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Cinémas
Revue d'études cinématographiques

Du filmique au littéraire : les textes des catalogues de la


cinématographie-attraction
André Gaudreault et Philippe Marion

Cinélekta 5 Résumé de l'article


Volume 15, numéro 2-3, printemps 2005 Les descriptifs que les premiers « fabricants » de vues animées publient dans
leurs catalogues sont des textes scripturaux produits sur la base d’un texte
URI : https://id.erudit.org/iderudit/012323ar iconique préexistant. Ce sont des textes fonctionnels davantage que fictionnels,
qui visent à traduire au mieux, au moyen du langage verbal, le contenu et, à la
Aller au sommaire du numéro fois, l’esprit d’un film. Une fois que l’effet novelty du cinématographe se serait
estompé, l’écriture plus proprement « littéraire » allait bientôt reprendre ses
droits, d’autant plus que, dans sa phase d’institutionnalisation, le cinéma allait
devenir narratif. Le « catalogueur » allait ainsi être amené à se transformer en
Éditeur(s) « publirédacteur », pour produire des textes « novellisés » qui seraient plus
Cinémas respectueux du média scriptural.

ISSN
1181-6945 (imprimé)
1705-6500 (numérique)

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Citer cet article


Gaudreault, A. & Marion, P. (2005). Du filmique au littéraire : les textes des
catalogues de la cinématographie-attraction. Cinémas, 15 (2-3), 121–145.

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Du filmique au littéraire : les textes


des catalogues de la
cinématographie-attraction 1

André Gaudreault et Philippe Marion

RÉSUMÉ
Les descriptifs que les premiers « fabricants » de vues
animées publient dans leurs catalogues sont des textes
scripturaux produits sur la base d’un texte iconique
préexistant. Ce sont des textes fonctionnels davantage
que fictionnels, qui visent à traduire au mieux, au
moyen du langage verbal, le contenu et, à la fois, l’esprit
d’un film. Une fois que l’effet novelty du cinémato-
graphe se serait estompé, l’écriture plus proprement
« littéraire » allait bientôt reprendre ses droits, d’autant
plus que, dans sa phase d’institutionnalisation, le
cinéma allait devenir narratif. Le « catalogueur » allait
ainsi être amené à se transformer en « publirédacteur »,
pour produire des textes « novellisés » qui seraient plus
respectueux du média scriptural.

ABSTRACT
The descriptive texts that the earliest “manufacturers” of
animated pictures published in their catalogues are
scriptural texts based on a pre-existing iconic text. These
texts are more functional than fictional, for they strive to
best translate, through the means of verbal language, not
just the content but also the spirit of a film. As soon as
the novelty effect of the cinematograph had worn off,
writing more distinctly literary in nature would
promptly assert its rightful place, especially since, in its
institutional phase, cinema would become narrative.
The “cataloguer” would hence be lead to transform into
a “publiwriter” in order to produce novelized text that
would be more representative of scriptural media.
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Dans une communication présentée à ce qui fut peut-être le


premier colloque sur la novellisation (Université de Louvain,
novembre 2003 2), les deux auteurs du présent article proposaient
un cadre réflexif portant sur cette pratique, assez précoce, de
« transmédialisation » image/texte que suppose l’écriture des
résumés des catalogues publiés par les « fabricants de vues
animées ». Au même titre que la novellisation, la rédaction de ces
descriptifs, qui devaient permettre aux « exhibiteurs » de sélec-
tionner les produits les plus susceptibles d’intéresser leur clientèle,
impliquait la production de textes scripturaux rédigés sur la base
de textes iconiques préexistants. Cependant, au contraire des textes
normalement produits dans le cadre d’un processus de novelli-
sation, au sens où on l’entend généralement, ces descriptifs sont
d’abord et avant tout des textes fonctionnels. La préoccupation du
catalogueur de l’époque de la « cinématographie-attraction 3 » (que
l’on situe entre 1895 et 1908) est de donner à l’acheteur potentiel
une idée de la vue mise en vente. Il ne s’agit pas, pour lui, de
produire un texte qui aurait une valeur en soi. Le descriptif doit
en effet serrer au plus près, par le truchement du langage verbal, le
contenu et l’esprit de la vue.
On constate que les descriptifs de la toute première période
du corpus étudié font preuve d’un certain mimétisme intermé-
diatique, leurs rédacteurs allant jusqu’à tenter la transposition,
dans le scriptural, de certains des traits propres au nouveau
mode, iconique, d’expression. L’exercice de « transsémiotisation »
auquel se sont adonnés les premiers catalogueurs les amène, le
plus souvent, à chercher à établir une sorte de traduction en
mots de la fibre « médiale » du texte filmique, ce qui les pousse à
imaginer en quelque sorte des équivalents scripturaux de don-
nées purement iconiques. L’écrit et le filmique étant deux véhi-
cules sémiotiques franchement hétérogènes, on pourrait arguer
que les catalogueurs de la cinématographie-attraction, en igno-
rant la barrière des espèces médiatiques, ont été victimes d’une
certaine forme de naïveté.
Une pareille condition d’asservissement du média scriptural au
média iconique n’allait pas durer indéfiniment, comme nous
allons le constater. Nous verrons en effet ici comment le catalo-
gueur de la cinématographie-attraction est appelé, une fois le

