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LE KNOWLEDGE MANAGEMENT, ENTRE EFFET DE MODE ET

(RÉ)INVENTION DE LA ROUE...

Jean Michel

A.D.B.S. | « Documentaliste-Sciences de l'Information »

2001/3 Vol. 38 | pages 176 à 186


ISSN 0012-4508
DOI 10.3917/docsi.383.0176
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information-2001-3-page-176.htm
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ÉTUDE

Quelques réflexions critiques pour mieux comprendre la nécessité par JEAN MICHEL
École nationale des ponts
et les caractéristiques d’une gestion collective et pérenne des connaissances dans et chaussées (ENPC),
l’entreprise : l’objet de cette étude est de définir le knowledge management, d’en et consultant en management
identifier les caractéristiques opérationnelles et de prévenir contre les nombreux de l’information-
documentation-connaissance
obstacles à la réussite d’une telle démarche. Si l’expression est en vogue, ce qu’elle
désigne s’inscrit dans une préoccupation ancienne de gestion partagée des
connaissances. Le KM peut être aujourd’hui replacé dans une perspective élargie de
gestion dynamique des ressources IDC – information, documentation, connaissance
– suivant le modèle Infopolis, inspiré de la gestion d’une cité.

Le knowledge management,
entre effet de mode
et (ré)invention de la roue...

LE KNOWLEDGE MANAGEMENT OU KM est


défini par Eunika Mercier-Laurent comme « un sys-
tème d’initiatives, méthodes et outils destinés à créer
un flux optimal de connaissances pour le succès de
l’entreprise et de ses clients ». Cette définition très
large, englobante, a le mérite de faire ressortir la
nécessité d’une certaine médiation professionnelle
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et la finalité de l’intervention KM : assurer le suc-
cès de l’entreprise par une bonne dynamisation
des connaissances dont elle dispose. Mais, pour
autant, voit-on clairement ce que représente
concrètement la gestion des connaissances ?
Tentons d’abord de traduire knowledge manage-
ment en français, ce qui, comme il arrive souvent
lorsqu’on veut passer de l’anglais au français, n’est
pas aisé : au premier degré, on parle de gestion de
la connaissance, gestion des connaissances, mana-
gement de la connaissance, management des
connaissances ; mais on parle aussi de capitalisa-
tion des connaissances, mémoire de l’entreprise,
gestion des retours d’expérience, gestion de l’im-
matériel, entreprise ou organisation apprenante...

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- par les formateurs, enfin, qui se voient ques-

1 Un problème
de définition :
de quoi parle-t-on ?
tionnés sur leur propre terrain par les nouvelles
initiatives prises en matière de KM.
Au final, il faut bien constater que le KM inté-
resse et préoccupe beaucoup de gens et que son
approche est forcément multiple
– pluri ou multidisciplinaire. Il
Plusieurs caractéristiques ou mots clés peuvent est donc essentiel d’éviter de Jean Michel est conseiller du
aider à cerner le champ de pratiques du KM : l’enfermer dans une description directeur de l’École nationale des
- une démarche managériale et/ou gestionnaire trop instrumentale, ce qui ponts et chaussées (ENPC, 28 rue des
(volonté, dispositif, mesures, etc.) opposée à l’idée conduirait à l’émergence de Saints Pères, F-75343 Paris Cedex 07,
de laisser les choses se faire au hasard ; nouvelles sectes et donc à la courriel Jean.Michel@mail.enpc.fr), et
- une finalité : faire mieux (qu’avant ou que les marginalisation inéluctable des consultant en management de l’infor-
autres), gagner ; pratiques de knowledge manage- mation-documentation-connaissance.
- une approche collective : passer de l’individu ment.
Président de l’Association des profes-
gestionnaire de son propre savoir à la mobilisation
sionnels de l’information et de la
collective des savoirs individuels pour aller vers
un savoir collectif ; documentation (ADBS) de 1992 à

