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Thierry Ripoll : "Notre cerveau n’est plus


adapté à notre environnement"
Margot Brunet
10-13 minutes

Marianne : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?


Thierry Ripoll : Je me suis toujours intéressé à la nature en tant que
naturaliste de terrain. Mais je suis aussi un spécialiste des mécanismes
cognitifs et la crise environnementale est remarquable de ce point de
vue : l’homme a pris conscience d’une situation très critique, d’un très
grand danger. Il sait… Mais n’agit pas. Ce décalage entre ce que l’on
conçoit rationnellement et les comportements que l’on adopte est un
classique de la psychologie cognitive et de l’économie
comportementale. La situation actuelle est assez analogue à celle de
l’addiction au tabac : le fumeur sait qu’il doit arrêter mais ne le fait pas.
Mais dans le cas de notre gestion de la crise écologique, il en va de
l’avenir de l’humanité.
À LIRE AUSSI : "Il n’y a aucune réflexion globale sur notre capacité à
vivre avec le climat du futur en France"
De mon point de vue, nous vivons une révolution anthropologique sans
précédent. Homo sapiens a grosso modo 200 000 ans et nous sommes
les premiers humains à prendre globalement conscience de ce que
même nos grands-parents ne pouvaient concevoir : la planète a des
limites et nous les transgressons dangereusement. Pourtant, nous
n’avons pas converti cela en action. À ce titre, je trouve les discours
des intellectuels et des politiques sur l’écologie naïfs et incantatoires : il
faut protéger et préserver l’environnement, faire ça, ne pas faire ça…
Mais c’est loin d’être aussi simple !
Selon vous, ce décalage résulte de la révolution néolithique, il y a
environ 10 000 ans…
Selon la psychologie évolutionniste, notre cerveau, et donc certains de
nos comportements, est le produit de millions d’années d’évolution. Il
s’est adapté pour faire face efficacement aux contraintes de
l’environnement qui était encore le nôtre au Paléolithique, débuté il y a
quelques millions d’années. Sauf que depuis le Néolithique, il y a
environ 10 000 ans, nous avons totalement transformé notre
environnement : ce qui fut jadis adaptatif ne l’est plus aujourd’hui.
À LIRE AUSSI : "On peut promouvoir une industrialisation compatible
avec les limites planétaires"
La sédentarisation débute, elle permet une dynamique d'accumulation.
Les nomades ne pouvaient pas avoir de patrimoines très conséquents

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puisqu’ils devaient tout transporter. Désormais, Homo sapiens peut
développer des infrastructures, accumuler des richesses… C’est aussi
la naissance des premières sociétés inégalitaires. Libre à chaque
individu de s'enrichir infiniment plus que les autres : l’inégalité est
devenue la norme. Alors que les comportements égoïstes étaient
auparavant exclus, la compétition entre individus apparaît puisque
chacun a la liberté de s’enrichir au détriment des autres. Cela devient
la marque de la domination et pousse les individus à accumuler des
biens matériels. Or à l’échelle de l’humanité, 10 000 ans, c’est très
récent : le cerveau n’évolue pas aussi vite.
Un bouleversement si rapide qu’il crée un décalage entre la nature
de notre cerveau et le fonctionnement de nos sociétés.
Prenons l’exemple du couple plaisir/déplaisir, fondamental pour la
survie de tous les êtres vivants. Quand on a soif, des mécanismes
neurophysiologiques suscitent à la fois le désir et le plaisir de boire.
C’est pareil avec l’alimentation : au Paléolithique, avant la révolution
néolithique, on se goinfrait d’aliments dès qu’on en disposait car rien ne
garantissait que dans les jours à venir, on ne souffrirait pas du manque
de nourriture : notre cerveau est « programmé » ainsi. De même, le
sucre et les graisses étaient autrefois rares et nécessaires : l’évolution
nous a formatés pour apprécier et rechercher ces nutriments. Mais
lorsque l’environnement permet la profusion, le cerveau nous piège : le
plaisir ne comble plus un manque réel et nous pousse à consommer en
excès.
À LIRE AUSSI : Changement climatique : devra-t-on se priver de tout
pour survivre ?
Cela explique l’on consomme trop de sucres et de graisses, et que l’on
mange davantage que ce dont notre corps a besoin. Le système
archaïque de la récompense, à l’origine du plaisir, demeure actif et
prend le dessus sur une autre partie du cerveau impliquée dans
l’analyse rationnelle. Notre cerveau n’est plus tout à fait adapté à notre
environnement, à la profusion qui y est désormais possible et nos
sociétés exploitent parfaitement cette dépendance au plaisir.
En plus de ces exemples, comment cette dépendance se
manifeste-t-elle ?
Il faut évoquer ici le tapis roulant hédonique. Lorsque quelque chose
procure du plaisir, ce dernier s’atténue rapidement en raison d’un
processus d’accommodation : il est nécessairement fugace. S’il fait 40
degrés, pénétrer dans une pièce à 28 degrés générera un réel plaisir.
Mais au bout de quelques minutes, cette sensation aura totalement
disparu. Il faudra encore faire baisser la température pour ressentir un
sursaut de plaisir. Le problème est que notre société permet le
renouvellement infini de ces plaisirs de sorte que nous rechercherons
toujours de nouvelles sources qui se traduiront en consommation
supplémentaire.
À LIRE AUSSI : "La prédation des ressources et des humains appelle
une sobriété choisie et pacifiste"
Plus encore, cette dépendance se manifeste au niveau collectif. C’est
ce que j’appelle cette fois le tapis roulant positionnel. Notre plaisir est
très relatif à celui des autres : on ne désire jamais autant que ce dont
les autres profitent et dont nous sommes privés. Par ailleurs, tout être
humain, à l’instar des autres animaux sociaux, n’a de cesse de vouloir