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cinéma parvenu au seuil de l’institution, à se transformer en un


genre de « publirédacteur » et à produire un texte « novellisé »
d’une tout autre nature que celui qui prévalait au tournant du
siècle : un texte qui ne s’inscrit plus dans la tradition du mimé-
tisme descriptif des premiers catalogueurs. C’est un peu comme
si on finissait par reconnaître que le média filmique possédait
désormais sa spécificité, son langage, sa légitimité, sa visibilité
médiatique, et qu’il était devenu aussi vain qu’inutile d’essayer
de le traduire dans un autre média. L’exercice de rédaction ne
consisterait plus, dès lors, en une simple traduction ; il doit doré-
navant se présenter comme une transposition, voire une adap-
tation du contenu du film dans le média scriptural d’arrivée, en
respectant celui-ci et ses principes.
Illustrons d’abord les deux extrémités de ce spectre par deux
exemples représentatifs des tendances notées. Le mimétisme des-
criptif représentatif de la toute première période paraît évident
dans cet exemple tiré d’un catalogue du « cinématographiste »
anglais James Williamson (il s’agit de la description d’une vue
datant de 1899, provenant de la série intitulée « One-Minute
Comedies 4 ») :
Two Naughty Boys Teasing the Cobbler.
Cobbler at work ; two boys bring shoes to mend ; boys
stand outside with pea-shooter ; cobbler jumps. No, I
didn’t do anything !

On remarque l’aspect brut, saccadé, quasi immédiat du texte


du catalogue Williamson, tentant, semble-t-il, de cerner l’esprit
cinéma, sans chercher à produire d’effet littéraire autonome. Le
descriptif semble, en effet, inspiré du cinétisme propre au nou-
veau média. Mimétisme stylistique et informationnel : le texte
ne dit rien de plus que ce qu’il y a dans la vue.
Voyons maintenant un exemple qui se situe à l’autre extrême.
Il s’agit du descriptif de His Last Burglary, réalisé par Griffith
pour la Biograph en 1910, dont voici un extrait :
The Scottish poet, Robert Pollock, called children
“Living jewels dropped unstained from heaven,” and
this esteem is backed by Scriptural evidence, for the
Saviour came to us as a child. He ever specialized the

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child. He taught that a little child should lead them.


And so it is ; the tiny hand of the baby has ever been
the propelling force of the universe. Never was this
more vividly portrayed than in this Biograph subject.
William Standish, a young inventor, like many of his
ilk, has spent time, money and energy in perfecting a
machine which the engineers to whom he had sub-
mitted it are slow in deciding upon, during which time
he and his little family of a wife and infant child are in
poverty’s clutches (dans Bowser 1973, p. 170).

L’emprise littéraire, à tout le moins d’une certaine conception


stéréotypée de la littérature classique, apparaît ici d’emblée. Le
texte s’ouvre sur une mise en exergue et un incipit moralisateur,
tous deux placés sous le signe de la référence littéraire, par la
convocation de l’imagerie verbale (non pas iconique) empha-
tique d’un poète écossais. Le portrait du personnage de l’in-
venteur s’inspire par ailleurs largement des clichés littéraires
ambiants, tout en donnant une série d’informations que le film,
pour sa part, ne livre nullement. Ce texte ne relève pas du
mimétisme stylistique et informationnel observé dans le premier
exemple. En tout cas, si mimétisme il y a, ce serait plutôt celui
qui implique la soumission aux canons et aux topoï littéraires.
Outre le fait que ce second exemple se rapproche de la
conception courante de la novellisation, on note aussi, entre
l’exemple Williamson et l’exemple Griffith, une distance
notable, qui indique l’appartenance respective des deux cas à des
registres franchement différents. Chacun de ces registres semble
correspondre à l’un des « modes de pratique filmique » jadis
identifiés par l’un d’entre nous (avec Tom Gunning), et qui se
seraient succédé à l’horizon de l’histoire : d’une part, le « système
des attractions monstratives », qui aurait dominé jusqu’aux
environs de 1908, et, d’autre part, le « système d’intégration
narrative » qui lui aurait succédé 5. En effet, il semble bien que,
dans le cas de Williamson, l’on se situe nettement du côté de
l’attraction, tandis que celui de Griffith nous fait basculer du
côté de la narration.

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Traduction, mimétisme, infranovellisation :


les catalogueurs de la cinématographie-attraction
À une époque où, encore loin de sa reconnaissance institu-
tionnelle, le cinéma — ou plutôt le cinématographe — évolue
sous l’aura de la novelty de son dispositif, la tendance au mimé-
tisme que l’on a remarquée chez les premiers catalogueurs est une
tendance dominante. Sur le plan prosodique, les textes réunis
dans leurs catalogues évoquent le cinétisme et la rythmicité
associés à la fascination exercée par la nouvelle machine, par le
nouveau procédé. En adhérant à l’emprise du média iconique, le
catalogueur de la cinématographie-attraction néglige en quelque
sorte deux spécificités : celle, médiatique, du scriptural, et celle,
générique, du modèle dominant de la rédaction « littéraire ».
Voyons la chose d’un peu plus près, à partir du descriptif
d’une autre vue tiré du catalogue de Williamson (vue qui fait
partie de la même série que celle mentionnée ci-dessus 6) :
Two Naughty Boys Upsetting the “Spoons.”
Two boys playing with bat and ball in garden ; gentle-
man arrives ; where is aunty ? Boy points through
opening ; aunty arrives ; animated conversation ; boy
takes away gent’s cigarette, dropping racquet behind
him ; etc.

