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La bataille de la Sécu
« Ne vous inquiétez pas, votre maladie est prise en charge à 100 %. » Quand mon
médecin avait prononcé cette phrase, j’y avais à peine prêté attention, tellement ça
me semblait normal. Et puis, j’ai dû faire des piqûres à plus de 1 000 euros l’unité,
accumuler les allers-retour en ambulance, enchaîner les traitements, les radios, les
scanners, et là, je me suis rendu réellement compte de ce miracle : l’assurance-
maladie. J’ai fait des recherches, donc, encore incomplètes (à vous de compléter les
paragraphes en jaune) pour comprendre à quels hommes, à quelle histoire, au
fond, je dois la vie...
On est en 1914, dans la Somme, et des femmes discutent en lavant leur linge :
Ce dialogue est extrait d’une pièce de théâtre, le Lavoir. Malgré nos lectures, nous ne
sommes tombés sur aucun témoignage, dans le réel et non dans la littérature, des
difficultés à se soigner au XIXème. Les existences de pauvres laissent peu de traces.
Alors, si jamais vous avez dans vos cartons un tel récit, hérité d’un ancêtre, ou
découvert dans une thèse, on est preneur.
Contre cette précarité, les notables bricolent parfois des aides, localement. Ainsi à
Châteaubriand dès 1854, où une première « mutuelle » s’efforce de « donner les soins du
médecin et les médicaments aux membres participants malades », ainsi que de « leur payer
une indemnité pendant la durée de leurs maladies ». à Montceau-lès-Mines, c’est
l’industriel Jules Chagot qui fonde, en 1843, une « Caisse de Secours et de Prévoyance ».
Sous la IIe République, les vignerons de Demigny, dans le Châlonnais, ainsi que leurs
familles, bénéficient de secours en argent en cas de maladie et des soins médicaux
gratuits. S’agissait-il alors de philanthropie ? Ou d’un intérêt bien compris ? Ou des
deux ? L’historien Joseph Lefort tranche : « Les difficultés toujours croissantes, que
suscitent le recrutement et la formation des ouvriers imposent aux concessionnaires
d’accorder aux ouvriers la plus grande somme de bien-être possible pour les attirer ou les fixer
à leur exploitation. »
On aimerait en savoir bien plus sur la mise en place, concrète, locale, de ces mutuelles
à Montceau, Châteaubriand ou Demigny. Si des lecteurs du coin veulent se lancer
dans des recherches...
La gauche contre
Ainsi porté sur les fonts baptismaux, on comprend que, à la fin du siècle, les partis et
syndicats révolutionnaires ne portent pas les mutuelles dans leur cœur.
« Lorsque des syndicats patronaux viennent vanter leur attachement pour les ouvriers et
estiment qu’ils sont conscients de leurs devoirs, je dis que c’est une mauvaise plaisanterie »,
s’emporte à la Chambre, en 1905, le député radical Paul Guieysse. Les socialistes, eux,
combattent carrément le mutualisme : Jules Guesde dénonce ainsi « le secours mutuel
entre ceux qui n’ont rien parce qu’on leur a tout pris comme le dernier mot de la duperie ».
Un « monstre », dénoncent les métallos CGT, une « forme d’association, qui, nul ne
l’ignore, sourit beaucoup aux économistes bourgeois », « la mutualité s’aveulit dans la
corruption et ne songe pas à se révolter », etc.
La mutualité agace d’autant plus qu’elle exerce un attrait : avec deux millions
d’adhérents en 1898, leurs effectifs rendent jaloux une CGT toute juste naissante. Qui,
du coup, entre dans l’arène, et lance ses propres mutuelles : d’après l’Office du
Travail, en 1910, un syndicat sur 6,5, dans le pays, en a mis un sur pied. Mais on
demeure très loin d’un système de protection national. D’autant que, chez tous,
mutualistes comme syndicalistes, une chose fait consensus : le refus que l’État
intervienne. Par intérêt pour les premiers, par idéologie pour les seconds. Michel
Dreyfus, historien, raconte :
Mais la Grande Guerre va changer la donne. Parce que, d’abord, qui va prendre en
charge ces centaines de milliers de blessés, de malades, d’handicapés, d’infirmes
revenus des combats ? Par ailleurs, en Alsace et en Lorraine, les travailleurs ont
bénéficié de la législation allemande – et il n’est pas question, au moment où ces
provinces reviennent à la France, de les priver de ces avantages. Le pays doit
s’aligner, par le haut : alors président du Conseil, Alexandre Millerand affirme, en
1919, que la République maintiendra « les avantages sociaux assurés aux ouvriers et aux
employés d’Alsace-Lorraine par la législation existante où il faudra puiser les éléments
susceptibles d’améliorer nos propres lois et procurer ainsi des avantages nouveaux à
l’ensemble des travailleurs français ». Un consensus se fait jour. Avec la CGT, également,
qui fait son virage : réunis le 15 décembre 1918, ses délégués exigent que « la société
garantisse contre le chômage, l’invalidité, la vieillesse tous les membres de la classe productive
par l’Assurance sociale ». Cette position enrage le tout jeune Parti communiste, qui
tempête avec dogmatisme contre les « chefs jaunes de la CGT qui, d’accord avec la
bourgeoisie, acceptent le versement ouvrier ».
