaucratique du chef et de son adjoint arrêtant seuls
la répartition des moyens, les services et les emplois du temps, est totalement
dépassée ou du moins vouée à l’échec. Appréhender la complexité ne peut
pas être un exercice solitaire et il ne s’agit pas seulement de consulter les
différents acteurs mais bien de reconnaître leur part d’expertise, de favoriser
leur participation active et d’accompagner leur prise de responsabilité.
L’exemple récent de la mise en place de la réforme du lycée a montré combien
la définition des structures et des services aura été le résultat de multiples
facteurs faisant système : le respect des vœux des élèves en termes de langues,
d’options et de spécialités, les choix pédagogiques avec la prise en compte des
diverses contraintes de personnels, d’effectifs, de programmes, de locaux et
d’équipements... Incontestablement, les établissements qui ont pu vivre ces
profondes transformations dans la sérénité sont ceux où la coconstruction
aura été rendue possible. Les équipes de direction auront favorisé cette
élaboration collective en énonçant les priorités à respecter, en alimentant le
débat par la présentation de quelques solutions et en partageant divers outils
numériques de conception et d’aide à la décision. Il n’est pas rare que les
coordonnateurs de disciplines ou autres référents s’emparent de ces outils et
développent rapidement une certaine expertise appréciée par leurs collègues ;
des groupes de travail peuvent alors se constituer de façon spontanée et
informelle, le chef d’établissement en garantit le cadre et en assure la
supervision mais n’y participe pas directement.
Faire du débat une pratique ordinaire pour les équipes, en lui réservant
suffisamment de temps et d’espace, sans que le chef d’établissement en soit
nécessairement l’animateur, c’est donner de l’autonomie et du pouvoir aux
acteurs, c’est permettre à la communauté scolaire de réfléchir et d’agir sur son
propre fonctionnement. L’intelligence collective ainsi favorisée devient une
ressource stratégique pour l’établissement. La mobilisation des compétences
et les interactions entre les personnes s’avèrent de précieux leviers pour
développer les initiatives et entretenir un processus permanent de progrès.
Certains acteurs vont prendre des responsabilités particulières dans ce

60
S’appuyer sur le débat pour diriger un établissement

processus, il faudra les accompagner et les valoriser, qu’ils soient


coordonnateurs, référents, formateurs, animateurs de commissions... Le débat,
le travail coopératif, la formation entre pairs comme le recours à des
compétences extérieures sont ainsi quelques outils de ce que nous tentons de
promouvoir avec le concept d’établissement apprenant.
« Seul on va plus vite, ensemble, on va plus loin » dit le proverbe africain.
D’aucuns en font un résumé du principe d’intelligence collective et nous
pourrions en donner plusieurs illustrations. Nous retiendrons l’exemple de ce
grand lycée devant actualiser son règlement intérieur. Le chef d’établissement,
fort d’une longue expérience dans diverses structures, aurait très bien pu
proposer au CVL et au conseil d’administration les modifications nécessaires
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pour que ce règlement soit conforme aux dernières circulaires nationales.
C’était la façon de faire vite et bien. Il a pourtant choisi de créer une commission
autonome dont la composition devait refléter la diversité de la communauté
scolaire mais sans en désigner lui-même les membres. Ces derniers étaient
donc des volontaires qui se sont avérés d’opinions et de motivations très
contrastées, voire opposées. Les élèves et les parents d’élèves ont été associés
à la réflexion, ce qui augmentait encore la diversité des points de vue. Or cette
diversité, si elle semblait porter le risque d’enlisement ou de blocage, s’est
révélée une force. Certes, la nécessité et la complexité du débat ont demandé
du temps et du tact mais elles ont permis un travail original et novateur,
dépassant le simple énoncé de règles et d’interdits pour aboutir à la définition
de repères éducatifs communs, faisant sens pour les élèves comme pour les
personnels. Chacun aura pu se sentir considéré, impliqué et capable d’évoluer
pour tenir compte de l’autre. De plus, cette commission est devenue pérenne,
au point de faire du règlement intérieur un document vivant, régulièrement
réinterrogé et actualisé. Enfin, au-delà de la rédaction très spécifique du
règlement intérieur, ce travail aura permis de faire évoluer et d’harmoniser les
pratiques au sein de l’établissement, de gagner en cohésion et en cohérence,
de favoriser ainsi un climat serein tout en confortant l’autorité des personnels.
Depuis le petit groupe de travail cherchant à renouveler les pratiques en
EMC (enseignement moral et civique) jusqu’aux commissions en charge du
plan de formation ou du règlement intérieur, cette démarche participative qui
s’attache aux préoccupations des personnes au plus près du terrain permet
d’élaborer les objectifs et actions d’un véritable projet d’établissement. Elle ne
porte pas atteinte au principe de démocratie représentative prévu dans le
fonctionnement d’un EPLE, tout au contraire : les membres élus des différentes
instances auront systématiquement été associés et invités, ils pourront prendre
part aux délibérations finales en administrateurs responsables, à la fois
porteurs des valeurs et missions propres à leur engagement et relais des
personnes qu’ils représentent.

Quelques clés techniques pour mener le débat

Proposer, organiser, animer un débat… Cela s’apprend ! Or cette


compétence n’est pas toujours explicitée dans les grilles de formation
des personnels de direction, même dans les modules de management des
organisations scolaires, alors que le concept de leadership pédagogique en vue
de la mobilisation des équipes y apparaît clairement. Comme si aller jusqu’à

61
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

outiller le geste concret d’une pratique professionnelle n’était pas digne de la


formation à d’un tel métier… Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué dans
certains exemples, la promotion de l’intelligence collective implique l’émergence
de groupes de travail ou de commissions dont l’animation n’est pas réservée au
chef d’établissement. Mais celui-ci devra veiller à ce que les personnes qu’il
sollicite pour prendre de telles responsabilités puissent bénéficier de la
formation et de l’accompagnement nécessaires pour mener à bien leur mission.
S’engager dans un débat mal maîtrisé peut fait peur : on redoute qu’il n’en
sorte rien de concret, qu’il s’éternise car il aura ouvert la boîte de Pandore et
que finalement, il fasse perdre du temps à tout le monde. Conduire un débat
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nécessite quelques compétences qu’on peut qualifier de psychosociales et
comportementales (les soft skills) ainsi que quelques savoir-faire techniques,
ces derniers favorisant le développement des premières. Il faut bien sûr savoir
écouter, savoir donner la parole, reformuler, questionner, explorer, synthétiser,
être à même de susciter l’engagement et la confiance des participants par
l’exemple de sa propre attitude. Il y aura aussi, en amont comme en aval du
débat un travail de communication pour instruire les discussions et en rendre
compte. Sans détailler tous ces éléments largement développés dans la
littérature managériale, deux clés techniques méritent d’être soulignées. S’il
est important de faire exprimer les désaccords, de les expliciter, il faut aussi
faire dire et faire entendre le positif, notre bien commun, ce à quoi nous tenons.
Cela peut paraître banal mais garder en toile de fond ce qui nous rassemble
au-delà de ce qui nous sépare permet de modérer les hostilités et d’avancer
dans la recherche de l’intérêt commun malgré des points de vue divergents.
L’autre clé réside en l’agilité du chef d’établissement ou de l’animateur du
débat, le risque étant de garder une posture soit trop dirigiste soit au contraire
trop en retrait ; dans les deux cas la démarche participative qu’on aura voulu
impulser restera stérile. Se montrer agile consiste à savoir alterner les postures :
posture directive pour introduire le débat et en définir le cadre, attitude humble
au service du groupe pour favoriser la parole de chacun, reformuler, explorer
différentes hypothèses, relancer… posture d’autorité à nouveau pour
synthétiser, formuler un plan d’action ou des décisions. C’est de cette agilité
que pourront naître à la fois un certain sentiment de sécurité dans les échanges,
une audace collective et une confiance dans la pertinence de la démarche.
Concernant les aspects techniques du débat, les outils numériques
d’information (courriels, intranets…) ont grandement facilité et accéléré la
communication descendante et ont permis d’éviter un recours trop fréquent aux
réunions d’information mais le débat demande un autre type de communication,
plus transversal, permettant l’échange et l’interactivité. Aujourd’hui, malgré les
risques délétères qu’ils portent en eux, les réseaux sociaux mettent la verticalité
en turbulence et offrent de nouveaux espaces de débat. La crise sanitaire a sans
doute amené nombre d’équipes de direction à davantage investir ces nouveaux
outils et elles ont testé diverses propositions techniques. Comment créer de réels
espaces numériques propices au débat démocratique au sein de l’établissement ?
Comment assurer la modération des échanges, éviter la cacophonie d’opinions
individuelles tout en renonçant à l’illusion de pouvoir tout contrôler ? Comment
se saisir de ces médias sociaux et composer avec ces nouvelles règles du jeu,
en impulsant une dynamique critique favorable à l’établissement ? Nous laissons
ces questions ouvertes mais nul doute qu’elles appellent aujourd’hui à
développer de nouveaux outils et de nouvelles compétences.

62
S’appuyer sur le débat pour diriger un établissement

Débattre, une pratique et une éthique

La pratique du débat au sein d’une communauté scolaire n’est pas


seulement un outil stratégique de direction pour un chef d’établissement, s’il
est toutefois convaincu de l’efficacité de l’intelligence collective et du modèle
participatif de management. Il s’agit aussi d’un choix éthique, d’un certain
rapport à l’autre : se rendre présent, être attentif à chacun et se soucier des
liens interpersonnels qui vont permettre de faire équipe, tout en acceptant
d’endosser la responsabilité de chef. Donner une place à chacun et favoriser
un partage des représentations entre les membres de la communauté scolaire
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pour faire corps et donner sens à l’objectif commun ; éviter tant le sentiment
de relégation chez certains que les résistances de principe ou les objections
radicales chez d’autres… Tout cela n’est pas gagné d’avance et le chef
d’établissement ne recueillera pas d’emblée la confiance dans sa recherche
des bonnes décisions pour les élèves, pour les personnels et pour l’établissement.
Démagogie, manipulation ou obéissance servile aux injonctions ministérielles ?
La défiance règne… Et curieusement, alors que nous avons peu évoqué le
débat avec les élèves et les parents d’élèves, c’est souvent par l’attitude du
chef d’établissement envers et avec eux que les enseignants entreront dans la
confiance. Témoins du dialogue en conseil de classe, en CVC ou CVL, dialogue
fait d’écoute, de bienveillance et d’exigence, et témoins de la recherche tenace
de ce qu’il est bon de faire pour cet élève qui décroche, pour cette classe
toujours en retard ou pour diminuer les temps d’attente à la restauration,
les enseignants répondront favorablement aux propositions de débat dans
l’établissement. On aura même vu se mettre en place des commissions
réunissant enseignants, personnels d’éducation, élèves et parents d’élèves
sur des sujets plus épineux que la couleur des bancs ou la fête du lycée, par
exemple des commissions sur l’évaluation des élèves ou sur l’orientation.
Cet engagement personnel du chef d’établissement demandera du temps,
de l’énergie et un perpétuel renouvellement personnel. Mais pour lui comme
pour les enseignants, le débat est aussi un véritable exercice intellectuel,
un exercice qu’on aborde avec intérêt et rigueur mais disons-le aussi avec un
certain plaisir : réfléchir ensemble, s’interroger, autoriser le doute, appréhender
la construction des désaccords et chercher des convergences. Renouer avec
l’esprit de recherche de nos études !
Aujourd’hui la charge qui pèse sur les équipes de direction, les pressions,
les urgences et l’injonction de performance freinent la possibilité de donner
de l’espace et du temps au débat. Nous pensons qu’il faut savoir résister pour
faire advenir le possible. Même quand l’établissement semble en retard
pour mettre en place tel ou tel dispositif, la précipitation n’est jamais la voie
du vrai changement. L’autonomie véritable implique ce courage de dire
« prenons le temps » et de garantir à tous les conditions d’une juste participation
au débat, à la construction des décisions qui les concernent. Mobiliser et
développer les compétences d’un collectif comme donner sens à l’apprentissage
de la démocratie requiert l’implication, l’inventivité et le courage de tous les
acteurs du système éducatif ; nombre d’enseignants engagés nous en donnent
l’exemple, aux personnels de direction d’en favoriser la synergie.

Isabelle KLÉPAL
Proviseure honoraire, académie de Versailles

63
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Partie 2 : « PRATIQUES »
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Le détournement d’images
a toujours existé :
affûtons l’esprit critique
de nos élèves !
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Sophie BOCQUET TOURNEUR

La désinformation est abordée régulièrement en établissement scolaire.


Le projet, présenté dans cet article, mené par une professeure
documentaliste et une professeure d’histoire géographie, propose une
piste pour aborder la désinformation au prisme du détournement
d’images. Ces dernières ont toujours été manipulées, ainsi nous proposons
à une classe de troisième d’élucider le mystère d’images historiques
falsifiées en passant par la méthode de l’enquête, puis du débat en classe.
Ce projet d’éducation à l’image apparaît bel et bien comme un levier pour
développer l’esprit critique des élèves.

À l’heure où les médias sociaux sont dénigrés/épinglés avec la mise en


avant de fake news, le trolling et l’anonymat, comment préparer les adolescents
à être des citoyens engagés et actifs ? Une piste : passer par l’image !
Nos élèves de collège sont particulièrement sensibles aux images. Tous
les jours, leurs fils d’actualité de médias sociaux sont jalonnés d’images
diverses et variées. Des images qui doivent être lues et décodées. Des
compétences exigeantes qui supposent, pour les élèves, de développer des clés
d’analyse et de (dé)construction de sens, qui passent aussi par un répertoire
d’actions concrètes (peu d’élèves de collège utilisent les outils de recherches
inversées, par exemple).

1930, URSS, Staline demande l’effacement de ses ennemis.

67
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Contexte

Un écueil principal aujourd’hui des formations en éducation aux médias


et à l’information est de placer voire de justifier les séances pédagogiques
en EMI systématiquement en lien avec l’actualité, faisant croire que les
problématiques soulevées sont nouvelles. Or, il n’en est souvent rien, et il
apparaît important de replacer les objets abordés dans leur histoire. Cela
permet aussi de ne pas stigmatiser les pratiques des élèves en leur montrant
qu’ils sont confrontés à des questionnements et des obstacles qui ne sont pas
(totalement) nouveaux et qui ont concerné et concernent toujours d’autres
personnes.
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On le sait, depuis leur création, les photographies ont été manipulées.
L’histoire est jalonnée de tels exemples, au premier rang desquels ceux
d’hommes politiques ayant utilisé ce procédé pour créer leur vérité.
Précisément, en 3e, le programme d’histoire aborde le XXe siècle. Avec
une collègue d’histoire, nous avons réalisé un projet pour interpeller les élèves
sur ces images, les leur faire analyser, les transformer en enquêteurs. Cette
action s’inscrit dans le référentiel d’Éducation aux médias et à l’information
(EMI) comme « une première connaissance critique de l’environnement
informationnel et documentaire du XXIe siècle1 [et qui] permet de travailler les
compétences » :
– « acquérir une méthode de recherche exploratoire d’informations et de leur
exploitation par l’utilisation avancée des moteurs de recherche » ;
– « distinguer les sources d’information, s’interroger sur la validité et sur la
fiabilité d’une information, son degré de pertinence » ;
– « s’interroger sur l’influence des médias sur la consommation et la vie
démocratique ».
De plus, ce projet permet d’aborder l’éducation à l’image pour développer
des aptitudes d’observation et décoder les sens cachés des images. Pour ce
faire, en lien avec le cadre de référence des compétences numériques (CRCN),
nous avons le souci d’outiller les élèves très concrètement en leur faisant
connaître des outils numériques existant pour rechercher et analyser ces
images.

Déroulement de la séquence

Nous avons prévu une séquence de deux séances. La première est dédiée
à la recherche (méthode de l’enquête), la deuxième à la présentation orale de
chaque image. Nous avons réuni un corpus d’images truquées très diverses :
Lénine, Staline, Nicolas Sarkozy, Hitler... Puis, nous avons réalisé un
questionnaire similaire pour chaque image :
1. Recherche la signification des mots suivants : trucage, falsification ;
2. Qui sont le ou les personnages importants représentés sur cette
photographie ?
3. De quand date cette photographie (date exacte, époque) ?

1. MEN Programme du cycle 4 https://cache.media.eduscol.education.fr/file/A-


Scolarite_obligatoire/37/7/Programme2020_cycle_4_comparatif_1313377.pdf

68
Le détournement d’images a toujours existé : affûtons l’esprit critique de nos élèves !

4. La photographie est-elle en noir et blanc ou en couleur ?


5. Décris ce que tu vois sur cette photographie (lieux, les personnes et leur
attitude, objets, premier plan, arrière-plan...) ;
6. Est-ce qu’il y a du texte autour de la photographie ? (Un titre ? Une
légende ? Dans quelle langue le texte est-il écrit ?) ;
7. À l’aide de tes recherches sur internet, retrouve la photo originale (non
truquée) et enregistre-la dans ton dossier classe (pour le nom du fichier,
inscris ton NOM et PHOTO ORIGINALE) ;
8. Qui a pris cette photographie ?
9. Recherche quel(s) élément(s) de la photographie a été truqué ;
10. Explique pourquoi cette photographie a été truquée et par qui.
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À travers ce questionnaire, nous avons souhaité guider les élèves dans
leurs recherches, les aider à cerner l’image progressivement. Les élèves ont
ainsi été invités à rechercher la source de l’image originale mais aussi à
analyser finement dans ses détails les deux images sur tous les plans.
Nous avons préparé un document de traitement de texte par image. Ce
document comporte l’image (légendée avec lieu et date de prise de vue) et le
questionnaire. Chaque document est numéroté2.
La première séance s’est déroulée au CDI. Après une présentation du
projet, les élèves ont tiré au sort un numéro pour le choix de leur image. De
façon individuelle, ils ont pu prendre connaissance du document traitement
de texte stocké sur l’ENT, puis commencer à réaliser des recherches sur
l’image. Nous les avons guidés pour découvrir des moteurs de recherches
d’images inversées : Google image mais aussi Tineye. Ils ont dû extraire l’image
du traitement de texte pour l’enregistrer sur leur session puis la télécharger
sur un moteur d’images. Parmi le corpus d’images, certaines étaient difficiles
à retrouver sur le web (celle de Moubarak notamment). Après avoir retrouvé
le document primaire, il a fallu identifier les personnages sur les photos et le
contexte historique. Certains élèves ont mené l’enquête sur des personnages
qu’ils ne connaissaient pas (Brejnev, Sarkozy notamment) ; des photographies
anciennes n’étaient pas très nettes, ce qui leur a demandé des efforts d’analyse
et de comparaison des copies.
Les élèves se sont vraiment pris au jeu. Cette façon de procéder par
l’enquête les a interpellés et motivés. Ensuite, il a fallu comprendre pourquoi
ces images avaient été manipulées, quels étaient les intérêts des manipulateurs
et qui avait demandé cette manipulation : la dictature en place, un média,
un homme politique…
Lors de la deuxième séance, les élèves ont été invités à présenter à la
classe, à l’oral, leur image en s’appuyant sur leurs réponses aux questionnaires.
En amont, il fallait donc qu’ils aient intégré tous les éléments de leur
photographie. Après la présentation, le public, constitué des élèves et des
enseignantes, était invité à poser des questions. Cette mise en commun a
permis des échanges fructueux entre élèves et enseignantes. Certaines
photographies récentes comme celles de Nicolas Sarkozy ont interpellé les

2. Tous les documents sont disponibles sur le site du collège : https://fernandleger.


arsene76.fr/cdi/pedagogie/education-a-l-image-3-/images-truquees-les-eleves-
de-3emes-menent-l-enquete-5863.htm?URL_BLOG_FILTRE=%23703

69
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

élèves : pourquoi retoucher l’image d’un homme politique pour une petite
rondeur ? Ils ont pu échanger et débattre sur les objectifs de ces manipulations.
Spécialistes de leur image, de leur contexte, les enquêteurs ont pu expliciter
chaque élément, tout en narrant les difficultés de leurs recherches.

Bilan

Cette séquence a été très appréciée des élèves comme des enseignantes.
Elle a permis aux élèves d’acquérir des compétences nouvelles en recherche
d’information, en analyse d’image, mais leur a aussi permis de prendre de la
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distance par rapport aux images détournées aujourd’hui. Ils se sont rendu
compte que ce principe est aussi vieux que la photographie elle-même, que le
développement du numérique n’est pas en cause et que cette manipulation
peut être décidée par un pouvoir en place, par un média, par une personnalité
politique. Ils ont aussi compris que des outils existent aujourd’hui pour
retrouver une image et en établir la source.
Parallèlement, ils se sont rendu compte que ce processus de vérification
de l’image était parfois long et semé d’embûches, que mener cette enquête
demandait du temps et de la patience. Et c’est là que le collectif de la classe,
du groupe, est important. La collaboration et l’échange peuvent pallier la
désinformation : « Lutter contre le courant de la désinformation est une tâche
difficile, mais en travaillant ensemble, des citoyens engagés peuvent faire des
progrès incroyables, même lorsqu’ils se dressent contre les intérêts les plus
puissants. Notre société possède un niveau de liberté et d’ouverture extraordinaire.
C’est à nous qu’il revient de décider si nous voulons utiliser cette liberté pour
chercher la vérité, ou si nous préférons continuer à nous satisfaire des platitudes
conventionnelles que l’on nous sert »3.
Ce projet peut paraître modeste. De fait, il l’est. Parce que l’éducation aux
médias et à l’information est une œuvre pédagogique quotidienne, et non
un dispositif dont on se saisit de façon ponctuelle au gré d’un projet isolé.
Par cette formation, les élèves ont développé des compétences critiques
d’évaluation de l’information en cherchant la source, faisant ainsi un pas vers
l’autonomie. Ils ont aussi développé leur curiosité pour des objets et des
méthodes qu’ils sont susceptibles de convoquer dans leurs pratiques scolaires
comme personnelles. En tant qu’enseignantes, nous les avons vus évoluer lors
de cette séquence, en s’interrogeant, en s’écoutant. Bien sûr, cette formation
est une brique dans le processus d’acquisition de l’esprit critique, mais j’ose
espérer qu’elle laissera une trace.

