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Chapitre 1 La centralité de l’Asie du Sud-Est et l’ASEAN

Serge Granger et Dominique Caouette

Une région peut à la fois prendre beaucoup d’importance géostratégique tout comme elle

peut rester marginale. Dans le cas de l’Asie du Sud-Est, force est de constater qu’elle est

au cœur des rivalités entre puissances, elle constitue un passage obligatoire pour le

commerce mondial et regorge de ressources naturelles, notamment des hydrocarbures en

mer, de plus en plus contestées par les pays riverains. Cette région est aussi à la

confluence de grandes cultures. La Chine et l’Inde y ont donné un sobriquet, Indochine,

pour la partie continentale fortement sinisée et indianisée. L’islam a profondément

imprégné les côtes et les îles de l’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Brunei et les

archipels méridionales des Philippines) et le bouddhisme a façonné la Thaïlande, le

Myanmar, le Laos et le Cambodge. Cet ensemble hétérogène a néanmoins réussi à établir

une organisation régionale structurante, l’ASEAN, responsable en partie du succès

économique de l’Asie du Sud-Est.

Le concept de centralité fut initialement développé par le psychologue Alex Bavelas à la

fin des années 19401. Pour Bavelas, c’est la qualité de la structure de la communication

qui facilite la mise en place de buts communs atteignables lorsque les participants

syntonisent le même discours et partagent la même méthode de fonctionnement. Ainsi,

l’ASEAN répond aux critères de base à la centralité. Ces trois critères sont la proximité,

la cohésion et l’intermédiarité. Géographiquement parlant, l’Asie du Sud-Est est certes

morcelée par quelques montagnes mais presque tous les pays jouissent d’un accès à la

1
BAVELAS, Alex, « Communication patterns in task oriented groups », Journal of the
Acoustical Society of America, vol. 22, no. 6, 1950, pp. 725-730.
21
mer (nonobstant le Laos) favorisant les échanges commerciaux. Cette proximité à une

mer commune joue en faveur d’un regroupement bien que sa valeur stratégique peut

stressé les relations maritimes des pays. En termes de cohésion, deux facteurs ont

transcendé l’acceptation par l’ASEAN de l’intégration comme déterminant de son

régionalisme. Le premier était la sécurité réalisée par un consensus mutuel sur la stabilité

régionale qui présupposait la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays voisins.

Le processus décisionnel de l’ASEAN fut basé sur les consultations et sur le consensus

au lieu d’une décision majoritaire qui pourrait affecter les affaires internes des pays

membres. Le second facteur, développé notamment durant les années 1990, était

l’ouverture au commerce mondial par l’intégration des chaines de valeur au sein

d’ententes de libre-échange. « L’intention de rassembler tous les pays de l’Asie du Sud-

Est sous l’organisation de l’ASEAN était perçue comme cruciale pour l’identité

régionale2 ». Offrir un libre-échange dans la non-ingérence pousse des ententes

commerciales aux exigences très basses, probablement plus appropriées pour un

ensemble de pays relativement hétérogènes. Finalement, le fait que l’Asie du Sud-Est se

spécialise beaucoup dans les chaines de valeur engendre un rôle d’intermédiaire

incontournable pour toutes productions de biens émanant de la Chine, du Japon ou

d’ailleurs en Asie. L’intermédiarité devient non seulement une nécessité mais aussi une

particularité partagée par l’ensemble des pays de l’Asie du Sud-Est.

Comme s’interroge Mely Caballero-Anthony, la centralité de l’ASEAN se traduit-elle par

le leadership ? A-t-elle la capacité de diriger la région Asie-Pacifique qui interpelle les

grandes puissances mondiales (États-Unis, Chine, Japon et Russie) et peut-elle influer sur

2
PALMUJOKI, Eero, « ASEAN’s RTAs: Relevance to India », dans RAO, V.P. (dir.)
India and ASEAN, New Delhi, KW Publishers Pvt Ltd, 2011, pp. 117-128.
22
le cours du régionalisme dans la région, compte tenu de ses capacités limitées et les

contraintes institutionnelles3?

