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CM - “Penser la Littérature Médiévale”


Séance du 8 novembre 2022
Mme Cooper

Genres et matières au moyen âge (1)

Ex 1 - La mort de Roland

CLXXI 171
Ço sent Rollant la veüe ad perdue ; Roland sent qu’il a perdu la vue,
Met sei sur piez, quanqu’il poet s’esvertuet ; il se redresse et fait tous ses efforts.
En sun visage sa culur ad perdue. Son visage a perdu sa couleur.
Dedevant lui ad une perre byse : Devant lui il y a une roche grise.
.X. colps i fiert par doel e par rancune. Il y frappe dix coups, de chagrin et de dépit.
Cruist li acers, ne freint, ne n’esgruignet. L’acier grince, mais il ne se brise ni ne s’ébrèche.
« E ! » dist li quens, « sainte Marie, aiue ! « Ah ! dit le comte, sainte Marie, aide-moi !
E ! Durendal, bone, si mare fustes ! Ah ! Durendal, ma bonne épée, quel malheur pour vous !
Quant jo mei perd, de vos n’en ai mais cure. Puisque je suis perdu, de vous je perds la charge.
Tantes batailles en camp en ai vencues, Combien de batailles par vous j’ai remportées,
E tantes teres larges escumbatues, combien j’ai conquis de terres immenses,
Que Carles tient, ki la barbe ad canue ! que tient Charles, dont la barbe est chenue !
Ne vos ait hume ki pur altre fuiet ! Ne soyez pas à quelqu’un qui fuie devant un autre !
Mult bon vassal vos ad lung tens tenue : Un valeureux vassal vous a longtemps tenue ;
Jamais n’ert tel en France l’asolue. » jamais il n’en sera de pareille à vous dans la sainte
France. »
CLXXII 172
Rollant ferit el perrun de sardonie. Roland frappe sur le bloc de sardoine.
Cruist li acers, ne briset ne n’esgrunie. L’acier grince, mais il ne se brise ni s’ébrèche.
Quant il ço vit que n’en pout mie freindre, Quand il voit qu’il ne peut la rompre,
A sei meïsme la cumencet a pleindre : en lui-même il commence à la plaindre :
« E ! Durendal, cum es bele, e clere, e blanche ! « Ah ! Durendal, comme tu es belle, claire, éclatante !
Cuntre soleill si luises e reflambes ! Comme au soleil tu brilles et flamboies !
Carles esteit es vals de Moriane, Charles était dans les vallées de Maurienne
Quant Deus del cel li mandat par sun a[n]gle, quand Dieu, du ciel, lui fit savoir par son ange
Qu’il te dunast a un cunte cataignie : qu’il te donnât à un comte capitaine :
Dunc la me ceinst li gentilz reis, li magnes. alors il me la ceignit, le noble roi, le grand.
Jo l’en cunquis e Anjou e Bretaigne, Avec toi je lui conquis l’Anjou et la Bretagne,
Si l’en cunquis e Peitou e le Maine ; et lui conquis le Poitou et le Maine ;
Jo l’en cunquis Normendie la franche, avec toi je lui conquis la libre Normandie,
Si l’en cunquis Provence e Equitaigne et lui conquis la Provence et l’Aquitaine
E Lumbardie e trestute Romaine ; et la Lombardie et toute la Romagne,
Jo l’en cunquis Baiver e tute Flandres, avec toi je lui conquis la Bavière et les Flandres
E Burguigne e trestute Puillanie, et la Bourgogne et toute la Pologne,
Costentinnoble, dunt il out la fiance, Constantinople dont il reçut l’hommage ;
E en Saisonie fait il ço, qu’il demandet ; et sur la Saxe il règne en maître.
Jo l’en cunquis e Escoce e Vales Islonde, Avec toi je lui conquis l’Écosse et l’Irlande
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E Engletere, que il teneit sa cambre ; et l’Angleterre qu’il appelait son domaine ;


Cunquis l’en ai païs e teres tantes, avec toi je lui conquis tant et tant de pays
Que Carles tient, ki ad la barbe blanche. que tient Charles dont la barbe est blanche.
Pur ceste espee ai dulor e pesance : Pour cette épée j’éprouve douleur et peine.
Mielz voeill murir qu’entre paiens remaigne. Mieux vaut mourir que la laisser aux païens !
Deus ! Perre, n’en laise(i)t hunir France ! » Dieu ! Père, ne laissez pas déshonorer la France ! »

