Vous êtes sur la page 1sur 94

Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
1
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
2

-sommaire-

chapitre 1: Honister Pass

chapitre 2: Georgette Cuvelier

chapitre 3: Criterion Theatre

chapitre 4: John-Alexander-Meredith

chapitre 5: le secret de Wilfrid Heldon

chapitre 6: Mansion School

chapitre 7: le crime d’Harry Dickson

chapitre 8: un aveu criminel

chapitre 9: la Chambre des Communes

chapitre 10: conseil de guerre

chapitre 11: Jenny-Élisabeth

chapitre 12: la tombe vide


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
3

Il y a, le long d’une petite rivière du Westmorland, un enclos étroit entouré d’un


mur de pierres sèches. Un gardien est préposé à son entretien, car l’intérieur est un
véritable petit jardin.
Au milieu, se trouve une tombe en pierres blanches qui ne porte pas de nom.
Deux ou trois fois l’an, un gentleman de haute taille, à la mine sévère, y vient
déposer des fleurs, puis il s’agenouille et prie.
Quand il s’en va, sans détourner la tête, il marche les épaules un peu voûtées,
comme si elles portaient un fardeau invisible.

Jean RAY / Harry Dickson / Les Spectres Bourreaux (fascicule 86)


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
4

1 / HONISTER PASS

Des landes drapées de bruyère, d’innombrables murs de pierre courant sur les
collines, des tourbières et des marécages, des hêtres et puis des chênes, de minuscules
rivières, de même que des vallées secrètes, tel est le spectacle qu’offre la partie
septentrionale de l’ancien Comté de Westmorland.
Deux heures plus tôt, Harry Dickson avait abandonné le hameau de Sawrey.
Un cours d’eau cascadait le long d’un chemin creux bordé de buissons aux
délicates feuilles enroulées et aux baies écarlates. Un vent venu de l’est poussait ces
nuages gras qui annoncent les averses. Des champs coupés de narcisses garnissaient les
pentes molles.
Harry Dickson se repérait. Pour lui, c’était un pèlerinage. Il savait que plus loin,
lorsqu’il aurait franchi les falaises d’Honister, il allait découvrir l’amorce d’un enclos, les
bornes d’un lopin, plusieurs sépultures oubliées.
Harry Dickson s’y rendait chaque année.
Ici était enterrée Georgette Cuvelier.
Bien davantage qu’un cimetière, c’était plutôt comme un jardin où savait se
glisser un romantisme étrange. Les tombes n’étaient qu’une dizaine. La plupart
s’affaissaient. Elles se montraient fendues, marquées par trop d’années tandis qu’un
entrelacs de plantes tentaculaires courait jusqu’aux gravures.
Toutefois, en se donnant la peine d’écarter le feuillage, des noms se
découvraient : Bowness, Tebay, Oxenholme… C’étaient de modestes défunts, de
tranquilles âmes benoîtes, des proscrits négligés prisonniers d’un autre siècle.
Des collines verdoyantes entouraient le cimetière. Le silence s’étendait, cette
fois-ci éternel, et à peine écorché par le sifflement des merlettes, par les pépiements des
mésanges. Dans le creux des nuages se devinait la présence d’esprits évanescents.
Aucun regret, sur cette terre. Rien qu’une paix éternelle.
Les falaises d’Honister Pass apparurent sombres au détective. Elles tranchaient
de beaucoup sur la verdeur environnante. Plus loin, il subsistait les bâtiments ruinés
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
5
d’une ancienne mine d’ardoise. Le chemin se faisait rocailleux. Il s’étageait jusqu’à
franchir un petit col. Harry Dickson s’arrêta. Mais ce ne fut qu’une parenthèse, le temps
de goûter le paysage, aussi de s’humecter les lèvres. Encore, il y eut un ultime raidillon et
un virage à angle droit, avant de découvrir…
– Oh mais ! Il y a du monde !
Le cimetière se trouvait minuscule. Un chêne presque centenaire poussait près de
l’entrée. Il n’y avait pas de grille, rien qu’un mur en pierres sèches.
Quatre hommes levèrent la tête. L’instant d’avant ils fumaient leur longue pipe
tout en se partageant une flasque de genièvre. Puis, à la suite de chaque gorgée, ils
claquaient de la langue. Ils paraissaient attendre.
Ils étaient du village et ils se connaissaient. Leurs bottes étaient crottées. De la
boue les marbrait. L’un des bougres s’appuyait sur un fusil Purdey. À leurs pieds et
couchés dans les herbes, le détective remarqua deux ou trois pelles, des pics et même une
pioche.
– Serait-ce un enterrement ? Une mise en terre secrète, sans pasteur ni
pleureuses ?
– Vous êtes Harry Dickson ? interrogea l’un des natifs.
L’homme était le plus grand. Il promenait un ventre rebondi. Se pouvait-il qu’il
soit amateur de bitter ?(*) Son teint plutôt fleuri recouvrait ses bajoues. Une chaîne
argentée lui bardait la poitrine.
– Certainement, fit le grand détective un instant étonné. Mais vous… ?
– Je me nomme Lewisham, répondit l’inconnu. Et voici Crasmussen, le brave
Mice, et puis Grade. Nous sommes tous à vos ordres et nous vous attendions.
Dickson se raidit. Son instinct, à présent, le tirait par la manche. Oui, quelque
chose boitait. La logique du moment prenait une drôle d’allure. Aussi s’étonna-t-il :
– À mes ordres ? Mais mes braves, ce doit être une erreur car je ne vous connais
pas. Sans compter que, et de mon propre avis, nous ne sommes pas en affaires.
– Oh, pardon, milles excuses, Sir. Or, c’est bien vous qui… Enfin, pour ne pas
nous tromper... Du moins jusqu’à ce point, tous les quatre. Et puis... Et puis d’abord,
vous êtes venu le jour prévu, et aussi à l’heure dite. C’est avant tout une preuve, ça !

(*)
bitter = bière blonde, amère.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
6
– Certainement. Mais là je ne pense pas qu’il y ait grand mystère, car plusieurs
fois par an je m’accorde ce pèlerinage. Je ne m’en suis jamais caché.
Et lentement, les yeux au sol, Dickson décida de poursuivre :
– J’aime à me recueillir sur une tombe qui m’est chère. Toutefois, je n’y reste
jamais longtemps. Et puis, au grand jamais, je n’ai besoin de personne.
La voix du détective claquait haut dans l’air vif. Sous la vigueur des mots on ne
pouvait que deviner un gentleman de commandement. Toutefois, le gros Lewisham ne
l’entendait pas de cette oreille. Au village de Sawrey il passait pour celui qui parlait le
plus fort. Ainsi et à chaque fois, à la suite des harangues lancées par le bonhomme, les
autres se taisaient. Personne n’osait se vanter de lui avoir rabattu le caquet !
– Pardon, répéta fermement Lewisham tout en levant le menton. Nous avions
comme mission d’ouvrir une tombe. Celle-là… la blanche… et…
– Quoi ?
Lewisham, de son doigt boudiné, indiquait une stèle au milieu du cimetière, une
dalle des plus modestes sans aucune inscription. Oui mais, une sépulture jurant par son
éclat. Aucun buisson pour la ternir, ni de poussière malencontreuse pour altérer son
grain.

La tombe de Georgette Cuvelier ! Celle pour laquelle Harry Dickson faisait


plusieurs fois par an le voyage entre Londres et Honister Pass !

– J’ai du mal à comprendre, lui répondit le détective. Expliquez-vous, voyons !


Les trois autres villageois se tenaient en retrait. Entre leurs mains timides ils
torturaient leur casquette à pompon. L’un d’eux finit par bredouiller. C’était Mice, le
petit maigre :
– Un télégramme pour nous. Il arrivait de Londres et il était secret. C’était,
comme qui dirait, une mission du Yard. On ne devait pas en parler. Uniquement vous
attendre, aujourd’hui, à cette heure, avec nos pics et puis nos pioches. C’est tout.
– Quoi ? réagit Dickson.
Il restait sidéré.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
7
Enfin, qui donc avait voulu qu’ils se retrouvent tous quatre – tous les cinq, en
comptant Dickson – à l’intérieur de ce cimetière ? Oh oui ! Et surtout : pour ouvrir une
tombe !
Celle de Georgette Cuvelier !
Apparemment, ce devait être une blague. Oui mais, une blague de mauvais goût.
– Pas si sûr, marmonna le détective.
Dickson fit quelques pas. La dalle marquait d’une tache claire le milieu du
cimetière. Oui mais, et ce qui sautait principalement aux yeux, c’était que cette tombe-
là... Elle avait été violée ! Et récemment, encore !
Des traces de raclement avaient couché les herbes, comme elles avaient creusé
des sillons dans la terre. Dickson s’agenouilla, visiblement pensif. Ce qui se passait par
ici… Le détective se redressa. Il avait pris sa décision. Son regard se posa sur le groupe
des quatre hommes, ceux-là qui l’attendaient patiemment dans leur coin, ceux-là qui
hésitaient maintenant à bouger :
– Oh vous autres, oh mes braves ! Puisque vous êtes venus, ouvrez-moi ce
caveau !
– Ce n’était pas trop tôt ! Le temps que vous vous décidiez…
Certainement.
Lewisham, le bonhomme à la montre, avait quand même voulu avoir le dernier
mot. Il se donna du courage. Il lampa une gorgée de genièvre. Ensuite il s’approcha, un
long pic à la main. Les quatre hommes savaient la manœuvre. Le dessus de la stèle glissa
sans trop de peine. Dickson ne s’était pas trompé. La plupart des scellements avaient été
brisés. Le raclement fut sépulcral.
D’un coup, une pluie passablement gelée vint se mettre à tomber, si bien que tous
en frissonnèrent. Mais était-ce là, uniquement, à cause du froid ? Dans l’obscurité de la
terre il s’ouvrait une bouche d’ombre. Dickson, tout comme les autres, se pencha.
Un cercueil apparut, profondément moisi. Les planches s’étaient fendues,
ramassées sur elles-mêmes. Elles formaient comme un tas. Dessous, un corps se devinait.
Ou, du moins, ce qui pouvait en subsister.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
8
Le grand détective se souvint… Trois ans… ou même davantage. Depuis ce jour
funeste où Georgette Cuvelier s’était suicidée, et où un triste cortège l’avait portée en
terre...(*)
Enfin, ce qu’ils constataient aujourd’hui n’était pas surprenant. N’importe quel
cercueil, et fût-il ajusté dans le bois le plus précieux, se dégrade en une ou deux
semaines. Il pourrit. Alors... En trois ou quatre ans…
– C’est bien une évidence, se répéta Dickson. Il y a eu... quelqu’un.
Tout en se mettant à penser que ce mystérieux quelqu’un était peut-être en train
de les observer, et en ce moment même, caché tout proche de ce cimetière. Enfin, mais
qu’est-ce qui se passait ?
Tout au fond du caveau, un bon pied d’eau stagnait.
– Allons, du courage !
Dickson prit son appui sur le bord de la maçonnerie, puis il sauta dans un
éclaboussement nauséabond au milieu des feuilles et des racines, écartant les éclats du
bois. Et…
D’une main mesurée, le détective releva les planches. Il s’attendait à tout,
vraiment à tout. Et surtout, à l’apparition d’un suaire dénaturé, profondément galeux, au
sein duquel il n’allait pas manquer de saillir un crâne aux orbites vides, aux dents
proéminentes.

Pourtant, Georgette Cuvelier avait été jolie, et le jour de son suicide,


lorsqu’elle avait été cernée par Dickson dans ce refuge qui avait eu pour nom le
Château du Bourreau, le grand détective l’avait embrassée.
Et là, Georgette lui avait dit :
– Je n’ai pas pu tuer l’homme qui a toujours été mon plus mortel ennemi, et…
Et que j’aimais !
Alors Dickson lui avait abandonné un revolver chargé… Une cartouche
unique…(*)

(*)
voir le fascicule n° 86 intitulé : « les Spectres-Bourreaux ».
(*)
citation inspirée du fascicule n° 86 intitulé : « les Spectres-Bourreaux ».
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
9
Trop de souvenirs désagréables firent fermer les yeux à Dickson. Lorsqu’il les
releva il se rendit compte que ses quatre compagnons, depuis le haut de la fosse, le
dévisageaient avec un air curieux. Dès lors, il acheva sa tâche. La première planche se
détacha, ce qui fit que l’ensemble s’écroula mollement. On aurait dit… Mais oui !
… Qu’il n’y avait pas grand chose sous les humbles débris, qu’un polochon de
tissu, qu’une poupée ligaturée, même pas de forme humaine. Rien d’autre. Pas de
cadavre.

Le corps de Georgette Cuvelier avait disparu !

La surprise fut immense. Harry Dickson se redressa, et si brutalement qu’il


s’éborgna contre l’un des rebords de la fosse. Deux des hommes, sur le haut,
esquissèrent un signe de croix hâtif.
Seulement, il y avait autre chose : Dickson venait de se saisir d’un étonnant objet
posé sur la poupée, et celui-là de la taille d’une main. Il se pouvait que ce soit un bijou,
une araignée ciselée dont le métal apparaissait comme neuf, brillant et sans oxyde,
comme s’il avait été déposé de la veille.
Le détective avait tout vu. Cette fois, le temps pressait. Harry Dickson s’était
brusquement résolu. Sans attendre davantage il allait rejoindre Londres…
… Car la présence unique de cette araignée d’or, précédée du faux message de
Scotland Yard, et sans compter l’incroyable disparition du corps de Georgette Cuvelier,
tout cet ensemble d’incohérences commençait à laisser soupçonner…
… Le retour des Spectres-Bourreaux, comme celui de la Bande de l’Araignée.
Enfin la perspective d’un futur dramatique, et nombre de victimes qu’on n’allait pas
manquer de devoir relever.(*)
Le visage de Dickson reflétait ces angoisses. De nouvelles rides vinrent lui hacher
le front, et jusqu’à lui descendre tout au long de ses joues.
– Je n’ai plus besoin de vous, annonça-t-il aux hommes. Vous allez refermer cette
tombe et je vais vous payer. Par la suite, retourné au village, j’affréterai une carriole qui
me ramènera jusqu’en gare d’Oxenholme.

(*)
voir les fascicules n° 85 et 86 intitulés : « la Bande de l’Araignée » et « les Spectres-Bourreaux ».
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
10
Le détective s’épousseta. Il nettoya ses bottes. Il fit tomber la boue collée à ses
genoux. Puis il se retourna. Ses quatre compagnons ne semblaient pas avoir bougé. Ils
n’avaient pas lâché ni leurs pics, ni leurs pioches. Mais tous se conservaient un regard
incertain. Ces hommes simples – peut-être étaient-ils charbonniers, forestiers ou même
tailleurs de pierres ? – assistaient cette fois-ci à des événements bien étranges. Déjà, cette
tombe sans cadavre. Et puis, cette araignée…
– Mais qu’est-ce que... ?
C’était le nommé Crasmussen, un grand bonhomme noueux d’une quarantaine
d’années, avec des moustaches blondes gaillardement taillées en croc. Il s’approcha de
Dickson avec sa pioche levée.
– Attention ! Il va... !
Harry Dickson, usant d’un réflexe vigoureux, se détourna. Si bien que l’homme
fut emporté par son élan, et qu’il manqua de perdre l’équilibre. Oui mais, l’instant
suivant, il se reprit. Il tenta un autre coup. Mais déjà le détective s’était rétabli, rassemblé
en défense :
– Une bête furieuse ! cria Dickson. Il a voulu me fendre la tête !
Dans sa poche de poitrine, le détective se saisit de son arme : un browning à
quatre coups qui ne le quittait jamais. Il le sortit. Il le braqua :
– N’avancez pas, sinon...
Mais l’autre faisait sa mauvaise tête. Il semblait être gagné par une frénésie
meurtrière. Il balançait son pic en le faisant tournoyer. Il allait l’abattre sur Dickson !
Vraiment, sans doute aucun : Crasmussen voulait tuer !
Alors, l’arme de Dickson cracha. Une fois. Deux fois. Son adversaire marqua le
double impact, puis il plia les genoux. Une sombre éclaboussure apparut sur son front
tandis que le corps de l’enragé s’agitait sur le sol. Ce fut tout.
– Il est mort, assura Dickson.
Le détective se retourna. Les autres n’avaient pas bougé. Ils se maintenaient en
retrait, visiblement hors de l’action. Ils avaient relâché leurs outils de carriers. Les pics et
puis les pioches s’emmêlaient à leurs pieds. Dickson jugea de la situation. Pour le
moment, la menace s’était éloignée. La carcasse de son ennemi gisait sur le gravier.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
11
– Un cimetière, murmura-t-il et surtout pour lui-même, c’est sûrement le meilleur
endroit… Pour y mourir !
Le teint de Lewisham était devenu cireux. Le bonhomme avait abandonné une
grande partie de sa superbe. Il tâtait de la main sa réserve de genièvre. Gros à parier que
le ventru Lewisham avait besoin d’un remontant ! D’autant que, pour le moment, il ne
savait que balbutier :
– Mais qu’est-ce qui lui a pris ? Il est devenu fou. Il a voulu vous tuer. Mais
pourquoi ? Pourquoi ?
Harry Dickson tarda dans sa réponse. Le détective s’était agenouillé. Il avait
humecté les pans de son mouchoir. Il avait entreprit de caresser les joues du cadavre
allongé. Puis Dickson se redressa, et il dit :
– Je ne me suis pas trompé. Cet homme est maquillé. Il a voulu se faire passer
pour quelqu’un du village. Mais c’est un étranger.
– Pas possible !
Les trois autres s’étaient approchés à leur tour, totalement sidérés. Eux aussi, ils
avaient fini par s’agenouiller. Ils se sentaient invraisemblablement ébranlés, mis en
présence de l’impossible.
Les pommettes du soi-disant Crasmussen disparaissaient sous une épaisse couche
de fard, et des galettes en caoutchouc lui garnissaient les joues. De fines bandes gaufrées
tiraillaient le dessous de ses yeux.
– Un maquillage de théâtre ! Ce n’est pas…
– Personne ne le connaît.
Une étrange vérité se révélait à tous : c’était un inconnu arrivé de nulle part qui
avait pris la place de Crasmussen ! Enfin, le déguisement avait été parfait. Il avait abusé
jusqu’à ses propres compagnons, les hommes de son village. Mais pourquoi ? Que
cherchait-il ? Quel but ?
– Certainement, à me casser la tête, soliloqua Dickson. Ce sale bonhomme avait
bien joué. Il savait que je ne manquerai pas de détourner mon attention lorsque j’allais
découvrir l’araignée.
Pour ajouter, tout en suivant le fil de sa pensée :
– Mais son coup a raté.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
12

De retour à Sawrey, ils découvrirent Crasmussen – cette fois, le vrai Crasmussen


– étendu sur son lit, et ronflant comme le sonneur de la Chapelle Saint-Georges :
– Il est ivre ou drogué. Reniflez cette odeur qui flotte dedans sa chambre !

Dickson regagna Londres, le soir même. Au cours des heures de son voyage, il
demeura perplexe. Ce qui s’était passé dans ce petit cimetière du Westmorland lui
paraissait troublant. Selon toute vraisemblance c’était le point de départ d’une tragédie
future, la première scène d’un drame qui n’allait pas manquer de s’étendre et de
proliférer.
En considérant les moyens déployés (le faux télégramme du Yard, le cadavre
disparu, la présence de l’araignée d’or, et sans compter l’agression du soit-disant
Crasmussen…) de nombreuses questions se posaient.
Harry Dickson sommeilla.
Il ouvrit la porte à ses souvenirs, et il songea à Georgette Cuvelier.


