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Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d'esprit que doivent avoir

connue les jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels une position difficile
communique momentanément les qualités des hommes d'élite. Pendant sa première
année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre
dans la Faculté l'avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel. Un
étudiant n'a pas trop de temps s'il veut connaître le répertoire de chaque théâtre, étudier
les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et s'habituer
aux plaisirs particuliers de la capitale; fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre
les cours qui amusent, inventorier les richesses des musées. Un étudiant se passionne
alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un
professeur du Collège de France, payé pour se tenir à la hauteur de son auditoire. Il
rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premières galeries de l'Opéra-
Comique. Dans ces initiations successives, il se dépouille de son aubier, agrandit
l'horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition des couches humaines qui
composent la société. S'il a commencé par admirer les voitures au défilé des Champs-
Elysées par un beau soleil, il arrive bientôt à les envier. Eugène avait subi cet
apprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoir été reçu bachelier en
Lettres et bachelier en Droit.

Le Père Goriot - Honoré de Balzac

Annonce des axes


Etude
I Composition : un portrait dans la durée :

Le portrait du héros s’inscrit dans le mouvement de son apprentissage.

Une année de biographie morale est résumée en un portrait construit selon la


chronologie, comme l’a été celui de Goriot. Par ce retour en arrière est dépeinte
l’évolution du caractère dans le temps. Le portrait de Vautrin, c’était l’aspect physique
dans le présent et une tentative de déchiffrement ; celui de Rastignac peut s’examiner
en termes de durée, approche inhabituelle pour ce genre de texte. Le narrateur connaît
tout de sa créature, son esprit, ses sentiments, l’emploi de ses journées.
Pour la composition, on distinguera trois étapes : d’abord les dispositions
naturelles, les atouts du jeune homme au seuil de la vie (jusqu'à « du Paris matériel »).
Ensuite, l’investigation menée par l’étudiant, le dynamisme de la découverte (« un
étudiant… l’Opéra-comique »). Enfin, au point d’arrivée, les effets de l’apprentissage
(« Dans ces initiations… en droit »). Ce sont les trois étapes que nous allons examiner
successivement.

II Les Dispositions de départ :


Le héros semble avoir toutes les dispositions requises pour un apprentissage réussi.
D’emblée, Rastignac est présenté comme un garçon aux capacités exceptionnelles :
il appartient à la classe des « jeunes gens supérieurs », il a « les qualités des hommes
d’élite », avec une réserve, « momentanément ».
La sphère de ses intérêts n’est pas d’un intellectuel : d’abord il prend ses distances
par rapport au savoir universitaire, persuadé pu « peu de travail que veulent les
premiers grades à prendre dans la Faculté ». Il se rend libre d’ouvrir les yeux sur la
réalité vraie, celle du monde, cela en une formule où chaque terme dit la prédominance
des sens : « goûter les délices visibles du paris matériel », la capitale étant perçue
comme un mets délectable offert à la dégustation, notion prépondérante de plaisir et
d’attachement au concret.

III La dynamisme de l’apprentissage :

L’écriture suit le mouvement de cet apprentissage : vivacité de la phrase, choix des


verbes et des substantifs évoquant les domaines auxquels le héros rêve d’accéder.

Le rythme de la phrase. Le jeune homme va faire preuve d’un tempérament de


découvreur, exprimé dans la vivacité de la phrase : une série d’infinitifs juxtaposés,
des segments brefs dont chacun marque une étape dans l’appropriation de Paris, une
tentative conquérante dans les détours du labyrinthe :
« Un étudiant n’a pas trop de temps s’il veut connaître le répertoire de chaque théâtre,
étudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue, et
s’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale ; fouiller les bons et els mauvais
endroits, suivre les cours qui amusent, inventorier les richesse des musées."
Les verbes. En outre, l’élément dominant est chaque fois le verbe, tous verbes
dynamiques appartenant au registre de la connaissance, de l’appétit intellectuel, de
l’exploration mentale : « connaître… étudier…apprendre…fouiller…inventorier ».
Cette succession dit l’impatience enthousiaste de l’étudiant, avide de savoir et qui «
n’a pas trop de temps s’il veut… ». Or Rastignac veut tout.
Les substantifs. Le champ de ces découvertes est inscrit dans les substantifs, que
l’ont peut classer sous deux rubriques :
- La rubrique culture comporte « le répertoire de chaque théâtre… les richesses
des musées… les cours qui amusent… un professeur au collège de France ». Toutes
ces découvertes sont d’autant plus excitantes que la capitale d’investigation
intellectuelle, encore à travers les substantifs : il s’agit « d’étudier les issues du
labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue », un pays mystérieux,
presque étranger pour le provincial, qui a sa topographie sinueuse, un « labyrinthe »,
ses mœurs propres, ses us et coutumes, les « usages », enfin son idiome. Cette passion
de comprendre a dû être celle du jeune Balzac débarquant de tours dans la capitale.
- La rubrique plaisir, relations, vie sociale réunit « les issues du labyrinthe
parisien… les usages, la langue…plaisirs particuliers de la capitale…les bons et les
mauvais endroits… la femme des premières galeries de l’opéra-comique ». Les
révélations sont de l’ordre du coeur et des sens. Les satisfactions de l’amour ne sont
qu’entrevues, ardemment souhaitées, mais inaccessibles encore : la femme est désirée,
mais à distance dans « les premières galeries ».

IV Les effets de l’apprentissage :

Ces effets, qui marquent l’aboutissement de l’initiation, se résument en trois verbes


« concevoir…admirer…envier ».

