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Cinémas
Revue d'études cinématographiques
ISSN
1181-6945 (imprimé)
1705-6500 (numérique)
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RÉSUMÉ
Les descriptifs que les premiers « fabricants » de vues
animées publient dans leurs catalogues sont des textes
scripturaux produits sur la base d’un texte iconique
préexistant. Ce sont des textes fonctionnels davantage
que fictionnels, qui visent à traduire au mieux, au
moyen du langage verbal, le contenu et, à la fois, l’esprit
d’un film. Une fois que l’effet novelty du cinémato-
graphe se serait estompé, l’écriture plus proprement
« littéraire » allait bientôt reprendre ses droits, d’autant
plus que, dans sa phase d’institutionnalisation, le
cinéma allait devenir narratif. Le « catalogueur » allait
ainsi être amené à se transformer en « publirédacteur »,
pour produire des textes « novellisés » qui seraient plus
respectueux du média scriptural.
ABSTRACT
The descriptive texts that the earliest “manufacturers” of
animated pictures published in their catalogues are
scriptural texts based on a pre-existing iconic text. These
texts are more functional than fictional, for they strive to
best translate, through the means of verbal language, not
just the content but also the spirit of a film. As soon as
the novelty effect of the cinematograph had worn off,
writing more distinctly literary in nature would
promptly assert its rightful place, especially since, in its
institutional phase, cinema would become narrative.
The “cataloguer” would hence be lead to transform into
a “publiwriter” in order to produce novelized text that
would be more representative of scriptural media.
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média (un média B, disons) d’un texte qui aurait, dans ce nou-
veau média, une autonomie complète. Il s’agirait donc d’un
texte qui occulterait toute référence explicite au média originel
(le média A), et toute référence explicite à la facture proprement
médiatique du texte d’origine. Au contraire, tout se passe, avec
les premiers descriptifs, comme si l’on essayait d’utiliser les
signes du média B (le scriptural) pour rendre compte, dans ce
média, des effets produits sur le public par le média A (le fil-
mique), au moyen des signes propres à ce dernier.
Ce que vise donc la description du catalogue, c’est de remplacer
le texte — iconique — du média A par un tenant-lieu, produit
par l’intermédiaire d’un autre média. La chose s’explique bien dès
lors que l’on tient compte de la fonction de ces descriptifs : ils
sont là, devant nous, non pas pour que nous les appréciions en
raison de leurs qualités propres, mais pour que nous devinions, à
travers eux, le texte absent, celui de la vue qu’ils « re-présentent ».
De la même façon que certains médias contemporains se
laissent oublier au profit de ce qu’ils transmettent, les descriptifs
des catalogues de la cinématographie-attraction sont trans-
parents dans le sens où ils tendent à s’effacer au profit de leur
fonction, qui est de laisser transparaître la vue dont ils tiennent
lieu. Ces textes sont en effet produits en vue de permettre à
l’acheteur potentiel (l’exhibiteur) de se passer de la vue pour faire
son choix, et de se la passer, cette vue, dans la tête, de s’en offrir
une vision, pour ensuite procéder à une sélection de la marchan-
dise qu’il entend proposer à ses clients-spectateurs.
Voilà pourquoi le texte de ces descriptifs ne relève pas de
quelque velléité d’adaptation que ce soit. Il ne s’agit pas ici de
remplacer un texte poétique iconique par un texte poétique
scriptural, mais de donner de celui-là une description relative-
ment fidèle. La fidélité revêt d’ailleurs ici une signification parti-
culière : il s’agit d’une fidélité fonctionnelle et pragmatique,
indispensable à la viabilité du produit filmique.
Occupons-nous maintenant des références au média nouveau
que recèlent les premiers descriptifs. En voici quelques exemples
(nous indiquons entre crochets le catalogue de référence) :
— Projects highly magnified. An interesting subject
[Maguire et Baucus, automne 1897].
Transposition et novellisation :
l’autonomie du « publirédacteur » du cinéma narratif
L’autonomisation littéraire du texte de catalogue se manifeste
donc clairement dans le bulletin de la Biograph datant de 1910
et présentant le film His Last Burglary. Comme on l’a vu, ce texte
se place d’emblée sous la tutelle d’une citation littéraire qui offre,
à l’instar d’une fable, une morale ou une maxime qui oriente les
horizons d’attente du lecteur. Avec force pathos et images
fleuries, on y célèbre la force sacrée et universelle de l’enfance :
« […] the tiny hand of a baby has ever been the propelling force
of the universe ». On ne trouve pourtant aucune trace de ce
conditionnement moralisant dans le film, qui illustre d’entrée de
jeu l’un des éléments déterminant le récit en question, soit la
pauvreté du jeune inventeur. Cette autonomie à caractère
littéraire du bulletin de la Biograph va jusqu’à mener le rédacteur
à modifier, dans son texte scriptural, l’ordre du découpage et la
structure même des actions proposées par le film.
but it may mean happiness for his wife. This thought decides him,
so he rushes to his home with the child. »
Cette précision construit — ou à tout le moins renforce —
l’image (et aussi le cliché littéraire) du délinquant au grand cœur
qui, au-delà des actes répréhensibles qu’il commet, songe tout
de même au bonheur de sa conjointe, toutes choses qui
n’apparaissent pas dans le film, en tout cas pas de façon expli-
cite. Le descriptif agit donc comme un vecteur de renforcement
du principe de motivation et de causalité narratives. Le texte
scriptural cherche en quelque sorte à motiver les actes posés par
les personnages ; pas le texte filmique. Peut-être est-il alors
possible de parler de vraisemblable comparé, le vraisemblable du
film à l’époque de His Last Burglary n’étant pas de même nature
que celui du récit littéraire.