2 Un effet
- une inscription dans le temps, dans la durée 1997, il en préside à présent la Com-
(mémoire, pérennisation, capitalisation, etc.) : pas- mission de Certification. Il a égale-
ser de l’activisme avec ses « coups » à court terme de mode, mais ment présidé de 1998 à 2000 l’Asso-
à une construction réfléchie, assurée d’un futur ciation française pour l’analyse de la
fondé sur l’exploitation du meilleur (et des échecs) une préoccupation valeur (AFAV) dont il est actuellement
du passé ; vice-président. Il est aussi vice-prési-
- une ressource capitale à mobiliser, la (les) ancienne dent de la Fédération mondiale des
connaissance(s), soit, au bout du compte, les têtes organisations d’ingénieurs (FMOI),
des hommes, leurs savoirs, leurs expériences. et permanente après en avoir animé pendant une
Mais le champ opératoire est difficile à cerner
dizaine d’années la commission Infor-
du fait de la multiplicité des perspectives à partir L’effet de mode est certain,
desquelles on peut s’intéresser au KM (approches comme il l’a été un peu aupara- mation de l’ingénieur. Il est l’auteur
correspondant à autant de « chapelles » désireuses vant pour l’intelligence écono- de nombreux articles, conférences
de s’approprier ce territoire). Ainsi le KM peut être mique (avant de s’atténuer sen- et contributions à des ouvrages et
vu : siblement). Même si les pra- des congrès (voir le site
- par les informaticiens et autres techno-spé- tiques les plus formalisées et www.enpc.fr/~michel-j/INDEX.html).
cialistes, à travers les outils et la technologie : trai- labellisées KM remontent déjà à
tement avancé de la gestion de l’information une bonne décennie (à EDF par
(comme l’extraction automatique du sens, par exemple), on n’a jamais autant parlé de knowledge
exemple), infrastructures de partage de l’informa- management qu’au cours des trois à cinq dernières
tion dans l’entreprise (réseaux, intranets, group- années :
ware, etc.) ; - multiplication des conférences, rencontres,
- par les cogniticiens (attentifs à expliquer com- séminaires, dans tous les milieux professionnels
ment s’élabore la connaissance), avec des avancées (informaticiens, documentalistes, managers, ingé-
vers l’intelligence artificielle ; nieurs, formateurs, etc.) : plus de dix manifesta-
- par les médiateurs de l’information-docu- tions aisément identifiables à Paris en un an, dont
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mentation (documentalistes, archivistes, web- au moins un congrès de dimension internationale,
mestres, etc.) qui sont loin d’avoir attendu les nou- le KM Forum, « symposium international de la
veaux knowledge managers pour s’occuper de gestion des connaissances », sans parler de ce qui
gestion collective de connaissances ; se fait aussi ailleurs en France et à l’étranger... ;
- par les spécialistes des contenus : ingénieurs, - multiplication des articles dans différentes
médecins, juristes, etc., ou par les experts des revues professionnelles (Archimag, Documentaliste
domaines de la qualité ou de l’innovation, etc. ; - Sciences de l’information, etc.), revues d’associa-
- par les méthodologues qui inscrivent la ges- tions d’anciens élèves (Ponts et Chaussées, Arts et
tion de la connaissance dans les diverses pratiques métiers, École centrale, etc.), revues scientifiques
du management par la valeur, du management par (comme la Revue française de gestion) ;
projet, de la créativité, du problem solving, etc. ; - création de groupes de travail ad hoc au sein
- par les gens de la stratégie et du management de diverses associations professionnelles comme
qui cherchent à donner du sens à l’entreprise, du SCIP France, l’ADBS, diverses associations d’ingé-
sens pour l’action collective, comme aussi de la nieurs ;
pérennité... ; - séminaires de formation (Rencontres d’af-

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faires, etc), orientation KM prise par certaines for-


mations anciennes (comme le DESS Gestion de
l’information dans l’entreprise de Sciences Po) et
apparition de premières formations supérieures
spécialisées (un mastère, par exemple, à l’École de
management de Lyon) ;
- listes de diffusion électroniques spécialisées
(Cybion.fr, Net.KM, etc.) ;
- développement de logiciels, de prestations de
conseils... ;
- mise en place de fonctions de knowledge mana-
gers dans les entreprises...
L’accent mis aujourd’hui sur le KM (et l’effet
mode qui en résulte) s’explique par plusieurs rai-
sons. La globalisation et la mondialisation accélè-
rent et bousculent les pratiques des entreprises,
les obligeant à bien s’ancrer sur du solide, à savoir
le capital de connaissances dont elles disposent.
L’explosion de l’usage des technologies de l’infor-
mation et de la communication (Internet, intra-
nets, groupware, etc.) rend possibles de nouveaux
modes de gestion collective et de partage des infor-
Collection et cliché École nationale des ponts et chaussées [Fol. 9]

mations et de la connaissance. Les gestionnaires


des ressources humaines sont confrontés à la
nécessité de prendre en considération le turn over
accru des compétences, les départs en retraite des
experts, les conséquences de la mise en place des
35 heures (RTT). Ils éprouvent aussi de plus en
plus fortement l’impression d’une perte ou d’une
dilapidation du patrimoine vrai de l’entreprise : le
savoir des hommes qui la font vivre. Enfin, les
managers prennent conscience de l’importance
capitale d’une bonne gestion des savoirs et savoir-
faire internes pour assurer le succès de l’entreprise,
le consolider et le prolonger, alors même que l’em-
ploi de technologies miracles trop souvent mal
intégrées commence à susciter des désillusions.
Mais l’effet mode dont profite le KM peut être
l’arbre qui cache une forêt beaucoup plus impor-
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, troisième édition, 1778. tante. La gestion collective, partagée, pérenne de la
Page de titre du tome 1 connaissance a toujours été une préoccupation
Un exemple emblématique, l’Encyclopédie ou forte des groupes humains, quels qu’ils fussent.
dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des Sans remonter à l’Antiquité (Socrate, Pythagore,
Thalès...), on peut mentionner à titre d’illustra-
métiers : une démarche forte de capitalisation et de gestion
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tions de nombreuses initiatives majeures du
collective des savoirs et savoir-faire recensés en France à la champ des sciences et techniques de l’ingénieur
veille de la Révolution. qui montrent que le KM n’est pas (qu’)une mode
mais une impérieuse nécessité et un permanent
souci :
- l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est à
l’évidence une démarche forte de gestion collec-
tive des savoirs et savoir-faire au niveau d’un pays
entier [voir ci-contre et p. 186] ;
- à l’École des ponts et chaussées, un usage judi-
cieux de la lithographie a été imaginé dans les
années 1820-1830 pour faire partager le savoir des
ingénieurs (collections lithographiques de Bris-
son, cours polycopiés de Navier, etc.) [voir page
180] ;