Concevoir dit une opération de l’ordre de l’intelligence : l’étudiant « finit par


concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société ». Il a
compris l’essentiel : la société se subdivise en classes, qui sont fort inégales par leur
position.
Admirer relève de l’affectivité : « admirer les voitures au défilé des Champs-
Élysées par un beau soleil » ; le verbe traduit l’éblouissement du jeune homme à pied
devant le symbole visible et éclatant de l’élégance et du luxe, la splendeur des
équipages.
Envier appartient au registre du désir, « il arrive bientôt à les envier ». Rastignac
n’est pas un intellectuel qui se contente d’analyser, ni un apprenti romancier qui
observe pour raconter ; ce qu’il veut surtout, c’est conquérir, posséder. Il passer très
vite de la connaissance au désir d’appropriation. Puis du désir à l’acte, en
s’introduisant chez madame de Beauséant.

Conclusion
Ce portrait tranche sur les précédents. Le personnage est jeune. On le saisit dans le
mouvement de son apprentissage.

Un portrait en action. Du point de vue de la technique narrative, ce texte nous


offre, non pas l’état statique d’une conscience à un moment donné, mais le récit d’un
itinéraire intérieur d’une année. Un éclairage rétrospectif est porté sur le personnage,
procédé habituel dans les pages d’exposition, où le narrateur fait le point sur le passé
avant d’engager l’action dans le présent.
Les qualités du héros en apprentissage. Rastignac est doué de trois vertus
magiques : la vivacité dans l’analyse, le désir vif de posséder ce qu’il voit et l’aptitude
a l’action. Il est muni es qualités utiles au héros en phase d’apprentissage puise à
travers son regard et son comportement le narrateur peut nous livrer à la fois la
connaissance des choses et les moyens de leur appropriation.
Un personnage enthousiaste. Ce personnage incarne la face de lumière du roman
balzacien, tant d’ardeur et de foi dans la vie qu’ignoreront les héros et héroïnes
de Flaubert, et même Gervaise de Zola dans L’Assommoir, avec ses velléités d’une vie
laborieuse.

Le lendemain, à l'heure du bal, Rastignac alla chez madame de Beauséant, qui


l'emmena pour le présenter à la duchesse de Carigliano. Il reçut le plus gracieux
accueil de la maréchale, chez laquelle il retrouva madame de Nucingen. Delphine
s'était parée avec l'intention de plaire à tous pour mieux plaire à Eugène, de qui elle
attendait impatiemment un coup d'oeil, en croyant cacher son impatience. Pour qui sait
deviner les émotions d'une femme, ce moment est plein de délices. Qui ne s'est
souvent plu à faire attendre son opinion, à déguiser coquettement son plaisir, à
chercher des aveux dans l'inquiétude que l'on cause, à jouir des craintes qu'on dissipera
par un sourire? Pendant cette fête, l'étudiant mesure tout à coup la portée de sa
position, et comprit qu'il avait un état dans le monde en étant cousin avoué de madame
de Beauséant. La conquête de madame la baronne de Nucingen, qu'on lui donnait déjà,
le mettait si bien en relief, que tous les jeunes gens lui jetaient des regards d'envie; en
en surprenant quelques-uns, il goûta les premiers plaisirs de la fatuité. En passant d'un
salon dans un autre, en traversant les groupes, il entendit vanter son bonheur. Les
femmes lui prédisaient toutes des succès. Delphine, craignant de le perdre, lui promit
de ne pas lui refuser le soir le baiser qu'elle s'était tant défendu d'accorder l'avant-
veille. A ce bal, Rastignac reçut plusieurs engagements. Il fut présenté par sa cousine à
quelques femmes qui toutes avaient des prétentions à l'élégance, et dont les maisons
passaient pour être agréables, il se vit lancé dans le plus grand et le plus beau monde
de Paris. Cette soirée eut donc pour lui les charmes d'un brillant début, et il devait s'en
souvenir jusque dans ses vieux jours, comme une jeune fille se souvient du bal où elle
a eu des triomphes. Le lendemain, quand, en déjeunant, il raconta ses succès au père
Goriot devant les pensionnaires, Vautrin se prit à sourire d'une façon diabolique.

Le Père Goriot - Honoré de Balzac

Annonce des axes


Etude
I Le personnage au cœur du récit :

La narration adopte le point de vue principal, rendu omniprésent, point mire du


récit et de l’attention de tous.

Le point de vue exclusif de Rastignac organise la description de cette scène de


saloon. C’est sa perception des choses qui est exposée. Il est présent
grammaticalement dans toutes les phrases, il est appelé Rastignac, ou Eugène, ou
l’étudiant, et plus souvent désigné sous forme de pronom sujet ou complément.
Les effets magiques de sa filiation aristocratique sont clairement perçus pas
Eugène ainsi placé en position centrale. Une phrase résume ses réflexions :
« l’étudiant… comprit qu’il avait un état dans le monde en étant cousin avoué de Mme
de Beauséant ». Cette constatation se trouve concrétisée tout au long de la soirée par
de multiples expressions qui sont autant de marques de son adoption dans le monde :
« Il reçut le plus gracieux accueil de la maréchale…tous les jeunes gens lui jetaient des
regards d’envie… il entendit vanter son bonheur…Les femmes lui prédisaient toutes
des succès… A ce bal, Rastignac reçut plusieurs engagements…Il fut présenté par sa
cousine à quelques femmes… ». Et pour terminer, une formule hyperbolique : « Il se
vit lancé dans le plus grand et le plus beau monde de Paris ».
Un nouvel équilibre de la relation amoureuse est établi par le succès d’Eugène,
une inversion du rapport de séduction entre les deux amants. La suprématie passe de
son côté, il se sent en position de supériorité sociale, donc sentimentale, il est celui «
de qui elle attendait impatiemment un coup d’œil » et à qui elle promet pour le soir un
baiser refusé la veille. Notez l’intervention de narrateur, qui apporte un commentaire
tiré de son expérience personnelle sur la satisfaction éprouvée par l’amant sûr de lui : «
Pour qui sait deviner les émotions d’une femme… ».
Eugène vogue dans l’irréel : adulé, courtisé, il en vient à éprouver de vrais émois
de jeune fille ; il se féminise dans ses émotions, il devient comme la coqueluche de
tous : merveilleuse soirée, « il devait s’en souvenir jusque dans ses vieux jours, comme
une jeune fille se souvient du bal où elle a eu des triomphes ». Cette dernière phrase
souligne le climat d’euphorie où baigne l’étudiant qui se voit un peu vite en membre
aristocratique.

