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Handicap: la hiérarchie des vies

Troisième épisode : Une lutte d’émancipation collective


https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-
documentaire/lutter-ensemble-contre-le-validisme-4967854

[bruits de feuilles de papier que l’on manipule.]

Clémence Allezard [00:00:03] Est ce que vous vous souvenez… de ça?

Elisabeth Auerbarcher (cofondatrice du CLH - journal handicapés méchants): Ah ben moi


je suis pas dessus alors je comprends pas…

Clémence Allezard: bah… si !

Elisabeth Auerbarcher: Ah mais si à Mende ! Ohlala ! Ah ben oui, je ne suis pas dessus
car je suis passée par derrière ! [elle lit] “Mende, capitale de la torture”. Ah bah c’est Babette,
c’est moi ça oui.

Clémence Allezard: Alors…racontez-nous !

Elisabeth Auerbacher: Alors, pourquoi j’étais à Mende, parce qu'avec le CAP [Comité
d’action des prisonniers], j’étais peut-être un peu amoureuse aussi… Mende avait une
prison de haute sécurité. Donc il y avait une manifestation du Comité d'action des
prisonniers et à cette occasion, on est donc descendu à Mende, c'était l'occasion de montrer
que l'exploitation des détenus et des personnes handicapées se ressemblait parce que ce
sont les mêmes sous-traitants, ils avaient les mêmes tâches décartonnage, dépliage… etc.
payés à la tâche, très mal donc. Et pareil pour les personnes handicapées. Et vous savez,
les fameuses chemises en carton avec des élastiques, ça pouvait provenir aussi bien d'une
prison que d'un centre d'aide par le travail. C'étaient les mêmes, les mêmes produits ou les
mêmes modes de paiement, et ce même enfermement dans un lieu clos.

[Musique : “Isa & Anna” de The Choolers]

Voix off: Handicap, la hiérarchie des vies. Troisième épisode: une lutte d’émancipation
collective
Par Clémence Allezard & Assia Khalid

[Fin musique : “Isa & Anna” de The Choolers]

Odile Maurin [00:01:24] Donc on a fait un coup d’éclat hein, l’idée c’était d’attirer l’attention
sur le plan médiatique sur notre combat. Et on a pour cela bloqué le convoi des pièces de
l'Airbus A380. [voix off: Odile Maurin…] qui traversait le Gers, c'était un convoi
exceptionnel [...présidente de l’association Handi-social] des ailes qui font 35 mètres de
large... C'est quelque chose d'énorme. Et donc, ce qui nous a aidés, c'est que ce convoi ne
peut pas passer n'importe où. Il est obligé de passer à des endroits bien précis et donc on
s'est simplement positionné sur la chaussée. On était une quinzaine, dont une majorité en
fauteuil roulant, et on a attendu. On a dit “maintenant, vous passez pas” et on a quand même
réussi à immobiliser le convoi pendant 24 heures. Est ce que l'idée, c'était que de toute
façon, vouloir réunir des, des dizaines de milliers ou des centaines de milliers de personnes,
c'est quasiment impossible à cause de l'inaccessibilité de ce pays et du manque de
compensation. Donc, on ne peut pas de toute façon, nous, personnes handicapées,
mobiliser suffisamment de gens dans la rue. Donc, la seule solution, c'est la désobéissance
civile, c'est-à-dire des petits groupes actifs qui, effectivement, bah, s'attaquent aux intérêts
économiques de ceux qui pèsent sur l'assemblée pour faire voter des lois qui sont contraires
à nos droits.

[Musique cordes]

Clémence Allezard [introduction] [00:03:22] La Causette était un journal écrit par des
femmes aveugles. Des exemplaires des années 60 conservés à la BNF ont été exhumés
par l'historien Gildas Brégain. D’après lui, si le journal n’est pas à proprement parler
revendicatif, on y lit toutefois des femmes aveugles réclamaient le droit à un emploi
correctement rémunéré ou encore, le droit à un lieu d’asile protégé / c’est à dire non mixte.
En effet, certaines y témoignent des nombreuses agressions sexuelles subies au sein des
hospices où elles résident.
En décembre 2021, l’Assemblée nationale a une nouvelle fois rejeté la “déconjugalisation
de l’AAH”, l’allocation adulte handicapé. Cela signifie que cette allocation, comme d’autres
minimas sociaux, reste indexée sur les revenus du conjoint ou de la conjointe. Si ceux-ci
excèdent 20 000 euros par an, la personne bénéficiaire perd son revenu de subsistance.
Selon les termes d’Harriet de G, membre du collectif handiféministe les Dévalideuses, “Cela
crée un déséquilibre en termes de dynamiques de pouvoir, dans les relations familiales ou
de couple (...) et c’est un terreau très fertile pour l’apparition de violences, qu’elles soient
symboliques, psychologiques ou physiques”.
Cette organisation de la dépendance affecte en premier lieu les femmes handicapées, dont
4 sur 5 serait victime de violences conjugales, selon des chiffres de l’ONU.
L’enquête Insee de référence, dite "de victimation" menée entre 2011 et 2018, faisait état
du double de violences sexuelles subies par les femmes en situation de handicap par
rapport aux femmes valides.
Plus récemment, une enquête soutenue par l'État a été menée à l'échelle locale par
l'Observatoire régional des violences sexistes et sexuelles de Nouvelle Aquitaine. 211
femmes, âgées de 19 à 72 ans, toutes catégories sociales et handicap confondues, ont été
entendues. Il en ressort qu’une femme handicapée sur deux témoigne avoir subi des
violences sexuelles ; plus de la moitié des femmes ont rapporté des crimes incestueux ;
enfin, toutes les femmes en situation de handicap mental et psychique interrogées relatent
des refus de plainte, d'écoute ou de soin, et des motifs tel que l’hystérie, mobilisé pour
disqualifier leur parole.

Voix-off: Cécile Morin, professeure d'histoire géo, porte-parole du CHLEE, Collectif Lutte
et Handicap pour l'égalité et l'émancipation.

Cécile Morin [00:05:29] On est présentés comme d'éternels objets de soins, de protection,
certainement pas comme des sujets capables de lutter contre notre domination, cette
domination qui résulterait “naturellement” d’une condition malheureuse, d’une fatalité
biologique. Notre militantisme, il est essentiellement d’essayer de dénaturaliser cette
domination. L'enjeu, il est déjà de se déprendre soi-même c'est-à dire de lutter contre
l'intériorisation de cette idée par les personnes handicapées d’elles-mêmes. Parce que si
vous ne rencontrez pas une parole, un discours, qui justement vous dit que bah non cette
domination est historiquement et socialement construite, qu’elle est le produit de rapports
de force et pas d'une condition biologique, vous finissez par intérioriser déjà une vision
dépréciée de vous-même, et l’idée que vous êtes dans une infériorité biologique. Il y a une
nécessité de congédier l’argument biologique. De même qu’il a fallu congédier l’idée selon
laquelle les femmes étaient naturellement prédisposées à une condition subalterne. Il faut
absolument que l’on arrive à dénaturaliser cette domination, et c'est ce qu'on fait sous la
bannière de l'antivalidisme. Cette notion est porteuse d'un fort potentiel émancipateur”.