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
13

2 / GEORGETTE CUVELIER

Harry Dickson téta le tuyau de sa pipe. Un nuage odorant gagna tout le salon.
Puis il croisa les jambes, tout en les présentant aux flammes du foyer. Un précieux feu de
hêtre apportait son bien-être. L’air de Londres restait lourd et, ce soir, le smog se
complaisait à remonter depuis les quais. Il s’appesantissait avec de grosses volutes.
– Alors, et si j’ai bien compris, on nous aurait volé un corps ?
– Exactement, my dear. La dépouille de Georgette Cuvelier. Elle a tout à fait
disparu. Quelqu’un nous l’a escamotée.
Le superintendant Goodfield roulait des yeux aussi larges que des soucoupes.
C’était un quinquagénaire de forte corpulence, avec une moustache drue qui lui couvrait
la lèvre supérieure. Il cultivait une amitié précieuse qui le rattachait à Dickson.

Dans leur lutte incessante contre les méfaits du crime, les deux hommes
s’épaulaient avec tout le courage et avec toute l’abnégation que on peut escompter
chez d’honorables gentlemen fidèles à la Couronne.

– Mais cette histoire n’a pas de sens ! rugit le fonctionnaire du Yard. Au bout de
tant d’années, Miss Cuvelier est oubliée ! Réfléchissez : cette femme ressuscitée, quel en
serait le bénéfice? Personne n’y gagnerait rien.
D’une main agacée, le superintendant se saisit de sa tasse dont le thé déborda.
Goodfield se retint de jurer. Précisément et à ce même instant, Mrs Crown se présenta
pour déposer, devant les trois amis, un plateau de pickles. Tom Wills, l’élève préféré du
maître, remercia l’excellente gouvernante. Ensuite il battit des paupières et un sourire
poli glissa jusqu’à ses lèvres tandis que Dickson poursuivait :
– Qu’en savez-vous, Goodfield ? rétorqua le détective à l’adresse du
superintendant. Tant d’efforts, pour un simple canular ? Oh non ! Non, je ne peux même
pas imaginer... Et puis, considérons aussi qu’il y a eu un mort : l’inconnu qui voulait
m’estourbir.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
14
Le silence se prolongea. Chacun réfléchissait. Enfin Goodfield, tout en se relevant
à demi, se mit à questionner :
– Combien de temps, aujourd’hui ?
– Plus de trois ans. Souvenez-vous, lorsque nous avons investi le Château du
Bourreau pour mettre sous les verrous la sinistre bande de Monchmeyer. (C’était un
trafiquant notoire, et de surcroît un assassin.) Georgette, hé bien…
Mais là, Harry Dickson se tut, d’autant que le détective apparaissait ému, et
d’une manière si anormale que son élève – que Tom Wills – fut obligé de poursuivre, ce
à la place du maître…

… et tout en peaufinant des mots assurément choisis, car le garçon ne pouvait


ignorer les sentiments diffus un moment partagés entre Harry Dickson et la belle
criminelle :

– Pour la fin, vous vous êtes comporté à la manière d’un homme d’honneur.
Vous n’avez pas souhaité qu’un très mauvais matin, qu’au fond de sa cellule en la prison
de Newgate, on vienne la réveiller dans le froid et dans le brouillard pour lui passer la
corde au cou. Vous lui avez offert l’élégance d’une pirouette. Une mort à sa mesure, une
sortie honorable.
– Oui, je suis bien d’accord, se mit à compléter Goodfield. Il fallait qu’elle s’en
aille selon sa volonté. Autrement dit : qu’elle se suicide. Et c’est vous-même qui lui avez
fourni une arme. De plus, en ordonnant qu’on lui ôte ses menottes. Vous l’avez laissée
seule.
Le superintendant se souvenait. Lui aussi, il avait participé à la traque. Lui aussi,
comme Dickson, la tragédie l’avait marqué.
– Elle n’a pas hésité, compléta rêveusement le détective. Elle s’est faite éclater la
tête. Son corps, ou du moins ce qui pouvait en rester, n’a plus été qu’une masse...
Totalement méconnaissable.
– Si bien que sur le moment nous n’avons pas douté. Mais aujourd’hui ? Et si ce
drame affreux n’avait été qu’un leurre ? Et si plusieurs complices bien intentionnés
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
15
avaient mis sur pied une substitution, et si le cadavre supposé de notre Georgette
Cuvelier n’avait pas été… Le sien ?
Harry Dickson tendit la main afin d’atteindre sa propre tasse. Dans la cheminée
des bûches claquèrent, en projetant vers le pare-feu un excès de braises chaudes, tandis
que le maître-détective mordait l’extrémité de sa pipe. Rarement Tom Wills avait pu
observer, chez Dickson, un émoi si profond, un trouble si prononcé où semblait se glisser
tout le tragique de ses souvenirs.
Qu’était-il arrivé ? Et que cachait la mort – ou plutôt, la résurrection ? – de
Georgette Cuvelier ?

Eh oui ! Depuis le fond de son passé, quelque chose venait de surgir. Ce


pouvait être le retour d’un fantôme dont, cette fois, il lui semblait reconnaître l’allure.
– Se pourrait-il… murmura-t-il tout bas.
Et la voix de Dickson s’altéra tandis que Georgette lui déclarait :
– Je suis sa fille !
– La fille du Professeur Flax ! fit le détective en tremblant.
Dickson se souvenait de l’épopée sanglante qu’avait été sa terrible lutte contre
ce monstre humain que fut jadis Tom Flax, criminel de génie. Il revivait, tout autant, sa
randonnée à travers les déserts, les océans, les vastitudes maudites, toujours lancé aux
trousses de l’effroyable tueur. Enfin, la mort de ce dernier, tué dans une mine
abandonnée d’un district charbonnier d’Angleterre.
Tout cela, le détective le revécut en quelques minutes. (*)

Oui mais, Harry Dickson avait fini par vaincre.(**) Et puis, ç’avait été ce même
Dickson qui, par la suite, avait tout naturellement combattu la si gracieuse et si
plaisante Georgette Cuvelier, instigatrice de crimes les plus horribles les uns que les
autres.

Le maître, après avoir longuement hésité, répondit à Goodfield :

(*)
extrait librement du fascicule n° 86 intitulé : « les Spectres-Bourreaux ».
(**)
voir le fascicule n° 27 intitulé: « Le Bourreau de Londres ».
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
16
– Tout est possible, je vous l’accorde. D’autant que notre chère Miss nous a
maintes fois abusés avec la multiplicité de ses fuites miraculeuses, sans compter ses
prouesses toutes pour le moins extraordinaires. Mais cependant, et si elle n’était pas
morte ? Être les dindons d’une telle farce ? Et à ce point ! Quoi que…
Ici Harry Dickson se laissait aller, un petit peu, à douter.
– Quelle histoire ! Non mais, quelle histoire ! conclut le superintendant.
On en était arrivé là lorsque Mrs Crown passa une seconde fois la tête. C’était
que l’excellente gouvernante hésitait, surtout que la rigueur de son éducation ne lui
accordait, certes pas, la latitude de s’immiscer dans une conversation où rigoureusement
personne ne semblait l’avoir invitée.
– Oui, Mrs Crown ? Qu’est-ce que c’est ?
Harry Dickson leva la tête. Mais tout autant le maître s’en trouvait satisfait,
profitant pleinement de cette secourable incursion – futile et domestique – qui l’obligeait
à laisser de côté, du moins pour un instant, les plus fâcheux de ses souvenirs.
– Un homme, leur annonça Mrs Crown. Il y a un homme dans l’escalier. Je ne
saurai vous dire comment il est entré, surtout que je me souviens... D’avoir repoussé le
verrou bien à fond, et juste derrière vous, Monsieur Goodfield.
– Exact, confirma ce dernier.
– Serait-ce un cambrioleur ? Et ici, en plein jour ? Alors là, c’en devient follement
excitant car nous sommes trois, et tous déterminés ! se mit à claironner Tom Wills.
Mais son maître le cloua sur place :
– Ne pensez surtout pas à une plaisanterie, ni même à un jeu. Et gardez en
mémoire mon récent épisode vécu dans le Westmorland. Lui ne peut s’expliquer que
comme le point de départ de quelque chose de plus… De plus... D’une abomination tout
à fait dramatique. Et peut-être même : incompréhensible ! Enfin, notons que si un
individu s’est introduit d’une manière aussi miraculeuse à l’intérieur de mon home ce
n’est, certes pas, par plaisir
– Vous le croyez, Dickson ? interrogea Goodfield.
– Oui, et nous allons en avoir le cœur net, mon ami.
Mrs Crown avait laissé le chemin libre aux hommes. Elle s’était avancée jusqu’à
se placer le dos à la fenêtre, si bien que son visage disparaissait dans l’ombre. Une fois
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
17
dans l’escalier, Harry Dickson et ses deux compagnons ne purent que constater que leur
fameux intrus brillait par son absence.
– Personne ! Mais où il est passé ?
– Peut-être au quatrième étage. Il existe un grenier. Autrement, les autres portes
sont restées verrouillées.
– À moins qu’il se fiche des serrures et des cadenas comme de sa première paire
de bottines !
– Exact. Regardez !
Trois ou quatre portes aient été forcées, avec leur bois fendu et leur chambranle
démantelé. Cependant, ce fut une constatation qui ne sembla pas offusquer – du moins,
pas plus que ça – Harry Dickson. Le détective montait l’escalier à pas lents. Il restait
attentif, aux aguets. Mais, de plus… Le maître murmurait :
– L’odeur, oui ! L’odeur !
Un étrange parfum se répandait. Il pouvait s’agir de palmasora mélangé avec du
romarin. Quelque chose de tout à fait inimitable. Que personne… À part elle ! Le parfum
de Georgette Cuvelier !
– Elle est là !
– Incroyable !
Le battement d’un petit vasistas fit lever la tête aux trois hommes. Un courant
d’air venait du grenier.
– Courons ! fit Dickson.
Tom Wills, et puis Goodfield, lui emboîtèrent le pas. Ils enfilèrent les ultimes
marches. La première chose qu’ils virent fut leur visiteur inconnu. Ce dernier se glissait à
travers une lucarne. Il semblait être doté d’une souplesse incroyable.
– Il est drôlement vêtu.
– Un Turc ?
– Arrêtez, ou je tire !
Mais le quidam ne sembla pas entendre. Ou, du moins, sans l’idée d’obéir. Il
frétillait des jambes afin de se glisser à l’intérieur de la tabatière dont il venait de briser la
vitre. Il allait réussir, quand…
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
18
Harry Dickson s’appliqua. Il visa. Il fit feu. Et l’autre fut touché dans le gras de la
jambe, mais sans trop de mal car l’inconnu disparaissait déjà pour s’engager dessus le
toit. Il se démenait à la manière d’un gros serpent.
– Aidez-moi ! Il ne faut pas qu’il s’échappe !
Tom Wills fut le plus rapide. D’un saut particulièrement leste, le garçon se saisit
de la tabatière relevée. Puis, d’une traction agile, à son tour il se retrouva au dehors. Il
jeta des regards dans toutes les directions.
Au tout début, il ne vit pas l’homme : le Turc. Sous ses genoux, les tuiles étaient
grasses et glissantes. Depuis plusieurs décades la suie y avait déposé une couche des plus
molles. L’aspect en était rebutant.
Plusieurs cheminées fumaient. Un vent venu de l’est rabattait les vapeurs. Tom
Wills commença par tousser. Il s’essuya les yeux, puis il finit par deviner l’ombre de son
fuyard. Ce dernier semblait mal en point. Il se déplaçait en peinant. Il essayait de se
dissimuler derrière le premier obstacle venu, une cheminée ou un rebord de mur.
Mais c’était compter sans la perspicacité de son poursuivant. Le jeune garçon,
l’élève préféré du maître, balançait son browning. Après plusieurs appels, et tout en
constatant que le Turc blessé ne semblait pas vouloir lui obéir, Tom Wills, à son tour,
tira.
L’autre se retourna. Sur les genoux, il fit face. Puis, d’une main preste, il lança
coup sur coup deux poignards. Le premier manqua sa cible. Mais le second cueillit Tom
Wills vers le haut de l’épaule :
– Ah ! La sale bête !
Harry Dickson arrivait à la rescousse. Une seconde fois, il fit feu. Et sans
manquer sa cible ! Le Turc boula. Il sembla même se recroqueviller avant de glisser sur
la pente. L’homme tenta bien de se retenir, mais ses forces le trahirent. Dans un
hurlement de rage, dans une clameur de désespoir, il bascula avant de s’écraser quatre
étages plus bas, au beau milieu d’un minuscule parterre dont les roses Victoria venaient
d’être taillées.
– Vous n’avez rien, garçon ?
– Non, Maître. Ou du moins, pas grand-chose. Rien qu’une égratignure. Sa lame
n’a fait que de se loger dans la doublure de ma veste.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
19
Goodfield arrivait, à son tour. Mais ce n’était que sa tête, car le gros
superintendant était bien trop volumineux pour réussir à se glisser dans l’ouverture d’un
vasistas. Le pire aurait été qu’il se mette à jouer au cabri, en sautant sur les tuiles !
– Ohé ! Besoin de moi ? Vous avez eu votre homme ?
– Une crapule de moins, le renseigna Dickson. Avec lui, le bourreau de Londres
fera cette fois relâche. D’autant que si ma mémoire est bonne, je crois qu’il peut s’agir
d’une de nos connaissances.
Tous les trois redescendirent l’escalier. Mais au niveau du premier palier ils
croisèrent à nouveau Mrs Crown, laquelle les attendait. La brave femme était dans tous
ses états, avec la chevelure dérangée et le col de sa robe tirebouchonné. Ses mains
s’ouvraient et se fermaient avec une nervosité extrême :
– Oh, Sir… Sir ! faisait-elle.
– Mais parlez ! Parlez, voyons !
Dickson sentait sa patience lui échapper. À la main il conservait son pistolet
fumant, cette même arme qui venait de tuer un homme.
– Elle m’est apparue, se mit à croasser la brave femme. Elle était déjà là au
moment même où… Où vous bondissiez vers les étages ! C’était… Je l’avais déjà vue,
mais il y a de cela... Trois ans… Ou même quatre. Cette femme, si jeune, si fine, si belle.
Avec les yeux pervenche. Je ne sais plus. J’ai oublié son nom. Elle voulait… Elle
regrettait que vous soyez absent.
D’un coup, Harry Dickson se figea. Son teint était devenu suprêmement pâle,
tandis que ses yeux charbonnaient et que ses forces le trahissaient. Les jambes quelque
peu flageolantes, il allait falloir qu’il s’assoie !
– Mon ami ! Mon ami ! s’approcha avec affection Goodfield. Vous ne vous
sentez pas bien ?
– Maître ! surenchérit Tom Wills. Dites-nous ce qui se passe ?
Enfin, l’élève du grand détective n’avait jamais – même pas une seule fois ! – vu
son maître dans cet état.
– C’est elle ! C’est elle ! gémit Harry Dickson à l’oreille de ses deux amis. C’est
elle ! Elle est revenue !!!
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
20

3 / CRITERION THEATRE

Le superintendant Goodfield poussa négligemment du pied la dépouille molle du


Turc qui s’était écroulé depuis le haut du toit. Des bobbies préparaient une civière et
trois voitures du Yard stationnaient dans la rue. Elles maintenaient les curieux à distance.
– Kary Harinky. Vous ne vous étiez pas trompé, Dickson. Notre agresseur était
un criminel recherché dans tout Londres, et cela… Au moins pour une dizaine de
meurtres ! Qu’est-ce qui a pu se passer ? Et qu’est-ce qu’il nous voulait ?
– Pas trop difficile à comprendre, répondit le grand détective en plissant un
sourire crispé. Ses ordres étaient de détourner notre attention afin de permettre à
l’ineffable Miss Cuvelier de s’introduire jusque dans mon salon. Et sans le risque d’être
surprise !
– Mais, se récria le superintendant, il ne pouvait s’agir que d’un suicide ! Cet
homme devait savoir qu’une fois que vous l’auriez reconnu, vous alliez le poursuivre, et
puis le bombarder à l’aide de votre browning ! Il n’avait aucune chance de s’en sortir
vivant !
– Tout à fait, my dear, tout à fait. Notre quidam s’est sacrifié, ou on nous l’a
drogué. Car, et si je m’en rapporte à mes anciens souvenirs – aussi aux vôtres, par la
même occasion – ici je reconnais la manière effroyablement personnelle que pratiquait
notre divine Georgette. Jadis, elle avait l’habitude de nous abandonner les corps sans vie
de tel ou tel de ses complices, surtout si ces déplaisants sacrifices – un peu mortels,
avouons-le – servaient au mieux ses intérêts.
– Une abominable criminelle, cette petite demoiselle.
– Vous l’avez dit, Goodfield. Elle reste infréquentable. Surtout lorsqu’elle se
trouve, comme maintenant, ressuscitée des morts. Enfin, pour nous, que va-t-il se passer
dans les heures à venir ?
– Elle va reconstituer sa bande ?
– Croyez bien que Georgette s’en occupe ! Si ce n’est déjà fait !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
21
Étrange, mais Harry Dickson ne semblait plus aussi solide. Il se tenait voûté, et
son regard flottait comme si le détective n’en finissait plus de s’interroger, comme si
chacune de ses questions ne savait déboucher que sur des réponses incertaines, de
surcroît : douloureuses.

Georgette Cuvelier… Une criminelle sans remords… Un monstre d’une habileté


et d’une cruauté invraisemblables… Mais aussi la seule femme pour laquelle Harry
Dickson s’était laissé adoucir. Ils s’étaient embrassés. Et maintenant ?
Trois ans que le maître l’avait crue morte, trois ans que trop de cicatrices
avaient du mal à se résorber. Mais aujourd’hui, avec l’étonnant retour de cette
incroyable jeune femme, de nouveau les plaies se creusaient, tout autant irritantes,
aussi insupportables que par le passé.

– Mon ami, du courage, tenta de s’immiscer Goodfield. Car nous comptons sur
vous. Il va falloir lutter.
– Oui, répondit assez mollement Harry Dickson. Lutter…
À son tour, Tom Wills s’approcha, cette fois-ci agité. Il tenait à la main une
grosse araignée en un métal doré et deux rectangles de papier bleu. Son épaule droite
était encore raide. Sa blessure au couteau venait d’être pansée. Le jeune élève leur
annonça :
– Regardez ce que je viens de trouver sur l’une des dessertes du salon. Cette
araignée, et deux réservations. Deux places pour le théâtre. On nous a invité.

