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Penser la littérature médiévale

TD de Sophie Albert et Corinne Cooper

Les cinq sens

Fascicule 2

Les cinq sens entre terre et ciel (9 novembre)


1. Saint Augustin, Les Confessions (entre 397 et 401) p. 3
2. Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris (12e siècle) p. 5
3. Les échelles des sens p. 7
4. Marguerite d’Oingt, Lettres IV et IV (fin du 13e siècle) p. 8
5. Rupert de Deutz, Commentaire sur le Cantique (la main et le frisson) p. 10
6. Richalm de Schöntal, Livre des révélations (début du 13e siècle) p. 11

Sens et essence de la rose : voir, sentir, toucher, goûter, entendre


la rose (16 novembre)

1. Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung


1.1 La rose de Guillaume de Lorris p.13
1.2 La rose de Jean de Meung p.19
2. Sub rosa… La rose dans Le Roman de la Rose ou de Guillaume
de Dole de Jean Renart p.23
3. Motet du codex de Turin J.II.9 p.25
4- La fleur cachée de L’Annonciation de Francesco del Cossa p.27
5. Les fleurs de chair de Philippe Cognée p.28

Genre, pièges et attraits des sens


dans la capture des bêtes et de Merlin (23 novembre)

En guise d’introduction
Notices du Livre du trésor de Brunetto Latini (ca. 1270)
et du Bestiaire de Pierre de Beauvais (début du 13e siècle) p.29
1. Rapports de genre, pièges et attraits des sens dans les bestiaires
Notices du Bestiaires de Pierre de Beauvais (début du 13e siècle) p.30
2. Un je amoureux et sa dame :
parcours des sens et allégorisation courtoise (ou anti-courtoise) du bestiaire
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour (ca. 1245) p. 31
Nicole de Margival, Dit de la Panthère (fin 13e-début 14e siècle) p.33
3. Merlin en avatar de l'unicorne : appétits du mage et vertus des femmes
L’enserrement de Merlin dans la Suite Merlin (vers 1225) p.37
La capture de Merlin dans le Roman de Silence (milieu du 13e siècle) p.39

Atelier d’écriture 2 (30 novembre et 7 décembre)


Des documents d’appui vous seront communiqués lors de l’atelier.

15 décembre : présentation des florilèges

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Les cinq sens entre terre et ciel

1. Saint Augustin, Les Confessions (entre 397 et 401)

Saint Augustin naît en Afrique du Nord en 354 d’une famille romaine aisée. Formé à Carthage
dans la langue et la culture latines, il se consacre à la philosophie et devient manichéen, avant de
se convertir au christianisme en 386. Devenu évêque d’Hippone en 395, il commence peu après
à rédiger ses Confessions. Cet ouvrage comprend treize livres au cours desquels Augustin
entremêle, à l’évocation de sa conversion et de son parcours spirituel, des réflexions
philosophiques et théologiques. Le Livre X est célèbre pour son développement sur la mémoire,
étroitement articulé, du moins en son commencement, à la question des sens.

Saint Augustin, Les Aveux, Extraits du Livre X, nouvelle traduction par Frédéric Boyer, Paris,
P.O.L., 2013 (la traduction de Frédéric Boyer cherche à restituer l’expressivité du texte
originel).

Seigneur, je t’aime.
Ta parole a transpercé mon cœur.
Je t’ai aimé. Le ciel, la terre, avec tout ce qui est en eux, me disent partout de t’aimer. Ils n’arrêtent
pas de dire à tous de t’aimer pour que nous soyons inexcusables de ne pas t’aimer. Plus fort encore  : tu
auras pitié de ceux que tu prendras en pitié, tu manifesteras ton amour à ceux que tu aimeras. Sinon le
ciel et la terre parleraient de toi à des sourds.
Qu’est-ce que j’aime quand je t’aime ?
Ni la beauté d’un corps ni le charme d’un temps ni l’éclat de la lumière, amie de mon regard, ni les
douces mélodies des cantilènes sur un mode ou un autre, ni le parfum des fleurs, des essences et des
aromates, ni la manne ou le miel, ni les membres enlacés dans les étreintes physiques – ce n’est pas ce
que j’aime quand j’aime mon Dieu.
Et pourtant j’aime une lumière, une voix, une odeur, un aliment, une étreinte, quand j’aime mon
Dieu.
Lumière, voix, odeur, aliment, étreinte, sont dans mon humanité profonde où il y a pour moi un éclair
que ne retient pas l’espace, une sonorité qui échappe au temps, une exhalaison sortie d’aucun souffle, une
saveur que n’affaiblit pas la voracité, un accouplement au-delà de la jouissance.
C’est ce que j’aime quand j’aime mon Dieu.

Mais qu’est-ce que c’est ?


J’ai interrogé la terre.
Elle a dit : ce n’est pas moi. Et tout ce qui est sur la terre a fait le même aveu.
J’ai interrogé la la mer et les abysses, les êtres vivants rampants.
Ils ont répondu : nous ne sommes pas ton Dieu. Cherche au-dessus de nous.
J’ai interrogé les vents qui soufflent.
Et l’air tout entier, avec ses habitants, m’a dit : Anaximène se trompe. Je ne suis pas Dieu.
J’ai interrogé le ciel, le soleil, la lune et les étoiles.
Nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches, disent-ils.
Alors, j’ai dit à tout ce qui se tient aux portes de mes sens : dites-moi quelque chose sur mon Dieu,
puisque ce n’est pas vous, dites-moi sur lui quelque chose.
Une puissante exclamation m’a répondu : c’est lui-même qui nous a faits.
Ce que je voulais prouver était dans mon interrogation. Et leur réponse était dans leur beauté.
Je me suis alors tourné vers moi et j’ai dit à moi-même : et toi, qui es-tu ?
J’ai répondu : un homme. Avec en moi, à ma disposition, un corps et une âme. L’un à l’extérieur,
l’une à l’intérieur. Auprès duquel aurais-je dû chercher mon Dieu ? Je l’avais déjà cherché physiquement
sur la terre jusqu’au ciel, aussi loin que j’avais pu envoyer les rayons messagers de mes yeux.
L’intériorité est meilleure. C’est à elle que s’adressent tous les messagers du corps, pour surveiller et
juger toutes les réponses du ciel et de la terre, et de tout ce qu’ils contiennent.

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Nous ne sommes pas Dieu, disent-ils. C’est lui-même qui nous a faits.
L’intériorité humaine les connaît par la connaissance externe que l’homme en a. Moi, je les
connais. Moi, moi, esprit, par les sens du corps. (Livre X, 8-9, p. 330-332)

Augustin entame une ascension au-dedans de lui-même pour trouver « ce qu’il aime quand il aime son
Dieu ». Après être passé par la puissance sensible naturelle commune aux hommes et aux bêtes, il
parvient dans les régions de la mémoire.

Je poursuis ma lente ascension vers celui qui m’a fait. J’atteins les immenses prairies, les vastes
palais de la mémoire où se trouvent les trésors des images innombrables importées par la perception de
toutes sortes d’objets.
Est entreposé là tout ce que notre intelligence développe, réduit ou modifie de quelque façon, à
partir de la perception sensible. Et d’autres choses encore déposées là, conservées, que l’oubli n’a
toujours pas absorbées et englouties. [...]
Il y a là, distinctes et classées par catégories, toutes les choses qui se sont imposées chacune par
une voie particulière. Par les yeux : la lumière, toutes les couleurs et les formes des corps ; par les
oreilles : les sons en tous genres ; par le nez : toutes les odeurs ; par la bouche : toutes les saveurs. Et par
la sensibilité du corps : ce qui est dur, mou, chaud ou froid, moelleux ou rugueux, lourd ou léger. Que ce
soit extérieur ou intérieur au corps. [...]
On voit clairement quels sens les ont captées et remisées au-dedans de nous. Dans le noir et le
silence, si je veux, je peux faire apparaître de mémoire des couleurs. Je distingue, si je veux, le blanc du
noir, et d’autres couleurs. Aucun son n’interfère avec l’examen de mes représentations visuelles.
Pourtant les sons aussi sont là. Séparément, déposés quelque part. S’il me plaît de les réclamer, ils
viennent immédiatement. Ma langue se repose, ma gorge est muette mais je chante autant que je veux !
Les images des couleurs ont beau être là, elles n’interfèrent pas et ne m’interrompent pas quand je
reprends cet autre trésor qui s’est introduit par mes oreilles. Même phénomène pour ce que d’autres sens
ont imposé et amassé. Je m’en souviens librement. Je distingue le parfum du lys de celui des violettes
sans rien sentir, le miel et le vin cuit, le poli du rugueux, sans rien goûter ni toucher, mais uniquement
par réminiscence. (Livre X, 12-14, p. 334-336)

Augustin poursuit. La mémoire contient l’évocation du passé comme de l’avenir. Elle renferme des
objets de savoir qui ne dépendent pas des sens : des notions, des modes de raisonnement, des techniques
argumentatives ; ceux-ci relèvent de l’apprentissage intellectuel. Elle contient aussi les calculs et les
nombres, les affects... Augustin réfléchit encore au lien entre les mots et les images qu’ils suscitent ou
éveillent, et s’attarde sur le cas contradictoire du mot « oubli ». Il conclut à la puissance infinie de la
mémoire.
Il reprend ensuite sa question : où chercher et où trouver son Dieu ? L’interrogation donne lieu à de
nouveaux développements. Le passage qui suit exprime l’expérience de la conversion, qui structure et
traverse l’ensemble de l’œuvre :

Trop tard je t’ai aimée


beauté si ancienne et si neuve
trop tard je t’ai aimée

Regarde.
Tu étais à l’intérieur, j’étais dehors à ta recherche.
J’étais difforme, je me jetais sur l’élégance de tes formes.

Tu étais avec moi, je n’étais pas avec toi.

Ce qui me retenait loin de toi pourtant n’existerait pas sans exister en toi.
Ton appel. Ton cri.
Tu as broyé ma surdité.
Eclair. Splendeur.
Tu as fait fuir mon aveuglement.
Parfum. Je t’ai respiré. Je t’ai inhalé.
Je t’ai goûté. Ma faim. Ma soif.

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Tu m’as touché. J’ai pris feu dans ta paix. (Livre X, 38, p. 355-356)

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2. Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris (XIIe siècle)

Guillaume de Saint-Thierry, né vers 1080-85 et mort en 1148, est un moine bénédictin devenu
cistercien en 1135. Le passage ci-dessous correspond au début, puis à des extraits des chapitres
6 et 7 de son traité De natura et dignitate amoris (De la nature et de la dignité de l’amour). La
traduction est celle de Jean-Marie Déchanet, Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry,
Paris, Aubier, 1943.

Chapitre 1 : l’amour naturellement inné et sa corruption par le vice de chair

[1] L’art des arts, c’est l’art d’aimer ; il a pour maîtres jaloux la nature et Dieu, auteur de la nature.
En effet, communiqué à la nature par le Créateur, l’amour, à moins que sa liberté native ne soit
enchaînée, étouffée, par des affections adultères, l’amour, dis-je, s’apprend lui-même ; mais ne lui sont
vraiment dociles le ceux qui sont soumis à Dieu (Jn 6,45). [...]
[2] L’amour a donc été placé naturellement dans l’âme par l’auteur de la nature. Mais depuis qu’il
a perdu la loi de Dieu, il a besoin d’être éduqué et d’être enseigné par l’homme. Non, bien sûr, à la
manière d’une chose qui n’existerait pas et qu’il faudrait faire venir au jour, mais à la façon d’une chose
qui doit être purifiée, développée et affermie. Ce que l’âme doit donc apprendre, c’est la manière de
purifier, d’accroître et de consolider l’amour qui lui est naturel. Autrefois l’amour charnel, l’amour
fétide, a eu ses maîtres, professeurs tellement consommés dans l’art de faire passer aux autres la
corruption qui les souillait, que le « Docteur de l’art d’aimer » se voyait contraint, par les libertins eux-
mêmes et par ses compagnons de débauche, de reprendre en de nouveaux chants ce qu’il avait célébré
naguère avec trop peu de retenue. Il devait écrire maintenant les Remèdes à l’amour, lui qui avait exalté
le feu des passions chamelles et dépensé tout son génie soit à réveiller, par une espèce de prurit, les vieux
stimulants de l’amour, soit à en inventer de neufs. A vrai dire, ce fameux poète, ses efforts ne visaient
pas à enseigner le bouillonnement d’un amour charnel qui brûlait d’un feu naturel, mais dont la raison
n’avait cure de tempérer les ardeurs, dans les disciples comme dans le maître. Par contre, il apprenait aux
hommes à tourner en libertinage, par des mœurs sans discipline, la vertu naturelle de l’amour, et à
poursuivre cet amour, par d’inutiles excitations de la sensualité, jusqu’à une sorte de folie. Chez de
pareils individus, misérables, dépravés, submergés par les flots de la concupiscence chamelle, tout
l’ordre de la nature avait sombré dans la mort. [...]

Chapitre 6

[15] Il faut savoir que le corps n’est pas seul à posséder des sens, au nombre de cinq  ; l’âme elle
aussi a les siens ; elle a sa vue, elle a son œil pour contempler Dieu. Les sens physiques sont le lien
vivant entre le corps et l’âme ; de même les sens spirituels assurent, par la charité, le contact entre l’âme
et Dieu. [...] Il y a donc cinq sens corporels ou animaux, par lesquels âme assure la sensibilité au corps
qu’elle anime ; ce sont, en commençant par le plus bas : le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe et la vue.
Pareillement, il existe cinq sens spirituels, instruments de la charité pour donner la vie à l’âme : l’amour
charnel, je veux dire celui qui naît de la parenté, l’amour social, l’amour naturel, l’amour spirituel,
l’amour de Dieu. Par les sens du corps, moyennant la vie, le corps est uni à l’âme ; par les cinq sens
spirituels, moyennant la charité, l’âme est associée à Dieu.

Chapitre 7 : on compare aux différents sens les cinq formes de l’amour

[16] L’amour, issu de la parenté, est comparé au toucher. Accessible tous, saillant, palpable en
quelque sorte, ce sentiment s’offre et s’impose si naturellement aux hommes qu’on ne peut lui échapper,
quelque effort qu’on fasse pour cela. En quoi il ressemble au toucher, sens répandu sur tout le corps et
qu’émeut le moindre contact avec n’importe quel être [...]. Aussi bien, la sainte Ecriture se montre-t-elle
réservée à son égard ; loin de le recommander, elle tend plutôt à le refréner de peur qu’il ne prenne trop

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de place : « Si quelqu’un ne hait pas son père ou sa mère, dit le Seigneur, il ne peut être mon disciple  »
(Lc 14,26).
[17] Au sens du goût est comparé l’amour social, l’amour fraternel, l’amour de la sainte et
catholique église du Christ, cet amour dont il est écrit : « Qu’il est bon, qu’il est doux à des frères
d’habiter ensemble » (Ps 132,1), En effet, c’est par le goût qu’est dirigée la vie du corps ; ainsi de
l’amour social « à qui le Seigneur a donné la bénédiction et la vie jusque dans l’éternité » (Ps 132,3).
Autre chose : bien que le goût soit perçu par le corps, il n’en affecte pas moins l’âme par la saveur
intime qu’il produit ; si physique et corporel que soit donc ce sens, il est donc encore, de toute évidence,
quelque chose d’« animal » [i. e. relatif à l’âme, n.d. SA] par quelque côté. Voyez maintenant l’amour
social : l’habitation de plusieurs en un même lieu, la similitude des professions, la ressemblance des
occupations et autres causes analogues le cimentent et les relations mutuelles l’entretiennent. C’est donc
en soi un sentiment qui affecte surtout les âmes. Néanmoins, ce second amour a sa part et sa grande part
dans la vie des esprits. Car, comme la saveur dans le goût, la charité fraternelle répand son agréable
odeur dans les puissances affectives. [...]
[18] En troisième lieu, à l’odorat est comparé l’amour naturel, cet attrait désintéressé, en quelque
sorte instinctif, du semblable pour le semblable, de l’individu pour quiconque partage sa manière de
vivre. Cet amour surgit de lui-même des fonds secrets de la nature et s’impose à l’âme tout de go, ne
souffrant pas que rien d’ humain lui demeure étranger. Le sens de l’odorat semble beaucoup plus animal
que corporel. Son effet est tout intérieur. Le rôle instrumental du corps se réduit à une légère aspiration
par les narines. C’est bien le corps qui aspire ; mais c’est l’âme qui est affectée. Ainsi l’amour naturel se
révèle, en définitive, plus spirituel qu’animal : il ne tient compte, en effet, ni de parenté, ni de société, ni
d’aucune relation de ce genre, mais seulement du lieu qui relie entre eux tous les membres de l’espèce
humaine.
[19] Au quatrième sens, qui est celui de l’ouïe, on compare l’amour spirituel – entendez l’amour
des ennemis. L’ouïe, en effet, n’opère rien au dedans, soit à l’intérieur du corps, mais elle agit de quelque
façon par le dehors : le son qui frappe les oreilles appelle l’âme, la fait sortir et écouter. Ainsi l’amour
des ennemis. Nulle force de la nature, nul sentiment, nul besoin ne l’éveille au cœur de l’homme, mais la
seule obéissance, signifiée par l’ouïe. Et c’est pourquoi cet amour est appelé « spirituel ». C’est aussi
parce qu’il élève jusqu’à la ressemblance du Fils de Dieu et jusqu’à la dignité des enfants de Dieu, le
Seigneur ayant dit : « Faites du bien à ceux qui vous haïssent ; ainsi vous serez les fils de votre Père qui
est dans les cieux » (Mt 5,44-45), et le reste.
[20] L’amour divin est comparé au cinquième sens, qui est celui de la vue. La vue est le sens
principal ; de même, parmi toutes les affections, l’amour divin tient la première place. Par le moyen des
yeux, tous les autres sens voient, dit-on, bien que l’œil soit seul à voir. Nous disons en effet : « Touche et
vois ; goûte et vois » ; et ainsi des autres. Dans le même ordre d’idées, c’est par l’amour divin, dit-on,
que l’on chérit les autres choses que l’on aime comme il convient. [...] La vue est une force de l’âme,
puissante, pure sans mélange ; ainsi en est-il de l’amour divin : il est puissant, car il opère de grandes
choses ; il est pur car, comme l’affirme un illustre docteur, « rien de souillé ne le pénètre » (Sap 7,25).
[...] La vue est placée dans la région la plus élevée, la plus noble du corps humain ; elle occupe dans la
tête une place de choix ; selon la position et la forme même du corps, elle a, en dessous d’elle et disposés
d’après leur ordre, leur dignité, leur puissance, les organes de tous les autres sens et les sens eux-mêmes.
[...] Quelque chose d’analogue se vérifie à propos de l’amour divin et des autres formes d’amour. Le
siège de l’amour de Dieu, en effet, est l’esprit intelligent, tête de l’âme, et la cime de cet esprit lui-
même : cela pour que cet amour puisse régir et illuminer les autres affections de l’âme, placées en
dessous de lui, pour que rien dans ces affections ne se dérobe à sa chaleur et à sa lumière .

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3. Les échelles des sens
Compendium de textes de l’Ancien Testament, XIIe siècle. Erlangen, Universitäts-Bibliothek,
ms. 8, f.130v.

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4. Marguerite d’Oingt, Lettres IV et IV (fin du XIIIe siècle)

Marguerite d’Oingt, entrée dans l’ordre des Chartreux, devient prieure de la chartreuse de
Poteleins, dans la Dombes, en 1288. Elle écrit des textes religieux et mystiques en latin et en
francoprovençal, conservés dans un manuscrit de la Bibliothèque municipale de Grenoble. Elle
meurt en 1310.

Edition et traduction: Duraffour, A., P. Gardette, P. Durdilly, Les œuvres de Marguerite


d’Oingt. Paris, Société d’édition “Les Belles Lettres”, 1965, p. 144-151.