[ARCHIVE, Antenne 2, 1976] [00:07:04] Voix off du journaliste: Chaque année en France,
il naît un handicapé physique ou mental toutes les vingt minutes. Il faut ajouter les accidents
du travail 100 000 handicapés tous les ans, les accidents de la circulation 50 000 et les
personnes âgées invalides, plus de six pour cent de la population française. Aujourd'hui,
comme chaque année à la même époque, diverses associations organisent une quête au
bénéfice des 3 millions et demi de Français handicapés. Cette quête d'autres associations
la récuse. Pour le principe d'abord, pour sa relative efficacité, ensuite. Voix d’une femme
interviewée dans la rue Cette quête déjà, elle ne résout rien car elle sert uniquement à payer
le personnel d'encadrement des principales associations dites représentatives des
handicapées et elle sert à créer de nouveaux ghettos sans cesse c’est à dire créer des
hospices, créer des foyers, créer des ateliers protégés. Voix d’une autre femme interviewée
dans la rue On a calculé que cette quête revenait environ 500 millions et il y a à peu près 3
millions 500.000 handicapés donc ça ferait 1 franc 40 par handicap, c'est vraiment
dérisoire…

Gildas Brégain [00:08:02] On va dire qu'il y a la période de l'entre deux guerres qui
constitue vraiment une période charnière puisqu'il y a une explosion des mobilisations
associatives des mutilés de guerre. [voix off: Gildas Brégain…] On observe aussi le fait
que les mobilisations des accidentés du travail se fortifient [voix off: historien du
handicap] et on voit naître des mobilisations assez éclatées, dispersées d'infirmes civisl,
qui revendiquent des droits. Et donc, ça, c'est une première période. Je dirais qu'il y a une
deuxième période charnière qui sont les années 68, les années 68 avec une radicalisation
de certains mouvements associatifs et l'émergence de nouvelles associations qui vont
contester le monopole associatif des grandes associations comme l'APF ou voilà…

Clémence Allezard [00:08:41] qu'on va appeler les associations gestionnaires…

Gildas Brégain [00:08:44] voilà, des associations gestionnaires. Et donc avec un discours
aussi plus revendicatif et contestataire envers les responsables politiques, c'est-à-dire qu'il
y a une exigence d'accessibilité beaucoup plus forte. Il y a un effort pour interpréter la réalité
politique que vivent les personnes handicapées sous un prisme marxist. J'ai l'impression
que c'est vraiment aussi en lien avec une dynamique internationale qui voit la
reconnaissance des discriminations faites aux personnes handicapées. Par exemple en
1976. L'ONU va organiser un congrès d'experts où on va s'intéresser aux barrières sociales
que connaissent les personnes handicapées. Donc, en fait, c'est aussi lié à l'émergence
depuis une vingtaine d'années, depuis les années 50, de tout un discours qui insiste sur le
fait que les personnes handicapées subissent certaines discriminations ou ont des difficultés
du fait de la société.

[ARCHIVE, Antenne 2, 1976] [00:09:43] Voix off du journaliste: La réinsertion sociale des
handicapés passe avant tout par une réelle prise de conscience des valides et
l'aménagement du cadre de vie des handicapés. À Paris, Sur les lieux de culte aujourd'hui,
des handicapés ont distribué des tracts s'opposant à l'utilisation de charité publique.
Distribution de tracts et discussions avec des jeunes catholiques. Voix off d’une
manifestante contre la quête, elle n’est pas nommée mais c’est Elisabeth Auerbacher, toute
jeune : Vous croyez pas que s’il y a quelque chose à faire, c’est plutôt aux handicapés eux
mêmes à le faire? C’est plutôt qu’ils aient des conditions de travail à peu près correctes?
Vous connaissez les conditions de travail des handicapés? Vous connaissez les conditions
de vie des handicapés? Grosso modo, il y a 90% des personnes handicapées qui sont au
chômage et quand ils ne sont pas au chômage, on les envoie dans des ateliers protégés où
ils vivent, où ils travaillent, mais ils ne sont pas payés comme un ouvrier normal. On les
paye 5 centimes pièce à faire des boîtes de camembert.

Clémence Allezard: Et donc il y a l'historique, aussi, des manifestations….

Elisabeth Auerbacher: Oui…

Clémence Allezard: Donc, il y a la première en mars 73 [Elisabeth, derrière: oui] et après


en mai 73, vous vous souvenez de ce que vous faites?

Elisabeth Auerbacher: On a occupé une rue en mai 73? [voix off: Elisabeth
Auerbacher…] Alors, au niveau de la chronologie… Je vais peut être prendre mes
lunettes… [... avocate, co-fondatrice du CLH, Comité de Lutte des Handicapés] Je m’en
souviens plus de la chronologie… On a occupé l’Institut Pasteur… On a occupé l’APF ! Ça
l’APF… Je lançais des peaux de banane par la fenêtre en criant “valides aujourd’hui,
handicapés demain !” Enfin, c’est mon humour… qui n'est pas toujours apprécié. Après ce
qu'on a fait, mais alors on était vraiment… bringuebalants. On était cinq personnes
complètement brinquebalantes ! J’étais pas encore en fauteuil mais j’avais mes cannes, et
y avait mes copains en fauteuil roulant. On s'est mis en cercle autour du commissaire de
police et on lui a dit “Vous êtes séquestré" ! Il a joué le jeu. Il a dit bon, d'accord, je suis
séquestré… [rires] C'était très symbolique de la possibilité qu'on ait une action et qu'on était
des citoyens qui avaient des revendications politiques, voilà.

[ARCHIVE, ORTF Lille, 1974] [00:11:33] Voix d’un manifestant: Les jeunes handicapés du
Nord sont scandalisés de la situation et nous manifestons ici notre volonté de les intégrer
dans la société. Et nous allons à la préfecture déposer une motion réclamant pour les plus
démunis d'entre nous au moins 80 % du SMIC comme ressource minimale. Voix du reporter:
Quelles sont actuellement les ressources minimales pour les handicapés? Voix d’une
manifestante: Eh bien, le handicapé physique touche au mieux actuellement 433 francs par
mois. On tient compte, pour lui attribuer cette somme qui est presque symbolique à notre
époque, des ressources de sa famille, et ce qui est extrêmement scandaleux, c’est que les
arrérages versés sont récupérés sur la succession du bénéficiaire.

