Vous êtes sur la page 1sur 2

Rhapsoderie

Ah tu déménages, Juju ? Tu vas où ? A m'cul ! qu'il a répondu T-cube. La mère en a profité pour
bazarder pas mal de choses qu'on ne cessera pas de chercher de temps en temps. Les cassettes
notamment. Et plein de babioles essentielles dont on n'aura même plus le souvenir. Mon grand-père,
pas le sien l'autre appelait ça « des viézeries ». S'en débarrasser à la première occasion. Place au
neuf, au propre. Table rase, pas une miette dessus. Une goutte de café ou une goutte de vin comme
du sang dilué. Carrelage et formica vont bien pour ça.
On jette, on nettoie pour produire la distinction élémentaire. C'est compliqué sans être le moins du
monde réfléchi. Garder, trouver, rafistoler, faire des tas au fond du jardin ou dans le garage, ou bien
condamner une pièce de la maison pour la bourrer de saloperies, c'est un reliquat du passé. La
rhapsoderie ils font ça.

sédentaire, nomade
nomade sédentarisé
toujours en voyage dans la tête
prêt à partir
les vagabonds, sans parler des manouches
les journaliers, les sans domicile fixe, les pas fixés, étaient légion
les gagne-petits à la Bouvines aussi
à un moment on a commencé à les marquer
c'était et ça n'était pas en lien avec les guerres
les guerres ont justifié, accéléré le marquage des errants
la rhapsoderie c'est pas les errants à proprement parler
même si les errants font partie de la rhapsoderie
la rhapsoderie c'est des gens de peu
de peu de biens, de peu de manières
c'est les autres
ceux dont on se démarque
ceux par rapport à qui on produit une distinction élémentaire
ça, c'est de la rhapsoderie
Carl Schmidt chez les pécores
Carl Schmidt chez les pauvres
ya eux, et ya nous
nous on est des gens bien
des gens propres
des gens qui travaillent
des gens qui connaissent les limites
qui essaient de faire en sorte que ça ne déborde pas
que ni eux ni les enfants ne les dépassent
la limite entre propre et sale
entre neuf et vieux
entre correct et pas correct
entre la vie et la saloperie de la vie
dans la rhapsoderie ces limites ne sont pas respectées
pas toutes en même temps certes
mais par exemple on a Nono le Baveux
issu dit-on des noces d'un frère et d'une sœur
et qui déboule dans la rue sur son chariot et bavant et en gémissant
là une limite aura été franchie et voilà le résultat
en tout cas on se définit comme ça
il y a prolo et prolo
pauvre et pauvre
modeste et modeste
ce qui n'empêche pas que ça déborde aussi chez les gens bien
les gens bien ne sont pas forcément des gens de bien
le vice est partout
la violence aussi
d'ailleurs chez les gens bien
comme la saloperie est mise sous cloche
comme les excès, les dépassements de limite sont mis sous cloche
pendant des années
comme aussi tout ça est caché, comme tout ça est tu bien souvent
c'est encore plus sale quand ça éclate
soit dit en passant
il est pas dit qu'on soit plus sain
lorsqu'on est sur les rails du travail, de la stabilité, de la famille
du propre, du neuf, du correct
il est pas dit qu'on soit plus sain ni plus heureux
la rhapsoderie se débrouille peut-être pas si mal
en acceptant une partie de l'excès
l'excès de désir
l'excès de saleté
l'excès de fainéantise
l'excès de violence
l''excès de hasard dans les vies
l'excès d'incertitude
en créant des manières de décharger l'excès
par des éclats des gueulements
des coups et l'errance
mais faut quand même pas croire que c'est le paradis
ni que c'est mieux
c'est sûrement l'horreur aussi
les nomades sont libres d'aller se faire pendre ailleurs
et nomades dans leur tête seulement avec ça
nomades dans l'ennui et la bibine d'une baraque miteuse
et traîner la rue
les crottes de chien dans le salon

Vous aimerez peut-être aussi