Francoprovençal: Français moderne :

143. Il n'a pas mout de teins que de bones genz 143. Il n’y a pas longtemps que des gens de bien étaient
estoyent assenble en une mayson et parloent de assemblés dans une maison et parlaient de Dieu. Il y
Diu. Si ot un prodome en la place qui recontait avait là un homme de bien qui racontait qu’il avait
qu'il avoyt demande a une dame que voloyt dire: demandé à une dame ce que voulait dire « vehemens »
vehemens, et que la dama li dit que co voloyt dire: et que la dame lui avait dit que cela voulait dire « fort ».
fort. En cele place ot una persona cui cete parole En ce même lieu, il y avait une personne que cette
chait forment el cuer e li fut semblanz que co fut parole toucha au cœur, et il lui sembla que ce fût une
trop granz chosa, mays illi en li oset unques chose de très grande importance, mais elle n’osa jamais
demandar que li espondit cele parole: vehemens. lui demander qu’il lui expliquât ce mot « vehemens ».

144. Totes voys ele demanda apres a mout de genz 144. Toutefois elle demanda ensuite à beaucoup de
que voloyt dire cete parole, mais elle en trova qui li gens ce que voulait dire ce mot, mais elle ne trouva
sout respondre a son cuer. Ciz mot li eret si fichiez personne qui sût lui répondre à son gré. Ce mot lui était
el cuor que ele ne se puyt delivre en en oreyson en à tel point enfoncé dans le cœur qu’elle ne put s’en
autra part tant que illi priat a Nostrum Segnour délivrer ni pendant sa prière ni ailleurs, jusqu’à ce
forment qu'il per sa tres grant bonte il volit qu’elle adressât à Notre-Seigneur une prière fervente
ensegnyer que voloyt dire cete parole ou qu'il la li pour que, dans sa très grande bonté, il voulût bien lui
ostat dou cuor. enseigner ce que voulait dire ce mot ou qu’il le lui ôtât
du cœur.
145. Devant que celi out fayt ses preeres en que se
movit de la place, cil qui est plains de doucour et 145. Avant qu’elle eût fait ses prières et quitté ce lieu,
de pidie la vot confortar et trahire son espirit a se, celui qui est plein de douceur et de pitié voulut la
en tel maneri que yo li fut semblanz que illi eret en réconforter et attirer à lui son esprit, de telle manière
un grant leu desert, ou ques en avoyt maque una qu’il lui sembla qu’elle était dans un grand espace
grant montaygne et au pie de cele montaygne aveit désert où il y avait seulement une grande montagne et,
un arbre mout meravillous. En cel arbre aveit cinc au pied de cette montagne, il y avait un arbre tout à fait
branches que estoyent totes seches et totes merveilleux. Sur cet arbre il y avait cinq branches qui
enclinavunt ver terra. Et es feuylles de la premere étaient toutes sèches et qui toutes s’inclinaient vers la
branche avoyt escrit: visu, en la seconde avoyt terre. Sur les feuilles de la première branche était écrit
escrit: auditu, en la tierci avoy escrit: gustu, en la « visu », sur la seconde était écrit « auditu », sur la
quarta avoyt escrit: odoratu, en la cinquiesma troisième était écrit « gustu », sur la quatrième était
avoyt escrit: tactu. Sus la cime de l'arbre avoyt un écrit « odoratu », sur la cinquième était écrit « tactu ».
grant rondel, come se fut un fonz de vayssel, si que Sur la cime de l’arbre il y avait un grand rond,
li arbres estoyt toz clos par desus en tel maneri que semblable à un fond de tonneau, l’arbre en était
li selouz en la rosee en poyent ferir per desus. entièrement couvert si bien que ni le soleil ni la rosée
ne pouvaient l’atteindre.
146. En tant quant ele o regarda l'arbre diligiament,
ele leva ses euz sus la montaygne et vit un grant 146. Et quand elle eut regardé l’arbre attentivement,
ruysel qui descendit a si tres grant forci que co elle leva les yeux sur la montagne et vit un grand
semblavet una mer. Cele yeve chisi si tres ruisseau qui descendit avec une si grande force qu’on
duremant au pie de cel arbre que les ragies se aurait cru voir une mer. Cette eau se précipita si
viraront totes desus et la cime se metit en terra et violemment au pied de cet arbre que toutes les racines

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les branches que enclinavont ver terra furont totes se tournèrent en l’air et que la cime se mit en terre et les
drecies ver lo ciel, et les foylles que erant totes branches qui s’inclinaient vers terre furent toutes
seches furont totes reverdies, les ragies que erant dressées vers le ciel. Et les feuilles qui étaient plantées
devant fichies en terra furont totes espandues et en terre furent toutes étalées et dressées vers le ciel, et
drecies ver lo ciel et foront totes reverdies et elles furent toutes reverdies et couvertes de feuilles à la
follyes en maneri de branches. manière des branches.

147. Ma tres chiere et reverent dame, je vos escri et 147. Ma très chère et révérende dame, je vous écris et
mande une grant cortesye que Nostri Sires fit a une vous mande une grande faveur que Notre-Seigneur fit à
persone n’a pas grant teins. une personne il n’y a pas longtemps.

148. Il a bein .V. anz que une dame de religion 148. Il y a bien cinq ans, une religieuse était gravement
estoyt forment malade, si que ele ne poyt aler au malade, si bien qu’elle ne pouvait aller à l’église ni
mostier ne fayre ses preeres ensi come ele avey faire ses prières comme elle en avait l’habitude. Elle
costume. Si en fut en son lit mout a mesayse et était dans son lit bien contrariée et elle priait Notre-
priat forment a Nostre Segnour que per sa graci li Seigneur avec insistance de lui donner, par sa grâce,
donat acun confort. En co ele s’endormit et li fut quelque réconfort. Sur ce, elle s’endormit et il lui
semblanz que ele regardoyt ou ciel dever Orient et sembla qu’elle regardait au ciel vers l’orient et qu’elle y
li sembloit que ele y veit une tre bele porte qui voyait une très belle porter aussi resplendissante que le
estoyt assi resplendissenz come li selouz. En cele soleil. Sur cette porte, il y avait cinq pierres précieuses
porte avoit .V. peres preciouses totes vermeilles toutes vermeilles comme de beaux rubis : deux des
come beau rubiz : les dues peres estoeynt de bien pierres étaient éloignées l’une de l’autre d’au moins une
una teysa loins l’una de l’autra, la tierci estoyt ou toise, la troisième était au milieu de la porte, les autres
milua de la porte, les autres estoyent desoz en la étaient au-dessous à la distance d’un pied l’une de
porta pres du pie l’une de l’autre. l’autre.

149. Cele se pensa que benastruz seroyt cil qui


porroit entrer per cela porta. Quant ele ne se prit 149. Elle pensa que bienheureux serait celui qui
garda oy li fut semblanz que ele vit Jhesu Crit ou pourrait entrer par cette porte. Au moment où elle y
milua de la porta, qui avoyt lo braz et les mains pensait le moins, il lui sembla voir Jésus-Christ au
estendues : les dues pieres vermeilles qui estoient milieu de la porte, les bras et les mains étendus : les
desus s’aventieront dedenz les benoytes mans, la deux pierres vermeilles qui étaient dessus pénétrèrent
piera du miliu s’aventoyt endroyt son beneyt flan, dans ses mains bénies, la pierre du milieu pénétra dans
et les dues qui estoyent per desoz s’aventaront en son côté béni, et les deux qui étaient dessous
ses beneyt pies. pénétrèrent dans ses pieds bénis.

150. Et dementres que ele regardoyt ces granz


merveilles, et une voys li dit : « Je suis Jhesu Criz 150. Et, pendant qu’elle regardait ces grandes
qui soy li huis, se tu caenz vous entrer par mi te merveilles, une voix lui dit : « C’est moi Jésus-Christ
conveniet passer ». Cele se esvelia et ot mout grant qui suis la porte, si tu veux entrer céans, c’est par moi
joe en son cuer et grant doucour et grant pidie de qu’il te faut passer ». Elle s’éveilla et son cœur fut
celes pidouses playes que ele avoyt veu. Et se rempli d’une grande joie et d’une grande douceur et
pensoet mout diligiament de que ele porroit servir d’une grande pitié de ces pitoyables plaies qu’elle avait
a Jhesu Crit. vues. Elle se demandait avec empressement en quoi elle
pourrait servir Jésus-Christ.
151. Et proposa en son cuer que ele diroyt toz jors
mais .L. pater noster el non de la passion Jhesu Crit 151. Elle prit dans son cœur la résolution de dire
et de ses beneytes playes. Et ordena cest pater toujours désormais cinquante Pater Noster en mémoire
noster en tel manere que ele en disoyt .V. en de la Passion de Jésus-Christ et de ses plaies bénies. Et
honour de son benoyt chie et de ceus benoys elle régla ces Pater Noster de telle sorte qu’elle en disait
cheveuz qui por nos furont si delava et enpaignie ; cinq en l’honneur de sa tête bénie et de ces cheveux
et apres en disoyt autres .V. el nun de sos beneys bénis qui pour nous furent tellement lavés et frappés ;
euz por co que il la regardat en pidie ; apres en ensuite elle en disait cinq autres en mémoire de ses
dysoyt .V. en nun de ses douces oreylles qui tant yeux bénis pour qu’il la regardât avec pitié ; ensuite elle

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orent de reproches por nos ; apres en disoyt .V. en en disait cinq en mémoire de ses douces oreilles qui
honour de son benoyt nas, per quoy il li donat entendirent pour nous tant d’outrages ; ensuite elle en
sentir aucunes choses de sa tres grant doucour per disait cinq en l’honneur de son nez béni, pour qu’il lui
laquele ele lo sout amer tendrement ; apres en donnât la grâce de sentir quelque chose de sa très
disoit .V. en nun sa benoyte boche per quoy il li grande douceur, avec laquelle elle sût l’aimer
donat sa benicion et la appelat en son regno ; apres tendrement ; ensuite elle en disait cinq en mémoire de
en disoyt el nun de la play del flan por ce qui el lasa bouche bénie pour qu’il lui donnât sa bénédiction et
voucist laver et bateyer de cele benoyte fontayne l’appelât en son royaume ; ensuite elle en disait cinq en
qui li sallit del flan ; apres illi disoyt .V. per mémoire de la plaie de son côté, pour qu’il voulût la
chacuna mayn por ce qui el la vousit garder et laver et la baptiser de cette fontaine bénie qui jaillit de
deffendre en la force de ses braz de les mains a ses son côté ; ensuite elle en disait cinq pour chaque main,
enemis ; apres dysoyt autres .V. por chacune playe pour qu’il voulût la protéger et la défendre, par la force
des piez por ce que Jhesu Crit li pardonat ses de ses bras, des mains de ses ennemis ; ensuite elle en
pechiez ausi come il fit a la Magdalena. disait cinq autres pour chaque plaie des pieds, pour que
Jésus-Christ lui pardonnât ses péchés comme il fit à la
152. Oy n’y a pas mout de teins que cele persone Madeleine.
disoyt ces pater noster en honour de la passion
Jhesu Crit et pensoyt que co fut bone chose que, 152. Il n’y a pas longtemps que cette personne disait
apres co que l’en aveyt lave les plaes Jhesu Crit ces Pater Noster en l’honneur de la Passion, et elle
espiritualment, que l’en les ognit d’acun precious pensait qu’il aurait été bon, après avoir lavé en esprit
ogniment ausi come la Magdalene fit. Se le avoy les plaies de Jésus-Christ, de les oindre de quelque
fichie fort en son cœur les playes Jhesu Crit que oy baume précieux, comme fit la Madeleine. Elle sentait si
li eret semblanz que ele le veoit tout plaie devant profondément dans son cœur les plaies de Jésus-Christ
si. Mays ele ne se saveyt apenser de quoy le li qu’il lui semblait le voir tout couvert de plaies devant
porroyt oyndre ; se li preet que li enseignat acuna elle. Mais elle ne savait imaginer de quoi elle le
chosa de quoy le li poit oindre. pourrait oindre, et elle le pria de lui montrer comment
elle pourrait faire.
153. A po oy li fut semblanz que una voys li dit :
« La chose qui plus m’asuaget et adoucet si est 153. Peu après il lui sembla qu’une voix lui disait : « La
devota oreysons que est fayta en purete de cuor et chose qui m’apporte le plus de consolation et de
en pays de conscienci ». Cele se pensoyt que ne douceur est une dévote oraison faite dans la pureté du
layssirit jamais ces pater noster, quar li sembloyt cœur et la paix de la conscience ». Elle pensa qu’elle ne
que so fut la plus bona oreysons que l’on puet laisserait jamais ces Pater Noster, cat il lui semblait que
fayre. c’était la meilleure oraison que l’on peut faire.

5. Rupert de Deutz, Commentaire sur le Cantique (la main et le frisson)

Rupert de Deutz, In Canticum Canticorum de incarnatione Domini (1125).


Traduction du texte latin par Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt dans Rêver de soi. Les
songes autobiographiques au Moyen Age, Paris, Anacharsis, 2017, p. 203-205.

Né en 1075 près de Liège, Rupert (ou Robert) de Deutz est « donné » enfant au monastère
bénédictin de cette ville, où il demeure de 1082 à 1091. Après avoir connu une crise spirituelle
aiguë, marquée d’expériences visionnaires intenses, il assume à partir de 1108 une double
fonction monastique et sacerdotale. Il est l’auteur d’une abondante œuvre écrite, très impliquée
dans les débats théologiques de son siècle. Son commentaire sur le Cantique des Cantiques (In
Canticum Canticorum de incarnatione Domini), daté de 1125 (quatre ans avant la mort de
Rupert), fait une certaine place aux songes. Dès le prologue, Rubert explique qu’il a eu
l’intuition de cet ouvrage dans un rêve fait dans sa jeunesse. Par la suite, il commente le verset
5,4 du Cantique : «  Mon bien-aimé a passé sa main par l’ouverture de la porte et mon ventre a
frissonné à son contact. » Après avoir rapproché de ce verset d’autres passages de la Bible, il

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poursuit son exégèse par l’évocation d’une expérience singulière, rapportée à une
«  adolescente  » (l’âme de Rupert) faisant un rêve.

Mon bien-aimé a passé sa main par l’ouverture de la porte et mon ventre a frissonné à son
contact. (Ct. 5,4). Comment, ô bien-aimée, ton bien-aimé avança-t-il sa main par l’ouverture ?
Quelle est cette main ? Quelle est cette ouverture ? Quel est ce contact ? Quel est ce frisson ?
Comment ton ventre frissonna-t-il, et qu’est-ce que ton ventre ? Pleins d’étonnement, nous posons
ces questions, parce que nous sommes dépourvus de pareilles expériences. [...]
En ce temps qui est le nôtre, une toute jeune fille 1 racontait à ses amies intimes, à qui elle
n’hésitait pas à confier ses secrets parce qu’elle avait eu toute assurance de leurs bonnes dispositions
à son égard, qu’une nuit, une semblance de main s’était avancée depuis la tête de son petit lit 2 au-
dessus de sa poitrine, à un moment où elle était à peu près éveillée, ou plutôt ne dormait vraiment
pas, et se trouvait toutefois, de façon subtile, dans un état proche de l’extase 3. C’était un contact
extrêmement doux, comme d’une main droite. La jeune fille la saisit de ses deux mains, elle la
caressait du signe de la croix en la parcourant à l’intérieur comme à l’extérieur, et ces frôlements qui
suivaient ses contours paraissaient faire les délices de la main. Après ces délices du signe saint dont
la jeune fille caressait la main, elle tenta d’atteindre aussi le bras et d’arriver jusqu’à la personne
même dont elle tenait la main mais la main, plus douce que l’huile et plus agile que l’aile de
l’oiseau, bougea rapidement, comme si elle lui faisait reproche, et s’arracha à elle : par son
mouvement elle donna à entendre que celui dont c’était la main ne voulait pas se laisser saisir. La
jeune fille – c’est-à-dire l’âme vouée à ces noces et absorbée dans ces chants nuptiaux – rappelait
aussi que son bien-aimé, qui attirait les regards dans la nuit, étendit sa main d’une façon
merveilleuse vers sa poitrine, comme par une ouverture, saisit son cœur à l’intérieur et le retint, le
serrant un moment avec la plus grande douceur, et ce cœur se réjouissait d’une joie ineffable en
tressautant et en dansant de joie dans le creux de cette main.
Et puis, à propos de ce frisson, ce frisson saint et divin, voici l’expérience qui, racontait-elle 4
dans un récit fidèle, lui était advenue. Elle apercevait de ses yeux 5, dans une église, une image du
Sauveur attachée sur la Croix, placée en hauteur, c’est-à-dire là où, de coutume, cette image se
trouvait offerte aux peuples qui la prient ou l’adorent. Alors que toute son attention était tournée vers
l’image, cette dernière lui parut vivante, le visage comme celui d’un roi, les yeux rayonnants, et
l’aspect en tout point vénérable ; ce bien-aimé daigna détacher sa main droite du gibet, l’avancer et
faire, au-dessus d’elle qui avait les yeux fixés sur lui, le signe de la croix, avec une expression
sublime. Ce n’était pas une vision vaine, au contraire, elle inspira aussitôt à celle qui la voyait le
sentiment de sa grande puissance. Enfin, comme frissonne la feuille de l’arbre quand un vent violent
l’a frappée, [la jeune fille], soudain éveillée à cette vue, frissonna un moment dans son lit d’un léger
frisson, mais d’un frisson exquis et parfaitement doux. Avant qu’elle ne fût éveillée, au moment
même de cette vue, la puissance de ce signe l’emporta vers les hauteurs 6, pendant qu’elle le
contemplait, plus vite et plus facilement qu’on ne pourrait le dire, les mains étendues sur les mains
attachées sur la Croix, si bien que sa bouche à elle lui paraissait aussi appliquée sur sa bouche, tout
son corps sur son corps, et quand elle s’arracha au sommeil, elle frissonna un moment, comme il a
déjà été dit, de ce frisson divin, éveillée dans les plus grandes délices. [...]

1
Le terme latin adulescentula désigne dans la Vulgate les jeunes filles du chœur qui accompagne la fiancée du
Cantique des cantiques (NdT).
2
Rupert emploie ici le terme de lectulus, petit lit ou paillasse, utilisé dans la Bible (Ct 1,15 par exemple) (NdT).
3
La formulation latine est empreinte de beaucoup de prudence pour définir l’état dans lequel se trouve la jeune
fille. Le terme d’excessus (souvent sous la forme d’excessus mentis) est usuel, chez les mystiques par exemple,
pour désigner la « sortie » de l’esprit, le ravissement, l’extase, mais c’est d’abord un terme biblique (par exemple
Ps 30,23 ou Ac 10,10). (NdT)
4
Dans tout ce paragraphe, le latin n’exprime aucune marque de genre pour désigner celui ou celle qui vit cette
expérience mystique, laissant ainsi toute latitude d’interprétation là où le français est contraint de choisir entre «  il »
et « elle », Rupert ou la jeune fille (l’âme). (NdT)
5
Rupert emploie ici, avec per visum, mot à mot « par la vue », une expression qui peut aussi signifier « en
vision » ; plusieurs termes dans la suite sont de même ambigus.
6
Le verbe employé ici (rapere) est celui de l’extase. (NdT)

12
6. Richalm de Schöntal, Livre des révélations (début du XIIIe siècle)

Richalm de Schöntal (milieu du XIIe siècle-1219) passe sa vie dans une petite abbaye
cistercienne de Franconie, où il exerce diverses fonctions (portier, maître des novices, prieur,
abbé). Il consigne son expérience de visionnaire dans un ouvrage peu diffusé et peu connu, le
Livre des révélations. Les visions sont d’abord rapportées sous forme dialoguée, puis à la
troisième personne (elles sont alors attribuées à un frère non nommé). Richard manifeste une
attention extrême aux mauvais tours du diable, dans lesquels il range le sommeil. De ce fait, il
partage la méfiance de beaucoup de théologiens de son temps à l’encontre du rêve. Il précise
souvent qu’il a reçu non pas un rêve, mais une vision éveillée, ou qu’il se trouvait, lors de la
vision, dans un état d’engourdissement intermédiaire entre veille et sommeil. Il n’en reste pas
moins que ses visions troublent les catégories augustiniennes de la vision (visio corporalis,
spiritalis, intellectualis), et que l’on y voit surgir avec force le corps et les sens corporels.