Notons encore que le surplus relatif d’information peut aussi,
dans certains cas, pencher du côté du film. L’exemple le plus
probant à cet égard intervient au moment où l’on présente au
spectateur la maison du pasteur, avant que l’inventeur ne vienne y
déposer son enfant. La monstration de l’espace domestique de
cette demeure se trouve animée par une sorte de chorégraphie
spontanée offerte par les filles du pasteur (figure 5). On ne trouve
aucune trace de cette brève scène de danse dans le récit scriptural.
Cette différence pourrait aussi s’expliquer, nous semble-t-il, par
des facteurs relevant de la cinégénie. La danse des jeunes filles ne
constitue en rien une fonction cardinale du récit, pour reprendre
la terminologie de Roland Barthes. Elle est narrativement anec-
dotique et ne contribue même pas directement à assurer la
vraisemblance du récit. Ce qu’apporte la scène relève, d’une part,
de la connotation culturelle : la danse des jeunes filles signifie
implicitement un foyer aisé où il fait bon vivre, à mille lieues des
tracas matériels qui sont le lot de l’inventeur et de sa famille.
D’autre part, et voici la dimension cinégénique de la séquence,
cette animation chorégraphique introduit de la dynamique et de
la rythmicité dans le profilmique. Durant ce court instant, la
monstration prend une allure plus attractive, pour ne pas dire
« attractionnelle ». La description de personnages dansants n’ayant
pas les mêmes qualités du côté du scriptural, le publirédacteur ne
ressent pas même le besoin d’y faire allusion dans son texte.
Conclusion
Pour nous aider à conclure brièvement sur ce type particulier
de novellisation — de protonovellisation — que représentent les
descriptifs des catalogues, il nous faut apporter une précision
importante à notre commentaire de His Last Burglary. Il se peut
en effet (point de certitude à cet égard) que le texte du Biograph
Bulletin ait des origines préfilmiques (et qu’il ne soit pas
simplement postfilmique). Ce texte a en effet pu être rédigé à
partir d’un scénario non encore filmé. Si tel est le cas, et que de
l’écrit (le scénario) on ait abouti à de l’écrit (le bulletin), on ne
peut plus parler de novellisation ! Il se peut même, autre
hypothèse, que la rédaction du bulletin soit effectivement
postérieure au film dont elle doit rendre compte, mais que le
scénario initial ait servi de base à sa rédaction, et ce malgré
l’existence du film. Ce qui, d’ailleurs, ne serait pas incompatible
avec ce que nous avons proposé ici : les publirédacteurs qui
s’inscrivent dans le paradigme de l’intégration narrative ont
depuis longtemps renoncé au mimétisme des catalogueurs de la
cinématographie-attraction. Dorénavant, on ne cherche plus à
relayer scripturalement, dans une sorte d’enthousiasme indiciel,
l’effet novelty qui se dégage du nouveau média. Il se peut alors
que cette prise de distance relative, face à la nature du média, au
NOTES
1. Le présent texte a d’abord fait l’objet d’une communication au colloque
international Narrating the Film-Novelization : From the Catalogue to the Trailer
(Università degli Studi di Udine, Italie, mars 2005). Côté belge, la réflexion et la
recherche dont il fait état s’inscrivent dans le cadre des travaux de l’Observatoire du
récit médiatique (ORM) de l’Université Catholique de Louvain. Côté québécois, il a
été écrit dans le cadre des travaux du GRAFICS (Groupe de recherche sur l’avène-
ment et la formation des institutions cinématographique et scénique) de l’Université
de Montréal, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada et le Fonds québécois pour la recherche sur la société et la culture. Le
GRAFICS fait partie du Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI).
2. Voir Gaudreault et Marion 2004 (actes du colloque international Poétique de la
novellisation : médias et adaptation, Université de Louvain, Leuven et Louvain-
la-Neuve, novembre 2003).
3. Voir Gaudreault 2004 (cet ouvrage paraîtra en français aux Éditions du CNRS
en 2006).
4. Catalogue Williamson (septembre 1902), film intitulé Two Naughty Boys Teasing
the Cobbler.
5. Voir Gaudreault et Gunning 1989.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Bowser 1973 : Eileen Bowser, Biograph Bulletins 1908-1912, New York, Ferrar, Straus
& Giroux, 1973.
Coissac 1911 : G.-Michel Coissac, « La conférence cinématographique », Ciné-
Journal, no 161, 1911, p. 41-48.
Gaudreault 2004 : André Gaudreault, Cinema delle origini. O della « cinematografia-
attrazione », Milano, Il Castoro, 2004.
Gaudreault et Gunning 1989 : André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des
premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma ? », dans Jacques Aumont, André
Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1989, p. 49-63.
Gaudreault et Marion 2004 : André Gaudreault et Philippe Marion, « Les catalogues
des premiers fabricants de vues animées : une première forme de novellisation ? », dans
Jan Baetens et Marc Lits (dir.), La novellisation. Du film au livre/Novelization : From
Film to Novel, Leuven, Leuven University Press, 2004, p. 41-59.
Marion 1997 : Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits »,
Recherches en communication, no 7, 1997, p. 61-87.