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Seminario de traducción

Texte littéraire 1



L'actualité de la Pléiade
La Force des choses, deuxième partie, extrait.
Avril 2018

On a forgé de moi deux images. Je suis une folle, une demi-folle, une
excentrique. (Les journaux de Rio rapportaient avec surprise: « On attendait
une excentrique ; on a été déçu de trouver une femme habillée comme tout le
monde. ») J’ai les mœurs les plus dissolues ; une communiste racontait, en 45,
qu’à Rouen, dans ma jeunesse, on m’avait vue danser nue sur des tonneaux ; j’ai
pratiqué tous les vices avec assiduité, ma vie est un carnaval, etc.
Souliers plats, chignon tiré, je suis une cheftaine, une dame patronnesse, une
institutrice (au sens péjoratif que la droite donne à ce mot). Je passe mon
existence dans les livres et devant ma table de travail, pur cerveau. « Elle ne vit
pas », ai-je entendu dire par une jeune journaliste. « Moi si j’étais invitée aux
lundis de Mme T., j’y courrais. » Le journal Elle proposant à ses lectrices
plusieurs types de femmes, avait inscrit sous ma photo : « Vie exclusivement
intellectuelle. »
Rien n’interdit de concilier les deux portraits. On peut être une dévergondée
cérébrale, une dame patronnesse vicelarde ; l’essentiel est de me présenter
comme une anormale. Si mes censeurs veulent dire que je ne leur ressemble
pas, ils me font un compliment. Le fait est que je suis écrivain : une femme
écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute
l’existence est commandée par l’écriture. Cette vie en vaut bien une autre. Elle a
ses raisons, son ordre, ses fins auxquels il faut ne rien comprendre pour la juger
extravagante. La mienne fut-elle vraiment ascétique, purement cérébrale ? Mon
Dieu ! Je n’ai pas l’impression que mes contemporains s’amusent tellement plus
que moi sur cette terre ni que leur expérience soit plus vaste. En tout cas, me
retournant vers mon passé, je n’envie personne.
Je me suis entraînée dans ma jeunesse à me foutre de l’opinion. Et puis Sartre et
de solides amitiés me protégeaient. Tout de même je supportais mal certains
chuchotements, certains regards : aux Deux Magots les ricanements de Mauriac
et des jeunes gens qui l’accompagnaient. Pendant plusieurs années j’ai détesté
me montrer en public : je n’allais plus au café, j’évitais les générales et toutes les
soirées dites parisiennes. Cette réserve s’accordait avec le peu de goût que j’ai
pour la publicité : je n’ai jamais passé à la télévision, jamais parlé de moi à la
radio, presque jamais donné d’interview. J’ai dit pour quelles raisons j’ai accepté
le Goncourt mais que même alors je m’étais refusée à toute exhibition. Je ne
voulais pas devoir mes réussites à des interventions extérieures, mais à mon
seul travail. Et je savais que plus la presse parlerait de moi, plus je serais
défigurée : j’ai écrit ces Mémoires en grande partie pour rétablir la vérité et
beaucoup de lecteurs m’ont dit qu’en effet ils avaient auparavant sur moi les
idées les plus fausses.
Je garde des ennemis : le contraire m’inquiéterait. Mais avec le temps mes livres
ont perdu leur fumet de scandale : l’âge m’a hélas ! conféré une certaine
respectabilité ; et surtout j’ai gagné un public qui me croit quand je lui parle. À
présent, les mauvais côtés de la notoriété me sont à peu près épargnés.

Seminario de traducción
Texte littéraire 2

Amélie Nothomb. Extrait de : Frappe-toi le cœur


 Rentrée littéraire septembre 2017
 
EXTRAIT

Marie aimait son prénom. Moins banal qu'on ne le croyait, il la comblait. Quand elle
disait qu'elle s'appelait Marie, cela produisait son effet. « Marie », répétait-on,
charmé.

Le nom ne suffisait pas à expliquer le succès. Elle se savait jolie. Grande et bien
faite, le visage éclairé de blondeur, elle ne laissait pas indifférent. À Paris, elle
serait passée inaperçue, mais elle habitait une ville assez éloignée de la capitale
pour ne pas lui servir de banlieue. Elle avait toujours vécu là, tout le monde la
connaissait.