Sophie BOCQUET TOURNEUR


Professeure documentaliste, collège Fernand Léger, Le Petit-Quevilly

3. Aaron Swartz, Celui qui pourrait changer le monde : Aaron Swartz : écrits. Éditions
42, 2017, p. 250.

70
Info(x) : outiller les élèves
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Maryse BROUSTAIL

Les élèves n’échappent pas à l’inflation des infox – équivalent français


des fake news. Comment alors les aider à se repérer, à établir une
méthodologie de l’évaluation d’une information, à aiguiser leur esprit
critique face aux messages qu’ils reçoivent sur des supports de plus en
plus multiples, et notamment numériques ? Les séances d’éducation aux
médias et à l’information expérimentées au lycée et présentées ici sont
des propositions pédagogiques qui peuvent se décliner dans toutes les
disciplines – voire de manière transdisciplinaire –, afin d’outiller les élèves,
et les aider à devenir des citoyens éclairés, en capacité d’exercer leur esprit
critique dans la classe – et en dehors.

L’homme a-t-il vraiment marché sur la Lune ? La Covid a-t-elle été créée
par l’Institut Pasteur dès 2003 ? Autant de questions que se posent les élèves,
et pour lesquels il est nécessaire de les aider à se repérer dans la galaxie des
« infox », traduction française des fake news (J.O. du 4 octobre 2018).

L’éducation aux médias et à l’information (EMI) : un enjeu


capital pour développer l’esprit critique des élèves

« Le développement de l’esprit critique est au centre de la mission assignée


au système éducatif français. Présent dans de nombreux programmes
d’enseignement, renforcé par l’attention désormais portée à l’éducation aux
médias et à l’information, le travail de formation des élèves au décryptage du réel
et à la construction, progressive, d’un esprit éclairé, autonome, et critique est une
ambition majeure de l’école. »1

1. https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves

71
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Sur Eduscol, Jérôme Grondeux, inspecteur général d’histoire-géographie,


rappelle que l’esprit critique se définit à la fois comme « un état d’esprit » et un
« ensemble de pratiques » qui se nourrissent mutuellement. S’il est complexe
de transformer l’état d’esprit des élèves, il est possible d’agir en leur proposant
des activités, des pratiques pédagogiques régulières. Celles-ci leur permettront
non pas de prétendre posséder un esprit critique dans tous les domaines
– ce qui est impossible – mais de chercher à l’accroître, et à l’actualiser.
Or parmi les pratiques permettant d’aiguiser l’esprit critique, on trouve
les activités au cœur de l’EMI : s’informer, pour développer sa curiosité
intellectuelle. Plus encore, évaluer l’information : chercher sa source,
comprendre qu’une connaissance est construite et comment elle se construit,
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afin d’être autonome pour penser par soi-même en se méfiant de ses préjugés.
Échanger, confronter les interprétations, débattre, collaborer pour argumenter
autour de l’évaluation d’une information.
La particularité de l’EMI est de n’être pas un enseignement disciplinaire
inscrit à l’emploi du temps des élèves, mais une compétence transversale qui
peut être dispensée dans toutes les disciplines, en collaborant par exemple
avec les professeurs documentalistes dont c’est le champ d’expertise. Compte
tenu des enjeux qu’elle porte, on ne peut qu’inciter tous les acteurs
pédagogiques, enseignants, personnels de direction, inspections, à la
promouvoir et à soutenir la mise en œuvre de séances d’EMI dans les classes.

Comment apprendre à évaluer une information ?


Une expérimentation en deux séances
Les deux séances d’une heure présentées ici sont fondées sur une
expérimentation menée dans des classes de 2de de lycée général, dans le cadre
de l’Enseignement moral et civique (EMC). Les ressources d’accompagnement
des programmes d’EMC font un « focus sur la recherche documentaire et ses
méthodes » dans cette discipline, afin d’aborder les trois types d’actions de la
démarche de recherche d’information : « l’évaluation, la sélection, et le traitement
de l’information ».

Séance 1 : échanger autour des infox reçues par les élèves

Toute activité sur la désinformation, pour qu’elle soit efficace, attractive


et pertinente, doit se fonder sur le vécu des élèves. Il faut donc commencer
par les sonder, afin de savoir à quels types d’infox ils sont confrontés. Cela
peut se faire par un échange oral ; mais tous les élèves ne sont pas prêts à
déclarer devant les autres ce à quoi ils ont pu croire. Il semble donc plus
approprié de leur permettre d’exprimer anonymement les rumeurs, fausses
informations ou théories du complot auxquelles ils ont pu être exposés. Dans
cette première proposition pédagogique du Clemi de l’académie de Versailles2,
la solution exposée est celle de faire remplir aux élèves un questionnaire au
format papier au début de la séance, sans qu’ils aient à indiquer leur nom. On

2. http://www.education-aux-medias.ac-versailles.fr/?lutter-contre-les-fausses-
informations-en-sollicitant-les-journalistes

72
Info(x) : outiller les élèves

leur demande de donner un exemple d’infox récente qu’ils ont reçue, ainsi que
d’indiquer le média par lequel ils l’ont reçue. Outre l’intérêt d’obtenir ainsi des
exemples vécus comme base de support à la réflexion, ce questionnaire permet
également à l’enseignant de se mettre à jour sur les messages auxquels les
élèves sont confrontés (dont il n’est pas toujours évident d’être au courant tant
ces derniers se renouvellent rapidement). Dans cette autre proposition du
Clemi Versailles qui se fonde sur une activité menée en classe virtuelle lors
du confinement en mars 2020, le sondage est effectué de manière numérique,
toujours anonymement3. Cette fois c’est le professeur qui propose des exemples
de fausses informations, en lien avec la pandémie (ce qui correspond au
concept d’infodémie utilisé par l’Organisation mondiale de la santé, d’où le
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titre de l’article du Clemi).
La seconde étape de cette première séance menée en classe doit porter
sur l’évaluation des différents messages : l’enseignant expose à l’oral les
exemples d’infox recensés et demande aux élèves d’indiquer quel degré de
fiabilité ils accordent à ces exemples. Pour éviter le piège de la binarité qui ne
permettrait de catégoriser les informations qu’en « vraies » ou « fausses », il est
conseillé d’utiliser une échelle de valeurs (de 1 à 5, de 0 à 100 %). Cela permet
en effet de démontrer que même dans une infox, il peut y avoir une part de
vérité, et comment dans une information vérifiée il peut parfois y avoir une
forme d’incertitude. L’enseignant veillera également à ce que les élèves ne
jugent ni les exemples d’infox, ni l’attitude de celles et ceux qui auraient pu
y croire. En effet, cela pourrait atteindre la susceptibilité de certains élèves, et
nuire à un échange serein dans une ambiance adaptée à cette activité. Il faut
rappeler que l’objectif est d’apprendre à évaluer une information, et qu’il est
toujours préférable qu’un élève convaincu d’une fausse information fasse
preuve d’humilité intellectuelle (composante de l’esprit critique), et comprenne
par la suite pourquoi elle ne peut être considérée comme fiable, plutôt que
d’avoir affaire à des élèves convaincus de toujours avoir raison. « Douter de
tout ou tout croire sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre
nous dispensent de réfléchir », écrit Henri Poincaré dans La Science et l’Hypothèse :
il faut donc aider les élèves à éviter l’un ou l’autre piège.
Vient enfin la troisième étape de la séance : débattre avec les élèves sur
les moyens d’évaluer et de vérifier une information. L’échange oral se montre
alors le plus riche, car très souvent les élèves réagissent aux propos de leurs
camarades. Ainsi, lorsqu’un élève explique qu’une de ses méthodes de
vérification est d’abord de demander l’avis de ses parents ou d’autres adultes
de référence, on peut observer que beaucoup d’élèves renchérissent qu’ils font
de même. Toutefois l’échange oral a des limites, car les élèves se cantonnent
à dire qu’ils vérifient « sur internet » sans pouvoir toujours préciser plus
exactement leur méthode. Très peu d’élèves sont capables de citer des sites
de fact-checking – terme anglais désignant la vérification de l’information –
comme les Décodeurs du Monde ou Checknews de Libération. C’est justement
parce qu’en fin de cette séance très animée – et qui plaît souvent aux élèves –
l’échange oral a montré ses limites, qu’il faut leur demander un travail exigeant
une prise de recul, une réflexion sur un temps plus lent que celui de la séance,

3. http://www.education-aux-medias.ac-versailles.fr/l-infodemie-des-rumeurs-
qui-ne-connaissent-pas-de-frontieres

73
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

et une organisation structurée de leur pensée. On demande donc aux élèves,


pour la séance suivante, d’élaborer un document sur les réflexes à avoir face
à une information dont on doute. Il s’agit à la fois de rappeler et mettre en
forme ce qui aura été dit en classe lors de la première séance, mais également
d’enrichir la méthodologie par des recherches, et par une réflexion moins
« à chaud ». Pour les élèves les plus jeunes, cet exercice à faire en-dehors de la
classe peut être guidé en leur indiquant d’exploiter le questionnement de
Quintilien, par exemple en leur demandant de s’interroger sur l’auteur (Qui ?)
ou la date de l’information (Quand ?).
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Séance 2 : initier les élèves à l’autodéfense intellectuelle

La seconde séance doit démarrer par un échange sur la méthodologie


proposée par les élèves pour évaluer une information. Les élèves ont réalisé
des diaporamas, des infographies, des textes… Un exemple de diaporama sur
les réflexes de vérification d’une information autour du questionnement de
Quintilien est disponible dans l’article déjà cité du Clemi Versailles sur
l’infodémie. Quelle que soit la forme du support choisi, ils ont ainsi réfléchi aux
réflexes d’autodéfense intellectuelle4 que nous souhaitons les voir appliquer.
– Repérer l’auteur : est-il clairement mentionné ? Quelle est sa légitimité,
son niveau d’expertise sur le sujet ?
– Retrouver la source primaire de l’information : est-ce un site institutionnel,
un blog, un site parodique ?
– Regarder la date à laquelle l’information été publiée, et éventuellement
partagée (des images datant de plusieurs années sont souvent recyclées
hors contexte).
– Croiser les sources : est-ce qu’il existe des avis/informations
contradictoires ? La version de l’information est-elle la même dans les
différentes sources ?
– Interroger l’objectif, l’intérêt de l’information : l’auteur cherche-t-il à
convaincre, à vendre un produit ? La source est-elle financée par des
publicités, exploite-t-elle les données personnelles des internautes ?
– Évaluer l’information et son interprétation : est-ce une opinion, un
commentaire, une exposition de faits objectifs, une croyance ?
– Analyser la rhétorique : est-ce que cette information fait appel à votre
émotion ? Suscite-t-elle la peur ou la passion par exemple ?
Dans un second temps, il faut informer les élèves qu’il existe de très
nombreux sites de vérification de l’information, en présentant par exemple
l’infographie interactive proposée par Adioma5. Cela permet d’exposer que la

4. « Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense


intellectuelle. » – Noam Chomsky. Ce concept a notamment été repris par Normand
Baillargeon dans Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux, 2005, et par la
professeure d’anglais Sophie Mazet dans son Manuel d’autodéfense intellectuelle,
Robert Laffont, 2015. Il est également exploité par Christophe Michel sur son
excellente chaîne YouTube « Hygiène mentale » dans l’épisode 3, vidéo qu’il est tout
à fait possible de recommander aux élèves (postée le 6 mai 2015) : https://www.
youtube.com/watch?reload=9&v=2XPtzAQxMPw
5. https://adioma.com/@graphicatie/infographic/les-outils-en-ligne-du-fact-
checking

74
Info(x) : outiller les élèves

vérification est au cœur du métier de journaliste, et que tous les grands médias
se sont progressivement dotés de plateformes de fact-checking, particulièrement
depuis le milieu des années 2010 avec l’inflation du nombre d’infox. Il est
pertinent de partir d’un exemple d’infox cité par les élèves, puis d’explorer
comment deux sites, par exemple AFP Factuel et Hoaxbuster, ont vérifié la
même information.
Idéalement pour une activité d’EMI, il est propice de permettre un échange
entre les élèves et des professionnels des médias. Cette rencontre permet
aux élèves de comprendre comment se fabrique l’information, comment les
journalistes la vérifient, et de sortir de leur bulle informationnelle. C’est ce qu’a
vécu une classe de 2de du lycée St-Exupéry de Mantes-la-Jolie en décembre 2019.
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Julien Pain, animateur de l’émission « Vrai ou Fake » sur France info télévision,
est d’abord venu échanger avec les élèves en classe sur les infox qu’ils
recevaient. Puis en une semaine, il a procédé avec son équipe à la vérification
de certaines d’entre elles, par exemple celle prétendant que le chanteur
Maître Gims aurait passé un pacte avec le Diable. Ces vérifications et leur
méthodologie sont exposées dans l’émission enregistrée le 12 décembre,
et disponible en replay6, à laquelle deux élèves de la classe ont pu participer.
Ils ont ainsi été sollicités par les journalistes qui leur ont demandé « ces infox,
elles tournent où ? », à quoi ils ont répondu « sur Snapchat, dans les stories, sur
Instagram, en messages ».

Analyse réflexive : pratiquer régulièrement des activités


d’EMI pour renforcer l’esprit critique

Puisque l’esprit critique est un état d’esprit qui se transmet par un ensemble
de pratiques, il faut donc régulièrement soumettre les élèves à ce type
d’exercices. Si les deux séances d’initiation présentées prennent nécessairement
du temps, il est beaucoup plus rapide par la suite de lancer les élèves sur des
exercices d’évaluation d’une information, quels que soient la discipline ou le
cadre pédagogique. La forme des exercices peut également varier : faire une
recherche documentaire et vérifier la fiabilité de ses sources en les croisant,
proposer aux élèves de faire une recherche inversée d’images… Dans
l’académie de La Réunion, une activité d’EMI a été réalisée en classe de
première en spécialité SVT7. Elle consistait notamment à proposer différents
messages à caractère scientifique aux élèves (article parodique, vidéo YouTube,
tweet d’un compte vérifié…), et à leur demander de les analyser pour en
évaluer la fiabilité.
Toutefois, il est éminemment complexe de chercher à évaluer l’esprit
critique des élèves. Quelques pistes à ce sujet ont été proposées par le collectif
Cortecs8. Ce qui est certain, c’est que cette évaluation ne peut se faire que sur
le temps long, et avec des outils bien différents des évaluations sommatives
par exemple. Il faut aussi accepter que les élèves croient toujours à un certain

6. https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/franceinfo/vrai-ou-fake-l-emission/
vrai-ou-fake-l-emission-du-jeudi-12-decembre-2019_3743567.html
7. http://crdp.re/clemi/blog/emi-et-svt-pour-lutter-contre-linfodemie/
8. https://cortecs.org/superieur/comment-evaluer-lesprit-critique-quelques-pistes/

75
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

nombre de rumeurs douteuses, même après avoir suivi des séances d’EMI les
initiant à l’autodéfense intellectuelle. Puisque nous avons commencé par
les mots de J. Grondeux, nous terminerons en évoquant ce qu’il appelle la
« théorie du bocal à cornichons »9 : ce n’est pas forcément à la première, ni à
la deuxième tentative que l’activité portera ses fruits, mais elle aiguisera l’esprit
critique de l’élève sur le temps long !

Maryse BROUSTAIL
Professeure d’histoire-géographie-EMC
Lycée St-Exupéry de Mantes-la-Jolie
Membre du Clemi et de la Dane de l’académie de Versailles
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9. Expression utilisée lors de la présentation de son ouvrage Le complotisme : décrypter


et agir, Réseau Canopé, en décembre 2016 à Marly-le-Roi, en présence de l’auteure.

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Un détournement pédagogique
de la culture du clash
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Youness ELARIF

Culture du clash, de la polémique, de l’invective : voilà ce qui caractérise


pour beaucoup la culture d’aujourd’hui, en particulier celle des réseaux
sociaux ou du rap. Au lycée Yourcenar au Mans, Youness Elarif tente de
s’y confronter pour la détourner et la subvertir. Ses élèves ont, par exemple,
conçu et réalisé d’étonnantes joutes poétiques entre Victor Hugo et
Napoléon III. Le jeu de rôle, historique et théâtral, permet de travailler
bien des compétences, de contextualisation, de lecture, d’écriture ou
d’oral. Et le dispositif lance un défi collectif : peut-on aller chercher les
élèves là où ils sont pour les amener à interroger leurs propres fascinations
et pratiques, pour les conduire jusque vers la rhétorique, l’argumentation
et la littérature ?

Dans quel contexte avez-vous mené cette activité orale ?

J’ai mené cette activité dans deux cadres différents, en 1re et en 2nde, lors
de séquences sur la poésie. Dans les deux cas, l’activité venait après la lecture
analytique du poème de Victor Hugo « Souvenir de la nuit du 4 ». Ce poème
polémique propose une variété de procédés, d’images et de registres qui
inspirent les élèves, une fois qu’ils les ont ciblés et compris.

Quelle est la tâche confiée aux élèves ?

Les élèves, individuellement, choisissent un camp : soit celui de Victor


Hugo, soit celui de Napoléon III. Puis, au sein de chaque camp, les élèves
forment des binômes. Chaque duo doit préparer un poème polémique contre
son adversaire : un duo Victor Hugo prépare un poème contre un duo
Napoléon III, et vice versa. Une fois les consignes assimilées, les élèves
s’adonnent pendant une heure à l’écriture du poème polémique. Une séance

77
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

de 2 heures est souvent préférable, car les élèves font appel à l’enseignant et
utilisent l’ordinateur de la salle pour accentuer leurs recherches sur l’un ou
l’autre des personnages historiques. Enfin, ils doivent choisir une musique
adaptée à leur écrit1.

Le dispositif peut faire penser aux clashs et battles de rap


tels qu’on peut en voir dans le film 8 Mile :
en quoi vous semble-t-il intéressant d’en exploiter les ressorts ?

Plus que 8 Mile, que certains, voire beaucoup d’élèves, n’ont pas vu, il faut
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plus se référer aux Rap Contenders. Il s’agit de duels de Rap organisés tous les
ans et diffusés sur You Tube. Des rappeurs aujourd’hui célèbres comme Nekfeu
ou Big Flo et Oli ont émergé lors de ces tournois. Les élèves ont cette référence
et se projettent dans ces duels lors de la préparation de l’activité.
Les ressorts que l’on peut exploiter dans 8 Mile ou les Rap Contenders sont
multiples : tout d’abord l’humour, ou d’un point de vue plus littéraire, la satire.
Critiquer son adversaire en cherchant à se moquer de ses travers apparaît
immédiatement aux élèves. Dans ces deux références, le public s’amuse des
attaques lancées par chaque rappeur, et cela fait écho à l’ironie mordante de
Victor Hugo dans Les Châtiments. Les élèves retrouvent ce côté satirique en
observant les caricatures du poète ou de l’Empereur largement diffusées au
XIXe siècle. Ensuite, l’attitude des rappeurs est expressive, voire agressive.
À partir de ce jeu scénique, les élèves doivent saisir le caractère polémique
qui doit rythmer leur texte. Enfin, les rappeurs font souvent l’effort d’utiliser
des éléments techniques pour dominer l’adversaire. Parmi les plus répandus,
l’allitération ou l’assonance, les rimes riches ou des comparaisons dégradantes
pour leur opposant. Lorsque ces éléments sont réunis par un binôme, la
réaction de l’ensemble de la classe est très expressive. Il est nécessaire
d’enrichir la base fournie par les clashs de rap. En effet, les procédés se répètent
souvent, notamment la comparaison. Dans le cadre d’une séquence littéraire,
l’enseignant peut pousser les élèves à utiliser des figures de style plus variées
et plus riches en leur fournissant une liste où piocher.

Précisément, quelles contraintes et quel accompagnement


proposez-vous pour dépasser la tentation du simple pugilat
et rendre l’activité formatrice ?

Les insultes et mots grossiers sont formellement interdits. Les références


réelles à l’élève-adversaire également. Ils comprennent d’emblée que ce n’est
pas leur camarade de classe qui se dresse face à eux, mais un personnage
historico-fictif : Victor Hugo ou Napoléon III. De plus, lors de la phase d’écriture,
l’enseignant lit tous les textes, prend des notes, corrige, ajuste, modifie. Il n’y
a aucune mauvaise surprise lorsque la joute commence. L’enseignant ne
découvre pas le texte lors du passage à l’oral, mais seulement le jeu scénique
et l’expression orale des élèves. Ainsi, les élèves sont dans l’obligation

1. Consignes et modalités de travail sur le site Lettres de l’académie de Nantes : https://


www.pedagogie.ac-nantes.fr/lettres/enseignement/projets/victor-hugo-vs-
napoleon-iii-le-duel-1298980.kjsp?RH=LETT

78
Un détournement pédagogique de la culture du clash

d’adopter une attitude adaptée. C’est leur savoir-être qu’ils travaillent


parallèlement, en plus des compétences d’écriture en poésie et leur maîtrise
d’un contexte historique et littéraire.

Il est original de mêler ainsi fiction historique et littéraire,


écriture argumentative et poétique, jeu théâtral : au final,
quels vous semblent être les intérêts d’une telle activité ?