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- de même, aux Ponts comme aux Mines, des s’impose aussi face aux pratiques strictement accu-
efforts ont été déployés tout au long du XIXe siècle mulatrices de millions ou milliards d’informations
pour faire établir des rapports de missions par les et de documents : comment percevoir le signal
jeunes ingénieurs et exploiter ainsi collectivement dans le bruit ? Comment intégrer, comment s’ap-
ces ressources de veille (intelligence économique proprier cette surabondance d’information ? La
et technologique) et de capitalisation (retours d’ex- multiplication des réservoirs d’information occulte
périences,...) [voir page 184] ; le vrai problème qui est celui de la construction de
- le développement exponentiel, depuis deux la connaissance. Et de plus en plus évidente est
siècles, du nombre des revues scientifiques est bien l’incapacité des entreprises à extraire collective-
le signe d’un souci collectif de gestion-partage de ment du sens, à produire et partager de la syn-
connaissance, avec la distinction bien faite (grâce thèse, à trouver l’essentiel au sein d’un infernal
à l’éditorialisation) entre information pure et mouvement brownien informationnel.
connaissance structurée, modélisée. Les respon-
sables de ces revues scientifiques ou d’ingénieurs
avaient en effet comme objectif de faire prendre
de la distance par rapport aux activités de terrain,
avec en outre le souci d’assurer du transfert de
connaissances ; c’est par exemple ce qui s’est passé
depuis 1831 avec les Annales des Ponts et Chaus-
sées).
3 Information,
documentation,
connaissance...
Avec encore un peu plus de hauteur de vue, il
est possible de débusquer des approches de ges- Vers l’Infopolis
tion-partage de connaissances dans des pratiques
bien connues telles que le compagnonnage, ou Le knowledge management se définit assez sou-
dans l’essor des services d’archives d’une part et vent comme un ensemble de pratiques visant à
celui des bibliothèques ou centres de documenta- accélérer et à dynamiser le partage des connais-
tion spécialisés d’autre part. Le développement, sances dans une organisation. Mais, avant de
tout au long des deux derniers siècles, des asso- caractériser ces pratiques, il paraît souhaitable de
ciations professionnelles et autres sociétés savantes préciser le sens de certains termes tels que infor-
procède de la même préoccupation : la lecture de mation, documentation et connaissance.
l’objet premier des statuts de ces structures col-
lectives fait vite ressortir leur profonde identité L’information... ça s’échange
avec un projet collectif de gestion partagée de la L’information n’existe pas, ou plus exactement
connaissance. La normalisation est par excellence elle n’est que le regard de l’homme porté sur le
un modèle de gestion active de la connaissance monde à un moment donné avec ses instruments
collective orientée vers l’action. Le brevet aussi, de vision. C’est une perception subjective d’une
comme outil de diffusion contrôlée d’un savoir- réalité (y compris dans les domaines scientifiques
faire, contribue au KM, dans une perspective, en les plus durs). L’information est surtout une pro-
l’occurrence, de valorisation. Et certaines babilité de différence de vision et elle se fonde
méthodes d’aide à l’innovation relèvent du même donc sur la nécessité de la confrontation à l’autre,
type d’approche, comme par exemple TRIZ qui se avec reconnaissance des bienfaits de l’altérité pour
fonde sur l’exploitation judicieuse de centaines de progresser. Il est intéressant de souligner qu’elle
milliers de brevets dans le but d’élaborer des lois est pure immatérialité (sens, regard, contenu, etc.),
ou modèles de connaissances ayant alors un carac- qu’elle n’est pas saisissable (physiquement et juri-
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tère prédictif et heuristique. diquement parlant), qu’elle est subjectivité sans
En somme, rien de bien nouveau. La mode coût ou pesanteur, mais qu’elle est en revanche
actuelle du knowledge management pourrait, au riche de promesses. Elle ne présente d’intérêt que
fond, être révélatrice de malaises certains au sein dans son partage (il faut s’exposer au regard de
des entreprises face au développement non maî- l’autre pour changer).
trisé des pratiques informationnelles. Le principe essentiel est donc que l’information
Une crise, aujourd’hui évidente, est née de s’échange sinon elle n’a pas de sens : il ne sert à
l’échec patent des approches modernes de gestion rien de la stocker pour la stocker ou de la garder
de l’information fondées sur l’imposition top-down en tête sans en exprimer la teneur à d’autres. Mais
de plates-formes qui sont vite devenues de grandes pour être échangée et partagée, l’information a
usines à gaz informationnelles – on le sait aujour- besoin d’être fixée sur un support (un document)
d’hui, « trop d’information tue l’information » –, qui va devenir vecteur de communication des
avec en outre des intranets ou sites Internet qui, contenus concernés.
n’étant plus alimentés ou l’étant mal font figure de
cimetières informationnels. Un constat d’échec