CLXXIII
Rollant ferit en une perre bise, 173
Plus en abat que jo ne vos sai dire. Roland frappe sur une pierre grise.
L’espee cruist, ne fruisset, ne ne brise, Il en abat plus que je ne sais vous dire
Cuntre ciel amunt est resortie. L’épée grince, mais elle ne se rompt ni ne se brise.
Quant veit li quens que ne la freindrat mie, Vers le ciel elle a rebondi.
Mult dulcement la pleinst a sei meïsme : Quand le comte voit qu’il ne la brisera pas,
« E ! Durendal, cum es bele e seintisme ! tout doucement il la plaint en lui-même :
En l’oriet punt asez i ad reliques : « Ah ! Durendal, comme tu es belle et très sainte !
La dent seint Perre e del sanc seint Basilie, Dans ton pommeau d’or, il y a bien des reliques,
E des chevels mun seignor seint Denise, une dent de saint Pierre et du sang de saint Basile
Del vestement i ad seinte Marie. et des cheveux de monseigneur saint Denis,
Il nen est dreiz que paiens te baillissent ; et du vêtement de sainte Marie.
De chrestiens devez estre servie. Il n’est pas juste que des païens te possèdent :
Ne vos ait hume ki facet cuardie ! c’est par des chrétiens que tu dois être servie.
Mult larges teres de vus avrai cunquises, Ne soyez pas à un homme capable de couardise !
Que Carles tent, ki la barbe ad flurie. J’aurai par vous conquis tant de terres immenses
E li empereres en est ber e riches. » que tient Charles dont la barbe est fleurie !
CLXXIV Et l’empereur en est puissant et riche.
Ço sent Rollant que la mort le tresprent, 174
Devers la teste sur le quer li descent. Roland sent que la mort le prend tout entier
Desuz un pin i est alet curant, et que de sa tête elle descend vers son cœur.
Sur l’erbe verte s’i est culchet adenz, Sous un pin il est allé en courant ;
Desuz lui met s’espee e l’olifan ; sur l’herbe verte il s’est couché face contre terre.
Turnat sa teste vers la paiene gent ; Il met sous lui son épée et l’olifant,
Pur ço l’at fait que il voelt veirement il tourne sa tête du côté du peuple païen :
Que Carles diet e trestute sa gent, il l’a fait parce qu’il veut coûte que coûte
Li gentilz quens, qu’il fut mort cunquerant. que Charles dise, ainsi que tous ses gens,
Cleimet sa culpe e menut e suvent ; du noble comte, qu’il est mort en conquérant.
Pur ses pecchez Deu en puroffrid lo guant. AOI. Il bat sa coulpe à petits coups répétés.
CLXXV Pour ses péchés il tend à Dieu son gant.
Ço sent Rollant de sun tens n’i ad plus. 175
Devers Espaigne est en un pui agut ; Roland sent que son temps est fini.
A l’une main si ad sun piz batud : Il est tourné vers l’Espagne sur un mont escarpé.
« Deus, meie culpe vers les tues vertuz D’une main il s’est frappé la poitrine :
De mes pecchez, des granz e des menuz « Dieu, pardon, par toute ta puissance,
Que jo ai fait des l’ure que nez fui pour mes péchés, les grands et les menus,
Tresqu’a cest jur que ci sui consoüt ! » que j’ai commis depuis l’heure que je suis né
Sun destre guant en ad vers Deu tendut : jusqu’à ce jour où je suis terrassé ! »
Angles del ciel i descendent a lui. AOI. Il a tendu vers Dieu son gant droit.
CLXXVI Des anges du ciel descendent jusqu’à lui.
Li quens Rollant se jut desuz un pin ; 176
Envers Espaigne en ad turnet sun vis. Le comte Roland est étendu sous un pin.
De plusurs choses a remembrer li prist : Vers l’Espagne il a tourné son visage.
De tantes teres cum li bers cunquist, De bien des choses le souvenir lui revient,
De dulce France, des humes de sun lign, de tant de terres que le baron a conquises,
De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit. de la douce France, des hommes de son lignage,
Ne poet muer n’en plurt e ne suspirt. de Charlemagne, son seigneur, qui l’a formé.
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Mais lui meïsme ne volt mettre en ubli, Il ne peut s’empêcher de pleurer et de soupirer.
Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit : Mais il ne veut pas s’oublier lui-même.
« Veire Patene, ki unkes ne mentis, Il bat sa coulpe et demande pardon à Dieu :
Seint Lazaron de mort resurrexis, « Père véritable qui jamais ne mentis,
E Daniel des leons guaresis, toi qui ressuscitas saint Lazare
Guaris de mei l’anme de tuz perilz et qui sauvas Daniel des lions,
Pur les pecchez que en ma vie fis ! » sauve mon âme de tous les périls
Sun destre guant a Deu en puroffrit ; pour les péchés qu’en ma vie j’ai commis ! »
Seint Gabriel de sa main l’ad pris. Il a offert à Dieu son gant droit,
Desur sun braz teneit le chef enclin ; saint Gabriel de sa main l’a pris.
Juntes ses mains est alet a sa fin. Sur son bras il tenait sa tête inclinée ;
Deus tramist sun angle Cherubin, les mains jointes, il est allé à sa fin.
E seint Michel del Peril ; Dieu envoya son ange Chérubin
Ensembl’od els sent Gabriel i vint. et saint Michel du Péril ;
L’anme del cunte portent en pareïs. et avec eux vint saint Gabriel.
Ils emportent l’âme du comte en paradis.