Tout d’abord, les élèves réinvestissent des notions vues lors de la lecture
analytique précédente : le contexte historique, la relation Hugo-Napoléon III,
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les procédés. Dans le cadre de l’étude des Châtiments, les élèves mettent en
pratique ce qu’ils découvrent dans les différents poèmes du recueil, à savoir
cette rivalité viscérale entre le poète et l’homme d’État. Ensuite, cela permet
d’aborder un autre aspect du romantisme, à savoir le rôle du poète dans la
société, ainsi que la notion de poète engagé. Il faut cependant nuancer le point
de vue d’Hugo, qui pourrait laisser penser aux élèves que Napoléon III était un
monstre absolu, ce qui est largement contrebalancé par les études historiques.
Sachant qu’ils vont passer au tableau et, surtout, représenter une équipe,
les élèves s’appliquent davantage et cherchent à donner vie à leur texte. Cette
« vie » attribuée à leur poème leur permet de dégager naturellement les
registres dominants, et ils repèrent et comprennent mieux certaines figures de
style comme le chiasme, très utilisé pendant les batailles. Enfin, le fait d’allier
leur texte à une musique fait écho chez eux à une notion importante vue durant
la séquence : la musicalité du poème. Par des outils de versification travaillés
précédemment, et en s’inspirant du rap, les élèves cherchent à accorder leur
poème avec l’instrumental choisi. Les meilleurs suivent le rythme, sans chanter,
mais accélèrent et ralentissent au gré des variations sonores de la musique.
La plupart d’entre eux tentent simplement d’accorder leur voix, d’être audibles
et efficaces.

De semblables joutes verbales vous semblent-elles possibles


autour d’autres œuvres, écrivains ou personnages ?

Il pourrait être intéressant de décliner cette activité lors d’un travail sur la
Grande Rhétorique, courant poétique du XVe siècle. Je l’ai moi-même testée
avec une classe de seconde, lors de ma séquence sur la poésie médiévale : j’ai
proposé aux élèves de camper Meschinot et Molinet, les deux poètes les plus
célèbres. Le but est de réaliser un poème élogieux sur soi, et polémique sur
l’autre : lequel des deux poètes est le plus brillant ? Les élèves valorisent le
poète qu’ils incarnent et attaquent la qualité littéraire de leur adversaire. Tout
cela après l’étude comparée d’un poème de Molinet et Meschinot. Et toujours
en relation avec le rap, je leur fais écouter avant l’analyse des poèmes, la
chanson « Écrire » du rappeur Nekfeu qui, sur certains points, s’apparente à
un « grand rhétoriqueur ». Ici, pas de contexte historique, mais davantage
d’histoire littéraire.
De manière générale, les duels lors des séances de littérature sont très
intéressants. Les notions ont un sens aux yeux des élèves, car ils leur ont donné
vie, voire les ont incarnées. L’idée d’opposition frontale permet de concrétiser
la représentation des personnages d’un roman ou d’une pièce, mais aussi les
idées d’un texte argumentatif. Par l’opposition, le duel, les élèves se voient

79
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

dans l’obligation de s’armer de notions qu’ils expérimentent et appliquent


concrètement. Il leur est ensuite plus simple de les repérer dans le cadre d’un
commentaire ou de les réinvestir pendant une dissertation. Par exemple,
imaginer un duel entre le Prince de Clèves et le Duc de Nemours peut révéler
les antagonismes profonds : les élèves mettront en scène le sens de l’honneur
du Prince de Clèves, mais aussi l’étiquette et les codes de la cour de France ;
ceux campant le rôle du Duc de Nemours illustreront le désordre des passions
face au respect de la dignité. Et ainsi, la classe se saisira plus efficacement
des enjeux principaux du récit. Le duel apparaît comme un accélérateur de
l’appropriation des notions littéraires.
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À la lumière de l’expérience menée, en quoi vous semble-t-il
intéressant de se confronter dans le cadre scolaire à la culture
du clash pour la détourner ainsi ?

L’intérêt premier est de coller à la réalité des élèves. Notamment leur réalité
virtuelle et numérique. En effet, lorsque l’on discute avec les élèves, ou que
l’on entend leurs conversations, on remarque qu’ils font la part belle à toutes
ces polémiques ou invectives issues des réseaux sociaux. Ces jeunes sont
habitués à être confrontés à des tweets, des snaps ou autres posts Instagram
où une personnalité provoque virtuellement quelqu’un d’autre. Souvent
participent-ils même à ce genre de rituel devenu commun.
Cela est devenu tellement banal, que des élèves de 14, 15 ou 16 ans sont
capables de différencier un vrai clash d’un clash organisé dans un but
promotionnel. Ainsi, il n’est pas rare de les entendre dire « oui mais ce rappeur
clashe cet autre rappeur juste parce qu’il sort un album dans 3 semaines ». Nos
élèves arrivent parfaitement à identifier la nature des différentes polémiques
émergeant sur le net, tant qu’elles gravitent autour de leurs centres d’intérêt.
Ils savent très bien que les disputes entre participants de téléréalité sont
factices et surjouées. Et pourtant, ils admirent ces moments de tension, réels
ou non, et commentent abondamment les mots, les attitudes et les effets de
ladite invective.
Enfin, on remarque cet intérêt pour l’attaque envers autrui dans les
chansons écoutées par grand nombre d’élèves. Les plus gros succès de ces
dernières années chez les adolescents sont les chansons d’Aya Nakamura ou
la jeune Wejdene. Après discussion avec beaucoup de mes élèves, il s’avère
qu’ils apprécient les paroles de ces chanteuses lorsqu’elles s’en prennent
verbalement à des garçons qui ont tenté de salir leur réputation, ou qui ont
commis l’adultère. Les termes comme « chacal » ou « charo » pour désigner
un jeune homme de petite vertu sont répétés à l’envi dans les couloirs de
collèges et lycées. Ce ne sont donc plus des chansons d’amour naïves qui
intéressent nos adolescents, mais des attaques rimées, samplées et rythmées.
Lorsque l’on cherche à émettre des objections à tout ceci, nos élèves
répondent que cela est divertissant, virtuel, parfois faux, surtout lorsqu’ils ne
sont pas concernés. Leur « faire la morale » ne marche évidemment pas, et
n’est satisfaisant ni pour l’élève ni pour l’enseignant. Par contre, leur montrer
la pauvreté lexicale ou stylistique de ces polémiques peut être plus intéressant.
En organisant des duels ou des polémiques au sein de la classe, tout en
réinvestissant des procédés stylistiques et des éléments d’une œuvre lue
en classe, on leur montre qu’eux-mêmes peuvent faire mieux que leurs idoles.

80
Un détournement pédagogique de la culture du clash

On leur montre que l’invective rhétoriquement mieux maîtrisée évite les effets
indésirables de la polémique sur Internet : incapacité à convaincre, moqueries
répétées, création de mèmes Internet, harcèlement…
Malheureusement, les élèves répètent ce mantra caractéristique des
spécialistes de la polémique sur le net : le clash compte plus que tout, il faut
faire parler de soi. On peut sacrifier un peu de son image tant que l’on gagne
en visibilité. Bien sûr, ils n’adhèrent pas tous à cet adage, surtout à cette
période de leur vie où l’image d’eux-mêmes est très importante.
L’autre intérêt est plus pédagogique et didactique. Je pense sincèrement
qu’un apprentissage efficace s’organise autour de trois axes : le Rythme,
l’Emotion et le Rôle (R.E.R). Organiser la polémique dans le cadre d’une analyse
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littéraire permet, tout d’abord, de dynamiser les séances. Les élèves, conscients
de l’enjeu du duel à venir, investissent leur idiosyncrasie autour de leurs
connaissances sur le clash pour réaliser la meilleure performance possible.
Ensuite, et c’est le plus important, vient l’émotion. Beaucoup d’élèves se
remémorent une œuvre ou une leçon à partir de leur ressenti en classe.
Préparer, jouer, puis perdre ou gagner un duel à partir d’une œuvre, d’un texte
en se servant de procédés littéraires précis ; tout ceci se grave dans la mémoire
de l’élève qui donnera du sens à son cours. Enfin, le rôle est la dernière frange
du R.E.R. Certains élèves ne trouvent pas de sens aux textes, et donc à leur
présence en classe. Il me semble nécessaire d’attribuer une mission à accomplir
à chaque élève : par exemple, en groupe, deux élèves proposent une
interprétation, deux autres travaillent sur les procédés et la langue, tandis
qu’un autre élève s’occupe de faire le lien entre les idées et les procédés.
Lorsque chacun sait ce qu’il a à faire, dans le but de remporter une joute
verbale, la notion de duel prend tout son sens et permet à l’élève de comprendre
ce qui se passe en classe, et d’y trouver sa place.
Ainsi donc, dans le cadre scolaire, se confronter à la polémique donne une
chance aux élèves de cerner les rouages d’une invective, et de les maîtriser.
En termes de savoir-être, c’est offrir aux élèves la possibilité de capitaliser sur
leur maîtrise réelle mais toute relative des réseaux sociaux, afin d’éviter
certains pièges. C’est leur permettre aussi dans la « vraie vie » d’étoffer leur
rhétorique, d’apprendre à gérer leurs émotions face à un moment de tension
(notamment le passage à l’oral en classe ou en examen) et de travailler leur
capacité d’analyse. On peut aussi ajouter que subir les attaques, même jouées
et contextualisées, pousse certains élèves à s’interroger sur leurs pratiques
virtuelles. Avoir un autre élève en face de soi, qui offense ce que l’on représente
dans le cadre d’une séance de français, les renvoie à certains actes qui leur
paraissent anodins sur Internet. Attaquer autrui, parfois en meute, rappelle la
théorie du « bouc émissaire » chère à René Girard, que l’on peut aborder avec
les élèves une fois l’activité terminée.

Youness ELARIF
Professeur de lettres

Propos recueillis par Jean-Michel LE BAUT

81
Former à la citoyenneté
numérique
À la lumière du projet lycéen i-voix
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Jean-Michel LE BAUT

Et si l’École se donnait pour mission de former des citoyens du web ? Au


lycée de l’Iroise à Brest, le projet i-voix amène les élèves à publier leurs
écrits numériques d’appropriation d’œuvres littéraires. Avec des enjeux
qui dépassent la didactique du français : apprendre à publier, participer
aux communs de la connaissance, se considérer comme sujet pensant et
sujet moral, s’auteuriser, construire identité et altérité numériques… S’y
déploient des expériences diverses, des livres et des écrans, de soi et des
autres, qui lancent un défi collectif : considérer le numérique non comme
un danger ou un outil, mais comme le milieu où se réinventent les
apprentissages et les sociabilités, comme une culture dont devenir acteur.

Dictionnaire des idées reçues 2021 : « les réseaux sociaux » ? un territoire


de haine et de manipulation ; « les écrans » ? un instrument de décérébration
et d’asservissement… Et si plutôt que de participer à la diabolisation du
numérique, inféconde, l’École choisissait d’exercer en la matière aussi sa
mission : éduquer ? Et si cette éducation ne se contentait pas de ponctuelles
actions de prévention aux « dangers d’Internet », souvent déterritorialisées,
fugaces et bien peu efficaces ? Et si cette éducation passait plutôt par des
activités et projets menés à l’intérieur de l’école par les élèves eux-mêmes,
pour apprendre à devenir des citoyens du web actifs, éclairés, critiques et
créatifs ?

Le projet i-voix

Telle est la voie que depuis 2008 le projet i-voix trace à sa manière.
L’expérience est menée en 1re au lycée de l’Iroise à Brest en partenariat
eTwinning avec des lycéens italiens apprenant le français au Liceo Cecioni à

83
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Livorno. L’espace principal de travail est un blog1 de classe où les élèves


publient leurs divers écrits numériques d’appropriation des œuvres au
programme. D’autres supports numériques d’écriture sont exploités : réseaux
sociaux, logiciels multimédias, applications mobiles. Une heure hebdomadaire
est spécifiquement consacrée au projet pour mener des ateliers d’écriture,
d’accompagnement ou de réflexivité. Buts : travailler des compétences (lecture,
écriture, oral…) de l’intérieur même du champ littéraire, réconcilier la
civilisation du livre et la textualité multimodale, fortifier les subjectivités
d’élèves reconnus comme sujets lecteurs et scripteurs, expérimenter de
nouvelles modalités d’écriture et de sociabilité culturelle. La pratique numérique
de la langue et de la littérature crée une belle dynamique collective de travail :
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au terme de l’année 2020-2021, 28 264 articles ont été écrits par les lycéennes
et lycéens des différentes saisons et parcourus par plus 2 750 000 visiteurs.

Apprendre à publier : pourquoi ?

Faire de la publication en ligne tout à la fois une modalité et un objectif


d’apprentissage : perte de temps, diront certains encore bercés par le mythe
des digital natives que démentent toutes les observations en classe et en ligne.
L’enjeu est majeur, d’abord sur le plan social : les études sociologiques2
démontrent combien la fracture numérique est désormais moins d’équipement
que d’usage ; les incompétences et les difficultés en la matière sont facteurs
d’un nouvel illettrisme et de nouvelles exclusions3 ; sous peine de contribuer
une fois encore à renforcer les inégalités, l’École ne peut laisser entièrement
à la médiation numérique la mission de donner au plus grand nombre la
possibilité d’agir dans le milieu numérique qu’est la société d’aujourd’hui.
Le défi est encore politique : « la démocratie, soulignait Bernard Stiegler,
est toujours liée à un processus de publication – c’est-à-dire de rendu public – qui
rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique »4 ;
il convient d’aider chacun à devenir acteur, responsable, plutôt que simple
spectateur ou acteur irresponsable, dans le débat citoyen qui se joue aussi
désormais en ligne.
Le défi est enfin culturel : le rapport traditionnel, scolaire, à la culture, c’est
de l’envisager comme un patrimoine, à connaître et à admirer, la création
elle-même étant réservée à des experts (écrivains, artistes, savants), souvent
morts, que l’École sacralise ; or un autre rapport à la culture est possible, que

1. Le projet i-voix en ligne : http://i-voix.net/


2. Par exemple, l’enquête INEDUC du Groupement d’intérêt scientifique (GIS) Marsouin.
3. Art. L. 121-2 : « La lutte contre l’illettrisme et l’innumérisme constitue une priorité
nationale. Cette priorité est prise en compte par le service public de l’éducation ainsi que
par les personnes publiques et privées qui assurent une mission de formation ou d’action
sociale. Tous les services publics contribuent de manière coordonnée à la lutte contre
l’illettrisme et l’innumérisme dans leurs domaines d’action respectifs. » (Loi n° 2013-595
du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École
de la République)
4. Cité par Olivier Ertzscheid : Et si on enseignait vraiment le numérique ? (2012) https://
affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/04/et-si-on-enseignant-vraiment-le-
numerique-.html

84
Former à la citoyenneté numérique

l’on peut considérer comme un bien commun, où cheminer et agir, l’accessibilité


et la participation étant alors ouvertes à tous. Selon cette perspective dont le
projet i-voix constitue un exemple quotidien, il s’agit bel et bien de faire
contribuer les élèves à l’enrichissement des communs de la connaissance :
par l’exploration vivante des savoirs, l’annotation, la transformation et
l’augmentation des œuvres, la création d’œuvres nouvelles, le partage via la
publication ouverte de ce cheminement dans la culture. Ce que propose le
projet i-voix, c’est bien une bibliothèque participative, une wikilittérature
lycéenne. Apprendre à publier, c’est ainsi se faire citoyen d’une « société
apprenante », d’une société de la connaissance tout au long de la vie5.
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Apprendre à publier : c’est quoi ?

Savoir publier, c’est, du point de vue des littératies, développer bien sûr
des habiletés techniques, apprendre à manier les outils, s’adapter aux
interfaces.
Savoir publier, c’est aussi se libérer des assignations à résidence, dépasser
les enfermements imposés par les habitudes et les algorithmes, sortir des bulles
de sociabilité, s’émanciper de l’Internet de la recommandation : par exemple
dans le projet i-voix découvrir de nouveaux partenaires par-delà les frontières,
de nouveaux outils, de nouvelles modalités d’écriture ; détourner des interfaces
comme celles des SMS ou des réseaux sociaux pour des usages ludiques ou
savants ; acquérir une maîtrise qui va jusqu’à la distanciation ironique
et/ou élever le langage Internet commun vers la créativité littéraire.
Savoir publier, c’est encore favoriser une culture et une éthique de la
publication, avec quelques principes à acquérir, quelques prises de conscience
à développer : « Quand je publie, je respecte des règles », juridiques, morales,
linguistiques (droit d’auteur, droit à l’image, savoir-vivre, orthographe…) ;
« La publication, c’est une expérience sociale » (dépassons le cadre des ENT
fermés et des carnets de lecture individuels pour favoriser interactions et
ouverture au monde) ; « Je réfléchis avant de publier » (amenons les élèves à
expliciter leurs démarches et leurs choix, à livrer des notes d’intention) ;
« Tout ce que je publie a un destinataire, connu ou inconnu » (j’adapte donc le
contenu et la forme en pensant à ces lecteurs possibles que sont l’enseignant,
les autres élèves de la classe, les partenaires italiens du projet ou l’écrivain
lui-même) ; « Je suis ce que je publie » (mes publications, de façon plus radicale
et risquée qu’une simple copie, engagent une image de moi qu’il s’agit de créer
et fortifier peu à peu).
Savoir publier, c’est enfin déployer une réflexion sur le numérique lui-
même. Par exemple les élèves ont transposé le roman L’étranger sur Twitter
pour interroger le rapport au temps du personnage, en éclairer l’évolution,
saisir la nécessité de se libérer d’un temps linéaire, horloger, « twitteresque ».
Ils ont confronté à l’hypermnésie du web le héros amnésique d’un roman de
Sylvie Germain pour apprendre à « anticiper le devenir trace de [leur] présence

5. Vers une société apprenante, rapport 2017 de Catherine Becchetti-Bizot, Guillaume


Houzel et François Taddei.

85
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

en ligne »6. Ils ont créé des tombeaux numériques pour des personnages de
tragédies de Racine et de Mouawad de façon à questionner et éclairer ce qui
se transforme aujourd’hui dans notre rapport à la mort7. Ils ont mené une
réécriture sur Instagram d’une pièce de Jean-Luc Lagarce pour poser la
question délicate du dévoilement de soi, en famille ou sur les réseaux,
la question centrale de « l’extimité »8.
Si le numérique est à envisager comme écriture9, son apprentissage relève
bien des fondamentaux. Or les techniques et les enjeux de la publication ne
s’enseignent pas à travers des cours magistraux ou des leçons de morale :
le « learning by doing » est indispensable tant il convient, à l’école, de faire
l’expérience réfléchie du monde là où désormais il nous traverse et où nous
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le traversons, en ligne. Si Internet est comme le clament certains le lieu d’un
« ensauvagement » des discours et des esprits, ne doit-on pas faire œuvre de
civilisation ? Et si l’école n’éduque pas à la publication, qui le fera ?

Envisager la littérature comme école de citoyenneté ?

Un semblable travail peut se déployer aussi de l’intérieur du champ des


connaissances disciplinaires. Il s’agit d’ailleurs d’une recommandation de la
loi d’orientation de 2013 qui préconise de ne pas faire de l’EMI « une matière
à part »10. En français par exemple, le projet i-voix montre combien le
numérique peut favoriser des gestes de transformation des savoirs et des
œuvres pour consolider les apprentissages. Et l’exploration en ligne de la
littérature vient même participer à la construction de la citoyenneté
numérique…
Sur i-voix, les élèves apprennent ainsi à faire d’Internet un espace de
réflexion partagée, plutôt que d’expression spontanée, d’impulsion et d’humeur.
Par exemple, en butinant dans les Essais de Montaigne des fragments jugés
intéressants, qu’ils mettent en images et commentent. L’activité permet de
s’approprier non seulement la pensée de l’auteur mais sa démarche même,
son art de la citation et du commentaire, sa pratique humaniste de textes
anciens pour accéder par la culture à l’autonomie11. Il s’agit alors d’apprendre
à penser avec, avec l’auteur et avec les autres élèves (plutôt que tweeter
contre ?), à penser librement (en s’émancipant des formatages par les architextes
scolaires que constituent les modèles canoniques de la dissertation et du
commentaire ?). Ne plus envisager les marginalia comme le privilège des

6. Louise Merzeau, L’intelligence des traces (2014).


7. Fanny Georges, Identité post mortem et nouvelles pratiques mémoriales en ligne (2017).
8. Serge Tisseron, Intimité et extimité (2011).
9. Emmanuel Souchier, Etienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia, Le numérique comme
écriture (2019).
10. « L’éducation aux médias et à l’information (EMI) n’est pas une matière à part ; elle doit
être intégrée à tous les enseignements. » (Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation
et de programmation pour la refondation de l’École de la République).
11. « Les abeilles pillotent [butinent] deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel,
qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui,
il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son
jugement. » (Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants », 1580).