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Recueil de 239 dessins ou feuilles de textes relatifs à l’art de


l’ingénieur extraits de la seconde collection terminée en 1825 et
lithographiés à l’École des ponts et chaussées - 1827 (Coll. Brisson).
Extraits de : Pont de Souillac sur la Dordogne. Moyens employés
pour fonder les piles
Un usage judicieux de la lithographie a été imaginé
dans les années 1820-1830 pour faire partager le
savoir des ingénieurs des ponts-et-chaussées. Cet extrait de
la collection de Brisson montre une planche et l’analyse
manuscrite d’une « faute commise dans la fondation d’une
pile » d’un pont.
Collection et cliché École nationale des ponts et chaussées [Fol. 1920]
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La documentation (le document)... ça se gère retranchée », simplification des processus de tra-
Un document, c’est la trace matérielle, objec- vail (chaînage des procédures), etc. ;
tive (ou objectivée) d’une pensée ou d’une action, - une vision plus globale et stratégique de l’IDC
le support tangible et localisable d’une informa- intégrée à un style de management moderne, avec
tion (article de revue, livre, segment d’espace web, implication de l’ensemble des acteurs et dévelop-
message électronique, stèle, etc.). C’est une maté- pement d’une culture de l’information (vers l’en-
rialité (document, support, contenant), avec un treprise apprenante).
principe de localisation (ISBN, rayonnage, URL,
etc.). Penser l’Infopolis
La documentation est une objectivité coûteuse À partir de ces précisions sémantiques, il est
qui nécessite travail et mobilisation de ressources ; intéressant de replacer le KM dans une perspec-
c’est une médiation nécessaire ; ça se gère, ce qui tive élargie de gestion des ressources IDC en s’ap-
suppose la définition d’objectifs de rationalisation, puyant sur une analogie avec la gestion de la ville
de réduction de coût, etc. et de son développement, conformément à un
modèle que nous avons baptisé Infopolis.
La connaissance... ça se construit L’ensemble des systèmes, dispositifs, acteurs,
Un pas de plus est franchi avec la connaissance, processus et fonctions relatifs à l’IDC constitue en
pensée originale de l’homme, savoir structuré, effet une ville ou Infopolis dans laquelle le sys-
ensemble d’opérations mentales de modélisation tème IDC global est pensé, planifié, géré, vécu
permettant aux hommes de comprendre le monde comme une ville en développement organique
et d’agir de façon plus sûre sur la base des modèles permanent. L’Infopolis se détermine à travers un
prédictifs ainsi rendus disponibles. territoire, avec ses limites et sa structuration, une
Il faut noter que l’information (regard, percep- identité et une culture propres, des acteurs (déci-
tion) n’est pas la connaissance (loi, modèle), et deurs, citoyens, experts, médiateurs divers), des
qu’il est abusif de parler de gestion de la connais- infrastructures (équipements, réseaux, postes de
sance en réduisant celle-ci au simple développe- travail logiciels...), un centre (carrefour, portail,
ment d’informations documentées (comme des intranet...), des quartiers et des zones d’activité
bases de données). Selon les thèses constructi- (les informations juridiques, les informations cul-
vistes, la connaissance se construit en permanence, turelles, etc.), des signalétiques et des dispositifs de
c’est une incessante élaboration (à l’image de ce repérage (pour se retrouver dans l’Infopolis), des
qu’est le développement de l’homme qui n’est pas règles de fonctionnement et de vie (qui alimente
la simple accumulation infinie de ses cellules). quoi ?...), des besoins fonctionnels de diverses
Mais, pour se structurer, la connaissance a besoin natures, des productions, des usages, des pra-
de s’exposer aux flux d’informations qui eux- tiques, des vécus...
mêmes ont besoin d’être documentés. À partir de L’Infopolis suppose aussi l’expression collective
là, la nouvelle connaissance (loi, modèle) peut être de visions crédibles d’un futur acceptable et donc
« recyclée », tracée sur un document échangeable, la définition et la mise en œuvre d’un schéma
et devenir elle-même information. cohérent de développement : l’Infostructure. Il est
Et ainsi le triangle information-documentation- en effet absolument nécessaire de se doter d’une
connaissance – IDC – devient dynamique et fertile. Infostructure pour agir de façon cohérente et effi-
D’où la nécessité d’une approche cohérente, com- cace (ce qui renvoie à la notion d’urbanisme
plète mais complexe de la gestion des ressources informationnel). Cette Infostructure se définissant
IDC. alors comme une démarche de management sys-
Pourquoi se préoccupe-t-on aujourd’hui d’amé- témique de l’IDC qui vise à mettre en interaction
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liorer les pratiques ancestrales de KM et plus lar- dynamique les thématiques informationnelles à
gement d’améliorer la gestion des ressources IDC ? privilégier, les grandes catégories de besoins fonc-
Plusieurs raisons évidentes peuvent être invo- tionnels, les actions stratégiques structurantes de
quées : l’entreprise, les processus formalisés de l’institu-
- le souci de cohérence et d’intégration, du fait tion (métiers, pratiques, etc.), les divers groupes
de la convergence des outils et technologies (com- d’acteurs et leurs responsabilités (dans la gestion
patibilité des solutions techniques, modularité, de l’IDC), les diverses sources et ressources IDC à
progressivité, flexibilité, etc.) ; mobiliser.
- l’indispensable recentrage sur les vrais Insistons sur le fait que cette Infostructure n’est
besoins : souci de l’approche client, adaptabilité pas assimilable à la seule « infrastructure » (les
des solutions aux contextes, recherche de proxi- tuyaux, les technologies), mais qu’elle est vrai-
mité et développement de services one-to-one, ment un cadre directeur, systémique, visant à assu-
calage sur les fonctions validées de l’IDC ; rer le meilleur développement possible de l’Info-
- le souci d’économie : suppression des inter- polis – au fond : l’entreprise apprenante en
médiaires, lutte contre les dispositifs à « valeur constante évolution.