[LECTURE par Marc Colmar] [00:12:31] Charte de revendication le Comité de Lutte des
handicapés :
La lutte des handicapés n’est pas une lutte de marginaux comme on le voudrait bien, c’est
une lutte qui fait partie intégrante de la lutte de classe. Parce que les travailleurs par les
conditions d’existence et de travail qu’ils subissent sont les premières victimes de l’état
permanent de maladie donc de handicap multiple, le combat du Comité de Lutte des
Handicapés par ses revendications, participe entièrement au combat de la classe ouvrière.
Comme nous sommes une partie de la classe ouvrière, la plus exploitée, le CLH pose le
problème de la transformation radicale de l’organisation capitaliste du travail et de la vie.
C’est pourquoi les militants ouvriers poursuivant des objectifs révolutionnaires doivent
intégrer la lutte des handicapés à la lutte générale du prolétariat et de ses alliés, pour la
destruction de l’Etat bourgeois et capitaliste.
[...]
LE DROIT À L’INSERTION POUR TOUS LES HANDICAPÉS C’EST
- LA MISE EN PLACE DE MOYENS TECHNIQUES D’AUTONOMIE PHYSIQUE ET
D’INDÉPENDANCE FINANCIÈRE
- LA SUPPRESSION À MOYEN TERME DE TOUTES FORMES DE GHETTOS
(ateliers protégés, Centre d’aide par le travail, etc.)
- LA LUTTE IMMÉDIATE CONTRE LES RENDEMENTS, LES CADENCES POUR
TOUS LES TRAVAILLEURS VALIDES OU NON.
- LE DROIT AU TRAVAIL SANS DISCRIMINATION.

Journal Handicapés Méchants, n°1, janvier 1974

Cécile Morin [00:14:12] Ça, c'est quelque chose que j'aime beaucoup aussi dans la
réflexion du CLH. C'est cette part, aussi, de réinvention et de réflexion politique sur,
comment, à partir de l'expérience handicapée, on va repenser une organisation de la société
globale où, finalement, le handicap serait la norme.
C'est ça qui est intéressant, c'est ce renversement de l'ordre de du normal et de la normale
et de la norme. Et dire bon bah, en fait, on voit que les cadences infernales imposées par le
taylorisme créent des maladies professionnelles, créent énormément d'accidents du travail
dans les années 70. On est vraiment là dedans et donc on voit bien que c'est inhumain,
hein, et donc on va s'aligner sur les capacités des travailleurs et des travailleuses
handicapés pour en faire une norme pour tout le monde.

Charlotte Puiseux [00:15:04] Les handicapés méchants, c'est quand même un collectif qui
est peu connu du grand public, voire pas du tout, [voix off: Charlotte Puiseux,
psychologue, membre des Dévalideuses] et ça en dit long. Aujourd’hui, ce qui est connu
du grand public, ça va être l'APF, l'UNAPI, des grandes assos gestionnaires qui existaient
déjà à l'époque... Alors que les Handicapés Méchants, très peu de personnes même
handicapées connaissent. C'est vraiment une perte…. C'est une grosse perte. Parce que
quand on lit leurs archives, on se rend compte qu'ils ont posé des questions qu'on pose
aujourd'hui, il y a déjà plus de 50 ans encore. C'est très impressionnant de se dire, cette
pensée-là, elle existait déjà, et qu’elle a été enterrée, en fait.

[LECTURE par Marc Colmar] [00:15:52]


A bas les cadences et les rendements. C'est la loi du profit qui nous handicape. Nous
sommes plus de 3 millions en France, victimes du terrorisme d'État. Et il faudrait qu'on ferme
notre gueule ! On ne veut plus rester dociles et cachés. Et pour cela, nous prenons notre
lutte en main. Notre combat passe par la lutte contre les associations gérantes de la pénurie
de l'Etat. Mais cela ne suffit pas. Il faut que la classe ouvrière directement concernée prenne
conscience que tous les jours, à l'usine, sur la route, le capitalisme tue et mutile.

Journal handicapé, méchant numéro 2 bis, mai 1975.

Gildas Brégain [00:16:57] Dès les années 50, en fait, a été légitimé un système productif
dans lequel toute une série de personnes handicapées ont été cantonnées dans des
emplois de moindre valeur ajoutée et dans des emplois répétitifs dans des usines, dans des
ateliers protégés où elles ne bénéficiaient pas du statut de travailleur productif. Ça, c'était
dans les années 50. Après, dans les années 70 80, les normes internationales ont évolué
et on a demandé petit à petit à ce que le statut de travailleur ordinaire soit reconnu aux
travailleurs handicapés qui travaillent dans le secteur protégé.

Clémence Allezard [00:17:30] Ça permet par exemple de faire grève…


Gildas Brégain [00:17:32] Tout à fait, d'avoir le statut de pouvoir se syndiquer, de faire la
grève,

Clémence Allezard : … d'avoir des congés payés…

Gildas Brégain: d'avoir des congés payés oui, de cotiser pour la retraite... Voilà, donc tous
les droits inhérents au statut de travailleur. Et en fait, ce qui s'est passé en France, c'est
qu'il y a une réticence considérable de la part des acteurs associatifs à l'application de ces
normes internationales qui demandaient la reconnaissance du statut de travailleur ordinaire
pour les travailleurs des ESAT.

Clémence Allezard [00:18:00] Il y a eu une réticence associative..

Gildas Brégain [00:18:02] oui, des associations qui gèrent ces ESAT, en fait

Clémence Allezard [00:18:05] ah donc les associations gestionnaires, donc que sont l'APF,
etc. D'où les luttes aussi d'autres collectifs militants contre les associations…

Gildas Brégain [00:18:12] …gestionnaires, oui, qui n'appliquent pas les standards
internationaux, tout simplement.

Clémence Allezard [00:18:15] Ces associations que sont donc l'Association des paralysés
de France, par exemple, elles sont celles qui font barrage à l'application de normes
internationales favorables aux personnes handicapées…?

Gildas Brégain [00:18:27] Ces associations gestionnaires se disent qu'il vaut mieux offrir
un emploi, y compris avec des conditions dégradées de travailleurs, plutôt qu'une absence
d'emploi, et donc craignent que le changement de statut des ESAT, par exemple, amènerait
à menacer réellement leur existence sur le plan économique, puisque leur survie
économique tient à un modèle assez fragile, visiblement… Et donc, ils ont peur que la survie
des ESAT soit en jeu s'il y a un changement du modèle et donc ils préfèrent maintenir le
statu quo, pour continuer à fournir des emplois.

[ARCHIVE, ORTF Lille, 1974] [00:19:04] Voix d’un manifestant: Nous pensons qu’à bien
des égards, c’est la société qui est inadaptée, qui ne permet pas que nous nous exprimions.
Voix du reporter: est ce qu’il y a eu une évolution quand même en ce sens depuis quelques
décennies? Voix d’un manifestante: Nous espérons que dans l'esprit de, au moins des
jeunes handicapés, justement, il y ait une certaine évolution de leur mentalité, c'est à dire
qu’ils rejettent maintenant l'assistance, ils cessent d'être passifs pour s'intégrer totalement
à la société et la preuve, cette manifestation aujourd’hui… Manifestant coupe la parole: la
preuve c’est le nombre de jeunes ici derrière, qui sont venus défiler, qui ont eu le courage
de venir manifester ! Manifestante: au risque de susciter la pitié.