86
Former à la citoyenneté numérique

clercs12, c’est autoriser chaque élève, lettré du numérique, à se percevoir et


s’inventer comme sujet pensant.
Sur i-voix, les pratiques d’écriture interventionniste amènent aussi souvent
à développer une réflexion morale. Par exemple, les élèves ont réécrit les
dernières lignes du Père Goriot de Balzac pour interroger le choix final de
Rastignac : aller ou non dîner chez Mme de Nucingen, prendre le parti cynique
du réalisme ou emprunter le chemin idéaliste de la compassion. De la même
façon, ils ont enrichi par des « cas de conscience » le roman de Stendhal
Le Rouge et le Noir : les personnages délibèrent autour de dilemmes moraux,
s’interrogent sur leurs sentiments, leurs convictions, leurs actes. D’autres ont
écrit, lu et enregistré plaidoiries, réquisitoires ou auditions de témoins lors du
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procès de Julien Sorel : il s’agit alors de construire un point de vue sur le
personnage, puis de le confronter aux points de vue de ses camarades partagés
en ligne. Le numérique facilite de telles pratiques transformatives ou
augmentatives des œuvres : il est particulièrement intéressant d’en exploiter
les possibilités pour développer ou reconfigurer la sensibilité et la réflexion
éthique des élèves, pour faire de la littérature « un laboratoire du jugement
moral »13, pour considérer précisément en classe le sujet lecteur comme un
sujet moral14.
Sur i-voix, l’apprentissage de la littérature se fait souvent comme se fait
parfois l’apprentissage des langues : par immersion. Par exemple, les élèves
écrivent volontiers de l’intérieur d’un personnage, dévoilent une page de son
journal intime, piratent son smartphone pour révéler ses photos et vidéos
personnelles, ses recherches sur Internet, ses SMS, ses playlists, ses publications
sur les réseaux sociaux, ses messages sur le répondeur d’un autre
personnage… : l’identification devient non une paresse, mais un travail à part
entière, celui qui favorise compréhension et empathie, invite à se décentrer et
à « voir l’immensité du monde par des yeux étrangers » comme l’écrivait joliment
une élève, fait de la lecture une « cabine d’essayage » de possibles de soi15.
Par exemple encore, les élèves écrivent souvent de l’intérieur d’un texte,
comme dans leurs « voix mêlées », créations poétiques, polyphoniques et
multimodales : chacun choisit librement cinq passages dans un poème qu’il
aime particulièrement, écrit lui-même cinq fragments que lui inspire le texte,
rassemble ces dix fragments sur une photo interactive où l’internaute se
promènera à sa guise pour reconfigurer un texte composite. Ainsi sur la toile
numérique les mots de l’autre et de soi se tissent-ils peu à peu tandis que le
sujet lecteur se retrouve pleinement reconnu comme sujet auteur.

12. L’humanisme numérique est « le résultat d’une convergence entre notre héritage
culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent »,
« la fragmentation qui accompagne le numérique constitue un tournant culturel majeur
car elle met en scène un imaginaire lettré, hérité de nos pratiques savantes, désormais
à la portée de tous » (Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, 2011).
13. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (1990).
14. Nicolas Rouvière, Enseigner la littérature en questionnant les valeurs (2018).
15. Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Pourquoi les études littéraires ? (2007).

87
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Défis : identités, altérités, pouvoirs

En définitive, le projet i-voix invite à concevoir l’identité numérique comme


une affaire culturelle et un objet de travail scolaire : la littérature, qu’on
reconfigure pour qu’elle nous façonne encore plus, s’y définit même comme
une possibilité d’invention de soi. Lorsqu’ils réécrivent un roman sur Instagram,
les élèves vont jusqu’à identifier les figures de rhétorique par lesquelles leurs
photographies ont tenté de figurer le personnage : ce qui est en jeu, soulignent-
ils, c’est bel et bien un effort esthétique, une stylisation et une éditorialisation
de soi ; le défi, ont-ils conclu, c’est de se considérer en ligne moins comme
personne que comme personnage dans un roman collectif en train de s’écrire,
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chacun découvrant la possibilité de devenir auteur de lui-même.
Mais le réseau de lecture créative ainsi constitué invite aussi à travailler
ce qu’il faut bien appeler l’altérité numérique : à faire l’expérience de soi avec
les autres, de l’autre comme soi, de soi comme autre. Le site i-voix apparaît
comme une classe coopérative, où chacun apporte sa pierre à un édifice
commun, et comme une classe mutuelle, où chacun se nourrit des propositions
de ses pairs. Lorsque les élèves produisent des « selfies de poèmes », en photo,
en mots, en audio, il s’agit de détourner cette apparente manifestation du
narcissisme adolescent qu’est le selfie pour en faire une véritable aventure,
esthétique, cognitive, intime, de la relation au texte et à l’auteur, pour faire
authentiquement entendre les échos de soi dans le poème et du poème en soi.
À la fin de l’année scolaire, chaque élève publie un « journal d’i-voyage » : un
portfolio multimédia, tout à la fois rétrospectif (florilège de ses plus belles
créations personnelles et bilan réflexif du travail mené collectivement) et
prospectif (un enregistrement audio, censément fait dans 10 ans, pour
témoigner de ses souvenirs des années lycée, de son parcours universitaire et
professionnel, de l’état du monde). Ce « selfie du poème de ma vie » veut
fortifier chez les élèves un « savoir devenir »16 : développer la capacité à
s’autoriser, à se projeter, à se créer.
Le projet i-voix montre combien il est possible au lycée de mener tout à
la fois une pédagogie vivante de la littérature et une éducation citoyenne au
numérique. Il est d’ailleurs étrange (significatif ?), qu’il faille aller chercher
dans une autre langue le mot (donc le concept ?) d’empowerment avec ses
traductions plus ou moins élégantes comme autonomisation ou capacitation.
La mission n’en reste pas moins cruciale pour l’Éducation nationale : aider les
élèves à sortir de l’économie du clic et de la démocratie du clash, c’est leur
donner les capacités et le pouvoir d’agir en ligne, leur permettre d’habiter ce
nouvel environnement où se créent et se tissent désormais des liens, des
savoirs, des œuvres, des idées, des valeurs.

Jean-Michel LE BAUT
Professeur de français au lycée de l’Iroise à Brest et formateur
Ambassadeur Cultures numériques du Living Lab Interactik de l’académie de Rennes

16. Jacques Rodet, Savoir devenir, Fragments du blog de t@d, vol. 1 (2007).

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Les caricatures dès l’école ?
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Céline LE CARO

Peut-on aborder dès le plus jeune âge la question si polémique des


caricatures ? Défi relevé par Céline Le Caro avec ses CP-CE1 à l’école
élémentaire de La Villedieu à Élancourt. Le travail porte sur des caricatures
historiques ou contemporaines et invite même chacun à réaliser une
caricature numérique de lui-même. Il évite tactiquement d’aborder
frontalement la question des caricatures religieuses, mais il interroge la
valeur morale du respect, éduque à la liberté d’expression et à l’humour,
vient résonner avec l’actualité pour aborder la question de la laïcité,
engage les élèves dans une culture du débat.

Dans quel cadre avez-vous mené ce travail ?

Ce travail sur les caricatures a été mené en novembre et décembre 2020,


dans une école élémentaire de onze classes, dans un milieu social mixte. Les
élèves de ma classe sont âgés de six à huit ans, en CP-CE1. La mairie de ma
commune d’exercice met à disposition de chaque élève une tablette, qu’il
conserve le temps de sa scolarité à l’école élémentaire.
Ce travail s’inscrit parfaitement dans les attendus des programmes de
l’école élémentaire au niveau du cycle 2 : « L’École “permet à l’élève d’acquérir
la capacité à juger par lui-même, en même temps que le sentiment d’appartenance
à la société. Ce faisant, elle permet à l’élève de développer dans les situations
concrètes de la vie scolaire son aptitude à vivre de manière autonome, à participer
activement à l’amélioration de la vie commune et à préparer son engagement en
tant que citoyen” ; “La culture du jugement est une culture du discernement. Sur
le plan éthique, le jugement s’exerce à partir d’une compréhension des enjeux et
des éventuels conflits de valeurs ; sur le plan intellectuel, il s’agit de développer
l’esprit critique des élèves, et en particulier de leur apprendre à s’informer de
manière éclairée” ».

89
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Mener un travail autour des caricatures pourrait faire peur


à certains enseignants : quels étaient vos objectifs et motivations ?

En amont de ce travail sur les caricatures, nous avions travaillé sur les
symboles de la République, sur ses valeurs, ce qui m’a ensuite permis de mettre
l’accent sur la liberté d’expression par le biais des caricatures. J’ai justement
choisi le traitement de la liberté d’expression par l’entrée « caricature » parce
que c’est ce qui cristallise les crispations. Je voulais désamorcer l’idée reçue
auprès de certains élèves que la caricature porte contre les religions, pour les
amener à réfléchir sur la construction d’une caricature, sur le contexte de la
caricature, sur les différentes cibles des caricatures. Et pour finir, par en rire.
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Quelles ont été les étapes de ce travail ?

J’ai choisi de leur montrer des caricatures de personnalités qui leur parlent,
qu’ils connaissent, dans des domaines aussi variés que le sport, la musique,
le cinéma et la politique, tout en restant parfaitement les plus neutres possibles :
Stromae, Dark Vador, Kylian M’Bappé, Donald Trump et Emmanuel Macron.
Cela a permis, dans un premier temps, d’en rire, de désamorcer les crispations
qu’il pouvait y avoir juste sur le mot « caricature ». Nous avons pu alors dégager
les principaux traits d’une caricature, une amorce de définition.
J’ai ensuite développé une définition qui reprenait ce que nous avions déjà
observé et l’approche historique de la caricature. À cette étape, nous avons
observé plusieurs caricatures : une caricature retrouvée dans les ruines
de Pompéi, une caricature de Louis XVI (25 juin 1791), une caricature de
Victor Hugo par Honoré Daumier (20 juillet 1849), Louis-Philippe en poire, par
Honoré Daumier, une photo des Guignols de l’Info, et une vidéo des Guignols
de l’Info avec PPD et Johnny.
La dernière étape consistait à montrer qu’on pouvait rire de soi au travers
d’une caricature ; j’ai donc joint une photographie de moi, traitée par une
application de morphing.
La dernière page du document, vierge, était destinée à ajouter une
photographie d’eux traitée par la même application de morphing.

Quelles modalités de travail avez-vous adoptées ?

Nous avons mené ces échanges sur plusieurs séances, en grand groupe,
à la manière d’un débat, avec projection de la présentation sur le Tableau
Numérique Interactif. D’un point de vue logistique, cela permet d’avoir des
images de qualité, en grande taille, donc on peut s’attarder sur un détail du
dessin. La présentation a été mise à disposition des élèves dans leur tablette,
dans un format qu’ils utilisent régulièrement. La seconde séance s’est terminée
par un selfie de chaque élève grâce à l’application de morphing, selfie qu’ils
ont intégré en dernière diapositive du diaporama.

Comment les élèves ont-ils réagi aux caricatures et au travail mené ?

Passées les quelques tensions de certains à l’idée de travailler sur des


caricatures, ils ont tous accroché au format proposé. Nous avions, au préalable,
longuement expliqué que la religion était de l’ordre de l’intime, ce qui a permis

90
Les caricatures dès l’école ?

de dire que je ne montrerais pas de caricature de religion. Cela a désamorcé


les dernières inquiétudes.
Choisir des personnages qu’ils connaissent, avec lesquels ils ont un affect
positif, dans des postures qui permettaient de rire ensemble a probablement
facilité le déroulé des séances. Ils ont demandé plusieurs visionnages de
l’extrait des Guignols, tellement ils ont trouvé cela drôle. C’est un travail auquel
ils ont pris part avec un grand intérêt et beaucoup de plaisir. Quant à voir leur
enseignante qui se caricature, cela a fini de démythifier la « caricature » ! Avoir
l’autorisation de se prendre en photo avec l’application de morphing a été un
grand moment.
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Travailler sur des caricatures en classe, c’est éduquer à la liberté
d’expression et à l’humour : en quoi cette éducation citoyenne
vous semble devoir commencer dès le plus jeune âge ?

Il me semble nécessaire de commencer tôt cette éducation citoyenne, afin


que l’élève développe dès le plus jeune âge son propre esprit critique, sa
capacité à argumenter et à exposer ses ressentis. Cela passe aussi par toutes
les formes d’expression, dans lesquelles le ressenti de l’élève est accueilli en
tant que tel. L’humour est un biais dans cette éducation citoyenne.

Vous avez évité, tactiquement, d’aborder frontalement la question


des caricatures religieuses : des liens ont-ils cependant été établis,
par les élèves ou par vous, entre les caricatures abordées
et celles qui font polémique ? Pensez-vous que le travail mené
ait pu faire bouger les lignes ?

Au retour des vacances d’automne, nous avons tenu un conseil de classe


exceptionnel. Les élèves sont habitués à la formule du conseil de classe ; nous
en tenons tous les quinze jours. Nous avons détourné notre formule habituelle
pour évoquer l’assassinat de Samuel Paty dans un échange libéré, au cours
duquel tous les propos ont été entendus, puis explicités. Nous étions trois
adultes dans la classe à ce moment-là ; nous avons pu donner des exemples
concrets pour expliciter certaines concepts (dire « Je n’aime pas Mme Truc »
est différent de dire « Je n’aime pas Mme Truc, allons lui faire du mal »). Les
caricatures de Mahomet ont été évoquées à ce moment-là, à chaud, et j’ai pris
quelques notes des formulations des élèves sur lesquelles je voulais revenir
par la suite.
Dans les semaines qui ont suivi, nous avons travaillé sur les valeurs de la
République. Lors de ces temps, nous avons abordé longuement la laïcité, avec
un cheminement historique simplifié, de la relation des rois de France
avec l’Église au sacre de Napoléon, en passant par l’instruction religieuse dès
le Moyen Âge, la loi de 1905 et la Charte de la Laïcité. J’ai alors choisi d’utiliser
une formule « choc » entendue par une collègue de maternelle : « La religion,
c’est comme les fesses, c’est l’intimité ! ». Passé le moment de surprise quant à
cette formule, mes élèves se sont vraiment bien approprié la relation « religion =
intimité » à la suite de nombreux exemples tirés de leur quotidien. Ils sont
maintenant capables, lorsqu’on parle d’un événement religieux, dans le
calendrier, par exemple, de dire que nous n’avons pas à savoir qui participe à

91
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

cet événement, car c’est du ressort de l’intimité. J’insiste sur le fait qu’il n’est
pas interdit d’évoquer l’événement, qui peut être traité par les familles de
manière laïque, mais que nous n’avons pas à savoir qui est concerné par
l’événement.
Une fois cette idée de la laïcité bien comprise, nous sommes passés au
travail sur la liberté, qui a progressivement glissé vers la liberté d’expression.
J’avais trouvé, dans les documents proposés dans les médias pour enfants,
une petite BD très claire, qui se passait dans une salle de rédaction d’un
journal d’école, sur les sujets qu’on ne pouvait plus aborder par crainte de
froisser, ce qui est bien sûr un frein à la liberté d’expression. C’est à cette
étape-là que je suis revenue sur les caricatures de Mahomet, en rassurant
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tout le monde sur le fait que je ne leur montrerais pas ces dessins, car je les
trouvais trop jeunes pour qu’ils puissent les comprendre. Lorsque j’ai cherché
les caricatures pour réaliser la suite du travail, je n’ai trouvé aucune caricature
des religions qui me paraissait abordable avec de jeunes enfants. Même en
tant que parent, pour parler de cela avec mon ainée âgée de 9 ans, j’ai eu
du mal à trouver des Unes de Charlie Hebdo qui soient compréhensibles pour
débattre de la liberté d’expression. J’ai donc rassuré sur l’absence de
caricatures religieuses, mais j’ai insisté sur l’importance de leur existence,
et sur la liberté de chacun de détourner le regard si cela ne plait pas. Et j’ai
ajouté qu’ils allaient découvrir qu’on peut rire avec les caricatures, si on les
comprenait.
Je pense que le travail mené sur la laïcité a été bien compris mais il me
semble nécessaire de revenir sur les caricatures pour relancer les échanges et
vérifier, justement, les ressentis des uns et des autres pour savoir si j’ai réussi
à « faire bouger les lignes ».

La question des caricatures religieuses fait débat :


pensez-vous qu’il soit aussi intéressant d’apprendre à débattre
dès le plus jeune âge ? Quelles formes pourrait prendre
un tel apprentissage ?

Il est important de débattre dès le plus jeune âge, pour que les avis
divergents soient entendus tout en étant acceptés. Par exemple, dans ma
classe, j’ai choisi de travailler l’expression des émotions et des ressentis à
travers des écoutes musicales, sur des thèmes musicaux très éclectiques. Nous
écoutons, les élèves dessinent ce qu’ils ressentent, ceux qui veulent en parler
s’expriment. Nous avons aussi, tous les quinze jours, le temps de conseil de
classe, qui permet d’exprimer les ressentis et les besoins de chacun, enfants
comme adulte, autour de quatre thèmes : « Je remercie », « Je félicite », « J’ai
un problème » et « J’ai une idée ». Lors des échanges, les participants sont
encouragés à proposer des solutions lors de l’évocation des problèmes. Il existe
aussi, dès l’école maternelle, des ateliers philo, qui ouvrent la voie aux débats
sur des thèmes très variés.
J’aime travailler avec mes élèves à partir d’albums sur des thèmes tels que
la différence, l’acceptation de l’Autre… avec des pauses dans les lectures pour
questionner. J’en ai utilisé plusieurs au moment du travail sur les valeurs de
la République : « Tout allait bien », « Mimi l’Oreille », « La brouille » … Quelles
que soient les formes choisies, il est nécessaire de revenir régulièrement sur
les apprentissages, de réactiver les connaissances.

92
Les caricatures dès l’école ?

L’Éducation aux Médias et à l’Information est officiellement


l’affaire de tous les enseignants à tous les niveaux :
par-delà ce travail sur les caricatures, quelles vous semblent,
en la matière, les activités les plus intéressantes qu’on puisse mener
avec de jeunes élèves ? (avec exemple et explications si possible)

Tous les ans, le CLEMI propose la semaine de la Presse et des Médias dans
l’école, avec des supports pédagogiques, pour travailler l’éducation aux médias
dès la maternelle. En arts visuels, on peut aiguiser le regard aux détails, en
s’attardant sur un espace d’une œuvre d’art (peinture ou photographie), pour
comprendre l’effet de zoom, par exemple, qui permet par la suite de mieux
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analyser des photos ou des vidéos. On peut aussi, avec des élèves, dès le CE2,
travailler sur la recherche de la source d’une information, notamment lors de
la rédaction d’exposés, afin de vérifier la fiabilité d’une information ; faire la
différence entre une information circulant sur les réseaux sociaux et une
information extraite d’un média ; observer le traitement d’une même
information en fonction des différents médias.

Céline LE CARO
Professeure des écoles

Propos recueillis par Jean-Michel LE BAUT

93
Faire entrer dans la classe
les polémiques du monde
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Julien MARSAY

Plutôt que de considérer l’école comme un sanctuaire, et si on accueillait


dans la classe les polémiques du débat public ? Et s’il s’agissait alors
d’amener les élèves à adopter une distance critique pour développer des
compétences d’analyse et d’argumentation ? La « cartographie d’une
controverse » offre en ce sens des pistes fort intéressantes. En sciences,
mais aussi en français quand le débat porte sur la langue, par exemple
quand les politiques, les médias, les réseaux s’affrontent sur la question
sensible de l’écriture inclusive. L’étude d’un florilège de tweets offre alors
la possibilité d’un décentrement, condition d’une participation éclairée
au débat public, donc d’une citoyenneté active et réfléchie…

Préambule

Plateaux TV et réseaux sociaux exacerbent les polémiques. Et ce, le plus


souvent avec virulence. Au rang des sujets les plus clivants, ceux liés aux
questions de genre tiennent une place de choix. Les réactions publiques sur
la langue, son évolution, son inclusivité nous sont tendues comme des miroirs
de crispations lorsque l’ordre du monde dominant est remis en question. À tel
point qu’un député peut même présenter un projet de loi visant à faire interdire
l’usage de l’écriture inclusive.
Cela interroge le rôle de l’éducation et de l’institution, mais aussi celui des
pédagogues face au débat public, notamment quand, hors classe, il porte sur
des objets linguistiques et littéraires qui font écho en classe. Comme professeur
de lettres, il me semble impossible que ma salle de cours reste un espace
hermétique à de tels débats : elle ne peut pas être une tour d’ivoire déconnectée
du monde. Le cours de français/lettres peut difficilement rester imperméable
aux bruissements des réseaux sociaux et des médias sur l’évolution de la langue
lorsqu’il s’agit d’écriture inclusive, lorsqu’il s’agit de la part faite aux autrices ou
aux plumes racisées dans la nomenclature officielle de l’Éducation nationale.

95
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Un programme scolaire, dans sa conception et dans ce qu’il dégage


symboliquement, est politique : mettre au jour tel aspect de l’histoire littéraire
ou de la langue plutôt que d’autres n’est jamais vraiment anodin, jamais
complètement innocent. De facto, proposer dix œuvres patrimoniales quasi
exclusivement masculines au programme du bac de français comme ce fut le
cas en 2019-2020 n’a pas le même sens que celui de proposer un programme
qui proposerait un panorama plus représentatif et pluriel, un programme qui
laisserait une place à la voix de dominé·es.
Comme si ce qu’on décrète patrimonial pouvait, sans être interrogé, être
le fruit d’une histoire dite objective. Quand, par exemple, étudiera-t-on plus
avant l’influence de Gustave Lanson et de son Histoire de la littérature française
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(1894) dans la construction, subjective et masculiniste, de l’histoire littéraire
qu’on nous a fait apprendre, presque réciter, au XXe siècle ? Il suffit pour ce
faire d’y lire les lignes consacrées aux autrices : quand elles ne sont pas tout
simplement qualifiées par le méprisant bas-bleus, tout ce qui y forge le ferment
du jugement à leur encontre relève plus du préjugé misogyne que de la critique
littéraire. Sans complexe, minoration et occultation à outrance. Cette dite
histoire littéraire que le programme officiel du bac de français, psittaciste,
s’attache à répéter et à faire répéter presque sans évolution des regards sur la
question. Comme si, dans l’écriture de certains de ses programmes officiels,
le monde scolaire se devait de rester figé, immuable, dans un déni de
découvertes ou redécouvertes, dans un déni d’interrogation sur ce qui fait
patrimoine, dans un déni de toute relecture critique. Comme si la culture
commune et certificative ne pouvait être autre.
Dès lors, comment le cours de français/lettres peut-il inviter ces polémiques
dans la classe : écriture inclusive, interrogation du patrimoine, représentativité
de celles et ceux qui sont occultés ou dans les marges du récit officiel ?
Comment développer des compétences argumentatives et d’analyse critique
en invitant les controverses du monde dans la salle de cours ?