Piccadilly Circus reste l’un des endroits les plus courus de Londres, ainsi que
peuvent en témoigner un fourmillement invraisemblable de piétons, de même qu’une
étourdissante circulation automobile. Une délicieuse fontaine à odeur de mascotte,
l’Eros, marque le centre du carrefour.
Par contre, l’entrée du Criterion Theatre se retrouve à l’écart, du côté est,
presque au niveau de Coventry Street. Sa verrière ouvragée laisse deviner comme un
refuge, un îlot de résistance face à cette frénésie d’architecture nouvelle qui saborde le
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
22
quartier au point de refouler les époques oubliés, celles où le même carrefour s’appelait
d’un autre nom. Était-ce Regent Circus ?
Harry Dickson et Tom Wills s’étaient faits mener en voiture. Le superintendant
Goodfield, en bon vieux chien fidèle, leur avait vigoureusement recommandé :
– Surtout, ne prenez pas de risques, car il reste évident que cette invitation ne
peut être qu’un piège. Bref : tout le quartier est bouclé. J’ai des hommes dans la salle.
Enfin, et seulement… Si bien qu’en y mettant rien qu’un petit peu du vôtre, il ne vous
arrivera rien.
Et le gros policier d’ajouter :
– Notre si précieuse Georgette n’aura qu’à bien se tenir ! Car si elle veut
montrer… Ne serait-ce que le bout de son si joli nez… Alors, nous n’en ferons qu’une
seule et qu’une unique bouchée !
Harry Dickson masqua mal un sourire. Il grommela, mais ce fut indistinct :
– Croyez ce que vous voulez, mon bon ami Goodfield. Mais à mon humble avis
vous vous trompez du tout au tout. Car notez, s’il vous plaît, que la luxuriante Miss
Cuvelier ne va tarder à se révéler... D’une habileté sans faille !
Les détectives s’étaient changés. Cette fois ils se montraient en tenue de soirée.
Une femme entre deux âges les accompagna à leur loge. Dickson la reconnut. C’était une
collaboratrice de Goodfield, un agent féminin du Yard.
Il s’avancèrent dans un petit espace logé à mi hauteur entre le premier et le
second balcon. Des colonnes de soutien encadraient la corbeille. La salle n’était pas
grande : à peine plus de cinq-cent places.
Ils n’étaient pas sitôt assis que les lumières s’éteignirent. Le spectacle débutait, et
alors, et cela dès la première scène, l’illustrissime Eva Merril et le non moins fameux
Marking Pherson rivalisèrent d’élégance afin de déclamer les immortelles tirades dont
s’émaillent à loisir les œuvres du Grand Will.(*)
Mais personne, dans la loge, ne s’intéressait – étroitement – au spectacle. Harry
Dickson jetait des coups d’œils attentifs, et de tous les côtés. Sa main ne quittait pas la
crosse de son browning.

(*)
« Grand Will » = William Shakesperare.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
23
Surtout qu’il y avait l’odeur pour imprégner le petit espace. Naturellement,
c’était celle du palmasora et du romarin mêlées. Il ne fallait plus en douter ! Elle était là,
bien là ! Elle : Georgette Cuvelier ! Ou alors, son fantôme !
Le maître se conservait les deux mâchoires crispées. Tom Wills ne tenait plus en
place. Sans cesse, il donnait l’impression de vouloir se lever, au moins pour aller voir ce
qui pouvait se passer en dehors de la loge.
– Allez-y, puisque vous en brûlez d’envie !
Harry Dickson ayant donné son accord, Tom Wills bondit. Il repoussa le rideau
avant de se retrouver dans le promenoir désert. Mais au bout de dix pas il se sentit
agrippé par deux individus dont l’un le maintenait par le cou tandis que l’autre lui faisait
ployer les épaules tout en lui enfonçant son genou dans les côtes.
Et puis... Et puis il y eut un sale coup sur la nuque, au moins très suffisant pour
que l’élève d’Harry Dickson chancelle et qu’il perde connaissance. Mais avant de
plonger, le garçon s’étonna d’apercevoir au loin la silhouette d’une femme à l’élégance
troublante, d’une lady qui se glissait au long des tapisseries, et puis qui s’apprêtait à
pénétrer à l’intérieur de la loge.
– Elle ! fit-il dans un souffle.
Mais où étaient cachés les agents de Goodfield ?

Une heure plus tard, on devait en retrouver quelques-uns. Il y en avait


exactement six. De surcroît garrottés ! Et chacun au fond d’un placard !
Honteux, confus, humilié comme jamais, au bord de l’apoplexie, l’excellent
superintendant ne décolérait pas.
Mais là, ce n’était encore rien. Car juste après il frôla le malaise lorsqu’on vint
l’informer que Tom Wills, à son tour... Qu’il n’était plus nulle part !

– Bonsoir, fit la jeune femme en s’asseyant.


– Bonsoir, répondit aimablement Dickson, avec une voix qu’il essaya de rendre
raisonnablement assurée. Je vous attendais.
Le parfum devenait entêtant. La visiteuse portait un masque. C’était un loup de
velours, le même que l’on rencontre en temps de Carnaval le long des lagunes
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
24
vénitiennes. Elle ne souhaitait pas être reconnue, mais ses yeux restaient clairs,
irrésistibles et séduisants.
– Ainsi, vous êtes de nouveau vivante, laissa traîner le détective. Mais pourquoi ?
Pourquoi avoir attendu tout ce temps ?
– Il fallait bien que je me reconstruise. Souvenez-vous : lors de notre dernière
rencontre on ne peut pas affirmer que vous m’ayez amplement ménagée. Un gros trou
dans la tête ! Même si je ne disposais, afin de me distraire, que d’une seule balle. Qu’une
seule !
– Une fâcheuse plaisanterie ! réagit mal Dickson. Personne ne peut survivre à
cette sorte de blessures.
– Moi si, conclut la femme.
– C’est rigoureusement impossible !
– Répétez votre affirmation, s’il vous plaît. Et maintenant, croyez-donc aux
fantômes !
Au terme de sa lancée l’inconnue se passa les mains derrière la nuque pour en
dénouer un cordon. Le masque tomba et l’horrible réalité apparut. Il faisait très sombre
dans la loge. Mais ce qu’Harry Dickson découvrit...

Les yeux seuls demeuraient épargnés. Autrement, ce n’était qu’un déferlement


de cicatrices qui torturaient tout un côté, qui plissaient le coin de la bouche, qui
écrasaient le nez, et puis qui remontaient en un sillon approfondi jusqu’au milieu de la
chevelure.

Le détective en resta bouche bée. Il ne se recula pas. De plus la seconde partie du


visage, du moins celle restée préservée, lui apparut figée. Il s’y glissait, cependant, une
ressemblance frappante avec ce qu’avait été – jadis – l’ancienne Georgette Cuvelier.
– Pas très agréable, n’est-ce pas ? interrogea la jeune femme avec un élan amusé
qu’on pouvait qualifier, cette fois-ci, de railleur. Même s’il se trouve que ce soit à vous,
mon cher Dickson, que je doive l’étendue de cette ruine infamante, l’horreur de ce
spectacle, même si cette déchéance m’est apparue comme préférable, surtout si je la
compare avec la corde du bourreau !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
25
– Vous étiez une criminelle et il me paraissait logique, comme une conclusion
raisonnable, que vous soyez punie.
– Voici une position que je ne saurai combattre, et sans vous donner tort. Surtout
que votre élégance m’a courtoisement permise d’envisager un raffinement : celui de
diriger ma mort.
– Votre mort ? Se pourrait-il, quand même, que vous ayez survécu ? Et cela, une
fois de plus.
– Mon corps, certes. Mais au-dedans de moi-même je reste une prisonnière. À
jamais, pour toujours.
Pour la fin Miss Cuvelier ajouta, avec des mots qui devenaient hâtifs :
– Pour tous. Même pour vous.
– Invraisemblable !
– N’en rajoutez pas, s’il vous plaît ! Car je vois, à présent, de l’horreur dans
votre regard. Vous n’êtes pas loin de me repousser, moi qui – et par certains côtés –
était devenue votre intime, et à vos yeux autant précieuse que votre jeune élève. J’ai
nommé là : Tom Wills. Ainsi, il me fallait vous dire…
– Quoi donc ?
– Que ma vengeance nouvelle se trouve en ordre de marche. Que nous allons
mourir tous les deux, mon ami.
– Ah oui ? Mais avant, vous serez arrêtée. La corde…
– Chansons !
Cette fois, Georgette Cuvelier se renversa avec la tête en arrière, un peu pour
esquisser comme un éclat de rire qu’elle ne termina pas. Mais ensuite, et d’une main, elle
replaça son masque, ce qui fit que renfoncée dans son ancien mystère elle s’imposait une
nouvelle fois comme une lady resplendissante, d’une élégance précieuse.
De cette transformation, Harry Dickson s’en rendait compte. De plus, il le
sentait... Il n’allait plus tarder... Il allait succomber au charme de la belle. Des gouttes de
sueur glacée lui roulèrent sur le front. Il dit :
– Vous ne pourrez pas vous échapper. Des hommes de Goodfield, par dizaines,
ont investi le théâtre. Pas une mouche…
– En êtes-vous réellement persuadé, mon ami ?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
26
Cette fois la jeune femme rit, et franchement. Avec son masque pour lui recouvrir
le visage, elle avait retrouvé son assurance d’antan. Sa voix restait très jeune. Dickson
douta, puis il s’interrogea :
– Et si une issue, inconnue, dissimulée, avait été laissée libre ? Oh oui ! Et puis
d’abord, comment la belle Georgette était-elle arrivée jusqu’à l’intérieur de cette loge
sans avoir été harponnée par les hommes de Goodfield ?
Miss Cuvelier se leva. Avec une main tendue et puis, en usant d’une douceur qui
se voulait soyeuse, elle caressa la joue de Dickson. Son geste était emprunt d’une
tristesse infinie :
– Vous allez mourir, mon ami. Vous m’en voyez navrée, mais je ne peux guère
faire autrement. Nos deux mondes se repoussent. Ils sont comme les pôles d’un aimant,
sans la moindre chance de s’unir. En s’opposant, ils vont se détruire.
– Attendez ! Je…
L’homme et la femme se bousculèrent. Le bruit de leur affrontement déclencha
des murmures qui montèrent du parterre, de chacun des balcons. Ensuite il y eut un
afflux de parfum, comme un éblouissement, si bien que Harry Dickson se retrouva sonné.
Et seul !
Georgette Cuvelier avait disparu ! Elle était partie.
Le grand détective se précipita. Il fit voler le rideau qui séparait la loge du
promenoir. Mais personne ! Personne : le désert. Pas même les policiers de Goodfield !
Alors et comme un fou, Harry Dickson grimpa les escaliers.
Le seul de son espèce, le Criterion Theatre reste un établissement bâti
entièrement en sous-sol, si bien que ce ne fut qu’au niveau des guichets que le même
Harry Dickson faillit renverser Goodfield, son ami le superintendant :
– Elle est là ! Elle est là ! Vous ne l’avez pas vue ?
– Mais qui ? Non. Calmez-vous, my dear.
Dickson se trouvait être dans un état d’excitation plutôt invraisemblable. Les
yeux du détective fulguraient tandis que d’une main preste il accrochait la manche du
policier avant de lui souffler un conseil, sous le nez. Mieux : un ordre :
– Venez, Goodfield, courons !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
27
Mais comment une jeune femme vêtue d’une robe longue à paniers, avait-elle
réussi à s’enfuir, comme cela, aussi facilement ? Et sans laisser la moindre trace, encore ?
Hélas ce fut l’amère vérité. Le superintendant Goodfield, et Dickson, après un
quart d’heure de recherches, durent avouer leur échec : Georgette Cuvelier s’était
évaporée.
D’ailleurs, tout comme Tom Wills, tout comme les agents de Goodfield ! À part
que ces derniers finirent par être retrouvés, endormis dans le fond de leur placard ! Mais
quant au jeune élève du maître…
– Il est sorti, et puis… Et puis rien !
Harry Dickson restait désorienté.
Ce soir, ce premier soir depuis leurs retrouvailles, Georgette Cuvelier venait –
déjà – de le battre à plate couture, de remporter une première manche face au plus grand
et au plus prestigieux détective de toute d’Angleterre ! Face à Harry Dickson !
Ce qui ne laissait rien présager de bon, pour l’avenir.


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
28

4 / JOHN-ALEXANDER-MEREDITH

Harry Dickson faisait grise mine. À ses côtés, le superintendant Goodfield ne


semblait pas, lui non plus, déborder d’enthousiasme. Le regard dans le vague, les deux
hommes raclaient le fond de leur tasse où, depuis bien longtemps, un fond de
Darjeeling(*) finissait de refroidir.
Mrs Crown passait à leurs côtés, silencieuse comme une ombre. Aucun mot
n’était échangé. Que des grommellements.

Tom Wills avait disparu. Tom Wills avait été enlevé. Et par Georgette Cuvelier,
encore ! Par les hommes de sa bande ! Il ne fallait plus en en douter. Mais le plus
angoissant restait que cette criminelle, que cette ignoble monstruosité en jupons, n’allait
bien sûr pas hésiter très longtemps avant de se mettre à massacrer l’élève préféré du
maître !
Car, tout naturellement, elle avait décidé d’initier sa vengeance avec la vie de
Tom Wills !

– Aucun indice qui nous permettrait d’avancer. Rien ! Rien de rien !


Harry Dickson ne décolérait pas. Surtout, et ce qui l’ébranlait au premier chef,
c’était qu’il se sentait comme le principal responsable de cette invraisemblable
catastrophe. S’il ne s’était pas attardé aussi longtemps en compagnie de la jeune femme
masquée… S’il n’avait pas... Oh oui ! Les complices de la belle Georgette avaient eu
tout loisir pour s’enfuir, pour emporter le corps du garçon.
– Nous avons fouillé partout. Nous avons interrogé chacun de nos hommes. Et
moi je vous promets qu’il y en avait un grand nombre de postés, et à toutes les issues !
– Seulement, pas dans les caves, pas au fond de ces anciennes galeries qui
s’ouvrent sur le réseau d’égouts ? Vos bobbies ont été mystifiés.

(*)
Darjeeling = thé indien « blanc ».
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
29
Dans les mots de Dickson ce n’était pas un reproche, rien qu’une constatation.
Pourtant, Goodfield baissa la tête :
– Bien sûr.
Mrs Crown entra dans le salon, tout en manifestant une certaine impatience. Elle
lançait un regard à vrai dire peu amène vers les deux policiers. L’excellente gouvernante
aimait profondément Tom Wills, comme s’il se fut agi d’un fils. Mais tout autant, par
contre au plus haut point, elle désapprouvait les activités du jeune homme, ses choix
aventureux.
– Ce chenapan aurait naturellement eu comme meilleur avantage à se choisir un
travail différent, une occupation plus honnête et plus conforme au respectable des
traditions anciennes, remarquait-elle, souvent.
– Vous vouliez… Mrs Crown ?
– Il y a là un garçon.
– À cette heure ?
– Heu oui, mais…
La nuit était bien avancée. Plus de minuit à la Clock Tower(*).Un piétinement se
multiplia en provenance du hall, et puis un gamin échevelé, avec des marques de suie sur
le museau et des taches de rousseur pour lui couvrir les joues, fit une entrée très
remarquée. Assez joyeuse, en fait :
– Oh Sir, j’ai eu un mal d’Enfer pour venir jusqu’ici ! Dites-moi : vous possédez
un chien de garde, et bien plus cannibale qu’un grand dogue écossais !
Mrs Crown se sentit, par le fait, directement visée. Elle fronça les sourcils. Elle
était déjà en passe de lever une main leste pour corriger l’insolent garnement lorsque
Dickson arrêta son geste :
– S’il vous plaît, Mrs Crown, ce garçon ne nous fera pas grand mal. Et puis, je le
connais.
L’autre, le poulbot des rues, salua comme au théâtre :
– Je me présente : John-Meredith-Alexander pour vous servir. Mais mes amis
m’appellent : Joc.

Clock Tower = ou autrement dit : la « Tour de l’Horloge » dont la plus grosse cloche est la célèbre
(*)

« Big Ben ».
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
30
Dans un précédent épisode – celui qu’on baptisera par la suite l’aventure du
Clown Noir – John-Meredith-Alexander, autrement dit : Joc, avait dignement secondé
Harry Dickson, au moins pour le mettre en contact avec le bon vieux Barley Sugar.
Cette fois…
– Je parie que, avança le grand détective en souriant, je parie que tu viens me
donner des nouvelles de Tom Wills, de ce pauvre garçon que d’infâmes malandrins
viennent d’enlever au cours de la nuit dernière.
Goodfield et Mrs Crown, du même élan, ouvrirent des yeux intéressés. L’un et
l’autre détaillaient le visage du gamin à la tignasse hirsute, lequel ne leur arrivait même
pas jusqu’à l’épaule.
– Tout juste, Sir. Je viens exactement pour ça. Même que pour ça,
exclusivement.
– Par exemple ! rugit le superintendant.
Dickson avait, d’un coup, retrouvé son allant :
– Parle Joc, je t’en prie.
– Hé bien, comme je me promenais, bien tranquillement, le long de Broadwick
Street…

Broadwick Street, en plein quartier de Soho, lieu de misère et de refuge pour les
scélérats de toutes eaux. Et rempli de Français !

– Je me promenais, et puis… Et puis je vois une grosse berline, une Packard


Single Eight, et puis qui manque de m’estourbir tellement elle roulait vite, et puis qui
s’arrête avec des pneus qui glissent, et puis qui se met en travers. Si bien que je me suis
dit : Brave Joc, voilà des particuliers qui me semblent très pressés, et qui s’en moquent
comme d’une guigne de la tranquillité du pauvre monde.
– Alors ?
– Seulement, les choses n’en restent pas là. Et puis je me doute qu’il va se passer
des trucs, enfin des choses pas ordinaires. Et puis je me planque par derrière un
encoignure. Personne ne peut me voir : c’est qu’il fait une nuit d’encre à cause des
lampadaires avec leurs verres cassés.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
31
– Au fait, s’il te plaît, très vite !
À présent, Harry Dickson se montrait impatient. Et malgré l’intervention brûlante
du grand détective, le souriant et gouailleur Joc ne semblait pas avoir l’envie de s’en
laisser compter. Quand même il poursuivit, mais aussi... Sans se presser :
– Juste : la berline s’arrête et une portière s’ouvre. Ils sont deux à descendre. Je
les connais. Ce sont des Turcs de mauvaise mine et qui trafiquent avec des Chinois
d’Indonésie. Alors, ils descendent avant de soulever un corps, peut-être mort, inerte. Je
m’approche, et sans en avoir l’air… Et un rayon de lune se glisse, et juste sur le visage
d’un particulier qui, vraiment, n’avait pas l’air très bien… Et je vois…
– Tu vois… Tu reconnais : Tom Wills !
– Exactement. Pour sûr, Monsieur Dickson, on ne peut pas dire que vous êtes en
train de voler présentement votre réputation !
– Par Saint-Pancras ! jura grassement Goodfield plusieurs fois à la file.
– My God ! se laissa aussi aller, mais bien plus discrètement, la bonne Mrs
Crown.
L’émotion était telle que l’excellente gouvernante se sentait des plus faibles,
jusqu’à s’abandonner… Et jusqu’à se verser – mais rien que pour elle-même ! – un doigt
conséquent de Brandy !
– Alors je me suis dit, continua le gamin toujours imperturbable et nonobstant
l’excitation subite qu’avaient générées ses paroles, alors je me suis dit que le temps
n’était plus à bailler aux corneilles et qu’il fallait que je prévienne au plus tôt Monsieur
Harry Dickson, des fois qu’il aurait égaré son élève sans trop savoir où aller le chercher.
– Tu devines toujours juste. Et tu reconnaîtrais l’endroit ?
– Pour sûr ! Enfin, j’ai eu des frais. J’ai du prendre un taxi qui m’attend sur le
bord du trottoir, et puis…
– Mrs Crown…
– Je m’en occupe, répondit la bonne dame tout quittant la pièce et avant de
descendre l’escalier.
– Quant à toi…
Harry Dickson mit la main à sa poche.
– Vous êtes un gentleman, Sir, décréta John-Meredith-Alexander, hilare.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
32
L’affaire ne faisait que commencer.
– Goodfield, il nous faut du renfort.
– Bien d’accord, mon ami. Je téléphone au Yard et je fais boucler tout le quartier.
Nous allons y aller en force.
– Espérons que cette fois…