On note une accumulation d’actions énoncées brièvement, à


la queue leu leu, de façon lacunaire, sur un mode où la fébrilité
ne le cède en rien à la rapidité, comme si l’on avait voulu
traduire, par la facture du texte, si ce n’est sa « fracture », le
rythme saccadé de l’action, comme si l’on avait cherché à
traduire, par ces saccades, le génie cinétique du cinématographe
lui-même : des phrases incomplètes et segmentées, des micro-
séquences verbales s’enchaînant les unes à la suite des autres, sans
véritable articulation, des points-virgules servant de ponctuation,
etc. En décrivant de la sorte un film, le catalogueur de la cinéma-
tographie-attraction en vient, finalement, à décrire le film, le film
dans son « essence », si l’on peut dire, dans sa fascinante nou-
veauté médiatique. D’où l’écriture syncopée, le style heurté, la
prosodie saccadée et télégraphique, autant de caractéristiques qui
ont fait les beaux jours du cinématographe, selon plusieurs
commentateurs de l’époque. Ainsi le clame, par exemple,

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G.-Michel Coissac qui, dans un texte daté de 1911, conseille au


conférencier de ne pas même s’essayer à concurrencer par son
verbe l’aspect frénétique des images en mouvement :
Il serait vain de causer pendant que se projettent les
vues animées : toute l’attention est accaparée par elles.
D’autre part, il semble que ces vues mâchent les
syllabes des mots que l’on désirerait leur appliquer.
Chaque tremblement devient une virgule, un trait de
sursaut que, par les yeux, reçoit le sens de l’ouïe
(Coissac 1911).

Des textes de catalogue comme ceux de Williamson ne visent


donc pas l’affranchissement esthétique, ne serait-ce que parce
qu’ils empruntent souvent des raccourcis télégraphiques qui, par
l’éclat proprement attractionnel de leur phrasé, ne peuvent faire
autrement que d’« obscurcir la forme ». Ces textes renoncent donc à
leur propre transparence textuelle. En effet, c’est d’abord et avant
tout l’opacité médiatique, du moins une certaine opacité
médiatique, qui les singularise. Remarquons cependant que, par
un curieux renversement, ces caractéristiques formelles dépour-
vues d’intentionnalité littéraire en viennent parfois, par leur
opacité même, à ressembler à des expressions poétiques plus
élitistes et, partant, plus… littéraires. N’y a-t-il pas, en effet, dans
le caractère haché et compact de ces textes, un soupçon de futu-
risme, voire de dadaïsme (avant la lettre, bien entendu) ?
Par « opacité », on entendra plutôt ici le fait que les descriptifs
ne sont pas autonomes, qu’ils sont complémentaires à d’autres
textes (des textes iconiques), auxquels ils font référence — dont ils
sont la référence, en fait. En ce sens, ces textes ne seraient que des
faire-valoir… Cette opacité est omniprésente, non seulement en
raison de la brièveté télégraphique des textes, mais aussi en raison
des nombreuses notations réflexives dont ils sont émaillés, et qui
sont de deux ordres. Il y a d’abord celles, indirectes, qui s’im-
posent par les constantes références au texte — filmique —
absent, puis celles, directes, ayant trait au nouveau média.
Occupons-nous d’abord des références au texte absent. Un
processus le moindrement orthodoxe de novellisation viserait,
normalement, une totale transparence médiatique : un pareil
processus consisterait en effet en la réalisation pour un autre

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média (un média B, disons) d’un texte qui aurait, dans ce nou-
veau média, une autonomie complète. Il s’agirait donc d’un
texte qui occulterait toute référence explicite au média originel
(le média A), et toute référence explicite à la facture proprement
médiatique du texte d’origine. Au contraire, tout se passe, avec
les premiers descriptifs, comme si l’on essayait d’utiliser les
signes du média B (le scriptural) pour rendre compte, dans ce
média, des effets produits sur le public par le média A (le fil-
mique), au moyen des signes propres à ce dernier.
Ce que vise donc la description du catalogue, c’est de remplacer
le texte — iconique — du média A par un tenant-lieu, produit
par l’intermédiaire d’un autre média. La chose s’explique bien dès
lors que l’on tient compte de la fonction de ces descriptifs : ils
sont là, devant nous, non pas pour que nous les appréciions en
raison de leurs qualités propres, mais pour que nous devinions, à
travers eux, le texte absent, celui de la vue qu’ils « re-présentent ».
De la même façon que certains médias contemporains se
laissent oublier au profit de ce qu’ils transmettent, les descriptifs
des catalogues de la cinématographie-attraction sont trans-
parents dans le sens où ils tendent à s’effacer au profit de leur
fonction, qui est de laisser transparaître la vue dont ils tiennent
lieu. Ces textes sont en effet produits en vue de permettre à
l’acheteur potentiel (l’exhibiteur) de se passer de la vue pour faire
son choix, et de se la passer, cette vue, dans la tête, de s’en offrir
une vision, pour ensuite procéder à une sélection de la marchan-
dise qu’il entend proposer à ses clients-spectateurs.
Voilà pourquoi le texte de ces descriptifs ne relève pas de
quelque velléité d’adaptation que ce soit. Il ne s’agit pas ici de
remplacer un texte poétique iconique par un texte poétique
scriptural, mais de donner de celui-là une description relative-
ment fidèle. La fidélité revêt d’ailleurs ici une signification parti-
culière : il s’agit d’une fidélité fonctionnelle et pragmatique,
indispensable à la viabilité du produit filmique.
Occupons-nous maintenant des références au média nouveau
que recèlent les premiers descriptifs. En voici quelques exemples
(nous indiquons entre crochets le catalogue de référence) :
— Projects highly magnified. An interesting subject
[Maguire et Baucus, automne 1897].