Cartographier des controverses : pourquoi ? comment ?

Cartographier une controverse, c’est concevoir l’arborescence de celle-ci.


Aux origines de sa conceptualisation, le chercheur Bruno Latour qui l’a d’abord
expérimentée à l’École des mines et en IEP. Transposé au secondaire, le projet
a notamment été mené en TPE par des collègues du lycée expérimental du
Bourget : ce cadre des TPE offrait une lecture interdisciplinaire riche, renvoyant
au sens premier de la controverse scientifique. De fait, une telle démarche
pédagogique offre une perspective séduisante pour le cours de française/
lettres, discipline de l’analyse énonciative et rhétorique. Les armes de lecture
du monde spécifiques au cours de lettres, déjà offertes en soi par l’analyse
de la langue, de l’argumentation et du discours, peuvent apporter des clés
réflexives non négligeables à la distanciation critique afin de ne pas se noyer
dans une controverse ou une polémique. Cartographier une controverse dans
le cours de lettres, c’est donc proposer un dispositif fructueux de pédagogie
critique : apprendre à argumenter sur un sujet non pas a priori, mais a posteriori.
Dépasser ainsi une prise de position binaire gouvernée par une logique clivée
du pour et du contre.

96
Faire entrer dans la classe les polémiques du monde

Dans un monde adolescent dominé par les réseaux sociaux,


particulièrement soumis aux lois de la culture du clash, un tel dispositif peut
donner aux élèves de précieuses clés. Certes, ce n’est pas nouveau : en
rhétorique antique, on nommait déjà cela l’éristique, en hommage à Éris,
déesse de la discorde. Mais la forme du réseau social, le poids de l’exposition,
celui de la visibilité appellent des démarches éducatives idoines afin que les
élèves puissent apprendre à se positionner avec distance dans cette culture
de l’immédiateté et de la réactivité, tout en liant cela évidemment à des
connaissances et compétences disciplinaires. Apprendre à se décentrer pour
lire tous les tenants d’une controverse, éviter ainsi l’écueil du procès d’intention
et des pétitions de principe en ayant aiguisé un panorama de la controverse.
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Évitons tout quiproquo : cartographier une controverse/polémique, ce
n’est pas faire ou organiser un débat. C’est interroger les termes de qui fait
débat. Par globalisation, enquête, interrogation et hiérarchisation : saisir ses
termes et enjeux, enquêter sur ses acteurs et actrices en se demandant qui
s’exprime et en graduant la légitimité de leur expertise sur le sujet, identifier
les types d’argument et questionner leur degré de conviction.

Cas d’étude : l’écriture inclusive en classe de seconde


Dans le cadre d’une séquence sur la littérature d’idées portant sur le
féminisme en classe de seconde, la controverse choisie est celle de l’écriture
inclusive. C’est en milieu ou fin de séquence et à partir d’un certain nombre
d’acquis que cette séance peut être lancée. Elle a nécessité au préalable de
mener un travail linguistique, littéraire et rhétorique.
Le travail linguistique a consisté en une séance de langue en plusieurs
temps, menée à partir d’une chronique de Laure Murat parue dans Libération
sur l’essai d’Éliane Viennot, Le Langage inclusif. Pourquoi. Comment. Cette
séance fut l’occasion de faire un point historique sur la masculinisation de la
langue française et de questionner la place des accords de sens et de proximité,
celle des noms de métiers et de fonctions (l’éviction de mots existants tels
qu’autrice, écrivaine, doctoresse…), le rôle des mots épicènes, la supplantation
de formes neutres telles que « ça » au profit d’un « il impersonnel ».
Le travail littéraire a porté sur l’étude de textes d’Olympe de Gouges,
d’Hubertine Auclert, de Louise Michel et de Benoîte Groult.
Le travail d’analyse rhétorique a été mené à partir d’extraits de discours
vidéo sur l’avancée de l’égalité des droits : celui de Simone Veil lors du vote
de la loi de l’IVG, celui de Malala Yousafzai à l’ONU ainsi que la prise de parole
de Natalie Portman au moment de la Women’s March.
Les élèves disposaient donc d’un spectre de connaissances et de
compétences suffisamment solide pour aborder l’étude d’une telle polémique.
Plus que controverse stricto sensu selon le dispositif pédagogique de Latour,
l’écriture inclusive relève de la polémique au sens politique et idéologique.
Dans son dispositif, Latour partait d’une controverse scientifique non tranchée,
mais confrontant l’expertise et les arguments de différents champs disciplinaires
(sciences fondamentales, sciences humaines...). L’écriture inclusive, même si
elle ne relève pas exactement du débat scientifique, permet toutefois de couvrir
un vaste champ par la diversité des actrices et acteurs se positionnant
(linguistes, politiques, professeur·es, journalistes, militant·es) ainsi que des
domaines idoines (monde éducatif, institutionnel, des médias...).

97
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Cartographie de la polémique

Afin qu’une telle démarche puisse être efficiente, il s’agit de l’envisager de


façon progressive, de la décliner en plusieurs étapes et sur plusieurs heures.
De fait, la séance est menée en demi-groupes et nécessite de se dérouler dans
une salle informatique.

Étape 1 : étude de cas collective

Le premier volet consiste d’abord en une étude de cas collective qui a


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pour objectif d’accompagner les élèves dans l’acquisition des compétences
nécessaires. C’est à la fois une « posture de contrôle » et « d’accompagnement »
(selon la terminologie de Dominique Bucheton) que l’enseignant adopte lors
de cette phase. Une fois menée une élucidation lexicale et étymologique
liminaire des termes clés « cartographie » et « controverse », dans un premier
volet du travail en binômes, les élèves devaient analyser un florilège de tweets
énonçant des jugements plus ou moins radicaux et distanciés sur l’écriture
inclusive. Une sélection de tweets, les consignes et une première carte très
simple et perfectible à remplir au fur et à mesure leur ont ensuite été
distribuées.
Le premier travail relève donc de l’identification. Identification de la
fonction des auteurs et autrices des tweets ainsi que de leur domaine de
compétences (sans se priver d’y glisser quelques trolls également, et
de réinvestir ainsi les compétences critiques déjà travaillées en SNT) : le but
étant de s’interroger sur leur positionnement, sur le degré de légitimité de
leur parole. Identification des types d’arguments et/ou des démarches
argumentatives (argument esthétique, argument historique, argument de
comparaison, point Orwell, ironie…) mais aussi de leur teneur. Ce travail,
qui convoque les connaissances acquises en rhétorique, nécessite pour
l’enseignant·e de se déplacer constamment parmi les binômes afin de les
guider au mieux, de les aider à surmonter certaines difficultés en répondant à
leurs questions (nombreuses !) et en les aiguillant dans leur étayage.
Puis vient la mise en commun avec projection de la carte au tableau :
on l’établit donc ensemble en sensibilisant les élèves au fait que cette carte
soit une version martyre. On peut également imaginer un deuxième temps
du travail où, par îlots de quatre, les élèves peuvent comparer, compléter,
confronter leurs hypothèses entre pairs.

Étape 2 : constitution de la cartographie par groupes

Avec l’étude de cas préalable des tweets, un certain nombre de compétences


et de démarches nécessaires à la bonne réalisation de la phase autonome ont
pu être mises en place. Grâce au travail mené à partir du florilège de tweets,
les élèves sont désormais en mesure de trier les informations, d’identifier les
domaines des actrices et des acteurs de la controverse, leur positionnement
et d’interroger leur légitimité. La projection au tableau d’une carte vierge a
permis la réalisation d’une cartographie-martyre, la plus simple possible,
encore binaire dans sa structure : l’objectif est qu’à l’issue du deuxième volet,
les élèves soient en mesure de créer leur propre arborescence, enrichie de

98
Faire entrer dans la classe les polémiques du monde

l’étude des nouveaux documents et de la restitution orale de chaque groupe,


mieux à même de rendre compte de la complexité de la polémique et donc,
in fine, de réaliser l’arborescence la plus propice.
Les élèves sont répartis en quatre groupes : chaque groupe a en charge
un ou plusieurs documents emblématiques de la diversité des points de vue.
Leur tâche est d’analyser les documents à partir d’un protocole tout en se
répartissant les rôles (scribes, analystes, enquêteurs, rapporteurs). Le but est
de constituer une cartographie. Pour ce faire, les consignes enjoignent de se
focaliser et d’analyser les domaines et les types d’arguments fondamentaux
présents. Des consignes également ciblées afin que le fruit du travail soit
rapporté de la façon la plus claire possible auprès de l’ensemble des élèves à
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la fin de ce deuxième volet. En même temps, chaque groupe doit commencer
à concevoir sa propre cartographie via l’outil de présentation Prezi auquel la
professeure documentaliste, présente lors de certaines séances, les initie. Lors
des séances, l’enseignant·e circule le plus possible afin d’accompagner au
mieux les élèves, de les guider face aux points de résistance, de valider leurs
analyses.
Quel bilan critique tirer de la phase autonome ? Si le travail d’identification
des domaines et des arguments a été réussi en grande autonomie, la conception
et la formalisation de la carte a demandé plus de guidage afin d’éviter que son
rendu ne soit trop sommaire ou trop binaire. Le moment de la restitution
auprès des autres groupes fut inégal, selon les compétences orales de chacun·e
et fut l’occasion d’ajustements collectifs à la suite des questions posées à
chaque rapporteuse ou rapporteur.
Une telle expérience peut se décliner dans de nombreuses disciplines et
faire l’objet d’un projet pluridisciplinaire fructueux, sur une période plus ou
moins longue, comme cela a été institué au lycée expérimental du Bourget
lors des TPE en classe de première. In fine, il est appréciable de constater que
chaque groupe a pleinement pris à cœur sa mission, s’est investi avec
enthousiasme et a réalisé des cartographies séduisantes. Les moments de
recherches, de conception et de mise en commun furent riches d’échanges et
de réflexions, à l’image de cet élève qui ne comprenait même pas que cela
puisse être une controverse puisque pour lui, de fait, « le monde devrait être
épicène ».

Julien MARSAY
Professeur de lettres modernes
Collectifs Lettres vives et Questions de classe(s)
Comité de rédaction de la revue N’Autre école

99
Restaurer la confiance
dans la science ?
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Marine PAULHIAC-PISON

Depuis la pandémie de Covid-19, le grand public, les médias et les


politiques s’intéressent de près à la recherche scientifique. Jamais cet
intérêt ne s’était manifesté à une aussi large échelle et avec de tels enjeux.
Or le fonctionnement de la recherche scientifique s’avère bien différent
de l’image d’Épinal habituellement admise. Cette incompréhension est à
l’origine de nombreuses tensions qui ont pourri les débats scientifiques,
politiques et médiatiques avec des conséquences dramatiques : production
de fake news et théories complotistes, promotion de traitements
inefficaces, remise en cause des gestes barrières, difficultés à mener des
essais cliniques corrects, retard de la campagne vaccinale, menaces
et harcèlement de personnalités scientifiques… Dans un contexte si
inquiétant, l’enseignement scientifique au lycée peut-il permettre de
restaurer la confiance dans la science ?

Loin de marquer le triomphe de la science avec cet exploit inédit que


représente la production de vaccins efficaces moins d’un an après la découverte
de l’agent pathogène impliqué1, cette pandémie semble, au moment de
l’écriture de cet article en février 2021, avoir accentué la défiance déjà présente
du grand public envers la science et avoir favorisé l’émergence d’un « populisme
scientifique »2 délétère. À terme, cette situation fait craindre une rupture
sociale majeure susceptible d’entraver très fortement le fonctionnement de la

1. Le développement d’un vaccin en temps normal prend en moyenne sept à dix ans
(quand on en trouve un !). Pour la Covid-19, ce délai a été raccourci à neuf mois
pour les vaccins les plus rapidement développés. Cette rapidité exceptionnelle liée
à de nombreux facteurs (progrès technologiques, moyens financiers et humains
importants…) dont nous devrions nous réjouir, a paradoxalement accentué la
défiance déjà forte de nombreux français envers les vaccins.
2. Ce populisme est parfaitement illustré par les polémiques autour de
l’hydroxychloroquine comme traitement « miracle » contre la Covid-19.

101
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

recherche scientifique et le déploiement des technologies issues des avancées


scientifiques en France, dans un contexte de changement global qui laisse
augurer des choix démocratiques complexes.
Dans ce contexte, il est indispensable de se demander quel rôle nous
pouvons jouer en tant qu’acteurs de l’éducation dans la restauration de la
confiance des citoyens envers la science. Dans cet article, nous nous
concentrerons particulièrement sur l’enseignement scientifique (ES) mis en
place dans le tronc commun de la voie générale en 2019.

L’enseignement scientifique dans la réforme du lycée,


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un enseignement ambitieux…

L’acquisition d’une culture scientifique de base est un des objectifs affichés


de la réforme du lycée mise en place en 2019. Cette volonté est matérialisée
par la création d’un nouvel enseignement de tronc commun : l’enseignement
scientifique (ES). Cette matière est enseignée deux heures par semaine dans
le tronc commun par des enseignants de SVT, de physique-chimie et parfois
de mathématiques. Le préambule des programmes de première et terminale
présente clairement les objectifs de cet enseignement :
– comprendre la nature du savoir scientifique et ses méthodes d’élaboration.
Cet objectif est fondamental car c’est précisément ce point qui a généré
beaucoup d’incompréhension lors de la pandémie. En effet, les débats
entre scientifiques, habituellement cantonnés à des revues spécialisées
méconnues ou à des colloques, ont été étalés au grand jour dans les
médias. Le grand public et les médias, plus habitués au débat politique ont
alors confondu débat scientifique qui doit normalement déboucher sur
un consensus scientifique à la lumière des données acquises, et débat
démocratique dans lequel les oppositions sur des sujets de société sont
normales voire souhaitables. Cette cacophonie a pu faire croire que la
science est relativiste (c’est-à-dire que toutes les positions sur un sujet se
valent3). Il est indispensable de montrer, à partir d’exemples précis tirés
de l’histoire des sciences que la science est une activité collective4,
cumulative5 et autocorrective6 ;

3. Ce cas de figure était courant sur le changement climatique avec des médias invitant
un climatologue représentant le consensus scientifique et un climatosceptique
représentant une position ultra-minoritaire dans la communauté. L’impression en
est pour le spectateur que les deux positions se valent et qu’il y a donc débat, qu’on
ne « sait pas », ce qui est totalement faux.
4. Il faut casser cette image d’Épinal du chercheur qui travaille seul dans son laboratoire,
voire qui travaille seul contre tous.
5. Les connaissances acquises à un temps t ne remettent pas forcément totalement en
cause les connaissances précédentes. Ainsi il est faux de dire qu’en sciences « tout
change tout le temps ». Par exemple, la théorie de la relativité ne met pas à la
poubelle la théorie de la gravitation mais elle permet de généraliser celle-ci à des
situations mal modélisées jusque là. De plus, l’emploi du terme théorie, qui en
sciences à un sens très différent du sens commun, induit en erreur.
6. Il est indispensable à cet égard de parler du fonctionnement de la science en insistant
sur la revue par les pairs.

102
Restaurer la confiance dans la science ?

– identifier et mettre en œuvre des pratiques scientifiques. Dans ce cadre,


il est demandé à l’enseignant de mettre en place de vraies pratiques
scientifiques qui peuvent être des manipulations, des travaux pratiques,
de la manipulation de base de données, notamment dans le cadre du projet
expérimental en 1re ;
– identifier et comprendre les effets de la science sur les sociétés et
l’environnement. De nombreux thèmes abordés dans le programme,
particulièrement en terminale, permettent de le faire : intelligence
artificielle, crise de la biodiversité, enjeux énergie/climat, démographie.
En première, les thèmes abordés dans le programme apparaissent plus
déconnectés des préoccupations contemporaines (par exemple la
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cristallographie ou la partie sur le bilan thermique du corps humain). De
plus, de nombreux thèmes importants et évoqués en préambule sont
absents : agriculture durable, santé publique (importance de la vaccination
par exemple).
Cet enseignement affiche donc des objectifs ambitieux et parfaitement en
phase avec ce qu’on peut attendre d’un tel enseignement pour la culture
scientifique d’un futur citoyen français. Il donne enfin l’occasion de faire de
l’épistémologie dès la classe de 1re et en lien direct avec un enseignement
scientifique, sans être cantonné à la philosophie.

… mais qui montre quelques limites dans la réalité

L’enseignement scientifique est encore perçu comme peu important par


les élèves, du fait notamment de son horaire faible (deux heures contre trois
ou deux heures trente pour l’histoire géographie, et quatre heures pour la
philosophie). Plus généralement, on peut regretter la faible part des sciences7
et plus particulièrement des SVT dans la réforme du lycée. Rappelons qu’en
2de, les SVT en restent à un horaire minime de une heure trente, soit deux fois
plus faible que la physique chimie ou l’histoire-géographie.
Malheureusement, du fait des dotations horaires globales faibles, rares
sont les lycées dans lesquels l’ES est proposé en petit effectif, même partiel,
condition indispensable pour pouvoir réaliser sereinement des activités
expérimentales permettant de répondre au deuxième objectif.
Enfin, un dernier obstacle auquel sont confrontés les enseignants est
l’hétérogénéité importante des élèves. En effet, dans la grande majorité des
cas, les classes de tronc commun sont constituées à la fois d’élèves qui n’ont
que des spécialités littéraires ou humanistes et des élèves qui ont des spécialités
scientifiques. Cette grande hétérogénéité complique très fortement
l’enseignement, particulièrement sur les parties faisant appel aux

7. Un élève qui fait le choix de deux spécialités scientifiques en terminale et trois en 1re
n’a en réalité qu’une moitié de son temps d’enseignement consacré véritablement
aux sciences (douze heures de spécialité plus deux heures d’enseignement
scientifique). À la lecture de ces chiffres, on ne peut s’empêcher de penser que les
disciplines scientifiques peinent toujours à s’imposer face aux disciplines littéraires
et sociales qui correspondent davantage au parcours de formation des élites
politiques et médiatiques en France.

103
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

mathématiques8. Le programme fait parfois appel à des notions qui ne sont


vues qu’en enseignement de spécialité (par exemple le génotype et le
phénotype) qui doivent être réexpliquées aux élèves qui ne le suivent pas. De
plus, les effectifs de classe importants associés à un horaire faible et donc un
nombre de classes élevé pour l’enseignant ne favorisent pas la mise en place
de la différenciation pédagogique. Cette hétérogénéité est une grande source
de frustration, tant pour l’enseignant que pour les élèves. D’ailleurs, cette
difficulté avait déjà été anticipée dans le rapport Mathiot publié en janvier
20189.
Malgré ces limites, il n’en reste pas moins que l’ES offre un cadre
intéressant pour donner quelques outils d’« autodéfense intellectuelle » aux
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élèves.

Enseigner l’esprit critique dans le cadre


de l’enseignement scientifique

Une première stratégie est de consacrer une séance complète dédiée par
exemple à de la désinformation scientifique. En terminale, le thème du
changement climatique se prête particulièrement à l’étude de discours pseudo-
scientifiques tenus par des climatosceptiques. Face à la situation sanitaire, j’ai
fait le choix de consacrer deux séances en début d’année à un cours de base
sur le fonctionnement de la science. Après avoir redonné une définition de la
science et les principaux points permettant de distinguer une théorie
scientifique d’une théorie pseudo-scientifique10, j’y aborde le fonctionnement
de la recherche en insistant sur le système des publications. Ce point permet
de préciser que toutes les études scientifiques ne se valent pas ainsi que de
pointer quelques dérives actuelles du système (le « publish or perish », le prix
des revues, l’émergence des preprints et les revues prédatrices). Enfin, ce cours
se termine sur la pyramide des preuves en sciences11, notion indispensable
pour la suite de l’enseignement.

8. L’ES en 1re ES et L avait un programme adapté aux élèves peu attirés par les sciences
car peu mathématisé avec des notions très en prise avec leur vécu (sexualité) ou les
thématiques contemporaines (agriculture).
9. Cf. p. 36 « Plutôt que de privilégier la constitution de classes « ouvertes », non attentives
à ce que les élèves font par ailleurs, il nous paraît opportun de recommander que les
élèves soient regroupés dans au moins deux catégories différentes de classes : d’un côté
des classes pour ceux qui suivent des Majeures Scientifiques ; d’un autre côté des classes
pour ceux qui ont choisi des Majeures non scientifiques ou dont la portée scientifique
– entendu comme les sciences dites dures – n’est pas dominante. ». Le rapport proposait
un programme avec des entrées multiples permettant d’adapter l’enseignement au
profil de la classe.
10. Pour être qualifiée de scientifique, une théorie doit répondre à quelques critères :
réfutabilité, appui sur des faits mesurables et quantifiables, reproductibilité,
rationalité (logique et parcimonie) et matérialisme.
11. Cette pyramide classe les différentes propositions en fonction de leur degré de
fiabilité. La base de la pyramide correspond à la rumeur et au témoignage rapporté.
Le sommet de la pyramide correspond, lorsqu’il existe au consensus scientifique.
Elle est particulièrement utilisée en médecine mais doit être adaptée en fonction
des différents champs scientifiques.

104
Restaurer la confiance dans la science ?

Une deuxième stratégie consiste à parsemer dans l’enseignement des


moments « esprit critique ». Les possibilités sont multiples : corrélations
fallacieuses, cherry picking12, calculs rapides d’ordre de grandeur, brefs
debunkages de fausses informations, un exemple de biais cognitif. Ainsi, il
m’arrive parfois d’ouvrir le cours par l’analyse d’une fake news circulant sur
la crise sanitaire13. Enfin, il convient de rappeler en permanence le niveau de
l’information que l’on donne aux élèves sur la pyramide des preuves (surtout
sur des sujets d’actualité chauds qui n’ont pas de consensus établi).