Elisabeth Auerbacher: Alors, on revient… Alors après octobre 73… Ah bah si oui, la rue
de de l'Ouest, on a occupé la rue de l'Ouest. C'est à cause de cette manifestation que Cornu
dans le Monde a écrit “Des handicapés font de la politique”, ça n'existait pas ! on était
vraiment….
Après, en janvier, 74 on fait le journal qu'on appelle Handicapés méchants, et en mars 74.
Alors on était 100 handicapés mais avec surtout avec beaucoup de monde autour, on a pris
les Champs Elysées. Alors on avait normalement deux voies, et moi j’ai dit allez hop on se
met en ligne. et on a fait tout de tous les Champs Elysées. C'était la première grande
manifestation d’handicapés, ils avaient jamais vu ça, quoi.

Clémence Allezard: donc là y a 100 personnes handicapées et des personnes valides?

Elisabeth Auerbacher: ah bah il y avait tous les groupes autour. Le Comité d'action des
prisonniers, des éducateurs… Tous les mouvements sectoriels qui existaient à cette époque
là se sont regroupés. Donc, on a fait une grande manifestation sur les Champs Elysées où
on est allé jusqu'au ministère de la Santé.

[Musique: “Wicked World” de Daniel Johnston]

Cécile Morin [00:21:08] Dans ces années 70, eh bien, les ouvriers et ouvrières handicapés
ont participé à ces grands mouvements de luttes et ces grands mouvements sociaux post
68 qui, justement, voyaient agir les fractions les plus dominées de la classe ouvrière, c’est-
à-dire les femmes, les immigrés, mais aussi les travailleurs handicapés. Par exemple, à
Besançon, il y a eu une occupation du CAT sur le modèle des LIP, avec des grèves
productives, etc. Et ce qui me semble important, c'est que cette mémoire et cette histoire
n'ont pas du tout été transmises à la génération suivante. Bon bah évidemment parce que
c'est une mémoire de vaincus... En fait, les lois de 75 ont été négociées, les associations
gestionnaires sont sorties victorieuses, on n'avait aucun intérêt à diffuser cette mémoire…
Mais aussi pour d'autres raisons qui tiennent au fait que les acteurs et actrices handicapés
sont quand même longtemps apparus insignifiants aux yeux des historiens, des historiens
de l'histoire sociale, de l'histoire, du travail, voilà. Et en fait, ça a quand même été un
problème, pour, par exemple, ma génération, parce que nous n'avons pas pu bénéficier de
tout ce travail de mobilisation politique que ces activistes avaient accompli.

[LECTURE, par Sarah Wehbe] [00:22:35]

“un ghetto de plus”

Nous commençons notre travail à 8 h. Nous nous levons à 6 h 30 pour être prêtes pour le
petit déjeuner qui est à 7 h 15. Nous avons eu dernièrement un nouveau boulot qui n'est
pas adapté pour les handicapés : c'est des coquilles St-Jacques. Elles sont ramassées au
bord de la mer, elles sont dans des sacs de 50 kg. Un de nos camarades qui a une scoliose
très prononcée fait le transport des sacs sur son dos, et en fin de journée il est fatigué. Une
équipe lave les coquilles dans une grande poubelle et ils sont (les handicapés) pliés en deux
pour les laver ; et beaucoup sont handicapés du dos ou des mains ... et ce travail est payé
au rendement. .. Mais, vu que les valides ne voulaient pas de ce travail qui est dégueulasse
à
faire, c'est les handicapés qui le font...
Claudine A.
Journal Handicapés Méchants, n°5, mars 1977

Cécile Morin [00:23:31] Penser qu'on puisse faire travailler des gens sans droit du travail,
sans le SMIC, et que non seulement ça passe pas pour l'exploitation et de la privation des
droits, mais que ça passe pour de l'action sociale… parce que ce qu'il faut bien comprendre,
c'est que ce système là du travail dit protégé, qui est en fait un système, ségrégué, hein, il
a été aussi mis en place par la volonté du patronat pour faire baisser les quotas d'embauche.
Vous savez, les 6 % aujourd'hui d'embauche de personnes handicapées dans les
entreprises publiques et privées de plus de 20 salariés étaient autrefois de 10% et en fait,
tant les associations gestionnaires, en accord avec l'Etat et le patronat bien sûr, ont fait
baisser les quotas en contrepartie de la création de ce secteur dit protégé. Et aujourd'hui
encore, si une entreprise n'emploie pas de travailleurs handicapés, mais sous-traite une
partie de sa production à un ESAT (établissements ou services d'aide par le travail), cette
entreprise est exemptée des cotisations à l'Agefiph. Ça passe pour l'action sociale ! Et vous
avez aussi des entreprises qui se prévalent d'être des entreprises de l'économie sociale et
solidaire parce qu'elles sous-traitent leur production, donc aux ESAT dans lesquelles
travaillent des gens dans ces conditions là. Et le fait que puisque ce sont des personnes
handicapées, ce n'est pas de la ségrégation, c'est pas de l'exploitation, mais c'est au
contraire leur rendre service, je trouve que si oui, ça dit bien cette espèce de frontière qu'on
représente encore sur le plan de l'égalité des droits.

Gildas Brégain [00:25:08] Pour moi, si on veut transformer le système dans sa globalité, il
faudrait aussi militer pour augmenter le quota d'embauche obligatoire et obtenir une
augmentation à 8%, voire à 9, 10%. Pour permettre aussi l'insertion des personnes
handicapées dans le milieu ordinaire du travail. C'est à dire qu'effectivement, si on veut que
les personnes handicapées, quel que soit leur handicap et quel que soit leur degré de
productivité qu'elles ont, il faut augmenter les quotas d'embauche obligatoires, surtout pour
les très grosses entreprises privées et les administrations.
Il est faux de dire, comme le dit Sophie Cluzel, que, il vaut mieux convaincre plutôt que de
sanctionner les entreprises privées qui n'appliquent pas le système de quotas. Non, en
pratique, dans les politiques publiques, ça ne fonctionne pas, ce système libéral promu dès
les années 1950 par l'OIT. On veut davantage convaincre les employeurs ou les sensibiliser
plutôt que de les contraindre. En fait, on les sensibilise depuis un siècle. Et pourtant, on
constate que le niveau d'embauche n'est pas là. Est ce qu'on va encore attendre un siècle?
Continuer à les sensibiliser pendant un siècle pour obtenir un taux d'emploi des personnes
handicapées qui soit juste digne? Moi, ça me paraît inconcevable.

Voix off [00:26:26] Rizzo boring, dessinatrice activiste.

Rizzo Boring: Pour moi aussi, être handicapée, c'est aussi une place dans le capitalisme.
Par rapport au travail, par rapport à sa capacité à gagner de l'argent. C’est une expérience
administrative, c’est des expériences médicales, c’est des expériences du quotidien mais
c'est aussi une place dans le capitalisme d'être handicapé, quoi. Le modèle validiste, en fait,
il est très lié au capitalisme (comme à d'autres modèles), de la performance, d'une capacité
à produire, à performer, à être toujours présent, à être autonome aussi, toute cette idéologie-
là de l'indépendance, qu’on serait des individus, chacun autonomes avec la dépendance,
vu essentiellement comme quelque chose de très exceptionnel, de négatif, d’externe. Donc,
pour moi, c'est ça mon rapport au handicap.