Traduction en français moderne : Rêver de soi. Les songes autobiographiques au Moyen Age,
textes présentés et traduits par Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt, Paris, Anacharsis, 2017,
p. 275-278.

Chapitre 148
Un frère avait été chargé du lourd office de prieur, qui lui semblait impossible à assumer et
absolument au-dessus de ses forces. Il craignait beaucoup pour son âme de ce fait et en était
gravement troublé ; lui apparut une fleur de cette plante tout à fait véridique dont le nom dit
expressément ce qu’elle est, celle qu’on appelle l’héliotrope, qui avait une odeur extrêmement forte
et un parfum étonnamment doux si bien qu’il rendait des forces au corps et à l’âme et les emplissait
d’aise abondamment ; et cela non pas une seule fois, mais à de nombreuses reprises, si bien que le
frère ne pouvait même pas tenir le compte de ces apparitions. Chaque fois qu’elle apparut, en même
temps une voix retentit [Lc1,44] dans son cœur et dans tous ses sens : « Je suis la fleur des champs
[Ct2,1]. » Parfois beaucoup de fleurs de cette espèce lui apparurent en même temps, face à lui, avec
le même parfum et la même odeur. Par là, en conformité avec l’explication des Ecritures, il comprit
qu’il obtenait du réconfort et qu’il était encouragé à être patient, à endurer cette épreuve et cette
tribulation. Mais que nul n’aille penser que cette apparition advient en songe : elle se fait alors qu’il
est éveillé et au milieu d’autres frères, en train de marcher, de chanter les psaumes ou même de
manger et de boire ou de se livrer à quelque autre occupation.
Très souvent aussi lui apparut une rose d’une odeur si puissante, d’un parfum et d’une douceur si
puissants qu’il oubliait tous ses malheurs et ses tribulations, et que son âme bénissait le Seigneur.
Cette même rose est tantôt de la taille habituelle, tantôt elle enfle et se dilate jusqu’à être très grande,
assez pour remplir la totalité du sanctuaire. [...]

Chapitre 151
Un jour en été, dans le chœur, vers la fin des laudes, il était assis sur la miséricorde, les paupières un
peu fermées par le sommeil, quand il vit devant lui un tissu précieux de couleur verte soigneusement
replié sur lui-même ; il se réveilla à l’instant mais il garda les yeux fermés jusqu’à l’œuvre de la
vision fut achevée. Ce tissu précieux fut déplié devant lui et débarrassé des multiples replis qui
l’enroulaient, et au milieu du tissu précieux apparut à la vue un miroir enfermé dans deux couvercles
ronds en bois. Ces couvercles furent finalement ouverts et disjoints l’un de l’autre, et le miroir
apparut, beau et clair, dans l’un des deux. Comme il trouvait grand plaisir à le regarder et se
demandait en même temps avec étonnement ce que c’était ou ce que cela signifiait, il lui fut dit par
des voix intérieures : « Ce sont des présents de noces, ce sont des présents de noces. » Et c’est ainsi
que finalement, tout disparut.

Chapitre 152

13
Parmi les présents de noces lui sembla aussi être compté le fait qu’il bénéficia du goût et de l’effet
du sucre pendant presque une-demi année et ce de façon presque continuelle, sans pourtant voir
aucune trace matérielle de cette substance mais en étant si bien imprégné d’une abondante saveur de
sucre et de son efficacité dans son âme et dans son corps – et davantage encore dans son corps – que,
par cette même grâce, il fut rétabli dans ses forces physiques et tiré d’une maladie qui l’avait
beaucoup diminué à cette époque. Il en jugea de même à propos de la réglisse et de ces pommes que
les médecins appellent « pommes du paradis », ainsi que des feuilles de ce même arbre qui lui
apparurent de façon visible sous leur forme propre. Il lui sembla en profiter parfaitement en saveur
et en odeur, en parfum et en toutes leurs vertus. [...]
(fin du chapitre 153) Ensuite, en plus des aromates évoqués, il reçut souvent de surcroît beaucoup
d’autres parfums, odeurs, saveurs et goûts, sans que des épices ou des traces matérielles d’autres
choses apparaissent.

14
Sens et essence de la rose :
voir, sentir, goûter, toucher, entendre la rose

1. Le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris et Jean de Meung (ca. 1225-


1280)
Les 2 premiers extraits tirés du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung
(édition de Félix Lecoy, Paris, Champion, 1965, traduction d’André Lanly, Paris, Champion,
1983), évoquent la rose telle qu’elle est présentée dans la partie dite courtoise du roman, celle
rédigée par Guillaume de Lorris. Le texte s’interrompt sans que le narrateur ait dépassé, dans
son gradus amoris, l’étape du baiser.
Le troisième extrait, tiré de la partie rédigée par Jean de Meung (texte et traduction par Armand
Strubel, Paris, Librairie Générale Française (Livre de Poche), 1992), raconte la cueillette finale
de la rose par l’amant- pèlerin, dans un style nettement moins courtois…

1.1 – La rose de Guillaume de Lorris

Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris s’ouvre sur un prologue dans lequel un narrateur
annonce qu’il va conter un songe datant d’il y a au moins cinq ans. Le récit du songe commence.
Au mois de mai, le « je » rêvé se lève et part se promener dans la nature florissante et bruissant
de chants d’oiseaux. Il parvient devant un verger qu’entoure un haut mur peint et sculpté de
figures représentant des vices anti-courtois : vilenie, haine, envie, avarice, mais aussi vieillesse
et pauvreté. Il se fait ensuite introduire dans le verger par la belle Oiseuse (Oisiveté). Elle le
mène jusqu’à une carole, danse accompagnée de musique, qu’exécutent des figures allégoriques
courtoises : Déduit et son amie Liesse, Beauté, Richesse, Largesse, Courtoisie... et Amour. Une
fois la danse finie, Amour part à la poursuite du « je ». Dans la fontaine de Narcisse, celui-ci
voit une rose.

La fontaine de Narcisse et la vision du rosier, vv. 1521-1634

1521 De la fontaine m'apressai; Je m'approchai de la fontaine;


quant je i fui, si m'abessai quand je fus là, je me baissai
por voair l'eve qui couroit pour voir l'eau qui courait
1524 et la graveile qui bouloit et le sable qui bouillonnait
au fonz, plus clere qu'argenz fins. au fond, plus brillant que l'argent pur.
De la fontaine c'est la fins, De la fontaine on ne saurait mieux dire:
en tot le monde n'a si bele. dans le monde entier il n'y en a pas d'aussi belle;
1528 L'eve est tot jorz fresche et novele, l'eau est toujours fraîche et nouvelle,
qui nuit et jor sort a grant ondes qui, nuit et jour, sourd à grandes ondes
par .II. doiz cleres et parfondes. par deux orifices clairs et profonds.
Tot entor croist l'erbe menue, Tout autour croît l'herbe menue
1532 qui vient por l'eve espesse et drue que l'eau fait pousser épaisse et drue
ne en yver ne puet mourir, et empêche en hiver de mourir;
ne l'eve sechier ne tarir. et la source ne peut s'assécher ni tarir.
El fonz de la fontaine aval Au fond de la fontaine, tout en bas,
1536 avoit .II. pierres de cristal il y avait deux pierres de cristal

15
qu'a grant entente remirai. que j'examinai avec beaucoup d'attention.
Mes une chose vos dirai Mais je vais vous parler d'une chose
qu'a merveille, ce cuit, tendroiz que vous tiendrez, je pense, pour une merveille
1540 maintenant que vos l'entendroiz. dès que vous la connaîtrez bien.
Quant li solaus, qui tot aguiete, Quand le soleil, qui regarde tout,
ses rais en la fontaine giete darde ses rayons sur la fontaine
et la clarté aval descent, et que son éclat va jusqu'au fond,
1544 lors perent colors plus de cent alors apparaissent sur le cristal
ou cristal, qui par le soleil plus de cent couleurs: sous l'effet du soleil
devient inde, jaune et vermeil. il devient bleu, jaune et vermeil.
Si est cil cristaus merveilleus, Tel est ce cristal merveilleux:
1548 une tel force a que li leus, il a un tel pouvoir que le lieu,
arbres et flors, et quan qu'aorne arbres et fleurs et tout ce qui orne
le vergier, i pert tot a orne. le verger, y apparaît bien en ordre.
Et por la chose feire entendre, Et pour vous faire comprendre le fait
1552 un essample vos voil aprendre: je veux vous donner un exemple:
ausi con li mireors montre comme le miroir montre
les choses qui sont a l'encontre les objets qui sont en face de lui
et i voit l'en sanz coverture et que l'on y voit, sans voile,
1556 et lor color et lor figure, et leur couleur et leur forme,
tot autresi vos di por voir de même je vous garantis
que li cristaus sanz decevoir que le cristal, fidèlement,
tot l'estre clou vergier encuse présente à celui qui flâne au-dessus de l'eau
1560 a celui qui en l'eve muse; tout ce qu'il y a dans le verger;
car torjors, quel que part qu'il soit, car toujours, en quelque place qu'il soit,
l'une moitié dou vergier voit; il voit une moitié du verger
et c'il se torne, maintenant et, s'il contourne [la fontaine], immédiatement
1564 porra veoir le remenant; il pourra voir le restant;
si n'i a si petite chose, ainsi n'y a-t-il si petite chose,
tant soit reposte ne enclouse, si cachée ou entourée soit-elle,
dont demontrance ne soit feite que le cristal ne puisse montrer
1568 con s'ele ert ou cristal portrete. comme si elle y était dessinée.
C'est li miroërs perilleus, C'est le miroir périlleux
ou Narcisus, li orgueilleus, où Narcisse l'orgueilleux
mira sa face et ses ieuz vers, mira son visage et ses yeux brillants:
1572 dont il jut puis morz toz envers. alors il tomba mort, étendu sur le dos.
Qui en ce miroër se mire Celui qui se regarde en ce miroir
ne puet avoir garant ne mire ne peut avoir protecteur et médecin
que il tel chose as ieuz ne voie qui bannisse de ses yeux l'objet
1576 qui d'amors l'a mis tost en voie. qui l'a mis sur la voie de l'amour.
Maint vaillant home a mis a glaive Ce miroir a fait périr
cil miroërs, car li plus saive, maint homme de valeur, car les plus sages,
li plus preu, li mieuz afetié les plus braves, ceux qui ont reçu la meilleure formation,
1580 i sont tost pris et agaitié. y sont guettés et vite pris.
Ci sort as genz noveile rage, Ici sourd pour les gens une folie nouvelle,
ici se changent li corage, ici les cœurs changent,
ci n'a mestier sens ne mesure, ici la raison et la mesure sont sans pouvoir,
1584 ci est d'amer volenté pure, ici règne le simple désir d'aimer,

16
ci ne se set conseiller nus, ici personne n'est maître de sa conduite,
car Cupido, li filz Venus, car Cupidon, le fils de Vénus,
sema d'Amors ici la graine sema ici la graine d'Amour
1588 qui toute acuevre la fontaine, qui recouvre toute la fontaine,
et fist ses laz environ tendre fit tendre autour ses filets
et ses engins i mist por prendre et y mit ses pièges pour prendre
demoiseilles et demoisiaus, demoiselles et damoiseaux:
1592 qu'Amors si ne velt autre oisiaus. Amour ne veut pas d'autres oiseaux.
Por la graine qui fu semee A cause de la graine qui fut semée
fu ceste fontaine apelee cette fontaine fut appelée à bon droit
la Fontaine d'Amors par droit, Fontaine d'Amour:
1596 dont plusor ont en maint endroit plusieurs en ont parlé en maint endroit
parlé en romanz et en livre. dans des romans et des livres.
Mes ja mes n'oroiz mielz descrivre Mais jamais vous n'entendrez mieux décrire
la verité de la matere, la vérité de la matière
1600 quant j'avré apost le mistere. que lorsque j'aurai expliqué le mystère.
Adés me plot a demorer Il me plaisait de toujours rester
a la fontaine remirer à regarder la fontaine
et as cristaus, qui me mostroient et les cristaux qui me montraient
1604 mil choses qui entor estoient. les mille choses qui étaient autour d'elle,
Mes de fort eure m'i miré. mais malheureuse fut l'heure où je m’y mirai.
Las! tant en ai puis soupiré! Hélas! Combien depuis j'ai soupiré!
Cil miroërs m'a deceü: ce miroir m'a trompé:
1608 se j'eüsse avant coneü si j'avais connu auparavant
quex ert sa force et sa vertuz, quelle était sa force et son pouvoir,
ne m'i fusse ja enbatuz, je ne m'y serais jamais précipité,
que maintenant ou laz cheï car je tombai aussitôt dans les filets
1612 qui maint home a pris et traï. qui ont trahi et pris maint homme.
El miroër entre mil choses Dans le miroir, entre mille autres choses,
choisi rosiers chargiez de roses j’aperçus des rosiers chargés de roses
qui estoient en un destor, qui se trouvaient en un lieu retiré,
1616 d'une haie bien clos entor; complètement entourés et enfermés par une haie,
et lors m'en prist si grant envie et une envie si grande me prit alors,
que ne lessasse por Pavie que je n’aurais renoncé ni pour Pavie,
ne por Paris que je n'alasse ni pour Paris, d’y aller,
1620 la ou je vi la greignor tase. à l’endroit où je voyais le massif le plus important.
Quant cele rage m'ot si pris, Quand cette rage dont maint autre homme
dont maint autre ont esté sorpris, a été saisi me fut tombée dessus,
vers les rosiers tantost me trés; je me suis aussitôt dirigé vers le rosier,
1624 et bien sachiez, quant je fui pres, et sachez bien que, lorsque je fus près,
l'odor des roses savoree le parfum suave de la rose
m'entra jusques en la coree, me pénétra jusqu’aux entrailles au point que,
que por noiant fusse enbasmez. même si j’en avais été embaumé,
1628 Et s'asailliz ou mesamez ce n’eût été rien à côté.
n'en cuidasse estre, j'en cueillisse Et si je n’avais craint d’être agressé et maltraité,
au moins une que je tenisse j’en aurais cueilli au moins une,
en ma main por l'odor sentir. que j’aurais tenue dans ma main,
1632 Mes peor oi dou repentir, pour en sentir le parfum ;

17
que il en peüst de legier mais j’eus peur d’avoir à m’en repentir
desplaire au seignor dou vergier. car la chose aurait facilement pu
être désagréable au seigneur du verger.

Parmi la masse de roses qui se reflètent dans la fontaine, l’Amant remarque un bouton dont la
beauté lui semble dépasser celle de toutes les autres fleurs. Son parfum lui donne l’envie
irrésistible de s’approcher pour y tendre la main, mais des chardons acérés et piquants, des orties
et des ronces crochues l’en gardent. Le dieu d’Amour lui tire alors une première flèche, celle de
Beauté, qui, passant à travers son œil, se plante dans son cœur.

Le baiser à la rose (vers 3339-3486)

Si con j'oi la rose apressie, Dès que je me fus approché de la rose,


3340 un poi la trovai engroisie je la trouvai un peu grossie
et vi qu'ele estoit puis creüe et je vis qu'elle avait poussé
que quant je l'oi premiers veüe. depuis que la première fois je l'avais vue.
La rose auques s'eslargissoit La rose s'élargissait un peu
3344 par amont, si m'abellissoit vers le haut et il m'était agréable
ce qu'el n'iere pas si overte de voir qu'elle n'était pas à ce point ouverte
que la graine fust descovierte; que la graine en fût découverte :
ençois estoit encor enclose au contraire elle était encore enclose
3348 entre les fueilles de la rose entre les pétales de la rose,
qui amont droites se levoient qui se dressaient vers le haut
et la place dedenz emploient, et couvraient le cœur de la fleur :
si ne pooit paroir la graine ainsi la graine ne pouvait pas apparaître
3352 por la rose qui estoit pleine. parce que la rose était bien fournie.
Ele fu, Diex la beneïe! Elle était, Dieu la bénisse!
asez plus bele espanie bien plus belle épanouie, et plus vermeille
qu'el n'iere avant, et plus vermeille, qu'elle n'était auparavant :
3356 dont m'esbahis de la mervoille; alors je fus transporté de voir cette merveille :
et Amors plus et plus me lie et Amour me prenait d'autant mieux dans ses liens
de tant come ele est embelie, qu'elle était plus embellie,
et tot adés estraint ses laz et il les resserrait tout aussitôt
3360 tant con je voi plus de solaz. que je voyais pour moi plus de plaisir.
Grant piece ai ilec demoré, Longtemps je demeurai là,
qu'em Bel Acueil grant amor é car j'avais trouvé en Bel Accueil
et grant compaignie trovee; grande amitié et bonne compagnie ;
3364 et quant je voi qu'i ne me vee quand je vis qu'il ne me refusait
ne son solaz ne son servise, ni son réconfort ni son service,
une chose li ai requise, je lui demandai une chose
qui fet bien a amentevoir: qui mérite d'être rapportée :
3368 «Sire, fi ge, sachiez de voir «Seigneur, fis-je, sachez de vrai
que durement sui envieus que je suis vivement désireux
d'avoir un baisier precieus d'avoir un baiser précieux
de la rose qui soëf flaire; de la rose qui sent si bon ;
3372 et s'il ne vos devoit desploire, et si cela ne devait pas vous déplaire,
je le vos requerroie en dons. je le solliciterais de vous en don.
Sire, por Dieu, dites moi dons Seigneur, pour Dieu, dites-moi donc