L’importance de la formation des enseignants


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À partir du moment où on propose aux élèves des outils pour l’autodéfense
intellectuelle, il faut s’attendre, et c’est sain, à ce qu’ils les appliquent au cours
dispensé. Dans cette situation, la légitimité de l’enseignant ne se décrète plus,
elle doit être expliquée, ce qui peut être particulièrement inconfortable pour
un enseignant mal préparé14. Il n’est également pas rare en pareil cas de se
retrouver en situation de conflit avec des élèves tenant ouvertement des propos
de type complotiste15.
En tant qu’enseignant, il faut également avoir une conscience de ses
limites et de ses biais cognitifs, accepter de se tromper (et le dire publiquement),
et être capable d’introspection pour expliquer « comment on sait ce que
l’on sait ». Cette posture se travaille et demande une solide formation
épistémologique qui manque dans beaucoup de cursus d’enseignants. Une
initiation par exemple aux outils de base de la zététique16 et les appliquer à
son propre raisonnement, voilà une première approche intéressante.
Il est donc indispensable que les plans académiques de formation intègrent
des modules de formation continue d’épistémologie des sciences à destination
des professeurs de sciences « dures », mais aussi à destination des professeurs
de sciences humaines. Ce que la crise a montré, c’est que nous sommes tous
confrontés désormais aux conséquences de l’inculture scientifique.

Marine PAULHIAC-PISON
Professeure de SVT, lycée Marie Curie, Versailles

12. Le cherry picking est la sélection orientée d’informations en sélectionnant celles qui
vont dans son sens et omettant celles qui le contredisent.
13. Un exemple circulant en février 2021 : le vaccin contre la Covid en Israël tue quarante
fois plus que la Covid. Une simple règle de trois permet de montrer que ce chiffre
implique en deux mois de vaccination un nombre de décès correspondant à cinq fois
la mortalité annuelle, ce qui est totalement délirant.
14. Il n’est pas évident pour un élève de comprendre que sur un sujet en lien avec la discipline
enseignée, il doit davantage accorder sa confiance aux propositions du professeur
(normalement), plutôt qu’à celles données par un ami ou un vidéaste sur YouTube.
15. Cette situation est complexe à gérer et demande de la réflexion en amont pour éviter
une escalade du conflit ; il ne faut jamais perdre de vue à ce moment-là que nous
avons en face des adolescents en pleine construction intellectuelle et nous devons
éviter de coller des étiquettes trop hâtives.
16. La zététique consiste à appliquer la démarche scientifique à différents sujets de la
vie quotidienne particulièrement ceux qui sont extraordinaires (phénomènes
paranormaux, médecines alternatives, etc.).

105
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Références

Lecointre Guillaume (2018), Savoirs, opinions, croyances, une réponse laïque et didactique
aux contestations de la science en classe. Éditions Belin/Humensis.

Gouthière Florian (2017), Santé, science, doit-on tout gober ? Éditions Belin/Humensis.

Collectif (2019), Esprit critique, outils et méthodes pour le second degré. Réseau Canopé.

« Face à la crise sanitaire et aux défis environnementaux, renforcer l’enseignement des


Sciences de la Vie et de la Terre », tribune publiée dans le Monde éducation le
15 juin 2020.
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Plus de ressources en lien avec l’enseignement de l’esprit critique à destination des
enseignants sur cette page : https://www.pearltrees.com/paulhiacsvt/quelques-
ressources-zetetique/id33015823

106
Écrire pour entrer dans
les débats écocitoyens
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Claire TASTET

Développer une culture de l’engagement : voilà une haute mission que


l’école peine parfois à remplir et que les champs disciplinaires rendent
pourtant possible. Par exemple, dans le cadre de l’éducation au
développement durable, peut-on proposer des activités aux lycéens
lorsqu’on est professeur de lettres ? Comment répondre aux objectifs des
programmes de français tout en développant les compétences
d’écocitoyenneté des élèves ? Pour l’auteure de cet article, après plusieurs
années d’expériences et de tâtonnements, ce sont finalement les projets
d’écriture qui semblent avoir le mieux répondu à ces objectifs. On verra
dans ce témoignage comment l’écriture peut entrer dans la fabrique de
l’écocitoyenneté, au-delà des polémiques, et dans la pratique du débat
apaisé.

Il y a treize ans, l’établissement dans lequel j’enseigne, le lycée général et


technologique Jacques de Vaucanson, situé à Tours, s’est doté d’un Agenda 21
scolaire. Véritable outil méthodologique du développement durable, celui-ci
permet de pérenniser les actions d’éducation au développement durable et
s’appuie désormais sur les dix-sept objectifs de développement durable
(les 17 ODD) tels que définis par l’ONU. Il est, de facto, un axe fort du projet
d’établissement.
Nous avons choisi de mener un projet de liaison troisième-seconde en
français s’inscrivant dans l’éducation au développement durable. Cinq
professeurs de deux établissements d’une même carte scolaire ont décidé de
mener un projet autour de l’écriture d’idées. Il s’articule autour de plusieurs
activités d’écriture : écrire pour dire, écrire une fiction engagée, adapter la
fiction pour la scène.
Le projet implique quatre groupes d’élèves : une classe d’élèves de
troisième, deux groupes d’élèves de seconde dans le cadre de l’accompagnement
personnalisé, un groupe d’élèves de seconde pratiquant l’option théâtre. Ces

107
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

élèves sont accompagnés par cinq professeurs : un professeur de français et


un professeur documentaliste pour les collégiens, un professeur de français
pour les élèves de seconde en accompagnement personnalisé, un professeur
de français pour les élèves de l’option théâtre, un professeur documentaliste
pour les activités de recherche au lycée. Le projet est donc tout à la fois
coopératif (les groupes fonctionnent en parallèle mais ont un objectif commun
qui s’incarnera pleinement dans le spectacle théâtral donné au mois de mai)
et collaboratif en ce qui concerne l’écrit de fiction et sa mise en scène, comme
on le verra ultérieurement.
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Écrire pour informer et argumenter :
dire les enjeux du développement durable

Ce projet d’écriture répond à plusieurs objectifs. Il s’agit tout d’abord de


familiariser les élèves de seconde avec la notion de développement durable,
trop souvent confondue avec l’écologie. Il s’agit également de permettre à ces
jeunes lycéens de s’intégrer pleinement dans l’établissement. Les lycéens de
seconde ont donc « joué » aux journalistes. Ils ont disposé de sept heures
pour mener à bien l’écriture de chroniques radiophoniques sur le thème du
développement durable. Au-delà du projet d’écriture écocitoyenne, il s’agit
aussi d’offrir une première approche d’un métier (le journalisme) dans le cadre
de l’orientation active. Les élèves de seconde ont enquêté sur les actions de
développement durable menées au lycée (en cours ou passées) et ont choisi
d’en rendre compte sous forme de chroniques radiophoniques. Ici, la démarche
d’information implique une objectivité au-delà de toute polémique.
Les textes ont tous été écrits sur pads collaboratifs (permettant l’entraide
entre binômes et le suivi individuel par le professeur) et la première phrase a
souvent fait l’objet de multiples réécritures collaboratives après l’épreuve du
« gueuloir ». C’est en effet l’écriture qui a fait l’objet du plus grand nombre de
séances : tables disposées en rond, les lectures collectives ont fait évoluer les
chroniques, faisant prendre conscience aux élèves que l’oralité radiophonique
vient de l’écriture et non du ton employé. Les chroniques, enregistrées sur les
tablettes du lycée, sont mises en ligne sur le site ThingLink qui permet de relier
chaque chronique à un des 17 ODD. La présentation visuelle montre que des
actions locales, à l’échelle d’un établissement, s’inscrivent en réalité dans une
démarche globale, un projet de société.
Les collégiens, impressionnés par le discours de Greta Thunberg, ont choisi
d’écrire quant à eux des discours « pour sauver la planète » en s’appuyant sur
les 17 ODD de l’ONU. Il s’agissait ici, non seulement de faire connaître ces
ODD aux collégiens mais aussi de leur permettre de se les approprier à travers
une activité d’écriture argumentative, la pratique du discours et de sa
rhétorique. Une première séance d’une heure encadrée par Estelle Dutfoy,
professeure de français, et par Cécile Tritz, enseignante documentaliste,
propose le visionnage du discours de Greta Thunberg le 14 décembre 2018
devant la COP 24. Les élèves relèvent ensuite, dans le texte imprimé, les
éléments caractéristiques du discours. Lors de la deuxième séance, les élèves
se répartissent par binôme, chacun d’entre eux aura la charge de réaliser un
livre. Ils découvrent les objectifs de développement durable sur la page dédiée
du site de l’ONU. Chaque groupe choisit l’un des 17 ODD, étudie le dossier mis

108
Écrire pour entrer dans les débats écocitoyens

en ligne (énoncé du problème, faits et chiffres, cible à l’horizon 2030) et prélève


des informations en vue de la rédaction du discours. Il leur est demandé de
décliner le thème au niveau local : que pourraient-ils imaginer pour répondre
au défi relevé par l’ONU, à l’échelle de la classe, du collège, du quartier, de la
ville ?
Les séances suivantes sont consacrées à la rédaction des discours en cours
de français : construction, éléments de rhétorique, amélioration des brouillons
en s’interrogeant sur les procédés d’emphase.

Écrire un récit écologique : que peut la fiction ?


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Cette activité s’inscrit dans le cadre de l’accompagnement personnalisé.
Il s’agit d’accueillir un petit groupe de onze élèves en « soutien français », issus
de trois classes différentes et ce pour sept semaines à raison d’une heure
hebdomadaire. Il y a nécessité de solliciter l’adhésion par un projet différent
des exercices traditionnels, afin de réconcilier les élèves avec une écriture qui
fait sens. L’objectif est ici de développer des qualités d’écriture narrative et de
s’interroger sur les possibilités de la fiction à s’emparer de la réalité du monde
contemporain. Cette activité, si elle s’inscrit pleinement dans l’éducation
au développement durable par la thématique choisie, s’inscrit donc aussi
pleinement dans le programme de français puisque les élèves de seconde ont
étudié le récit réaliste et naturaliste du XIXe siècle. L’activité d’écriture proposée
en est un prolongement : la fiction, miroir grossissant du réel.
À la première séance, chaque élève se voit confier un chapitre d’un roman
dont il ne connaît ni l’auteur ni le titre. C’est ici la pratique de l’arpentage qui
est utilisée. Il s’agit du roman polyphonique de Véronique Tadjo, En compagnie
des hommes1 qui évoque l’épidémie d’Ebola. L’élève a pour mission de rendre
compte de son chapitre à travers le parcours suivant : identification du
narrateur, résumé de l’action, partage d’un extrait d’une dizaine de lignes lu
à voix haute. Lors de la mise en commun, les élèves s’aperçoivent que c’est
un même roman mais que chaque chapitre est pris en charge par un narrateur
différent. On discute alors de l’intérêt d’un tel choix : faire le tour d’une question
complexe nécessite une pluralité de points de vue. Je montre alors les dix-sept
objectifs de développement durable de l’ONU : constat est fait que la polyphonie
romanesque est mise au service de l’analyse systémique propre au concept
de développement durable. On cherche collectivement un sujet ayant trait au
développement durable, pouvant faire l’objet d’un traitement fictionnel. Un
élève évoque un documentaire qu’il a vu sur un robot qui disperse des œufs
pour restaurer la barrière de corail. On le cherche et on le trouve sur Internet.
Le sujet est trouvé, il fédère, il s’appuie essentiellement sur l’ODD 14
(Vie aquatique). Dès la deuxième séance, les élèves cherchent leur narrateur-
personnage et le groupe se dote d’invariants comme cadre de l’écriture
collaborative. La mise en commun révèle la nécessité de trouver des
informations scientifiques pour construire la fiction. La plateforme de

1. Véronique Tadjo, En compagnie des hommes, Don Quichotte éditions, 2017.

109
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

l’expédition Tara2 offre un grand éventail de ressources sur notre sujet. Une
fiche « création de personnage » permet de guider les élèves pour fictionnaliser
le réel.
Par la suite, chaque séance est structurée de la même manière : tables en
rond, les élèves écrivent, puis ils lisent leur texte à leurs camarades, à haute
voix. Conseils, propositions de correction ou d’amélioration sont alors donnés
collectivement et pris en compte pour la séance suivante. Les textes sont
déposés dans le cours en ligne et évoluent au fil des séances. Le but du travail
est d’obtenir l’écrit le plus propre possible : la longueur du texte ne saurait
en aucun cas être un critère. La mise en commun est un grand moment : on
construit ensemble le livre, tout est objet de discussion (de l’ordre des chapitres
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bien sûr, au titre, à la couleur de la couverture qui fait débat, à la biographie
des auteurs dans laquelle le professeur s’inclut). Mission corail existe désormais
en tant que tout cohérent, en tant qu’œuvre.
On ne dira jamais assez à quel point la motivation de l’élève à écrire
vient de l’appropriation du sujet. Moins l’élève est dans l’appropriation, plus
l’écriture est fautive. Or, les thématiques environnementales intéressent les
élèves, c’est une préoccupation de leur époque, oscillant entre approches
scientifiques complexes et fake news. L’écriture offre déjà un mode d’action
pour ces citoyens en devenir : avant de fictionnaliser et de se faire l’écho des
débats, il faut les comprendre, prendre le temps de la recherche et du tri de
l’information. Force est de constater l’adhésion immédiate de ce groupe
d’élèves qui a apprécié la transdisciplinarité et la démarche collaborative de
l’écriture. Notons qu’à aucun moment, le projet n’a fait l’objet d’une notation.
Il apparaît comme « gratuit » aux yeux des élèves et pourtant il a été réalisé
avec enthousiasme jusqu’au bout. Si le développement durable nous invite
à repenser notre modèle économique, les projets d’éducation au développement
durable nous invitent aussi à penser la relation professeur-élève sous un
autre angle : un échange, une collaboration, une coopération tendue vers
un objectif final, dépouillés de la notion de « gain » chiffré (la note). Enfin,
l’autonomie a été grandissante de séance en séance : les portables sont
utilisés pour flasher les QR codes affichés dans la salle et qui mènent sur
le dictionnaire Larousse et le « conjugateur », l’entraide est spontanée, la
maîtrise de la ponctuation se fait par le recours à la lecture à voix haute,
l’activité se déroule dès les premiers instants de classe. Le cycle s’est terminé
de manière très surprenante par une dictée improvisée ! Les élèves ont dicté
à l’un d’entre eux l’article à diffuser sur le site du lycée pour faire la promotion
du livre. Ce désir de faire connaître aux autres leur récit publié sur le site
BookCreator, outre qu’il témoigne de la fierté de ces élèves face à un travail
abouti, montre les pouvoirs de la fiction : partage de connaissances mises à
disposition de tous par l’incarnation.

2. https://oceans.taraexpeditions.org/m/qui-est-tara/les-expeditions/tara-pacific/
et en particulier https://oceans.taraexpeditions.org/m/education/thematiques-
phares/corail/

110
Écrire pour entrer dans les débats écocitoyens

Le spectacle durable : fédérer par l’épreuve de la scène

Les onze élèves d’option théâtre de Seconde, encadrés par leur professeure,
Emilie Choffat, ont deux heures pour lire, sélectionner, proposer une trame
cohérente et une mise en espace d’extraits du texte rédigé par les élèves de
seconde de Claire Tastet, et d’extraits des discours rédigés par les élèves
de troisième d’Estelle Dutfoy. C’est à ces élèves que revient la lourde tâche de
concrétiser la mutualisation des activités. Leur spectacle est un spectacle
durable tant par son sujet (Mission Corail) que par sa création : un projet conçu
dans son intégralité par des élèves (et pour des élèves) dans une démarche de
partenariat (ODD 17) et de liaison collège-lycée (ODD 3, 4, 10), sans aucun
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moyen financier particulier. Renouant avec le théâtre engagé, le spectacle est
offert aux lycéens dans le cadre de la FLAC3. Sur la scène, les élèves comédiens,
dans la salle les élèves-auteurs de seconde et de troisième, les élèves des
autres classes, des membres de la communauté éducative. Venons-en donc à
la démarche et à la mise en activité.
Nous4 avons lu l’histoire intégralement, puis les onze élèves ont choisi les
textes qui leur plaisaient particulièrement. Dix chapitres pour onze élèves,
voilà un équilibre assez facile à trouver, d’autant que le chapitre 9, étant assez
long, est coupé pour deux lecteurs. Le texte étant polyphonique, il nous
paraissait opportun de retrouver cette pluralité dans la lecture orale. Des
coupes ont été opérées pour chaque chapitre, justifiées par la fluidité globale
et le souci d’éviter les répétitions. À cette première strate de texte s’ajoutait le
choix des textes rédigés par les élèves de troisième, « Discours pour la planète »,
à partir des dix-sept objectifs de développement durable de l’ONU. Deux types
de textes différents (narratif/argumentatif), deux énonciations différentes
(je/vous) : comment relier les deux ? Les élèves ont eu l’idée de sélectionner
le thème de la protection de la vie aquatique (ODD 14), pour lesquels les
collégiens avaient rédigé un discours. Le chapitre 8 du récit traitant de la pêche,
il était facile de lui joindre le texte sur la surpêche en écho.
Il restait un dernier texte à trouver afin de proposer un équilibre entre les
textes des lycéens et des collégiens tout en maintenant une durée raisonnable
de présentation sur scène et une cohérence du propos. Or, nous avions lors
de la première lecture du chapitre 6, « Fortune », beaucoup ri. Cette prosopopée
d’une épave de bateau est comique : elle trouve le pluriel de « corail » très
drôle, le texte joue sur le caractère burlesque de son propos avec des phrases
comme « ce n’est pas terrible de vivre avec des cadavres sur le dos, c’est une
expérience que je ne recommande à personne » ; nous avons accentué le côté
« nunuche » de Fortune en la faisant minauder avec des gestes accentués.
Évidemment, ce stéréotype de la ravissante idiote a permis aux élèves de
réagir. Vu que le thème de l’égalité entre les sexes (ODD 5) avait été abordé
avec les collégiens, les élèves ont imaginé qu’une brigade féministe intervenait
pour montrer à Fortune qu’elle devait changer son comportement. Le texte a
ainsi été énoncé en contrepoint du discours de Fortune. Ainsi, l’ensemble des
textes était trouvé, distribué, et la trame tissée.

3. Fête lycéenne des arts et de la culture.


4. La présentation de cette partie du projet a été rédigée par Emilie Choffat, professeure
de théâtre.

111
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

La distribution étant effectuée, nous avons cherché un cadre qui pourrait


servir de lien à l’ensemble des lectures. Nous avons choisi l’idée d’une
conférence à visée informative, montrant également l’engagement des lecteurs
pour la protection du corail. Le chapitre inaugural, fort de procédés oratoires,
nous a mis sur cette piste : « Moi, qui suis là pour protéger les humains... ». Rien
de tel qu’un réquisitoire des comportements humains pour captiver l’auditoire.
Se dessinait alors facilement la mise en espace : un pupitre central, des chaises
en demi-cercle tout autour. Un accessoire a été attribué en fonction des textes
lus : lampe frontale pour le robot PEDRO (chapitre 3), petite robe et talons pour
compléter visuellement le cliché sur la féminité pour Fortune (chapitre 6),
palmes et chemise hawaïenne pour l’enfant gâté qui part en vacances avec
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ses parents (chapitre 7), ordinateur pour le journaliste (chapitres 9 et 10).
Un dernier problème à résoudre : l’absence imprévue d’un élève, qui jouait le
professeur Benji (chapitre 10). Un autre élève a donc enregistré son texte, et
il a été diffusé pendant la représentation, comme une interview enregistrée
par le journaliste.
Le bilan a été très positif5. Les élèves jouant devant leurs camarades
auteurs du texte ont trouvé cela impressionnant et gratifiant. J’ai pu relever
beaucoup d’inquiétudes liées à la crainte ne pas être à la hauteur et à
l’autonomie laissée aux élèves. Le spectacle a en effet été monté sans aide
particulière du professeur et/ou du comédien intervenant ; cela en dit long sur
le processus nécessaire pour aller vers l’autonomie et la confiance en soi des
élèves.
Mais devenir (éco)citoyen, n’est-ce pas devenir un individu autonome
agissant ?

Claire TASTET
Professeure de lettres modernes, lycée Jacques de Vaucanson, Tours
Professeure-ressource en éducation au développement durable (Orléans-Tours)

5. L’intégralité du projet peut être vue ici : https://www.thinglink.com/scene/


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112
Rôle, place et formes
du débat dans le management
des EPLE
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Alexandre BERENGER

La place du débat dans la littérature managériale est révélatrice : autant


elle est mise en avant lorsqu’il s’agit de questionner la gouvernance de
l’organisation, autant elle est anecdotique lorsqu’elle est abordée comme
un outil du management. Et pourtant, à l’heure du participatif, du
collaboratif, nous sommes tous convaincus que la parole des professionnels
de l’organisation est importante, qu’elle est un enjeu de la performance
des structures. Mais la pratique nous apprend que dans le cadre du
management, elle relève d’autres formes que celle du débat d’opinions.

La scène est connue par de nombreux acteurs de l’éducation : en conseil


de classe, la situation d’un élève fait débat. Les arguments et les opinions
s’expriment. L’écoute et le respect de la parole de l’autre sont une évidence.
Le vote à main levée conclut les échanges et la décision s’impose à tous. Les
mécanismes du débat sont installés. Et pourtant, est-ce vraiment ce que l’on
attend d’un conseil de classe ? Est-ce que la réussite d’un élève peut reposer
sur des opinions et un débat ? S’agit-il d’une démarche professionnelle au
regard des enjeux ?

