On trouve la ruine au bout d'un chemin tortueux. C'est après la ferme la
plus dégueulasse du canton. On dit ici : la ferme-ta-gueule. Le chemin descend en contrebas d'une grange éventrée puis s'enfonce dans la combe qui forme à cet endroit un bois de feuillus. Après il se redresse plus raide encore, et d'un coup le vert se fait noir, on n'a plus que des sapins nus, décharnés, qui pourtant obscurcissent l'air comme dans un caveau. Au plus sombre du bois à main gauche, on distingue un autel de pierre. Un peu plus haut à main droite, l'entrée du parvis. Enfin, perchée sur l'éperon, la chapelle qui donne sur le vide. On ne l'utilisait qu'une fois l'an pour la fête du 15-août. Le procession ne comptait pas grand-monde, un troupeau de croûlants qu'un prêtre violet guidait, venu de la ville. La file se dirigeait péniblement vers la chapelle, dans la chaleur ou la grêle d'un orage d'été. Les chemises fumaient dans la nef où l'on finissait par célébrer une messe à on ne sait plus qui.
La dernière fois que la procession a eu lieu, il y a des années de ça, aucun
de ceux qui en sont revenus n'a voulu raconter ce qu'il avait vu. Avait-on seulement vu quoi que ce soit ? Ils ont raconté qu'à l'approche de la chapelle, depuis le fond de la combe, leurs viandes passaient du chaud au froid comme au plus fort de la crève, barbouillées, avec un poing sur le cœur. Ceux mêmes qui étaient restés au village suaient entre les omoplates. On a pensé que le pain pouvait être gâté. Ou l'eau. Mais tout était déjà gâté depuis si longtemps par ici qu'on s'y était accoutumé. La procession a tenu bon. Ils ont continué leur ascension, pliés en deux sous une chape d'air moite prise de vibrations lourdes, comme un grand vent immobile. Pourquoi est-ce qu'ils n'ont pas rebroussé chemin ? Parce que le prêtre violet semblait ne rien sentir et les exhortait ainsi à ne pas défaillir, ou bien parce qu'ils comprenaient obscurément que quelque chose allait finir qui n'en finissait pas, qui ne voulait pas finir, dont ils étaient les derniers risibles remparts ? Ils sont arrivés au bout du chemin. Le prêtre leur a donné l'ordre d'attendre sur le pas du portail puis il est entré et un instant après ou peut- être un peu plus, la chapelle s'écroulait. Ont alors déboulé les pompiers, les ambulances, les gendarmes, des gyrophares englués au bout de la route, et plus d'uniformes qu'il n'y en avait jamais eu dans l'histoire de ce fond de vallée. Ils ont sorti les corps des décombres. Pas seulement celui du prêtre. Il y en avait trois autres. Des garçons qu'on a retrouvés nus, les uns dans les autres, les membres enchevêtrés comme les branches d'un fagot. II.
Le choc que ça a été, quand on a appris qu'ils avaient tiré le Simon Michel du lit, avant l'aube, chez sa mère où il vivait. Ils l'ont gardé toute la journée