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— A very effective film. […] A beautifully clear film,


and very popular [Williamson, septembre 1902].

— Cette scène […] produit des effets tout à fait inat-


tendus [Pathé, 1902].

— Cette vue est un des trucs les plus extraordinaires


[…] [Méliès, 1901].

L’effet comique [d]es scènes renversées étant tou-


jours irrésistible […] [Pathé, 1901].

On s’émerveille, on s’exclame, on brandit le caractère


exceptionnel de la vue en tant que produit et du média par le
truchement duquel il parvient au spectateur. Ce genre d’éva-
luation sur la performance du film en termes de novelty dis-
tingue nettement, à n’en pas douter, les textes de notre corpus
de ceux qui seraient réalisés dans le cadre d’un processus ortho-
doxe de novellisation.

La dramatisation comme signal de transition


Comme on l’a dit plus haut, une fois le cinéma parvenu au
seuil de l’institution, le catalogueur est finalement amené à
produire un texte « novellisé », en phase avec les « compétences »
du média d’arrivée (le scriptural). En plein cœur de la poussée
institutionnalisante que le cinéma a connue, au tournant des
années 1910, la tendance dominante consiste en effet à pro-
duire, dorénavant, des textes scripturaux disjoints des textes
filmiques, des textes qui délaissent ainsi le mimétisme « descrip-
tionniste » des premiers catalogueurs. La préoccupation domi-
nante s’est transformée : il s’agit non plus de rendre l’idée du
film par la traduction de son mouvement et de ses variations, par
des mots et leur agencement syntaxique, mais plutôt de trans-
poser cette idée dans le média scriptural d’arrivée, en respectant
ce média et ses principes.
En d’autres termes, dès lors que l’effet novelty du cinéma
s’estompe, il n’est plus guère utile d’essayer de rendre compte de
cet effet avec les moyens scripturaux du bord. L’écriture peut ainsi
reprendre ses droits « littéraires », et ce d’autant plus qu’il s’agit,
dans la phase de l’institutionnalisation du média, de présenter par

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le film des récits, l’un des domaines privilégiés de la littérature,


comme chacun sait. Dès lors, les velléités « média-mimétiques »
sont abandonnées au profit d’un recentrage sur le contenu narratif
des films. Tout se passe comme si les rédacteurs de descriptifs
renonçaient à l’idée de pouvoir suivre un film… à la lettre.
Dorénavant, les descriptifs ne se réfèrent plus que rarement
au film lui-même, dans la mesure où ils s’éloignent des
singularités iconico-médiatiques de celui-ci, en se contentant de
retracer sa trame narrative. Du reste, cette tendance se manifeste
bien avant sa cristallisation au début des années 1910. On en
trouve la trace à travers, notamment, la recherche d’une drama-
tisation scripturale (pas nécessairement présente dans le texte
filmique lui-même), qui distinguait ces textes des descriptifs
laconiques et télégraphiques des débuts.
Ainsi en va-t-il, pour prendre un exemple connu, du texte
présentant Life of an American Fireman (Edison, 1903) :
The frantic mother having returned to consciousness,
and clad only in her night clothes, is kneeling on the
ground imploring the firemen to return for her child.
Volunteers are called for and the same fireman who
rescued the mother quickly steps out and offers to
return for the babe. He is given permission to once
more enter the doomed building and without
hesitation rushes up the ladder, enters the window and
after a breathless wait, in which it appears he must have
been overcome by smoke, he appears with the child on
his arms and returns safely to the ground 7.

Ici, le catalogue en met plein la vue et va jusqu’à proposer une


lecture incompatible avec la lecture de la version filmique du soi-
disant même récit. En effet, à ce moment-là du film, il n’y a
aucun suspense de ce genre, aucune attente angoissante. Le spec-
tateur n’a pas le moins du monde peur que le pompier ne meure
asphyxié et qu’il soit incapable de rendre l’enfant à sa mère,
pour la simple et bonne raison que le spectateur vient tout juste
de voir, quelques secondes plus tôt (mais depuis l’intérieur de la
maison en flammes), que l’action de sauvetage a été une réussite
totale et que le pompier a bel et bien pu sortir l’enfant de la
chambre en feu (figure 1, p. 130-131).

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Figure 1. Life of an American Fireman (Edison, 1903). La « Jamison


continuity » dans sa forme originale (nous lui avons superposé des bandes
blanches pour permettre la numérotation des photogrammes selon leur ordre
d’apparition dans le film). On remarquera le photogramme no 14, qui
présente le sauvetage de l’enfant, vu depuis l’intérieur de la maison, puis le
photogramme no 15, tiré du plan suivant, à la fin duquel la mère demande
avec angoisse au pompier d’aller sauver son enfant, sauvetage auquel le
spectateur a déjà pu assister une première fois…

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Dès lors qu’il commence à se placer dans la zone d’influence


du modèle littéraire, le catalogueur n’hésite pas à souligner, voire
à amplifier les aspects dramatiques de telle ou telle situation
filmique. Le texte du catalogue prend une certaine distance avec
le texte d’origine (le texte filmique), et il se donne un pro-
gramme narratif et discursif qui lui est propre. En fait, l’instance
scripturale anticipe sur cette figure essentielle du cinéma ins-
titutionnel qu’est le suspense, et provoque l’attente angoissante
qui en est le corollaire. Le scripteur des catalogues se permet
donc, à point nommé, de donner une « valeur ajoutée » au texte
filmique : il le dramatise.
Le descriptif de Life of an American Fireman se situerait ainsi
dans une zone de transition. Comme le montre cette excla-
mation admirative à propos de la performance du média : « […]
the most thrilling and in all the most wonderful of the seven
scenes of the series », on trouve encore, dans le texte du cata-
logue, quelques traces de la prise en compte de l’effet novelty.
Une prise en compte qui côtoie les signes d’une novellisation
plus orthodoxe, plus proche d’un principe d’adaptation hanté
par l’effet littéraire.