La façade de la boutique était des plus lépreuse. Par devant, le trottoir se trouvait
défoncé. Mais ce qui semblait le plus étrange c’était la serrure de la porte, toute neuve et
récemment huilée. Il y avait, également, cette lueur d’un rose pâle qui sourdait entre les
joints de plusieurs volets mal ajustés.
– Tu ne t’es pas trompé, au moins ?
– Mais non, leur répondit Joc dans un souffle. Je n’ai jamais quitté ce quartier
depuis que je sais marcher. Ici c’est la boutique de Kastouquidès, un Turc comme je
vous le dis. Il trafique sans arrêt. Son commerce est prospère.
– Oui, nous le connaissons, surenchérit Goodfield. C’est un gaillard que nous
tenons à l’œil. Toutefois sans soupçonner qu’il soit complice de crimes, d’enlèvements,
ou même pire !
– Il n’empêche, mais maintenant nous avons une Georgette Cuvelier qui se
complait à tout organiser. Apparemment, elle s’est faite complice de ce Turc. Et sans
compter d’autres crapules !
– Excellent. Maintenant, nous sommes prêts.
Des bobbies montaient la garde à chaque carrefour, par là isolant le quadrilatère
délimité par les rues Marlborough, Wardour, Brewer et Carnaby. Appliquant les ordres
de Dickson, la circulation toute entière avait été déviée.
– Allons-y.
Ils s’approchèrent de la porte qu’ils poussèrent sans effort. Ils s’étonnèrent :
– Elle n’est même pas fermée !
Harry Dickson fronça les sourcils :
– J’ai comme une mauvaise impression, car on dirait qu’ils nous attendent.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
33
Kastouquitès, en personne, s’approcha. Il venait à la rencontre de ses visiteurs
nocturnes. C’était un grand bonhomme solidement charpenté dont le crâne déplumé se
boursouflait sous de déplaisants plis de graisse.
La première pièce, celle donnant sur la rue, restait plongée dans la pénombre.
Une seule ampoule sourde, et de surcroît teintée en rouge, était allumée dans un angle.
– Mes amis, quel honneur de vous voir visiter mon humble et misérable demeure.
Aussi, je vous prierai de vous donner la peine…
La politesse du Turc était tout à fait complaisante. Ou, plus exactement :
visqueuse. Le tenancier se confondait en de multiples courbettes, en des sourires
mielleux. Il ne semblait pas offusqué face aux armes que brandissaient les policiers, ni
effrayé par les uniformes.
Goodfield se retourna vers Harry Dickson. Pour dire la vérité, le brave
superintendant ne savait plus quoi faire, ni quoi décider, ni quels ordres donner. Par
contre, Harry Dickson ne tenait plus en place. Il se montrait furieux. Ou, plus
exactement : fort pressé. Il bondit pour saisir le Turc au collet, et il lui tordit le col de
son vêtement jusqu’à ce que le visage de l’autre se fonce et jusqu’à ce qu’il se rapproche
d’une teinte aubergine :
– Crapule ! Tu vas nous dire où se cachent tes complices ? Et Tom ? Réponds,
ou je t’étrangle !
– Sir, oh je vous en prie !
L’autre tentait d’échapper à la poigne résolue qui menaçait de lui couper une
bonne part de son souffle. Par derrière Kastouquitès une autre pièce se découpait, encore
plus sombre que la première, où plusieurs ombres s’agitaient.
– Oh, tu ne nous sers à rien ! lança d’un coup Dickson en rejetant sa proie.
Allons-y, mes amis ! Fouillons les recoins de cette tanière !
En s’égaillant, ils découvrirent… Le second local était tout en longueur,
quasiment un couloir. De part et d’autre et le long de chacun des murs, étaient disposés
une enfilade de matelas. Il y en avait plus d’une vingtaine, où de pauvres hères
s’abandonnaient, les gestes alanguis et avec l’œil très vague.
Des têtes se relevaient. C’étaient, pour la plupart, des faciès asiatiques. L’odeur,
profonde et entêtante, était caractéristique. Et même sans tenir compte des petits foyers
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
34
rougeoyants et des longues pipes odorantes, personne ne pouvait en douter. Les policiers
lancèrent :
– Une fumerie ! De l’opium !
Ce qui n’était, à vrai dire, pas très exceptionnel. Car Soho débordait des vices de
toute nature, et la fleur du pavot n’en figurait, ici, qu’un aperçu modeste. Kastouquitès
fut si violemment repoussé qu’il perdit l’équilibre, et qu’il alla s’affaler dans le creux d’un
placard protégé par un rideau de perles multicolores.
– Oh, il y a une porte, par ici ! L’immeuble se prolonge !
Le gros Turc se trouva une fois encore bousculé, et enfin menotté, tandis que la
meute des policiers, avec Dickson et Goodfield à leur tête, s’engouffrait dans la nouvelle
issue :
– Un escalier ! Nous descendons.
– Attention : c’est glissant en diable !
Des filets d’eau suintaient de murs qui n’en finissaient plus de se boursoufler sous
les excroissances du salpêtre. Mais les moellons semblaient solides, faits pour durer, et ce
pour plusieurs siècles. D’autres caves se profilèrent, en enfilade. Or, ces dernières étaient
complètement vides.
– Nous allons déboucher au niveau des égouts.
Harry Dickson rageait. Mais un moment plus tard et au détour d’un couloir, il y
eut cette plainte, ce hurlement dans le noir qui vint prendre le meilleur sur le
ruissellement des eaux. Là, le grand détective imposa le silence. Puis il s’immobilisa,
tendu :
– Chut ! Plus un geste. Écoutez.
Au loin, dans la profondeur des galeries, ils perçurent comme un souffle, comme
une respiration située tout à l’extrême d’une résistance misérable.
– Maître ! Maître ! Ah, Dieu soit loué ! Je suis ici ! Venez !
– C’est Tom ! souffla Dickson. Nous l’avons retrouvé !
Il fut le premier à bondir. Plus loin, il déboucha à l’entrée d’une vaste esplanade
au centre de laquelle étaient scellés deux pieux. Tom Wills s’y retrouvait lié, mais dans
un piètre état.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
35
Du sang marbrait ses joues, son front. Une large estafilade partait depuis son
menton pour se prolonger sous son col. L’une de ses paupières pendait. Mais à présent,
l’espoir de sa libération redonnait vigueur au garçon. Il relevait la tête et il s’efforçait de
sourire. Pauvrement.
– Maître, maître, murmurait-il. Je ne perdais pas espoir, car je savais que vous
alliez venir.
– Mon petit, se confondait Dickson avec une débauche d’affection. C’en est
maintenant fini, et après une bonne nuit, avec les soins d’une nurse et le thé de Mrs
Crown complaisamment agrémenté d’un vrai doigt de Brandy, vous vous porterez
comme un charme.
Harry Dickson avait déjà saisi son couteau afin de fendre les liens du jeune
garçon lorsqu’il fut courtoisement repoussé par un bobby souriant :
– Vous permettez, Sir ?
Dickson se recula, juste au moment où un sifflement mystérieux fendit l’obscurité
et qu’une flèche, au terme de sa course, vint se planter de toute sa force en plein dans la
poitrine de l’agent charitable, juste à l’endroit abandonné, la seconde précédente, par le
grand détective.
La vérité... Oh ! C’était Dickson, lui-même, qui avait été visé ! Et il avait fallu
qu’un brave bonhomme de policier soit touché à sa place ! Lequel se tordait de douleur,
tandis qu’un bouillon de sang trempait son uniforme.
– Attention !
Chacun s’écarquillait les yeux, mais tous restaient désorientés. Mais d’où avait
bien pu surgir cette étonnante menace ? Une seconde flèche fendit l’air. Elle ne toucha
personne. Le nouveau projectile se planta sur l’extrémité d’un des pieux, et cela à deux
doigts de Tom Wills.
– Des lampes ! Il nous faut d’autres lampes !
Celles-ci ne tardèrent pas à être mises en batterie. Ainsi, le fond de l’esplanade
put être découvert. Il était vaste et encombré de gravas. Une partie de la voûte
s’abaissait, écroulée. Mais ce n’était pas l’essentiel :
– Un homme !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
36
Effectivement, un individu en habit quelque peu défraîchi se tenait devant eux, à
une vingtaine de pas. Il se dressait un peu maladroitement, avec un arc en main, pour
ajuster son tir.
– Attention !
Une troisième flèche fendit l’air, et Harry Dickson n’eut que le temps de se jeter à
terre parmi la boue et les morceaux de pierre. Vraiment, c’était toujours le détective qui
se trouvait visé ! Mais quand même, par bonheur, le projectile rebondit sur le sol avant
de filer dans le noir. Il s’y perdit une nouvelle fois.
– Garçons, tous ensemble ! Il est seul, et avant qu’il se ressaisisse... !
Harry Dickson bondit, aussitôt imité par Goodfield accompagné par une poignée
de ses hommes. En courant, ils entourèrent l’énigmatique tireur. Ils l’immobilisèrent avec
brutalité, et cela avant que ce dernier ait pu esquisser d’autres gestes.
L’inconnu se révéla plutôt frêle, décharné. À vrai dire : un vieillard. Son arc lui
fut brisé, ses dernières flèches éparpillées. Cependant, et ce qui stupéfia Dickson :
– Mais ce gaillard est prisonnier ! Regardez cette chaîne de bagnard qui est
scellée au mur et qui, à son autre extrémité, entoure la cheville de notre tireur !
– Alors ce particulier-là, lui aussi, il serait une victime, une victime de Georgette
Cuvelier ! Mais alors… Mais alors, pourquoi a-t-il essayé de nous tuer en nous lançant
ses flèches ?
– Oh, peut-être qu’il n’a pas pu faire autrement. Et s’il avait été forcé ?
– En tous cas, on va bientôt le savoir ! affirma le superintendant avec l’air
conquérant d’une bravache péremptoire.
Oui mais, arrivé là, Harry Dickson se donna l’envie soudaine de contredire le
policier :
– En êtes-vous tout à fait persuadé, mon ami ?
Surtout que leur prisonnier restait plutôt amorphe, totalement abattu. En son
regard stagnait comme une absence étrange. De plus il s’y glissait une crainte ahurissante
qui semblait prendre le pas sur toute autre émotion.
– Votre nom, c’est… ?
L’inconnu ne semblait pas comprendre. Il jetait un regard désemparé autour de
lui. Il se recroquevillait et, lentement, il pleurait :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
37
– Malheur, balbutiait-il. Malheur pour moi, je n’ai pas réussi : Harry Dickson n’a
même pas été blessé. Il vit toujours. Ah ! Malédiction !
– Qu’est-ce qu’il dit ? Mais c’est abominable ! On a drogué ce type. Ou alors : il
est fou !
– Qui est-ce ? s’inquiétait-on.
Beaucoup se doutaient que, lorsqu’ils auraient mis un nom sur le visage du
prisonnier, une partie du mystère ne manquerait pas de se révéler. Mais personne ne
savait. Personne. Jusqu’au moment où, Tom Wills….
On venait de libérer le jeune homme, tout juste. On venait de l’essuyer. On venait
de nettoyer les plus apparentes de ses blessures :
– Il me semble que… Sauf si je fais erreur…
– Mais parlez, parlez donc, mon ami !
Goodfield se montrait impatient, comme jamais. Ses hommes avaient terminé
l’exploration des caves. Mais sans y découvrir aucune nouvelle menace. Quand même, ils
se tenaient en sentinelle, postés à chacune des issues.
– Je crois... avança Tom Wills. Je crois que nous avons affaire à l’un des pairs les
plus illustres de la Chambre Haute(*), un intime de Lord Dambridge, notre Premier
Ministre. Il se nomme : Wilfrid Heldon !

Chambre Haute = « House of Lords » ou « Chambre des Lords » = l’une des deux composantes du
(*)

Parlement britannique.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
38

5 / LE SECRET DE WILFRID HELDON

On conduisit le prisonnier, sous bonne escorte, dans les locaux du Yard. Mais
Lord Wilfrid ne manifestait aucun signe d’agressivité. Il se trouvait très abattu, si bien
qu’après avoir tenté juste un début d’interrogatoire les enquêteurs finirent pas se lasser.
Il était cinq heures du matin, et la matinée se promettait d’être froide. À vrai
dire : intensément pluvieuse. Londres s’éveillait à peine. De fugitives sirènes perçaient un
smog épais en direction des Royal Docks.
– Nous n’en tirerons plus rien cette nuit, conclut Dickson qui était comme les
autres, c’est-à-dire assommé de fatigue. Allons nous reposer, et dormir. Oublions notre
tâche jusqu’à demain matin. D’autant que Tom est sauf. Nous l’avons délivré, et c’est là
le principal !
– Votre conseil reste bon, mon ami, conclut avec une certaine bonhomie
Goodfield qui, lui-même, à son tour, baillait à s’en décrocher la mâchoire. Je vais mettre
notre gaillard sous bonne garde, et…
Rentrés à Baker Street, Harry Dickson et Tom Wills n’avaient plus qu’une idée :
un bon thé, et au lit ! Oui mais, à contrario, ces projets honorables se retrouvèrent battus
en brèche.
Il y eut tout d’abord Mrs Crown qui les attendait. En dépit de l’heure tardive, la
bonne dame se conservait un œil plutôt ardent et des gestes précis. Ses paroles se
pressaient :
– Monsieur Dickson, la même femme que l’autre jour – Sir, je crois que c’est une
créature ! – est venue jusqu’ici pour tenter de vous voir. Je peux même préciser qu’elle
était habillée d’une manière… Oh ! Elle m’a remis ce billet, et puis cette araignée.
Mrs Crown tendit au détective le gros bijou suspect qui avait déjà été rencontré
plusieurs fois au cours de cette histoire, cette parure ciselée dans un métal doré. La
signature de Georgette Cuvelier !
– Et le billet, la lettre ? interrogea Dickson en avançant la main.
– Voici.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
39

« My dear old Harry,

« Je constate sans trop de déplaisir que, pour la seconde fois vous venez
d’échapper à la mort, à une mort que je vous avais imaginée avec un décorum
suffisamment baroque pour que vous y reconnaissiez l’expression manifeste de mon
obstination.
« Vous en avez réchappé, mais ce n’est que partie remise. Quand même, je vous
en prie : cessez de vous acharner contre ce pauvre Heldon qui ne sait absolument pas
ce qui vient de lui arriver. Il est, en quelque sorte, totalement irresponsable de ses actes
de la nuit.
« Toujours sincèrement vôtre
« Georgette Cuvelier. »

– Pensez ! Elle n’a pas perdu son temps, jugea le détective.


– Tout en jouant avec votre vie, ajouta Tom Wills qui venait juste de lire par-
dessus l’épaule de son maître. À ce sujet et en ce qui concerne notre fameux Wilfrid
Heldon, qu’est-ce qu’il faut en penser ? Il a quand même manqué de nous transpercer
l’un et l’autre, avec ses flèches !
– Tout à fait, mon garçon, tout à fait. Mais en certaines circonstances, ce qu’on
observe avec les yeux n’est peut-être pas toujours l’expression scrupuleuse de l’exacte
vérité.
Puis Harry Dickson ajouta, mais cette fois en baillant sans pouvoir s’arrêter :
– Dans une heure, ce sera l’aube. Essayons de dormir, car je pressens que les
prochaines heures ne seront pas de tout repos.

– Je ne vous ai pas attendu pour me livrer à l’interrogatoire de notre client, jeta


d’une manière péremptoire un Goodfield magnifique, mais au visage terreux et aux
paupières fripées.
– Et puis-je vous demander les précieux enseignements de votre heureuse
initiative ?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
40
Harry Dickson se faisait goguenard. En fait : gentiment complaisant.
– Heu… répondit le brave superintendant. Il n’a pas articulé un mot. Du moins,
rien qui puisse nous intéresser. Il dit en permanence qu’il ne comprend pas ce qui lui est
arrivé. Et puis…
– Et puis… ?
– Il n’arrête pas de pleurer.
– Ce sont ses nerfs qui lâchent, affirma tout de go un Tom Wills qui trouvait, par
ce biais, le moyen de s’immiscer dans la conversation. Pensez, l’un des pairs du
Royaume, conduit manu militari au Yard, et sous l’inculpation d’une tentative de
meurtre, encore ! Comme si ce gentleman était un vulgaire traîne-savate du West-End !
– Je ne crois pas, garçon, que ce soit aussi simple. D’ailleurs, rien ne peut
expliquer les fantaisies de notre homme, son arc, ses flèches et cette chaîne attachée à sa
cheville. Non, à mon humble avis, il se passe autre chose. Le mystère s’assombrit.
Harry Dickson se conservait un air plutôt rêveur qui semblait dérouter ses
interlocuteurs. Surtout que, et lorsque le détective adoptait cette attitude éminemment
singulière, chacun savait que Dickson était en train d’hésiter entre plusieurs hypothèses,
qu’il les mettait en place avant de décider. Avant d’en conserver – oh, c’est était
évident ! – la meilleure.
– Que faisons-nous, Dickson ? s’enquit, avec nervosité, Goodfield.
– Lord Wilfrid Heldon doit, nécessairement, habiter quelque part. Avoir une
famille, une maison. Allons renifler par là.

Knightsbridge reste un quartier résidentiel où voisinent marchands de tableaux,


antiquaires et décorateurs. La résidence de Lord Heldon, un somptueux hôtel particulier,
était situé directement sur l’avenue, et certaines de ses fenêtres s’ouvraient sur Hyde
Park.
Harry Dickson, Tom Wills et le superintendant Goodfield furent introduits dans
un hall solennel, où les bois de rose Hepplewhite cohabitaient avec les sofas Regency.
Du grand luxe.
Un majordome les accueillit, cela sans exprimer un quelconque étonnement. Il se
tenait avec la nuque raide et les gestes ampoulés. Il possédait une voix de tête :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
41
– Si ces gentlemen veulent se donner la peine… Lady Margaret va les recevoir
dans le petit salon.
Les trois hommes acquiescèrent, avant de suivre le domestique. La pièce où ils
entrèrent les transporta d’emblée au siècle de la Reine Anne(*). La teinte chaude du noyer
complétait harmonieusement le luxuriant fleuri de chacune des tapisseries.
– Messieurs… fit Lady Margaret.
C’était une grande femme un peu osseuse, mais au jeté de tête assurément
aristocratique. Parmi ses ascendants, on notait une sœur cadette de Georges IV Hanovre.
Mais ce matin, point de fantaisie ni de décorum mal à-propos. Il était évident que
l’épouse de Lord Wilfrid retenait quelques larmes.
Elle dit :
– À vrai dire, je vous attendais.
– Votre mari… prononça confusément Goodfield, quelque peu impressionné.
– Oui, certainement : Wilfrid.
Et tout de suite après, reprenant empire sur elle-même, en maîtresse de maison
accomplie, elle proposa :
– Asseyez-vous, Messieurs, je vous prie. Vous partagerez bien, en ma
compagnie, une tasse de thé, quelques cookies ou des muffins ?
Elle sonna. Une très jeune soubrette rousse, à vrai dire assez jolie, le regard vif et
impertinent, le tablier immaculé, s’en vint pour les servir.
– Bien. Revenons à nos affaires. Lord Heldon, disais-je.
– Oui, assura Dickson. Bien sûr, vous n’ignorez pas dans quelles circonstances
votre époux a été appréhendé par les agents du Yard, la nuit dernière ? Une arrestation
tout à fait surprenante, n’est-ce pas ? Pensez, il n’y avait aucune raison…
– Aucune raison, vraiment, Monsieur le détective ?
– Du moins, rien d’évident, dut avouer le maître. Si bien que je ne suis pas loin de
soupçonner autre chose. Que des événements dramatiques, redoutablement combinés,
ont aliéné l’esprit de Lord Wilfrid, et que notre malheureux ami s’est retrouvé d’un coup,
et d’une manière extrêmement désagréable, en dehors de sa saine logique.
– Je ne vous le fais pas dire, répliqua froidement Lady Margaret.

