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Jérôme Michel
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Jérôme Michel, Maître des Requêtes au Conseil d’État, membre du comité de rédaction des Cahiers de la Justice.
Le « procès de Jésus » est sans doute l’un devant Hérode (le Palais) 2. Ce procès (ou
des plus célèbres de l’histoire. L’affirmation des différentes phases de la condamnation de
est banale. Elle est cependant hautement Jésus) constitue-t-il un événement historique
problématique. En effet, l’énoncé ouvre ou est-il, au-delà de son historicité, un élé-
d’emblée sur une foule d’interrogations. En ment central du dispositif théologique du
premier lieu, y eut-il réellement un procès au sacrifice du « fils de Dieu » ? Ces questions
sens juridique (du droit romain) ? Ne devrait- naissent évidemment de l’incertitude des
on pas parler d’audition ou d’interrogatoire sources et de l’ambiguïté du statut de ces
policier pour caractériser la comparution de mêmes sources. Le procès est évidemment un
Jésus devant le Sanhedrin, puis devant le passage essentiel des Évangiles synoptiques,
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1. Traduit de l’italien par Joël Gayraux, Bibliothèque Rivages, 2. Les récits du procès de Jésus, in La plume et le prétoire, Paris,
2014. La Documentation française, 2014.
cher à la figure du préfet romain de Judée. marque l’heure où « l’éternité a rencontré l’his-
Depuis longtemps, ce dernier a fait l’objet de toire en un point décisif ». Se fondant sur une
nombreuses interprétations théologiques, lecture serrée des Évangiles, recourant aux
philosophiques ou historiques. Des lecteurs sources théologiques aussi bien que juridiques
éminents ont cherché à comprendre son (le droit romain), historiques que philoso-
comportement durant son dramatique face à phiques (il convoque successivement Augus-
face avec Jésus, le sens de ses répliques tin, Thomas d’Aquin, Dante, Kierkegaard,
fameuses ou encore son rôle essentiel dans Pascal, Karl Barth, Jacob Taubes, Carl Schmitt,
l’économie de la prophétie christique. Aby Warburg ou Michel Foucault), Giorgio
Ainsi, Dante en fit-il, dans son De Monar- Agamben questionne la signification profonde
chia, le représentant de la puissance légitime de cette rupture historique : « Pourquoi l’évé-
nement décisif de l’histoire universelle – la pas-
de Rome pour entériner la thèse théologico-
sion du Christ et la rédemption de l’humanité –
politique selon laquelle l’Empire romain était
doit-il prendre la forme d’un procès ? ».
providentiellement inscrit dans le plan divin
Agamben se livre tout d’abord à une
du salut, avant de lui faire grief, dans son
reconstitution haletante des quelques heures
Enfer, d’avoir renoncé à exercer son office
qui se sont écoulées à l’intérieur et à l’exté-
de juge en se lavant les mains d’abandonner
rieur du prétoire, en s’astreignant, par-delà la
un innocent pour des raisons politiques.
« légende » à retrouver la vérité des compor-
Comment ne pas citer ici la célèbre formule tements et des paroles des deux protagonistes
de Nietzsche, dans L’Antéchrist, selon avant d’essayer d’en comprendre les enjeux
« Alors Pilate rentra dans le prétoire. Il appela humains, politiques, philosophiques, juri-
l’humain et le divin, le temporel et l’éter- Pilate, comme Judas l’avait « livré » au San-
nel ». Mais il est écrit (Jean, 3, 17) que « Dieu hédrin, comme Dieu l’avait « livré » aux
n’a pas envoyé son fils dans le monde pour le hommes. La livraison est une traditio. C’est
juger mais pour le sauver ». Le Procurateur de ainsi que Karl Barth a pu penser que cette
Judée, quant à lui, est là pour juger, au nom « remise » avait une signification théolo-
de César. Ce procès est donc d’abord un gique, qu’elle reliait en une même tradition
affrontement entre l’ordre humain et l’ordre le geste de Dieu qui a « livré » son propre fils
divin, entre le jugement et le salut. à l’humanité, la trahison de Judas et la déci-
« Mon Royaume n’est pas de ce monde. Si sion de Pilate, lequel devient un élément de
mon Royaume était de ce monde, mes servi- la volonté divine et de l’économie du salut,
teurs auraient combattu pour que je ne fusse l’executor Novi testamenti, celui par qui se réa-
pas livré aux Juifs. Mais mon Royaume n’est lise sur terre le dessein céleste. Dans les Évan-
pas d’ici ». Pilate en conclut : « Donc, tu es giles apocryphes, Pilate est même regardé
roi ». Mais la réponse de Jésus ouvre à une tout comme « un chrétien en conscience » (Pilate
autre question : « Toi, tu dis que je suis roi. a été sanctifié par l’Église éthiopienne alors
Moi, je ne suis né, je ne suis venu dans le que sa femme Procla est fêtée dans le calen-
monde que pour rendre témoignage à la vérité. drier de l’Église grecque le 26 octobre).
Quiconque est de la vérité écoute ma voix ». Si, du côté de la théologie, la mort du
C’est alors, selon Agamben, que « Pilate Christ, rendue possible par la livraison de
prononce ce que Nietzsche a défini comme la Pilate à l’issue de l’interrogatoire, participe
“boutade la plus subtile de tous les temps” : de l’économie du salut, en revanche, Agam-
Qu’est-ce que la vérité ? ». À la réponse de ben, en philosophe, considère que ce procès
Jésus – « la vérité vient du ciel » –, Pilate sans jugement ni verdict est le lieu de l’af-
oppose une nouvelle question : « N’y a-t-il frontement entre deux conceptions de la
sur terre aucune vérité ? ». vérité, l’une historique, l’autre éternelle, et
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