Transposition et novellisation :
l’autonomie du « publirédacteur » du cinéma narratif
L’autonomisation littéraire du texte de catalogue se manifeste
donc clairement dans le bulletin de la Biograph datant de 1910
et présentant le film His Last Burglary. Comme on l’a vu, ce texte
se place d’emblée sous la tutelle d’une citation littéraire qui offre,
à l’instar d’une fable, une morale ou une maxime qui oriente les
horizons d’attente du lecteur. Avec force pathos et images
fleuries, on y célèbre la force sacrée et universelle de l’enfance :
« […] the tiny hand of a baby has ever been the propelling force
of the universe ». On ne trouve pourtant aucune trace de ce
conditionnement moralisant dans le film, qui illustre d’entrée de
jeu l’un des éléments déterminant le récit en question, soit la
pauvreté du jeune inventeur. Cette autonomie à caractère
littéraire du bulletin de la Biograph va jusqu’à mener le rédacteur
à modifier, dans son texte scriptural, l’ordre du découpage et la
structure même des actions proposées par le film.

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Le texte filmique de His Last Burglary fait en effet s’articuler


deux lignes d’action principales, polarisées par deux ensembles
actantiels distincts qui sont mis en parallèle : celui de l’inventeur
et de son épouse (A) et celui du voleur et de sa femme (B) (il
existe aussi, de façon subsidiaire, un troisième ensemble, celui du
pasteur et de sa famille [C]). Dans le récit filmique, les lignes
d’action sont appelées à s’entrecroiser selon la structure suivante
(remarquez l’occurrence unique du troisième ensemble actantiel) :
A/B/A/C/A/B/A/B/A/B/A/B/A/B (figure 2, p. 134-135).
Pour sa part, le texte scriptural propose une structure fondée
sur une alternance beaucoup plus simple, sur le plan narrato-
logique. Après l’incipit moralisateur que nous avons cité, vien-
nent quatre segments différenciés, où les séries alternent une
seule fois entre elles, selon le schéma suivant : A/B/A/B, une
structure singulièrement moins complexe que celle du film (voir
le texte complet, figure 3, page 137).
Voici comment est présentée la première occurrence de
l’ensemble actantiel A (l’inventeur et son épouse) :
William Standish, a young inventor, like many of his
ilk, has spent time, money and energy in perfecting a
machine which the engineers to whom he had
submitted it are slow in deciding upon, during which
time he and his little family of a wife and infant child
are in poverty’s clutches. Starvation stares them in the
face. The baby gives them the most concern, and after
a desperate mental struggle, they decide to leave it
clandestinely in the minister’s care. To this end they go
to the minister’s house at night, and being the dead of
winter haven’t the heart to leave it on the stoop, so
Standish climbs through the window and leaves it in
the sitting-room on an arm-chair.

Celle-ci est suivie d’une première occurrence de l’ensemble


actantiel B (le voleur et sa femme) :
In the neighbourhood there lives a professional burglar,
whose wife we see bending over an empty cradle
mourning the loss of her child. The burglar, despite his
calling, is moved by his wife’s sorrow, and leaves the
house dejectedly on an expedition. The open window
in the minister’s home looks rather inviting, Standish

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Figure 2. Structure narrative en alternance de His Last Burglary (Biograph,


1910).

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in his hurried exit neglected to close it, so he enters and


begins to explore the place. The cooing of the baby
startles him, and after reading the note, Standish has
left, an idea strikes him. Why not take the baby. Truly,
it is a new kind of loot, but it may mean happiness for
his wife. This thought decides him, so he rushes to his
home with the child. The bereft wife is raised to the
very zenith of joy at its appearance, and the burglar
himself becomes regenerated, declaring he is through
with his past life and will now live worthy of the
blessing God has bestowed. To this end he goes to seek
honest employment.

Vient ensuite la deuxième (et dernière) occurrence de l’en-


semble actantiel A :
Meanwhile, there has been a change in the conditions
of the parents of the baby. On their return home they
find a letter accepting the invention upon a $5,000
yearly royalty, enclosing a check in payment of the first
quarter. Thus has fortune smiled and they hurry back
to reclaim their child. Of course, the minister doesn’t
know anything about it. The whole affair is plunged
into absolute mystery, and the poor mother, when
taken to the comfortable home their new fortune
provides, is seriously ill from her mine-wrecking grief.

Puis, finalement, le tout se termine avec la deuxième (et


dernière) occurrence de l’ensemble actantiel B :
Now, it happens that the burglar has become the
coachman of the doctor who is attending her, and so
he learns the identity of the foundling. His heart
touched by the suffering of the poor woman, he
hastens home, dons his burglar attire, steals into the
woman’s room, and lays the baby beside her while she
sleeps. This act not only restores the suffering woman,
but it has softened his hitherto hard and indifferent
heart, making for all time, a real man of him.