II Prééminence sociale des femmes :

Dans les cercles aristocratiques de la vie mondaine, les femmes et els hommes ne
jouent pas un rôle égal.

Le rôle déterminant des femmes. Plusieurs signes viennent confirmer le propos


de Mme de Beauséant sur le rôle déterminant des protectrices. D’abord Eugène « reçut
le plus gracieux accueil de la maréchale ». Ensuite, il est distingué en sa qualité
d’amant présumé de Delphine ; c’est essentiellement cela qui le pose, et non ses
capacités ou ses talents éventuels :
« La conquête de madame de Nucingen, qu’on lui donnait déjà, le mettait si bien en
relief que tous les jeunes gens lui jetaient des regards d’envie ». Les femmes vont
s’employer à faire sa réussite : « Les femmes lui prédisaient toutes des succès »,
féminins ou sociaux, on ne sait, et sans doute les deux vont-ils de pair. Car ce sont les
femmes qui animent la vie sociale en leur qualité de maîtresses de maison, ce sont
elles qui reçoivent et choisissent leurs invités : « il fut présenté par sa cousine à
quelques femmes… dont les passaient pour être agréables ».
Cet univers féminisé convient à Eugène, qui vit depuis l’enfance au sein d’un véritable
gynécée : sa mère, ses sœurs, la tante Marcillac, Mme de Beauséant, Delphine,
Victorine, et toutes les admiratrices du bal, voilà un garçon comblé de sollicitudes
féminines.
Le rôle secondaire des hommes. Les seuls hommes présents sont des « jeunes
gens », pour qui l’amour est la grande affaire de la vie. Aucune mention n’est faite des
hommes d’âge mûr, distingués par l’éminence de leurs fonctions ou l’étendue de leur
fortune. Les maris ne sont pas évoqués. Dans cet univers féminisé, on notera aussi
l’absence de tout vocabulaire à connotation réaliste comme travail, argent, rentes,
revenus, place, spéculation, appointements, etc. Les jeunes gens sont en situation de
dépendance intellectuelle et morale par rapport aux femmes : ils remarquent Eugène
non de leur propre initiative, mais parce qu’il a été désigné à leur attention pas les
femmes en vue de la soirée ; ils ne l’envient pas pour ses talents, mais pour le prestige
qu’il tire d’une maîtresse présumée. Il n’y a entre lui et eux aucune communication
directe.

III Le retour au réel :

Le scepticisme railleur de Vautrin s’impose brutalement, sans aucune rupture


typographique, dans la suite immédiate de l’émerveillement du bal : « Le lendemain,
quand, au déjeuner, il raconta ses succès au Père Goriot, devant les pensionnaires,
Vautrin se prit à sourire d’une façon diabolique. »
Cet enchaînement sans solution de continuité en dit long sur le caractère illusoire
de l’ivresse mondaine de l’étudiant. En un sourire, Vautrin lui fait entrevoir la fragilité
d’une réussite qui n’a pas les moyens matériels de se maintenir. On lira avec profit la
suite du texte, où l’homme d’expérience établit avec une cruelle précision le coût
exorbitant pour Eugène de la vie où il rêve de s’engager.

Conclusion
On soulignera le double intérêt du texte : c’est à la fois un tableau de la société
mondaine et un tournant du récit. Il va conduire Eugène, fasciné par l’éclat de cette
société, à céder aux tentations criminelles de Vautrin, qui lui permettront d’y accéder.

Un tableau de la société mondaine. En nous peignant le tableau d’une vie


mondaine fondée sur l’inégalité tranchée des rôles masculins et féminins, ce texte offre
un intérêt sociologique ; si l’essentiel de la vie se passe dans les salons, si la promotion
sociale dépend de l’accueil dans les grandes maisons, et non des capacités de l’esprit
ou du caractère (on parlerait aujourd’hui de compétences professionnelles),
effectivement l’influence des femmes a pu être déterminante. Mais on se souviendra
que dans la jeunesse de Balzac, une protectrice, Mme de Berny, a été l’amante et la
conseillère ; la vision féminisée des salons dans Le père Goriot relève donc aussi du
vécu de l’auteur.
Un tournant du récit. Ce texte présente un moment clé dans le récit : il nous
décrit le point culminant de l’ascension d’Eugène. Il paraît confirmer la vision du
monde exposée par madame de Beauséant. Mais cette situation est aussi fragile que
brillante, Eugène n’ayant pas les moyens de soutenir son train de vie. La rechute dans
les soucis d’argent, et aussi les déceptions de l’amour, vont lui démontrer bientôt que
son apprentissage est loin d’être terminé.

Situation
Vautrin arrêté, Eugène enfin libre de toute pression pernicieuse a passé une soirée
charmante entre le et père et la fille dans l’appartement payé par Goriot. Tous deux ont
annoncé leur départ à maman Vauquer. Eugène apporte à Delphine l’invitation au bal
de madame de Beauséant. Ainsi s’est achevée la troisième partie, Trompe-la-Mort.
Le lendemain, les deux pensionnaires attendent les déménageurs quand Delphine
d’abord, puis Anastasie se présentent à la chambre de leur père, porteuses toutes deux
de dramatiques nouvelles.
Pour l’une et l’autre le désordre de leur vie se situe sur deux plans, à envisager
successivement : l’échec de le relation conjugale et les compromissions d’argent.