Pour l’ASEAN, la centralité offre potentiellement l’autonomie, l’influence, le contrôle, la

visibilité, le sentiment d’appartenance et maximise sa puissance. Cette centralité devient

partagée parmi tous les États membres, elle crée des conditions pour une cohérence

accrue entre les États membres, qui à son tour, renforce la capacité de l’ASEAN pour

accéder aux ressources, définir l’ordre du jour, circonscrire les débats et façonner les

politiques qui profitent aux États membres.

Cette centralité se traduit aussi par sa capacité à structurer le débat et gérer l’agenda des

discussions. L’ASEAN établit ses règles qui doivent être suivies par les participants

externes comme internes (ASEAN +6). Cette position lui procure une amplitude politique

qui ne porterait pas autant advenant une simple addition de pays au sein d’une

organisation sans buts et objectifs clairement définis (comme le BRICS par exemple). Un

des avantages à présider la centralité permet à l’ASEAN de dicter les règles à suivre et les

sujets à discuter. Il devient plus difficile pour un nouvel acteur de changer les règles dans

un groupe déjà établi. Ainsi, lorsque la Chine ou les États-Unis se joignent à l’Asian East

Summit, ils sont assujettis aux règles de l’ASEAN. Malgré son manque de puissance

matérielle, l’ASEAN a été en mesure de réclamer sa centralité en raison de sa position

comme une intersection inévitable dans une grappe de réseaux, et cette condition

d’intermédiarité permet à l’ASEAN d’exercer une influence sur les processus régionaux

avec l’acceptation tacite des puissances.

3
CABALLERO-ANTHONY, Mely, « Understanding ASEAN’s Centrality: Bases and
Prospects in an Evolving Regional Architecture », The Pacific Review, vol. 27, no. 4,
2014, p. 564.
23
Les puissances et la centralité de l’Asie du Sud-Est

Historiquement, l’Asie du Sud-Est a longtemps été considérée centrale aux affrontements

entre puissances. Au 19e siècle, les Anglais et les Français se concurrençaient pour y

trouver des routes vers l’intérieur chinois, d’où la colonisation du Myanmar (Birmanie)

par l’Angleterre et le Vietnam, Laos, Cambodge par la France. Seule la Thaïlande, État

tampon séparant les rivalités coloniales, échappait ainsi au colonialisme européen. En

mer, les Hollandais capturaient l’Indonésie, les Anglais la Malaisie et Singapour,

l’Espagne les Philippines et le Portugal le Timor. Au 20 e siècle, les États-Unis font leur

apparition en reprenant les Philippines des Espagnols et combattent férocement toute

avancée du communisme chinois avec leur implication financière dans la guerre

d’Indochine mais surtout directe avec celle du Vietnam. Cette crainte, connue sous le

nom de la Théorie des dominos, allait même pousser les Américains à confronter

directement les Chinois en Corée. Du milieu du 19e siècle jusqu’à la fin de la guerre

froide, la région fut ainsi affectée directement par l’affrontement de puissances.

Selon Egrink et Van Der Outten, l’« actif le plus important de l’ASEAN est sa capacité à

influencer la stabilité géopolitique jusqu’à maintenant et dans les années à venir malgré

les pressions des grandes puissances d’avoir un accès économique et logistique privilégié

en Asie du Sud-Est [...]. En d’autres termes, l’Asie du sud-est est plus un théâtre potentiel

24
pour la rivalité géopolitique »4. Équilibrisme souhaité ou nécessaire, l’ASEAN doit éviter

la satellisation par une puissance. Fredéric Lasserre évoque un ralliement des nations du

sud-est asiatique autour des règles établies au sein de la Convention des Nations Unies

sur le droit de la mer pour faire contrepoids à l’argument chinois que des « droits

historiques » lui permet d’y installer des bases militaires5. C’est pourquoi l’ASEAN

poursuit une stratégie de « double-appartenance » qui implique un effort conscient pour

intégrer Washington et Beijing dans les institutions régionales. « Ceci est réalisable tant

que les relations sino-américaines restent stables et qu’aucun des deux pays choisissent

d’étendre leur sphère d’influence en Asie-Pacifique »6. À la lueur des agissements récents

de la Chine en mer méridionale et à la remilitarisation de la présence américaine en

Australie et même un accès au Vietnam, force est de constater que les deux grandes

puissances ne se font pas de quartier et vise à maintenir leur présence en Asie du Sud-Est.