18
se il vos plest que je la bese, si vous m'accordez de prendre ce baiser, car je ne le
3376 car ce n'ert ja tant qu'il vos plaise. ferai pas jusqu'à ce que j'aie votre agrément.
— Amis, fet il, se Dex m'aïst, — Ami, fait-il, par Dieu je vous l'assure,
se Chasteé ne m'enhaïst, si Chasteté ne devait pas me haïr,
ja ne vos fust par moi veé; cela ne vous serait point par moi refusé ;
3380 mes je n'osse por Chasteé mais je n'ose pas, par égard pour Chasteté,
vers qui je ne veus pas mesprendre. envers qui je ne veux pas commettre la moindre faute.
Ele me seut torjorz desfendre Elle sut toujours me défendre
que du bessier congié ne doigne d'accorder à un amant qui m'en fait la demande
3384 a nul amant qui m'en semoigne, la permission de prendre un baiser,
car qui au bessier puet ateindre, car celui qui au baiser sait arriver
a poine puet a tant remaindre; peut avec peine en rester là ;
et sachiez bien, cui l'en ostroie et sachez bien que l'homme auquel on accorde
3388 le besier, il a de la proie le baiser a le meilleur
le mieuz et le plus avenant, et le plus agréable de la proie ;
si a erres du remenant.» il a ainsi des arrhes sur le reste.»
Quant je l'oï ensi respondre, Quand je l'entendis ainsi me répondre,
3392 je nou voil plus de ce semondre, je ne voulus plus insister,
que jou cremoie correcier. car je craignais de l'irriter.
L'en ne doit pas home enchaucier On ne doit pas harceler un homme par une demande
outre son gré n'engoissier trop. qui lui déplaît et se fait trop pressante.
3396 Vos savez bien qu'au premier cop Vous savez bien qu'au premier coup [de hache]
ne coupe l'en mie le chene, on ne coupe pas le chêne
ne l'en n'a pas le vin de l'ene et que l'on ne tire pas le vin du raisin
tant que li presors soit estroiz. avant que le pressoir soit serré.
3400 Adés me tarda li otroiz Il continuait ainsi à différer pour moi l'autorisation
dou bessier que je desiroie; de prendre le baiser que je désirais;
mes Venus, qui torjorz guerroie mais Vénus, qui toujours fait la guerre
Chasteé, me vint au secors. à Chasteté, vint à mon secours.
3404 Ce est la mere au deu d'Amors, Elle est la mère du dieu d'Amour
qui a secoru maint amant. et a secouru maint amant.
Ele tint un brandon flanbant Elle tenait dans sa main droite
en sa main destre, dont la flame un brandon flambant, dont la flamme
3408 a eschaufee mainte dame. a fait brûler mainte dame.
Si fu si cointe et si tifee Elle était belle et parée de façon
qu'el resembla deesse ou fee. qu'elle avait bien l'air d'une déesse ou d'une fée.
Dou grant ator que ele avoit Aux beaux atours qu'elle avait
3412 bien puet conoistre, qui la voit, on pouvait reconnaître, en la voyant,
qu'el n'iert pas de religion. qu'elle ne vivait pas en religion.
Ne ferai or pas mancion Je ne vais pas faire mention
de sa robe et de son oré de sa robe et de son voile,
3416 et de son treçoër doré, du galon doré de ses tresses,
ne de fermail ne de corroie, ni d'agrafe ou de courroie,
por ce que trop i demoroie. parce qu'il me faudrait trop de temps.
Mes bien sachiez seürement Mais sachez de façon bien sûre
3420 qu'ele fu cointe durement, qu'elle était fort belle
et si n'ot point en li d'orguieil. et qu'elle n'avait pourtant point d'orgueil.
Venus se troit vers Bel Acueil, Vénus s'avança vers Bel Accueil

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si li a comencié a dire: et se mit à lui parler ainsi :
3424 «Por quoi vos fetes vos, biau sire, «Pourquoi, beau seigneur, envers cet amant
vers cest amant si dangereus faites-vous tant de difficultés
d'avoir un bessier doucereus? pour lui accorder un doux baiser?
Ne li devroit estre veez, Il ne devrait pas lui être interdit,
3428 car vos savez bien et veez car vous savez bien et vous voyez
qu'il sert et ainme en leauté, qu'il sert et aime en toute loyauté,
si a assez en lui biauté, et il y a en lui assez de beauté
por qu'il est dignes d'estre amez. pour qu'il soit digne d'être aimé.
3432 Veez come il est acesmez, Voyez comme il est élégant,
come il est biaus, come il est genz, comme il est beau, comme il est gracieux,
et douz et frans vers totes genz; et doux et courtois envers tout le monde;
et avec ce il n'est pas vieuz, et avec cela il n'est pas vieux,
3436 ainz est enfes, dont il vaut mieuz. mais il est jeune : il en vaut mieux.
Il n'est darne ne chastelaine Il n'est dame ni châtelaine
que je ne tenise a vilaine, que je ne tiendrais pour vilaine
s'ele fessoit de lui dangier. si elle faisait à son sujet la difficile.
3440 Ses cors ne fet pas a changier: Sa personne n'est point à changer ;
se le bessier li otroiez, si vous lui accordez ce baiser,
mout est en lui bien emploiez, bel emploi chez lui en sera fait :
qu'il a, ce cuit, mout, douce aleine il a, je crois, douce haleine
3444 et sa bouche n'est pas vilaine, et sa bouche n'est pas vilaine,
ainz semble estre fete a estuire mais semble faite à dessein
por solacier et por deduire, pour donner du plaisir,
car ses levres sont vermeilletes car ses lèvres sont vermeilles
3448 et les denz blanches et si netes et ses dents blanches et si nettes
qu'il n'i a teignes ne ordure. qu'on n'y voit tartre ni dépôt sale.
Bien est, ce m'est avis, mesure Il est, me semble-t-il, bien raisonnable
que uns beisiers li soit greez. qu'un baiser lui soit accordé.
3452 Donez li, se vos m'en creez, Donnez-lui cette permission, si vous m'en croyez,
car tant con vos plus atendroiz, car plus vous attendrez,
tant, ce sachiez, de tens pardroiz.» plus de temps, sachez-le, vous perdrez».
Bel Acueil, qui senti l'eer Bel Accueil, qui avait senti la chaleur rayonnante
3456 du brandon, sanz plus deloer, du brandon, m'accorda, en don,
m'otroia un bessier en dons, sans plus tarder, de prendre un baiser,
tant fist Venus et ses brandons. tant Vénus avec ses brandons avait eu d'action.
N'i ot donques plus demoré, Je n'attendis alors pas davantage
3460 un besier douz et savoré et je pris promptement à la rose
pris de la rose erraument. un baiser doux et parfumé.
Se j'oi joie, nus nou demant, Que nul ne me demande si j'éprouvai de la joie,
car une odor m'entra ou cors car un parfum dans le corps me pénétra,
3464 qui en geta la dolor hors en chassa toute la douleur
et adouci les maus d'amer et adoucit le mal d'aimer
qui me souloient estre amer. qui, pour moi, d'ordinaire était amer.
Onques mes ne fui si aaise; Jamais je n'avais été si aise ;
3468 bien est gariz qui tel flor baise, il est bien guéri celui qui baise une telle fleur,
qui est si sade et bien olenz: si agréable, si parfumée.
je ne serai ja si dolenz, Jamais je n'éprouverai un chagrin,

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s'i m'en sovient, que je ne saie si grand soit-il, que, si je pense à ce baiser,
3472 toz plains de delit et de joie. je ne redevienne tout plein de plaisir et de joie.
Et ne por quant j'ai mainz anuiz Et pourtant j'ai souffert maints chagrins
sosferz et maintes males nuiz et passé maintes mauvaises nuits
puis que j'oi la rose besie. depuis que j'ai pris à la rose ce baiser.
3476 La mer n'ert j a si apesie La mer ne sera jamais si apaisée
qu'el ne soit troble a poi de vent: qu'un peu de vent ne la trouble :
Amors se rechange sovent, Amour change souvent.
il oint une eure, autre eure point, Tantôt il oint, tantôt il point ;
3480 Amors n'est gueres en un point. Amour ne reste guère au même point.
Des or est droiz que je vos conte Il est juste que désormais je vous raconte
coment je fui melez a Honte, mes démêlés avec Honte,
par qui je fui puis mout grevez, par qui je fus, à partir de ce moment, rudement
3484 et coment li murs fu levez tourmenté, et comment furent érigés le mur
et li chastiaus riches et forz, et le château puissant et fort
qu'Amors prist puis par ses esforz. qu’Amour a par la suite pris de haute lutte.
1.2 - La rose de Jean de Meung (v.21587 à la fin)

21587 Tout mon hernois tel com j’aport A tout mon équipement, tel que je le
Se porter le puis jusqu’à port, portais sur moi, je voulais faire toucher
Vorrai as reliques touchier les reliques, si j’avais la possibilité de
21590 Se je l’en puis tant aprouchier. l’emmener jusqu’au port et de l’en

Lors ai tant fait et tant erré approcher suffisamment. Alors j’ai tant

Atout mon bourdon defferré fait et tant cheminé avec mon bourdon
sans ferrure que sans tarder je me suis
K’entre les .II. biaus pilerez
agenouillé, en homme vigoureux et agile,
Com vignereus et legerez
entre les deux beaux petits piliers, car
M’agenoillai sanz demorer,
j’avais grand’ faim d’adorer en toute
Car mout ai grant fain d’aorer
dévotion et piété le beau reliquaire si
Le biau saintuaire honorable
digne d’honneur ; tout, en effet, était déjà
De cuer devost et piteable ;
tombé à terre, car contre le feu rien ne
Car tout ert ja tumbé par terre,
21600 peut soutenir de guerre et rien n’avait pu
Qu’a feu ne puet riens tenir guerre
l’empêcher de tout mettre par terre sans
Que tout par terre mist n’eüst, que toutefois le reliquaire eût été
Sanz ce que de riens i neüst. endommagé. Je relevai un peu le rideau
Trais en sus un pou la cortine qui couvrait les reliques. Je m’approchai
Qui les reliques encortine. alors de la statue que je savais être près
Del ymage lors m’apressai du reliquaire. Je la baisai fort
Qui du saintuaire pres sai. dévotement. Et afin de le mettre en toute
sécurité dans son étui, je voulus

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Mout la baisai devotement. introduire dans la meurtrière mon
Et por estuier sauvement bourdon derrière lequel pendait la besace.
21610 Voil mon bourdon metre en l’archiere, Je crus bien pouvoir d’y lancer d’emblée,

Ou l’escharpe pendoit darriere. mais il est ressorti, et moi je l’ai planté

Bien l’i cuidai lancier de bout, derechef ; Mais mes efforts étaient vains,

Mais il resourt, et jel rebout ; toujours il reculait et n’arrivait en aucune


façon à y pénétrer, car j’avais rencontré à
Mais riens ne vaut, tous jors recule,
l’intérieur, une palissade que je sentais
N’i pot entrer por chose nule,
bien sans la voir, dont l’intérieur de la
Car .I. paliz dedenz trouvoi
meurtrière avait été pourvu dès le
Que je bien sent, mais pas nou voi,
moment de sa construction, assez près de
Dont l’archiere ert dedenz hourdee
la bordure : cela la rendait plus forte et
Des lors qu’el fu primes fondee,
21620 plus sûre. Il me fallut y donner de
Auques pres de la bordeüre,
vigoureux assauts, y donner de nombreux
S’en ert plus fort et plus seüre.
coups de boutoir, et essuyer des échecs
Forment m’i covint assaillir, répétés.
Souvent hurter, souvent faillir.

21641 […]
Par le sentier que je mentionnai, qui étiat

Par la sentele que j’ai dite si étroit et si resserré, et par lequel j’avais

Qui tant ert estroite et petite, cherché le passage, je finis par briser la
palissade avec le bourdon : je me suis
Par ou le passage quis ai,
introduit dans la meurtrière, mais je n’y
Le paliz au bourdon brisai ;
entrai pas à moitié. Cela m’ennuyait de
Sui moi dedenz l’archiere mis,
ne pas y entrer plus profond, mais
Mais je n’i entrai pas demis
impossible d’aller plus loin. Pourtant,
Pesoit moi que plus n’i entroie,
pour rien au monde je n’aurais
21650 Mais outre pooir ne poie
abandonné l’idée d’y faire passer la
Mais pour riens nule ne laissasse
totalité du bourdon. Je suis arrivé à le
Que le bourdon tout n’i passasse.
faire passer sans tarder, mais la besace est
Outre l’ai passé sanz demeure demeurée devant la meurtrière, avec les
Mais l’escharpe dehors demeure petits marteaux restés dehors et
O les martelez rebillanz pendillants. J’en éprouvai de grandes
Qui dehors erent pendillanz. difficultés, tant je trouvai le passage
Et si m’en mis en grant destroit, étroit, car il n’y avait pas de moyen par

22
Tant trouvai le passage estroit, lequel j’aurais pu le franchir en étant au
21660 Car largement ne fu ce pas large. Et si je connais bien la nature du
Que je trespassasse le pas. passage, personne n’y avait encore passé,

Et ce bien l’estre du pas sé car j’étais le tout premier à le faire, et

Nus n’i avoit onques passé l’endroit n’était pas encore coutumier de

Car g’i passai touz li premiers, recevoir des péages.

N’encor n’ere coustumiers


21674
Li lieus de recevoir paiage.
Si je m’y suis précipité, c’est parce qu’il
[…] n’y avait point d’autre entrée pour cueillir
Et pour ce m’i suis enbatuz le bouton à point.
Que d’autre entree n’i a point
Pour le bouton cueillir a point.
Le texte revient ensuite à la métaphore végétale, dans la continuité de Guillaume de Lorris.
Voici la traduction de la fin du roman :

 Aussi allez-vous savoir comment je me suis comporté en la circonstance. Jusqu’au moment où


j’ai tenu le bouton à mon gré, vous entendrez le fait et la manière dont il s’est passé, afin que, si
besoin, lorsque viendra la douce saison, seigneurs jeunes gens, où il vous faudra cueillir les
roses, celles qui sont épanouies ou celles qui sont closes, vous y alliez avec assez d’habileté
pour ne pas manquer de les cueillir. Agissez comme vous m’entendrez faire, si vous ne savez
pas comment, vous vous en tirerez mieux ; en effet, si vous êtes en mesure de franchir le
passage en étant plus au large, ou plus facilement ou plus adroitement, sans vous tourmenter ni
vous fatiguer, alors passez le à votre guise, une fois que vous aurez pris connaissance de la
mienne. Vous aurez au moins l’avantage que je vous communique mon expérience sans rien
prendre de votre argent, et vous devez m’en savoir gré.
Tandis que j’étais là, en proie à de telles difficultés, je m’étais à ce point approché du rosier que
je pus tendre à mon gré les mains aux rameaux pour saisir le bouton. Bel Accueil me suppliait
au nom de Dieu de ne commettre aucun excès ; je lui promis solennellement, parce qu’il m’en
priait souvent, de ne jamais rien faire d’autre que sa volonté et la mienne.
Je saisis le rosier par les rameaux, qui sont plus souples que ne l’est aucune variété d’osier, et
lorsque j’arrivai à m’y accrocher des deux mains, tout doucement, sans me piquer, je me mis à
secouer le bouton, car j’aurais eu du mal à l’avoir sans le hocher. Je ne pus empêcher de faire
remuer et bouger toutes les branches, mais sans jamais en casser aucune, car je ne voulais rien
abimer du rosier, et pourtant il me fallut inévitablement entamer un peu l’écorce, car je ne savais
pas d’autres moyens pour obtenir ce dont j’avais un si vif désir.
En fin de compte, je n’en dis pas plus, quand j’eus secoué le bouton, j’y ai répandu un peu de
graine : ce fut au moment où je l’ai touché en dedans pour passer en revue les pétales, car je
voulais tout explorer jusqu’au fond du petit bouton, comme il est bon de le faire, ce me semble.
Je fis alors si bien se mélanger les graines qu’on aurait eu du mal à les démêler, et de la sorte
j’en fis élargir et distendre tout le bouton. C’est là tout le forfait que j’ai commis. Mais je fus
alors bien sûr d’une chose, c’est que jamais ne m’en a tenu rigueur le doux Bel Accueil, qui n’y

23
voyait aucun mal, et qui au contraire consentait et souffrait que je fisse tout ce qu’il savait
devoir me plaire. Il invoqua pourtant un engagement que j’avais pris et me déclara que j’agissais
mal envers lui et que j’abusais. Mais il ne mit aucun obstacle à ce que je prenne, découvre et
cueille rosier, branches, fleurs et feuille. […] Avant que je ne quitte la place où je serais encore
resté volontiers, je cueillis plein d’alégresse la fleur du beau rosier feuillu. C’est ainsi que j’eus
la rose vermeille. Alors il fit jour et je me réveillai.

Le baiser à la rose, Manuscrit Douce 195, f. 26r, manuscrit conservé à la Bodleian Libray d’Oxford.
Consultable à l’adresse : Bodleian Library MS. Douce 195 (ox.ac.uk)

24
La défloration de la rose, manuscrit Douce 195, f. 155 v.

L’amant cueille la rose, Rosenwald 396, folio T5v, incunable du XVe siècle conservé à la Library of
Congress, Washington D.C. Consultable à l’adresse : Digital Scholarly Library Viewer (jhu.edu)

2. Sub rosa… La rose dans Le Roman de la Rose, ou Roman de Guillaume


de Dole, de Jean Renart

Le Roman de la Rose de Jean Renart – antérieur ou postérieur au Roman de la Rose de


Guillaume de Lorris ? – est un roman présentant la particularité d’être truffé de pièces lyriques
empruntées au grand chant courtois ou à un registre d’apparence plus populaire, qui
entretiennent avec la narration des rapports plus ou moins clairs. Comme dans les cansos
chantant l’amour de loin, l’un des personnages principaux du roman, le jeune empereur Conrad,
tombe amoureux, sans jamais l’avoir rencontrée, et sur la seule description que lui en faite son
jongleur, de la belle Liénor. Les vertus courtoises de son frère, le chevalier Guillaume, qu’il a
invité à la cour, achèvent de convaincre l’empereur de proposer une union matrimoniale à cette
famille de vavasseurs désargentée. Mais le sénéchal de Conrad, jaloux de l’intérêt porté par son
maître à Guillaume, cherche à empêcher cette union, et, à la recherche d’informations, se rend
au plessis de Dole, lieu de résidence de la famille de Guillaume, où il est reçu par la mère de ce
dernier. Charmée par le sénéchal, elle lui révèle le « secret de la rose », c’est-à-dire l’existence
d’une tâche de naissance sur la cuisse de Liénor. La connaissance de cette marque distinctive,
que nul sinon les plus intimes ne sont censés connaître, va permettre au traître de faire croire à
l’empereur qu’il a eu accès au corps de la belle, interrompant brusquement les projets de
mariage. Liénor, discréditée, devra se rendre à la cour pour laver son honneur et réussira par une
ruse habile à rétablir sa réputation et à faire condamner son accusateur. Le passage qui suit
correspond à la révélation par la mère du secret.
Texte tiré de Le Roman de la Rose ou Guillaume de Dole de Jean Renart, édition et traduction par Jean
Dufournet, Paris, Champion, 2008, v.3306-3389, p.270 à 277.