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grimper dans la hiérarchie sociale en raison des avantages que cela
procure en termes de survie de l’individu et d’opportunités
reproductrices.
« Si le système capitaliste est si puissant, c’est parce qu’il entre en
résonance avec ce qui est archaïque chez Homo sapiens, notamment
notre addiction au plaisir et notre obsession de la comparaison aux
autres. Il accepte l’inégalité et introduit la compétition entre individus. »
Rappelons que l’objectif inconscient de tout être vivant est sa survie et
la transmission de ses gènes. De fait, les personnes riches ont plus
d’opportunités de rencontres : c’est terrible, mais c’est vrai. Nous
sommes alors tous engagés dans une course au statut social qui se
manifeste bien souvent par l’accumulation de biens matériels… Et
concourt donc à la crise environnementale. C’est une forme de
compétition sexuelle intraspécifique qui s’exprime de manière si
particulière et problématique pour l’espèce humaine.
Autre problème cognitif : notre appréhension des échelles. La crise
environnementale suppose des échelles temporelles et de quantité sur
lesquelles butte notre système cognitif. Dans le cas de la crise
environnementale, c’est du temps long qu’il faut gérer alors que notre
cerveau ne traite bien que le court terme.
Il y a une forme de fatalité à votre énoncé : si notre espèce n’est
pas adaptée à son environnement, peut-elle vraiment éviter de
courir à sa perte en ralentissant la consommation ?
Bien sûr, il y a une part de pessimisme dans mon propos. J’ai montré
que le fait d’être conscient des multiples déterminismes neurocognitifs
et sociétaux à l’origine de notre addiction à la consommation est une
condition nécessaire mais non suffisante à la révolution
anthropologique nécessaire pour poursuivre notre aventure de
Sapiens. Par ailleurs, si le système capitaliste est si puissant, à mon
sens, s’il a dominé remarquablement toute la planète, c’est parce qu’il
entre en résonance avec ce qui est archaïque chez Homo sapiens,
notamment notre addiction au plaisir et notre obsession de la
comparaison aux autres. Il accepte l’inégalité, introduit la compétition
entre les nations, les individus… Dans cette organisation sociétale, il
est strictement impossible pour un pays d’adopter des mesures
écologiquement souhaitables puisque celles-ci entraîneraient une
baisse de production et affaibliraient le pays économiquement : ce que
ni les citoyens ni les leaders politiques ne sont prêts à accepter. La
logique interne au capitalisme est donc incompatible avec la résolution
du problème environnemental.
À LIRE AUSSI : Inondations, canicule, incendies : comment le
réchauffement climatique les intensifie
En revanche, je demeure en partie optimiste parce que je pense que
les êtres humains, contrairement aux autres animaux, ont la capacité
de faire intervenir leur culture dans la gestion de leur comportement.
Bien sûr, nous sommes génétiquement déterminés, bien sûr notre
cerveau rend plus probables certains comportements parfois inadaptés
à notre environnement actuel… Mais notre culture peut aussi jouer d’un
poids immense. Elle peut évoluer, faire contrepoids à ces
déterminismes hérités de notre passé évolutionnaire. La culture, c’est
la politique : c’est à elle d’assumer cette révolution anthropologique et
culturelle nécessaire à notre survie. Nous connaissons, grâce aux
scientifiques, les limites de la planète. On peut désormais calculer la

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consommation possible par habitant compatible avec les limites de la
planète. Faire en sorte que la totalité des humains acceptent de réduire
leur consommation sera l’enjeu des décennies à venir. Ce peut être
l’occasion de dessiner une autre humanité moins violente, moins
inégalitaire et plus durable.
Avoir connaissance des limites de la planète et de ces
mécanismes cognitifs est-il un premier pas ?
Dans toute situation où nos actes ne se conforment pas à nos objectifs
rationnels, prendre conscience de ce qui est à l’origine de la
dissonance cognitive est nécessaire pour surmonter l’obstacle. Cela
est le point de départ d’une gestion rationnelle de la crise
environnementale. L’objectif de ce livre est donc avant tout de
permettre au public de percevoir la complexité de cette question et de
ce dont nous souffrons individuellement et collectivement. Mais nos
décisions individuelles ne seront jamais suffisantes si le politique ne
s’empare pas de la question. Les initiatives individuelles sont toujours
bonnes à prendre, mais ne permettront pas de changer la trajectoire de
l’humanité. Cela doit nécessairement venir de politiques soutenues
démocratiquement qui s’appliqueront à l’ensemble de l’humanité. La
science sera nécessaire pour sortir de l’impasse, mais elle reste
assujettie au politique, elle n’a pas solution à tout : le problème est
avant tout psychologique et donc politique.

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Le bord de l'eau
Thierry Ripoll, Pourquoi détruit-on la planète ? Le Cerveau d’Homo
Sapiens est-il capable de préserver la planète ?, Le bord de l’eau, 240
p., 20 €

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