Aucune des deux puissances ne laissera le champ libre à l’autre, vaut mieux miser sur

l’équilibre des puissances plutôt que d’encourager une militarisation incontrôlée qui reste

à tout moment de déraper et pousser les pays du sud-est asiatique à choisir un camp.

Plusieurs puissances, mais pas toutes, désirent accentuer la centralité de l’Asie du Sud-

Est chapeautée par l’ASEAN, compte tenu de leur faiblesse militaire. Non seulement

visent-elles à limiter la puissance chinoise par le biais de cette organisation mais aussi

4
EGBRINK, Fenna et Frans-Paul VAN DER OUTTEN, « ASEAN and Strategic Rivalry
among the Great Powers of Asia », Journal of Current Southeast Asian Affairs, no. 3, p.
138.
5
LASSERRE, Frédéric, « Les Frontières et les limites maritimes en mer de Chine
méridionale: arguments légaux et dynamiques des revendications » dans MOTTET, Éric,
Frédéric LASSERRE et Barthélémy COURMONT (dir.) Géopolitique de la mer de
Chine méridionale. Eaux troubles en Asie du Sud-Est, Québec, PUQ, 2017, pp.15-41.
6
HO, Benjamin, « The Future of ASEAN Centrality in the Asia-Pacific Regional
Architecture », Yale Journal of International Affairs, vol. 11, 2016, p. 82.
25
combler leur propre manque de puissance par le biais d’une coopération plus étroite avec

l’ASEAN. Par exemple, le Japon et l’Inde sont sans doute les puissances asiatiques qui

désirent le plus un renforcement du multilatéralisme au sein de l’ASEAN pour pallier à

leur faiblesse militaire dans la région. L’ASEAN est toujours le moteur derrière le

processus d’intégration régionale à laquelle le Japon souhaite participer activement

depuis que son leadership économique est contesté par la Chine. En ce qui concerne

l’Inde, sa capacité militaire est limitée à l’Océan indien et elle doit prioritairement

conclure des ententes bilatérales avec les pays craintifs de la Chine (États-Unis, Vietnam

et Japon) sans pour autant nuire au multilatéralisme de l’ASEAN.

Au milieu de la montée rapide de la Chine, le déclin relatif des États-Unis d’Amérique, la

réorientation du Japon et l’émergence de l’Inde, l’ASEAN doit trouver de nouveaux

moyens pour faire face aux défis de sécurité résultant de la redistribution du pouvoir en

Asie. Coincée entre les puissances américaines et chinoises du G2, l’Inde réactive les

charmes du non-alignement envers l’Asie du Sud-Est. « Ce que nous voyons ici est la

conséquence inévitable de la distribution externe et interne changeante du pouvoir en

Asie du Sud-Est. Comme étant la plus faible des grandes puissances, l’Inde a peut-être

plus à gagner que quiconque en ayant une ASEAN forte et unie »7.

Au-delà des forces militaires, les ententes économiques jouent aussi un rôle de

décentrage par l’application de normes concurrentes dans le commerce mondial.

Initialement promu par les États-Unis, le Partenariat Transpacifique (PTP) visait

justement à éloigner les États de l’Asie du Sud-Est de la Chine en imposant des

7
MOHAN, C. Raja, « An Uncertain Trumpet? India’s Role in Southeast Asian Security
», India Review, vol. 12, no. 3, 2013, pp. 134–150.
26
conditionnalités qui avantageaient les économies développées (Japon, États-Unis,

Canada, etc). Comme le suggérait le président américain Barack Obama « Si nous

n’imposons pas les règles, la Chine les écrira à notre place dans la région. Nous serons

alors exclus »8. Depuis la 2e guerre mondiale, les États-Unis ont imposé au reste du

monde le cadre normatif des échanges économiques (Bretten-Woods, Organisation

mondiale du commerce, Fond monétaire international et Banque mondiale) et, signe des

temps, son retrait du PTP constitue un premier repli sur la définition des normes du

commerce mondial.

Le retrait américain du PTP donna à la Chine des coudées franches pour imposer ses

propres conditionnalités, beaucoup moins restrictives que celles du PTP, et du même

coup, affaiblissait la capacité américaine d’imposer ses normes à travers l’Asie et le reste

du monde. Ce retrait américain concorde avec un populisme de plus en plus isolationniste

qui mine l’influence américaine dans le monde se réfugiant dans une guerre de

tarification plutôt que d’encourager des conditionnalités de production américaines.