Musique [“Le cachet” d’Astéréotypie]

Camille (voix modifiée) [00:28:16] Moi, je m’appelle Camille. J'ai 31 ans et je suis une
personne psychiatrisée, sous une institutionnalisation assez forte. Donc je suis à la fois en
hôpital de jour psychiatrique et dans un foyer pour psychiatrisés. Et je suis par ailleurs une
personne qui se considère non binaire mais au placard à cause de cette situation, parce
que ce n'est pas assez difficile de transitionner.

Clémence Allezard [00:28:47] En étant dans cette situation d'institutionnalisation vous


voulez dire?
Camille (voix modifiée) [00:28:49] Oui, bien sûr, parce que ce sont des choses qui peuvent
être considérées ou pas, mais c’est un risque, qu’elles soient considérées sous un angle
pathologique par les différents agents des institutions. Et ces agents sont nombreux quand
on est sur plusieurs institutions. Ça peut être des éduc spé, comme des infirmiers, des
soignants, des psychiatres, évidemment.

Musique [“Le cachet” d’Astéréotypie]

Clémence Allezard: Camille, vous êtes aussi militante anti-psy, est ce que vous pouvez
nous raconter un peu votre parcours?

Camille [00:29:35] Moi, je viens d'un milieu prolétaire. Mon père était dans la classe
ouvrière. Je fais partie un petit peu des miraculés, comme le dit Bourdieu [sourire dans la
voix], c'est-à-dire des gens qui ont pu faire des études, avoir un diplôme, en sciences
sociales en l'occurrence et dans ce cursus là, j'ai pu lire un peu voilà Michel Foucault, Gilles
Deleuze… des gens qui font partie de l'antipsychiatrie française. C'était une époque,
d'ailleurs, où je ne savais pas que j’avais un handicap, voilà, d'ordre mental, qui fait partie
des catégories psychiatriques, mais d'ailleurs je m’embête pas à dire quel diagnostic c’est
parce que pour moi ça n'a même pas tellement d'importance en réalité... C'est à dire que
les catégorisations psychiatriques, elles sont sont très arbitraires et très poreuses, en
réalité… Pour moi, le diagnostic a un intérêt pragmatique pour obtenir des aides, notamment
l’AAH, mais voilà pour moi, ça va pas plus loin, vous voyez.
Mais ça fait que, voilà, je suis tombée sous le coup d'une obligation de soins. Et ça a
commencé avec un hôpital de jour. L’hôpital de jour, ça a des composantes particulières qui
ne sont pas forcément mieux que l'enfermement, c'est autre chose.
Moi, j'étais quelqu'un d’isolée… et j'ai pu rencontrer alors, bah par le Net, d'autres gens qui
ont des parcours un peu proches, des situations un peu proches… Et c'est comme ça
qu'après, on a pu… ça, et le bagage de sciences sociales que j'avais, qui faisait que
m'intéressais à ces questions, ça m’a permis de connaître d'autres personnes anti psy, et
de se renseigner un peu sur ça… Et ce qu'on a fait, tous ensemble, on a commencé un peu
à se renseigner sur l'histoire de ces mouvements-là., les différents courants qu'il y a aussi,
parce qu'il y a des désaccords… Puis voilà, c'est un peu là où j'en suis aujourd'hui. Une
situation assez étrange où je suis en institution et en même temps, je suis un peu dans des
groupes militants, plus ou moins informels, plus ou moins formels, qui réclament l'abolition
de ce genre de structures. C'est un peu drôle [rires]

Clémence Allezard [00:31:32] Cette situation, dans l'institution et contre l'institution,


j'imagine que ce n'est pas un choix d'être à cet endroit-là?

Camille [00:31:42] Ce n'est pas un choix et en même temps, il y a des choses qui sont un
peu amenées sous l’ordre du choix. C'est à dire que moi, l'hôpital de jour, j'aurais pu ne pas
y aller en réalité. Ce genre d'institution là, c'est que, vous avez le choix d'entrer et après
pour sortir, c'est plus compliqué. Et aussi il y a les situations matérielles je pense, parce
que, je suis dans un logement pour psychiatrisés. Ce qui économiquement n’est pas la pire
situation, je pense. Mais après, le revers de la médaille, c'est … c'est après, beaucoup de
contrôle, beaucoup de surveillance. Et donc c'est un peu difficile.

Clémence Allezard [00:32:17] Votre situation, est-ce qu'elle révèle du coup des
dysfonctionnements en matière d'aide humaine qui pourrait peut être vous être accordée,
pour vous permettre de vivre en milieu ordinaire, en dehors de foyers ?
Camille [00:32:34] Pour moi ce n'est pas des dysfonctionnements. Pour moi, c'est comme
ça que l'institution fonctionne. L'ONU dit à la France de rompre avec la culture de l'institution.
D'adapter notamment le travail ordinaire pour que les handicapés puissent avoir une vie,
une vie normale, quoi, mais quand on voit les réactions notamment des gestionnaires, les
assureurs des gestionnaires, les gestionnaires d’ESAT, quand on voit leurs actions, on voit,
et ce n'est pas forcément explicite, mais on voit qu'il y a une sorte de chantage qui est sous
jacent, c'est à dire que, soit vous allez dans les établissements spécialisés, soit vous n'avez
pas d'aide. Et c'est souvent comme ça que ça marche en France vous voyez. C'est quelque
chose qui est un peu martelé, que l'ordinaire n'est pas fait pour nous et que l'handicap et
notamment la maladie mentale sont des choses qui sont immuables, incorporés et que ce
n'est pas du tout lié à des situations sociales. Donc, on ne peut rien faire pour changer ça.
Alors voilà, les milieux protégés, les équipes spécialisées vont de soi et que de toute façon,
il n’y a aucun moyen de faire autrement. Et c'est pour ça que je ne pense pas que ça relève
du … je ne pense pas que ça relève du dysfonctionnement. Je pense que c'est un problème
qui est d'ordre idéologique et que oui, on est dans une idéologie de séparer les handicapés
et surtout les fous du reste de la population. Et ça se voit même dans certaines villes, ou
presque il y a une ville pour les valides et une ville pour les handicapés. On voit que les
établissements spécialisés sont un peu isolés dans un coin derrière des portails. C'est un
peu étrange, vous voyez.