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La caractérisation opérationnelle du KM

Plusieurs processus en œuvre des thésaurus d’entreprises et bien sûr


des outils de recherche...).
☛ Un processus de redistribution et
Dans les pratiques de KM tion, d’élaboration de synthèse, de de partage avec des réponses soit en
identifiées (anciennes ou récentes, création d’arbres de connaissance. Il mode push (messageries électroniques,
vernaculaires ou formalisées), s’agit de passer du I (information) au C forums, lettres électroniques), soit en
on distingue en général plusieurs (connaissance), de rechercher et éta- mode pull (réservoirs accessibles, sites
processus à l’œuvre. blir des lois ou modèles, de com- Internet et intranet, bases de données
prendre le sens caché. Cela nécessite le en groupware, etc.). Il s’agit aussi ici de
☛ Un processus de collecte de recours à des médiateurs, éditeurs ou finaliser la diffusion par rapport à des
données, informations, règles de facilitateurs comme aussi à des outils besoins et d’adapter celle-ci à différents
connaissance, retours d’expériences plus ou moins automatiques, mais sur- contextes (démarche éditoriale spéci-
et autres rapports d’étonnement. Ce tout aux experts (ou groupes d’experts) fique qui va bien au-delà de la simple
processus de recueil-captation tente eux-mêmes du secteur concerné. mise à disposition des données stoc-
d’être organisé, systématisé, finalisé ; il ☛ Un processus d’engrangement, kées dans les réservoirs).
est fondé sur une forte mobilisation des capitalisation, conservation qui sup- ☛ Enfin, un processus de dynamisa-
acteurs et réseaux d’acteurs ; il fait l’ob- pose la création et la tenue à jour de tion-régulation de l’ensemble des
jet de formalisations (écrites, orales) réservoirs d’informations, de docu- processus précédents, avec le souci
avec consignations documentaires des ments et de règles de connaissance, d’évaluer, de produire du feed-back,
informations en question selon des for- avec le double souci de pérenniser ce d’assurer l’autodéveloppement pérenne
mats préalablement définis ou non. processus et aussi de pouvoir retrou- des dispositifs de gestion de connais-
☛ Un processus de modélisation et ver aisément ce qui a été stocké (d’où sances.
d’extraction de sens, de reformula- l’importance des langages de codage,