Certains observateurs ont souligné que ce retrait américain affaiblit les États-Unis et

plusieurs politiciens américains, dont 25 républicains s’inquiètent de la perte d’influence

qui a fait la gloire des États-Unis et demandent au président Trump de reconsidérer cette

décision9. Malgré l’absence américaine, les 11 pays signataires du PTP ont baissé les

conditionnalités afin de permettre la signature de cet accord, preuve que l’influence

américaine est en perte de vitesse, s’éloignant de sa centralité pour devenir de plus en

plus périphérique.

8
« The Transpacific Partnership can help the US counter China’s expansion », The
Washington Post, 22 janvier 2015.
9
https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-02-23/trump-says-u-s-re-entering-
pacific-trade-deal-a-possibility.
27
Centralité économique

Une centralité géographique ne se traduit pas nécessairement en centralité économique.

Néanmoins, force est de constater que l’Asie du Sud-Est est devenue une centralité. « Si

la centralité apporte une plus grande intégration intrarégionale, elle devrait aussi produire

des retombées économiques importantes pour l’ASEAN. On peut s’attendre à une

spécialisation accrue et une plus grande productivité, un capital plus libre et des flux de

travail plus fluides, une plus grande concurrence et moins de revenus rentiers »10.

Les économies du sud-est asiatique sont les plus intégrées au monde où la valeur des

exportations/importations représentent plus de la moitié du PIB11. Plus de 60 % du

commerce mondial maritime émane de l’Asie et c’est le tiers du commerce

transocéanique international qui transite dans la mer méridionale de Chine12. À elle seule,

la Chine exporte près d’un trillion de dollars par cette mer, ce qui constitue 40% du total

des exportations chinoises, mais plus important encore pour les pays de l’Asie du Sud-Est

(Vietnam 86%, Indonésie 85%, Thaïlande 74% et Singapour 66%). L’Asie du Sud-Est est

aussi une région hautement impliquée dans le transport maritime car la Chine, le Japon et

la Corée du Sud constituent les première, quatrième et treizième puissances exportatrices

mondiales et une grande quantité de pièces provient des chaines de valeur implantées en

Asie du Sud-Est. À elle seule, la Malaisie produit 7% des semi-conducteurs du monde

10
PETRI, Peter A. et Michael G. PLUMMER, « ASEAN Centrality and the ASEAN-US
Economic Relationship », Policy Studies, no. 69, 2014, p. 13.
11
United Nations Conference on Trade and Development, Key Statistics and Trends in
International Trade, 2016, p. 20.
http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/ditctab2016d3_en.pdf.
12
https://chinapower.csis.org/much-trade-transits-south-china-sea/.
28
pour une valeur excédant 35 milliards US par année. Une grande partie est acheminée

vers la Chine ou le Vietnam pour l’assemblage13.

À l’instar d’autres processus d’intégration économique régionale, de nombreux

partenariats se concluent à l’intérieur même de l’ASEAN : un accord de coopération

industrielle en 2010, une zone de libre-échange (AFTA pour ASEAN Free Trade Area) en

2010 – étendue quatre années plus tard à l’Asie-Pacifique (FTAAP pour Free Trade Area

to the Asia-Pacific), et enfin une véritable communauté économique (AEC pour ASEAN

Economic Community) en 2015.

Tandis que les pays au sein de l’ASEAN déployaient leur propre réseau sur des bases

bilatérales, y compris avec des acteurs extrarégionaux, les 10 États membres ainsi que

leurs 6 autres partenaires (Chine, Japon, Corée du Sud, Inde, Nouvelle-Zélande et

Australie) ont décidé d’élargir et de renforcer leur coopération économique. Les ministres

des affaires économiques des 16 pays se réunissent d’abord au mois d’août 2012 pour

établir les principes directeurs du Partenariat économique régional global (PERG). En

novembre de la même année, à l’occasion du 21ème Sommet de l’ASEAN à Phnom Penh,

les négociations du PERG sont officiellement lancées. Les domaines de coopération du

futur accord englobent les transferts de biens et de services, les droits de propriété

intellectuelle, le commerce électronique, ou encore le règlement des différends. Présenté

généralement comme le concurrent du PTP, qui exclut la Chine et l’Inde, le PERG

polarise aujourd’hui l’intérêt de plusieurs États de la région depuis que Donald Trump a