[Archive film Vol au-dessus d’un nid de coucous, Milos Forman, 1975] 00:34:16] [ça
toque à la porte]
Le psychiatre, Dr Spivey: Oui?
Une voix d’homme: Monsieur McMurphy, docteur.
Le psychiatre, Dr Spivey: Ah faites entrer, je vous prie.
McMurphy:
Le psychiatre, Dr Spivey: McMurphy, je suis le docteur Spivey,
McMurphy: Ah docteur, vous pouvez pas savoir comme je suis content de vous voir…
Dr Spivey: Merci. Bon, prenez une chaise, asseyez-vous et parlons. [un temps] Randall
Patrick McMurphy, âgé de 38 ans. [un temps] Hm.. [il lit]. À votre avis, qu'est ce qui a motivé
votre transfert ici-même?
McMurphy: Off, j’en sais rien, c’est ce qu’ils disent là…
Dr Spivey: C'est que, ils disent plusieurs choses, là. Ils disent que vous êtes belliqueux, que
vous enfreignez les consignes de silence, que vous avez une attitude de refus vis-à -vis du
travail en général, que vous êtes paresseux…
McMurphy: [ironique] mâche du chewing gum en classe [rires]
Dr Spivey: En fait, vous avez été transféré dans ma clinique parce qu'ils voulaient que nous
vous évaluons.
McMurphy: Oui.
Dr Spivey: Pour déterminer si oui ou non vous êtes malade mental. Voilà la vraie raison.
Qu'est-ce qui a pu leur faire croire, ça?

[tapis musical, percussions]

Camille [00:35:47] Alors il y a différents courants antipsy, par exemple, je pense à


l'antipsychiatrie autogestionnaire qui était surtout présente en Amérique du Nord et aussi
en Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis, c'était le MPLF, le Mental Patients Liberation Front,
où notamment on retrouve des figures importantes comme Judi Chamberlin, qui a écrit un
livre s'appelle On Our Own, De nous-mêmes, qui est pour la séparation des patients avec
les institutions psychiatriques, au profit de collectifs en autogestion. Pourquoi ? Et bien,
selon ces patients radicaux, qui étaient proches de l'anarchisme idéologiquement, les
problèmes d'ordres mentaux existent, mais la maladie mentale n'existe pas. Alors pourquoi,
parce que la maladie mentale c'est ce qui est construit et catégorisé par la psychiatrie elle-
même. C'est de la souffrance d'ordre mental qui est causée par des structures sociales. Ça
peut être notamment le travail dans le cadre capitaliste, le couple dans le cadre patriarcal
pour les femmes, et donc après la question qui se pose c’est quelle est la fonction de la
psychiatrie dans tout ça. Elle n'est pas de régler ces problèmes d'ordre structurel, elle est là
pour contrôler les corps des gens qui ne s'adaptent pas à ces structures sociales là,
notamment, et d’incomber ces problèmes à une responsabilité individuelle de se soigner.
C'est à vous de vous adapter, et vous ne devez surtout pas contester l’ordre social.

[Musique Rocé “Aux nomades de l’intérieur”]

Michaëla Danjé [00:37:48] Moi, très tôt, j’ai eu des problèmes psy qui sont …[voix off
Michaëla Danjé… cofondatrice du collectif Case rebelles.] très mal pris en charge par
des personnes que je rencontre, notamment des pédopsychiatres qui sont dans l'incapacité
absolue de saisir le rôle que le racisme joue dans ce que je traverse. Ils ont beau être psy,
ils appartiennent à la société française, donc, si c'est le déni qui règne, on ne peut pas, on
ne peut pas travailler, ce n'est pas possible. C'est pas possible d'être soigné par quelqu'un
qui pense que le racisme, ça n'existe pas. Il y a une souffrance mentale et une sensation
d'abandon. Et il y a aussi le fait de ne pas parler du tout la même langue que les personnes
auxquelles je suis confrontée. Pour moi qui suis née dans les années 70, le schéma était
assez simple. C'était une violence raciale, et ensuite, “Vous êtes parano !”. C'était ça, et tout
ce qu'on voyait, tout ce dont on souffrait, ne pouvait pas être dénoncé parce qu'on nous
disait que ça n'existait pas. Ça n'existait pas, et … et dans un tel contexte, il faut vraiment
être solide psychiquement pour tenir. Ce qui est remis en cause, ce sont les faits. Et donc,
à partir du moment où la réalité est niée, ce qu'on voit, ce qui est, ce qui se passe réellement,
à partir du moment où c'est nier, plus rien n'est tangible, en fait. C'est-à-dire que …

Clémence Allezard [00:39:34] On peut douter, soi-même, de tout.

Michaëla Danjé [00:39:35] Voilà, l'esprit n’a plus beaucoup de refuge. On est obligé de
tordre quelque chose face à des gens qui tordent le réel avec autant de … en majorité je
veux dire, et avec une prétendue bonne foi, l'esprit est soumis à une gymnastique pas très
bonne. [un temps] On peut tomber dans un discours un peu simpliste qui consisterait à dire
c'est normal de souffrir psychiquement dans un contexte de domination raciale et donc
toutes ces souffrances là ont la même valeur. Autant, oui, la première partie de la phrase
fait sens, effectivement, mais il y a aussi des troubles spécifiques ou bien des neuroatypies.
Des choses qui, dans un contexte raciste, de la dangerosité projetée sur les corps non-
blancs par exemple, ne vont pas être interprétées de la même manière chez une personne
qui n'est pas blanche.

[ARCHIVE France bleu Armorique 2016] [00:40:39] [journaliste] Dès le début du cortège,
les manifestants laissent éclater leur colère..[la manifestation] Pas de justice, pas de paix !
Meurtriers, justice pour Babacar! [journaliste] Pour ce proche de Babacar Gueye, le plus
important, c'est d'honorer la mémoire du jeune homme [interview] C'était un frère, c’était un
gars gentil, nous sommes tous écœurés par ce qu’il s’est passé, et la douleur reste toujours
en nous. On est toujours en colère. On ne comprend pas pourquoi il fallait tirer jusqu'à cinq
balles sur cette personne. Nous avons décidé de montrer notre indignation. [journaliste] Le
cortège s'arrête devant l'immeuble où est mort Babacar Gueye. Un lâcher de ballons, une
minute de silence, puis sa sœur, Awa, très émue, prend la parole en wolof aux côtés d'un
traducteur. [le traducteur et Awa Gueye, en wolof derrière] Elle veut que la justice soit faite.
Rien n'avance. Elle a même peur que son fils se dise “Voilà ma maman ne fait rien”. Chaque
jour, elle est là, elle fait tout ce qu’elle peut. [journaliste] Babacar Gueye était en crise, armé
d'un couteau. “Incontrôlable”, selon les policiers. L'enquête a conclu à la légitime défense.
Pour ce membre du collectif Vérité et justice pour Babacar, c'est inacceptable. [membre du
collectif “Vérité et Justice pour Babacar”] On demande que le minimum soit fait par la justice,
c'est à dire que cette histoire horrible soit jugée, que toutes les personnes témoins puissent
dire ce qu’il s'est passé, que ce soit là aussi l'occasion de se rendre compte que ce n'est
pas juste un fait divers, c'est un racisme institutionnel. Pourquoi est-ce que c'est toujours
les mêmes qui prennent des balles? [journaliste] La famille de Babacar Gueye a déposé
plainte pour homicide volontaire, avec constitution de partie civile.

