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Quand la France cohabitait avec les

mercenaires russes du Groupe Wagner en


Libye
Chronique

Jean-Pierre Filiu
Professeur des universités à Sciences Po
La guerre en Ukraine incite à revenir sur cette étrange période, entre 2018 à 2020, pendant laquelle
militaires français et mercenaires russes étaient dans le même camp.
Publié le 10 avril 2022 à 07h00 - Mis à jour le 10 avril 2022 à 09h38 Temps de Lecture 5 min.
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L’invasion russe de l’Ukraine a suscité, dans de nombreuses capitales européennes, un examen de
conscience sur l’ampleur de l’aveuglement des dirigeants en place par rapport aux ambitions
pourtant affichées de Vladimir Poutine. A Berlin, c’est le pari d’Angela Merkel sur l’intégration de
la Russie par le commerce qui est mis en cause, tant il a accentué la vulnérabilité de l’Allemagne
plutôt qu’encouragé un cycle vertueux avec Moscou.
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Vladimir Poutine ; l’économie ukrainienne s’effondre
En France, le débat demeure indulgent envers Emmanuel Macron et « l’architecture de sécurité et
de confiance entre l’Union européenne et la Russie » qu’il a proposée en août 2019 à Poutine, en
l’accueillant à sa résidence d’été de Brégançon. Peu après, le président français stigmatise en « Etat
profond » les diplomates qui osent émettre des doutes sur sa volonté de rapprochement stratégique
avec Moscou. Cette menace à peine voilée contribue à étouffer toute critique en interne du
volontarisme élyséen. Ce n’est cependant pas en Europe, mais en Afrique du Nord, que s’est
déroulé un des épisodes les plus troublants d’une telle séquence.
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Afrique
Tous unis pour Haftar
La première guerre civile de Libye, de février à octobre 2011, aboutit au renversement et à
l’élimination de Mouammar Kadhafi, après quatre décennies de pouvoir absolu. Il faut attendre
mai 2014 pour qu’éclate la deuxième guerre civile, à l’initiative d’un ancien général de Kadhafi,
Khalifa Haftar, bientôt proclamé « maréchal ». Celui-ci se rêve en émule libyen de l’ex-maréchal
Sissi, qui vient d’être « élu » à 97 % des voix à la tête de l’Egypte, après en avoir renversé le
président islamiste. Dénonçant l’ensemble de ses adversaires comme des « terroristes », Haftar
implante à Tobrouk, dans l’est du pays, des autorités rivales du gouvernement installé dans la
capitale de Tripoli. Il refuse, en mars 2016, de se rallier au gouvernement d’union nationale de
Faïez Sarraj, pourtant reconnu par l’ONU dès sa prise de fonction à Tripoli.

Haftar est ouvertement soutenu par l’Egypte et les Emirats arabes unis, qui violent l’embargo
international pour continuer de l’armer, et plus discrètement par la Russie et par la France. Pour le
Kremlin, il s’agit d’une forme de revanche sur la campagne de l’OTAN en 2011 en Libye. Pour
François Hollande, la coopération avec Haftar participe de la logique « antiterroriste » sur
l’ensemble du Sahel. En 2016, trois militaires français meurent en « service commandé » dans la
chute d’un hélicoptère des forces d’Haftar à Benghazi.
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« autorités parallèles »
Emmanuel Macron, deux mois après son entrée à l’Elysée, réunit Sarraj et Haftar à La Celle-Saint-
Cloud, en juillet 2017, au nom de la réconciliation entre Tripoli et Tobrouk. Peu importe que soient
ainsi mis sur le même plan le gouvernement reconnu par l’ONU et les autorités de fait du chef
rebelle, l’essentiel est pour le président français de sortir de l’impasse, un espoir vite déçu. Mais le
biais de Paris en faveur d’Haftar persiste et il est même accentué par la très forte proximité entre
Macron et Mohammed Ben Zayed, l’homme fort des Emirats arabes unis, dont les dirigeants
français épousent volontiers les querelles, notamment son obsession anti-islamiste.
L’Elysée ne s’inquiète pas outre mesure des liens de plus en plus étroits entre Haftar et Moscou,
même quand le Kremlin décide, en octobre 2018, l’envoi d’un millier de mercenaires du Groupe
Wagner en Libye. Il est néanmoins clair que l’installation des paramilitaires russes participe d’une
montée en puissance des forces d’Haftar, dans la perspective d’une conquête de l’ensemble du pays
et d’un renversement du gouvernement d’union nationale de Tripoli.
Avec l’ONU et contre l’ONU
Durant ces mois cruciaux, les décideurs français ne peuvent nourrir aucun doute sur les objectifs du
Groupe Wagner, qui, au-delà de ses responsabilités opérationnelles, prend en charge les systèmes
d’écoute d’Haftar et les confient à des supplétifs syriens, recrutés par ses soins dans les rangs des
partisans d’Assad. Au même moment, Paris met pourtant en garde contre les visées du Groupe
Wagner en République centrafricaine, où son influence grandissante a des tonalités de plus en plus
antifrançaises.
Mais ce qui vaut en Afrique subsaharienne n’a apparemment pas cours sur la rive sud de la
Méditerranée, sans doute du fait des convergences de vues avec Le Caire et, surtout, Abou Dhabi.
C’est ainsi que les mercenaires russes s’installent dans cet angle mort de la politique française en
Libye.
Soyons clairs, il n’y a jamais eu de collaboration entre les « conseillers » français d’Haftar et les
paramilitaires dépêchés par le Kremlin, mais une incontestable cohabitation dans le même camp
libyen. Une telle cohabitation devient encore plus sensible lorsque, en avril 2019, Haftar lance la
troisième guerre civile de Libye, afin de saborder la conférence de réconciliation, programmée sous
l’égide de l’ONU, et de s’emparer du pouvoir à Tripoli.
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Là encore, l’Elysée refuse de condamner Haftar et cautionne de fait l’engagement du Groupe
Wagner aux côtés de ce chef de guerre. L’offensive rebelle a cependant pour effet de galvaniser le
camp de Tripoli, qui mène une vigoureuse contre-attaque, s’emparant dès juin 2019 de la base
insurgée de Gharian. La découverte, alors, de quatre missiles antichars Javelin, provenant d’un
stock vendu par les Etats-Unis à la France, lève un peu du voile sur la coopération toujours en cours
entre Paris et Haftar.
Macron, tout à son projet « d’architecture de sécurité » en Europe avec Poutine, n’a aucune envie
de susciter un contentieux avec Moscou en Libye, où il préfère dénoncer de manière de plus en plus
virulente l’ingérence de la Turquie. L’accord de défense signé entre Ankara et Tripoli en
janvier 2020 est en effet décisif dans la contre-offensive gouvernementale, appuyée par des drones
turcs et des mercenaires syriens, recrutés cette fois dans les rangs des opposants à Assad. En
mai 2020, la débandade du Groupe Wagner, dont les survivants sont rapatriés par un pont aérien
vers la Russie, marque la fin de cette cohabitation d’un an et demi avec les militaires français.
Il n’est pas inutile de revenir sur cet étrange épisode à l’heure où le Groupe Wagner réduit sa
présence en République centrafricaine pour contribuer à la campagne russe contre l’Ukraine.

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