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(RÉ)INVENTION DE LA ROUE...
Jean Michel
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Quelques réflexions critiques pour mieux comprendre la nécessité par JEAN MICHEL
École nationale des ponts
et les caractéristiques d’une gestion collective et pérenne des connaissances dans et chaussées (ENPC),
l’entreprise : l’objet de cette étude est de définir le knowledge management, d’en et consultant en management
identifier les caractéristiques opérationnelles et de prévenir contre les nombreux de l’information-
documentation-connaissance
obstacles à la réussite d’une telle démarche. Si l’expression est en vogue, ce qu’elle
désigne s’inscrit dans une préoccupation ancienne de gestion partagée des
connaissances. Le KM peut être aujourd’hui replacé dans une perspective élargie de
gestion dynamique des ressources IDC – information, documentation, connaissance
– suivant le modèle Infopolis, inspiré de la gestion d’une cité.
Le knowledge management,
entre effet de mode
et (ré)invention de la roue...
1 Un problème
de définition :
de quoi parle-t-on ?
tionnés sur leur propre terrain par les nouvelles
initiatives prises en matière de KM.
Au final, il faut bien constater que le KM inté-
resse et préoccupe beaucoup de gens et que son
approche est forcément multiple
– pluri ou multidisciplinaire. Il
Plusieurs caractéristiques ou mots clés peuvent est donc essentiel d’éviter de Jean Michel est conseiller du
aider à cerner le champ de pratiques du KM : l’enfermer dans une description directeur de l’École nationale des
- une démarche managériale et/ou gestionnaire trop instrumentale, ce qui ponts et chaussées (ENPC, 28 rue des
(volonté, dispositif, mesures, etc.) opposée à l’idée conduirait à l’émergence de Saints Pères, F-75343 Paris Cedex 07,
de laisser les choses se faire au hasard ; nouvelles sectes et donc à la courriel Jean.Michel@mail.enpc.fr), et
- une finalité : faire mieux (qu’avant ou que les marginalisation inéluctable des consultant en management de l’infor-
autres), gagner ; pratiques de knowledge manage- mation-documentation-connaissance.
- une approche collective : passer de l’individu ment.
Président de l’Association des profes-
gestionnaire de son propre savoir à la mobilisation
sionnels de l’information et de la
collective des savoirs individuels pour aller vers
un savoir collectif ; documentation (ADBS) de 1992 à
2 Un effet
- une inscription dans le temps, dans la durée 1997, il en préside à présent la Com-
(mémoire, pérennisation, capitalisation, etc.) : pas- mission de Certification. Il a égale-
ser de l’activisme avec ses « coups » à court terme de mode, mais ment présidé de 1998 à 2000 l’Asso-
à une construction réfléchie, assurée d’un futur ciation française pour l’analyse de la
fondé sur l’exploitation du meilleur (et des échecs) une préoccupation valeur (AFAV) dont il est actuellement
du passé ; vice-président. Il est aussi vice-prési-
- une ressource capitale à mobiliser, la (les) ancienne dent de la Fédération mondiale des
connaissance(s), soit, au bout du compte, les têtes organisations d’ingénieurs (FMOI),
des hommes, leurs savoirs, leurs expériences. et permanente après en avoir animé pendant une
Mais le champ opératoire est difficile à cerner
dizaine d’années la commission Infor-
du fait de la multiplicité des perspectives à partir L’effet de mode est certain,
desquelles on peut s’intéresser au KM (approches comme il l’a été un peu aupara- mation de l’ingénieur. Il est l’auteur
correspondant à autant de « chapelles » désireuses vant pour l’intelligence écono- de nombreux articles, conférences
de s’approprier ce territoire). Ainsi le KM peut être mique (avant de s’atténuer sen- et contributions à des ouvrages et
vu : siblement). Même si les pra- des congrès (voir le site
- par les informaticiens et autres techno-spé- tiques les plus formalisées et www.enpc.fr/~michel-j/INDEX.html).
cialistes, à travers les outils et la technologie : trai- labellisées KM remontent déjà à
tement avancé de la gestion de l’information une bonne décennie (à EDF par
(comme l’extraction automatique du sens, par exemple), on n’a jamais autant parlé de knowledge
exemple), infrastructures de partage de l’informa- management qu’au cours des trois à cinq dernières
tion dans l’entreprise (réseaux, intranets, group- années :
ware, etc.) ; - multiplication des conférences, rencontres,
- par les cogniticiens (attentifs à expliquer com- séminaires, dans tous les milieux professionnels
ment s’élabore la connaissance), avec des avancées (informaticiens, documentalistes, managers, ingé-
vers l’intelligence artificielle ; nieurs, formateurs, etc.) : plus de dix manifesta-
- par les médiateurs de l’information-docu- tions aisément identifiables à Paris en un an, dont
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La caractérisation opérationnelle du KM
4 Le knowledge
management : échecs,
difficultés, blocages
auteurs ayant écrit récemment sur le KM insistent
sur la nécessité de laisser place aussi à des
approches foisonnantes, informelles, déstructu-
rantes.