Ex 2 et 3 - Prologues du Roman de Troie et du Roman de Thèbes

2 - Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, composé vers 1155-1160, extraits éd. et trad. par
Emmanuèle Baumgartner, Paris, Librairie Générale Française, 1998, v. 1-144.

1 Salemons nos enseigne e dit, Salomon nous apprend et nous dit


E sil lit hon en son escrit, – on peut le lire dans son livre –
Que nus ne deit son sens celer ; que personne ne doit dissimuler son savoir.
4 Ainz le deit hon si demonstrer Il faut tout au contraire le faire connaître
Que l’on i ait preu e honor, pour en recueillir profit et honneur :
Qu’ensi firent li ancessor. ainsi agirent les Anciens.
Se cil qui troverent les parz Si s’étaient tus ceux qui inventèrent les divisions du savoir
8 E les granz livres des set arz, et qui composèrent les précieux livres où sont décrits les sept arts
Les philosophes, les traitiez et les ouvrages philosophiques
Dont toz li monz est enseignez qui dispensent leur enseignement à tous les hommes,
Se fussent teü, veirement en vérité le monde
12 Li siecles vesquist folement : vivrait dans l’ignorance.
Comme bestes eüssons vie ; Notre existence ressemblerait à celle des bêtes,
Que fust saveirs ne que folie et nous ne saurions même pas reconnaître
Ne seüst hon fors esgarder, le savoir et l’ignorance,
16 Ne l’un de l’autre dessevrer. les distinguer l’un de l’autre.
Remenbré seront a toz tens Ces hommes seront à tout jamais connus,
E coneü par lur granz sens. ils resteront dans les mémoires en raison de leur grande sagesse,
E scïence qui est teüe alors que le savoir, s’il n’est pas divulgué,
20 Est tost obliee e perdue : est bien vite oublié et perdu.
Qui siet e n’enseigne ou ne dit, Qui possède un savoir sans l’enseigner ni le transmettre
Ne puet estre ne s’entroblit ; ne peut éviter qu’il ne tombe dans l’oubli,
E scïence qu’ist bien oïe, tandis qu’un savoir bien reçu
24 Germe, flurist e fructifie. germe, fleurit et fructifie.
Qui vueut saveir e qui entent, Et qui veut apprendre, qui s’y applique,
Sachez, de mieuz l’en est sovent. s’en trouve bien souvent mieux, sachez-le.
De bien ne puet nus trop oïr Il y a en effet tout à gagner
28 Ne trop saveir ne retenir, à entendre des choses bonnes, à acquérir et à retenir un savoir
Ne nus ne se deit atargier et personne ne doit être lent
De bien faire ne d’enseigner ; à faire ou à enseigner ce qui est bien :
4