Qui s’exprime ? La question de la légitimité du chef


d’établissement

Un établissement scolaire, comme toutes les organisations, est constitué


de personnes qui, lorsqu’elles exercent leur activité professionnelle, sont à la
fois des individus et des professionnels.
Un individu a une identité propre. Cette dernière est le résultat de son
éducation, de son histoire, de ses valeurs, de ses croyances, de ses engagements
(politiques, syndicaux et/ou associatifs), de son rapport au temps, au corps…
Lorsqu’une personne s’exprime en tant qu’individu, elle a des opinions et/ou
des points de vue.

113
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

Un professionnel est recruté par une organisation pour effectuer des


missions. Une place lui est attribuée dans l’organisation, des objectifs lui sont
confiés, son travail est organisé dans le cadre d’une fiche de poste, d’une lettre
de mission, des entretiens annuels sont effectués... Lorsqu’une personne
s’exprime en tant que professionnel, elle dispose d’une expertise.
Cette séparation entre individu/professionnel et opinion/expertise, même
si elle est aisée à faire intellectuellement, est dans la pratique du quotidien
beaucoup plus difficile à identifier. Une même personne peut, dans un échange,
mélanger à la fois des opinions et des expertises. C’est peut-être encore plus
vrai dans un établissement scolaire où l’extrême complexité des mécanismes
à l’œuvre dans une situation d’apprentissage rend difficile l’expertise des
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acteurs et laisse donc davantage de place aux opinions et aux individus
(c’est l’exemple du conseil de classe).
Nous percevons également que cette distinction questionne et complique
la légitimité du chef d’établissement et par là le poids de sa parole :
– d’une part, cette légitimité ne peut exister qu’en rapport avec le cadre
professionnel. Lorsque l’expression est celle de l’individu, l’autorité
hiérarchique n’a pas lieu d’être ;
– d’autre part, si le professionnel s’exprime en tant qu’expert, certes l’autorité
hiérarchique existe mais le niveau d’expertise contraint également la
légitimité de l’avis du chef.
En termes de management de l’EPLE, l’équation à résoudre est difficile :
le chef d’établissement doit veiller à identifier ce qui relève de l’opinion et ce
qui relève de l’expertise ; il doit favoriser l’émergence de la seconde sans pour
autant nier la première, ni lui donner une place qui ne peut pas être la sienne
dans le fonctionnement de l’organisation. Il doit aussi faire preuve de beaucoup
d’humilité devant l’expression des professionnels tout en ayant conscience
que l’expertise s’appréhende davantage au pluriel qu’au singulier.

Laisser s’exprimer les opinions

Nous sommes en mai 2015. La principale du collège, assistée de l’inspecteur


référent, a réuni les équipes dans le cadre du conseil pédagogique pour faire
le point sur la mise en œuvre de la réforme du collège. Après une présentation
où ils expliquent les modalités d’organisation au collège pour la rentrée,
un enseignant intervient et prend la parole pour dire tout le mal qu’il pense
du ministre et de sa réforme.
Ces temps ou lieux où l’individu s’exprime à la place du professionnel sont
nombreux au sein d’un établissement : la salle des professeurs, les messages
affichés sur les casiers, lors de certaines réunions (comme dans les exemples
précédents), lors d’évènements lourds en charge émotionnelle pour l’individu,
dans les échanges de messages électroniques (où la direction est parfois en
copie), lors des heures de vie syndicale…voire dans l’acte pédagogique et les
relations avec les élèves et leur famille. Bien souvent, ils sont hors de vue pour
la direction mais parfois, comme dans cet exemple, ils surgissent et sont perçus
comme « empêchant ».
Nous pourrions peut-être imaginer un monde managérial idéal où, dès
qu’il est en situation de travail, l’individu s’efface pour laisser place au
professionnel. Dans ce monde, le personnel « réagit en professionnel » et

114
Rôle, place et formes du débat dans le management des EPLE

l’individu n’existe plus. Heureusement, la réalité n’est pas celle-là ! Et c’est


encore plus vrai au sein de l’Éducation nationale où le niveau de formation
des personnels est élevé et l’engagement citoyen assez fort. Pour reprendre
la phrase d’un collègue proviseur, « nous sommes formés en idées, pas en
objectifs ! ». Tous ces éléments favorisent les échanges d’opinion et l’existence
dans la sphère professionnelle de l’individu.
C’est un premier élément essentiel de la place du débat dans le management
d’un établissement scolaire. Alors que les directions aimeraient pouvoir
s’appuyer sur des échanges d’experts pour construire, ce qui domine, et
souvent d’une façon non maîtrisée, ce sont les opinions des individus. Il faut
donc l’accepter, l’identifier et « faire avec ».
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« Faire avec »

Revenons sur l’exemple de la principale et de l’inspecteur référent. Le


professeur termine son intervention. Bien logiquement les deux cadres la
vivent comme « une forme de résistance au changement » et, même s’ils ne
le montrent pas, ils sont énervés (ils pensent qu’il y a beaucoup de mauvaise
foi !). Leur premier réflexe est de répondre, argumenter, rappeler ses obligations
à cet enseignant. Il s’agit de le convaincre de ses erreurs et de montrer à tous
le bien-fondé de la réforme. Mais après quelques respirations discrètes, la
principale choisit simplement de le remercier pour son intervention, de lui dire
qu’elle comprend son point de vue mais qu’il comprendra aussi qu’elle ne peut
pas entrer dans ce débat et elle revient sur un point d’organisation qu’elle juge
essentiel pour le collège à la rentrée prochaine.
« Faire avec » c’est donc, dans un premier temps, identifier ce qui relève
de l’expression de l’individu, être capable d’accepter la légitimité de cette
parole (et par là reconnaître l’autre), ne pas entrer dans le débat et affirmer
sans cesse le cadre et ses règles, à savoir celui de l’espace professionnel.
Ce premier niveau, même s’il est essentiel, ne peut pas être suffisant pour
manager un établissement scolaire : il revient, en effet, au chef d’établissement
d’organiser le travail pour permettre l’émergence des professionnels.

Créer un espace pour l’expertise

Mai 2018. Lors du conseil pédagogique d’un lycée professionnel dont


l’ordre du jour est la préparation de la co-intervention en CAP pour la
rentrée 2019, les réactions sont nombreuses avec un mélange, comme
souvent, de parole d’individus et de parole d’experts : « C’est n’importe quoi !
On nous enlève du temps d’enseignement pour nous mettre des dispositifs où
nous ne pourrons pas avancer dans nos programmes », « Ça ne va pas être clair
pour les élèves, ils ne vont rien comprendre », « Je ne peux pas travailler avec
tous les collègues », « On le faisait déjà en fonction de nos besoins mais pourquoi
le systématiser ? », « Je dois déjà refaire mes cours et en plus il faut que je trouve
du temps pour échanger avec mon collègue que je ne connaîtrai qu’après la
répartition des services ! » et « En cas d’absence du collègue, je fais quoi ? »,
« Nos élèves de CAP, ce dont ils ont besoin, c’est de gestes professionnels, on
baisse encore le niveau ! »…

115
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

La proviseure adjointe, qui a la responsabilité de la mise en place de ce


projet, reste calme, ne répond pas, n’argumente pas mais au contraire
questionne, relance et surtout elle prend en note. Elle a sur sa feuille un tableau
inspiré de la gestion de projet. Et elle positionne les arguments comme des
risques ou des opportunités. À la fin de la réunion, elle fait la synthèse orale de
ces points positifs et de ces points négatifs en veillant à ne pas en oublier et
annonce qu’elle va travailler à partir de cette base. Une quinzaine de jours après,
elle adresse aux membres du conseil pédagogique un plan de mise en œuvre,
un cadre de travail, où elle a essayé d’apporter des réponses organisationnelles
aux risques : les individus ont été entendus, leurs opinions et expertises ont été
respectées et servent à construire le projet. Ils disposent maintenant d’un cadre
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de travail que les professionnels qu’ils sont aussi peuvent investir.
Nous voyons à travers cet exemple que la place laissée aux échanges dans
le management d’un établissement ne s’assimile pas tout à fait « au débat »
pensé comme une opposition d’idées. Au contraire, la parole, parce qu’elle
relève à la fois de l’individu et de l’expert, est respectée et reconnue ; d’une
certaine façon et à condition qu’elle s’appuie sur les valeurs communes, elle
ne peut pas être contredite. Par contre, sa particularité est qu’elle sert un ou
plusieurs objectifs et donc qu’elle est utilisée pour construire et réussir le projet.
C’est cette démarche qui permet de faire émerger le cadre professionnel.

Un cadre sans chef


Les points précédents partent du principe que les débats se déroulent en
présence de la direction. Or, l’engagement des personnels, leur haut niveau
d’autonomie et le fonctionnement en projet font que très souvent les échanges
se déroulent dans le cadre d’équipes constituées en dehors de la présence des
chefs. Là encore, l’organisation du travail doit créer un cadre qui laisse la place
aux débats et permette en premier lieu de rendre opérationnel le projet, objet
de la réunion.
En 2016, lors d’un échange informel, un enseignant explique au principal
qu’il pense que les pratiques d’évaluation dans le collège ont un effet négatif sur
la motivation des élèves. Il lui explique qu’il a été sensibilisé à la méthode d’André
Antibi et qu’il échange avec ses collègues sur l’évaluation. Il précise qu’il s’agit
d’un sujet difficile à aborder en salle des professeurs. Le principal lui propose
pourtant d’approfondir ce point important pour lui aussi : il lui demande de
constituer une petite équipe de collègues qui semblent intéressés plus ou moins
par ce sujet. Et il fixe avec l’enseignant, et c’est essentiel, les objectifs précis et
définis dans le temps à savoir : « Pour la fin de l’année scolaire, six collègues auront
essayé de mettre en œuvre la méthode au moins une fois, et une présentation de ces
essais aura lieu lors d’un conseil pédagogique en juin ». Ce cadre permet
l’expression des points de vue lors des différentes réunions du groupe de travail
mais il oblige aussi à les dépasser pour mettre en œuvre et atteindre les objectifs.
Nous avions vu dans les exemples précédents que la parole et les débats
d’idées ne s’entendent pas de la même façon dans le cadre du management
d’un EPLE : ils servent les objectifs de l’organisation et permettent de construire
les projets. Nous percevons ici une autre particularité du débat dans le
management. Tout comme les objectifs sont toujours une réduction des
intentions (finalités et buts), l’expression des idées ne peut se traduire que
dans la mise en œuvre « de petits pas ».

116
Rôle, place et formes du débat dans le management des EPLE

Pour conclure : management, stratégie et gouvernance,


le cas particulier du conseil d’administration

Les passages précédents abordent la place du débat dans le cadre du


management de l’EPLE, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’exécuter, de mettre en
œuvre.
Mais un EPLE peut aussi exprimer le besoin de définir sa stratégie, c’est-
à-dire penser l’articulation entre ses finalités et buts, quelques objectifs
(concrets et datés) et l’engagement des ressources. Il est important de préciser
que les organisations n’ont pas toutes des stratégies et qu’il est possible de
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très bien fonctionner sans.
Lorsqu’il y a définition de la stratégie, il y a bien évidemment une prise de
décision. La question est donc de savoir qui prend cette décision et comment
elle est élaborée. C’est l’enjeu de la gouvernance, qui consiste à créer la
concertation pour prendre en compte les avis et intérêts des différentes parties
prenantes.
Il faut reconnaître que, sur ce sujet, le législateur, en créant en 1985 les
conseils d’administration des EPLE, a fait preuve d’une modernité certaine en
associant les membres de la communauté éducative au sein de cette instance,
en leur donnant la légitimité nécessaire par le biais de l’élection et donc en
organisant les modalités du débat. En reprenant les distinctions opinion/
expertise et individu/professionnel, nous voyons que les échanges au sein du
conseil d’administration reconnaissent l’expression des opinions des individus
et que les décisions peuvent se construire par les « oppositions d’idées » et
être prises au final par le vote.
Nous percevons aussi que l’investissement dans ce champ peut contribuer
à faciliter l’exécution des décisions et la mise en œuvre des projets, en plaçant
le débat d’opinions dans le cadre du conseil d’administration et l’utilisation
des autres formes d’échanges dans le domaine du management.
Il faut aussi reconnaître que presque 40 ans après, les conseils
d’administration d’EPLE peinent sans doute à prendre toutes leurs mesures et
à instaurer un véritable débat :
– les stratégies des EPLE sont complexes à définir entre contraintes
nationales et difficultés à prendre leurs marges d’autonomie ;
– la représentativité de certaines parties prenantes et leur capacité à relayer
et saisir l’information pour la décision pose problème ;
– l’engorgement des sujets techniques à l’ordre du jour laisse peu de temps
au débat. Les évolutions récentes des textes en termes de délégation du
CA vers la commission permanente peuvent contribuer à améliorer ce
point ;
– enfin, la question de la présidence des conseils d’administration est difficile
à poser. Actuellement, dans les différentes organisations, le cumul des
fonctions de président et directeur général est considéré comme une source
d’ambiguïté, créant un risque en termes d’équilibre des pouvoirs et de
contrôle. Les pistes sont soit la différenciation des fonctions (mais dans ce cas
en EPLE la question du « qui ? » est compliquée), soit la prise de conscience
des risques par les membres des CA et par le « PDG » lui-même.

Alexandre BERENGER
Proviseur, Académie de Normandie

117
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RUB RIQU E S
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N
O
T
E
S

Notes de lecture D
E
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L
E
Les proviseurs de lycée corporation et, à travers elle, celles de C
au XIXe siècle (1802-1914) l’enseignement secondaire.
L’étude porte sur les lycées institués
T
Servir l’État, former en 1802 (et devenus « collèges royaux » U
la jeunesse
Yannick CLAVÉ
sous la Restauration), qui sont au cœur de
l’Université impériale pilotée par l’État.
R
Presses universitaires On en compte 36 en 1810, une centaine E
en 1895. Rappelons qu’à côté d’eux
du Septentrion, 2021
existent des collèges communaux, qui ne
566 p., 34 € délivrent pas toujours un enseignement
secondaire complet (leur chef d’établisse-
Cet ouvrage est issu d’une thèse ment porte le titre de principal), et à la fin
récente préparée sous la direction de Jean- de la période des formes d’enseignement
François Condette. Il vient très opportuné- secondaire court, comme le « primaire
ment combler un manque : s’il existe des supérieur ». Surtout, les lycées subissent
ouvrages consacrés aux recteurs, aux ins- tout au long du siècle la concurrence des
pecteurs généraux ou aux inspecteurs établissements catholiques. Ceux-ci, qui
d’académie, il n’y avait pas d’équivalent se développent fortement en particulier
pour les proviseurs. Or leur histoire, qui sous le Second Empire, paraissent souvent
permet de porter un regard d’ensemble plus attractifs que les lycées. Rien donc
sur une corporation, sa place institution- d’étonnant à ce que l’État, notamment
nelle, sa vie quotidienne, est en même sous une Troisième République qui pro-
temps un moyen exceptionnel d’explorer meut la laïcité, attende d’abord des
l’enseignement secondaire, depuis la proviseurs qu’ils augmentent le nombre
période napoléonienne et la fondation de d’élèves de leurs établissements, ou à tout
l’« Université impériale » jusqu’à la pre- le moins en évitent le déclin.
mière guerre mondiale… en attendant une Les proviseurs ne sont donc pas très
suite envisagée pour le XXe siècle. nombreux pendant la période étudiée,
Yannick Clavé plaide avec conviction même si l’on prend aussi en compte les
en faveur de l’histoire de l’éducation, censeurs qui les secondent. Il est d’usage
moyen de mieux comprendre les enjeux de passer par la fonction de censeur avant
actuels du système éducatif et d’en enri- d’être nommé proviseur, mais il y a des
chir le pilotage à toutes les échelles. Son exceptions. Et certains proviseurs
étude met en œuvre une méthode proso- acceptent de redevenir censeurs pour
pographique : en suivant tout au long de accéder à des établissements plus presti-
la période les carrières de 148 proviseurs, gieux. Il y a en effet une hiérarchie des
il dresse un portrait de groupe qui permet établissements (et, selon les périodes, un
à la fois de découvrir, de façon souvent classement officiel). Au sommet, Paris et
émouvante, des trajectoires individuelles, Versailles, qui offrent des postes presti-
de faire apparaître les logiques d’une gieux et mieux rémunérés. Les carrières

121
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

N
de ces proviseurs sont suivies de près, assurer aux établissements une stabilité
O d’une part par les recteurs assistés des suffisante. Il faut arbitrer entre logique
T inspecteurs d’académie, d’autre part par nationale et intérêts locaux, et l’équilibre
le ministère, qui prend les décisions de est difficile à trouver : la durée moyenne
E nomination et de mutation en s’appuyant d’exercice dans un même poste est de
S souvent sur l’expertise des inspecteurs cinq ans. Il existe quelques mobilités pro-
généraux et sur les rapports des fessionnelles : il est rare qu’un proviseur
recteurs. devienne inspecteur général ou recteur
D L’ouvrage, fondé sur une documenta- (sauf pendant la courte période consé-
cutive à la loi Falloux des recteurs dépar-
E tion impressionnante, dresse le portrait de
la corporation en trois parties. La première tementaux), mais certains deviennent
décrit la mise en place progressive d’une inspecteurs d’académie.
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L fonction qui est à la fois administrative et
éducative : les charges de gestion sont très
Il est également très intéressant
d’observer comment la consolidation du
E lourdes. La deuxième analyse la sociologie système éducatif, au long du siècle, se tra-
C du corps. La troisième montre le proviseur
en action, sollicité par des tâches et mis-
duit par une centralisation et une pression
normative de l’État sans cesse croissantes.
T sions souvent écrasantes, à l’interface Les proviseurs s’en plaignent, constatant
U entre le local et le national. Il n’est bien
sûr pas possible de résumer ici tous les
que leurs marges de manœuvre diminuent
au fur et à mesure que, par exemple,
R aspects d’une analyse très riche et précise, diverses catégories de personnels sont
E mais l’on peut évoquer quelques aspects
qui ne laisseront pas insensibles les chefs
davantage organisées et réglementées.
Cette situation leur paraît d’autant plus
d’établissement contemporains. problématique lorsque de profonds chan-
Ainsi Y. Clavé montre-t-il la complexité gements paraissent nécessaires, comme
de la relation entre les proviseurs et les c’est le cas à la fin du XIXe siècle, à la fois
enseignants : ceux-ci, notamment sur le plan pédagogique et sur celui de la
lorsqu’ils sont plus diplômés, ont du mal discipline des lycées. Le ministère attend
à reconnaître la légitimité de ceux-là. Ils beaucoup des proviseurs pour la réussite
entendent les cantonner dans leur rôle des réformes, alors même que leurs
administratif, en leur refusant la qualité moyens d’action sont contraints et qu’ils
d’éducateurs. S’installe très tôt une subissent plus fortement que jamais la
médisance bien connue : les proviseurs concurrence de l’enseignement catho-
auraient choisi cette fonction parce qu’ils lique. La grande enquête parlementaire
n’étaient que des enseignants médiocres qui aboutit au rapport d’Alexandre Ribot
et en échec… Il faut dire que les lettres de en 1899 puis à la réforme de 1902 mani-
motivation de certains candidats au pro- feste clairement ce malaise. A. Ribot écrit
visorat, telles que les cite Y. Clavé, laissent par exemple : « Moins d’uniformité, moins
rêveur : pour beaucoup, ce sont des pro- de bureaucratie, un peu de liberté : c’est le
blèmes de santé, par exemple des laryn- vœu général qui se dégage de l’enquête. Les
gites à répétition, qui les inciteraient à lycées étouffent sous la centralisation. On
quitter l’enseignement… Pourtant, le sen- n’a fait, depuis dix ans, que la rendre plus
timent qui se dégage de l’étude est plutôt pesante. On s’est appliqué à enlever aux
que, dans l’ensemble, la corporation est proviseurs ce qui restait de leur initiative.
de bonne qualité, d’autant que le minis- Il n’est pas une académie, pas un lycée d’où
tère, malgré les interventions politiques, ne s’élève une plainte, partout la même et
s’appuie sur les avis des recteurs et ins- partout aussi vive. »
pecteurs généraux pour gérer avant tout On voit qu’à partir d’une étude très
les nominations et mutations en fonction riche sur les temps fondateurs d’une pro-
des qualités professionnelles. fession – on n’a pu ici que tenter d’en
donner un aperçu –, c’est à une réflexion
On voit aussi apparaître une tension
toujours d’actualité sur le système éducatif
entre deux exigences contradictoires :
que nous invite l’ouvrage de Y. Clavé.
gérer des carrières avec ce que cela sup-
pose de mutations vers des établissements
de catégorie supérieure, mais aussi Alain BOISSINOT