L’enjeu du texte
Il contribue à l’apprentissage d’Eugène en le faisant témoin d’une scène de mœurs
où s’étalent les déchirements de sentiments et d’argent des filles Goriot. Le deuxième
objectif du narrateur est d’introduire le thème du dénouement, celui de l’agonie, en
insistant sur la blessure mortelle infligée au père.

Lecture
- Mon cher père ! allez-y prudemment. Si vous mettiez la moindre velléité de
vengeance en cette affaire, et si vous montriez des intentions trop hostiles, je serais
perdue. Il vous connaît, il a trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je
m'inquiétasse de ma fortune; mais, je vous le jure, il la tient en ses mains, et a voulu la
tenir. Il est homme à s'enfuir avec tous les capitaux, et à nous laisser là, le scélérat ! Il
sait bien que je ne déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en le poursuivant.
Il est à la fois fort et faible. J'ai bien tout examiné. Si nous le poussons à bout, je suis
ruinée.
- Mais c'est donc un fripon ?
- Eh bien! oui, mon père, dit-elle en se jetant sur une chaise en pleurant. Je ne voulais
pas vous l'avouer pour vous épargner le chagrin de m'avoir mariée à un homme de
cette espèce-là ! Moeurs secrètes et conscience, l'âme et le corps, tout en lui s'accorde!
c'est effroyable: je le hais et le méprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen
après tout ce qu'il m'a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisons
commerciales dont il m'a parlé n'a pas la moindre délicatesse, et mes craintes viennent
de ce que j'ai lu parfaitement dans son âme. Il m'a nettement proposé, lui, mon mari, la
liberté, vous savez ce que cela signifie ? si je voulais être, en cas de malheur, un
instrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir de prête-nom.
- Mais les lois sont là ! Mais il y a une place de Grève pour les gendres de cette
espèce-là, s'écria le père Goriot ; mais je le guillotinerais moi-même s'il n'y avait pas
de bourreau.
- Non, mon père, il n'y a pas de lois contre lui. Ecoutez en deux mots son langage,
dégagé des circonlocutions dont il l'enveloppait: " Ou tout est perdu, vous n'avez pas
un liard, vous êtes ruinée; car je ne saurais choisir pour complice une autre personne
que vous; ou vous me laisserez conduire à bien mes entreprises. " Est-ce clair ? Il tient
encore à moi. Ma probité de femme le rassure; il sait que je lui laisserai sa fortune, et
me contenterai de la mienne. C'est une association improbe et voleuse à laquelle je
dois consentir sous peine d'être ruinée. Il m'achète ma conscience et la paye en me
laissant être à mon aise la femme d'Eugène. " Je te permets de commettre des fautes,
laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens ! " Ce langage est-il encore
assez clair ? Savez-vous ce qu'il nomme faire des opérations ? Il achète des terrains
nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par des hommes de paille. Ces
hommes concluent les marchés pour les bâtisses avec tous les entrepreneurs, qu'ils
payent en effets à longs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donner
quittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandis que ces hommes
s'acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisant faillite. Le nom de la maison
Nucingen a servi à éblouir les pauvres constructeurs. J'ai compris cela. J'ai compris
aussi que, pour prouver, en cas de besoin, le paiement de sommes énormes, Nucingen
a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres, à Naples, à Vienne.
Comment les saisirions-nous ?
Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, qui tomba sans doute sur le
carreau de sa chambre.
- Mon Dieu, que t'ai-je fait ? Ma fille livrée à ce misérable, il exigera tout d'elle s'il le
veut. Pardon, ma fille! cria le vieillard.
- Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votre faute, dit Delphine. Nous avons
si peu de raison quand nous nous marions ! Connaissons-nous le monde, les affaires,
les hommes, les moeurs ? Les pères devraient penser pour nous. Cher père, je ne vous
reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la faute est toute à moi. Non, ne pleurez
point, papa, dit-elle en baisant le front de son père.
- Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux, que je les essuie en les
baisant. Va ! je vais retrouver ma caboche, et débrouiller l'écheveau d'affaires que ton
mari a mêlé.
- Non, laisse-moi faire ; je saurai le manoeuvrer. Il m'aime, eh bien, je me servirai de
mon empire sur lui pour l'amener à me placer promptement quelques capitaux en
propriétés. Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient.
Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires. Monsieur Derville ne
sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez pas demain. Je ne veux pas me
tourner le sang. Le bal de madame de Beauséant a lieu après-demain, je veux me
soigner pour y être belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène ! Allons donc
voir sa chambre.
En ce moment une voiture s'arrêta dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève, et l'on
entendit dans l'escalier la voix de madame de Restaud, qui disait à Sylvie : - Mon père
y est-il ? Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà de se jeter
sur son lit et de feindre d'y dormir.
- Ah ! mon père, vous a-t-on parlé d'Anastasie ? dit Delphine en reconnaissant la voix
de sa soeur. Il paraîtrait qu'il arrive aussi de singulières choses dans son ménage.
- Quoi donc! dit le père Goriot : ce serait donc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas à
un double malheur.
- Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. Ah ! te voilà, Delphine.
Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa soeur.
- Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présence extraordinaire ? Je vois
mon père tous les jours, moi.
- Depuis quand ?
- Si tu y venais, tu le saurais.
- Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtesse d'une voix lamentable. Je suis bien
malheureuse, je suis perdue, mon pauvre père ! oh ! bien perdue cette fois !
- Qu'as-tu, Nasie ? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon enfant. Elle pâlit. Delphine,
allons, secours-la donc, sois bonne pour elle, je t'aimerai encore mieux, si je peux,
toi !
- Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa soeur, parle. Tu vois en
nous les deux seules personnes qui t'aimeront toujours assez pour te pardonner tout.
Vois-tu, les affections de famille sont les plus sûres. Elle lui fit respirer des sels, et la
comtesse revint à elle.
- J'en mourrai, dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuant son feu de mottes,
approchez-vous toutes les deux. J'ai froid. Qu'as-tu, Nasie ? dis vite, tu me tues...