E qui plus siet, e plus deit faire ; plus on a de savoir, plus il faut se comporter ainsi.
32 De ce ne se deit nus retraire. Personne ne doit se soustraire à ce devoir.
E por ce me vuell travailler Voici donc pourquoi je veux mettre tous mes efforts
En une estoire conmencer à commencer une histoire
Que, de latin ou je la truis, et mon intention,
36 Se j’ai le sens e se ge puis, si j’en ai la capacité et la force,
Le voudrai si en romanz metre est de la traduire du latin où je la trouve en français,
Que cil qui n’entendront la letre afin que ceux qui ne comprennent pas le latin
Se puissent deduire el romanz. puissent trouver quelque plaisir dans le texte français.
40 Mout est l’estoire riche e granz C’est une belle et noble histoire,
E de grant ovre e de grant fait. qui parle de grands exploits et de hauts faits.
En maint lué l’avra hon retrait, Sans doute aura-t-on souvent raconté
Saveir cum Troie fu perie, comment Troie fut détruite,
44 Mes la vertez est poi oïe. mais ce qui s’est réellement passé, on l’entend rarement dire.
Omers, qui fu clerz merveilleus, Homère, qui était un clerc d’un extraordinaire talent
Des plus sachanz, ce trovons nos, et plein de sagesse, comme nous le lisons,
Escrist de la destructïon, a écrit sur la destruction de Troie,
48 Del grant siege e de l’achaison sur le terrible siège de la ville et a expliqué
Par quei Troie fu desertee, pourquoi Troie, une fois abandonnée,
Qui onc puis ne fu rabitee. ne fut jamais repeuplée.

Mais ne dist pas ses livres veir, Mais son livre n’a pas dit la vérité.
52 Car bien savons, sens niul espeir, Nous savons parfaitement, en effet,
Qu’il ne fu puis de cent anz nez qu’il naquit plus de cent ans après l’époque
Que li granz osz fu asenblez où l’expédition fut engagée.
N’est merveille s’il i faillit, Rien d’étonnant donc à ce qu’il se soit trompé
56 Qui unc n’i fu ne rien n’en vit. puisqu’il n’assista pas à l’événement, qu’il n’en vit rien.
[...] [...]
Aprés lonc tens que ç’ot esté, Bien après ces événements
Que Rome ot ja piece duré, – Rome existait depuis longtemps déjà –,
60 El tens Saluste le vaillant, au temps où vivait le noble Salluste,
Qui sens ot e pröece grant – plein de sagesse et de vertu
Riches iert e de haut parage, – c’était un homme important et de haut rang,
S’ot en lui clerc mout fortment sage, un clerc d’un savoir immense –,
64 Cist Salustes, ce truis lisant, ce Salluste donc – je le trouve dans ma source –
Ot un nevo fortment sachant – avait un neveu très instruit.
Cornelïus iert apelez –, Il s’appelait Cornelius,
De letres saives e fundez. il était très lettré et très savant
68 De lui esteit mout grant parole ; et sa réputation était très grande.
A Athenes teneit escole. Il tenait une école à Athènes.
Un jor esteit en un almaire Un jour, fouillant en tout sens une bibliothèque
Por traire livres de gramaire ; à la recherche de livres et de savoir,
72 Tant i a quis e reversé il finit par découvrir
Qu’entre les autres a trové dans le tas
L’estoire que Daire ot escrite, l’histoire que Darès avait composée et écrite
En grecque langue faite e dite. en langue grecque.
76 Icist Daire que vos öez Ce Darès dont je vous parle
Fu de Troie norriz e nez ; était né à Troie et y avait été élevé ;
Dedenz esteit, unc n’en issi il resta dans la ville
De ci que l’osz s’en departi ; jusqu’au moment où l’armée grecque se retira.
80 Mainte pröece i fist de sei Il se signala par ses hauts faits
E a asaut e a tornei. lors des assauts et des combats,
En lui aveit clerc merveillous mais c’était aussi un clerc d’un extraordinaire talent,
E des set arz escïentos. versé dans la connaissance des sept arts.
84 Por ce qu’il vit si grant l’afaire, Lorsqu’il se rendit compte que cette guerre dépassait en
Que ainz ne puis ne fu nus maire, importance toutes celles qui l’avaient précédée comme celles qui
Si voust les faiz metre en memoire : la suivraient, il voulut préserver le souvenir de ces événements
5

En grezeis en escrist l’estoire. et en rédigea l’histoire en grec.