Marie avait 19 ans, son heure était venue. Une existence formidable l'attendait, elle
le sentait. Elle étudiait le secrétariat, ce qui ne présageait rien – il fallait bien étudier
quelque chose. On était en 1971. « Place aux jeunes », entendait-on partout.
Elle fréquentait les gens de son âge aux soirées de la ville, elle n'en manquait pas
une. Il y avait une fête presque chaque soir pour qui connaissait du monde. Après
une enfance calme et une adolescence ennuyeuse, la vie commençait. «
Désormais, c'est moi qui compte, c'est enfin mon histoire, ce n'est plus celle de
mes parents, ni de ma sœur. » Son aînée avait épousé un brave garçon l'été
d'avant, elle était déjà mère, Marie l'avait félicitée en pensant : « Fini de rire, ma
vieille ! »
Elle trouvait grisant d'attirer les regards, d'être jalousée des autres filles, de danser
jusqu'au bout de la nuit, de rentrer chez elle au lever du jour, d'arriver en retard au
cours. « Marie, vous avez encore fait la vie, vous », disait à chaque fois le
professeur avec une fausse sévérité. Les laiderons qui étaient toujours à l'heure la
contemplaient rageusement. Marie éclatait de son rire lumineux.

Si on lui avait dit qu'appartenir à la jeunesse dorée d'une ville de province


n'augurait rien d'extraordinaire, elle ne l'aurait pas cru. Elle ne prévoyait rien de
particulier, elle savait seulement que ce serait immense. Quand elle s'éveillait le
matin, elle sentait dans son cœur un appel gigantesque, elle se laissait porter par
cet enthousiasme.

Le jour neuf promettait des événements dont elle ignorait la nature. Elle chérissait
cette impression d'imminence.

Lorsque les filles du cours parlaient de leur avenir, Marie s'esclaffait en son for
intérieur : mariage, enfants, maison – comment pouvaient-elles se contenter de
cela ? Quelle sottise de mettre des mots sur son espérance, à plus forte raison des
mots aussi mesquins ? Marie ne nommait pas son attente, elle en savourait l'infini.

Aux fêtes, elle aimait que les garçons n'en aient que pour elle, elle veillait à ne
donner la préférence à aucun – qu'ils soient tous pâles d'angoisse de ne pas être
choisis. Quel plaisir d'être cent fois respirée, mille fois convoitée, jamais butinée !

Il y avait une joie encore beaucoup plus puissante : il s'agissait de susciter la


jalousie des autres. Quand Marie voyait les filles la regarder avec cette envie
douloureuse, elle jouissait de leur supplice au point d'en avoir la bouche sèche. Au-
delà même de cette volupté, ce que disaient ces yeux amers posés sur elle, c'était
que l'histoire en cours était la sienne, c'était elle qu'on racontait, et les autres
souffraient de se découvrir figurantes, invitées au festin pour en récolter les
miettes, conviées au drame pour y mourir d'une balle perdue, c'est‐à-dire d'une
brûlure qui ne leur était pas destinée.
La destinée ne s'intéresserait qu'à Marie et c'était cette exclusion des tiers qui la
faisait suprêmement jubiler. Si l'on avait tenté de lui expliquer que l'envers de la
jalousie équivalait à de la jalousie et qu'il n'y avait pas de sentiment plus laid, elle
eût haussé les épaules. Et aussi longtemps qu'elle dansait au centre de la fête, la
joliesse de son sourire pouvait donner le change.

Le plus beau garçon de la ville s'appelait Olivier. Élancé, très brun comme un
Méridional, il était le fils du pharmacien et reprendrait ce métier. Gentil, drôle,
serviable, il plaisait à tous et à toutes. Ce dernier détail n'avait pas échappé à
Marie. Elle n'eut qu'à apparaître et le tour fut joué : Olivier tomba fou amoureux
d'elle. Marie savoura que cela se vît tant. Dans le regard des filles, l'envie
douloureuse laissa place à la haine, et la jouissance qu'elle éprouva à être ainsi
contemplée la fit trembler.

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