(*)
le siècle de la Queen Ann = le début du XVIII°
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
42
– Alors, si je vous le demandais, cette fois... Vous-même, il est probable que
vous soyez au fait ? Tout connaître de l’histoire ?
– Bien sûr. Mais il n’empêche... Que cette vérité ne regarde personne. À part
Lord Wilfrid. Et moi. Mais non n’insistez pas, Messieurs : je ne parlerai pas.
Lady Margaret se leva, sans donner l’impression de vouloir poursuivre plus avant
le dialogue. Elle fit une dizaine de pas en direction de la fenêtre dont la perspective
s’étendait jusqu’à la Serpentine(*). Elle porta un mouchoir à ses lèvres. Apparemment, la
lady demeurait sous le coup de l’émotion. Elle se retourna. Ses yeux étaient rougis. Elle
confirma :
– Si bien que nous nous en tiendrons là, Monsieur le détective.
– Mais Madame, si je puis me permettre... tenta d’argumenter Goodfield. Votre
mari est accusé de faits particulièrement graves qui ne requerront, soyez-en sûre, aucune
indulgence de la part d’Old Bailey(**) . Au moins si vous parliez, vous décidant à nous
livrer une mince parcelle de vérité, cela aurait l’avantage de nous guider, et placer en
lumière quelques précieux détails. Nous y gagnerions tous.
Peine perdue. Lady Margaret demeura inflexible :
– Il suffit, Messieurs. Je ne vous dirai rien de plus.
C’était une forme polie de congédiement, et les trois visiteurs ne s’y trompèrent
pas. Dans un bel ensemble ils se levèrent. Après avoir gravement salué leur hôtesse, ils
regagnèrent le hall. Mystérieusement prévenu mais toujours aussi raide, le majordome
leur tendit chapeaux, canes et pardessus.
– Au plaisir, Messieurs. Je vous souhaite une bonne journée.
Harry Dickson, Tom Wills et Goodfield se retrouvèrent sur le trottoir, un tantinet
penauds, du moins en ce qui concernait les deux derniers, car... Dickson :
– Cette fois, nous savons. Nous savons qu’un événement exceptionnel est venu
perturber au plus haut point la sérénité de cette maisonnée. Et que Lady Margaret est en
train d’en subir le poids des conséquences. De plus, tous... Ils restent bouche cousue.
Tous, les domestiques y compris. Bien que…
L’œil du grand détective venait de s’allumer :
– Tom, mon garçon…
(*)
Serpentine = le plus grand lac d’Hyde Park.
(**)
Old Bailey = le plus grand tribunal d’Angleterre.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
43
– Aïe, aïe, aïe ! s’inquiéta d’un seul coup le jeune élève d’Harry Dickson.
Lorsque le maître commence de cette manière, alors… Je peux m’attendre au pire !
– Votre pouvoir de séduction auprès des jolies filles…
– Heu… Il ne faut tout de même rien exagérer.
– Surtout si ces dernières sont très affables et très souriantes. Avec, en prime,
quelques taches de rousseur.
–…
– Comme cette gentille petite chambrière qui nous a servi le thé.
– Comment ? Mais vous n’allez tout de même pas m’obliger à… ?
– Mais si, Tom. Mais si.

C’était le matin, très tôt, au carrefour entre Kensington Road et Brompton. Tom
Wills battait la semelle. Un gros brouillard tombait. C’était cette sorte de pluie si fine et
si glacée qu’on ne rencontre nulle part ailleurs que dans la banlieue de Londres. Le
garçon se gelait jusqu’aux os. Il maudissait son maître et la corvée du jour.
– Ah, fit Tom Wills en éternuant. Je me donne encore trente minutes, et après je
renonce. Pour aller me chauffer. Parce que, et si je me retrouve au lit avec une fluxion de
poitrine, ce ne sera pas cette désagréable éventualité qui arrangera les affaires de mon
maître. Ni celle du bon Goodfield !
Marmonnant, il piétinait. Un camion de laitier passa sans s’arrêter. Les pneus du
véhicule – de gros boudins en caoutchouc mou – éclaboussèrent les pantalons du garçon
qui se retint de jurer.
– Oh mais !
Enfin, la chance décida de lui apparaître, car la Miss rousse tournait le coin de la
rue. Elle portait un gros manteau en drap et un drôle de petit chapeau rond. À chacune
de ses mains elle balançait un grand cabas. Tom Wills s’approcha, en fin renard qu’il
pouvait être :
– Morning, fit-il, souriant.
La petite demoiselle leva un nez impertinent. D’abord interloquée, puis enjouée à
son tour, et pas effarouchée d’une miette :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
44
– Je vous reconnais, fit-elle. Hier, vous étiez chez ma maîtresse en compagnie de
deux messieurs qui m’ont semblé fort importants.
– L’un d’eux était Harry Dickson et nous voguons en plein mystère. Moi, je me
nomme Tom Wills.
– Son élève ! s’extasia la petite rousse. Oh là, là ! Alors, vous aussi, vous êtes
quelqu’un de célèbre ! Sachez que je me passionne pour toutes vos aventures, celles-là
que je dévore dans les journaux du soir, et cela… Et cela au moins toutes les semaines !
Elle ajouta :
– Mon nom est Ann-Victoria. Et combien je suis presque jalouse lorsque je pense
à votre quotidien, à votre existence aventureuse. Au moins, de votre côté, vous ne
risquez pas l’ennui. Pas comme moi : préparer le thé, faire briller l’argenterie, passer
commande aux fournisseurs. Le rêve, quoi !
Ann-Victoria s’enflammait. Ses yeux brillants, assurément espiègles, ne se
ternissaient en rien avec la pluie dont plusieurs gouttes restaient accrochées à ses cils. Du
même coup Tom Wills commençait à penser que la corvée imposée par son maître
n’allait, certainement pas, être désagréable, si bien qu’il décida de lancer son hameçon.
Guère difficile, car Ann-Victoria, en se proposant par elle-même, allait au devant de son
désir. Tom Wills exalta la jeune fille :
– Mais il ne tient qu’à vous, Miss, de partager nos aventures, car mon petit doigt
me dit que vous êtes – assurément ! – la seule et l’unique personne à pouvoir nous aider.
– Comment cela ? Expliquez-vous, voyons !
Ann-Victoria s’était immobilisée. De surprise, elle avait laissé tomber ses deux
cabas en plein dans une flaque d’eau. Mais la jolie soubrette s’en fichait comme d’une
guigne. Elle se tenait rivée aux propos de Tom Wills. Celui-ci se livra :
– Lord Wilfrid Heldon et Lady Margaret possèdent tous les deux un secret, un
secret qui les mine et qui n’aura de cesse que de les détruire. Malgré cela, ils ne veulent
pas parler. Ce qui peut paraître dramatique, et incompréhensible. Ils considèrent que
personne n’a le droit de savoir.
L’élève préféré du maître se fit exagérément empressé :
– Enfin, avec Harry Dickson, nous croyons le contraire. Nous sommes persuadés
que, pour aider Lord Wilfrid et Lady Margaret, il nous faudrait en savoir davantage, et…
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
45
– Et ?
Ann-Victoria piétinait.
– Et, poursuivit Tom Wills, rien qu’avec une petite information, avec un
minuscule renseignement, vous pourriez épauler puissamment la Police, la Loi et le
Royaume ! Sachez que des événements intensément dramatiques se préparent, avec des
crimes sans nom, des infamies abominables, toute une chaîne de tragédies face auxquelles
il est indispensable de réagir.
La petite rousse frissonna. Depuis le tout début elle avait pris sa décision. Et puis
ce petit jeune homme tout à fait comme il faut, ce gentil détective était tellement…
Tellement séduisant ! Ann-Victoria répondit :
– Vous avez bien raison. Il se passe quelque chose. Je m’en doute, comme
d’ailleurs tout le monde. Du moins, les autres domestiques, à l’Office. Nos maîtres sont
plongés, tous les deux, dans une grande détresse. Ils sont désespérés.
– À cause… ?
– Mais à cause de leur fille, de Jenny-Elisabeth. C’est une enfant naturellement
très capricieuse qu’ils se sont résolus à placer dans une institution, une Public School
réputée. Et puis…
Ann-Victoria se reprit, comme si, rendue au bord même de l’aveu, ses derniers
mots s’extirpaient mal :
–… et puis vendredi dernier, Lady Margaret s’en est retrouvée changée. Ce que
j’ai cru comprendre, c’était que Miss Jenny-Elisabeth avait… En quelque sorte… Qu’elle
avait disparu ! Et que personne ne savait où elle était passée !
Tom Wills se penchait au plus près afin de mieux cueillir les phrases prononcées
par Ann-Victoria. Ensuite il se redressa, mais tout en s’efforçant de ne pas hurler en
pleine rue. Il avait obtenu exactement ce qu’il voulait, le renseignement qu’il était venu
chercher. Le maître serait content.
Et comme un bonheur n’arrivait jamais seul, le brouillard se déchira pour laisser
poindre un soleil gentiment timide, mais qui, cependant, toujours, s’auréolait de fumées
grasses.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
46
Quant à Ann-Victoria, un petit peu dépitée par l’attitude singulièrement
incompréhensible que venait d’adopter son jeune interlocuteur, elle se planta au beau
milieu du trottoir, avec les mains aux hanches :
– Dites-donc, mon gentil Monsieur, si maintenant vous m’aidiez à porter mes
cabas ?


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
47

6 / MANSION SCHOOL

Mansion School était située au cœur de la City, à quelques pas de la résidence


des Lord Mayors(*). Sa façade se voulait discrète, à peine agrémentée d’une plaque de
cuivre soigneusement lustrée.
Gaspard Marlood en était le portier, de même que l’homme à tout faire. C’était
un gentleman d’un abord assez froid, à l’allure volontairement sèche, au petit ventre
douillet, mais qui savait se civiliser grandement lorsqu’il mélangeait sa Guiness avec
d’amples lampées de genièvre.
– Mais qui c’est donc que ces particuliers-là ?
Le bonhomme s’étonnait. Le chiffon à la main, il musardait sur le pas de la porte.
Les autres, les trois passants, semblaient sûrs de leur fait. Ils observaient les façades
proches, et ils se consultaient avec une gravité extrême. De l’avis de Gaspard il n’y avait,
chez eux, rien qui puisse se comparer avec de simples promeneurs.
– Mansion School, murmura doucement le premier des inconnus, une fois arrivé
en face du portier.
Lequel releva sa tête maigre surmontée d’une casquette à pompons, toute aussi
galonnée que celle d’un Amiral :
– Vous voulez quelque chose ?
– Oui, voir le Directeur, répondit le gentleman.
Le visage de l’inconnu était sec, avec les yeux brillants. C’était Harry Dickson. Il
était accompagné de Tom Wills et du superintendant Goodfield. Gaspard Marlood parut
se dresser davantage. Gros à parier qu’il se poussait du col avec une idée très précise
quant à l’importance de sa fonction :
– D’abord, ce n’est pas un Directeur, c’est une Directrice : Miss Jameson.
Ensuite, c’est qu’il vous faut prendre rendez-vous, remplir une demande par écrit et puis
me la remettre. Pour la fin…
– Nous n’avons pas le temps, coupa l’autre. Je suis Harry Dickson.

(*)
Lord Mayors = Lords-Maires
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
48
– Ah ! s’abandonna le portier. Si vous vous nommez réellement Harry Dickson,
les choses sont différentes. Je vais vous introduire. Et sur le champ, encore !
Dans tout Londres, et même dans une bonne partie de l’Empire, le seul nom du
grand détective jouait le rôle de sésame. Il ouvrait nombre de portes réputées
infranchissables. Surtout que chacun savait qu’Harry Dickson oeuvrait pour le bien-être
et la sécurité de tous, et que jamais il ne se serait laissé aller à prendre la moindre
décision sans une raison impérieuse, laquelle n’avait comme objectif – ultime et magnifié
– que la victoire et le respect du Bon Droit.
Le salon où ils pénétrèrent sentait à la fois l’encaustique et le parterre fraîchement
lavé. De petites vitres s’ouvraient sur un jardin où se promenaient gracieusement de
toutes jeunes filles, quelques unes seules, d’autres par groupe de deux ou de trois.
– Si vous voulez vous donner la peine…
Le portier se montrait à nouveau. Son visage ne s’était même pas transformé, à
peine avenant, vaguement pincé, certainement interrogatif. Il montra le chemin aux trois
visiteurs. Ceux-ci durent ressortir afin de s’engager dans une seconde cour et longer un
auvent bordé de viornes et de mélèzes nains. Le bureau de Miss Jameson avait sa porte
ouverte. La Directrice les attendait, debout près de son seuil :
– C’est bien la première fois que la police pénètre dans mon Établissement,
déclara-t-elle en préambule.
– Mais peut-être est-ce aussi la première fois que l’on déplore la disparition de
l’une de vos élèves ?
Harry Dickson avait décidé d’attaquer sans détour, surtout qu’il était persuadé
d’avoir perdu assez de temps. Miss Jameson ne s’y trompa pas. Son visage se ferma, et
des méplats se formèrent sur son front et ses joues.
– Vous savez donc ? constata-t-elle avec lassitude.
– Dans les grandes lignes, oui.
Tom Wills et Goodfield se tenaient en retrait. Aucun d’eux n’avaient jugé utile de
prononcer un mot. Ils se contentaient d’observer. Ils se disaient aussi, et cette
constatation était tellement visible que même un jeune enfant n’aurait pas pu faire
autrement que de s’en apercevoir :
– Cette femme a peur.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
49
Effectivement. Les mains de Miss Jameson tremblaient, et ses ongles frappaient le
dessus de son bureau avec un tempo désagréablement irrégulier. Elle tenta une diversion,
mais sans vraiment y croire :
– De quoi vouliez-vous me parler ? De toutes les manières, je vous prierai d’être
brefs, car mon temps est compté.
– De Miss Jenny-Elizabeth Heldon. Elle n’appartient plus à Mansion School,
n’est-ce pas ?
– Non. Pas pour le moment. Elle est retournée chez elle.
– Vous me mentez, Mademoiselle la Directrice. Et si vous persistiez dans cette
attitude déplorable, sachez que la Loi pourrait se montrer intraitable envers vous. Car il
s’agit de crimes !
– Et que je suis le représentant de Scotland Yard, s’avança le superintendant
Goodfield, et que j’approuve entièrement les affirmations de mon ami Harry Dickson !
Le teint de Miss Jameson vira au jaune poisseux. Lorsqu’elle décida de répondre,
ses mots se montrèrent chuchotés, et avec si peu de force qu’ils en devenaient
inaudibles :
– Je suis à votre disposition, Messieurs. Que voulez vous savoir ?
– Tout, quoi. Mais en particulier les circonstances de la disparition de votre jeune
pensionnaire.
– C’était vendredi dernier, au réveil. Ces demoiselles partagent leurs chambres, à
deux. Une fois qu’elle eut frappé, notre petite domestique s’est immédiatement rendue
compte que quelque chose n’allait pas, et que lit de Miss Heldon se trouvait bouleversé,
avec ses couvertures et les draps emmêlés, tirebouchonnés. Et quant à notre élève : plus
personne. Envolée, disparue !
– Ç’aurait pu être une fugue ?
– Peut-être, s’il n’y avait pas eu l’homme.
– Qui donc ?
– Un Turc.
– Ah… ?
Les dents de Miss Jameson claquaient :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
50
– Un homme de mauvaise mine qui s’était introduit dans Mansion School sans
crier gare tout en trompant la surveillance de notre pauvre Gaspard. J’ai trouvé ce bandit
à ma place, se pavanant. Assis dans mon fauteuil !
– Et… ?
– Et il m’a annoncé l’enlèvement de Miss Heldon. Que je n’avais pas à m’en
faire. Mais que… Si je parlais…
Sans terminer sa phrase, l’excellente Directrice baissa légèrement le col de sa
robe dont elle débrocha la camée. Ce fut pour découvrir une blessure allongée qui lui
courait sur le pourtour du cou.
– Il m’a menacée. Si je parle, il m’égorge.
– Pourtant… ?
– Mais avec vous, ce n’était pas pareil. J’avais l’obligation… D’abord, le Turc
m’a informée que j’allais rencontrer un gentleman nommé Harry Dickson. Étonnant,
n’est-ce pas ? Surtout que je note, maintenant, que mon déplaisant agresseur ne s’est
trompé en rien. Car vous vous retrouvez exact au rendez-vous, ce pour entendre tous les
détails de mon histoire !
– Par St. Pancras ! rugit Goodfield. Cette folle équipée n’a vraiment aucun sens !
Ou bien… On est en droit de penser que nous sommes surveillés à chaque instant, et en
tous lieux ! Comme si quelque petit malin devinait exactement ce que nous sommes en
train de penser. À notre place, et dans notre tête !
– Cher ami, vous négligez par là la finesse inhérente à Georgette Cuvelier.
N’oubliez pas que notre chère meurtrière reste derrière tout ça.
– Enfin Dickson, poursuivit un Goodfield bourru qui ne semblait pas vouloir en
démordre, vous en parlez tout à votre aise. Car l’unique vérité, du moins la plus logique,
c’est que votre Miss Cuvelier est morte, et cela depuis des années. Alors, pourquoi
voulez-vous qu’elle revienne ? Mais enfin, aujourd’hui, nous assistons à une
fantasmagorie, à une réalité singulièrement insensée, de celle qui ne se rencontre que
dans les romans-feuilletons !
– Sur ce point, mon ami, vous êtes bien dans le vrai, admit Harry Dickson.
Avant de s’en retourner vers la Directrice de Mansion School, et de solliciter
auprès de Miss Jameson :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
51
– Nous serait-il possible de voir la chambre où… ?
– Aucune difficulté. Je vais vous y conduire.
La pièce était située au premier étage. Une double fenêtre donnait sur un grand
jardin qui servait habituellement pour la promenade des pensionnaires. Les tentures
étaient fraîches, claires et virginales, et les deux lits jumeaux qui occupaient la chambre
se trouvaient séparés par un léger paravent.
– Miss Jenny-Elisabeth Heldon occupait la place de droite. Le côté gauche est
réservé à Miss Sarah Tayor.
Mais à ce moment-là, Harry Dickson n’écoutait plus. Pas davantage que Tom
Wills. Ils respiraient presque trop fort, de manière excessive, car il y avait l’odeur : ce
mélange inimitable de palmasora et de romarin !
Le parfum de Georgette Cuvelier !
Ici, il ne leur manquait plus que l’araignée !
– Miss Tayor, l’autre jeune fille… Pourrait-on… ?
– Heu, oui, certainement, car à cette heure elle termine sa récréation matinale,
celle qui précède l’heure du solfège. Je vais donner des ordres et nous la recevrons dans
mon bureau.
Chacun avec le front pensif, ils firent le chemin inverse.
Comment s’imaginer que le monde crapuleux, celui propice au crime, puisse
s’être dévoyé d’une manière aussi infâme jusqu’à franchir les portes de cet Établissement
voué expressément à l’innocence et à la distinction ? Que l’interlope d’une fange
intensément frelatée ait imposé ses sordides manigances face à la naïveté d’une si jeune
demoiselle ?
Sur le bureau de Miss Jameson attendait une lettre.
– Mais qu’est-ce que ce message fait là ? Gaspard ?
– Ce n’est pas moi, Mademoiselle la Directrice. D’ailleurs, depuis l’arrivée de ces
Messieurs, je ne vous ai pas quittée.
– C’est juste. Alors, qui ?
L’enveloppe portait un simple nom, d’une écriture déliée et à l’encre violette : À
l’attention d’Harry Dickson. Le détective tendit la main, puis il déchira le rabat. Les
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
52
veines de son front saillirent. Ce n’était pas de la surprise. L’instant d’après, il lut à haute
voix :

« My dear old Harry,

« Vous accomplissez pas à pas le parcours que j’ai préparé à votre attention.
J’ose espérer que vous y prenez grand plaisir. Aussi, au sortir de Mansion School, je
vous invite à prendre langue avec Sir Heldon à qui je viens de donner la permission de
vous parler.
« Vous noterez en passant que la jeune Jenny-Elisabeth n’est pas la seule enfant
que j’ai invitée en mon home. Il serait plus que temps que vous vous intéressiez au sort
de Miss Sarah Tayor.
« Pour la vie, votre :
« Georgette Cuvelier. »

– Elle ! Toujours elle ! s’exclama Tom Wills.