Que constate-t-on, une fois cette comparaison effectuée ? On


constate d’abord que, même si les deux textes, le scriptural et le
filmique, sont fondés sur le mode de l’alternance entre deux
foyers (d’une part, la tranche de vie du cambrioleur et, de
l’autre, celle de l’inventeur), le rythme et les modalités de

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Figure 3. Biograph Bulletin, no 3670, 21 février 1910.

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l’alternance sont tout à fait différents. On remarque, en effet,


que les structures de découpage divergent de façon importante :
alors que le méga-narrateur filmique présente la ligne d’action A
et la ligne d’action B selon une alternance systématique, passant
avec facilité de l’univers de l’inventeur à celui du cambrioleur, le
narrateur scriptural choisit, lui, de regrouper et de concentrer les
actions et les événements fictionnels en fonction de leur appar-
tenance à la tranche de vie du couple A ou du couple B, rédui-
sant l’alternance à son minimum.
On peut avancer l’interprétation suivante. Le récit scriptural
semble assez peu disposé à rendre compte, par une narration
verbale, de la succession rapide propre au montage cinéma-
tographique. Il favorise plutôt le regroupement des actions selon
leur série d’appartenance, selon la cohérence des tranches de vie
réunies en fonction des personnages et de leur espace domes-
tique propre. Le récit scriptural montre donc les deux sphères
diégétiques comme des sphères relativement insécables. La
fabula est pourtant commune aux deux récits, le scriptural et le
filmique. La structure narrative de His Last Burglary correspond
d’ailleurs à peu près parfaitement à celle d’un carré sémiotique
idéal (Greimas lui-même n’aurait pu rêver mieux !). En effet, le
récit est déclenché par l’opposition structurale initiale entre un
excédent, d’une part, et un vide, de l’autre : au bébé présent,
mais dont on doit se défaire (douloureusement), par nécessité
matérielle, répond le bébé absent, perdu, et que l’on rêve de
retrouver. La suite du scénario n’est que la conséquence de cette
tension initiale. Mais, à côté de cette ressemblance en termes de
fabula, il existe une différence assez radicale en termes de
narration et de stratégie narrative.
Sur le plan de la narration, en effet, tout se passe comme si le
texte scriptural ne pouvait gérer que difficilement la systémati-
cité du montage cinématographique et la rapidité de l’alter-
nance. Dans sa manière de produire de l’alternance visuelle, le
montage du film manifeste une forme de « cinégénie » — ou de
médiagénie, selon le concept déjà proposé par l’un des auteurs
du présent texte 8 —, dont l’une des caractéristiques est cette
façon qu’il a de montrer sa facilité à passer d’une sphère à
l’autre, voire de célébrer les performances dont sont capables

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une caméra mobile et un dispositif filmique, qui arrivent à


passer sans difficulté d’un univers diégétique à l’autre. On
pourrait même se demander s’il n’y aurait pas, chez Griffith, une
certaine complaisance, d’ordre « cinégénique », dans cette pra-
tique enthousiaste de l’alternance et du montage…
Cette interprétation « positive », et faisant la part belle à la
cinégénie, n’est cependant pas la seule interprétation possible. Il
en existe une autre, plus fonctionnelle et plus prosaïque. Elle
découle en quelque sorte de l’« encombrement » réaliste qu’en-
traîne la captation-restitution de l’espace-temps, à laquelle se
prête le dispositif cinématographique. L’alternance permet
d’éviter à bon compte les incohérences que pourrait produire, à
l’écran, une simple consécution de scènes. Difficile, par exemple,
de présenter dans une continuité de plans (qui pourraient laisser
supposer une simple continuité temporelle sans ellipse) les
transformations vestimentaires des protagonistes, qui vont et
viennent, en circulant de-ci, de-là, par-ci, par-là dans l’univers
diégétique, au gré du scénario. Ainsi est-il plus commode pour le
méga-narrateur filmique, au moment où le cambrioleur décide
de se dépouiller de ses vêtements afin de rompre avec son
ancienne vie, de passer à autre chose pendant le temps nécessaire
au cambrioleur pour qu’il se change, et de montrer ce qui se passe,
pendant ce temps, dans l’autre série événementielle, celle de
l’inventeur. Autrement dit, le manque de vraisemblance que
pourrait comporter le changement trop rapide des vêtements est
contrebalancé, compensé, par la capacité du montage à sus-
pendre provisoirement un espace-temps, suspension qui indique
au spectateur que, entre un aller et un retour, du temps s’est
passé, diégétiquement. L’alternance permet donc de préserver —
ou de construire ? — la crédibilité du temps diégétique.
Bref, l’utilisation cinégénique du potentiel du média d’un
côté et, de l’autre, la préservation du vraisemblable (du vraisem-
blable dans un contexte cinématographique) permettent de
montrer la performance spécifique du média, tout en servant les
intérêts, en termes de vraisemblance, de la narration cinémato-
graphique.
Pour en revenir à la problématique qui nous occupe, ce qui
précède permet de donner un cadre explicatif pour rendre