122
Rubriques

N
L’école hors de la République contrepoint, la parole est donnée à ces
familles dites « bobo » qui défendent un O
Enquête au cœur des réseaux
de l’enseignement parallèle
« droit fondamental ». Ils soulignent en T
revanche l’opacité à tous les étages. Ainsi,
Anna ERELLE, Jacques DUPLESSY une officine domiciliée aux Émirats arabes E
Robert Laffont, 2021 unis indique dans son formulaire une S
école virtuelle en Arabie saoudite. Côté
« Parce que je ne veux pas qu’elle [ma ministère de l’Éducation nationale, c’est
fille] soit polluée avec les théories du genre. le flou artistique : aucune statistique dis- D
ponible sur l’ampleur du phénomène ; les
Avec l’école à la maison, ils enlèvent tout ça
et aussi tout ce qui est haram. […] Moi je responsables contactés répondent peu ; E
bon nombre de hauts cadres n’ont accepté
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suis salafiste, Al Hamdullilah, je regarde
le plus important : la non-mixité, pas de de témoigner que sous couvert d’anony-
mat. Ambiance, ambiance !
L
contacts avec les non-musulmans […] ».
Ainsi s’exprime par chat la mère avec qui La deuxième partie est consacrée aux E
échange pour son enquête Lila, alias Anna écoles hors contrat. Est-ce à dire hors
contrôle ? Sollicité, le ministère n’a pas
C
Erelle.
« Une constatation s’impose à l’esprit. répondu. Seul un ancien inspecteur géné- T
La plupart des peuples et leurs dirigeants ral a décrit ses difficultés à seulement
identifier les établissements. La Fondation
U
vont à la dérive […]. Les idéologies pro-
posent leurs recettes artificielles […]. Seule pour l’école a repéré plus de 1 500 écoles R
l’Église catholique détient les vérités salva- de ce type, avec un fort turn over. Le pro-
tocole d’évaluation n’a été unifié nationa-
E
trices, même dans l’ordre temporel […] ».
Ce florilège figure dans la préface d’un lement qu’en 2016. Des écoles « libres » :
livre scolaire d’histoire d’une congréga- pour quel public, quels projets pédago-
tion intégriste. Dans un autre manuel on giques, quels tarifs, quelle efficacité ? Là
trouve des propos révisionnistes à la encore la disparité est de mise. Exemple
gloire du maréchal Pétain. édifiant : une école primaire bilingue de
L’enquête rigoureuse et très docu- 50 élèves créée par des investisseurs très
mentée menée pendant plus d’un an par discrets, dont le directeur est lié au groupe
les auteurs ne renvoie pas dos à dos les Carrefour, où l’on a investi 5 millions
intégrismes mais dresse au contraire un d’euros, avec 10 000 euros par an de frais
tableau très complet des différentes de scolarité.
formes prises par l’enseignement hors Plusieurs chapitres dévoilent un pay-
contrat. Elle commence par l’instruction à sage méconnu, allant : des écoles privées
domicile, jusqu’ici permise avant que laïques se revendiquant de modèles péda-
la loi pour conforter les principes de la gogiques alternatifs pour élèves mal à
République ait cherché à la proscrire, l’aise, ou pour assurer au contraire une
interdiction commuée en autorisation forte sélection ; aux écoles musulmanes
préalable. L’enquête s’élargit surtout à observées avec attention. En passant par :
la panoplie insoupçonnée des écoles écoles Steiner ; écoles sous influence
« fantômes ». réactionnaire se posant en rempart, ou
Réalisateur, Jacques Duplessy a publié bien parées de générosité au profit de
récemment Arnaud Beltrame. Le héros dont jeunes défavorisés ; écoles catholiques
la France a besoin (Éditions de l’Obser- intégristes ; écoles juives hors contrat
vatoire, 2018). Anna Erelle, sous le coup offrant de la sécurité au prix d’un commu-
d’une fatwa, ne peut dévoiler son identité nautarisme assumé. Dans tous les cas, les
et a publié Dans la peau d’une djihadiste auteurs illustrent à quel point le meilleur
(Robert Laffont, 2015). Ils sont tous deux peut côtoyer le pire : entre amateurisme
journalistes d’investigation. pédagogique, bonne volonté pour enfants
Dans la première partie, les auteurs en difficulté scolaire, mauvais traitements
analysent l’instruction en famille, entre voire dérives sectaires.
liberté et dérives. Ils donnent un aperçu Quel poids réel des écoles musul-
– effrayant – de la multiplicité des officines manes ? Sur environ 1 500 structures de
promouvant une éducation islamique. En toutes obédiences à la rentrée 2019, il y

123
ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

N
en aurait 55 (contre 58 catholiques inté- Exception consolante
O gristes). Avec un quasi-doublement du Un grain de pauvre dans
T nombre d’élèves en trois ans, soit 9 000
la machine
(contre 35 000 chez les cathos intégristes).
E Le feuilleton ubuesque d’une école à Jean-Paul DELAHAYE
S Toulouse illustre la difficulté pour l’État de Éditions de la Librairie
du Labyrinthe, 2021, 17 euros
venir à bout de ces officines louches.
Fondée en 2013 par un imam rigoriste,
D elle est enfin fermée en 2017, après des Le récit que nous offre Jean-Paul
contrôles opérés par les inspecteurs et à Delahaye forme un livre bouleversant et
E la suite d’incessants va-et-vient judi- nécessaire.
ciaires, pour renaître aussitôt sous un Enfant pauvre, enfant de pauvres,
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L autre nom. Les auteurs mentionnent le
lycée Avicenne de Lille, sous contrat pour
infiltré au lycée (avec latin !), rejoignant la
petite cohorte des « exceptions consolantes,
E sa partie lycée, mais non collège, réputé propres à faire oublier l’injustice foncière qui

C pour sa qualité, critiqué par un ancien pro-


fesseur, et dont on apprend qu’il a reçu de
reste la règle générale » selon la phrase de
Ferdinand Buisson. Enfant témoin et vic-
T substantiels subsides du Qatar. L’ouvrage time des humiliations « de classe », parfois

U se termine sur les tentatives du président


turc actuel de « placer ses pions » en
honteux de sa condition sociale. Enfant
conscient parfois douloureusement d’être
R France via la communauté franco-turque une exception parmi les siens aussi qui

E qui lui serait massivement acquise.


Au total, un ouvrage captivant, au
n’eurent pas le même destin scolaire.
Ce récit vient donc documenter les
style alerte, qui s’appuie sur la réunion de témoignages d’autres « transfuges de
très nombreuses sources incluant le deep classe », de Didier Éribon à Annie Ernaux
web, et sur des témoignages : membres de ou Édouard Louis.
l’institution ; rapports ; chercheurs ; autres Mais il est aussi autre chose. En effet
enquêtes journalistiques ; parents ; asso- Jean-Paul Delahaye s’appuie sur le rapport
ciations ; directeurs d’établissement… « Grande pauvreté et réussite scolaire, le
Si en quantité ces écoles hors de la choix de la solidarité pour la réussite de
République pèsent peu, le danger de cer- tous », qu’il a rédigé pour souligner la per-
taines ne doit pas être sous-estimé. Au sistance d’invariants, malgré quelques
fond ce livre apporte du concret sur la avancées : soutien discriminant de l’État
question du séparatisme que les auteurs aux élites et à leurs enfants, discours et
proposent de ne pas confondre avec le regards humiliants sur « ceux qui ne sont
communautarisme. Tout en éclairant la rien », effets ravageurs de la baisse des
question fort peu médiatique des écoles aides sociales quand elle se produit. Sans
de l’entre-soi – social, religieux ou idéo- parler des effets quasi criminels de la
logique. Et non sans souligner l’éternelle baisse du temps passé à l’école, spécifi-
contradiction entre le désir de parents quement pour les enfants pauvres. Cet
d’une éducation orientée sur leurs valeurs ouvrage est donc aussi un livre de colère.
particulières, et la vocation émancipatrice Ces allers et retours entre une expé-
d’une école démocratique, lieu pour rience personnelle, intérieure de la pau-
chaque enfant de la rencontre avec l’autre. vreté, et une expertise plus contemporaine
de cette question, celle d’un haut-
Yves ZARKA
fonctionnaire grand connaisseur du sys-
tème scolaire, expliquent la nécessité de
ce livre : il remet les finalités de l’école en
place, en les centrant sur les valeurs de
solidarité, de fraternité, d’égalité ; il nous
invite aussi à tenir cette place.

Annie TOBATY

124
Rubriques

N
Je suis un pédagogiste de dénoncer, en systématisant et carica-
Philippe WATRELOT turant les positions ministérielles pour O
ESF- Sciences humaines, 2021 mieux s’y opposer. Ses critiques T
témoignent d’un état d’esprit qu’il faut
192 p., 16 €
prendre en compte, et peuvent à l’occa- E
Un petit ouvrage riche et vivant, écrit
sion tomber juste. Mais, en ce domaine S
comme en celui du conflit entre « républi-
par un acteur et observateur averti du sys- cains et pédagogues », il vaudrait peut-être
tème éducatif : le livre de Philippe Watrelot
mérite l’attention. En fait, il y a d’ailleurs
mieux se garder de la tentation de struc- D
turer la réflexion en camps affrontés.
plutôt deux livres en un… E
Les deux tiers de l’ouvrage corres- Alain BOISSINOT
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pondent bien au défi annoncé par le titre.
L’auteur explique de façon convaincante L
comment s’est constitué un discours
« antipédagogiste » qui construit, à force
Handicaps, les chemins E
de caricatures, une figure repoussoir. de l’autonomie C
Pourtant, croire en l’éducabilité de tous les
élèves (en la perfectibilité de l’esprit
Manuel de pédagogie T
développementale
humain, aurait dit Condorcet) ne signifie
Gloria LAXER
U
pas que l’école renonce à ses ambitions,
bien au contraire ! Condamner les péda- Éditions Érès, janvier 2021 R
gogues au nom de la modernité des E
sciences cognitives est surprenant, alors Chercheure en sciences de l’éduca-
même que les préconisations que porte, tion (HDR), formatrice à l’Éducation natio-
par exemple, Stanislas Dehaene au nom nale et dans le secteur médico-social,
des neurosciences viennent largement Gloria Laxer a écrit de nombreux ouvrages,
confirmer leurs travaux. S’indigner de ce en particulier sur l’autisme. Elle a été la
que l’on s’intéresse à la façon dont l’élève première, dans les années 80, à parler de
« construit ses savoirs » est absurde, troubles neuro-développementaux et a
puisque l’on dénature cette formule en initié les formations destinées aux familles
feignant de croire qu’elle suppose qu’on de personnes handicapées, tout comme le
laisse l’élève apprendre seul et sans partenariat parents-professionnels. Elle
soutien. Et que dire de l’opposition mani- a créé le « Bilan développement », outil
chéenne entre connaissances et compé- d’évaluation des personnes en situation
tences, alors que les unes n’ont pas de de handicap, avec une vision positive et
sens sans les autres ? Retournant et dynamique. Il est utilisé par les établisse-
revendiquant l’étiquette de « pédago- ments médico-sociaux et intégré dans le
giste », Ph. Watrelot dénonce ainsi la « Dossier unique de l’usager AIRMES ».
déformation malhonnête de positions Ce travail de recherche et de production
dont il montre également qu’on ne saurait d’outils s’adosse aussi, et il importe de le
les disqualifier en les assimilant hâtive- souligner, à une expérience personnelle,
ment à une forme hypocrite de « néolibé- celle d’une mère confrontée à ce type de
ralisme » ou à une soumission naïve à handicap.
l’univers des GAFAM. Gloria Laxer a également installé
Reste l’autre partie du livre : l’auteur et organisé en 2000 le pôle « Publics à
s’y livre à un pamphlet contre « l’école de besoins éducatifs particuliers » créé par le
Blanquer » et plaide avec passion pour une recteur Alain Bouvier. Il s’agissait d’une
« école démocratique ». Chacun est libre première en France. Dans cette mission,
bien sûr de prendre parti dans ce débat et Gloria Laxer a mis ses connaissances et
de réfléchir sur les positions évoquées. On réflexions au service des acteurs de ter-
peut toutefois se demander si Ph. Watrelot, rain, soutenant et fédérant les initiatives,
après avoir réfuté avec talent les visées mobilisant les services académiques et les
polémiques des « antipédagogistes », ne universités et développant de nouvelles
met pas en place un autre manichéisme réponses pragmatiques (à l’instar d’une
et ne tombe pas dans le piège qu’il vient UPI autisme).

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

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Cette expérience a sans aucun doute leur caractère opérationnel. La prise
O permis à Gloria Laxer de poursuivre autre- en compte de la sensorialité, dans
T ment et à une autre place un parcours, son interaction avec le cognitif, est un
personnel, universitaire, dont la finalité a levier fort intéressant. On pourrait
E toujours été d’agir au plus près des réalités faire d’autres choix, proposer d’autres
S des personnes concernées et de ceux qui entrées, aller plus loin, mais main-
les accompagnent. tenir le cap fixé est à ce prix. Tout cela
L’ouvrage qu’elle nous propose n’est pas non plus fermé, et incite
D aujourd’hui, une véritable somme, en plutôt à s’ouvrir sur les possibles, à
chercher pour trouver ;
E constitue une forme d’aboutissement. En
effet, si l’on peut envisager de synthétiser – un regard vrai, généreux, positif, pui-
un tel écrit en quelques mots, la première sant sa vitalité et sa force dans des
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L expression qui vient à l’esprit est la sui-
vante : enfin un véritable « instrument ».
valeurs, sans affirmation solennelle
mais sans concessions et avec des
E Il aborde toutes les dimensions et compo- traductions concrètes et effectives. Et
C santes de la vie d’une personne en situa-
tion de handicap, et tente d’apporter, pour
deux finalités clairement affichées,
rappelées constamment, avec opiniâ-
T chaque question transformée en question- treté : accéder à l’autonomie – exi-
U nement, des éléments de réponse. gence relative rapportée à la situation
de chacun, au contexte – et atteindre
À ce titre, et au-delà d’une actualité
R foisonnante et de la multiplication des à une forme de bien-être. Sans
E déclarations, conseils, approches, sché- omettre d’interroger, lorsque l’on
parle d’inclusion ou d’accompagne-
mas, dispositifs..., il permet d’aller vers
une vision consolidée de parcours très ment, certaines logiques institu-
divers dont l’invariant reste la difficulté, tionnelles, certaines rigidités ou
année après année, jour après jour, quel- incohérences.
quefois instant après instant. Le développement et ses aléas, du
Aucun tabou, aucun évitement, bébé à l’adulte, est abordé sous tous ses
aucune fuite : tout simplement la et les aspects, en synergie, pour aller immédia-
situations auxquelles la personne elle- tement sur le terrain des adaptations
même, sa famille et les professionnels et ajustements envisageables. Aucun
qui interviennent auprès d’eux sont domaine n’est oublié ou éludé : motricité,
confrontés. Ce parler vrai s’articule de langage, émotions, santé, douleur... Des
manière efficace autour de trois caracté- analyses scientifiques conduites, tant en
ristiques essentielles : ce qui concerne le développement lui-
– un réalisme qui rend très bien même que les difficultés spécifiques ren-
compte des réalités et de toutes les contrées par certains publics, on passe
réalités, sans mièvrerie ou compas- à des propositions pragmatiques et
sion inutiles. Omniprésentes dans un organisées.
quotidien souvent complexe où cer- On en vient ensuite à l’accompagne-
taines problématiques sont délicates ment des apprentissages, l’observation,
à résoudre, remettant constamment l’évaluation, le questionnement étant au
en cause les objectifs que l’on se cœur d’une démarche qui se fonde sur la
donne, ces réalités apparaissent ici construction d’un projet individuel qui va
sans fard et sont mises à distance intégrer les différentes sphères du déve-
pour se projeter à nouveau ; c’est loppement de l’enfant. Des cadres struc-
ainsi, et c’est quoi qu’il arrive un turants sont proposés pour les séquences
point d’appui ; d’apprentissage, après un retour sur les
– des pistes d’intervention ; agir, stratégies sur lesquels ils reposent. Les
d’abord, pour tous les aspects du conseils pratiques sont utiles pour tous,
développement, reposant sur une mais pour les jeunes les plus en difficultés
analyse précise, en revalorisant une attention toute particulière est portée
la dimension clinique ; observer, au respect des consignes, au développe-
comprendre, en s’adossant à des ment de l’autonomie et à la mise en
références scientifiques choisies pour sécurité.

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Rubriques

N
La préparation de l’autonomie, clai- handicap, considérées comme les acteurs
rement et à juste titre identifiée comme un principaux de leur parcours. O
axe prioritaire pour toutes les actions édu-
Gérard POUX
T
catives, fait l’objet d’un chapitre spéci-
fique. On en rappelle les liens avec la E
mémoire et la cognition, avant de traiter S
des « fondamentaux cognitifs » qui doivent École ouverte
obligatoirement être travaillés avec les Jean-Michel BLANQUER
jeunes en grandes difficultés, de même
Gallimard, 2021 D
que tout ce qui touche à la maîtrise du
corps, au jeu, à la socialisation – dans une
114 p., 12 € E
logique inclusive. On notera le développe-
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Rendre compte du livre d’un ministre ? Vous
ment dédié à l’acceptation des échecs
ou à la gestion de l’imprévisible, qui nous n’y pensez pas ! Êtes-vous à la solde de la L
ramène une fois encore aux réalités communication gouvernementale ? Ou au
contraire faites-vous partie de la coalition
E
décrites plus haut.
La préparation de l’inclusion, puis sa
des opposants systématiques ? C
mise en œuvre aux niveaux successifs Rien de tout cela… Faire un compte T
rendu de lecture, ce n’est ni approuver ni
de la maternelle au supérieur est bien
documentée, sous l’angle des conditions condamner, mais tenter de comprendre U
de réussite. Gloria Laxer expose ici sa et de mettre en évidence le projet d’un R
auteur. À chacun ensuite de se faire une
vision d’une inclusion vraie, non fin en soi
mais parcours qualifiant et diplômant. opinion ! E
Le dernier chapitre est consacré au Mais de toute façon un ministre n’a-t-il pas
parcours de vie. Il fait une très large place autre chose à faire que de publier des livres ?
aux questionnements, aux interrogations,
À vrai dire, ne peut-on plutôt trouver
aux rôles et responsabilités des différents
rassurant qu’un ministre, malgré des
acteurs, et aussi à une vision plus pros-
tâches écrasantes, prenne le temps de
pective. J’en retiendrai, au-delà de la mise
réfléchir sur son expérience et de faire
à distance et en perspective qu’il suggère,
partager sa réflexion ? Expliquer et tenter
la conclusion : « La qualité de vie des per-
de convaincre, ce n’est pas ce qu’il y a de
sonnes est au cœur des prises en charge
moins noble dans la politique…
sans que personne en ait la responsabilité
(au sens humain du terme, pas au sens Mais l’auteur en question a déjà beaucoup
légal), ni les compétences. Il convient de publié, y compris sur l’école, sans compter
restituer à la personne son droit à d’innombrables interventions dans les
l’autodétermination ». médias !
Tout cela est salutaire et fera sens Certes ! Mais avez-vous noté le chan-
pour les personnes concernées, leurs gement d’éditeur ? Il ne s’agit plus cette
familles et les professionnels qui les fois d’un essai publié chez Odile Jacob.
accompagnent, auxquels cet instrument Gallimard et la NRF, c’est autre chose.
est destiné. Elle leur ouvrira des perspec- Bruno Le Maire n’est plus le seul ministre
tives et leur proposera des possibles pour à accéder à la littérature ! Grande tradi-
que chacun s’empare de son devenir. Elle tion française, celle des écrivains qui
apportera à tous ceux qui sont engagés deviennent des figures politiques
dans des dynamiques d’inclusion, ensei- (Chateaubriand ou Malraux) et celle des
gnants, AESH, éducateurs, aux cadres politiques qui cultivent une fierté d’écri-
de l’éducation nationale et du secteur vains (De Gaulle ou Mitterrand)… On peut
médico-social, une vision autre de ce que lire École ouverte comme un fragment
sont les parcours consolidés des jeunes et d’autobiographie.
adultes en situation de handicap.
Dans les deux cas, on en retiendra le Mais il s’agit bien tout de même d’un livre
message vrai et positif. On en retiendra politique ?
aussi l’invitation, encore une fois, à agir Sans doute, mais pas de la même
aux côtés des personnes en situation de façon que les ouvrages précédents de

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ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021

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l’auteur. Jusqu’ici ses essais argumen- pouvoir. Ainsi cette « chaîne de comman-
O taient et proposaient des stratégies et des dement » que concrétise la visioconfé-
T réformes. Cette fois, il s’agit plutôt de rence : le ministre mobilise les recteurs,
variations, souvent lyriques, autour du qui « préviennent les inspecteurs d’acadé-
E thème de l’école ouverte : l’importance de mie qui contactent immédiatement les chefs
S maintenir les écoles en fonctionnement d’établissement et les inspecteurs de l’Édu-
malgré la pandémie, mais aussi, dans la cation nationale, qui à leur tour contactent
seconde partie, la volonté d’ouvrir l’école directeurs d’école et professeurs »… Dans
D sur le monde moderne, dans le cadre cette logique, la figure du chef est essen-
d’une « nouvelle alliance éducative ». tielle, à commencer par celle du président,
E Mais ces thèmes sont présentés de façon qui aux premiers temps de la crise fila la
très générale : il ne s’agit pas de nourrir le métaphore militaire : « Il me raccompagne
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L débat politique, mais de tenter d’entraîner
dans une vision qui se veut
sur le perron de l’Élysée. Il fait nuit depuis
longtemps. Il plonge ses yeux dans les miens
E rassembleuse. comme il le fait à chaque fois qu’il veut

C Proposer un imaginaire commun, n’est-ce


absolument convaincre. Et nous nous quit-
tons comme un officier quitte le chef de
T pas ce qui explique le détour par la l’armée qu’il sert, graves et résolus à faire

U littérature ? face. »
Au fond, par-delà l’accent bonapar-
R Ce qu’il y a en effet de plus intéres-
sant dans ce livre, c’est ce qui ne relève
tiste de ces citations, l’intérêt principal de

E pas du discours politique explicite.


ce livre est sans doute de se lire comme
une méditation, nourrie souvent de réfé-
Notamment, le témoignage, parfois indi-
rences philosophiques, sur le pouvoir.
rect, qu’il apporte sur l’exercice des res-
Au lecteur ensuite d’adhérer, ou pas, à la
ponsabilités. Par exemple, de nombreux
vision proposée…
passages révèlent la fascination très fran-
çaise pour la verticalité descendante du Alain BOISSINOT

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