- Eh bien! dit la pauvre femme, mon mari sait tout. Figurez-vous, mon père, il y a
quelque temps, vous souvenez-vous de cette lettre de change de Maxime ? Eh bien! ce
n'était pas la première. J'en avais déjà payé beaucoup. Vers le commencement de
janvier, monsieur de Trailles me paraissait bien chagrin. Il ne me disait rien; mais il est
si facile de lire dans le coeur des gens qu'on aime, un rien suffit: puis il y a des
pressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je ne l'avais jamais vu, j'étais
toujours plus heureuse. Pauvre Maxime ! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m'a-
t-il dit; il voulait se brûler la cervelle. Enfin je l'ai tant tourmenté, tant supplié, je suis
restée deux heures à ses genoux. Il m'a dit qu'il devait cent mille francs ! Oh ! papa,
cent mille francs! Je suis devenue folle. Vous ne les aviez pas, j'avais tout dévoré....
- Non, dit le père Goriot, je n'aurais pas pu les faire, à moins d'aller les voler. Mais j'y
aurais été, Nasie ! J'irai.
A ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d'un mourant, et qui accusait
l'agonie du sentiment paternel réduit à l'impuissance, les deux soeurs firent une pause.
Quel égoïsme serait resté froid à ce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée
dans un gouffre, en révélait la profondeur ?
- Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m'appartenait pas, mon père, dit la
comtesse en fondant en larmes.
Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou de sa soeur.
- Tout est donc vrai, dit-elle.
Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à plein corps, la baisa
tendrement, et l'appuyant sur son coeur:- Ici, tu seras toujours aimée sans être jugée,
lui dit-elle.
- Mes anges, dit Goriot d'une voix faible, pourquoi votre union est-elle due au
malheur ?
- Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout mon bonheur, reprit la
comtesse encouragée par ces témoignages d'une tendresse chaude et palpitante, j'ai
porté chez cet usurier que vous connaissez, un homme fabriqué par l'enfer, que rien ne
peut attendrir, ce monsieur Gobseck, les diamants de famille auxquels tient tant
monsieur de Restaud, les siens, les miens, tout, je les ai vendus. Vendus ! comprenez-
vous ? il a été sauvé ! Mais, moi, je suis morte. Restaud a tout su.
- Par qui ? comment? Que je le tue! cria le père Goriot.
- Hier, il m'a fait appeler dans sa chambre. J'y suis allée... " Anastasie, m'a-t-il dit d'une
voix... (oh ! sa voix a suffi, j'ai tout deviné), où sont vos diamants ? " Chez moi. " Non,
m'a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode. " Et il m'a montré l'écrin qu'il
avait couvert de son mouchoir. " Vous savez d'où ils viennent ? " m'a-t-il dit. Je suis
tombée à ses genoux... j'ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait me voir
mourir.
- Tu as dit cela! s'écria le père Goriot. Par le sacré nom de Dieu, celui qui vous fera
mal à l'une ou à l'autre, tant que je serai vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit
feu! Oui, je le déchiquetterai comme...
Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge. Enfin, ma chère, il m'a
demandé quelque chose de plus difficile à faire que de mourir. Le ciel préserve toute
femme d'entendre ce que j'ai entendu !
- J'assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement. Mais il n'a qu'une vie, et
il m'en doit deux. Enfin, quoi ? reprit-il en regardant Anastasie.
- Eh bien! dit la comtesse en continuant après une pause, il m'a regardée: " Anastasie,
m'a-t-il dit, j'ensevelis tout dans le silence, nous resterons ensemble, nous avons des
enfants. Je ne tuerai pas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pour m'en
défaire autrement je pourrais me heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos
bras, ce serait déshonorer les enfants. Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur
père, ni moi, je vous impose deux conditions. Répondez: Ai-je un enfant à moi ? " J'ai
dit oui. " Lequel ? " a-t-il demandé. Ernest, notre aîné. " Bien, a-t-il dit. Maintenant,
jurez-moi de m'obéir désormais sur un seul point. " J'ai juré. " Vous signerez la vente
de vos biens quand je vous le demanderai. "
- Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais cela. Ah! ah! monsieur de Restaud,
vous ne savez pas ce que c'est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le
bonheur là où il est, et vous la punissez de votre niaise impuissance?... je suis là, moi,
halte-là! il me trouvera dans sa route. Nasie, sois en repos. Ah, il tient à son héritier!
bon, bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacré tonnerre, est mon petit-fils. Je puis
bien le voir, ce marmot ? je le mets dans mon village, j'en aurai soin, sois bien
tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en lui disant: A nous deux! Si tu veux
avoir ton fils, rends à ma fille son bien, et laisse-la se conduire à sa guise.
- Mon père!
- Oui, ton père ! Ah ! je suis un vrai père. Que ce drôle de grand seigneur ne maltraite
pas mes filles. Tonnerre! je ne sais pas ce que j'ai dans les veines. J'y ai le sang d'un
tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. O mes enfants! voilà donc votre vie ?
Mais c'est ma mort. Que deviendrez-vous donc quand je ne serai plus là ? Les pères
devraient vivre autant que leurs enfants. Mon Dieu, comme ton monde est mal
arrangé ! Et tu as un fils cependant, à ce qu'on nous dit. Tu devrais nous empêcher de
souffrir dans nos enfants. Mes chers anges, quoi! ce n'est qu'à vos douleurs que je dois
votre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. Eh bien, oui, vous
m'aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindre ici! mon coeur est grand, il peut tout
recevoir. Oui, vous aurez beau le percer, les lambeaux feront encore des coeurs de
père. Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. Ah ! quand vous étiez petites,
vous étiez bien heureuses...
- Nous n'avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine. Où sont les moments où nous
dégringolions du haut des sacs dans le grand grenier ?
- Mon père! ce n'est pas tout, dit Anastasie à l'oreille de Goriot qui fit un bond. Les
diamants n'ont pas été vendus cent mille francs. Maxime est poursuivi. Nous n'avons
plus que douze mille francs à payer. Il m'a promis d'être sage, de ne plus jouer. Il ne
me reste plus au monde que son amour, et je l'ai payé trop cher pour ne pas mourir s'il
m'échappait. Je lui ai sacrifié fortune, honneur, repos, enfants. Oh ! faites qu'au moins
Maxime soit libre, honoré, qu'il puisse demeurer dans le monde où il saura se faire une
position. Maintenant il ne me doit pas que le bonheur, nous avons des enfants qui
seraient sans fortune. Tout sera perdu s'il est mis à Sainte-Pélagie.