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compte de cette différence entre un texte visuel cinégénique et le


texte à velléité « littéraire » (« littérogénique » ?) du descriptif. Le
publirédacteur de celui-ci semble avoir pris conscience du fossé
qui s’est creusé entre les deux médias. Le récit du catalogue est
préférablement construit selon la cohérence de chacune des
sphères d’actions-personnages, unifiées selon les règles roma-
nesques classiques. Le catalogueur ne cherche pas à relayer par
les mots la facilité qu’a le cinéma à faire voyager la caméra d’un
lieu à l’autre. Autres temps, autres mœurs…
On peut supposer qu’à une autre époque, celle des catalogues
de la cinématographie-attraction que nous avons décrits tout à
l’heure, le scriptural aurait suivi au plus près la rapide alternance
ou, du moins, en aurait rendu compte, malgré l’obstacle de la
frontière médiatico-sémiotique.
Notre comparaison pourrait se prolonger par l’observation
des faits et informations concernant la diégèse, qui sont présents
dans l’un des médias et absents dans l’autre. Existe-t-il une
explication compatible avec ce que nous venons d’exposer pour
rendre compte de ce que le texte scriptural ajoute et de ce qu’il
néglige par rapport à l’énoncé — et à l’énonciation — filmique ?
Autrement dit, les ajouts d’information et/ou les ellipses
entraînant le retranchement de certaines informations peuvent-
ils être associés à nos considérations relatives à la cinégénie (et à
la littérogénie) et au vraisemblable médiatique ?
Allons-y d’un constat prévisible, tout d’abord. On voit se
confirmer, dans His Last Burglary, la difficulté de montrer, à
l’aide des images — et de leur précision analogique —, des
entités abstraites et morales, telle la pauvreté. Pour évoquer
« iconiquement » cette dernière, on ne peut montrer que des
« choses pauvres » ou des gens pauvres. Les contraintes de la
monstration exigent que l’on propose à la vue des morceaux de
réel en rapport métonymique ou métaphorique avec la
pauvreté, des incarnations visuelles de la pauvreté. Preuve de
cette difficulté, le monstrateur ressent le besoin d’exhiber le
mot « POVERTY » pour ancrer l’interprétation des images
(figure 4).
Par ailleurs, le texte scriptural se différencie aussi du texte
iconique par l’ajout de précisions et d’informations circons-

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Figure 4. Intertitre dans His Last Burglary (Biograph, 1910).

tancielles. Il y est ainsi précisé que l’inventeur a soumis son


projet à des ingénieurs et qu’il attend une réponse de leur part.
On apprend aussi que l’action se passe à la fin de l’hiver et que
les parents n’ont donc pas le cœur à abandonner leur enfant sur
le perron de la demeure du pasteur. Cette information remplit
au moins une double fonction. D’une part, elle confère impli-
citement à la scène de pauvreté « écrite » une « plus-value », sur le
plan de la dramatisation, que le texte filmique ne possède pas
comme telle ; d’autre part, elle donne une motivation, une
consistance psychologique (une motivation rationnelle) aux
actes posés par le personnage — on comprend pourquoi
l’inventeur décide d’entrer chez le pasteur : c’est pour que
l’enfant qu’il abandonne s’y trouve à l’abri des rigueurs de cette
fin d’hiver.
Dans le texte du descriptif, tout s’enchaîne d’ailleurs selon
une consécution typiquement littéraire : comme l’inventeur est
rentré par là, le voleur pourra à son tour s’y introduire. Le
descriptif scriptural n’hésite donc pas à nourrir les faisceaux de
causalité narrative et à rendre plus consistante la motivation
psychologique des personnages. C’est ce qui se produit dans le
passage suivant (voir notamment la phrase que nous souli-
gnons) : « Why not take the baby. Truly, it is a new kind of loot,

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but it may mean happiness for his wife. This thought decides him,
so he rushes to his home with the child. »
Cette précision construit — ou à tout le moins renforce —
l’image (et aussi le cliché littéraire) du délinquant au grand cœur
qui, au-delà des actes répréhensibles qu’il commet, songe tout
de même au bonheur de sa conjointe, toutes choses qui
n’apparaissent pas dans le film, en tout cas pas de façon expli-
cite. Le descriptif agit donc comme un vecteur de renforcement
du principe de motivation et de causalité narratives. Le texte
scriptural cherche en quelque sorte à motiver les actes posés par
les personnages ; pas le texte filmique. Peut-être est-il alors
possible de parler de vraisemblable comparé, le vraisemblable du
film à l’époque de His Last Burglary n’étant pas de même nature
que celui du récit littéraire.
Notons encore que le surplus relatif d’information peut aussi,
dans certains cas, pencher du côté du film. L’exemple le plus
probant à cet égard intervient au moment où l’on présente au
spectateur la maison du pasteur, avant que l’inventeur ne vienne y
déposer son enfant. La monstration de l’espace domestique de
cette demeure se trouve animée par une sorte de chorégraphie
spontanée offerte par les filles du pasteur (figure 5). On ne trouve
aucune trace de cette brève scène de danse dans le récit scriptural.
Cette différence pourrait aussi s’expliquer, nous semble-t-il, par
des facteurs relevant de la cinégénie. La danse des jeunes filles ne
constitue en rien une fonction cardinale du récit, pour reprendre
la terminologie de Roland Barthes. Elle est narrativement anec-
dotique et ne contribue même pas directement à assurer la
vraisemblance du récit. Ce qu’apporte la scène relève, d’une part,
de la connotation culturelle : la danse des jeunes filles signifie
implicitement un foyer aisé où il fait bon vivre, à mille lieues des
tracas matériels qui sont le lot de l’inventeur et de sa famille.
D’autre part, et voici la dimension cinégénique de la séquence,
cette animation chorégraphique introduit de la dynamique et de
la rythmicité dans le profilmique. Durant ce court instant, la
monstration prend une allure plus attractive, pour ne pas dire
« attractionnelle ». La description de personnages dansants n’ayant
pas les mêmes qualités du côté du scriptural, le publirédacteur ne
ressent pas même le besoin d’y faire allusion dans son texte.