13
ABAD, Luis, Ngozika AMALU, Kenichi KITAMURA, Ramona LOHAN et Alex
SIMLABWI, The Malaysian Semiconductor Clusters, Institute of Strategy &
Competitiveness, Harvard Business School, mai 2015, p. 20.
29
annoncé le retrait des États-Unis du PTP. À Beijing on a accueilli avec enthousiasme la

décision américaine car elle offre de sérieuses chances aux négociations en cours sur le

PERG de se concrétiser, ou du moins, accentuer l’attraction chinoise pour les États

d’Asie-Pacifique. La conclusion de cet accord prévue à la fin de 2018 déboucherait sur la

création de la plus importante zone de libre-échange au monde incluant pour la première

fois l’Inde et la Chine.

L’ASEAN constitue un exemple de régionalisme économique réussi. Malgré des

situations économiques très hétérogènes selon les pays, la zone a connu un taux de

croissance très élevé entre 2003 et 2007 (entre 5,5% et 6.5% sur les 5 ans). Elle connait

encore aujourd’hui une période de croissance supérieure à la moyenne mondiale. En

conséquence, le produit intérieur brut (PIB) de l’ASEAN est passé « d’un peu moins de 1

800 milliards de dollars américains en 2003 à plus de 2 550 milliards en 2007. Au cours

de cette même période, le PIB par habitant est passé de 12 000$ à 15 500$, faisant reculer

la pauvreté dans la région »14. En 2018, le PIB de la région frise les trois trillions de

dollars et la croissance économique se maintient au-dessus de 5% annuellement.

L’ASEAN comme effet structurant

14
MOTTET, Éric et Bruno JETIN, « L’Asie du Sud-Est et les chaînes de valeur », dans
ARÈS, Mathieu et Éric BOULANGER (dir.), Christophe Colomb découvre enfin l’Asie.
Intégration économique, chaînes de valeur et recomposition transpacifique, Québec,
Athéna Éditions, 2016, p. 171.
30
Dans son voyage au 18e sommet régional de l’ASEAN tenu à Bali en 2011, Hillary

Clinton a qualifié l’ASEAN de « socle d’une évolution de l’architecture régionale ». Elle

visait non seulement à rapprocher les États-Unis de l’organisation, essentielle pour le

pivot asiatique, mais reconnaissait de facto l’effet structurant incontournable que pose

l’ASEAN. Cette organisation

Créée le 8 août 1967, l’ASEAN représente une organisation assez atypique dans le

paysage des institutions internationales dans la mesure où elle fonctionne de manière

informelle. En effet, bien que son siège soit situé à Jakarta, l’ASEAN ne s’incarne dans

aucune institution à proprement parler, contrairement au parlement européen de

Bruxelles. Initialement créée pour combattre le communisme, elle repose aujourd’hui sur

trois piliers définis comme prioritaires : économique, socioculturel, politique et

sécuritaire. Le modèle de coopération au sein de l’organisation est lui aussi tout à fait

singulier : une liste d’objectifs (assez généraux et volontaires) permet de « cartographier

» quels pays ont atteint les objectifs en entreprenant les réformes adéquates. Ce système

repose sur le processus de public shaming et se révèle assez efficace car les États ne

souhaitent pas être identifiés comme les « mauvais élèves » de la région. Peu de mesures

coercitives sont adoptées par l’ASEAN envers un membre, le principe de non-ingérence

prime sur la contrainte institutionnelle.

L’architecture de l’ASEAN a été modifiée à plusieurs reprises. Les membres fondateurs

sont l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande, rejoints ensuite

par le Brunei (1984), le Vietnam (1995), le Myanmar et le Laos (1997) puis le Cambodge

(1999). En 1997, l’association s’est étendue à trois autres pays (la Chine, le Japon et la

31
Corée du Sud) pour former l’ASEAN+3. En 2005, l’Inde, la Nouvelle-Zélande et

l’Australie concluent à leur tour un partenariat avec l’organisation qui devient l’ASEAN

+6.