Les facteurs de réussite savoir. Il convient de prendre garde


toutefois de ne pas mettre la charrue
avant les bœufs, à savoir la technologie
Au-delà de la mise en place des contenu » pour lesquels on s’efforce de avant les hommes.
processus précédents, plusieurs capitaliser et structurer les savoirs. Le ☛ Un travail important sur les lan-
facteurs paraissent essentiels pour risque est grand en effet de s’épuiser à gages de l’entreprise, sur les termi-
réussir une démarche de KM dans vouloir tout conserver, tout dupliquer. nologies. Les connaissances passent
Il est donc indispensable de disposer forcément par des mots qui doivent
l’entreprise.
d’une claire définition de l’Infostruc- décrire des réalités que tout le monde
☛ Une démarche politique, volon- ture à partir de laquelle doivent se reconnaît dans l’organisation, et le bon
tariste, managériale, qui fait de cette développer les pratiques de KM. usage des TIC passe encore par le
préoccupation un axe stratégique de ☛ La mobilisation réelle et efficace recours à des modélisations linguis-
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développement (mais sans pour autant de tous les acteurs, l’implication des tiques (ou graphiques), langages de
tomber dans un excessif pilotage en hommes (experts ou non) et des représentation dont on ne peut pas
top-down de ce KM collectif). Il faut en réseaux. La connaissance étant une faire l’économie.
effet lutter contre l’anarchie, les déper- construction permanente spécifique, il ☛ Une vision, une culture, des
ditions de savoir de toutes sortes, les ne peut y avoir de gestion de connais- valeurs qui permettront que soit bien
légitimes paresses ou faiblesses, les sance qui ne mette pas l’homme au intégrée l’idée d’un effort ou investis-
luttes entre baronnies ; lutter donc cœur du projet. sement collectif sur ce terrain, au-delà
contre le développement naturel de ☛ Un usage résolu, incitatif mais des traditionnelles démarches activistes
l’entropie dans l’entreprise. toujours pertinent, des technologies à court terme et de la perpétuation des
☛ Un champ opératoire bien déli- de l’information et de la communica- cloisonnements et autres replis sur soi
mité (périmètre, surface), avec une tion (TIC), pour accélérer les transferts forcément stériles.
définition claire des champs de « et optimiser les « constructions » de

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tions, est une autre cause d’échec. Plusieurs

4 Le knowledge
management : échecs,
difficultés, blocages
auteurs ayant écrit récemment sur le KM insistent
sur la nécessité de laisser place aussi à des
approches foisonnantes, informelles, déstructu-
rantes.
Enfin nombre de solutions KM développées
avec l’aide de grands cabinets de consultants (qui
et questions sans réponses tous ne mettent pas en place chez eux les solu-
tions qu’ils préconisent !) se terminent la plupart
Plusieurs types d’échecs apparaissent dans la du temps par la création de banales bases de don-
conduite des programmes de KM développés récem- nées documentaires qui n’ont plus grand chose à
ment dans diverses entreprises ou organisations voir avec une gestion plus ambitieuse des connais-
Une première cause d’échec est la mise en place sances.
de projets décidés au plus haut niveau du mana-
gement de l’entreprise sans véritable implication Le knowledge management n’est pas à l’abri d’illu-
de l’ensemble des parties prenantes et souvent pla- sions qui peuvent orienter l’action dans de mauvaises
qués sur des réalités d’entreprise très différentes directions
de l’esprit KM. Ces projets ne survivent pas long- La première est la tentation de tout accumuler
temps (un ou deux ans) après le passage du ou (données, informations, documents, etc.) en lieu
des consultants, et les outils mis en place restent et place d’une démarche plus sélective de
de beaux prototypes sans réelles chances de déve- recherche du sens : le mythe accumulatoire est
loppement. La question de la pérennisation des puissant (renforcé aujourd’hui par l’extraordinaire
approches KM est bien la plus difficile (et les solu- développement des mémoires informatiques). Il
tions technologiques ne pallient pas le manque conduit à de véritables contresens : assimiler la
d’implication sérieuse des hommes). connaissance à un stockage de données, penser la
Une autre cause est le développement de projets mémoire comme une duplication infinie du réel
de KM qui ignorent les dispositifs déjà en place : pour mieux en conserver la trace. Il renvoie au
archives, centres de documentation, équipes de malaise de l’entreprise face à l’incertitude de son
normalisation, groupes qualité, propriété indus- futur et à la perte de sa substance, à une peur de
trielle ou valorisation, etc. Dans ces cas-là, les nou- la mort qui conduit paradoxalement à développer
veaux knowledge managers ignorent ce qui a été de gigantesques cimetières informationnels.
fait avant eux dans l’entreprise par ces unités sou- Dans le même ordre d’idées, il faut résister à la
vent peu ou mal considérées par les managers tentation de constituer un vaste et unique réservoir
(parce que ce sont des postes de coût sans être des de données, informations, documents habilement
sources de profit). Le comble de cette approche et abusivement intitulé base de connaissances et
« mode » du knowledge management, c’est bien de qui ne serait en fait qu’une nouvelle Samaritaine
ne pas savoir percevoir ni prendre en compte les où l’on serait censé tout (re)trouver. Il est évident
multiples formes de KM déjà en place. que les TIC rendent possibles la création de tels
L’on peut aussi assister à l’installation d’outils bazars informationnels et leur exploitation par des
remarquables (plates-formes intranet ou de group- agents intelligents de recherche, mais est-on sûr
ware), très bien conçus, mais qui au bout de de bien satisfaire par là les besoins complexes et
quelque temps ne sont plus du tout alimentés diversifiés d’accès à des connaissances perti-
parce que les responsabilités pour assurer leur nentes ?
maintenance ne sont pas définies. Le plus difficile Il est tout aussi illusoire de penser, à l’inverse,
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reste la pérennisation de démarches exigeantes, que tout réside dans la circulation généralisée et
non rentables à court terme. accélérée des informations selon des logiques de
Il arrive aussi que soient mises en place des croisement systématique et/ou spontané des don-
plates-formes techniquement réussies mais pas- nées (hyperdocument, hypermédia, hypercon-
sant à côté du problème essentiel qui est de satis- naissance) et de confrontation permanente des
faire les besoins des différents acteurs en informa- points de vue, et en recourant de façon intensive
tions et connaissances de l’entreprise. On à la messagerie électronique, aux forums et autres
juxtapose des amoncellements de données alors listes de discussion électroniques. Si la fugacité,
qu’il faudrait d’abord penser l’Infostructure orien- la spontanéité et l’interactivité peuvent être de
tée vers les besoins à satisfaire. réels accélérateurs du transfert de connaissances,
Le développement, à l’instar de ce qui s’est fait on sait aussi aujourd’hui que le maintien de leur
pour la gestion de la qualité, d’un formalisme effet sur la longue période n’a rien d’évident (il
excessif, stérile et coûteux, avec la préoccupation faut beaucoup de persévérance pour assurer le bon
très gestionnaire d’établir des processus cadrés et fonctionnement à long terme d’un forum spécialisé
traçables de recueil et de diffusion des informa- de discussion...).