Michaëla Danjé [00:41:57] Babacar passait la soirée chez un de ses amis. Dans la nuit, il
ne se sentait pas bien et il a pris, apparemment, un petit couteau de cuisine, et il a
commencé à s'automutiler. Et donc … inquiet … son ami a appelé les secours. Sauf qu'on
ne lui a pas envoyé les secours, on lui a envoyé la BAC, on lui a envoyé la mort. Et donc …
(soupir), Babacar a été abattu. Et la trajectoire des balles montre qu’il était de dos et ne
menaçait personne. À part lui même. Il était en souffrance, il avait besoin d'aide. Et voilà,
on lui a envoyé la mort. Après, on a servi un récit criminalisant. Les pompiers l'ont trouvé
menotté au sol se vidant de son sang. L’affaire Babacar ça cristallise le racisme, la psycho
phobie, et un vécu de personnes exilées.

Xonanji [00:43:04] Disons qu'avec le travail qu'on a fait pour le livre, 100 portraits contre
l’état policier, [voix off: Xonanji, cofondatrice du collectif Cases rebelles] On a pu
mentionner des personnes dont la mort est effectivement à l'intersection de la violence
d'État et de la psycho-phobie. Comme Mohamed Diab en 1972, Mohamed Saoud en 98,
Abdelhakim Ajimi en 2009, Mohamed Boukrourou en 2012, Mamadou Maréga également.
Et je précise aussi que pour Mohamed Saoud, Mohamed Boukrourou, la France a été
condamnée par la Commission européenne des droits de l'homme par rapport aux
conditions, l'usage disproportionné de la force, etc. dans ce qui a conduit à la mort de ces
personnes. On peut aussi citer Mehdi Farghdani et Godefroid Djinekou. Voilà … Il y a encore
d'autres personnes, donc la liste est plus longue que celle de ses victimes...

[LECTURE, énumération de noms, par Marc Colmar et Sarah Wehbe]


Serge Partouche (septembre 2011, Marseille), Babacar Gueye (décembre 2015, Rennes),
Sambaly Diabaté (août 2016, Centrale de Saint Martin de Ré), Saïd M’Hadi (septembre
2021, Marseille)

[ARCHIVE, Antenne 2, 1962] [Présentateur]: Mohamed Diab, 32 ans, 1m82, chauffeur de


poids lourds, marié et père de quatre enfants, était d'un caractère emporté, et parfois violent.
Il vivait avec sa famille dans ce bidonville de Porchet Fontaine, près de Versailles. En juillet
dernier, il avait subi une cure de désintoxication, sa famille voulait le faire interner, mais il
refusait. Mercredi dernier, accompagné de sa femme et de sa sœur. Mohamed Diab était
allé rendre visite à sa mère, hospitalisée à l'hôpital de Versailles. Que s'est il passé? Attentat
à la pudeur, a déclaré la police. Version des faits contestée par la famille.
[Policier]: Nos gardiens ont été appelés par téléphone à l'hôpital, ce qui arrive fort souvent,
pour se saisir d'un individu qui refusait de sortir et qui causait du scandale. Effectivement,
ils ont trouvé dans la loge de la concierge, M. Diab, qui était assis les pieds sur le bureau et
qui commettait véritablement un attentat à la pudeur.
[Femme de M. Diab s’exprime en arabe, traduite par un proche en français] Lorsque la visite
s'est terminée, il a refusé de partir, il a demandé de rester encore un peu. Il a demandé de
rester encore un peu, et lorsque la visite s'est terminée, les infirmières ont appelé la police.
[Policier]:Lorsque le… M. Diab, a été fouillé, cette opération l'a subitement mis en colère et
il s'est emparé d'une chaise se mettant à cogner sur les deux gardiens qui étaient à côté de
lui. Les deux gardiens ont été assommés. Ce que voyant, le sous-brigadier Marquet a eu
peur, car Diab était réellement excité, dangereux, fou furieux, Et il a pris un pistolet mitrailleur
qui était à sa portée dans une armoire métallique… Diab s'est précipité, s'est approché du
sous-brigadier Marquet… dans l’intention certaine de s’emparer de l’arme… et Marquet a
tiré.

Michaëla Danjé [00:46:03] Si on prend l'un des premiers, les plus marquants en tout cas,
crimes raciste où il y a de la psychophobie, celui de Mohamed Diab en 1972 au
commissariat de Versailles. J'ai l'impression que ce n'est pas comme si le policier qui l’a
tué, faisait abstraction du fait qu'il avait face à lui quelqu'un en souffrance mentale. J'ai
l'impression que le fait d'être face à quelqu'un en souffrance mentale, ça en fait une
personne d'autant plus sacrifiable en fait, et ça je pense que c'est une réalité qui fait que le
crime ou la violence policière dans son ensemble va être d'autant plus facile à justifier.

[ARCHIVE, Antenne 2, 1962] [00:46:48] [Femme de M. Diab s’exprime en arabe, traduite


par un proche en français]

Ils étaient en train de le fouiller. Ils l'ont frappé sur les deux côtés en le maintenant sur le
mur. Alors on a crié “ne le frappez pas, Il est très malade”. Ils nous ont demandé de sortir
toutes les deux et elles ont fermé la porte derrière elles.
Lorsqu'ils l'ont frappé, M. Diab a pris une chaise et a commencé à taper sur les deux autres.
Tous les deux se sont mis à le frapper. Donc, M., La personne qui tira se trouvait au fond
de la pièce, la personne qui tira, a pris le pistolet mitrailleur et lui intima de rester sur sa
place. Mais après, il s'est relevé, lui a demandé s'il voulait tirer sur lui. La personne qui tira
lui répliqua que “oui, je vais tirer, sale race”. Lorsqu'il tira une en haut au plafond et deux
autres sur la personne de monsieur Mohamed, ayant pris les deux balles dans le corps, il
s'effondra au pied d'une porte, à côté du comptoir.