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3306 En bel ostel qui ert jonchiez Le prenant par la main, elle l’emmena dans
le mena par la main seoir une belle salle jonchée de verdure, s’asseoir
devant un lit, sor un seoir devant un lit, sur un siège fait de petits
qu’en i a fet de coffiniaus : coussins.
3310 « Fetes herbergier cez chevaus. « Faites mettre ces chevaux à l’écurie, dit-
— Dame, fet il, ce ne puet estre, elle.
que tuit li bailli et li mestre
— Madame, répondit le sénéchal, c’est
de la terre de Besençon
impossible, car tous les baillis et seigneurs de
3315 seront por une grant tençon
le matin devant moi a plet. la région de Besançon doivent comparaître
Mes g’i eüsse honte et let devant moi demain matin pour régler un
et si en fusse a cort blasmez, important différent. Mais je me serais couvert
se ge fusse par ci passez, de honte et d’opprobre, et la cour m’aurait
3320 et si ne tornasse çaienz. blâmé si j’étais passé par ici sans faire un
Vostre fils en fust mout dolenz, détour pour vous saluer. Votre fils, le
qui est li mieudre hom qui puist estre. meilleur homme qui puisse exister, en aurait
Il est toz sires et toz mestre été très affecté. Il a acquis sur mon maître une
de mon segnor, tant a vescu. influence et un pouvoir exceptionnels, si forte
3325 Moi et lui portons un escu est sa personnalité. Lui et moi portons le
et si somes conpegnon d’armes. » même écu et sommes compagnons d’armes. »
Ele plore de joie o lermes
Elle versa des larmes de joie, affirmant
et dit que ç’a ele mout chier.
« Sire, car vos plese a mengier. qu’elle en était ravie.
3330 « Seigneur, acceptez au moins de manger.
— Certes, dame, je ne porroie ;
mes, s’il vos plesoit, ge verroie — Madame, je ne peux vraiment pas ; mais,
ma damoisele vostre fille. » avec votre permission, j’aimerais voir votre
(Ce cuit ge bien !) « Et ou est ille ? fille » ( je le crois bien !) « Où est-elle donc ?
3335 — En sa chambre, o sa pucele. — Dans sa chambre, avec ses suivantes.
— Et por Deu, dont ne vendra ele ? » — Par Dieu, est-ce qu’elle ne viendra pas ?
— Nenil, ce sui ge mout dolente. — Non, et je le regrette. Je ne mens pas,
Ne cuidiez pas que ge vos mente, croyez le bien, mais je dis, Seigneur, l’exacte
certes, sire, ainz vos di voir, vérité : aucun homme ne peut la voir, du
3340 que nuls hom ne la puet veoir moment que son frère n’est pas ici.
puis que ses freres n’est çaienz.
— Madame, cette nouvelle me navre, mais il
— Dame, de ce sui ge dolenz,
faut que je me résigne. En raison de votre
mes il le m’estuet a soufrir. [103]
Por vostre amor, que ge desir amitié que je désire conserver toute ma vie,
3345 ma chère dame, je vous laisserai mon anneau
a avoir tant com ge vivrai,
dame douce, si vos lerai 3345 que voici en témoignage d’affection ».
cest mien anel par drüerie. » La dame ne le refusa pas, de peur de paraître
La dame nel refusa mie moins courtoise aux yeux du sénéchal. Si elle
3350 qu’il l’en tenist a mainz cortoise. avait mis l’anneau dans une balance, il aurait
S’el le meïst en une poise, pesé cinq besants d’or ; quant à la pierre, elle
si pesast li ors .V. besanz ; était très précieuse, puisque c’était un rubis
et la pierre en ert mout vaillanz, balais.
que c’estoit uns balaiz rubiz. « Seigneur, grand merci, fit-elle ; ce joyau me
3355 « Sire, fet ele, granz merciz : plaît vraiment beaucoup ».
ce sachiez que ge l’ai mout chier. »
Avant qu’il ne montât, pour s’en retourner sur
Ainz qu’en montast por chevauchier
le son cheval qu’en tint au soeil, son cheval que l’on tenait devant le seuil, elle
lui a confié tous les secrets de sa vie et de sa
26
li ot ele dit a conseil maison. Quelle extraordinaire vertu possède
3360 tot son estrë et son covine. un beau cadeau, car il fait dire et faire bien
Uns beaus dons a mout grant mecine, des sottises. Ne lui a-t-elle pas tout dit de la
qu’il fet maint mal plet dire et fere. rose que sa fille porte sur la cuisse ?
Si li a conté tot l’afaire « Jamais personne qui puisse parler ne verra
de la rose desor la cuisse : une chose si merveilleusement belle que la
3365 « Ja mes nuls hom qui parler puisse
rose vermeille qu’elle a sur sa blanche et
ne verra si fete merveille
tendre cuisse : elle éclipse toutes les
come de la rose vermelle
desor la cuisse blanche et tendre. merveilles de la terre, je vous le certifie ».
Il n’est mervelle ne soit mendre Elle en décrit en détail l’extraordinaire
3370
a oïr, ce n’est nule doute. » beauté, elle lui en précise les dimensions. Le
La grant beauté li descrit tote brigand veut tout connaître, tout découvrir.
et la maniere de son grant. Quand il n’eut plus rien à apprendre de ce
Mout en est li lerres en grant que l’on peut raisonnablement savoir par une
3375 de tot enquerre et encerchier ; simple conversation sans le secours de la vue,
quant il n’i ot mais q’empeschier « Il se fait tard », dit-il à la dame qu’il laissa
q’en peüst par reson savoir et quitta en l’assurant de son fidèle
par oïr dire sanz veoir, dévouement.
lors dit a la dame : « Il est tart. »
3380 Pour cette pauvre vieille sans cervelle, quel
La dame lesse, si s’en part,
malheur qu’elle ait vu ce jour et cette heure !
et dit qu’il ert a toz jors soens.
Chetive vielle hors dou sens L’autre monta sur son palefroi noir comme
si mar vit cel jor et cele heure ! mûre après avoir pris congé :
Ou palefroi noir come meure « Madame, dit-il, je m’en vais en me
3385
monta, quant il ot pris congié : déclarant vôtre à tout jamais.
« Dame, fet il, or m’en vois gié — Cher Seigneur, que l’apôtre Saint Pierre
com cil qui est a toz jors vostre. vous accompagne, vous et vos
3389 — Biau sire, a Saint Pierre l’apostre compagnons ! »
voisiez vos et vo conpegnon ! » Ainsi s’en va, comme pressé par la nécessité
Aussi s’en vet com a besoig cette perfide canaille, ce criminel. Bientôt un
li traïtres lerres murtriers. grand malheur va fondre sur lui et sur les
Ci aprés vient granz enconbriers autres.
a son hoés et a hoés autrui.

3. Motet « Certes mout fu de grant necessité », anonyme, Codex de Turin

Le codex de Turin (Turin BNU J.II.9), célèbre manuscrit musical copié à Chypre, au carrefour
entre Orient et Occident, influence française et italienne, est un recueil mixte, rassemblant des
pièces liturgiques (office et messe de saint Hilarion et de sainte Anne et autres messes et
mouvements de messe) et des motets, ballades, rondeaux et virelais d’inspiration à la fois
religieuse et courtoise. Il a sans doute été copié à l’occasion du mariage d’Anne de Lusignan
(1414-1462) avec Ludovic de Savoie.
Le texte qui suit en est extrait. Il s’agit du motet 19, première pièce française, d’inspiration
mariale, d’un recueil mêlant latin et français, où les deux voix du triplum et du duplum célèbrent
les grâces et bienfaits de la rose « en qui maint tout honneur et pris ».
Texte donné selon l’édition et la traduction (essai de restitution versifiée, respectant le ton et les
cadences) d’I. Favre et G. Polizzi, dans « Diabolus in hortum, Discordances rythmiques et

27
métriques dans le motet 19 du recueil de Chypre », in Rythme et Croyances au Moyen Âge,
Marie Formarier et J.-Cl. Schmitt (dir.), Bordeaux, Ausonius, p. 121-34.

Triplum

Certes mout fu de grant necessité Ce fut grande nécessité


Qu’en la rose entrast si tresdouce odour, Que la rose eût si bonne odeur
Pour rompre l’air qui tout avoir maté Qu’elle assainît l’air infecté
Le biau vergier raimpli de mainte flour. Du beau verger rempli de fleurs.
Ben la fist Dieu de perfaite douceur Dieu la pourvut de sa douceur ;
Quant li donna si souverainne grace Il lui donna si bonne grâce
Pour conforter et oster de dolour Pour soulager de leurs douleurs
Les fleurs perdues per leur grant desgrace. Les fleurs flétries par sa disgrâce.
Veuillent de cuer toutes dont honourer Que toutes veuillent honorer
La rose en qui maint tout honeur et pris La rose à qui revient ce prix :
Et qui les peut doucement conforter Elle seule peut les garder
Et les oster de dangier et despris, Des embûches et du mépris ;
Car vraiment qui le vouloir esprit Car qui de son amour épris
Ha de la amer et prisier sans faintise Loyalement sait l’honorer
Peut bien dire qu’il ha con ben apris Sûrement il a tout compris
Sa sauveté perfaitement aquise. Et son salut est assuré.

Duplum

Nous devons tresfort amer Toujours il nous faut chérir


Et prisier Et élire
La biauté dont est garnie La beauté qui resplendit
La rose bien colourie Dans la rose épanouie
Par maistrie, Si jolie
En qui tout bien abiter Qu’elle attire les bienfaits
Vost pour toutes adressier Pour toute fleur rajeunir
Sans faussier Et guérir
Les fleurs qui par maladie Celles qui par maladie
Avoient perdu la vie Sont desséchées
Per l’envie par l’envie
De celui qui sans cesser De Celui qui s’évertue sans arrêt
Ne fait autre qu’empeccher, A toujours les tourmenter
Encombrer Opprimer
Et metre sans departie Et harceler sans répit
En tout mal par félonie Par sa ruse et tromperie
Et folie (C’est folie)

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Les fleurs qu’il voit prosperer Les fleurs qu’il voit prospérer.

4. La fleur cachée de l’Annonciation de Francesco del Cossa (circa 1470)

Détrempe sur bois, 139 cm sur 113,5 cm, Dresde, Gemäldegalerie

29
5. Les fleurs de chair de Philippe Cognée

« Rose 1 », 2019, peinture à la cire (cire fondue appliquée à chaud, écrasée au fer à repasser et
arrachée par un film plastique=
Exposition Carne dei Fiori 11 janvier-7 mars 2020, Paris, Galerie Templon

30
Genre, pièges et attraits des sens
dans la capture des bêtes et de Merlin

En guise d’introduction
Le Physiologus est un petit traité à la fois zoologique et religieux dont la première version, en grec, date
sans doute du IVe siècle ap. J-C. Il a donné lieu à une riche tradition médiévale de bestiaires, associant
chaque animal à un ou des symbolisme(s) particulier(s). Les textes ci-dessous sont extraits de différents
bestiaires du 13e s.

Textes des bestiaires donnés en traduction seule, tirés du volume Bestiaires du Moyen Age, mis en
français moderne et présentés par Gabriel Bianciotto, Paris, Stock, 1980.

Brunetto latini, Livre du trésor (ca. 1270)


Le Livre du trésor est une somme encyclopédique rédigée par Brunetto Latini, représentant de la pensée
humaniste du 13e s. florentin.

Du tigre
Le tigre est une bête qui naît de préférence dans les provinces d’Hyrcanie, et il est taché de taches noires
très serrées. Et sans aucun doute, le tigre est l’une des bêtes les plus rapides à la course au monde, et
d’une grande férocité. Et sachez que lorsqu’il trouve sa couche vide de ses petits qu’on lui a dérobés, il
se met aussitôt à suivre à toute allure les traces du chasseur qui les emporte. Mais l’homme, qui sait cela
et qui redoute beaucoup sa cruauté, car il sait bien que ni la fuite à cheval ni quoi que ce soit d’autre ne
pourrait le protéger, jette plusieurs miroirs au milieu du chemin par où la bête doit passer ; et quand le
tigre voit son image apparaître dans le miroir, et qu’il aperçoit la forme et l’aspect de son corps, il
s’imagine qu’il s’agit de ses petits, et il tourne et retourne le miroir jusqu’à ce qu’il l’ait brisé. Et quand
il se rend compte que ce n’est que néant, il poursuit son chemin jusqu’à ce qu’il ait trouvé un autre
miroir, qu’il regarde et regarde encore, à cause de la douleur qu’il éprouve pour ses petits  ; et ainsi de
miroir en miroir, si bien que les chasseurs peuvent s’éloigner sains et saufs. (p. 238)

Pierre de Beauvais, Bestiaire (début du 13e siècle)


Pierre de Beauvais, clerc du début du 13 e siècle connu pour avoir composé plusieurs vies de saints et
textes didactiques, propose du bestiaire Physiologus une traduction française assez proche de la source
latine.

De la belette
A propos de la belette, la loi divine ordonne que l’on n’en mange pas, car c’est un animal répugnant.
Physiologue dit d’elle qu’elle reçoit la semence du mâle par la bouche, et que c’est ainsi que la semence
pénètre en elle. Et le moment venu où elle doit mettre bas, elle donne le jour à ses petits par l’oreille.
Semblables à la belette sont les fidèles de Dieu, qui avec bonne volonté reçoivent la semence de la parole
de Dieu ; mais si, par la suite, ils perdent le sentiment du devoir d’obéissance au point d’abandonner
entièrement ce qu’ils ont entendu de la bouche de Dieu, ceux qui agissent ainsi ne ressemblent pas à la
belette, mais à un serpent nommé aspic, qui se bouche les oreilles afin de ne pas entendre l’enchanteur.
Physiologue dit que ce serpent aspic est d’une nature telle que si quelque enchanteur vient au terrier où il
habite, et tente de l’enchanter par des charmes afin de le faire sortir de sa tanière, le serpent pose la tête
sur le sol et, d’un côté, colle l’oreille à la terre, tandis qu’il se bouche l’autre oreille de la queue afin de
ne pas entendre la voix de l’enchanteur. Les hommes riches sont semblables à l’aspic et ont un
comportement comparable au sien, car ils posent une oreille sur les désirs terrestres, et se bouchent
l’autre oreille de leurs péchés.
Le serpent nommé aspic se contente de se boucher les oreilles, mais les riches de ce monde se bouchent
également les yeux avec des écrans terrestres, c’est-à-dire à l’aide des convoitises, de telle sorte qu’ils
n’ont pas d’oreilles dont ils puissent entendre les commandements de Dieu, ni d’yeux dont ils veuillent
contempler le Ciel, et ils ne pensent pas à Celui qui nous donne tout, bonté et justice. Mais ceux qui ne
veulent pas l’entendre maintenant l’entendront au jour du Jugement dernier, quand il dira : « Vous,

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maudits, éloignez-vous de moi, pour aller dans le feu éternel qui est préparé en enfer à l’intention des
diables et de leurs anges. (p. 50-51)

Du loup
Loup : l’origine de ce nom est un mot du sens de « enlever de force », et pour cette raison, c’est à juste
titre que l’on appelle louves les femmes dévergondées qui détruisent les bonnes qualités des hommes qui
les aiment. Le loup est fort dans la poitrine, mais faible dans les reins. Il ne peut fléchir la tête vers
l’arrière à moins de tourner le corps tout entier. Il se nourrit à la fois de proies et de vent. La louve met
bas au mois de mai, quand il tonne, et absolument jamais dans une autre période. [...] S’il lui arrive
d’aller chercher sa proie de nuit, elle se dirige silencieusement vers la bergerie et vers les brebis, tout
comme un chien bien dressé. Elle marche toujours contre le vent, afin que les chiens, le cas échéant, ne
puissent pas sentir l’odeur de son haleine et éveiller les bergers. Et s’il arrive à la louve de marcher sur
une brindille ou sur quelque chose qui fasse du bruit, elle se mord très fort à la patte. De nuit, ses yeux
brillent comme des chandelles.
Le loup représente le Diable, car celui-ci éprouve constamment de la haine pour l’espèce humaine, et il
rôde autour des pensées des fidèles afin de tromper leurs âmes. Le fait que loup est fort par-devant et
faible dans les membres de derrière est le symbole du Diable lui-même qui, d’abord, fut ange dans les
Cieux et qui, maintenant qu’il en a été chassé, est méchant. Les yeux du loup qui brillent dans la nuit, ce
sont les œuvres du Diable, qui paraissent belles et agréables aux hommes dépourvus de raison, et à ceux
qui sont aveugles des yeux de leur cœur. [...] (p. 63-65)

1. Rapports de genre, pièges et attraits des sens dans les bestiaires


Un exemple attendu : la sirène

Pierre de Beauvais, Bestiaire, « Des propriétés de la sirène »


[...]
Physiologue dit que la sirène est faite à la ressemblance d’une femme jusqu’au nombril, et que dans la
partie inférieure de son corps, elle ressemble à un oiseau. La sirène a un chant si doux qu’elle prend par
traîtrise ceux qui naviguent sur la mer : elle les attire vers elle par la grande douceur de son chant, et leur
fait perdre conscience à tel point qu’ils s’endorment. Quand elle les voit endormis, elle se jette sur eux et
elle les tue. Ainsi en est-il de ceux qui sont endormis dans les richesses et dans les plaisirs de ce monde
et que leurs adversaires, à savoir les diables, tuent. Les sirènes symbolisent les femmes qui attirent les
hommes et les tuent par leurs cajoleries et leurs paroles trompeuses, au point de les réduire à la pauvreté
ou à la mort. Les ailes de la sirène, c’est l’amour de la femme, qu’elle est prompte à donner et à
reprendre. (p. 34-35)

La capture de l’unicorne et l’odeur de la virginité

Pierre de Beauvais, Bestiaire, « Des propriétés de l’unicorne »


Il existe une bête qui est appelée en grec monocheros, c’est-à-dire en latin unicorne. Physiologue dit que
la nature de l’unicorne est telle qu’il est de petite taille et qu’il ressemble à un chevreau. Il possède une
corne au milieu de la tête, et il est si féroce qu’aucun homme ne peut s’emparer de lui, si ce n’est de la
manière que je vais vous dire : les chasseurs conduisent une jeune fille vierge à l’endroit où demeure
l’unicorne et ils la laissent assise sur un siège, seule dans le bois. Aussitôt que l’unicorne voit la jeune
fille, il vient s’endormir sur ses genoux. C’est de cette manière que les chasseurs peuvent s’emparer de
lui et le conduire dans les palais des rois. [...]
De la même manière Notre-Seigneur Jésus-Christ, unicorne céleste, descendit dans le sein de la Vierge,
et à cause de cette chair qu’il avait revêtue pour nous, il fut pris par les Juifs et conduit devant Pilate,
présenté à Hérode et puis crucifié sur la sainte Croix, lui qui, auparavant, se trouvait auprès de son Père,
invisible à nos yeux ; voilà pourquoi il dit lui-même dans les psaumes : « Ma corne sera élevée comme
celle de l’unicorne. » On a dit ici que l’unicorne possède une seule corne au milieu du front  ; c’est là le
symbole de ce que le Sauveur a dit : « Mon Père et moi, nous sommes un ; Dieu est le chef du Christ. »
Le fait que la bête est cruelle signifie que ni les Puissances, ni les Dominations, ni l’Enfer ne peuvent
comprendre la puissance de Dieu. Si l’on a dit ici que l’unicorne est petite, il faut comprendre que Jésus-
Christ s’humilia pour nous par l’Incarnation ; à ce propos, il a dit lui-même : « Apprenez de moi que je

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suis doux et humble de cœur » ; et David dit que celui qui accomplira les bonnes œuvres, il sera conduit
au palais royal, c’est-à-dire au Paradis. (p. 38-39)

Dans d’autres bestiaires, notamment celui de Philippe de Thaon (12 e s.), l’unicorne est attiré par l’odeur
de la vierge, son « odurement », et lui « baise la mamelle ». L’animal est glosé comme une figure du
Christ prenant chair en la Vierge.

La douce odeur de la panthère-Christ

Pierre de Beauvais, Bestiaire, « Des propriétés de la panthère »


Il existe une bête appelée panthère, au pelage bigarré de couleurs très variées, d’une très grande beauté,
et qui répand une douce odeur. Physiologue dit de cette bête que le dragon lui porte une grande haine.
Quand la panthère mange, elle se rassasie de diverses nourritures, puis elle va se tapir dans sa tanière et
s’endort. Trois jours plus tard, elle s’éveille, se lève et pousse alors un grand rugissement. Quand les
autres bêtes entendent sa voix, elles se rassemblent toutes ; celles qui se trouvent au loin aussi bien que
celles qui sont tout près sont attirées par le doux parfum qui sort de sa bouche. Mais quand le dragon
entend sa voix, de peur il en frémit de tous ses membres et va se terrer dans sa tanière souterraine, parce
qu’il ne peut supporter l’odeur si douce de sa bouche : il demeure là dissimulé dans son trou, aussi faible
que s’il était mort. Les autres bêtes suivent la panthère, à cause du doux parfum de sa bouche, en quelque
lieu qu’elle aille.
De la même manière Notre-Seigneur, la véritable panthère, par la sainte Incarnation attire à lui la race
humaine que le dragon, c’est-à-dire le Diable, maintenait dans un état comparable à la mort. [...]