Documentaliste - Sciences de l’information 2001, vol. 38, n° 3-4 • 183


ÉTUDE LE KNOWLEDGE MANAGEMENT, ENTRE EFFET DE MODE ET (RÉ)INVENTION DE LA ROUE ...

De Sappel. Mission d’Allemagne, campagne 1849.


Tome 2 : Hollande-Allemagne (texte et planches).
Extraits de : Colonies agricoles de Hollande
À l’école des ponts-et-chaussées comme à celle des
mines, des efforts ont été déployés tout au long du XIXe
siècle pour faire établir des rapports de missions par les jeunes
ingénieurs et exploiter ainsi collectivement ces ressources de
veille (intelligence économique et technologique) et de capi-
talisation (retours d’expériences).
Collection et cliché École nationale des ponts et chaussées [manuscrit sans cote]
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184 • Documentaliste - Sciences de l’information 2001, vol. 38, n° 3-4


Et il n’est pas plus réaliste d’imaginer un sys- territoires éclatés et des enjeux forcément diffé-
tème automatique de prise de décision qui, à par- rents. Comment assurer une cohérence globale
tir d’un questionnement et d’une consultation (sans tomber dans une centralisation excessive)
d’une base de connaissances orientée action, défi- alors que tout va dans le sens d’un éparpillement
nirait de façon certaine les bons choix à faire. Ce des initiatives ?
mythe technocratique de la machine à décider n’a
rien à voir avec ce que l’on met aujourd’hui der- Enfin, le développement du KM ne va pas sans inter-
rière le concept d’entreprise apprenante. rogations qui, pour le moment, restent sans réponses
satisfaisantes
Plusieurs freins ou blocages peuvent être identifiés, Les expériences les plus concluantes en matière
qui rendent difficile le développement d’un pro- de KM sont le fait de très grosses sociétés indus-
gramme collectif de KM dans une organisation trielles (EDF, CEA, Thalès, Renault, etc.) ou de
La trop faible culture informationnelle des grands cabinets de consultants (Cap Gemini, Ernst
acteurs (et notamment des cadres dirigeants et des & Young, etc.) : mais peut-on aisément transposer
ingénieurs) est un premier frein, surtout à une dans toutes les entreprises ce qui se pratique au
époque où le développement des TIC et de la sein de ces grandes sociétés, et notamment dans les
société de l’information conduit à des bouleverse- PME-PMI ou dans les structures administratives
ments importants. En restant trop souvent enfermé ou associatives ?
dans une logique de détention-rétention de son Le KM est fondé sur la captation des savoirs et
savoir au nom de la préservation d’un illusoire savoir-faire des individus salariés des sociétés :
pouvoir, on perçoit mal le sens profond de quelle part revient alors à l’individu dans cette ges-
l’échange et du partage de l’information (progres- tion de la connaissance, et quelle part à l’entre-
ser grâce à l’altérité). Dans nombre d’entreprises, prise ? En matière de brevet et de propriété indus-
les bienfaits des TIC restent superficiels par trielle, cette question a conduit à l’établissement de
manque de sensibilisation et de formation des per- règles du jeu visant à préserver un certain équi-
sonnels. libre entre les parties prenantes : comment va-
D’autres blocages proviennent d’approches top- t-on traiter cette question de l’équilibre des droits
down, technocratiques, imposées par des direc- de l’individu et de l’entreprise lors du développe-
tions générales qui souhaitent garder le contrôle de ment des pratiques de KM ?
l’information circulant au sein des entreprises et L’idéal d’un KM réussi et d’un partage efficace et
bien « rapatrier » sur l’entreprise le savoir et le opérationnel de la connaissance serait de parve-
savoir-faire de ses personnels (au-delà de la pure nir à la transversalité des savoirs, à un réel décloi-
location de la force de travail). sonnement des pratiques, à l’apparition de syner-
Et de positions protectrices des baronnies qui gies interdisciplinaires ou intersectorielles pour
n’acceptent de donner que si tout le monde donne pouvoir innover et s’adapter à des complexités
et que si l’on préserve leur territoire. Nombre d’in- nouvelles. Or la plupart des dispositifs mis en
tranets récemment créés dans les entreprises sont place (avec des intranets orientés connaissance)
des échecs patents (au regard de leur finalité de restent fondamentalement des juxtapositions de
partage et de transversalité) parce qu’ils ne peu- « cheminées » disciplinaires verticales : chacun,
vent pas aller plus loin que la stricte juxtaposition dans son métier, dans sa discipline, produit et met
formelle des (re)présentations des baronnies. à disposition de l’information, mais cela ne conduit
La difficulté à motiver les acteurs à partager leur pas à un vrai partage de connaissance interdisci-
savoir est évidemment un autre frein au dévelop- plinaire. Comment réussir dans l’avenir le croise-
pement de démarches collectives de KM. Com- ment, l’hybridation des savoirs ?
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ment rémunérer l’apport en information et en Les réalisations de KM sont la plupart du temps
connaissance, comment valoriser les personnes développées sur l’initiative soit de la direction
qui jouent le jeu du KM ? Comment aussi, dans un générale, soit d’une direction informatique (ou sys-
contexte dur de défense d’intérêts et de recherche tèmes d’information), soit par une direction tech-
systématique de profit à court terme, faire accep- nique donnée. Mais rarement les directions res-
ter l’idée de la nécessité d’un investissement col- sources humaines et les directions ou services de
lectif a priori faiblement rentable et qui sera tou- formation ne sont impliqués dans ce nouveau pro-
jours perçu comme une perte de temps et cessus de gestion collective de la connaissance. Il
d’énergie ? y a là un paradoxe et il serait urgent de s’interro-
Il faut citer enfin la complexité même du sys- ger sur le lien qui peut et doit exister entre une
tème des connaissances de l’entreprise, avec une démarche de KM et une politique de développe-
multiplicité infinie d’acteurs, avec une décentrali- ment des ressources humaines.
sation inévitable – au niveau des divers terrains – Enfin, comment le KM s’articulera-t-il par rap-
des responsabilités relatives à la gestion des infor- port à tout ce qui existe au sein de l’entreprise en
mations et des connaissances pertinentes, avec des matière de documentation, de propriété indus-