– Mon garçon, serait-ce que vous vous attendiez à quelque chose d’autre ?
murmura doucement Harry Dickson.
– Mais quelle est donc la réalité de cette criminelle ressuscité, sur le collet de
laquelle nous ne sommes pas capables de mettre la main ? s’inquiéta à son tour le
superintendant Goodfield. My God, elle passe partout. Elle disparaît, comme…
comme…
– Vous l’avez dit, mon bon Goodfield : comme un fantôme, compléta le maître
en souriant.
Ce fut à ce même moment que Gaspard Marlood choisit pour rentrer dans la
pièce, et sans frapper tant son exaltation était extrême. Il torturait, entre ses mains, sa
casquette d’Amiral.
– Voyons Gaspard, mon brave, reprenez-vous, fustigea Miss Jameson qui, depuis
un instant, se conservait les lèvres tremblantes. Auriez-vous oublié toute espèce de bon
sens ?
– C’est que… c’est que… Mademoiselle la Directrice… Que je n’ai pas trouvé…
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
53
– Expliquez-vous, voyons ! Car vos propos manquent de clarté.
– Miss Sarah Tayor ! Je l’ai cherchée partout. Elle a… Elle a disparu, tout
comme l’autre. Et à sa place…
Le brave Garpard Marlood tendit une main ouverte. Dans sa paume d’homme de
peine rompu aux gros travaux, apparut une grosse araignée – la précieuse araignée ! –
toute en métal doré :
– La marque de Georgette !
– Pas la peine de mettre Mansion School dessus dessous, déclara sobrement
Harry Dickson. Car, par avance, je peux vous annoncer que nous ne trouverons rien.
Miss Cuvelier, nous le savons, est parfaitement organisée.
– Enfin, se récria Goodfield. On ne peut pas…
– Alors, faites selon votre désir, mon ami.
Ce fut une évidence : Harry Dickson ne s’était pas trompé. Les minutieuses
recherches orchestrées par le brave superintendant ne donnèrent rien. Absolument rien.
Aucun indice. Goodfield jurait en gros chapelets. Son visage rougissait. Il s’y
arrondissait de larges plaques écarlates.
Une heure plus tard et après avoir quitté Mansion School, Harry Dickson
informa :
– Je me suis renseigné : Miss Sarah Tayor est la fille d’un Pair Héréditaire. Si
bien qu’avec ce second enlèvement, nous sommes en droit de suspecter que les
fondements du Royaume sont directement menacés. Écoutez-moi : je vous fiche mon
billet qu’avant moins de deux jours, le Premier Ministre Lord Dambridge prendra
l’initiative, et qu’il nous invitera pour un entretien passionné, en son home du 10
Downing Street !(*)
– Mais hélas, à cette occasion, nous ne pourrons pas lui apprendre grand-chose,
se lamenta le superintendant Goodfield. Pas une trace. Rien de rien.
– Bien d’accord, lui répondit Dickson. Et c’est justement pourquoi je vais me
conformer aux recommandations de Georgette Cuvelier, comme d’aller visiter Lord
Wilfrid où il est, c’est-à-dire au fond de sa cellule. Espérons qu’il me parlera puisque,
désormais, il en a reçu la permission.

(*)
10, Downing Street = la résidence officielle du Premier Ministre de Grande Bretagne.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
54
– Arrêtez-moi si j’ai mal compris : vous allez faire exactement ce que souhaite
cette femme ?
– Quoi d’autre, mon bon ami ? Quoi d’autre ? Auriez-vous dans votre poche le
grand coup de génie qui nous manque ?


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
55

7 / LE CRIME D’HARRY DICKSON

C’était la fin de l’après-midi dans le centre de détention qui jouxtait Scotland


Yard. Le gardien-chef Wilson faisait une nouvelle fois sa ronde. Accompagné par deux
de ses hommes, il arpentait les longs couloirs sur lesquels se découpaient les portes
cadenassées d’une cinquantaine de cellules. Avec son trousseau de clés, il avait la manie
de choquer chaque serrure ce qui déclenchait, à chaque fois, une insupportable
résonance.
Il tombait peu de lumière pour atteindre le sol, à peine un vague halo. Les
verrières, en hauteur, demeuraient poussiéreuses. Elles étaient protégées par d’épais
filets métalliques.
– Sir, s’il vous plaît !
– Quoi donc ?
Le gardien-chef Wilson avait la voix bourrue. Ici, dans cette prison, il se savait –
il se voulait – le maître incontesté. Chacun devait en prendre conscience.
– Un visiteur.
– À cette heure ?
– Sir, c’est Harry Dickson.
– Ah...
Le grand détective s’avançait, avec toutes les autorisations possibles et officielles,
en main :
– Je souhaite m’entretenir avec le détenu Wilfrid Heldon, annonça-t-il. Sans
tarder.
Le gardien-chef Wilson toisa son visiteur. Il se composait un air méprisant :
– Alors, il va falloir que je vous souhaite bien du plaisir, Sir. Car, et selon mon
avis, vous ne tirerez pas grand chose du gaillard. Il est aussi muet qu’un turbot de la
Tamise ! Depuis son arrivée ici, il reste recroquevillé, tout à fait passionné par
l’extrémité de ses bottines.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
56
– C’est un fait, mon ami, c’est un fait, approuva courtoisement Harry Dickson. Il
est possible que vous ayez raison, mais néanmoins il faut que j’aille tenter ma chance. Si
vous aviez la courtoisie…
– Oui, et du moment que mes supérieurs me l’ordonnent…
Avec une répugnance visible, le gardien-chef Wilson se choisit une clé et, de son
pas pesant, il se dirigea vers une cellule logée toute en extrémité de la plus éloignée des
galeries. Il tourna le mécanisme. Il dit :
– Vous n’avez pas besoin d’être pressé, Sir, car l’hôte de ces lieux risque de
prolonger son agréable villégiature en notre compagnie, cela un bon moment. À moins
que le bourreau de Londres n’en décide autrement !
Et l’homme de rire avec générosité, tandis qu’Harry Dickson se glissait par
l’ouverture de la porte dont le judas avait été relevé. À l’intérieur, la cellule était plutôt
humide, et froide. Il y régnait une demi obscurité. Le prisonnier se tenait allongé sur une
sorte de grabat. Lord Wilfrid Heldon relevait les pans d’une mauvaise couverture
jusqu’en haut de ses épaules décharnées.
– Harry Dickson... laissèrent échapper deux lèvres décolorées.
– Oui, c’est moi, affirma le grand détective en usant d’une voix apaisante. Je suis
venu…
– Je sais ! le coupa l’autre.
– Mais, comment ?
– Elle me l’a dit.
– Georgette ?
– Qui d’autre ? Elle est venue la nuit dernière et elle m’a annoncé votre visite.
Harry Dickson se figea. Aux derniers mots de Lord Heldon, il se sentit comme
ébranlé, car il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver une admiration véritable à
l’encontre de cette femme que, depuis des années, il avait cru morte, mais qui – à présent
– était ressuscitée pour venir s’imposer comme une adversaire des plus implacables,
comme une ennemie de tout premier ordre. Enfin, capable de battre le même Harry
Dickson... À plate couture !
– Selon vous, elle aurait réussi à pénétrer jusqu’ici ? Sans que personne s’en soit
aperçu ?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
57
– Oh oui. Cette performance vous étonne ?
Harry Dickson préféra ne pas répondre. Par contre, il choisit de faire dévier la
conversation :
– À présent, si nous parlions de votre fille, Jenny-Elisabeth ?
– Vous le savez maintenant : elle a été enlevée.
– De même qu’une de ses condisciples : Miss Sarah Tayor.
– C’est là, aussi, un grand malheur. Je connais intimement son père.
– Autre chose. Mais quand même, il n’y a rien qui nous permette d’expliquer
votre attitude dans le souterrain, votre arc, vos flèches, et votre volonté de tuer.
– Je devais vous abattre. C’était là ma mission.
Harry Dickson sentit une vague glacée lui remonter au cœur. Ainsi, Lord Heldon
avait reçu l’ordre formel de lui planter une flèche dans le corps ! Mais pourquoi ?
Pourquoi ?
– Ma fille, maintenant vous avez compris ! gémit d’un seul coup le vieux Lord.
Car si je ne vous tuais pas, cette monstrueuse Georgette allait se venger sur ma fille. Elle
me l’avait promis ! Si je manquais mon coup, elle irait égorger Jenny-Elisabeth ! Et je
vous prie de croire que cette furie enjuponnée n’avait pas l’air de plaisanter ! Si bien que
j’ai été obligé de me résoudre, la mort dans l’âme, et par là perdre mon honneur, à
jamais.
– Enfin, mais je ne suis pas mort.
– Cela, je ne le sais que trop ! Enfin, vous avez compris mon angoisse. Que va-t-
il se passer, maintenant ?
Harry Dickson ne répondit pas. Surtout que, et ce depuis le premier jour, il savait
que la belle Georgette Cuvelier était rigoureusement insensible à toute forme de pitié.
Lord Heldon n’avait pas réussi à tuer le détective. Maintenant, quel allait être le sort de
Jenny-Elisabeth ?
Les deux hommes se turent un moment, chacun plongé dans ses pensées. À
l’extérieur, c’était l’heure du repas. Une cuisine roulante, conduite par un détenu sous la
surveillance de trois gardiens, apportait le dîner du soir. Les chocs, entre les couverts et
les assiettes en fer, se multipliaient. La porte se rabattit :
– À la soupe, mon bon bougre. Un peu de bouillon chaud te remplira la panse !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
58
En fait de soupe épaisse, la nourriture ressemblait plutôt à un brouet, nauséabond
en diable. Une jatte de thé l’accompagnait, mais des plus transparent, sans odeur
affirmée. Quasiment de l’eau claire.
Lord Heldon fut Grand Seigneur :
– Je n’ai pas un festin à vous offrir, car à présent ma table est devenue frugale.
Mais donnez-vous la peine…
Le vieux gentleman tendait à Dickson son gobelet de thé :
– Goûtez, fit-il. S’il vous plaît. Vous me désobligeriez.
Le détective n’hésita pas. Il avala trois gorgées à la file. Il claqua une langue
étonnée. Décidément, ce breuvage avait un drôle de goût. Rien qui puisse le faire
ressembler à une tisane. C’était une décoction pour le moins désagréable.
À travers un étonnant brouillard, les lèvres de Lord Heldon s’élargirent sous un
large sourire. Puis ses yeux se foncèrent. Ils devenaient cruels, tandis que face à lui Harry
Dickson tentait, le plus péniblement du monde, de se relever. Oui mais, ses forces le
trahirent. Ses images perdaient leur netteté. Il voulut parler, mais il ne le réussit pas.
Comme un sac rejeté il s’écroula au sol. Une seule pensée diffuse le gagna tout entier :
– Drogué ! Il m’a drogué ! Je m’y suis laissé prendre, aussi facilement qu’un
gamin. Et maintenant, il va me tuer !
Juste après, il n’y eut plus rien. Qu’un trou noir.

Harry Dickson ouvrit les yeux. Mais cela par étapes, et avec précaution. Il
accusait un mal de tête horrible qui semblait lui planter des poignards dans le cerveau. Il
tenta de bouger, au moins pour essayer de comprendre. Il se trouvait toujours à
l’intérieur de la cellule. Il en reconnaissait le sol, le ciment craquelé. Par étapes, mais
aussi avec difficulté, peu à peu, Harry Dickson retrouvait ses perceptions anciennes, la
netteté de son esprit. Mais qu’était-il arrivé à Lord Heldon ? Dickson ne put retenir une
exclamation d’étonnement :
– Ce n’est pas Dieu possible !
À ce même moment, la porte de la cellule s’ouvrit en grand fracas, et le gardien-
chef Wilson parut, lui-même éberlué, sa moustache en bataille et son uniforme en
désordre. Il ouvrait grand la bouche comme s’il venait de manquer d’air. Il ressemblait à
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
59
un brochet ferré par les ouïes. D’une main hésitante il montrait à ses hommes… Ceux-ci
n’osaient lever la tête.
Le corps de Lord Heldon se balançait mollement, pendu aux barreaux de la
minuscule ouverture qui donnait sur le mur de clôture. Le prisonnier avait déchiré ses
draps. Son visage apparaissait violet, et sa langue s’étirait, marbrée de sang, gonflée. Il
n’y avait plus rien à faire.
Le gardien-chef Wilson visualisa la scène d’un simple et unique coup d’œil, à la
fois rapide et précis. Avant même de donner l’ordre de décrocher le pendu, il s’était
rendu compte que la misérable victime n’avait pas pu se suicider. Du moins… Pas toute
seule !
Lord Heldon oscillait en tournant, à deux pieds au dessus du sol. Et sans un
siège, sans une caisse, sans aucun meuble pour lui servir d’appui. La cellule était vide, à
part le lit en fer dont les pieds se trouvaient scellés. Autrement dit…

… que la mort du prisonnier était obligatoirement un crime !

Lord Heldon avait été aidé ! Mais par qui ?


Immanquablement par ce détective du nom d’Harry Dickson, lequel s’était trouvé
en tête-à-tête avec la victime, juste au moment de la tragédie ! Par ce détective qui se
traînait sur le sol en faisant de louables efforts afin de se redresser !
Dickson ne savait toujours pas où il en était. Ses paupières s’ouvraient et se
fermaient sans discontinuer, accrochant des images qui se densifiaient, autour de lui, avec
une fantaisie extrême.
Le détective émergeait lentement de sa torpeur… La drogue, dans le thé…
Seulement, le gardien-chef Wilson ne l’entendit pas de cette oreille. L’évidence
s’imposait. Personne ne pouvait la nier :
– Harry Dickson avait tué le Lord. Et c’était lui, et personne d’autre, qui lui avait
passé la corde au cou. D’abord, les deux hommes s’étaient retrouvés, tous les deux,
strictement seuls au moment fatidique.
Les ordres du gardien-chef Wilson furent brefs, précis. On aurait juré qu’il
aboyait :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
60
– Dépendez moi le prisonnier. Et puis, celui-là, attachez-lui les bras et les jambes.
Nous allons le changer de cellule.
Encore mal remis de son malaise, Harry Dickson se laissa faire, sans protester.
Les gardiens se mirent à trois pour entraîner le détective.

Mal réveillé, le superintendant Goodfield arriva en catastrophe. Il était deux


heures du matin. Le brave policier s’engouffra dans la cellule où se morfondait Dickson :
– Ah mon ami, quelle histoire ! Non mais, quelle histoire !
– J’ai bien conscience que les circonstances ne plaident pas en ma faveur, lui
répondit le grand détective. Mais je peux aussi vous assurer que je ne suis absolument
pour rien dans ce qui est arrivé à ce pauvre Heldon.
Il ajouta :
– Et vous serez vraisemblablement d’accord avec moi pour reconnaître, dans ce
malheureux incident, les méthodes si authentiquement personnelles de notre belle
Georgette !

John-Mededith-Alexander arpentait Brompton Road avec, à son bras, une pile de


London-News dont les encres de la dernière édition étaient à peine sèches :
– Demandez les dernières nouvelles ! clamait-il sur le trottoir et sous le nez des
passants stupéfiés. Le crime d’Harry Dickson ! Comment il a tué un prisonnier dans sa
cellule ! L’interview du gardien-chef Wilson ! Les commentaires du superintendant
Goodfield ! Demandez le London-News !
Seulement, le ton n’y était pas. Le gamin n’avait plus sa voix de stentor qui –
d’habitude – le faisait reconnaître à vingt yards. C’était tout juste s’il ne lui prenait pas
l’envie de balancer tout son paquet de journaux, et directement dans la Thames, encore !
Pourtant, les acheteurs se précipitaient. Le seul nom de Dickson suscitait
l’intérêt. Et cette fois, et en prime : un Harry Dickson meurtrier !
– Monsieur Wills, quel malheur !
Tom Wills passait par là. Il cheminait les épaules basses, un peu comme s’il
portait en lui tout le malheur du monde. Machinalement, le garçon tendit la main vers le
petit vendeur. Mais ce ne fut qu’un réflexe car, et particulièrement en ce qui concernait
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
61
les circonstances de cet étonnant crime délayé à longueur de colonnes, l’élève préféré du
maître en savait beaucoup plus – oh oui, bien davantage ! – qu’en avaient consigné la
meute des journalistes, cet attroupement de traîne-copies qui hantaient, assoiffés, le
quartier de Fleet Street.
– Il est innocent, c’est une certitude.
– Qu’est-ce qui a pu se passer ?
– Mais personne ne le sait. Le maître, lui-même… Quelqu’un l’aurait drogué.
Quelqu’un a tué à sa place. Pour qu’il soit accusé.

Dans le petit salon de Baker Street, le superintendant Goodfield patientait. Mrs


Crown avait introduit le policier avant de lui servir une grande tasse de thé. En dehors de
ça, la bonne gouvernante se cachait, mais elle se pressait les paupières.
– Comment est-il ? demanda Tom Wills qui venait de rentrer.
– Bien, répondit Goodfield. Du moins, il reste aussi tranquille que possible. Il
rameute ses souvenirs. Il prépare sa défense. Il ne l’a assuré. Il trouvera le moyen de
prouver, à tous et de manière irréfutable, sa complète et pleine innocence.
– Espérons-le, car pour l’instant…
Le policier et le jeune détective ne s’étaient même pas donnés la peine d’enlever
leur manteau. Ils avaient gardé leur chapeau. Puis ils avaient posé leur cane n’importe
où. Ils se tenaient sur le bord du sofa avec les épaules voûtées. Le thé de Mrs Crown
refroidissait dans les cups.

Harry Dickson ouvrit les yeux. C’était la nuit, la seconde nuit de sa propre
détention. Le grand détective se morfondait. Il avait beau tourner et retourner ses
pauvres souvenirs dans sa mémoire troublée, rien de nouveau ne lui apparaissait.
Sa dernière impression avait été le visage souriant, assurément satisfait, peut-être
tout autant malveillant, du vieux gentleman, juste au moment où Dickson avait perdu
conscience. C’était tout.
Le plus logique était de penser à une complicité extérieure, à quelqu’intrus qui se
serait glissé dans la prison, dans la cellule. Mais qui ? Et comment ? Surtout que les
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
62
geôles de Sa Majesté ne ressemblaient pas – et alors là, vraiment pas ! – à un gruyère à
trous !
Dickson sentait que quelque chose ne collait pas, et que les pièces du puzzle
s’enfilaient plutôt mal les unes à côté des autres. Mais en dépit de son extrême
concentration, le grand détective ne réussissait absolument pas à isoler la moindre bribe
de vérité sous ce tissu d’incohérences.
Le complice ? L’inconnu qui avait tout manigancé, celui-là aux ordres de
Georgette Cuvelier ? Il fallait savoir qui il était. Il n’y avait pas à sortir de là.
Mais il y eut un grattement, un léger cliquetis de serrure.

Elle pénétra dans la cellule !