Michaëla Danjé [00:47:59] Il y a des personnes dont la circulation est beaucoup plus
contrôlée que d'autres, beaucoup plus régulée, beaucoup plus soumise à des demandes, à
des exigences, etc. Et donc, de fait, ça accentue les situations de mise en danger, soit en
étant contrôlé dans un état de crise, soit de se retrouver dans une situation humiliante qui
va provoquer une crise. On parle aussi d'un régime de contrôle d'identité, le contrôle des
papiers, le contrôle du droit à être là, du droit à être dans l'espace public, qui est basé sur
des rites bien établis d'humiliation, de tutoiement, etc. Donc, de toute évidence, ça va
appuyer sur des personnes qui peuvent avoir des fragilités psychiques. Et même ça peut
pousser dans des retranchements des personnes qui, à priori, n'ont pas forcément de
problématiques, de problématiques connues. C'est à dire que la criminalisation, elle
fonctionne ainsi, sur la suspicion qui pèse sur un ensemble de populations. Et les forces de
répression font en sorte que le comportement vienne confirmer les suspicions. Il s'agit d'une
demande d'obéissance, de soumission qui correspond à des normes extrêmement rigides
auxquelles tout le monde ne peut pas forcément répondre de la même manière, et voir pour
un certain nombre de personnes, ça ne fait qu'aggraver la difficulté de la situation et la
tension. Et l'issue est fatalement dramatique. Si on prend par exemple le cas de Serge
Partouche, qui est mort à Marseille. La personne qui a prévenu la police a dit qu'il était
autiste, donc ça a été traduit en “handicapé mental” sur la fiche de poste, puis par “individu
dangereux” par l'opérateur s'adressant aux policiers. Donc, et bien Serge Partouche en est
mort. Il y a tout un vocabulaire et c'est vrai que cette fabrique des mots qui justifient tout un
ensemble d'événements, comme par exemple le terme “forcené” qui permet de ne pas avoir
à forcément justifier qu'il y a une personne qui a été abattue. Ce processus d’énoncer les
vies qui sont sacrifiables se retrouve dans tout ce qui se déploie autour du validisme et de
la psycho-phobie, en fait. il s'agit toujours de considérer que bon … il ne s'agit pas de la
population qui compte.

Musique Choolers Division, “Get on my own”

Gildas Brégain [00:51:07] Depuis 5 ans, 7 ans, on s'aperçoit qu'il y a un renouveau des
mobilisations associatives avec l'émergence de nouvelles figures associatives, de nouvelles
figures militantes qui portent un discours revendicatif très fort contre les associations
gestionnaires, et qui contestent le monopole de la représentation du handicap par des
associations gestionnaires, et qui emploient, de mon point de vue aussi, un répertoire
d'actions qui étaient jusqu'alors peu utilisées. Si l'on pense par exemple au fait que
l'Association Handi-Social, par exemple, a eu recours à l’enfarinage du député Adrien
Taquet pour contester la réforme de la loi Elan.

Clémence Allezard [00:51:53] L’enfarinage d'Adrien Taquet et puis aussi des actions
d'occupation.

Gildas Brégain [00:51:58] Voilà, et ça me semble assez symptomatique d'une prise de


conscience que le fait de simplement manifester dans la rue ne suffit pas. J'ai remarqué que
beaucoup des actions radicales qui étaient menées pendant les années 70 sur le sujet de
l'accessibilité, par exemple quand les personnes handicapées en Espagne s'enchaînent sur
des places qui ne sont pas accessibles, ou alors bloquent des travaux de la voirie parce
qu'ils ne respectent pas les normes d'accessibilité, ça a un impact très concret. C'est à dire
que trois semaines plus tard, les travaux respectent les normes d'accessibilité.

Odile Maurin [00:52:31] On a bloqué des cimenteries, obligé à vider les toupies, en
s'interposant mais de manière totalement pacifique, calme, posée. On avait réussi une fois
a … on était, je crois, une dizaine, on a bloqué tout le sud de Toulouse et quatre cimenteries
à la fois et tout un centre d'affaires. Effectivement, à ce moment-là, on commençait à voir
arriver des convocations de la police. Et puis, entre-temps, on a aussi, la même année 2018,
à bloquer un TGV en gare de Toulouse pendant une heure. Il faut savoir qu'à la gare
Matabiau, qui est la quatrième ville de France, les personnes handicapées ne peuvent pas
aller prendre le train comme tout le monde. Elles doivent réserver 48 heures à l'avance pour
simplement pouvoir traverser la gare. Vous ne pouvez pas prendre le train au dernier
moment. Et puis après, il y a eu, je dirais, l'apothéose, c'était le blocage des pistes de
l'aéroport de Toulouse pendant une heure, et ça a interrompu le trafic aérien. Et ça a fait du
bruit et ça nous a occasionné des poursuites judiciaires. Et nous avons donc été jugés le 23
mars 2021 dans des conditions indignes, dans un tribunal judiciaire de Toulouse, dans des
bâtiments qui ne respectent pas les règles d'accessibilité. Une de nos camarades, qui a des
difficultés d'élocution majeure, n'a pas eu d'interprète pour pouvoir s'exprimer alors que
c'était au parquet et aux magistrats d'organiser la compensation de nos handicaps pour
nous permettre d'avoir droit à un procès équitable. La camarade qui est aveugle, n'a pas
disposé de documents lisibles. Le dossier d'accusation n'était pas lisible par un lecteur
d'écran pour les personnes aveugles. On n’a pas eu de pause pour aller aux toilettes, une
de nos camarades s'est pissée dessus pendant l'audience. Et puis, alors que nos avocats
avaient bien prévenu du fait qu'un certain nombre d'entre nous dépendaient de services de
transports spécialisés pour rentrer chez eux et d'auxiliaires de vie, le procès s'est fini à 22
heures, alors que nous, certains de nos camarades, auraient dû partir à 20 heures. Ça nous
a obligés à occuper le tribunal à la fin de l'audience pour obliger le procureur et le président
du tribunal à organiser nos retour chez nous, ce qui montre à quel point ce pays n'est
absolument pas préparé à nous accueillir et à nous permettre de vivre comme tout le monde,
comme s'il y avait des sous hommes, comme s'il y avait des sous hommes et des sous
femmes et que c'était normal. Il y a eu une volonté de nous humilier. Ça, je le pense
vraiment. Je pense que l'objectif de la justice était d'avoir une petite bande de handicapés
penauds qui s'excuse. Monsieur le juge, madame le juge, j'ai pas fait exprès, je
recommencerai pas. Et grosso modo, je l'ai entendue aussi par rapport aux manifestations
auxquelles je participais, c'était du discours comme, “Mais vous êtes handicapés, vous
n'avez rien à faire dans une manifestation.” Donc, grosso modo, le discours, c'est “Vous
êtes handicapés, donc vous n'avez pas de raison de faire valoir vos droits, donc, vous n'avez
pas votre place dans l'espace public et donc la Constitution française qui considère que la
liberté d'expression et le droit de manifester sont des libertés fondamentales, ça ne
s'applique pas à nous.

Musique: Gaelynn Lea “Someday we will linger in the sun”

[Désannonce] C’était Une lutte d’émancipation collective


Avec Elisabeth Auerbacher, Odile Maurin, Cécile Morin, Gildas Brégain, Charlotte Puiseux
Rizzo Boring, Camille, Michaëla Danjé et Xonanji.
Lectures Sarah Wehbe et Marc Colmar
Prise de son Ollivia Brangé et Fabien Gosset.
Mixage Claude Niort
Archives INA Delphine Desbiens
Documentaliste radio france Annelise Signoret
Documentation d’actualité Caroline Chaussée
Documentation sonore Antoine Vuilloz
Attachées de production Maryvonne Abolivier et Anahi Moralès
Coordination Perrine Kervran
Merci à Rizzo Boring pour ses conseils et son écoute critique.
Handicap, la hiérarchie des vies
Une série documentaire de Clémence Allezard réalisée par Assia Khalid

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