88 Chascun jor ensi l’escriveit Chaque jour, il mettait ainsi par écrit
Cum il o ses oilz le veeit ; ce dont il avait été le témoin.
Tot quant qu’il faiseient le jor, Toutes les batailles, tous les assauts que se livraient dans la
O en bataille o en estor, journée les combattants,
92 Tot escriveit la nuit aprés ce Darès dont je vous parle les consignait par écrit, la nuit
Icist que vos di, Darés. suivante.
Onc por amor ne s’en voust taire Jamais l’affection qu’il portait aux siens ne le retint
De la verté dire e retraire : de dire et d’exposer la vérité.
96 Por ce, s’il iert des Troïens, Sans doute, il était troyen,
Ne s’en pendi plus vers les suens mais il ne prit pas plus parti pour les siens
Ne mais que vers les Grezeis fist : que pour les Grecs.
De l’estoire la verté escrist. C’est la vérité qu’il écrivit.
100 Lonc tens fu sis livres perduz, Pendant longtemps on perdit la trace de son livre.
Qui ne fu trovez ne veüz,
Mes a Athenes le trova C’est Cornelius qui le découvrit à Athènes
Cornelïus quil translata : et qui le traduisit,
104 De grec le torna en latin de grec en latin,
Par son sens e par son engin. avec intelligence et talent.
Mout en devons mieuz celui creire Sans aucun doute, nous devons bien davantage faire confiance à
E plus tenir s’estoire a veire Darès, et croire à la vérité de l’histoire qu’il nous rapporte,
108 Que celui que puis ne fu nez qu’à celui qui naquit
De cent anz o de plus assez, cent ans après ou plus
Que rien n’en sot, ice savon, et qui, nous le savons bien, ne connut rien des faits,
Se par oïr le dire non. sinon par ouï-dire.
112 Ceste estoire n’est pas usee Cette histoire n’est pas très connue,
N’en gaire lués nen est trovee ; rares sont les endroits où on la trouve.
Ja retraite ne fust unquore. Peut-être n’aurait-elle jamais été racontée...
Mes Beneeiz de Sainte More mais Benoît de Sainte-Maure, lui,
116 La continue e fait e dit la reprend, la compose et met en forme,
E o sa main les moz escrit, et il en trace les mots de sa propre main.
Ensi taillez e si curez Il les a si bien façonnés, si bien polis,
E si asis e si posez si bien disposés et ajustés
120 Que plus ne meinz n’i a mester. que rien ne saurait y être ajouté ou retranché.
Ci vueil l’estoire conmencier : Voici donc que je commence mon histoire.
Le latin sivrai e la letre ; Je suivrai mot à mot le texte latin
Nul autre rien n’i voudrai metre et je n’ajouterai rien – telle est mon intention –
124 S’ensi non cum jel truis escrit. à ce que je trouve dans ma source.
Ne di mie qu’aucun buen dit Toutefois, je ne m’interdirai pas, si du moins j’en ai le talent,
N’i mete, se faire le sai, d’ajouter quelques développements bienvenus,
Mais la matire en ensirrai. mais je resterai fidèle à la matière de mon récit.
6

Benoît de Sainte-More, Roman de Troie, Italie (Bologne?), 


début du XIVe s. Paris, BnF, ms. fr. 782, f. 2v.

3- Prologue du Roman de Thèbes vers 1150

Qui est sage ne doit pas le dissimuler,


Mais doit faire paraître son sens, afin
Que lorsqu'il aura quitté ce monde
On se souvienne toujours de lui.
Si le seigneur Homère et le seigneur Platon
Et Virgile et Cicéron
Avaient dissimulé leur sagesse,
On n'en aurait jamais plus parlé.
Pour cette raison, je ne veux pas taire ma science,
Ni étouffer ma sagesse,
Mais je me complais à raconter
Des choses dignes d'être gardées en mémoire.
Que se taisent maintenant à ce sujet
Tous ceux qui ne sont pas clercs ou chevaliers,
Car ils sont aussi capables d'écouter
Que des ânes de harper.
Je ne vais pas parler de pelletiers,
Ni de bouchers ni de vilains,
Mais je parlerai de deux frères,
Et je raconterai leur geste.
L'un s'appela Ethyoclès
Et l'autre eut nom Pollynicès;
Le roi Eduppus les engendra
Dans la reine Jocasta.
Il les eut de sa mère, tout à fait à tort,
7

Après avoir tué son père le roi.


À cause du péché dans lequel ils furent créés
Ils furent félons et pleins de folie;
Ils détruisirent Thèbes, leur cité,
Et mirent à mal tout leur royaume;
Leurs voisins en furent mis à mal
Et eux aussi, tous les deux, pour finir.