Mais que le Parti se rassure : de projets en contre-projets, de passages au Sénat en
retour à l’Assemblée, la loi traîne. Finalement, le 30 avril 1930, les « Assurances
sociales » voient le jour. La grande nouveauté, c’est l’obligation d’adhérer. Mais elle ne
suscite aucun enthousiasme populaire.
« Les futurs assurés, leur attitude à eux est très nette, c’est la plus totale et
la plus invraisemblable indifférence. J’ai fait des centaines de conférences
publiques pour faire connaître le projet d’Assurances sociales. Partout ou
presque, nous avons trouvé, comme auditoire, des petits bourgeois, des
fonctionnaires, des employés qui venaient sceptiques et l’esprit prévenu
par la lecture d’une presse partiale, les véritables intéressés étaient presque
toujours absents. »
Malgré la loi, seul un tiers de la population est couvert. Pour les autres, la peur
demeure :
« C’était une protection de misère, se souvient Roger Petit. Et encore ! c’était beaucoup plus
de l’aumône pour nécessiteux. Peu de gens étaient assurés, les remboursements étaient
dérisoires et contraignaient la plupart à l’absence de soins ou aux dettes. »
Fenêtre d’opportunité
C’est connu : dans les affres de la guerre, le Conseil National de la Résistance promet,
en mars 1944, des « Jours heureux ». Avec notamment « un plan complet de Sécurité
sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont
incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des
intéressés ».
Mais la surprise, ce n’est pas ce beau programme. C’est qu’il soit partiellement
appliqué.
Grâce au rapport de force.
À la Libération, la CGT affiche 5 millions d’adhérents – tandis que le patronat, sali
par la collaboration, se fait très discret. Mieux, en octobre 1945, aux élections
législatives, le Parti communiste recueille 28 % des suffrages, plus de cinq millions de
voix. « Impossible, dira le général de Gaulle dans ses Mémoires, de ne pas entendre la
voix profonde du peuple comme on entend la rumeur de la mer. »
Et c’est un ministre communiste, donc, Ambroise Croizat, qui va instaurer une
Sécurité sociale... à laquelle le Parti était hostile quinze ans plus tôt ! Le chantier est
immense : réunir 1 093 organismes privés en un système unique, cohérent,
décentralisé, autour de 138 caisses primaire d’assurance maladie et de 113 caisses
d’allocations familiales. Les obstacles ne manquent pas, confirme le cégétiste Henri
Reynaud :
Lui s’appuie sur la base pour intimider. Mais aussi pour construire : « La Sécu n’est
pas qu’une affaire de lois et de décrets. Elle réclame vos mains ! Rien ne se fera sans vous »,
avait prévenu le ministre dans un meeting. Et des milliers de mains, oui, se mettent à
l’ouvrage, comme le raconte un témoin :
Pierre Laroque, premier directeur de la Sécurité sociale, est stupéfait par la rapidité :
« Tout a fonctionné à partir de juillet 1946. En dix mois à peine, malgré les oppositions, nous
avons pu construire cette énorme structure, alors que les Anglais n’ont pu mettre en
application le Plan Beveridge, qui date de 1942, qu’en 1948. »
L’institution est construite, reste à la faire tourner. Non par des experts, des
techniciens, des bureaucrates, mais par des « militants de la Sécu ». Roger Boudot,
administrateur à Longwy :
Il aura donc toutes ces volontés, mises bout à bout, tous ces errements de l’histoire,
pour que je sois soigné. Merci à tous.
BIBLIOGRAPHIE
http://fakirpresse.info/La-bataille-de-la-Secu-707.html Page 7 sur 8
La bataille de la Sécu - FAKIR | Presse alternative | Edition électronique 29/04/14 07:59
C’est dans Ambroise Croizat ou l’invention sociale, de Michel Etiévent (éditions GAP,
1999) qu’on a puisé le gros de ce papier.