Documentaliste - Sciences de l’information 2001, vol. 38, n° 3-4 • 185


ÉTUDE LE KNOWLEDGE MANAGEMENT, ENTRE EFFET DE MODE ET (RÉ)INVENTION DE LA ROUE ...

trielle, de valorisation, de normalisation, de for-


mation, etc., avec de nombreux services qui d’une
façon ou d’une autre contribuent déjà à une ges-
tion collective de connaissances. Le knowledge
management (et le knowledge manager) ne risque-
t-il pas d’apparaître comme une nouvelle couche
artificiellement plaquée sur un réel déjà bien
encombré mais sans doute insuffisamment
exploité ?

Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, troisième édition.

5
Recueil de planches pour la nouvelle édition du dictionnaire Aller résolument vers le
raisonné des sciences, des arts et des métiers avec leur explication -
1779. knowledge management,
Extrait du volume 1 : Hydraulique. Moulin à vent de Meudon
mais savoir aussi
L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences,
des arts et des métiers : une démarche forte de en faire la critique
capitalisation et de gestion collective des savoirs et savoir-
faire recensés en France à la veille de la Révolution. Le knowledge management est sûrement un exer-
cice salutaire de remise à plat et de dynamisation
de ce qui fait la force d’une société, à savoir la
mobilisation des connaissances et des compétences
des hommes qui la composent pour assurer des
avancées significatives et pérennes. Il est évident
que derrière l’actuel effet de mode se cache une
réelle préoccupation de préservation du capital de
savoir et de savoir-faire. Mais des risques existent
de transformation de cette louable intention en
une série d’initiatives maladroites, inefficaces, sté-
riles.
Il est indispensable de regarder aujourd’hui d’un
œil critique le développement du KM, il est indis-
pensable de prendre de la distance par rapport à
l’effet de mode et aussi par rapport aux outils qui
sous-tendent ce développement.
Il est indispensable de mobiliser tous les acteurs
de l’entreprise sur ces projets, de les motiver, de
développer une vraie culture informationnelle qui
seule rendra possible une bonne gestion collective
de la connaissance.
Il est indispensable d’adapter les dispositifs de
KM aux différents contextes d’entreprises ou d’or-
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ganisations, d’orienter ceux-ci par rapport à des
besoins clairement identifiés et enfin de veiller à
bien clarifier les objectifs, les enjeux et la ligne
directrice de l’action en question.
Enfin, le knowledge management n’échappera
pas à une réflexion de fond sur le sens à donner à
la gestion collective de la connaissance (entreprise
apprenante) comme aussi à une clarification des
idées relatives aux notions d’information et de
connaissance.
JUIN 2001

186 • Documentaliste - Sciences de l’information 2001, vol. 38, n° 3-4

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