Ex 4,5,6, 7 Prologues de Chrétien de Troyes : Erec et Enide, Cligès, Lancelot et Perceval

Textes tirés de Chrétien de Troyes, Romans, suivis des Chansons et de Philomena, Paris, Librairie Générale
Française, 1994 (sauf la traduction du Conte du Graal).

1- Erec et Enide (ca.1170)


1 Li vilains dit en son respit Le vilain dit dans son proverbe :
Que tel chose a l’en en chose que l’on dédaigne
despit, vaut bien mieux qu’on ne le croit.
Qui mout vaut mieuz que l’en ne Aussi faut-il approuver celui qui s’applique
cuide. à faire œuvre sage, quelle que soit son
Por ce fait bien qui son estuide intelligence, car qui néglige cette tâche
5 Atorne a sens, quel que il risque fort de passer sous silence
l’ait ; chose
Car qui son estude entrelait, qui plus tard viendrait à beaucoup
Tost i puet tel chose taisir
plaire.
Qui mout venroit puis a
C’est pourquoi Chrétien de Troyes
plesir.
affirme que tout homme, s’il veut
Por ce dit Crestïens de
être raisonnable, doit à tout moment
Troies
penser et s’appliquer à bien dire et à
10 Que raisons est que totes voies
bien enseigner ;
Doit chascuns penser et
et il tire d’un conte d’aventure
entendre
une fort belle composition ;
A bien dire et a bien aprendre,
par elle, on a la
Et trait [d’]un conte d’aventure
preuve et la
Une mout bele conjunture
certitude que n’est
Par qu’em puet prover et pas sage
savoir
qui ne diffuse pas sa science,
Que cil ne fait mie savoir
autant que Dieu lui en donne la grâce.
Qui sa scïence n’abandone
Ce conte est celui d’Erec, le fils de
15 Tant con Dex la grace l’en
Lac :
done.
devant rois et devant comtes
D’Erec, le fil Lac, est li contes,
il est souvent corrompu et réduit à
Que devant rois et devant
l’état de fragments
contes
par ceux qui content pour gagner
Depecier et corrompre suelent leur vie.
Cil qui de conter vivre vuelent. Maintenant, je peux commencer
Des or comencerai l’estoire l’histoire qui à tout jamais restera
Que toz jors mais iert en en mémoire autant que durera la
memoire chrétienté.
Tant con durra crestïentez. Voilà de quoi Chrétien s’est vanté.
20 De ce s’est Crestïens ventez.
8

4 - Cligès (ca. 1176), éd. et trad. Charles Méla et Olivier Collet.

1 Cil qui fist d’Erec et d’Enide, Celui qui traita d’Erec et Enide,
Et les comandemenz d’Ovide mit les commandements d’Ovide
Et l’art d’amors en romanz mist, et l’Art d’aimer en français,
4 Et le mors de l’espaule fist, fit la Morsure de l’épaule,
Dou roi Marc et d’Iseut la Blonde, traita du roi Marc et d’Yseut la blonde,
Et de la hupe et de l’aronde comme aussi de la métamorphose de la huppe, de
Et dou rousignol la muance, l’hirondelle et du rossignol,
8 .I. novel conte recomence se remet à un nouveau conte,
D’un vallet qui en Grece fu d’un jeune homme qui vivait en Grèce
Dou lignage le roi Artu. et appartenait au lignage du roi Arthur.
Mais einz que de lui rien vos die Mais avant que je vous parle de lui,
12 Orroiz de son pere la vie, vous entendrez la vie de son père,
Dont il fu et de quel lignage. d’où il fut et de quel lignage.
Tant fu preuz et de haut parage Il était si vaillant et de si haute naissance
Que por pris et por los conquerre que pour acquérir honneur et renom,
16 Ala de Grece en Engleterre, il vint de Grèce en Angleterre,
Qui lors estoit Breteigne dite. qui s’appelait alors Bretagne.
Ceste estoire trovons escrite, Nous la trouvons écrite, cette histoire
Que conter vos vuel et retraire, que je veux vous conter et retracer,
20 En .I. des livres de l’aumaire dans un des livres de la bibliothèque
Mon seignor saint Pere a Beauvez. de l’église Saint-Pierre de Beauvais.
De la fu cist contes estrez De là fut tiré le conte
Dont cest romanz fist Crestïens. dont Chrétien a fait ce roman.
24 Li livres est molt ancïens Le livre est très ancien,
Qui tesmoigne l’estoire a voire : qui atteste la vérité de l’histoire :
Por ce fet ele meulz a croirre. elle en est d’autant plus digne de foi.
Par les livres que nos avons Par les livres que nous avons,
28 Les faiz des ancïens savons nous sont connus les faits des anciens
Et dou siecle qui fu jadis. et ce que fut le temps jadis.
Ce nos ont nostre livre apris Voici ce que nous ont appris nos livres :
Que Grece ot de chevalerie la Grèce fut, en chevalerie
32 Le premier lot et de clergie, et en savoir, renommée la première,
Puis vint chevalerie a Rome puis la vaillance vint à Rome
Et de la clergie la somme, avec la somme de la science,
Qui or est en France venue. qui maintenant est venue en France.
36 Dex doint qu’ele i soit retenue Dieu fasse qu’on l’y retienne assez
Tant que li leus li embelisse pour que l’endroit lui sourie,
Si que ja mais de France n’isse et que jamais elle ne sorte de France,
L’ennors qui s’i est arrestee. la gloire qui s’y est arrêtée.
40 Dex l’avoit as altres prestee, Dieu l’avait prêtée aux autres,
Que des Grezois ne des Romains car quant aux Grecs et aux Romains,
Ne dit en mais ne plus ne mains, le chapitre est clos désormais.
D’eus est la parole remese On a cessé de parler d’eux,
44 Et esteinte la vive brese. elle est éteinte, leur vive braise.
Crestïens comence son conte, Chrétien commence son conte,
Si com l’estoire le reconte, comme l’histoire le raconte,
Qui traite d’un empereor qui parle d’un empereur
48 Poissant de richece et d’ennor riche en puissance et en gloire
Qui tint Grece et Costentinoble. qui possédait la Grèce et Constantinople.