La centralité de l’ASEAN se traduit aussi par sa capacité à faciliter la résolution des

problèmes d’un secteur spécifique (piraterie par exemple) et établir la mise en place

d’infrastructures pour consultation régionale (les négociations du PERG). Les défis de la

centralité de l’ASEAN se résument à sa capacité de maintenir le consensus, de mener une

action collective et atteindre ses objectifs déclarés. Par contre, ces réseaux peuvent aussi

souffrir d’inefficacité, autrement dit, le manque de capacité d’action collective, maintenir

le consensus et la capacité d’atteindre les objectifs de leurs États. Ainsi, durant la

rencontre ministérielle de l’ASEAN à Phnom Penh en juillet 2012, elle fut incapable

d’émettre un communiqué conjoint sur les revendications territoriales conflictuelles,

notamment en mer, et comment elle envisage les régler au sein du cadre régional. Cet

incident eu un impact négatif sur la crédibilité de l’ASEAN et a amplifié les divisions

entre les 10 membres de l’ASEAN, notamment sur le rôle de la Chine dans la

militarisation de la région15.

Selon Leonard Sebastian, la centralité l’ASEAN doit répondre à trois changements

sécuritaires: le premier étant l’émergence de la Chine et c’est pourquoi elle s’est joint au

Traité d’amitié et de coopération en 2003. Le second est le pivot asiatique des États-Unis

qui vise un réengagement dans la région. Nier qu’une telle stratégie est censée contenir

une émergence de la Chine indispose certains pays asiatiques, comme les Philippines, qui

15
CABALLERO-ANTHONY, 2014, pp. 563-584.
32
critiquent à leur tour la militarisation de la région. Finalement, les différends territoriaux

en mer de Chine méridionale sont devenus une préoccupation majeure pour les questions

sécuritaires dans la région. « L’ASEAN est donc maintenant confronté à un dilemme

entre l’insistance américaine sur l’intérêt commun avec l’ASEAN sur l’accès libre et

ouvert dans la mer de Chine méridionale, et le refus catégorique de la Chine au recours

du multilatéralisme comme approche »16.

Les analyses critiques de l’ASEAN et de son approche de coopération régionale ont

divisé le débat entre les réalistes et les constructivistes sur les facteurs qui déterminent les

interactions étatiques en Asie du Sud-Est. Les constructivistes avancent que la base sous-

jacente de la coopération entre les pays de l’ASEAN est due à leur perception de la

région en tant que communauté où les États partagent une identité, une culture et des

normes communes. À l’inverse, les réalistes soutiennent que les forts sentiments

d’insécurité résultant du manque de légitimité des États ont fourni un terreau fertile pour

l’émergence d’institutions régionales comme l’ASEAN en Asie du Sud-Est qui sont

principalement des coquilles rhétoriques, lesquelles donnent une forme mais peu de

substance aux arrangements nationaux et internationaux. Les réalistes pensent qu’au sein

de l’ASEAN, la coopération a été motivée par des considérations fonctionnelles

découlant de la prise de conscience que son pouvoir de négociation augmente si la région

parle d’une seule voix.

La « voie de l’ASEAN » ressemble à un construit synthétique et savant qui

découle du caractère politique, stratégique et culturel indigène des États membres

16
SEBASTIAN, Leonard C., « Indonesia’s Dynamic Equilibrium and ASEAN Centrality
» dans KENKYUJO, Bōeichō Bōei (dir) The NIDS International Symposium, Tokyo, The
National Institute for Defense Studies, 2014, p. 14.
33
et de leur expérience pratique dans le traitement des problèmes et des défis

affectant la stabilité régionale. La « voie de l’ASEAN » est un cadre sécuritaire

qui empêche non seulement les tensions internes d’escalader en conflit armé, mais

qui cherche également à prévenir l’entraînement des conflits domestiques ainsi

qu’à assurer l’isolement des conflits du Sud-Est asiatique face à l’intervention

d’une grande puissance17.

Dans l’élaboration de leur politique étrangère, il arrive parfois que certains pays du sud-

est asiatique privilégient le bilatéralisme au détriment du multilatéralisme de l’ASEAN.