Le Père Goriot - Honoré de Balzac

Annonce des axes


Etude
I Les échecs de l’amour :

La visite successive de Delphine et Anastasie est l’image même de l’échec de


Goriot : échec de son amour paternel et de l’éducation aveugle donnée à ses filles.

Les malheurs de Delphine. L’immoralité du baron de Nucingen est profonde dans


le domaine des mœurs : il est disposé clairement à fermer les yeux sur la liaison de sa
femme si elle accepte de le seconder dans des affaires véreuses.
Les sentiments de Delphine à l’égard de son mari se partagent entre l’horreur et le
mépris. Elle forme le projet d’utiliser les désirs frustrés du baron pour lui arracher des
avantages financiers, de se vendre à son propre mari.
Ce sont là las signes irréfutables de la faillite d’une éducation : est posée la question de
la responsabilité du père dans les désordres de sa fille.
Les égarements d’Anastasie. Chez Anastasie, qui a deux enfants adultérins,
l’échec conjugal se double d’un profond déchirement de la cellule familiale : elle
raconte une scène terrible où son mari a exigé et obtenu la vérité (page 305).
Anastasie a encore connu l’échec dans ses amours en dehors du mariage : Maxime son
amant la dupe, la cajole et lui joue la comédie du suicide dans le seul but de lui
extorquer de l’argent.
Quelle force exorbitante dans la passion d’Anastasie ! Elle a vendu les perles offertes
par son mari ; ruinée, elle vient encore quémander auprès de son père les douze mille
francs qui éviteraient à son amant la prison pour dettes ! Elle est immense dans sa
folie : une vie détruite, une famille, une position sociale, tout cela ruiné pour un amour
fou. Elle a autant de démesure que son père. Faut-il parler d’inconduite ou de passion ?
Voir page 307 : « Il ne me reste plus au monde que son amour… »

II Les compromissions pour l’argent :

C’est bien sûr l’argent qui est au cœur de ce désastre. Balzac démonte avec minutie
le mécanisme de l’escroquerie.

Le mécanisme frauduleux. Il est mis en place par le baron. Il consiste à faire


céder les titres de propriété des constructions et à spolier les entrepreneurs en déclarant
faillite des intermédiaires complices, opération de très grande envergure ; sa femme est
compromise aussi, appelée à lui servir de prête-nom si nécessaire ; elle se voit
contrainte d’accepter, sauf à préférer la ruine pour préserver son honnêteté (page 300).
Impensable !
Les dettes d’Anastasie. Les dépenses qu’elle a engagées ont dépassé toute
mesure : déjà des traites ont été payées par Goriot, qui a cédé pour cela sa coupe en
vermeil (se reporter au tout début du roman) ; puis l’extravagance d’avoir vendu le
collier de perles, trésor de famille, montre la folie de sa passion. Son amant est donc
un jeune homme qu’elle paie, et elle paie ses dettes. Son égoïsme est sans fond à
l’égard de son père ; elle conserve tout son sang-froid, elle vérifie la traite et remonte
pour la faire endosser par Eugène. Elle a finalement acculée à la ruine, contrainte par
son mari à consentir l’abandon de tous ses biens.

III La préparation du dénouement :

On relève au fil de la lecture de nombreuses expression préparent le lecteur à cette


idée que le père ne survivra pas à la douleur de voir ses filles démunies, à la violence
de leur querelle et à son impuissance pour les aider.
Voici les premières indications annonçant le thème de l’agonie, dont quelques-
unes dans les pages qui précèdent notre extrait : « Tu viens, dit le vieillard, de me
donner un coup de hache sur la tête (page 295)… Non, non, je ne m’en irai pas au
Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout (page 297)… Si cette idée était
vraie, je n'y survivrai pas (page 298)… Ma pauvre tête ne tiendra pas à un double
malheur (page 302)… J’en mourrai, dit le Père Goriot (page 303)… A ce mot
lugubrement jeté, comme un son du râle d’un mourrant… (page304) ». On constate
l’insistance du narrateur à annoncer une agonie qui n’avait pas encore été évoquée.

Conclusion
La présence d’Eugène, qui assiste à la scène à l’insu des autres personnages,
permet de réunir tous les fils de l’intrigue peu avant le dénouement. Cette scène est en
même temps une méditation sur les désastres qu’entraîne l’excès de l’amour.