5 - Le Chevalier de la Charrette (1176-1180), éd.  et trad.  Charles Méla


9

1 Puis que ma dame de Chanpaigne Puisque ma dame de Champagne


Vialt que romans a feire anpraigne, veut que j’entreprenne de faire un roman,
Je l’anprendrai molt volentiers je l’entreprendrai très volontiers,
Come cil qui est suens antiers en homme qui est entièrement à elle
5 De quanqu’il puet el monde feire pour tout ce qu’il peut en ce monde faire,
Sanz rien de losange avant treire. sans avancer la moindre flatterie.
Mes tex s’en poïst antremetre Tel autre s’y emploierait
Qui i volsist losenge metre, avec le désir d’y mettre un propos flatteur,
Si deïst, et jel tesmoignasse, il dirait, et je m’en porterais témoin,
1 Que ce est la dame qui passe que c’est la dame qui surpasse
0 Totes celes qui sont vivanz, toutes celles qui sont en vie,
Si con les funs passe li vanz comme surpasse tout parfum la brise
Qui vante en mai ou en avril. qui vente en mai ou en avril.
Par foi, je ne sui mie cil En vérité, je ne suis pas homme
Qui vuelle losangier sa dame ; à vouloir flatter sa dame.
1 Dirai je : tant come une jame Irai-je dire : Autant qu’une seule gemme
5 Vaut de pelles et de sardines, peut valoir de perles et de sardoines,
Vaut la contesse de reïnes ? autant vaut la comtesse de reines ?
Naie, je n’en dirai [ja] rien, Certes non, je ne dirai rien de tel,
S’est il voirs maleoit gré mien, même si c’est vrai, que je le veuille on non,
Mes tant dirai ge que mialz oevre mais je dirai qu’en cette œuvre
2 Ses comandemanz an ceste oevre son commandement fait son œuvre,
0 Que sans ne painne que g’i mete. bien mieux que ma sagesse ni mon travail.
Del chevalier de la charrete Du Chevalier à la Charrette
Comance Crestïens son livre, Chrétien commence son livre :
Matiere et san li done et livre la matière et le sens lui sont donnés
La contesse et il s’antremet par la comtesse, et lui, il y consacre
2 De panser, que gueres n’i met sa pensée, sans rien ajouter d’autre
5 Fors sa painne et s’antancïon, que son travail et son application.
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Initiale enluminée représentant Marie de Champagne (?) au début du texte du Lancelot