Enfin nombre de solutions KM développées
avec l’aide de grands cabinets de consultants (qui
et questions sans réponses tous ne mettent pas en place chez eux les solu-
tions qu’ils préconisent !) se terminent la plupart
Plusieurs types d’échecs apparaissent dans la du temps par la création de banales bases de don-
conduite des programmes de KM développés récem- nées documentaires qui n’ont plus grand chose à
ment dans diverses entreprises ou organisations voir avec une gestion plus ambitieuse des connais-
Une première cause d’échec est la mise en place sances.
de projets décidés au plus haut niveau du mana-
gement de l’entreprise sans véritable implication Le knowledge management n’est pas à l’abri d’illu-
de l’ensemble des parties prenantes et souvent pla- sions qui peuvent orienter l’action dans de mauvaises
qués sur des réalités d’entreprise très différentes directions
de l’esprit KM. Ces projets ne survivent pas long- La première est la tentation de tout accumuler
temps (un ou deux ans) après le passage du ou (données, informations, documents, etc.) en lieu
des consultants, et les outils mis en place restent et place d’une démarche plus sélective de
de beaux prototypes sans réelles chances de déve- recherche du sens : le mythe accumulatoire est
loppement. La question de la pérennisation des puissant (renforcé aujourd’hui par l’extraordinaire
approches KM est bien la plus difficile (et les solu- développement des mémoires informatiques). Il
tions technologiques ne pallient pas le manque conduit à de véritables contresens : assimiler la
d’implication sérieuse des hommes). connaissance à un stockage de données, penser la
Une autre cause est le développement de projets mémoire comme une duplication infinie du réel
de KM qui ignorent les dispositifs déjà en place : pour mieux en conserver la trace. Il renvoie au
archives, centres de documentation, équipes de malaise de l’entreprise face à l’incertitude de son
normalisation, groupes qualité, propriété indus- futur et à la perte de sa substance, à une peur de
trielle ou valorisation, etc. Dans ces cas-là, les nou- la mort qui conduit paradoxalement à développer
veaux knowledge managers ignorent ce qui a été de gigantesques cimetières informationnels.
fait avant eux dans l’entreprise par ces unités sou- Dans le même ordre d’idées, il faut résister à la
vent peu ou mal considérées par les managers tentation de constituer un vaste et unique réservoir
(parce que ce sont des postes de coût sans être des de données, informations, documents habilement
sources de profit). Le comble de cette approche et abusivement intitulé base de connaissances et
« mode » du knowledge management, c’est bien de qui ne serait en fait qu’une nouvelle Samaritaine
ne pas savoir percevoir ni prendre en compte les où l’on serait censé tout (re)trouver. Il est évident
multiples formes de KM déjà en place. que les TIC rendent possibles la création de tels
L’on peut aussi assister à l’installation d’outils bazars informationnels et leur exploitation par des
remarquables (plates-formes intranet ou de group- agents intelligents de recherche, mais est-on sûr
ware), très bien conçus, mais qui au bout de de bien satisfaire par là les besoins complexes et
quelque temps ne sont plus du tout alimentés diversifiés d’accès à des connaissances perti-
parce que les responsabilités pour assurer leur nentes ?
maintenance ne sont pas définies. Le plus difficile Il est tout aussi illusoire de penser, à l’inverse,
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Recueil de planches pour la nouvelle édition du dictionnaire Aller résolument vers le
raisonné des sciences, des arts et des métiers avec leur explication -
1779. knowledge management,
Extrait du volume 1 : Hydraulique. Moulin à vent de Meudon
mais savoir aussi
L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences,
des arts et des métiers : une démarche forte de en faire la critique
capitalisation et de gestion collective des savoirs et savoir-
faire recensés en France à la veille de la Révolution. Le knowledge management est sûrement un exer-
cice salutaire de remise à plat et de dynamisation
de ce qui fait la force d’une société, à savoir la
mobilisation des connaissances et des compétences
des hommes qui la composent pour assurer des
avancées significatives et pérennes. Il est évident
que derrière l’actuel effet de mode se cache une
réelle préoccupation de préservation du capital de
savoir et de savoir-faire. Mais des risques existent
de transformation de cette louable intention en
une série d’initiatives maladroites, inefficaces, sté-
riles.
Il est indispensable de regarder aujourd’hui d’un
œil critique le développement du KM, il est indis-
pensable de prendre de la distance par rapport à
l’effet de mode et aussi par rapport aux outils qui
sous-tendent ce développement.
Il est indispensable de mobiliser tous les acteurs
de l’entreprise sur ces projets, de les motiver, de
développer une vraie culture informationnelle qui
seule rendra possible une bonne gestion collective
de la connaissance.
Il est indispensable d’adapter les dispositifs de
KM aux différents contextes d’entreprises ou d’or-
Collection et cliché École nationale des ponts et chaussées [Fol. 9]
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