Vous êtes sur la page 1sur 4

PILATE ET JÉSUS, GIORGIO AGAMBEN

Jérôme Michel

Dalloz | « Les Cahiers de la Justice »

2015/1 N° 1 | pages 121 à 123


ISSN 1958-3702
ISBN 9782996215019
DOI 10.3917/cdlj.1501.0121
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2015-1-page-121.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Dalloz.


© Dalloz. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)

© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)


dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Dossier : Document : CDJ_01_2015
Date : 3/3/2015 15h17 Page 121/143

... LIRE | VOIR | ENTENDRE

Pilate et Jésus, Giorgio Agamben 1


par Jérôme Michel

Jérôme Michel, Maître des Requêtes au Conseil d’État, membre du comité de rédaction des Cahiers de la Justice.

Le « procès de Jésus » est sans doute l’un devant Hérode (le Palais) 2. Ce procès (ou
des plus célèbres de l’histoire. L’affirmation des différentes phases de la condamnation de
est banale. Elle est cependant hautement Jésus) constitue-t-il un événement historique
problématique. En effet, l’énoncé ouvre ou est-il, au-delà de son historicité, un élé-
d’emblée sur une foule d’interrogations. En ment central du dispositif théologique du
premier lieu, y eut-il réellement un procès au sacrifice du « fils de Dieu » ? Ces questions
sens juridique (du droit romain) ? Ne devrait- naissent évidemment de l’incertitude des
on pas parler d’audition ou d’interrogatoire sources et de l’ambiguïté du statut de ces
policier pour caractériser la comparution de mêmes sources. Le procès est évidemment un
Jésus devant le Sanhedrin, puis devant le passage essentiel des Évangiles synoptiques,
© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)

© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)


procurateur de Judée ? Si de procès néan- mais également des Apocryphes. Il est men-
moins on peut cependant parler, n’est-ce pas tionné dans le Talmud et par l’historien Fla-
de procès au pluriel qu’il conviendrait plus vius Josèphe. Il est même évoqué brièvement
sûrement d’évoquer ? par Tacite dans les Annales.
Pour Dominique Foyer, il conviendrait Le grand philosophe Giorgio Agamben,
ainsi de distinguer, dans « le calvaire judi- dans un texte bref mais d’une grande densité
ciaire » de Jésus, le procès religieux et poli- (densité parfaitement restituée dans la tra-
tique devant le grand Conseil (Sanhedrin), duction de Joël Gayraux), reprend l’instruc-
le procès politique et religieux devant Ponce tion en déplaçant la perspective du côté du
Pilate (prétoire), et enfin, en se basant sur un « juge » de Jésus, à savoir de Ponce Pilate.
passage des évangiles de Luc, un procès Il n’est évidemment pas le premier à s’atta-

1. Traduit de l’italien par Joël Gayraux, Bibliothèque Rivages, 2. Les récits du procès de Jésus, in La plume et le prétoire, Paris,
2014. La Documentation française, 2014.

Les cahiers de la justice # 2015/1 121 ...


Dossier : Document : CDJ_01_2015
Date : 3/3/2015 15h17 Page 122/143

Lire, voir, entendre Pilate et Jésus

cher à la figure du préfet romain de Judée. marque l’heure où « l’éternité a rencontré l’his-
Depuis longtemps, ce dernier a fait l’objet de toire en un point décisif ». Se fondant sur une
nombreuses interprétations théologiques, lecture serrée des Évangiles, recourant aux
philosophiques ou historiques. Des lecteurs sources théologiques aussi bien que juridiques
éminents ont cherché à comprendre son (le droit romain), historiques que philoso-
comportement durant son dramatique face à phiques (il convoque successivement Augus-
face avec Jésus, le sens de ses répliques tin, Thomas d’Aquin, Dante, Kierkegaard,
fameuses ou encore son rôle essentiel dans Pascal, Karl Barth, Jacob Taubes, Carl Schmitt,
l’économie de la prophétie christique. Aby Warburg ou Michel Foucault), Giorgio
Ainsi, Dante en fit-il, dans son De Monar- Agamben questionne la signification profonde
chia, le représentant de la puissance légitime de cette rupture historique : « Pourquoi l’évé-
nement décisif de l’histoire universelle – la pas-
de Rome pour entériner la thèse théologico-
sion du Christ et la rédemption de l’humanité –
politique selon laquelle l’Empire romain était
doit-il prendre la forme d’un procès ? ».
providentiellement inscrit dans le plan divin
Agamben se livre tout d’abord à une
du salut, avant de lui faire grief, dans son
reconstitution haletante des quelques heures
Enfer, d’avoir renoncé à exercer son office
qui se sont écoulées à l’intérieur et à l’exté-
de juge en se lavant les mains d’abandonner
rieur du prétoire, en s’astreignant, par-delà la
un innocent pour des raisons politiques.
« légende » à retrouver la vérité des compor-
Comment ne pas citer ici la célèbre formule tements et des paroles des deux protagonistes
de Nietzsche, dans L’Antéchrist, selon avant d’essayer d’en comprendre les enjeux
« Alors Pilate rentra dans le prétoire. Il appela humains, politiques, philosophiques, juri-

... Jésus et lui dit : “Tu es le roi des Juifs ?” Jésus


répondit : “Dis-tu cela toi-même ou d’autres
te l’ont dit de moi ?” Pilate répondit : “Est-ce que
diques, religieux. « Alors Pilate rentra dans le
prétoire. Il appela Jésus et lui dit : “Tu es le
roi des Juifs ?” Jésus répondit : “Dis-tu cela
© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)

© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)


je suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres
t’ont remis entre mes mains. Qu’as-tu fait ?” » toi-même ou d’autres te l’ont dit de moi ?”
Pilate répondit : “Est-ce que je suis juif, moi ?
laquelle Pilate est « l’unique figure du Nou- Ta nation et les grands prêtres t’ont remis
veau Testament qui soit digne de respect ». entre mes mains. Qu’as-tu fait ?” ».
Signalons également l’ironique et très subtil Agamben note que Pilate est assis sur le
récit de Roger Caillois, « Ponce Pilate », qui bema, autrement dit le siège sur lequel prend
imagine ce qui se serait passé si, à l’issue du place celui qui prononce le jugement. Selon
procès, le Procurateur avait libéré Jésus au d’autres sources, cependant, bema peut signi-
lieu de décider sa mise à mort. fier simplement tribunal, et, dans la Lettre aux
C’est en philosophe, et particulièrement en Corinthiens de Paul, le « jugement de Dieu ».
philosophe du droit, que Giorgio Agamben Le bema est dès lors aussi celui du Fils. « Dans
aborde le procès de Jésus et en propose une le procès qui se déroule devant Pilate, deux
lecture originale. Pour lui, en effet, ce procès bemata, deux jugements semblent s’affronter :

... 122 Les cahiers de la justice # 2015/1


Dossier : Document : CDJ_01_2015
Date : 3/3/2015 15h17 Page 123/143

Pilate et Jésus Lire, voir, entendre

l’humain et le divin, le temporel et l’éter- Pilate, comme Judas l’avait « livré » au San-
nel ». Mais il est écrit (Jean, 3, 17) que « Dieu hédrin, comme Dieu l’avait « livré » aux
n’a pas envoyé son fils dans le monde pour le hommes. La livraison est une traditio. C’est
juger mais pour le sauver ». Le Procurateur de ainsi que Karl Barth a pu penser que cette
Judée, quant à lui, est là pour juger, au nom « remise » avait une signification théolo-
de César. Ce procès est donc d’abord un gique, qu’elle reliait en une même tradition
affrontement entre l’ordre humain et l’ordre le geste de Dieu qui a « livré » son propre fils
divin, entre le jugement et le salut. à l’humanité, la trahison de Judas et la déci-
« Mon Royaume n’est pas de ce monde. Si sion de Pilate, lequel devient un élément de
mon Royaume était de ce monde, mes servi- la volonté divine et de l’économie du salut,
teurs auraient combattu pour que je ne fusse l’executor Novi testamenti, celui par qui se réa-
pas livré aux Juifs. Mais mon Royaume n’est lise sur terre le dessein céleste. Dans les Évan-
pas d’ici ». Pilate en conclut : « Donc, tu es giles apocryphes, Pilate est même regardé
roi ». Mais la réponse de Jésus ouvre à une tout comme « un chrétien en conscience » (Pilate
autre question : « Toi, tu dis que je suis roi. a été sanctifié par l’Église éthiopienne alors
Moi, je ne suis né, je ne suis venu dans le que sa femme Procla est fêtée dans le calen-
monde que pour rendre témoignage à la vérité. drier de l’Église grecque le 26 octobre).
Quiconque est de la vérité écoute ma voix ». Si, du côté de la théologie, la mort du
C’est alors, selon Agamben, que « Pilate Christ, rendue possible par la livraison de
prononce ce que Nietzsche a défini comme la Pilate à l’issue de l’interrogatoire, participe
“boutade la plus subtile de tous les temps” : de l’économie du salut, en revanche, Agam-
Qu’est-ce que la vérité ? ». À la réponse de ben, en philosophe, considère que ce procès
Jésus – « la vérité vient du ciel » –, Pilate sans jugement ni verdict est le lieu de l’af-
oppose une nouvelle question : « N’y a-t-il frontement entre deux conceptions de la
sur terre aucune vérité ? ». vérité, l’une historique, l’autre éternelle, et
© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)

© Dalloz | Téléchargé le 04/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.186.180)


C’est ainsi que le Christ, dont le royaume que cette tension permanente entre ces irré-
n’est pas de ce monde, est remis au jugement ductibles est la source même de la krisis
de Pilate, juge de ce monde et juge en ce – terme grec pour dire le jugement – qu’inau-
monde. Cependant, Pilate ne prononce pas gure le comportement de Ponce Pilate. En ce
de sentence finale. Il se borne, en effet, à drame « jusqu’à la fin jugement et salut
livrer Jésus aux Juifs, à le remettre à la foule. demeurent étrangers et incommunicables ».
Jésus n’est donc pas jugé, « remis » (traditio), Giorgio Agamben y voit une allégorie de
au sens où il est « livré » (trahere, paradidomi) notre temps. Justice et salut restent ainsi
par Pilate à ceux qui le crucifient. inconciliables. C’est ainsi qu’à partir du pro-
Giorgio Agamben relève patiemment l’oc- cès de Jésus, c’est l’histoire elle-même qui est
currence multiple dans les évangiles de ce sans jugement (krisis), autrement dit ne peut
même mot, en grec comme en latin. Pilate jamais être autrement qu’« en état de crise
livre Jésus comme les Juifs l’avaient « livré » à permanente ».

Les cahiers de la justice # 2015/1 123 ...

Vous aimerez peut-être aussi