L’auteur poursuit sa glose. Chaque caractère de l’animal est repris, explicité et développé : couleurs
bigarrées, beauté, sommeil consécutif au rassasiement, éveil et rugissement sont interprétés dans le sens
d’une analogie entre la panthère et le Christ. Voici la fin de la notice :

Le fait que de la bouche de la panthère sort un doux parfum qui oblige toutes les bêtes, qu’elles se
trouvent loin ou près, à la suivre, cela signifie que nous nous trouvons tous à la fois près et loin, tout
comme possédaient l’instinct des animaux à la fois les Juifs, qui se trouvaient près par la religion qu’ils
observaient, et les Gentils, qui se trouvaient loin parce qu’ils étaient dépourvus de religion. Nous tous,
qui entendons sa voix et qui sommes remplis de son très doux parfum qui nous redonne la vie, c’est-à-
dire de ses commandements, nous le suivons ainsi que le dit le Prophète : « Seigneur, surpassant la
douceur du miel sont tes paroles douces dans ma bouche et dans mes oreilles. » De ses douceurs, c’est-à-
dire de ses commandements, David dit : « La grâce est répandue sur tes lèvres ; c’est pourquoi Dieu t’a
béni éternellement » ; et Salomon, dans le Cantique des Cantiques, dit : « L’odeur de tes onguents est
plus parfumée que celle de tous les électuaires. » Les onguents du Christ sont des électuaires : ce sont les
commandements de Dieu, qui sont plus parfumés que tous les aromates, car les paroles de Dieu
réjouissent le cœur de ceux qui l’entendent et le suivent, de même que lorsque se manifeste l’odeur des
aromates, elle remplit les narines de ceux qui la perçoivent. « Seigneur, ton nom est doux plus que tous
les aromates, et c’est pour cela que nous sommes entraînées à la suite de tes commandements, nous,
jeunes filles », c’est-à-dire les âmes renouvelées par le baptême, afin que le Roi des Rois nous emmène à
Jérusalem, cité de Dieu et montagne de tous les saints. (p. 45-46)

2. Un je amoureux et sa dame : parcours des sens et allégorisation courtoise


(ou anti-courtoise) du bestiaire
Richard de Fournival, Bestiaire d’amour (ca. 1245)

Texte en traduction seule tiré du volume Bestiaires du Moyen Age, mis en français moderne et présentés
par Gabriel Bianciotto, Paris, Stock, 1980, p. 129-131, p. 139-141 et 144-146.

Fils d’un médecin de Philippe Auguste, chirurgien lui-même, chanoine à Amiens puis à Rouen après
1240, chapelain d’un cardinal avant sa mort survenue au plus tard en 1260, Richard de Fournival écrit
vers 1245 un Bestiaire d’amour en français et en prose, qui connaît d’emblée un succès suffisant pour
que l’auteur décide d’en composer ensuite une version en vers. Le texte, rédigé à la première personne,

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présente les aventures et mésaventures d’un personnage masculin confronté à l’amour d’une dame. Il
s’appuie pour cela sur un parcours à travers les animaux du bestiaire médiéval  : chaque étape, chaque
embûche, chaque ruse ou chaque détour est l’occasion d’un rapprochement avec un animal dont la
tradition encyclopédique a fixé les caractéristiques, la signification, la valeur symbolique ou
emblématique.
Le prologue présente une réflexion sur la science à laquelle les hommes peuvent prétendre ou accéder, à
la fois par leurs capacités propres, par la réunion de toutes les connaissances et par l’héritage du savoir
des Anciens.

Et pour cette raison, Dieu [...] a donné à l’homme une qualité particulière de pouvoir de l’âme que
l’on nomme la mémoire. Cette mémoire possède deux portes, la vue et l’ouïe, et à chacune de ces portes
conduit un chemin par où on peut avoir accès à elle, à savoir l’image et la parole. L’image sert à l’œil, et
la parole à l’oreille. Et de quelle manière il est possible de parvenir au logis de mémoire à la fois par
l’image et par la parole, cela apparaît clairement par le fait que la mémoire, qui est la gardienne des
trésors que l’esprit humain conquiert par l’excellence de son intelligence, rend comme présent ce qui
appartient au passé. Et l’on parvient au même résultat à la fois par l’image et par la parole. Car lorsque
l’on voit représentée en peinture une histoire, qu’il s’agisse par exemple de celle de Troie ou de quelque
autre, on assiste aux exploits des vaillants chevaliers qui vécurent dans des époques reculées aussi bien
que s’ils étaient vivants sous nos yeux.
Et il en va de même de la parole. Car lorsque l’on entend lire un roman, on en saisit les péripéties
aussi bien que si elles se déroulaient sous nos yeux. Et puisque l’on peut rendre présent ce qui est passé
par ces deux instruments de l’image et de la parole, il est donc évident que par ces deux voies, on peut
accéder à la mémoire.
Amie très chère, vous qu’il n’est pas possible de faire disparaître de ma mémoire sans que demeure
perpétuellement visible la trace de l’amour que je vous ai porté, de telle sorte que je ne pourrais pas en
être guéri sans qu’apparaisse au moins la cicatrice de la plaie, quelque application que je mette à me
dominer, je voudrais quant à moi demeurer sans cesse dans votre mémoire, si pareille chose était
possible. Et c’est pour cette raison que je vous envoie ces deux choses réunies en une seule  : car je vous
mande dans cet écrit à la fois image et parole afin que, lorsque je ne me trouverai pas devant vos yeux,
cet écrit, par ses illustrations et par les paroles qu’il contient, me restitue à votre mémoire comme si
j’étais présent.
Et je vais vous montrer comment cet écrit possède à la fois images et paroles. Il est bien évident
qu’il contient une parole, étant donné que toute écriture est faite pour énoncer une parole, et afin qu’on la
lise à haute voix ; et quand on lit cette écriture, elle revient à sa nature de parole. Et d’autre part, il est
bien évident que cet écrit contient une illustration, car il est inconcevable qu’une lettre ne soit pas peinte.
Et surtout, cet écrit traite d’une matière telle qu’il exige une illustration : car il concerne la nature de
bêtes et d’oiseaux, qu’il est plus facile de connaître par la peinture que par une description.

Le « je » explique que cet écrit constitue son tout dernier recours face aux refus que la dame lui a
jusqu’alors opposés. Suivent diverses comparaisons entre sa prise de parole et la voix, le chant ou
l’absence de chant de divers animaux : le coq, l’âne sauvage, le loup, le grillon, le cygne... Le « je »
poursuit avec des considérations sur la nature de l’amour, qui font intervenir chien, loup, serpent, singe,
corbeau, loin, belette et calandre. Revenant sur l’attitude de la dame, qui accepte de le voir mais non pas
de l’entendre parler de ses sentiments, il se déclare privé d’espoir, et mort d’amour.

Je suis donc mort, en toute vérité. Et qui m’a tué ? Je ne sais si c’est vous ou moi-même, mais je
sais seulement que nous sommes l’un et l’autre coupables en cela, exactement comme il en va pour celui
que la sirène tue après l’avoir endormi par son chant. Il existe en effet trois espèces de sirène, dont deux
sont moitié femme et moitié poisson, et dont la dernière est moitié femme et moitié oiseau. Et les trois
espèces sont musiciennes : les unes jouent de la trompette, les autres de la harpe, et les dernières chantent
d’une voix de femme. Et leur mélodie est si agréable qu’il n’est aucun homme qui puisse les entendre, si
loin soit-il, sans être contraint de venir près d’elles. Et lorsqu’il est tout près, il s’endort ; et quand la
sirène le trouve endormi, elle le tue. Il me semble donc que la sirène est tout à fait coupable de le tuer
ainsi par traîtrise, et que l’homme commet une grande faute en se fiant à elle. Et si je suis mort dans des
circonstances comparables, vous et moi sommes également coupables. Mais je n’ose pas vous accuser de
traîtrise, et je ne rejetterai donc la faute que sur moi seul, et je déclarerai que je me suis tué moi-même.

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Car quoique j’aie été capturé en vous entendant, lorsque vous m’avez adressé la parole pour la
première fois, je n’aurais pas eu lieu d’éprouver de craintes, si j’avais été aussi sage que le serpent qui
garde le baume. C’est un serpent qui se nomme aspic ; et aussi longtemps qu’il est éveillé, personne
n’ose s’approcher de l’arbre dont le baume coule goutte à goutte. Et quand on veut obtenir du baume, il
est nécessaire de l’endormir au son de harpes et d’autres instruments. Mais il possède par nature tant
d’intelligence que lorsqu’il les entend, il bouche l’une de ses oreilles du bout de sa queue, et frotte l’autre
par terre jusqu’à ce qu’elle soit toute pleine de boue. Et quand il est ainsi devenu sourd, il n’a aucune
crainte à avoir qu’on ne l’endorme. C’est ainsi que j’aurais dû faire. Et cependant, je pense que vous avez
parfaitement su combien j’ai mis de réticence à faire votre connaissance la première fois. Et je n’en
connaissais pas la raison ; tout ce que l’on peut dire, c’est que ce fut là comme un pressentiment du mal
qui m’est arrivé par la suite. Mais quoi qu’il en soit, je me rendis auprès de vous et je m’endormis au
chant de la sirène, c’est-à-dire à la douceur de votre fréquentation et de vos paroles agréables ; et à les
entendre, je fus pris au piège.

Le « je » poursuit. S’il a succombé par l’ouïe, il ne faut pas s’en étonner, car comme le montre l’exemple
du merle, la voix possède une force considérable. Suit une réflexion sur la valeur de compensation que
peuvent avoir certains sens quand un autre fait défaut : ainsi la taupe, qui ne voit goutte mais entend avec
acuité – dont la présentation est prétexte à des considérations sur l’harmonie du chant  ; ainsi les abeilles,
privées d’ouïes mais dotées d’un toucher subtil. Bref : rien de surprenant à ce que le « je » ait été
endormi par le pouvoir de la voix, qui émanait en outre de la plus belle créature qu’il ait vue en ce
monde.

Est-ce donc que la vue a contribué à ma capture ? Oui certes, je fus mieux pris par ma vue que le
tigre n’est pris au miroir ; car si grande que soit sa colère lorsqu’on lui a dérobé ses petits, s’il rencontre
un miroir, il sera contraint d’y attacher ses yeux. Et il trouve tant de plaisir à y contempler la grande
beauté de sa belle taille qu’il en oublie de pourchasser ceux qui lui ont enlevé ses petits, et il s’arrête
comme pris au piège. Et les chasseurs avisés placent là le miroir tout exprès pour se débarrasser de lui.
C’est ce qui me fait dire que si je fus pris par l’ouïe et la vue, il ne fut pas étonnant que j’y aie perdu
mon intelligence et ma mémoire. Car l’ouïe et la vue sont les deux portes de la mémoire, comme je l’ai
dit plus haut ; et ce sont les plus nobles sens de l’homme. Car l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe,
l’odorat, le goût et le toucher, comme on l’a déjà dit.
Et je fus pris également par l'odorat, tout comme l’unicorne, qui s'endort au doux parfum de la
virginité de la demoiselle. Car telle est sa nature qu’il n’existe aucune autre bête aussi périlleuse à
capturer ; et l’unicorne possède au milieu du front une corne à laquelle aucune armure ne peut résister, si
bien que personne n’ose l’attaquer ni rester à le regarder, si ce n’est une jeune fille vierge. Car lorsque
son flair lui en fait découvrir une, il va s’agenouiller devant elle et la salue humblement et avec douceur
comme s’il se mettait à son service. De sorte que les chasseurs avisés, qui connaissent sa nature, placent
une jeune vierge sur son passage, et l’unicorne vient s’endormir sur ses genoux. Alors, quand il est
endormi, viennent les chasseurs qui n’osaient pas l’attaquer lorsqu’il était éveillé, et ils le tuent.
C’est exactement de cette manière qu’Amour s’est vengé de moi. [...] Amour, qui est un chasseur
avisé, plaça sur mon chemin une jeune fille à la douceur de laquelle je me suis endormi, et qui m'a fait
mourir d'une mort telle qu'il appartient à l'Amour, à savoir le désespoir sans espérance de merci. C'est
pour cette raison que j'affirme que je fus pris au piège par l'odorat ; et par la suite encore, elle m'a tenu
continuellement à sa merci par l'odorat, et j'ai abandonné ma volonté pour suivre la sienne, tout comme
les animaux qui, une fois qu'ils ont senti à son odeur la panthère, ne peuvent plus s'éloigner d'elle, mais
au contraire la suivent jusqu'à la mort, à cause du doux effluve qui s’échappe d'elle.
Et c’est pour cette raison que je dis que je fus pris par ces trois sens, l’ouïe, la vue et l’odorat. Et si
j’avais été en outre pris par les deux autres sens, à savoir par le goût en embrassant, et par le toucher en
serrant dans mes bras, alors aurais-je été tout à fait endormi. Car c’est alors qu’il ne sent aucun de ses
cinq sens que l’homme dort. Et de l’endormissement d’amour viennent tous les périls, car pour tous ceux
qui s’endorment s’ensuit la mort, aussi bien pour l’unicorne qui s’endort auprès de la jeune fille, que
pour l’homme qui s’endort auprès de la sirène.

Le texte continue dans la même logique pérégrine, par laquelle chaque aventure ou mésaventure du
sentiment amoureux trouve un équivalent dans un élément du bestiaire. Le dernier animal invoqué, le
vautour, sert de contre-exemple. L’oiseau charognard représente les hommes tirant profit des dames et

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des demoiselles sans se soucier qu’elles perdent leur valeur : assurément, le « je » n’est pas ainsi. Le
texte s’achève avec un paragraphe au cours duquel le « je » prie la dame de le prendre en pitié.

Nicole de Margival, Dit de la Panthère

Nicole de Margival, Dit de la panthère (fin 13e-début 14e s.), éd. Bernard Ribémont, Paris, Champion,
2000, trad. Sophie Albert.

Dans le Dit de la panthère (le dit est un récit en vers d’octosyllabes à rimes plates, genre pratiqué de la
fin du 13e au début du 15e s.), le narrateur-poète, ci-dessous référé comme « le je », raconte un rêve
allégorique courtois dans lequel la dame adopte la « figure » d’une panthère. Le texte constitue un
montage de plusieurs sources et intertextes : outre le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, il
emprunte beaucoup à la tradition encyclopédique (bestiaires et lapidaires) et à la poésie lyrique courtoise.
Le texte semble avoir eu fort peu de succès : on n’en conserve que deux manuscrits. L’explicit en
attribue la paternité à Richard de Fournival mais une anagramme, dans les derniers vers du poème,
dévoile que son auteur était un dénommé Nicole de Margival, probablement chanoine à Soissons.

Après avoir affirmé qu’il y a « aucune fois » une part de vérité dans les songes, le je raconte qu’une nuit,
la veille de l’Assomption, alors qu’il était loin de son pays, il rêva la chose suivante :

55 En cele nuit me fu avis Cette nuit-là, il me sembla


Que je fui par oisiaus ravis que j’étais ravi par un oiseau
Et portez en une forest [...] et porté dans une forêt
61 Plaine de bestes moult diverses, pleine de bêtes très variées,
Verdes, jaunes, bleues et perses, vertes, jaunes, bleues et indigo,
Noires, fauves, yndes les unes, noires, fauves, violettes les unes,
Blanches et noires, rouges, brunes, blanches et noires, rouges, brunes,
65 Et les autres d’autre maniere. et les autres encore différentes.
La avoit mainte beste fiere, Il y avait beaucoup de bêtes féroces,
Lyons, lïepars et autres bestes, des lions, des léopards et d’autres bêtes,
Faisans par le bois grans tempestes. qui menaient un grand vacarme dans le bois.
70 De sanglés et de pors sauvages Toute la forêt retentissait des bruits
Retentissoit tous li boscages. des sangliers et des porcs sauvages.
Ours y avoit et unicornes, Il y avait des ours et des unicornes
Et autres bestes qui ont cornes, et d’autres bêtes pourvues de cornes,
Dains, chevrïaus, sauvages bous, daims, chevreaux, boucs sauvages
75 Qui d’arbrissiaus broustent les brous, qui broutent les jeunes pousses des arbustes,
Aveques les sauvages bestes. aux côtés des bêtes sauvages.
Et si avoit conins et lievres, Et il y avait des lapins et des lièvres,
Leus et gourpis et heriçons, des loups, des renards, des hérissons
Qui ont poignans les peliçons, dont les poils piquent comme des pointes,
80 Et autres que nommer ne sai, et d’autres que ne ne sais nommer
N’en remembrance ne les ay, et que je n’ai pas en mémoire,
Por la plenté que j’en vëoie. tant j’en voyais en quantité.
Ainsi qu’en cel penser estoie, Cependant que j’étais ainsi absorbé,
Un po regardai devers destre. je regardai un peu vers la droite.
85 Ilec une beste vi nestre Là, je vis naître une bête
A l’entree d’une valee [...]. à l’entrée d’une vallée. [...]

Décrire la bête requerrait un grand soin ; il serait difficile de rendre compte de sa beauté.

97 D’une chose me merveilloie, Une chose m’étonnait


Quant cele beste regardoie : quand je regardais cette bête :
Qu’il n’i avoit beste nis une, il n’y avait pas une seule bête,
100 Tant fust estrange ne commune, qu’elle soit rare ou commune,

36
Qu’ele n’eüst de lor coulour, dont elle n’eût un peu de la couleur ;
Tant recevoit elle du lour elle recevait une part de chacune des autres
Sans faire a elles nul dommage. sans lui porter le moindre tort.
Molt regardai par le boscage, Je regardait attentivement dans le bois,
105 Mais je ne vi nis une beste mais je ne vis pas une seule bête
Qui a cele ne feïst feste. qui ne fît fête à celle-ci.
Par samblant pas ne le haoient, Visiblement, les autres bêtes ne la haïssaient pas,
Car a leur pooir l’aprochoient ; car elles s’approchaient d’elle autant que possible ;
Vers li tornoient lors sentiers, elles tournaient leurs pas vers elle.
110 Tant l’aprochoient volentiers Elles l’approchaient très volontiers,
Por l’amor de sa douce alaine, pour l’amour de sa douce haleine,
Car douce estoit et bone et saine. qui était douce et bonne et saine.
Por s’alaine qui en issoit Grâce à l’haleine qui sortait d’elle,
De trestous mauls les guarissoit. elle les guérissait de tous les maux.
115 Por ce toutes communaument C’est pourquoi toutes les bêtes
La suivoient, fors seulement la suivaient, hormis seulement
Li dragons, qui ne la porroit le dragon : il ne pourrait pas
Sentir, pour ce que il morroit la sentir, parce qu’il mourrait
Tantost qu’il sentiroit l’alaine aussitôt qu’il sentirait l’haleine
120 Qui les autres a santé maine, qui rend aux autres la santé ;
Car en li tant venin habonde en effet, il a en lui un venin si abondant
Qu’il ne peut sentir chose monde. qu’il ne peut sentir une chose pure.

Aussi le dragon fuit-il dans des lieux déserts quand il sait que cette bête approche.

Le je reste « en grant merancolie » (v. 148) de ne pas recevoir d’explication sur la « signifïance »
(v. 151) de ce qu’il voit. Il entend alors, dans le bois, de douces mélodies, musiques de chants et
d’instruments divers ; il lui prend « grant faim » (182) de voir ceux qui font fête ainsi. Il se dirige donc
dans la direction d’où viennent les sons et voit venir une nombreuse compagnie. Il s’approche, empli de
« grant appetit » et de « grant desirrier » de connaître la « droite interpretatïon » de ce qu’il a vu (v. 200-
203). Au sein de la compagnie, dont les membres sont richement vêtus, un homme vêtu en roi se détache,
qui demande au je de lui rendre hommage et se présente : il est le dieu d’Amour, capable de tous les
prodiges – faire chuter les orgueilleux, élever les humbles, enhardir les couards etc. Le je s’empresse de
rendre hommage au dieu : il lui tend les mains et lui remet son cœur. Le dieu invite alors le je à le suivre.
Il le mène dans la vallée où se trouve « la beste », dans une fosse où aucune autre n’ose aller.