dans le manuscrit BNfr 794 (manuscrit Guiot), f. 27r

6 - Le Conte du Graal (ca. 1185), trad. Lucien Foulet


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1 Qui petit seime petit quiaut Qui sème peu récolte peu,
Et qui auques recoillir viaut et qui veut recueillir
En tel leu sa semence espande fera bien de choisir un terrain
Que fruit a cent doble li rande, qui lui rende au centuple ce qu’il y aura mis.
5 Car en terre qui rien ne vaut En terre qui rien ne vaut,
Bone semence seiche et faut. la graine sèche et meurt.
Crestïens seime et fait semence Chrétien veut semer
D’un romanz que il encommence le roman qu’il commence
Et si lo seime en sin bon leu en si bon lieu
1 Qu’il ne puet estre sanz grant preu. qu’il ne puisse manquer d'en tirer une riche moisson ;
0 Il le fait por lo plus prodome car il le fait pour le plus preux
Qui soit en l’empire de Rome, qui soit en tout l’empire de Rome :
C’est li cuens Felipes de Flandres c’est le comte Philippe de Flandre,
Qui miax valt ne fist Alisandres, qui vaut mieux que ne fit Alexandre,
Cil que l’en dit que tant fu boens. lui dont on loue tant la valeur.
1 Mais je proverai que li cuens Mais je prouverai que le comte
5 Vaut mielz que cil ne fist assez, vaut bien mieux qu’il ne le fit,
Car il ot an li amassez car il avait en lui
Toz les vices et toz les maux toutes les faiblesses et tous les vices
Don li cuens est mondes et saux. dont le comte est exempt et net.
Li cuens est tex qu’il n’escoute Le comte est tel qu’il n’écoute
2 Vilain gap ne parole estoute nulle laide plaisanterie, nulle parole sotte.
0 Et s’il ot mau dire d’autrui, S’il entend dire du mal d’autrui,
Qui que il soit, ce poise lui. qui que ce soit, il en est peiné.
Li cuens aime droite jostise Le comte aime droiture, justice,
Et loiauté et sainte yglise loyauté, il chérit sainte Église,
Et toute vilenie het, et il hait toute vilenie.
2 S’est plus larges quë en ne set, Il est plus large qu'on ne sait,
5 Qu’il done selonc l’evangile car, sans hypocrisie et sans arrière-pensée,
Sanz ypocresie et sanz guile il donne selon l'Évangile
Qui dit : ne saiche la senestre qui dit que « ta main gauche doit ignorer
Lo bien quant le fera la destre. le bien que fait ta main droite ».
Cil lo saiche qui lou reçoit Que soient seuls à le savoir celui qui le reçoit,
3 Et Dex qui toz les secrez voit et Dieu qui voit tous les secrets
0 Et set toutes les repotailles et lit toutes les pensées qui se cachent
Qui sont ou cuer et es entrailles. dans les cœurs et les entrailles ! [Pourquoi l’Évangile dit-
La senestre selon l’estoire il : « Cache tes bienfaits à ta main gauche » ?] C’est que
Senefie la vaine gloire la main gauche signifie la vaine gloire
Qui vient par fause ypocresie. qui vient de l’hypocrisie trompeuse.
3 Et la destre que senefie ? Et la droite, que veut-elle dire ?
5 Charité, qui de sa bone oevre Elle représente la charité,
Pas ne se vante, ainçois se coevre qui ne se vante pas de ses bonnes œuvres, mais les cèle
Si qu’il ne la set se cil non si bien que nul ne s’en doute, sinon celui
Qui Dex et charitez a non. qui a nom Dieu et charité.
Dex est charitez, et qui vit Dieu est charité, et quiconque vit
4 En charité, selonc l’escrit en charité, selon l’écrit de saint Paul
0 Sainz Polz ou je lo vi et lui, où je l’ai vu et lu,
Il meint an Deu et Dex en lui. il demeure en Dieu et Dieu en lui.
Don saichiez bien de verité Sachez donc, en vérité,
Que li don sont de charité que les dons du bon comte Philippe
Que li boens cuens Felipes done, sont des dons de charité :
4 Onques nelui n’en araisone il n’en dit mot à personne,
5 Fors son franc cuer lo debonaire sauf à son franc et généreux cœur
Qui li loe lo bien a faire. qui lui conseille de faire le bien.
Don vaut mielz cil que ne valut Ne vaut-il pas mieux que ne valut
Alixandres cui ne chalut Alexandre, qui jamais ne se soucia
De charité ne de nul bien. de charité ni de nul bien ?
5 Oïl, n’en dotez ja de rien. Oui, certes, n’en doutez pas.
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