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Figure 5. Photogramme tiré de His Last Burglary (Biograph, 1910).

Conclusion
Pour nous aider à conclure brièvement sur ce type particulier
de novellisation — de protonovellisation — que représentent les
descriptifs des catalogues, il nous faut apporter une précision
importante à notre commentaire de His Last Burglary. Il se peut
en effet (point de certitude à cet égard) que le texte du Biograph
Bulletin ait des origines préfilmiques (et qu’il ne soit pas
simplement postfilmique). Ce texte a en effet pu être rédigé à
partir d’un scénario non encore filmé. Si tel est le cas, et que de
l’écrit (le scénario) on ait abouti à de l’écrit (le bulletin), on ne
peut plus parler de novellisation ! Il se peut même, autre
hypothèse, que la rédaction du bulletin soit effectivement
postérieure au film dont elle doit rendre compte, mais que le
scénario initial ait servi de base à sa rédaction, et ce malgré
l’existence du film. Ce qui, d’ailleurs, ne serait pas incompatible
avec ce que nous avons proposé ici : les publirédacteurs qui
s’inscrivent dans le paradigme de l’intégration narrative ont
depuis longtemps renoncé au mimétisme des catalogueurs de la
cinématographie-attraction. Dorénavant, on ne cherche plus à
relayer scripturalement, dans une sorte d’enthousiasme indiciel,
l’effet novelty qui se dégage du nouveau média. Il se peut alors
que cette prise de distance relative, face à la nature du média, au

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profit de la fabula qu’il propose — ce que nous avons défini


comme une sorte de retour au littéraire —, il se peut donc que
cette façon de concevoir les descriptifs ait poussé le rédacteur à
faire davantage confiance au scénario écrit qu’au flux d’images
animées que constitue le film.
Il reste que, en plein cœur de la poussée institutionnalisante
du tournant des années 1910, la tendance dominante mène
directement à la production de textes distincts : d’un côté, un
texte filmique, spécifique et autonome ; de l’autre, un texte
scriptural qui, pour rendre compte du premier, reste à cent
lieues du mimétisme descriptif des premiers catalogueurs. La
préoccupation dominante s’est transformée : il s’agit non plus de
rendre l’idée du film par la traduction, par le truchement du
canal linguistique, de son mouvement et de ses variations, mais
plutôt d’opérer la transposition de cette idée dans le média
scriptural d’arrivée, en respectant celui-ci et ses principes. Une
fois l’effet novelty du cinéma estompé, l’écriture « littéraire » peut
donc reprendre ses « droits », en laissant intacts ceux de ce
nouvel « être » juridique en voie de formation : le cinéma-en-
cours-d’institutionnalisation.

Université de Montréal et Université Catholique de Louvain

NOTES
1. Le présent texte a d’abord fait l’objet d’une communication au colloque
international Narrating the Film-Novelization : From the Catalogue to the Trailer
(Università degli Studi di Udine, Italie, mars 2005). Côté belge, la réflexion et la
recherche dont il fait état s’inscrivent dans le cadre des travaux de l’Observatoire du
récit médiatique (ORM) de l’Université Catholique de Louvain. Côté québécois, il a
été écrit dans le cadre des travaux du GRAFICS (Groupe de recherche sur l’avène-
ment et la formation des institutions cinématographique et scénique) de l’Université
de Montréal, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada et le Fonds québécois pour la recherche sur la société et la culture. Le
GRAFICS fait partie du Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI).
2. Voir Gaudreault et Marion 2004 (actes du colloque international Poétique de la
novellisation : médias et adaptation, Université de Louvain, Leuven et Louvain-
la-Neuve, novembre 2003).
3. Voir Gaudreault 2004 (cet ouvrage paraîtra en français aux Éditions du CNRS
en 2006).
4. Catalogue Williamson (septembre 1902), film intitulé Two Naughty Boys Teasing
the Cobbler.
5. Voir Gaudreault et Gunning 1989.

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6. Catalogue Williamson (septembre 1902), film intitulé Two Naughty Boys


Upsetting the “Spoons”.
7. Catalogue Edison (février 1903). C’est nous qui soulignons.
8. Voir Marion 1997.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Bowser 1973 : Eileen Bowser, Biograph Bulletins 1908-1912, New York, Ferrar, Straus
& Giroux, 1973.
Coissac 1911 : G.-Michel Coissac, « La conférence cinématographique », Ciné-
Journal, no 161, 1911, p. 41-48.
Gaudreault 2004 : André Gaudreault, Cinema delle origini. O della « cinematografia-
attrazione », Milano, Il Castoro, 2004.
Gaudreault et Gunning 1989 : André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des
premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma ? », dans Jacques Aumont, André
Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1989, p. 49-63.
Gaudreault et Marion 2004 : André Gaudreault et Philippe Marion, « Les catalogues
des premiers fabricants de vues animées : une première forme de novellisation ? », dans
Jan Baetens et Marc Lits (dir.), La novellisation. Du film au livre/Novelization : From
Film to Novel, Leuven, Leuven University Press, 2004, p. 41-59.
Marion 1997 : Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits »,
Recherches en communication, no 7, 1997, p. 61-87.

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