Li diex lors me moustra la beste, Le dieu, alors, me montra la bête,


450 Qui moult estoit bele et honneste, qui était très belle et honnête,
Et dist : « Vez la une panthere ; et dit : « Voici une panthère ;
Or me conte verité, frere : dis-moi donc la vérité, frère :
Est ce la beste que veïs, est-ce la bête que tu as vue,
De qui tant de bien me deïs ? » dont tu m’as dit tant de bien ? »
455 Je li respondi : « Oïl, sire ; Je lui répondis : « Oui, seigneur ;
Or me veillez, s’il vous plest, dire, veuillez me dire, s’il vous plaît,
Par amors et par cortoisie, par amour et par courtoisie,
De trestout ce que senefie. » ce que signifie tout cela. »

Le dieu se lance dans une vaste interprétation allégorique de l’animal pour en révéler «  la mistere »
(v. 465). Comme dans les bestiaires, il en interprète chaque trait :

Des coulours qui es bestes erent Des couleurs qu’avaient les bêtes
470 Et qui en la panthere apperent et qui apparaissent sur la panthère,
Te dirai la signifïance : je te dirai le sens :
Ce senefient l’abondance elles signifient l’abondance
Des vertus qui en li demeurent [...]. des vertus qui demeurent en elle [...].

37
Car aussi com d’une panthere Car de même qu’une panthère
455 A en li de chascune beste a en elle la couleur de chacune des bêtes
La colour, sans faire moleste, sans porter préjudice à aucune,
Ta dame en tel maniere tient de même ta dame possède
Les graces, qu’en son cors retient, les grâces, qu’elle recèle en son corps,
Sans ce que nul domage face sans faire aucun tort aux autres,
Aus autres, car por ce de grace car ce n’est pas pour autant
Ne de vertu n’ont mie mains. qu’elles perdent en grâce ni en vertu.

Le dieu annonce ensuite qu’il va exposer la vérité (« le voir », v. 492) sur l’haleine.

L’alaine qui est douce et bonne, L’haleine qui est douce et bonne,
Qui au malades santé donne, qui rend sa santé au malade,
495 Por coy les bestes le suivoient ce qui explique que les bêtes la suivaient
Qui la grant douçor en sentoient, en sentant sa grande douceur,
De cele qui de vrai cuer aimmes signifie les paroles
Et por qui ton seignor me claimmes, de celle que tu aimes d’un cœur sincère
Ce senefient les paroles, et pour laquelle tu m’appelles ton seigneur ;
500 Qui ne sont ne nices ne foles, ces paroles ne sont pas niaises ni sottes,
Mais sages et bien atemprees, mais très sages et mesurées,
Et de raison bien gouvernees. et gouvernées par la raison.

Cette « semblance n’est pas vainne, / car parole si est alaine » (v. 505-506). Les paroles de la dame
guérissent celui qui les écoute, lui ôtant orgueil, arrogance et envie. Quant au dragon qui ne peut
« sentir / la douce alaine » (v. 522), il « senefie les envïeus / envenimez et ennuieus » (v. 523-524). Ceux
de cette espèce furent engendrés par « Orgueil en Envie » (v. 533), dont l’alliance fut formée par Dépit et
Vilenie. Le dieu explique enfin le sens du paysage, glosant chaque élément : les orties, ronces et épines
qui se dressent autour de la vallée où demeure la bête ; la vallée même, qui signifie l’humilité, et enfin la
fosse où elle repose, qui signifie la simplicité. La fin du discours revient sur le lien entre la panthère et la
dame :

« Tu as bien veü en figure « Tu as vu ainsi, sous forme figurée,


Ce qu’en la bele, nete et pure, ce qu’en la belle toute pure
Qui a ton cuer entierement qui possède entièrement ton cœur
680 Pues veoir tout apertement. » tu peux voir directement. »

Le je décide de braver les broussailles qui entourent la vallée. Parvenu devant la panthère, il la regarde
sans oser dire mot et rebrousse chemin ; au passage, il s’égratigne aux ronces et aux orties. Il retourne
auprès d’Amour qui commente son aventure : pas plus qu’il n’a su parler à la bête, il n’a su avouer son
amour à sa dame. Le dieu l’envoie ensuite dans son logis avec la compagnie d’Espérance, de Souvenir et
de Doux Penser. Là, le je se met au lit, malade, et compose un poème en l’honneur de sa dame.
Amour revient chez lui, bientôt suivi par la déesse Vénus. Dieu et déesse recommandent au je, s’il veut
réussir en amour, d’obéir à la « semence enclose » (v. 1032) dans le Roman de la Rose. Vénus et le je
engagent un dialogue sur l’amour, entremêlé de citations de chansons d’Adam de la Halle. Constatant
que le je timide est « si come .i. ymage entaillie, / qui n’a vois, ne sens, ne oÿe » (v. 1124), Vénus lui
confie une lettre pour celle qu’il aime, dont le texte est donné : il s’agit d’une requête à la « dame » en
douzains d’octosyllabes. La lettre s’accompagne d’un petit anneau enchâssé d’émeraude, occasion pour
Vénus d’expliquer au je les vertus de cette pierre, de l’or... et du diamant. Là-dessus, le je s’endort et
rêve que la « dame » refuse sa lettre et son anneau. Au réveil, effrayé, il raconte le songe à Vénus et
échange avec elle de nouveaux propos sur l’amour, illustrés par d’autres extraits de chansons d’Adam de
la Halle. Amour intervient à son tour et remet au je, pour « la panthere qui est si douce / que toutes tes
dolours adouce » (v. 1729-1730), un « dit » requérant la pitié (la « merci ») de la « dame » (v. 1743-
1864). Assurément, commente le Dieu, la « beste » ne sera pas si « sauvage », « se le cuer a fin »
(v. 1894-95), que le je ne gagne quelque chose. Mais le je se montre réticent à aller voir la belle. Amour
lui dit alors qu’il ne voit plus qu’une seule solution : s’en remettre à Fortune.

38
Le je, Espérance, Souvenir et Doux Penser se mettent en chemin vers le château de Fortune, en quête de
Merci. Le château est scindé en deux parties, Prospérité et Adversité, gouvernées respectivement par
Heur et par Malheur. Après l’intercession de Grâce et de Bonne Volonté, Pitié et sa fille Merci viennent
s’héberger au château de Fortune. Pitié mène aussi

Avec lui la douce pa[n]there, avec lui la douce panthère


Qui estoit et douce et clere, qui était douce et lumineuse :
2105 Que de biauté, voir, enlumine par sa beauté, elle illumine
Tous les liex ou elle chemine. tous les chemins par où elle passe.

Le je requiert d’amour « la panthere » qui accède à sa requête. Alors, il se réveille. Il pense à son rêve et
constate que lui n’a pas pu obtenir l’amour de sa dame. Toute la fin du dit consiste en une suite de pièces
lyriques que le je affirme composer pour qu’elles soient lues et entendues.

39
3. Merlin en avatar de l'unicorne : appétits du mage et vertus des femmes

L’enserrement de Merlin dans la Suite Merlin (vers 1225)

Les premiers faits du roi Arthur ou Suite du Merlin, éd. Irene Freire-Nunes, trad. Anne Berthelot et
Philippe Walter, dans Le livre du Graal I, Paris, Gallimard, 2001 (« Pléiade »), p. 1628-1632.

Le roman des Premiers faits du roi Arthur, aussi appelé Suite du Merlin, est composé autour de 1225. Il
fait partie du cycle du Lancelot-Graal, vaste ensemble romanesque déployant les histoires du Graal, du
royaume de Logres et des grands héros arthuriens depuis leurs origines jusqu’à leurs fins. Selon une
logique que l’on retrouve aujourd’hui, par exemple, dans Star Wars, il vient compléter a posteriori un
chaînon manquant du cycle : il constitue à la fois un sequel du Merlin, roman dynastique qui conte la
succession d’Uterpandragon et le début du règne d’Arthur, et un prequel du Lancelot en prose, roman
centré sur les enfances et les exploits du chevalier. Comme dans le Merlin, l’enchanteur tient un rôle
important : par ses dons de prescience et ses pouvoirs magiques, il aide Arthur à imposer son pouvoir sur
les barons remuants de la Grande-Bretagne. Mais le romancier doit aussi introduire le personnage
surnaturel qui présidera aux aventures de Lancelot, à savoir Niniane, la future Dame du Lac. Pour
imaginer la passation entre l’enchanteur et la future fée, il imagine une histoire d’amour intéressée :
Merlin s’éprend de Niniane, qui lui promet de se donner à lui une fois qu’il lui aura révélé tout son
savoir. Elle apprend peu à peu toute la science magique de Merlin, tout en demeurant vierge.
L’épisode que voici est situé à la fin du roman. Merlin vient de quitter Arthur en lui annonçant qu’ils se
voient pour la dernière fois. Il se rend auprès de Blaise, son clerc-copiste, et lui relate les dernières
aventures survenues à la cour ; Blaise les couche par écrit.

Quant Merlins ot illoc demouré .VIII. jours si Quand Merlin eut séjourné huit jours, il partit et dit
s’em parti et dist a Blayse que c’est la daerraine à Blaise que c’était la dernière fois. Désormais, il
fois, car il sejourneroit avoc s’amie. « Ne si resterait avec son amie et n’aurait plus jamais le
n’averoit jamais pooir de laissier le ne d’aler ne pouvoir de la quitter ni d’aller et venir à sa guise.
de venir a son voloir. » Quant Blayses entendi Quand Blaise entendit les propos de Merlin, il en fut
Merlin, si en fu molt dolans et molt coureciés et li très affligé et ému et lui dit : « Puisque vous ne
dist : « Puis que ensi est que vous n’em porrés pourrez plus jamais repartir de là-bas, alors n’y allez
jamais partir, se n’i alés mie. – Aler m’i couvient, pas ! – Il me faut partir, fait Merlin, car je lui ai
fait Merlins, car je li ai en couvent. Et je sui si promis. Je suis tellement amoureux d’elle que je ne
souspris de s’amour que je ne m’en porroie partir. pourrai plus la quitter. Je lui ai déjà appris et
Et je li ai apris et enseignié tout le sens qu’ele set enseigné tout le savoir qu’elle possède et elle en
et encore en saura ele plus, car je ne m’en puis apprendra encore davantage, car je ne puis me
departir. » séparer d’elle. »
Lors s’em parti Merlins de Blayse, et il erra em Alors Merlin quitta Blaise ; il ne voyagea pas très
petit d’ore tant qu’il en vint a s’amie qui molt longtemps avant de retrouver son amie, qui lui
grant joie li fist et il a lui. Et demourerent témoigna sa très grande joie autant que lui le fit. Ils
ensamble grant partie del tans. Et tout adés li restèrent ensemble un long moment ; elle chercha à
enquist ele grans parties de ses afaires. Et il l’en connaître une grande partie de ses dons. Il lui en
dist tant et enseigna qu’il en fu puis tenu pour fol révéla et lui en enseigna tant qu’on l’a tenu depuis
et est encore. Et cele les retint bien et le mist tout lors pour un insensé, et c’est encore le cas
en escrit, come cele qui molt estoit bone clergesse aujourd’hui. Elle retint parfaitement tout cela et le
des .VII. ars. Et quant il li ot enseignié tout quant mit par écrit, car elle était instruite dans les sept arts.
ele li sot demander, si s’apensa conment ele le Quand il lui eut enseigné tout ce qu’elle lui
porroit detenir a tous jours mais. Si conmencha demandait, elle réfléchit au moyen de le retenir à
Merlin a blandoiier plus qu’ele n’avoit fait onques tout jamais. Elle se mit à flatter Merlin plus qu’elle
mais et li dist : « Sire, encore ne sai je mie une ne l’avait jamais fait auparavant et lui dit :
chose que je saveroie molt volentiers. Si vous proi « Seigneur, il y a encore une chose que je voudrais
que vous le m’enseigniés. » Et Merlins, qui bien bien savoir, et je vous prie de me l’enseigner. »
savoit a coi ele baoit, li dist : « Ma dame, quel Merlin, qui savait très bien où elle voulait en venir,
chose est ce ? – Sire, fait ele, je voel que vous lui dit : « Ma dame, de quoi s’agit-il ? – Sire, fait-
m’enseigniés conment je porroie un home enserer elle, je voudrais bien apprendre de vous la manière
sans tour et sans mur et sans fer, par d’enserrer un homme sans le secours d’une tour ni
enchantement, si que jamais n’en issist se par moi d’un mur et sans fer, simplement par enchantement,
non. » Et quant Merlins l’entent, si crolla le chief de sorte qu’il ne pourrait plus jamais s’échapper

40
et conmencha a souspirer. Et quant ele l’aperchut sans mon consentement. » A ces mots, Merlin
si demanda pour coi il souspiroit. baissa la tête et se mit à soupirer. Quand elle le vit,
« Ma dame, fait il, je le vous dirai. Je sai bien que elle lui demanda pourquoi il soupirait.
vous pensés et que vous me volés detenir. Et je « Ma dame, fait-il, je vais vous le dire. Je sais bien à
sui si souspris de vostre amour que a force me quoi vous pensez. Je sais que vous voulez me retenir
couvient faire vostre volenté. » Et quant la prisonnier. Je suis si amoureux de vous qu’il me
damoisele l’entent, si li mist les bras au col. Et faudra, bien malgré moi, obéir à votre désir. » A ces
bien doit il estre siens dés que ele est soie. « Vous mots, la demoiselle lui enlace le cou : il doit donc
savés bien, fait ele, que la grant amour que j’ai en être sien, puisqu’elle est sienne. « Vous savez bien,
vous m’a tant fait que j’ai laissié pere et mere dit-elle, que mon amour pour vous m’a amenée à
pour vous tenir entre mes bras. Et jour et nuit est quitter père et mère afin de vous tenir entre mes
en vous ma pensee et mon desirier. Je n’ai sans bras. Jour et nuit, ma pensée et mon désir sont en
vous joie ne bien. J’ai en vous mise toute vous. Sans vous, je n’ai ni joie ni bien : en vous j’ai
m’esperance. Je n’atent joie se de vous non. Et mis toute mon espérance. Je n’attends le bonheur
dés que je vous aim et vous m’amés n’est il dont que de vous. Puisque je vous aime ainsi et que vous
bien drois que vous faciés ma volenté et je le m’aimez, n’est-il pas juste que vous fassiez mes
vostre ? – Certes, ma dame, fait Merlin, oïl. Or volontés et que je fasse les vôtres ? – Oui, ma dame,
dites dont que c’est que vous volés. – Sire fait ele, fait Merlin. C’est vrai ! Dites-moi donc ce que vous
je voel que vous m’enseigniés a faire un biau lieu voulez. – Sire, je veux que vous m’enseigniez à
bien couvenable que je i puisse fermer par art si créer un endroit opportun que je pourrai enclore par
fort qu’il ne puisse estre defais. Et seront illoc un un artifice si fort qu’il ne pourra jamais être
moi et vous, quant il vous plaira, en joie et en défait. C’est là que nous serons, moi et vous, quand
deduit. – Ma dame, fait Merlins, ice vous ferai je il vous plaira, en toute joie et en tout plaisir. – Ma
bien. – Sire, fait ele, je ne voel mie que vous le dame, dit Merlin, je vous le créerai. – Seigneur, je
faciés, mais vous le m’enseignerés a faire. Et je le ne veux pas que vous le fassiez vous-même mais
ferai, fait ele, plus a ma volenté. – Et je le vous plutôt que vous m’enseigniez à le faire. Je le créerai
otroi », fait Merlins. ainsi à ma guise. – C’est entendu », fait Merlin.
Lors li conmence a deviser et la damoisele mist Il se mit alors à parler et la demoiselle coucha par
tout en escrit quanqu’il dist. Et quant il ot tot écrit tout ce qu’il disait. Quand il eut tout dit, la
devisé, si en ot la dame molt grant joie et plus dame en fut très heureuse. Elle l’aima encore plus et
l’ama et plus li moustra bele chiere qu’ele ne lui fit encore un plus beau visage que d’habitude.
soloit. Puis sejournerent ensamble grant piece. Et Puis ils restèrent ensemble un long moment. Ils se
tant qu’il vinrent en un jour qu’il aloient main a trouvaient, un jour, devisant main dans la main dans
main deduisant parmi la forest de Brocheliande, si la forêt de Brocéliande. Ils croisèrent un beau et
trouverent un boisson bel et haut d’aubespines grand buisson d’aubépine tout chargé de fleurs. Ils
tous chargiés de flours. Si s’asisent en l’onbre, et s’assirent à son ombre et Merlin posa sa tête dans le
Merlins mist son chief en giron a la damoisele. Et giron de la demoiselle. Elle se mit à le caresser au
ele li conmencha a tastonner tant qu’il s’endormi. point qu’il s’endormit. Quand la demoiselle sentit
Et quant la damoisele senti qu’il dormoit, si se qu’il dormait, elle se leva doucement et fit un cercle
leva tout belement et fist un cerne de sa guimple avec sa guimpe tout autour du buisson et de Merlin.
tout entour le buisson et tout entour Merlin. Si Elle commença les enchantements tels que Merlin
conmencha ses enchantemens tels conme Merlins les lui avait appris. Elle fit par neuf fois son cercle
li avoit apris. Et fist par .IX. fois son cerne et et par neuf fois ses enchantements, puis elle alla
par .IX. fois ses enchantemens et puis s’ala seoir s’asseoir à côté de lui et posa sa tête dans son giron.
delés lui et li mist son chief en son giron. Et le tint Elle se tint là jusqu’à ce qu’il se réveillât. Il regarda
illoc tant qu’il s’esveilla. Et il regarda entour lui autour de lui et il lui sembla qu’il se trouvait couché
et li fu avis qu’il fust en la plus bele tour del dans le plus beau lit où il s’était jamais couché. Il dit
monde et se trouva couchié en la plus bele couche alors à la demoiselle : « Dame, vous m’avez trompé
ou il onques jeü. Et lors si dist a la damoisele : si vous ne restez pas avec moi, car nul n’a le
« Dame, deceü m’avés se vous ne demourés avoc pouvoir, excepté vous, de défaire cette tour. » Elle
moi, car nus n’en a pooir fors vous de ceste tour lui dit : « Cher doux ami, j’y serai souvent et vous
defaire. » Et ele li dist : « Biaus dous amis, je i m’y tiendrez entre vos bras et moi aussi. Désormais,
serai souvent et m’i tenrés entre vos bras et je vous ferez tout à votre guise. » Et elle tint promesse,
vous. Si ferés des ore mais tout a vostre plaisir. » car il y eut peu de jours et de nuits où elle ne resta
Et ele li tint molt bien couvent, car poi fu de jours pas avec lui. Plus jamais par la suite Merlin ne
ne de nuis que ele ne fust avoc lui. Ne onques quitta cette forteresse où son amie l’avait mis. Mais
puis Merlins n’en issi de cele forteresce ou s’amie quant à elle, elle en sortait et y entrait quand elle le
l’avoit mis. Mais ele en issoit et entroit quant ele voulait.
voloit.

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La capture de Merlin dans le Roman de Silence (milieu du 13e siècle)

Texte en ancien français : Le Roman de Silence: a thirteenth-century Arthurian verse romance by


Heldris de Cornuälle, edited by Lewis Thorpe, Cambridge, Heffer, 1972. Traduction en français
moderne par Florence Bouchet dans Récits d’amour et de chevalerie, éd. Danielle Régnier-Bohler, Paris,
Laffont, 2000, p. 459-557, revue à la marge par Sophie Albert.