Eugène, témoin caché, entend toute la scène à travers la cloison de sa chambre, et


cela constitue pour lui une rude leçon de choses sociales Il est plongé au coeur du
bourbier parisien, qu’il avait déjà côtoyé en acceptant les hasards de la roulette pour
payer les dettes de delphine. Les exigences et les plaintes des filles Goriot apportent
une contribution forte à son éducation.
Le désastre des excès. Si l’on veut dégager une leçon de cette scène, on constatera
que les grands sentiments n’ont eu que des conséquences nocives : Goriot est coupable
et puni, pour avoir top aimé et fait par là malheur de ses proches. Anastasie est du
même sang, ruinée par son amour, comme son père. Le sublime du cœur est un
système inadapté au réel, donc nuisible. Dans l’ordre de la vie privée comme celui du
contrat social, le culte de l’absolu débouche sur des ruines. L’amour même, et le désir
de faire le bien d’autrui, doivent rester dans les bornes de la modération, et qui veut
faire l’ange fait la bête.

Situation
Dans les pages précédentes du roman Le Père Goriot, le narrateur a raconté la mort
du père. Il a insisté sur la solitude de cette agonie : au retour de la soirée chez madame
de Beauséant, Eugène a trouvé Goriot mourant. Christophe envoyé auprès des filles
pour un secours d’argent n’obtient rien, Anastasie est en conférence avec son mari,
Delphine dort. Les longues plaintes du père désignent l’objet de son mal : « Ne pas les
avoir, voilà l’agonie ». Eugène effectue alors une démarche vers chacune d’elles,
vainement. Anastasie seule viendra, mais trop tard, son père aura sombré dans
l’inconscience. Goriot meurt sans avoir revu celles à qui il a tout sacrifié.
La narrateur a montré aussi la sollicitude d’Eugène auprès de l’agonisant, son
dévouement, sa fidélité envers ce vieil homme, qu’il soigne et veille avec constance,
tout imprégné encore des valeurs affectives de sa famille.

L’enjeu du texte
Cette dernière page du roman Le Père Goriot raconte la brève cérémonie funèbre
du malheureux Père Goriot. Elle fournit les derniers éléments nécessaires au
dénouement : les thèmes essentiels de l’œuvre, abandon du père et ambition exacerbée
de Rastignac, s’y trouvent liés l’un a l’autre et traités avec le maximum d’intensité. Un
double itinéraire s’achève, celui d’une vie de dévouement man récompensée pour le
père, et celui d’une éducation pour Eugène. Le commentaire envisagera
successivement les deux parties du texte, l’une consacrée au disparu et l’autre à
rastignac.

Lecture

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Lu par Nicole Delage - source : litteratureaudio.com

Les deux prêtres, l'enfant de choeur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu'on peut
avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n'est pas assez riche pour
prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le
service dura vingt minutes. Il n'y avait qu'une seule voiture de deuil pour un prêtre et
un enfant de choeur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.

- Il n'y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous
attarder, il est cinq heures et demie.

Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures


armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se
présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au Père-Lachaise. A six heures, le corps du
père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles,
qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme
pour l'argent de l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de
terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac,
lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y trouva rien, il fut forcé
d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez
Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait
les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette
larme arrachée par les saintes émotions d'un coeur pur, une de ces larmes qui, de la
terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras,
contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris
tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les
lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place
Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait
voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance
en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: "A nous deux maintenant!"

Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société,

Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

Le Père Goriot - Honoré de Balzac

Annonce des axes


Etude
I Goriot : les funérailles d’un pauvre :

Ces funérailles se déroulent sous le triple signe de l’abandon, de la précipitation et


de la contrainte d’argent.

L’abandon du père par les filles sa solitude près la mort comme dans l’agonie,
sont perceptibles à travers plusieurs expressions : « Il n’y avait qu’une seul voiture de
deuil… Il n’y a point de suite… deux voitures armoriées mais vides ». On remarquera
l’alliance de ces deux termes, « armoriées mais vides », qui marque la noblesse du titre
alliée à l’absence de sentiments : le cœur des filles est vide comme les voitures.
Socialement, les apparences sont sauves, les filles sont représentées aussi par leurs
domestiques, « les gens de ses filles ». Leur absence porte la triste confirmation d’un
abandon perpétré dès longtemps pour les raisons de prestige social, le père ancien
commerçant, et de surcroît ruiné, étant une compagnie peu distinguée.
La précipitation, la hâte d’en finir sont manifestes à travers un lexique temporel
qui souligne de façon réitérée le caractère expéditif de ces funérailles de pauvre.
Toutes les interventions du clergé sont parcimonieusement chronométrées : « Le
service dura vingt minutes… Nous pouvons aller vite… il est cinq heures et demie…
A six heures, le Père Goriot… ». Enfin, tous disparaissent « aussitôt que fut dite la
courte prière… ».Cette impression de funérailles au pas de course est accentuée par la
notation dépouillée des faits, qui sont dits brièvement, dans leur nudité, sans
commentaire. Toute une série de verbes au passé simple établit la succession nue et
banale des évènements : « Les deux prêtres… vinrent et donnèrent,… les gens du
clergé chantèrent,… deux voitures armoriées mais vides se présentèrent et suivirent…
le corps du Père Goriot fut descendu… ». La structure de la phrase suggère même un
escamotage de la descente dans la fosse, cet acte essentiel traité en quelques mots étant
aussitôt supplanté par la débandade de tous : « A six heures, le corps du Père Goriot
fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui
disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour
l’argent de l’étudiant ».Vous aurez noté, dans cette ample période, la disproportion
entre la partie très brève consacrée au défunt, oublié sitôt après le mot « fosse », et la
fuite des assistants longuement évoquée.
La contrainte de l’argent a été dominante tout au long du roman ; elle est
rappelée ici dans un registre lexical très insistant, et elle s’exerce jusqu’au bord de la
tombe : à l’église, Goriot obtient « tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs »,
car « le religion n’est pas assez riche pour payer gratis ». Au cimetière, le clergé
mesure son temps sur « l’argent de l’étudiant ». Dans la fosse même, « l’un des
fossoyeurs lui demanda un pourboire ». Alors « Eugène fut forcé d’emprunter vingt
sous à Christophe ». L’argent toujours : jusqu’au bout de la vie, et dans la mort même,
sans argent on n’a rien. Il conditionne aussi l’intervention du clergé, qui est assimilée à
une prestation de service exactement tarifiée.

