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Rutebeuf, XIII° siècle

Que sont mes amis devenus ?


Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L’amour est morte

Ce sont amis que vent me porte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

Avec le temps qu’arbre défeuille

Quand il ne reste en branche feuille

Qui n’aille à terre

Avec pauvreté qui m’atterre

Qui de partout me fait la guerre

Au temps d’hiver

Ne convient pas que vous raconte

Comment je me suis mis à honte

En quelle manière

Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L’amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir

Tout ce qui m’était à venir

M’est advenu
Pauvre sens et pauvre mémoire

M’a Dieu donné, le roi de gloire

Et pauvre rente

Et droit au cul quand bise vente

Le vent me vient, le vent m’évente

L’amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

Charles d’Orléan, 1394-1465


Le temps a laissé son manteau…
Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie

Et s'est vêtu de broderies,

De soleil luisant, clair et beau

Il n'y a bête, ni oiseau

Qu'en son langage ne chante ou crie

Le temps a laissé son manteau

De vent de froidure et de pluie

Rivières, fontaines et ruisseaux


Portent en livrée jolie

Gouttes d'argent, d'orfèvrerie

Chacun s'habille de nouveau

Le temps a laissé son manteau.

Louise Labé, 1526-1565


Je vis, je meurs…
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;

J’ai chaud extrême en endurant froidure :

La vie m’est et trop molle et trop dure.

J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,

Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;

Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;

Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;

Et, quand je pense avoir plus de douleur,

Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,

Et être au haut de mon désiré heur,

Il me remet en mon premier malheur

Jean de la Fontaine, 1621-1995


Le loup et l’agneau
La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.


Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu’elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?

Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.

– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

– Je n’en ai point.

– C’est donc quelqu’un des tiens :

Car vous ne m’épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l’emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès


André Chenier, 1762-1794
J’ai suivi les conseils…
J’ai suivi les conseils d’une triste sagesse,

Je suis donc sage enfin ; je n’ai plus de maîtresse.

Sois satisfait, mon cœur, sur un si noble appui

Tu vas dormir en paix dans ton sublime ennui.

Quel dégoût vient saisir mon âme consternée,

Seule dans elle même, hélas ! emprisonnée ?

Gérard de Nerval, Les Chimères, 1854


El Desdichado
Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Pierre Reverdy, Main d’œuvre, 1913-1949


La bête prise (extrait de Sources du vent)
Les drapeaux déroulés par le vent Les étoiles éteintes sous la mousse Les traces de pas des Les fuites
entraînées passants
Les bêtes peureuses

Et les cris les lueurs de sang dans la campagne rousse L'automne chassé l'été

par

Sur la piste des neiges desséchées

Sur le tapis du ciel secoué les mains prises

Sur la tête du paysan incliné

Sur le sillon cicatrisé l'hiver dernier

Sur la lucarne du pavillon

Et sur le balcon de la lune

Toutes les armes

les bretelles

les cuivres

Et les menaces avortées

La fatigue du temps aux genouillères grises

Le sens des affaires, extrait de Ferrailles


Le travail dans la sûreté Tout l'art dans la sévérité La beauté figée sous l'écorce Plus que l'or dans la
liberté Avec les feintes de la force Contre le courant des offrandes La sécheresse du désir La timidité
des amandes Rien qu'avec le regard sans frein Le geste à l'ombre d'une main La montée sourde de
ton sein
L'étendue bleue La forme noire

Les circonstances de la nuit

La tristesse aux clous de la pluie Et vers l'horizon qui déborde

Dans la rumeur menteuse de l'aurore

Grande veilleuse, extrait de Bois Vert


Chaine longue tressée de fils d'ombre et de sang Longue traine d'azur d'espaces inutiles

Il n'y a pas dans les yeux durs Les fronts retentissants

Plus de place qu'ailleurs Plus de glace tranquille

Tout compte dans l'air nu La main qui prend son temps

Sous un souffle plus chaud qui gonfle les narines Mais au coin de la rue où l'ombre se retend

L'œil regarde plus haut Le remords se ranime

Rien ne tient par les fils qui pendent dans le rang Rien ne remplace la résine

L'or pur et les larmes de sang Silence

Nuit déserte

Oubli

Haine et famine
Prévert, La pluie et le beau temps, 1955

Tant de forêts…
Tant de forêts arrachées à la terre

et massacrées

achevées

rotativées

Tant de forêts sacrifiées pour la pâte à papier des milliards de journaux attirant annuellement
l'attention des lecteurs sur les dangers du déboisement des bois et des
forêts.

Portraits de Betty Portrait de Betty


Visa des visages vies dévisagées passeports pour les étrangers

Il n’y a pas de miroir objectif pas plus que d’Objectivité c’est dans la glace des autres que parfois on
se reconnaît

Ici

but le mur où chacun se ressemble

en particulier

tous ressemblent tous ensemble

Betty

qui les a rassemblés.

Sceaux d’hommes égaux morts


Sur les fesses du chef décapité était tatoué le prénom
du soldat familier et le prénom du chef était tatoué sur la poitrine de son

homme fusillé

Leurs mains enlacées et crispées faisaient semblant de

vivre encore

Misogynie mère des guerres

Tasses et théières

Seaux d’eau

Mégots morts

Deux corps sous les décombres dans l’ombre du décor.

Gérard Berréby, Le silence des mots,2021

21
la langue de bois

des professions de foi

les lieux communs

des faux témoignages

des allergiques frustrés

forcément intolérants

30
le premier jour

de la nouvelle lune

la pluie fertile

tiède retraite

dans le jardin d’Eden

par un ciel hivernal


une ombre sur ta maison

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