Au début du roman, le roi d’Angleterre Ebain interdit aux femmes d’hériter. Or Eufémie, femme du
comte de Cornouailles Cador, attend un enfant ; Cador décide que quel que soit son sexe, cet enfant sera
éduqué en garçon, ce qui lui permettra plus tard d’hériter du fief de ses parents. Eufémie accouche d’une
fille à la fabrication de laquelle Nature a mis tous ses soins, pour en faire la plus belle créature du monde.
L’enfant est baptisé sous le nom de Silence. Quand il a l’âge de comprendre, son père lui explique qu’il
est né fille, mais devra taire son sexe naturel et agir en garçon. Silence accepte. L’adolescence fait naître
le doute en son esprit ; Nature et Culture s’affrontent, la seconde triomphe : Silence décide de continuer
d’adopter les us et coutumes masculins. Il s’enfuit peu après avec des ménestrels et prend le pseudonyme
de Mauduit (mal conduit). Il excelle dans l’art du chant. Plus tard, il est adoubé chevalier et entre au
service du roi Ebain. Là encore, il s’illustre par ses exploits, tant et si bien que la reine tombe amoureuse
de lui. Silence repousse ses avances. La reine, folle de dépit, tente à plusieurs reprises de discréditer le
chevalier. A la fin du roman, elle conçoit un projet dont elle espère qu’il fera mourir Silence : demander
au chevalier de capturer l’enchanteur Merlin. Elle requiert pour cela l’aide du roi :

« Le roi Vertigier fit jadis bâtir une tour mais il ne put trouver aucun maçon capable de la faire tenir
debout. Il avait beau multiplier les moyens, le travail de la journée s’écroulait la nuit. Patience, sire,
écoutez. Nul ne parvint à faire tenir la tour debout, à l’exception de Merlin le fils du diable – car tel fut
bien son père. A l’époque, Merlin était un petit enfant. Il fit tenir la tour du roi. Après quoi, il ne voulut
pas demeurer. Mais, avant de s’en aller – et que la tour ne s’écroulât derechef – il dit qu’il mènerait
désormais une vie errante et sauvage, de sorte que jamais, en aucune manière, il ne serait pris, si ce n’est
par la ruse d’une femme – je vous dis la vérité. Seigneur, sa prédiction s’est jusqu’à présent vérifiée.
Savez-vous ce que vous allez faire ? Ordonnez à Silence de capturer Merlin et de vous l’amener
prisonnier. Vous direz que vous avez un songe à lui exposer, au sujet duquel vous souhaitez entendre ses
explications. Et si Silence ne parvient pas à capturer Merlin, faites-lui bien entendre qu’il n’a pas intérêt
à remettre les pieds ici ! Mais il pourra toujours le chercher mille ans, il ne le prendra pas ! Ou bien ce
que Merlin a dit n’est pas une véritable prophétie, ou bien Silence ne reviendra jamais  ! Et s’il se trouvait
que Merlin eût menti et qu’il fût pris, tant pis pour lui !
– Ma belle, vous avez fort bien parlé ! Avec la grâce de Dieu, j’agirai ainsi sans tarder. »

Le lendemain, le roi fait appeler Silence et lui expose sa requête : il a reçu dans son sommeil un songe
épouvantable ; Silence doit capturer Merlin, afin que le prophète explique au roi le sens de sa vision.

5856 Silences n’a poi[n]t de respit. Silence ne perd pas une minute.
Vait a son ostel, si s’atorne, Il va à son logis, se prépare,
Monte el cheval et seuls s’en torne, enfourche son cheval et s’en va seul,
Pensius et tristres, tolt plorant pensif et triste, tout en pleurs
5860 Et Dameldeu sovent orant et suppliant Dieu
Que il son traval li aliege, d’alléger sa peine :
Qu’il puist prendre Merlin al piege qu’il lui accorde de prendre Merlin au piège
Et qu’il soit vengiés de la dame et d’être vengé de la dame
5864 Ki por noient l’alieve blame. qui sans motif jette l’opprobre sur lui.
Li grant traval et li dur lit Les journées fatigantes, les nuits à la dure
Li atenuisscent son delit. auraient eu de quoi lui ôter tout plaisir.
Atenuisscent ? Nenil pas ! Mais qu’ôter, quand il n’y a rien ?
5868 Car il n’a nul delit, li las ! Le malheureux n’est pas à la fête !
Et quant en lui n’a point de joie, En lui, à ce que je vois, point de joie,
N’a delit nul, plus que je vois, partant point de plaisir,
Car de joie naist li delis : car la joie mène au plaisir.
5872 Il est moult las et moult delis. Il est bien las, bien découragé.

43
Tant ne porquant d’anchois assés Il s’écoula bien
Que li demis ans fust passés six mois de la sorte,
Li vient uns homs tols blans al dos, lorsqu’un vieil homme chenu vint à lui,
5876 Tolt droit a l’oriere d’un bos. juste à l’orée d’un bois.
Salue le moult gentement, Il le salua très aimablement.
Or escoltés confaitement : Écoutez-le :
« [C]il qui fait son solel luisir, « Que Celui qui fait briller le soleil
5880 Doinst que riens ne vos puist nuisir. vous préserve de tout ennui
Et vos otroit si bien ovrer et vous permette d’agir si bien
Que vos puissciés Deu recovrer. » que vous soyez admis auprès de Dieu ! »
Silences li respont : « Bials sire, Silence lui répond : « Cher seigneur,
5884 Vos dites bien, Dex le vos mire. vous parlez bien, Dieu vous le rende !
– Amis, fait il, se Dex vos salt, – Mon ami, fait-il, Dieu vous garde !
Quels bezoins vos chace en cest galt ? Quelle nécessité vous pousse dans ce bois ?
Chi n’a cemins, ci n’a sentiers, Il n’y a ici ni chemin ni sentier,
5888 Si passe bien li ans entiers et l’année entière s’écoule
C’om ne repaire en ceste agaise. sans que quiconque s’aventure dans cette forêt.
Jo cuit vos avés grant mesaise. Vous avez des ennuis, je crois !
– Ciertes, bials sire, cho ai mon, – C’est exact, gentil seigneur.
5892 Car très le tans al viel Aimon Je crois qu’aucun homme,
Ne cuit c’uns hom fust vis ne nés depuis l’époque du vieil Aimon,
Ki por niënt fut si penés. n’a été aussi malmené que moi, et sans raison.
– S’il fait a dire, dites moi – S’il vous est possible, dites-moi
5896 Que vos querés et se jo voi ce que vous cherchez et, si j’estime
Qu’aidier vos puissce, si n’ensi, pouvoir vous aider de quelque façon,
Bel ferai, por voir le vos di. » je le ferai, je vous le promets. »
Silences respont : Par ma vie, Silence répond : « Par ma vie, mon ami,
5900 Jo ne sai preu que jo vos die je ne sais guère quoi vous dire,
Ne que jo vois querant, amis. ni ce que je cherche !
Mais [par] haïne m’a tramis Le roi, par haine, m’a chargé
Li rois Merlin cerkier et querre d’aller à la recherche de Merlin,
5904 Por moi banir fors de la terre : afin de me bannir de ses terres.
N’i rentre mais, cho m’a rové, Il m’a interdit d’y revenir
Trosque Merlin aie trové. avant d’avoir trouvé Merlin.
Et par les .ii. iols de ma tieste, Mais, par mes deux yeux,
5908 Ne sai s’il est u hom u bieste ; je ne sais s’il est homme ou bête ;
Ne nus ne sot ainc qu’il devint Personne ne sait ce qu’il est devenu
Tres puis que Fortg[i]e[r] ne le tint depuis que Vertigier l’a eu à son service
Por la soie tor conpasser. pour édifier sa tour.
5912 Mais on me fait niënt lasser. » On me condamne à me fatiguer vainement. »

Cil voit celui, si l’enorta Le voyant dans cet état, l’homme lui enjoignit
Des leëchier, sel conforta. de se réjouir et le réconforta :
« Amis, lasscier le dementer. « Mon ami, cesse de te désoler !
5916 Jo ai veü jadis enter Souvent, jadis, j’ai vu greffer
Sovent sor sur estoc dolce ente, de jeunes pousses sur une souche pourrie,
Par tel engien et tele entente et ce avec un art si consommé
Que li estos et li surece que la souche, malgré son défaut,
5920 Escrut trestolt puis en haltece. s’est remise à pousser vigoureusement.
Alsi pora en ceste voie Semblablement, de votre douleur
Sor vostre dol naistre tels joie pourra naître une joie telle
Ki tolte amenrira encore qu’elle compensera
5924 La dolor que vos avés ore. votre peine présente.
Amis, ne vos esmaiés rien, Mon ami, n’ayez crainte,

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Car Merlin prenderés vus bien. vous capturerez bel et bien Merlin.
Jo vos dirai tolt son affaire, Je vais vous dire tout ce qui le concerne,
5928 Et se manière, et son repaire. ses habitudes et le lieu où il se trouve.
Cho est uns hom trestols pelus C’est un homme couvert de poils,
Et si est com uns ors velu ; pareil à un ours velu
Si est isnials com cers de lande. et aussi rapide qu’un cerf dans la lande.
5932 Herbe, rachine est sa viände. Il se nourrit d’herbes et de racines.
Chi a un bos u il soloit Il y a ici un bois où il avait l’habitude
Venir boire, quant il voloit, de venir boire quand il le désirait ;
Mais .v. jors a voie n’i tint mais cela fait cinq jours qu’il ne s’y est pas rendu
5936 Car l’aigue i falt por quoi il vint. car l’eau qui le faisait venir y manque.
Li lius est ses, n’i a que boivre. L’endroit est à sec, il n’y a plus à boire.
Se vos le volés bien deçoivre Si vous voulez le prendre par surprise,
Faites cho donc que jo dirai. faites donc ce que je vais vous dire.
5940 Vos remanrés, et g’en irai, Vous resterez là tandis que je m’en irai.
Et jo vos di en mon latin Je vous dis et je vous affirme
Que jo revenrai le matin. que je reviendrai demain matin.
Or ne vos soit d’atendre lait : Ne rechignez pas à attendre.
5944 J’enporterai vin, miel et lait, J’apporterai trois jarres de vin, de lait et de miel,
En trois vasscials, et car bien fressce. ainsi que de la viande bien fraîche.
Tenés chi mon fural et mesce. Prenez ce briquet et cet amadou.
Si faites demain u anuit Demain ou ce soir,
5948 Un fu, que trop ne vos anuit. veuillez allumer un feu.
Le car cuisiés, quant vos l’arés, Vous y cuirez la viande
Al miols que vos sos ciel sarés, du mieux que vous pourrez :
En rost, sans flame et sans lumiere, faites-la rôtir à petit feu, à l’étouffée,
5952 Car donc jetra forçor fumiere. de façon à ce qu’elle dégage davantage de fumet.
Et quant Merlins le flaërra, Quand Merlin le sentira,
A la car lués repaiërra. il viendra sur-le-champ trouver la viande.
S’il a humanité en lui, S’il a quelque humanité en lui,
5956 Il i venra, si com jo cui, il viendra, je crois,
Par la fumiere et par le flair à cause de la fumée et de l’odeur
Del rost qu’il sentira en l’air. du rôti qu’il sentira dans l’air.
Abandonés li soit li fus, Abandonnez-lui le feu,
5960 Et si vos traiés bien en sus. postez-vous bien en retrait.
Li car sera tres bien salee, La viande sera excessivement salée.
Et quant l’ara adevalee, Aussi, quand Merlin l’aura avalée
Et mangie al fu d’espine, et dévorée près du feu,
5964 Angoisçols iert por la saïne. la soif le tourmentera-t-elle.
Metés le miel si priés qu’en boivie Placez le miel tout à côté de façon
Anchois que del lait s’aparçoivie. à ce qu’il en mange avant de remarquer le lait.
Le lait metrés un poi mains pres, Vous placerez le lait un peu moins près.
5968 Car s’il avient qu’en boivie adiés, S’il vient alors à en boire,
Plus enflera, plus avra soi, son estomac enflera, sa soif grandira,
Et plus iert tormentés en soi. et il sera encore plus mal à l’aise.
Le vin li metés tolt en sus : Laissez-lui en dernier lieu le vin.
5972 Se il en boit, tolt iert confus. Lorsqu’il en boira, cela l’achèvera.
S’i[l] boit del vin, tost iert sopris, S’il boit du vin, il sera vite pris au piège,
Car il n’est pas del boivre apris. car il n’a pas l'habitude d’en boire.
S’il dort, ainz qu’il soit esvelliés, Mon ami, s’il s’endort, tenez-vous prêt
5976 Soiés, amis, apparelliés . » à intervenir avant son réveil. »
Cho dist li blans hom, puis s’en vait. Voilà ce que dit le vieil homme, et il s’en alla.
S i a porcacié entresait Il se procura du miel, du lait, du vin,
Miel, lait et vin, et car avoec. ainsi que de la viande.

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5980 Si s’en revient tolt droit illuec Il revint là
U il Silence avoit lasscié, où il avait laissé Silence,
Entre .i. bos et .i. plasscié. entre un bois et une clairière.
Que vos diroie ? Tolt li livre, Que vous dire ? Il lui confia tout,
5984 Se li a mostré a delivre lui montra bien en détail
Le bos u Merlins vait et vient. le bois où rôdait Merlin.
Dont prent congié, sa voie tient. Puis il prit congé et alla son chemin.

Silences s’en fu a estruit. Silence se prépara.


5988 Or l’en doinst Dex venir a fruit. Que Dieu lui accorde le succès !
Le miel, le lait, le vin i mist, Iel installa le miel, le lait et le vin exactement
Tolt si com li blans hom li dist. comme le vieil homme le lui avait indiqué.
La car salee cuit en rost Iel se mit à rôtir la viande salée
5992 Et li fumiere en va moult tost et le fumet eut tôt fait de se répandre
Par tolt le bos destre et senestre. dans tout le bois, de toutes parts.
Et Merlin qui estoit en l’estre Et Merlin, qui était dans les parages,
Flaire la car, met se a la voie, sent la viande et se met en route,
5996 Quant Noreture le desvoie. quand Culture (Noreture) l’arrête.
« Ahi ! fait Noreture. Ahi ! « Hélas, hélas ! fait Noreture,
Com cil sont malement trahi comme ils sont vilement trahis,
Ki noriscent la gent a faire ceux qui apprennent aux gens à agir
6000 Cho que lor nature est contraire. à rebours de leur nature !
Quanque jo noris et labor Tous mes laborieux enseignements,
Me tolt Nature a un sol jor. Nature les anéantit en un seul jour !
Tant a esté noris en bos Celui qui a été si longtemps nourri au bois
6004 Bien deüst metre ariere dos devrait rejeter derrière lui
Nature d’ome, si voloit sa nature d’homme et accepter
Herbes user, si com soloit. » de manger des herbes comme à son habitude. »
Or est Merlins en male luite. Cruel dilemme pour Merlin !
6008 « Qu’as-tu a faire de car cuite ? « Que feras-tu de viande cuite ?
Dist Noreture. Est cho dangiers ? demande Noreture. Quel besoin en as-tu ?
Herbes, rachines est tes mangiers. » Herbes et racines, voilà ce que tu manges ! »

Donque se choroce Nature. A ce moment, Nature se met en colère :


6012 Dist : « Ahi ! ahi ! Noreture ! « Hélas, hélas ! Noreture !
Tant anui m’as ja fait, par dis, Tu m’as déjà causé des torts par dizaines
Tant gentil hom abastardis. et perverti plus d’un homme bien né !
– Ja non fac, voir, ains faites cho, – Vraiment, pas du tout ! réplique Noreture.
6016 Dist Noreture, plus que jo. C’est vous, plutôt que moi !
Ki cors a gentil, cuer malvais, Si un être beau de corps et méchant de cœur
S’il honte fait, qu’en puis jo mais ? commet le mal, qu’y puis-je ?
Ne jo ne il n’en poöns nient, Ni lui ni moi n’y pouvons rien,
6020 Mais Nature dont cho li vient. contrairement à Nature qui l’a fait ainsi. [...]

[après un débat sur le péché originel et la responsabilité


de Nature et Noreture, la seconde capitule.]
6088
Et Noreture en enpali, Noreture, à ces mots, blêmit
Et la place li relenqui. et abandonna la place.
Et Nature, qui le venqui, Quant à Nature, victorieuse,
6092 Tient Merlin par maleöit fol, elle tient Merlin pour un maudit fou.
Si l’a enpoint deviers le col Elle lui tenaille la gorge,
Et tant le coite et tant le haste le harcèle et le presse tant
Qu’il va si tost enviers le haste qu’il se rue vers le rôti. Il se hâte tellement

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6096 Que les ronsces et les espines que les ronces et les épines
Ronpent ses costés, ses escines, lui déchirent les flancs et l’échine,
Si que sor lui n’a point d’entier si bien qu’au terme de sa course
C’ainc n’i tint voie ne sentier ; plus une partie de son corps n’est indemne.
6100 Ne s’i tenist pas cers de lande. Un cerf de lande ne l’aurait pas égalé !
Moult est golis sor le viände. Il se jette goulûment sur la viande ;
A la car vient, si fait tolt suen. il se dirige vers la viande et se l’approprie.
« Oho ! fait il, chi fait moult buen ! » « Oh, fait-il, quelle aubaine ! »
6104 Silences el bos se destorne, Silence se cache dans le bois
Et Merlins al mangier s’atorne. tandis que Merlin s’apprête à manger.
Le car a trestolte envaïe. Il s’attaque à la pièce entière de viande.
Se Dex fait a Silence aïe Si Dieu prête Son aide à Silence,
6108 Merlins, jo cuit, le paiera, il m’est avis que Merlin la paiera
Anchois que il s’en parte ja. avant de s’en retourner...
Tant est golis de la car calde Merlin est si friand de la viande chaude
Merlins, que trestols s’en escalde juste tirée du feu
6112 De la car qu’il pris sor le fu ; qu’il se brûle de partout !
C’ainc ne demanda s’ele fu Sans se soucier de savoir
Cuite u crue, salee u fresce, si elle était cuite ou crue, salée ou fraîche,
Mais al plain puig a es i pesce. il se sert à pleines mains, sans faire de détail.
6116 De la car se refait moult bien. Une fois repu de viande,
Or ne violt il fors boire rien. boire est son vœu le plus cher.
Encoste garde, et del miel voit, Il regarde autour de lui, avise le miel,
Met a sa boce et si en boit le porte à sa bouche et l’engloutit.
6120 Ki miols valut d’un esterlin. Le miel n’était pas de piètre qualité.
Ki donc veïst enfler Merlin : Si vous aviez vu enfler Merlin !
Com plus en goit, plus en puet boire, Plus il y goûte, plus il en avale.
Et si ne fait fors lui deçoivre. Il se jette ainsi lui-même dans le piège.
6124 Ki donc veïst home a mesaise ! Si vous aviez vu le malaise de notre homme !
Merlins crieve d’anguissce enaise. Le tourment n’est pas loin de faire crever Merlin !
Il voit le lait, si en boit donques. Puis il voit le lait et en boit.
Or n’ot il mais tele angoissce onques. Il endura alors une douleur inédite.
6128 Ki donc veïst ventre eslargir, Qui aurait vu son ventre grossir,
Estendre, et tezir, et bargir, se distendre, enfler, gonfler encore,
Ne lairoit qu’il n’en resist tost ! n’aurait pas manqué de rire !
Mar i manja la car en rost Mal lui en a pris de manger la viande rôtie
6132 Et la composte al fuer d’Escot. et l’assortiment à la mode d’Ecosse :
Jo cuit qu’il iert a chier escot. la note aussi sera salée, je crois !
Dont voit le vin, se s’i est trais, C’est alors qu’il remarque le vin ; il va le prendre
Et si en boit moult grans trais. et en boit à grands traits.
6116 S’est endormis com hom soppris. Il s’endort, tel un homme pris au piège.
Silences salt et si l’a pris. Silence bondit sur lui et le capture.
Ki donc dolans, se Merlins non ! […] Qui donc en fut désolé ? Merlin ! [...]

Silences dant Merlin enguie. Silence emmena le noble Merlin.


6160 Merlins ne se fait gaires morne, Celui-ci ne s’abandonnait pas à la tristesse,
Qu’il set ja bien u li viers torne. car il savait bien comment cela tournerait.

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