Par exemple, sur l’aspect sécuritaire, le rapprochement du Vietnam avec les États-Unis et

l’Inde vise à contenir son rival principal (Chine) en mer méridionale sans toutefois attirer

les remontrances des autres pays sud-est asiatiques. Idem pour les questions économiques

puisque seulement quatre pays de l’Asie du Sud-Est ont signé le PTP. Bref l’ASEAN

joue un rôle structurant mais elle ne constitue pas une prison qui limite les actions

gouvernementales lorsque vient le temps de satisfaire ses besoins immédiats ou priorisés.

Au-delà de l’ASEAN

Il serait hasardeux d’imputer la centralité de l’Asie du Sud-Est exclusivement à l’ASEAN

puisque les organisations régionales ont certes des effets structurants mais il faut aussi

prendre en considération les acteurs non-étatiques qui tissent des réseaux de plus en plus

17
BATABYAL, Anindya, « ASEAN, India and Southeast Asian Security: A Critical
Overview », dans Rao, p. 159.
34
influents18. Les sociétés civiles sud-est asiatiques, les syndicats, la culture et l’identité

régionale forgent aussi cette centralité qui poussent les gouvernements respectifs des pays

sud-asiatiques à entreprendre des réformes facilitant la mobilité (toujours problématique)

sans trafic humain (encore très présent) ou bien en établissant des normes partagées.

Deux types de régionalisme s’opèrent : « la régionalisation de jure […] relève d’une

logique institutionnelle et politique ; et d’autre part une régionalisation de facto […]

s’effectue sans cadre institutionnel bien défini »19. Ainsi il serait faux d’attribuer à

l’ASEAN, elle seule, la formation du régionalisme sud-est asiatique. Ce sentiment

d’appartenance régionale peut s’étendre par une alliance d’associations nationales qui

luttent pour des buts communs. Ainsi, « la nature de la relation entre la libéralisation et

la répartition spatiale des activités économiques […] se traduit par une plus grande

spécialisation qui peut impliquer la décentralisation et la centralisation des processus

[régionaux] »20. Des groupes de pression ou la société civile peut utiliser les organisations

régionales pour faire pression sur leur propre gouvernement.

Contrairement à l’Europe, on ne peut pas dire qu’il s’est développé un sentiment

d’appartenance sud-est asiatique et que cette identité reste encore à construire. Puisque la

non-ingérence demeure la façon d’opérer dans cette région, on voit mal comment

d’autres organisations régionales pourront façonner un sentiment d’appartenance partagé.

18
HE, Kai, « A Strategic Functional Theory of Institutions and Rethinking Asian
Regionalism. When Do Institutions Matter ? », Asian Survey, vol. 54, no.
6, novembre/décembre 2014, pp. 1184-1208.
19
BOISSEAU DU ROCHER, Sophie et Françoise NICOLAS, « Entre Asie orientale et
Asie-Pacifique : la centralité de l’ASEAN à l’épreuve de la puissance ? », Revue
Interventions économiques [En ligne], no. 55, 2016, mis en ligne le 29 juin 2016,
consulté le 04 avril 2018.
20
VYRYNEN, Raimo, « Regionalism: Old and New », International Studies Review, no.
5, 2003, p. 36.
35
Les échanges économiques structurés par l’ASEAN ne développent pas une identité

proprement dite et ce sont d’autres acteurs qui forgent et forgeront ce régionalisme. Les

États-nations ne peuvent pas affronter seuls les défis de la gouvernance régionale. « La

panacée pour gérer les conséquences d’un monde de plus en plus interdépendant est

largement vue comme un processus vertical et horizontal multicouches dans laquelle les

gouvernements et la société civile interagissent au niveau multilatéral dans une

organisation internationale »21. C’est pourquoi les sociétés civiles, la culture ou bien les

acteurs non-étatiques ont encore un rôle à jouer pour répondre aux pathologies de la

mondialisation (crime financier, migration illégale, sécurité alimentaire et énergétique,

communautarisme, pandémies, le terrorisme ou le crime organisé transnational) et

dégager une identité propre à l’Asie du Sud-Est.

21
RULAND, Jurgen, « Southeast Asian Regionalism and Global Governance:
"Multilateral Utility" or "Hedging Utility" ? », Contemporary Southeast Asia, vol. 33, no.
1, 2011, p. 85.
36

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