Son parfum l’avait précédée. C’était toujours ce mélange si subtil, si prenant, de


palmasora et de romarin. Mousseuse, sa robe paraissait incongrue au contact des murs
lépreux, gonflés par le salpêtre. La jeune femme avait conservé son masque, le même que
le jour où elle s’était glissée dans la loge de Dickson, au Criterion Theatre.
– Bonjour, fit-elle, suave. Mon ami, nous arrivons à la fin de votre voyage.
– Ah bon ? fit celui-ci. Vous auriez – c’est nouveau ? – un don de seconde vue ?
– Mais vous avez tué, my dear, et le bourreau du Central Court ne saura vous
accorder la moindre absolution. Il vous pressera le cou avec sa corde. Écoutez : le plus
grand détective d’Angleterre, traité à la manière d’un vulgaire criminel ! Il y a, ici, de
quoi rire !
– Mais il peut paraître évident que la vérité réside ailleurs, et que cette histoire
impossible reste le fruit de vos manœuvres, celles-là fort ténébreuses.
– Tout à fait, répondit Georgette Cuvelier, la femme masquée. Mais qui le saura ?
Qui le sait ?
Et la jeune criminelle d’ajouter, assurément perfide :
– À part si vous vous décidiez à venir me rejoindre. Car, à mes yeux, vous restez
un homme de valeur, mon cher Dickson. Si bien qu’à tous les deux nous pourrions
accomplir de grandes choses. Vous n’avez qu’un seul mot à dire. Car moi je saurai vous
innocenter, vous faire sortir d’ici.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
63
– Pour rejoindre votre bande de crapules et me compromettre dans vos crimes ?
Harry Dickson éclata de rire.
– En quelque sorte, et bien que vos perceptions restent des plus désobligeantes,
compléta sobrement Georgette Cuvelier. Alors : votre réponse ?
– Cette proposition reste tentante, surtout s’il me faut choisir entre la mort sur la
potence... Et la ferveur de votre présence !
La femme masquée se détendit. De fière, d’hautaine, d’infiniment sûre d’elle-
même, Georgette se transforma. Elle se fit midinette. Elle se jeta aux genoux du
détective. Elle lui saisit les poignets entre ses doigts pressés. Presque, elle donnait
l’impression de pleurer. Oubliée la criminelle diabolique ! Absouts ses crimes affreux !
Georgette de se métamorphosait en une plaisante lady. Son cœur lourd débordait.
Enfin, Harry Dickson releva une paupière :

Et si cette comédie n’était qu’un piège, d’ailleurs comme tout le reste ? Et si la


belle Georgette jouait un nouveau rôle, histoire de mieux se moquer ? Et si elle
continuait à vouloir se venger ?
Car enfin c’était lui qui avait fait en sorte que le Professeur Flax le monstre
humain ne survive pas à ses blessures. Dickson l’avait tué. Dickson avait laissé mourir
le père de Georgette Cuvelier !

La femme masquée reposait son visage sur les genoux de Dickson, si bien que ce
dernier ne pouvait que de s’en troubler. Il y avait, en outre, ce parfum si subtil, enivrant.
Et encore cette ferveur... Si réelle, ou si fort imitée.
Le détective se secoua. D’autant qu’il le savait... Que s’il se laissait abuser par
cette femme Georgette le briserait, qu’enfin il serait vaincu, à jamais. Il repoussa sa
visiteuse, cela avec douceur :
– Il m’est impossible d’accepter. Je ne peux pas renier, ne pas tourner le dos aux
principes essentiels qui ont géré mon existence. Même si cela concerne ma vie !
Georgette Cuvelier se redressa, comme piquée par une tarentule. Du bout de ses
doigts nerveux elle épousseta le devant de sa robe. Furieux, ses yeux lançaient des
éclairs :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
64
– Je suppose, cracha-t-elle, que ce sont là vos derniers mots, et que vous ne
reviendrez jamais sur votre décision. Vous êtes un idiot, Dickson. Je vous offrais bien
davantage que je n’ai jamais offert à aucun homme sur cette terre. Et vous m’avez
repoussée ! Est-ce que vous vous rendez-vous compte de ce que vous venez de faire ?
Une lune appauvrie se glissait par le petit vasistas qui s’ouvrait dans le mur à
hauteur de plafond. Une clarté laiteuse baignait la cellule de Dickson et elle tranchait les
ombres. Georgette Cuvelier apparaissait au prisonnier d’une blancheur de craie, un peu
comme si elle était devenue d’un seul coup irréelle. En sus, l’étrangeté de son masque
ajoutait à la fantasmagorie de l’instant.
Peu de bruits, à l’intérieur de la prison. Quand même... Parfois s’enflait un
hurlement qui cessait dans l’instant, suivi par le pas lourd d’une ronde. La réponse de
Dickson fut brève, mais distincte :
– Oui, mon amie. C’est mûrement réfléchi. Je préfère rester où j’en suis. Et soyez
persuadée que, et même traîné par dessous la potence, jamais je ne me renierai.
– C’est bien ce que j’avais toujours pensé, lui répliqua haineusement la jeune lady
masquée. (En se répétant :) Vraiment, vous êtes un idiot, Dickson !
– Vous m’en voyez désolé, assura le détective.
Mais il souriait, cette fois. Les rides verticales qui hachaient habituellement son
front, semblaient, pour le moment, avoir disparu.
Georgette Cuvelier venait d’ouvrir la porte. La femme se conservait en main une
grosse clé ouvragée comme on en rencontre quelquefois dans certaines prisons
d’Angleterre. Et la visiteuse se glissa. Et sa silhouette restait fine et douce. Elle avait
disparu.
Ce ne fut qu’une ou deux minutes plus tard que Dickson fut saisi par des cris, par
des appels. Et par des coups de feu, des plaintes.


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
65

8 / UN AVEU CRIMINEL

Personne ne pouvait penser que, quelquefois, le Londres des malandrins


réussissait à s’assoupir afin de procurer aux défenseurs de l’Ordre une soirée de repos.
Goodfield, moins que quiconque.
Il y avait d’abord eu cette affaire si curieuse avec Lord Wilfrid Heldon agressant
les agents du Yard, armé de pied en cap avec son arc et ses flèches, et encore la
disparition de sa fille : Jenny-Elisabeth. Sans compter l’autre pensionnaire volatilisée. À
savoir : la jeune Sarah Tayor dont le père, Lord Charley, siégeait depuis dix ans à la
Chambre des Lords.
Et maintenant ! Et maintenant Harry Dickson qui était accusé de meurtre ! Et
cela de manière indiscutable ! Que faire ?
Le brave policier se frottait les mains l’une contre l’autre. Fréquemment, il se
passait les doigts sur le visage avec des gestes lourds. Il éprouvait une immense lassitude.
Ses hommes n’osaient élever la voix. Lorsqu’ils entraient dans le bureau du
superintendant, c’était toujours en essayant de se faire les plus discrets possibles.
Mais tous, à la manière de leur chef, ils faisaient la grise mine. Seul, Tom Wills ne
baissait pas les bras. Le fait qu’Harry Dickson, que son maître respecté, se trouvait être
en butte à une adversité manifeste, exaltait le jeune homme. Car il le savait et ce
pertinemment, et bien mieux que personne, que Georgette Cuvelier était à l’origine de
l’affaire. Mais par contre, à l’opposé de Dickson, le jeune élève du maître ne subissait –
et ce en aucune manière – le charme vénéneux de la belle.
Aussi seul, décida-t-il de retourner au pensionnat de Mansion School. Il y
rencontra le digne Gaspard Marlood. Ce dernier avait les yeux larmoyants, et son haleine
fleurait une épaisse odeur de genièvre. Ses gestes se voulaient imprécis.
En lui-même, Tom Wills s’étonna qu’un Établissement aussi prestigieux que
Mansion School puisse s’accorder de cette manière avec un gentleman aussi porté vers
de flagrantes intempérances.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
66
Mais aussi, mais d’un autre côté, le garçon s’en réjouit. Car pour un enquêteur, il
s’avérait certain qu’un valeureux et excellent quidam qui se trouvait confit dans l’excès
des liqueurs n’offrait, le plus souvent, qu’une résistance amoindrie, sachant mal
s’opposer aux interrogatoires. Et que des fois, les mots…
– Asseyez-vous mon brave, proposa chaleureusement Tom Wills en avançant
devant l’honorable portier une solide bergère de facture victorienne.
– Oh ce n’est pas de refus, fit l’autre. Car, suite à votre dernière visite, c’est
vraiment le chambardement, par ici. Personne ne sait ce qu’il a à faire, et Miss Jameson
qui nous oblige à courir dans tous les sens ! À croire que la disparition de ses deux
misérables élèves lui a décroché le cerveau !
Gaspard Marlood se détourna pour se saisir d’un gros mouchoir tirebouchonné
avec lequel il s’essuya la bouche, juste avant de poursuivre :
– Notre vieille demoiselle de Directrice commence à radoter. Cent fois, elle me
demande si j’ai bien fermé les verrous, et si toutes les fenêtres sont cadenassées. Elle
veille sur ses pensionnaires – du moins, sur celles qui lui restent ! – avec autant de
déraison qu’une poule couveuse sur ses poussins !
– Diable ! commenta Tom Wills.
D’autant que le garçon ne savait plus vraiment s’il lui fallait se mettre à rire. Ou
alors, autrement, redoubler d’attention, si bien qu’il se décida pour une troisième voie :
– Goûtez-moi ce nectar des Highlands, mon ami. Et après, je vous fiche mon
billet que vous vous sentirez mieux. Alors, ces enlèvements ? Car vous savez des choses.
Parlez-moi, je vous prie.
Les mots étaient tentants. Gaspard Marlood se saisit de la flasque que lui
proposait Tom Wills. Ses yeux en pétillaient tandis que son gosier rabaissait le niveau, et
bien plus qu’à moitié ! Il claqua de la langue, puis il manifesta sa gouleyante satisfaction
par un sourire à la fois large et éclatant. Avec un peu de vague à l’âme, toutefois. Mais
pour la fin, il réussit à bredouiller :
– Les enlèvements des gamines, certainement. Oui, moi j’ai vu. Mais jamais
personne ne me pose des questions ! Votre maître, Harry Dickson, et l’autre, le gros
policier, tous deux ils n’en avaient que pour Miss Jameson. Et moi ! Moi ?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
67
Le désespoir du bonhomme faisait, cette fois-ci, peine à voir. Gaspard Marlood
était larmoyant. Gros à parier que l’excellent whisky généreusement offert par Tom Wills
n’avait pas manqué d’y être, et ce copieusement, pour quelque chose.
– Vous, donc... ? sollicita l’élève d’Harry Dickson.
– Oui moi, car je parle quelquefois avec nos pensionnaires. Bien que, le plus
souvent, cette familiarité me demeure interdite. Autrement, elles m’aiment bien, surtout
que de manière tout à fait illégale je leur passe quelquefois nombre de friandises. Et puis
aussi... Des lettres de leurs amoureux !
– Ah, ah ! en rit Tom Wills sans élever la voix. Mais il y a eu Jenny-Elisabeth, et
puis la jeune Sarah
– Juste, seulement leur enlèvement… Il n’a pas été… Tout à fait véritable. Elles
avaient préparé leur départ depuis une bonne semaine. Au moins !
– Quoi ?!!!
– Oui. Mais surtout en ce qui concernait Miss Jenny-Elisabeth Heldon. Jamais je
n’avais rencontré une jeune demoiselle avec un caractère aussi bien trempé, et puis des
plus autoritaire. Elle menait tout son monde à la baguette. Ses amies, bien évidemment ;
ses parents, certainement. Et même, quelquefois aussi, Miss Jameson.
– Elles avaient préparé… ?
– Heu, oui. Des étrangers se sont introduits à l’intérieur de Mansion School, sans
que personne les surprenne – et plusieurs fois encore ! – pour se livrer à de longs
conciliabules en présence des deux jeunes filles. Or, le plus étonnant…
– Parlez, mais parlez-donc !
Tom Wills se trémoussait à la manière d’un chat en cage. Il sentait que le voile
d’une certaine vérité commençait à se déchirer.
– Mais le plus étonnant, compléta le bon portier, était que toutes ces crapules,
que tous ces étrangers venus du bout du monde, de Soho, de Rotherhite, se comportaient
comme des enfants.
Il ajouta encore, en s’essuyant les lèvres :
– Ils étaient suprêmement respectueux vis-à-vis de la jeune Jenny-Elisabeth. Je
crois même… Qu’ils en avaient peur ! Que c’était cette gamine qui leur donnait des
ordres ! Et que ces bougres lui obéissaient !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
68

Renseigné, Goodfield arrondit ses gros yeux marqués par une bonne dose
d’incompréhension :
– Avec tout ça, rien de neuf pour nous mettre sur la piste de notre insaisissable
Georgette ! Rien que d’inoffensives collégiennes qui passent leur temps à singer les
héroïnes de leurs romans-feuilletons, des héroïnes imaginées par des magazines
affligeants, par des hebdomadaires dévorés à longueur de nuits blanches !
– Pas si sûr, commenta Tom Wills à l’adresse du superintendant.

Pendant ce temps, Harry Dickson se morfondait au fond de sa cellule. La dernière


journée avait été interminable. Puis vint la nuit, avec la visite de Georgette Cuvelier et
son étonnante proposition d’alliance. Et les coups de feu, et les plaintes.

Jewis Potts était un jeune homme assez pataud, avec les épaules rondes et le
menton empâté. Dessous ses cils inexistants, son regard paraissait, le plus souvent,
inexpressif.
Son père était mineur dans une petite ville près de Newtown. Sa famille restait
pauvre. Jewis avait émigré dans la banlieue de Londres. Depuis six ou sept mois, il se
retrouvait comme gardien au centre de détention, mais sans génie, sans zèle.
Cette nuit-là, il faisait sa ronde quotidienne. Il arpentait les couloirs de la Maison
d’Arrêt. Il se sentait tranquille. Les prisonniers dormaient et, pour l’heure, aucun cri ne
venait chahuter la quiétude de sa marche.
Encore vingt yards, puis dix, et puis le brave jeune homme allait pouvoir se
réfugier à l’intérieur d’une salle de repos pour fumer tranquillement et siroter un thé
parfumé à la bergamote. Il passa devant la cellule où on avait enfermé Harry Dickson.
– N’empêche, pensait Jewis Potts, dans ces jours d’aujourd’hui on ne peut plus
se fier à personne. Lorsque les détectives se mettent à assassiner les pauvres gens… Oh
mais !
Car le digne surveillant venait de surprendre, devant lui, pas loin, à le toucher, et
dans une pénombre grise qui ressemblait plutôt à un nuage magique...
– Une femme !
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
69
On ne pouvait s’y tromper ! Cette toilette si claire, si vaporeuse ! Cette robe si
large ! Cette démarche au plus haut point silencieuse, souple, aisée !
– Oh vous, mais… ! Impossible ! se dit le jeune gardien tout en se sécurisant avec
la certitude que personne ne pouvait se promener dans ces couloirs déserts.
Et surtout : en pleine nuit ! Et davantage encore : quand on était une femme !
Cette inconnue secrète, elle fuyait.
Mais oui, la visiteuse étrange ne réagissait pas à l’injonction ! On pouvait même
penser qu’elle pressait le mouvement, qu’elle allait disparaître.
– Mais non, Mistress, il est obligatoire que vous vous arrêtiez, au moins pour que
je vérifie vos autorisations, et puis que je les signe. Je n’y peux rien, Mistress : c’est le
vrai règlement. Arrêtez !…
Rien n’y fit. Quand même, la voix de Jewis Potts claquait. Elle se multipliait en
un grand nombre d’échos qui se brisaient sous les voûtes hautes. Ce qui fit que le gardien
parut devenir nerveux. Que cette fois, il paniquait. Que d’une main tremblante il
déboucla son arme. C’était un pistolet réglementaire, dont le barillet contenait six
projectiles. Il glapit, une nouvelle fois :
– Arrêtez, ou je tire !
Il allongeait déjà le bras lorsqu’une détonation, devant lui, l’assourdit. La balle
écorna le ciment à moins d’un pouce du visage de Jewis. Ce dernier eut le réflexe de se
jeter au sol. Il se retourna et, avec les yeux fermés, il fit feu à son tour, dans le noir, en
aveugle.
La succession des déflagrations devint vite infernale. Des cris se succédaient dans
l’odeur de la poudre, et dans tous les éclairs qui précédaient chacune des pétarades.
– Qu’est-ce qui m’arrive ? Oh mais, qu’est-ce qui m’arrive ? se lamentait le jeune
gardien.
Son percuteur claqua à vide. Jewis Potts releva une paupière timide, vraiment mal
assurée. Il ne se passait plus rien. Rien. Le couloir était vide, et Jewis ne semblait pas
blessé. Le garçon se secoua. Il se mit à genoux.
De tous côtés, les bousculades se multipliaient. Alertés par le bruit, les collègues
du gardien venaient à la rescousse. Des cris d’étonnement, de stupéfaction, fusaient un
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
70
peu partout. Jewis Potts se sentit relevé par le dessous de ses aisselles. Enfin, il fut
interrogé. Les autres voulaient savoir :
– Une femme ! dit Jewis Potts. Une femme dans les couloirs ! Elle m’a tiré
dessus ! Enfin, je ne crois pas. Elle avait des complices.
Une femme ? En tous cas, cette dernière-là avait disparu. Toutes les portes, la
moindre des fenêtres, étaient fermées à double tour. Si bien que même la moitié d’un
souriceau n’aurait pas eu l’opportunité de pouvoir s’échapper ! Alors... Tout ce que
racontait Jewis Potts tendait à se révéler, à la réflexion, comme rigoureusement
impossible !
– Si je vous le dis ! Oui, je n’ai pas rêvé. On m’a tiré dessus, pensez ! Et
davantage qu’une fois ! Les impacts des balles ! Elles m’ont frôlé d’un cheveu !
Enfin...
Ce fut dans les dix minutes qui suivirent que l’on découvrit le corps du gardien-
chef Wilson. Ce dernier râlait doucement, accroupi, ou plutôt tassé contre la porte d’un
placard. Son ventre était baigné de sang. Il souffrait atrocement. Au moins trois
projectiles lui avaient déchiré les entrailles.
– Par exemple ! Oh, aidez-moi, vous autres !
Tant bien que mal, quatre gardiens s’unirent pour hisser le blessé sur une civière
en toile avant de le transporter vers l’infirmerie de la prison. Quelqu’un courut en
catastrophe afin de prévenir un médecin.
Le gardien-chef Wilson perdait par moments sa conscience. Chaque fois qu’il
s’évanouissait, ses traits paraissaient se détendre. Mais, l’instant qui suivait, il se portait
les mains au ventre, juste à l’endroit où la torture s’enflait, hideuse à s’en fendre les
lèvres.
Goodfield fut le premier à rejoindre la prison, et ce avant même le médecin. Son
diagnostic fut sans appel :
– Cet homme, il va mourir.
Personne ne le contredit, car cette perspective restait inéluctable. Les blessures
de Wilson étaient bien trop sérieuses.
– Oh, Sir, approchez-vous. Le chef veut vous parler… à tous… Oui mais,
surtout à vous.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
71
Goodfield pencha l’oreille. Ce furent les paroles d’un mourant :
– Je dois… Je dois libérer ma conscience.
Les mots étaient vaguement chuchotés, pour la plupart martyrisés, et puis à peine
audibles. Aux lèvres du gardien-chef Wilson bullaient des glaires sanglants :
– La pendaison de Lord Wilfrid Heldon, ce n’était pas Dickson. C’était moi.
J’avais drogué le détective. Mais sur ordres.
– De qui, my God ! Mais de qui ?
Tout en se pénétrant avec les phrases du repentir, les nerfs de Goodfield
frétillaient avec la même intensité que si le superintendant avait été soumis aux décharges
d’un courant électrique. Une sueur chaude lui roulait dans les yeux.
Dickson innocent ! Dickson qu’on allait libérer ! Maintenant, et même avant
demain matin ! Il avait fallu cet aveu, consenti aux portes de la mort.
– … Sur les ordres d’une femme, mais si cruelle qu’elle est capable de faire
trembler les plus fières canailles des bas-fonds. De Miss Georgette… De Georgette
Cuvelier ! C’est elle qui m’a tué !
– Non pas. Nous allons vous soigner.
– Il est trop tard, Monsieur Goodfield. Je sais que je n’en ai plus pour longtemps.
Mais cependant je meurs content, car je vous ai dit la vérité. De plus, j’ai rédigé une
confession écrite, datée, signée, et tout. Elle vous attend dans mon vestiaire.
Puis Wilson ajouta, cette fois-ci à mots presque inaudibles :
– Je pense qu’on me croira.
Le gardien-chef expira avant l’aube. Ses hommes étaient présents. Chacun se
retenait de parler. Il fut obligatoire qu’un Juge appose sa griffe afin que Dickson soit
libéré. Goodfield s’en occupa, mais l’affaire fut rapide : une simple formalité car les
preuves apportées étaient amplement suffisantes.
La stupéfiante nouvelle tomba un peu trop tard, du moins pour être imprimée.
Les journaux du matin étaient déjà bouclés.