II Rastignac : l’achèvement d’un itinéraire :

En un court moment, et en quelques phrases, le deuil dans le cœur d’Eugène est


supplanté par le désir de parvenir.

L’adieu au passé est suscité par le choc des vingt sous qu’il n’a pas et qui agissent
sur Eugène comme un déclic révélateur de l’égoïsme social : « Ce fait si léger en lui-
même détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse ». Il prend alors une
conscience plus aiguë que jamais de son dénuement personnel. Le jeune homme
d’autrefois meurt à ce moment : le spectacle de la pauvreté entraîne la révolte, le refus
de se laisser réduire soi-même à l’état d’un Goriot. Ici, Eugène pleure sur un mort qui
est aussi l’adolescent d’hier, un garçon honnête et pauvre, auquel il dit adieu. La scène
est réussie sur le plan poétique : le crépuscule de la journée, le déclin de la saison, la
mort du père et la fin des illusions, tout cela est dans le même tonalité triste.
Le passage du passé à l’avenir est instantané chez rastignac. Il ne reste pas
longtemps prisonnier de sa tristesse, il trouve vite en lui une détermination nouvelle :
« Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta ».
Le passage de la tombe où gît la victime vers les nuages, ce mouvement d’ascension
du regard, marque le retour à la vie, le recommencement de l’espérance, une deuxième
naissance. Plongé dans ses méditations, concentré sur sa pensée, Eugène est devenu un
autre homme ; ce court début de phrase, « Il se croisa les bras, regarda les nuages… »,
marque la détermination et la foi dans l’avenir.
Paris apparaît alors comme objet de désir. L’espérance retrouvée, c’est la
fascination du Paris élégant, perçu comme ne proie désirable. Il faut faire l’analyse
précise de l’avant-dernier paragraphe où chaque terme montre les séductions de ce
monde sous le regard d’un homme jeune. La sensualité de paris est dans
« tortueusement couché », comme dans une pose de courtisane. L’éclat des fêtes est
celui d’une ville où « commençaient à briller les lumières », qui annoncent les dîners,
les bals de la nuit. La richesse fascine Rastignac, il voit les seuls beaux quartiers, « là
où vivait ce beau monde ». Enfin, comme prolongement de tout ce spectacle
significatif, émerge le désir réaffirmé de participer au festin, de jouir des douceurs
offertes, « un regard qui semblait par avance en pomper le miel », qui dit l’appétit
sensuel de savourer, d’avaler à longs traits.
La volonté exacerbée de la conquête s’énonce de façon concentré dans la
fameuse apostrophe à la capitale : « A nous deux maintenant! ». Par là, l’ambitieux
affirme sa volonté de prendre possession de tout ce qui s’offre et se déploie sous son
regard. Par ce langage de conquérant un peu théâtral et emphatique, en harmonie avec
la pose physique, il marque l’assurance de la jeunesse, sa détermination, sa
présomption aussi.
Rastignac ne reste jamais longtemps au stade du désir, chez lui le passage à l’acte est
immédiat : « Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen », un dîner d’ambitieux
plus que d’amoureux, il n’est plus désigné par son prénom Eugène, il est Rastignac, et
cela sonne dur, pour un dîner chez une femme désignée du nom de son mari banquier,
et pas son nom d’amante, Delphine. Dîner chez elle dès ce soir-là, c’est renoncer à la
juger, c’est accepter sa sècheresse de cœur, son ingratitude filiale, c’est donc la traiter
en instrument d’un ambition. Parvenir en exploitant l’amour à des fins mercantiles :
voilà Rastignac qui met en pratique les conseils exposés autrefois à Eugène par
Vautrin.

Conclusion
Cette dernière page du roman est le point de rencontre des thèmes importants : une
vie s’achève, une autre commence.

Le thème fondamental du roman, l’égoïsme préféré et pratiqué au lieu de la


générosité, reçoit ici son ultime et capitale expression : la mort même peut effacer le
culte d’intérêt personnel dans les cœurs indifférents. La méconnaissance des bons et
des grands sentiments a été poussée jusqu’aux extrêmes limites : Goriot est désavoué
par tus, par ses filles absentes de son lit de mort et du cimetière, et aussi par le jeune
homme, qui certes s’est occupé de lui affectueusement, mais qui va vivre selon les
principes opposés aux siens.
Une ultime et décisive leçon. Face à la tombe, Eugène a scruté le fond des cœurs.
La mort pathétique de père marque la fin de son éducation. Le voilà seul désormais
face à la vie, en position d’adulte ; ses maîtres, ou ses inspirateurs, l’ont quitté : Mme
de Beauséant retirée, Vautrin arrêté, Goriot mort. A lui de vivre en assumant un chois
déjà largement engagé et renforcé par l’épisode final. Le destin du père Goriot aura
contribué jusqu’au bout à l’apprentissage d’Eugène.
Les deux fils de l’intrigue se rejoignent au bord de la tombe de Goriot : celui du
père dépouillé et celui du jeune homme ambitieux, cependant que la filiation plus
discrète avec Vautrin s’affirme dans la décision d’utiliser Delphine, femme du
banquier, à ses fins d’enrichissement.

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