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
72

9 / LA CHAMBRE DES COMMUNES

La salle de la Chambre des Communes est située au premier étage du Palais de


Westminster. C’est une pièce toute en longueur, meublée de bancs disposés en estrade,
lesquels sont traditionnellement revêtus de tissu vert. En son extrémité nord est installé le
siège du Speaker(*), derrière lequel est suspendu un sac destiné aux pétitions publiques.
La Table des Clerks(**) lui fait face. Les bancs situés à droite du Speaker sont occupés
par le Gouvernement et par les élus de la Majorité, tandis que les honorables gentlemen
de l’Opposition et son Shadow Cabinet(***) prennent place à sa gauche.
Les séances débutent par une procession conduite par un huissier précédant le
Speaker qui, en cette occasion, est coiffé d’une lourde perruque à rouleaux et vêtu d’une
robe dont les pans sont conjointement retenus par un Chambellan et par un Chapelain. À
l’entrée, l’huissier crie : Mr Speaker in the chair !, tandis que le Chapelain récite des
prières.

Ce matin-là, les discussions se trouvaient être vives entre les Députés présents.
On parlait de budget, et tout particulièrement des sommes attribuées aux forces de
Police. Certains regrettaient que ce tonneau des Danaïdes soit aussi onéreux, alors que
les résultats observés restaient, le plus souvent, modestes. Des arguments peu flatteurs
circulaient car, et si on exceptait certains des rares succès engrangés par un Harry
Dickson courant sur tous les fronts, pour le reste, Scotland Yard… L’Institution n’avait
pas de quoi être fière !
Les Ministres mis en cause, et le Premier d’entre eux – Lord Dambridge – se
défendaient comme de beaux diables sous les quolibets et les récriminations.
Mais pas un seul député, qu’il soit de la Majorité ou de l’Opposition, ne pouvait
se douter qu’il était confortablement assis... Sur un volcan ! Ou, plus exactement, sur
une abomination qui risquait de réduire toute une aile du palais, cela en la transformant
(*)
Speaker = Président
(**)
Clerks = Secrétaires
(***)
Shadow Cabinet = littéralement : Cabinet de l’Ombre = Cabinet Fantôme.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
73
en un amas de gravas, de ruines, au beau milieu desquelles on aurait à relever des
centaines de cadavres !

Le trio s’était glissé jusqu’à la Crypte Saint-Etienne. À cette heure, la chapelle


était déserte. Dans un souci de vraisemblance les hommes s’étaient déguisés en bobbies.
Chacun d’eux transportait une valise rectangulaire, visiblement très lourde. Ils
déposèrent leur charge le long d’une des parois, là où d’anciennes anfractuosités
rocheuses étaient recouvertes d’un rideau.
Silencieux et adroits, ils ouvrirent leurs bagages qu’ils relièrent l’un à l’autre par
le biais de fils en cuivre gainé. Pour terminer, ils ajustèrent un mécanisme d’horlogerie,
qu’ils réglèrent soigneusement.
– Dans deux heures tout juste : boum !
Les hommes déguisés en bobbies semblaient plutôt joyeux. Leurs petits yeux
brillaient d’excitation. Ils n’en finissaient pas de se dire :
– Miss Georgette sera bien contente. Nous avons, cette fois-ci, exécuté ses
ordres. Et à la perfection !

Harry Dickson était revenu dans son home. Ses quelques jours d’absence, sa
villégiature en prison, l’avaient quelque peu amaigri. Cependant, sa détermination
légendaire ne semblait pas être émoussée. Il se retrouvait tout autant combatif. Il disait :
– Georgette Cuvelier. Si nous ne l’arrêtons pas, elle va plonger la ville dans un
climat d’horreur difficile à imaginer. Le pire, mais c’est qu’elle est adroite, la bougresse !
– Tandis que nous autres, nous ne possédons même pas la moitié d’un indice !
Oui, rien qui nous permettrait d’aller lui rompre les ailes.
D’un côté, Tom Wills était plutôt satisfait de voir son maître en si grande forme.
Mais de l’autre, il se désolait de ne pas pouvoir faire grand-chose. L’enquête n’avançait
guère. Cependant, tenter quoi ? Enfin, Harry Dickson – mais c’était bien le seul ! –
demeurait optimiste :
– Dites-vous que le Grand Mystère Georgette Cuvelier avec son cadavre disparu
et sa miraculeuse résurrection, ne sont peut-être pas des événements aussi
extraordinaires qu’on pourrait le supposer, à première vue.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
74
– Qu’est-ce que vous entendez par là, Maître ?
– Encore trop tôt, mon garçon. Mais je vous promets que dans un jour ou deux
j’aurai à vous livrer le secret de l’énigme. À vous, comme à Goodfield, d’ailleurs. Du
moins, une bonne partie.
– La vérité sur Miss Cuvelier ?
– Peut-être, mon garçon. Peut-être.
Mrs Crown parut, à ce moment-là :
– Une… Une jeune fille rousse. Pour Monsieur Wills.
L’élève du maître se dressa. Seulement, il eut à peine le temps de reprendre sa
respiration qu’une jolie visiteuse pénétrait dans le salon :
– Ann-Victoria !
– Il est vrai que vous êtes de très anciennes et de très affectueuses connaissances,
s’esclaffa un Harry Dickson hilare.
Tom Wills, par en dessous, jeta un regard noir à son maître, tandis que sans autre
préambule Ann-Victoria se pendait au cou du garçon. Elle paraissait très excitée :
– Il faut que vous vous dépêchiez !
– Mais quoi ?
Les yeux de la jeune fille pétillaient davantage que des émeraudes, et la couleur
de ses joues mettait artistiquement en valeur ses innombrables taches de rousseur :
– C’est ma maîtresse, Lady Margaret, qui m’a ordonnée de venir vous chercher.
Et qu’il faudrait que vous ne musardiez pas en route, s’il vous plaît ! Il se passe ! Oh !
Lady Margaret, elle-même… Elle ne sait plus quoi faire !
– Parlez, mon enfant ! Parlez !
La voix d’Harry Dickson était à la fois douce et paternelle, mais suprêmement
autoritaire.
– Il y a… reprit Ann-Victoria. Oh, elle est revenue !
– Qui donc ?
– Mais Sarah Tayor ! La fille de Lord Charley, la condisciple de Jenny-Elisabeth !
Nous l’avons retrouvée. Elle errait sur le trottoir, presque en face de l’Hôtel Heldon. Et
puis, avec l’esprit perdu. Elle disait…
–…?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
75
– C’était qu’elle mélangeait… Vraiment… Des choses à ne rien y comprendre,
passant de l’une à l’autre. Mais dans tout ce mélange…
Ici, la jolie Ann-Victoria s’emberlificotait dans une cascade de mots qui lui
alourdissaient la langue :
– Elle nous a vraiment dit : Prévenir Harry Dickson. Vite !!! Et me voila.
Le grand détective pâlit. Son intime conviction était…
… que la subtile mécanique ajustée par Georgette Cuvelier commençait à se
dérégler. Que l’infâme meurtrière n’avait pas prévu l’évasion de Sarah Tayor. Et que les
informations dont la jeune fille n’allait pas manquer de leur faire part, pourraient se
révéler comme tout à fait inestimables !
Harry Dickson se rua vers le dressing. Il saisit son pardessus, sa cane et son
chapeau. Puis il lança, à l’adresse de Tom Wills :
– Courons, garçon. Courons. Car le temps presse. J’en ai la conviction.

Il restait une heure cinquante-huit minutes avant que la bombe explose.

Sarah Tayor avait été conduite dans le petit salon où Harry Dickson et ses deux
partenaires avaient été reçus, pas plus tard que la veille, où Lady Margaret se conservait
une attitude hautaine, subtilement dédaigneuse. Cependant, et aux plis de ses rides
comme à l’ourlet écarlate qui bordait ses paupières, on pouvait supposer que la veuve de
Lord Wilfrid brûlait ses dernières forces.
Son époux accusé d’une agression sordide contre les forces du Yard ! Cette
énigmatique pendaison, son suicide ? La disparition de sa fille, de Jenny-Elisabeth ! Qui-
donc aurait eu la force de résister à une telle multiplicité d’épreuves, chacune des plus
horribles ?
– Sir, je vous remercie de ne pas avoir tardé. Elle vous a demandé. Elle est… Elle
est très agitée.
Cette fois, les tasses de thé et les muffies étaient reléguées à l’Office. Même,
Lady Margaret ne fit pas asseoir Dickson. Ce dernier se retrouva en face de Sarah Tayor.
La jeune pensionnaire pouvait avoir dans les seize-dix-huit ans. De longs cheveux
cendrés encadraient un visage émacié. Ses yeux étaient gonflés. Elle se trouvait vêtue
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
76
d’un chemisier aux dominantes claires, d’une jupe plissée et d’un blaser avec, brodées
sur sa poche de poitrine, les armoiries de Mansion School.
– Ah, Sir ! fit-elle d’emblée. C’est vous. C’est bien. J’étais désespérée. Car
vous… Vous seul pouvez les sauver !
– Mais qui ? Ce doit être affolant.
– Nos Députés ! Ceux de la Chambre des Communes ! Ils sont menacés de mort !
Ils vont… Oh, le temps presse ! Je sais où est la bombe !
– Quoi ?
La foudre qui serait tombée au milieu du salon n’aurait jamais pu engendrer une
telle atmosphère, des plus ahurissante. Harry Dickson et Tom Wills en restaient, tous les
deux, avec la bouche ouverte. Lady Margaret se crispait les doigts sur les accoudoirs de
son fauteuil. Quant à Ann-Victoria…
– Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Autrement, vous allez arriver trop tard.
– Il faut téléphoner.
– J’ai déjà essayé. Mais je ne sais pas ce qui se passe : les lignes sont en
dérangement. Ou alors : elles ont été coupées !
– Si bien…

Il leur restait quarante-cinq minutes.

– En voiture, avec les encombrements… Ce sera impossible !


– Moi… J’ai la solution !
– Vous : Ann-Victoria ?

Cinquante-quatre secondes plus tard, ils fonçaient dans les rues de Londres, tous
les trois agrippés aux montants d’un antique side-car Smallow d’avant guerre, avec Ann-
Victoria aux commandes, Tom Wills sur le siège arrière et Harry Dickson recroquevillé
au fond de la nacelle en bois !
Les joues de leur visage se transformaient en craie. Ils sentaient les délicatesses
de leur dernier breakfast leur remonter depuis l’estomac. Sans compter que les deux
détectives se préparaient à subir le choc inéluctable qui n’allait pas manquer de venir les
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
77
écraser – au hasard, et au choix ! – contre une borne, contre le coin d’un mur, ou bien
directement sur le devant d’un trolley-bus !
Au cours des trois minutes précédentes ils avaient abandonné Knightsbridge,
longé l’Ambassade de France et pris à droite d’Hyde Park Corner. Enfin, pour enfiler
Grosvenor Place.
Il n’empêchait. Ann-Victoria faisait preuve d’une maestria remarquable. Elle
torturait la poignée des gaz avec une main si nerveuse que la machine semblait être
gagnée par une vie indépendante. Selon les circonstances, elle doublait à la fois par la
gauche et l’instant d’après par la droite. Le vent de la course lui avait débouclé son
chignon, si bien que ses cheveux flottaient sur ses épaules, où plutôt en plein sur le
visage d’un Tom Wills qui grimaçait et qui éternuait sans arrêt.
– Oh, ça ! essayait-il de se défendre. J’ai bien cru que nous allions… ! Oh, my
God !
Et de se serrer davantage, et d’agripper par la taille sa furieuse conductrice !
Harry Dickson, pour sa part, n’osait même plus respirer. Ils débouchèrent Bressenden
Place avant d’obliquer sur la gauche, vers Victoria Street. Désormais, c’était presque
tout droit.

Il leur restait dix-huit minutes.

– Ralentissez, s’il vous plait, Miss ! Nous n’allons pas gagner grand-chose... Si
nous nous brisons les os !
Oui mais, les mots d’Harry Dickson, même criés à pleine voix, arrivaient plutôt
mal jusqu’aux oreilles d’Ann-Victoria. Cette dernière, arque-boutée sur le dessus de sa
machine, faisait irrésistiblement penser à une Furie antique. Les chauffeurs des bus, des
taxis, l’agonisaient d’injures. Pour éviter une catastrophe, ils étaient obligés de piler ou
de se mettre en travers. Il s’en suivait une multitude d’encombrements que nombre de
bobbies, tous affolés et suprêmement débordés, n’avaient plus aucune chance de pouvoir
disperser.
Cependant, la Smallow, accompagnée par son side-car, se glissa partout sans
encombre. Ann-Victoria hurlait sa joie.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
78

Neuf minutes !

Ils tournèrent St Margaret Street pour piler devant St Stephen’s Entrance mais
tout en projetant un déluge de gravillons, ce qui fit se hâter une meute de gentlemen.
Certains brandissaient des revolvers.
Harry Dickson sauta en voltige. Il bouscula tout le monde, avec Tom Wills sur
ses talons. Beaucoup le reconnurent. De voir ainsi le grand détective courir à perte de
souffle, interpellait au premier chef. Assurément, l’heure était grave.
Les deux hommes débouchèrent dans Westminster Hall. Et, sur la droite, ils
repérèrent l’escalier qui conduisait à la crypte. Les marches étaient en bon état. Elles
étaient recouvertes d’un tapis écarlate.
– Le mur ! Le mur du fond !
Harry Dickson et Tom Wills cherchèrent fébrilement. Ils savaient que leur vie…
Que dans deux ou trois minutes la bombe exploserait. Et puis aussi, par voie de
conséquence, que leur chair serait dispersée aux quatre coins du Palais lorsque le
bâtiment se retrouverait soufflé.
Oh oui !... Cette dépendance cachée, recouverte d’un rideau ! Les trois valises
reliées l’une avec l’autre par des écheveaux de fils cuivrés !
– C’est là !
Harry Dickson marqua l’arrêt, sa main ouverte dessus. S’il se trompait, s’il
mettait les deux bornes en contact ? Mais d’un autre côté, s’il ne faisait rien... ?

Une minute et demie !

Le détective se décida. Tom Wills l’éclairait avec sa torche. Ces deux fils enrobés
dans du taffetas tissé ! Ces vis brillantes ! En tournant les molettes pour désengager le
filetage... ! En faisant sauter l’épissure... !
Harry Dickson ferma à demi les yeux. Les bouts de ses doigts agissaient seuls en
entamant un mouvement tournant. Harry Dickson tira sur les gaines. Il se produisit un
claquement. Puis plus rien.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
79
La mécanique s’était endormie.
Ils patientèrent en silence presque deux minutes tout en retenant leur souffle.
Vraiment rien. À part un brouhaha qui s’enflait dans le goulet de l’escalier.
– Maître, on dirait que vous avez réussi ! La bombe ne sautera pas. Westminster,
le vieux palais, ne seront pas détruit, et les Députés des Communes, de même que les
Lords, sont à présent sauvés. Une fois encore, ils vont pouvoir dormir sur leurs deux
oreilles !
Le garçon ajouta :
– Vous avez sauvé le Royaume !
Mais cependant, sa voix en restait blanche. Surtout que le garçon n’avait pas – du
moins pas encore – digéré toute sa peur. Il n’empêchait : en haut de l’escalier une
invraisemblable tornade débouchait à son tour dans la Chapelle. Ce fut une boule de
cheveux roux, avec des jupons en surnombre pour lui monter plus haut que le genou :
– Monsieur Dickson, Monsieur Tom Wills, venez à mon secours ! J’ai là toute
une cohorte de gentlemen particulièrement discourtois qui se pendent à mes basques ! Ils
me poursuivent, et ils ont dans l’idée de me jeter en prison, de me passer la corde au cou.
Ou même pire !

Lord Dambridge fut discrètement prévenu des circonstances de l’incident, de la


catastrophe évitée. Le vieux gentleman marqua un temps d’arrêt, non pour lui-même car
depuis bien longtemps il avait fait don de sa personne à la Couronne, mais en s’imaginant
l’effet dévastateur d’une bombe qui aurait pu massacrer, d’un seul coup, la totalité du
Gouvernement et une bonne part des Députés. Tout entier, l’Empire en aurait vacillé !
– Harry Dickson, fit-il, impressionné. Quel homme ! Le pays dans son ensemble
ne sera jamais assez lucide, ni même jamais assez reconnaissant…
– Il y a eu également la collaboration de mon élève, de Tom Wills, et aussi celle
d’une jeune et très accorte personne tout à fait sidérante, Sir. Il s’agit là d’une
demoiselle... Impossible à décrire !
– Monsieur le Premier Ministre...
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
80
Ann-Victoria pénétrait dans le Peer’s Lobby(*). Nullement impressionnée, elle
salua avec une assurance gouailleuse. Harry Dickson, sur les talons de la jolie soubrette,
avançait d’un air assombri :
– Monsieur le Premier Ministre, cette fois nous avons eu beaucoup de chance.
Mais pour autant, nous n’en avons pas fini car nos adversaires ne renonceront jamais. Du
moins, pas aussi facilement. Il faut abattre la tête !
– Cette Georgette Cuvelier, n’est-ce pas ? avança Lord Dambridge.
– Heu oui, en quelque sorte, Monsieur le Premier Ministre.
– Je vais donner des ordres afin que toutes nos forces se portent à vos côtés.
– Elles seront les bienvenues.
Mais déjà Harry Dickson se traçait, en lui-même, le plan qu’il allait suivre.

(*)
Peer’s Lobby = le Vestibule des Pairs.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
81

10 / CONSEIL DE GUERRE

La résidence de Lady Margaret comportait un grand parc au fond duquel se


dressait une folie comme au siècle dernier on aimait en bâtir. Certains savaient, et sans
que ce puisse être tout à fait un secret, que sous les briques modernes subsistaient les
fondations d’un ouvrage plus ancien qui datait des premiers Lancastre(*).
Il était également de notoriété publique que la fille de Lady Margaret – que
Jenny-Elisabeth – aimait à s’y retirer. Pour rêver, pour y composer des bouquets. Ou
pour... ? Personne ne savait trop.
En cette fin d’après-midi, Ann-Victoria avait repris son tablier, et elle s’était
retordue les cheveux en chignon. Dans le salon de sa maîtresse, l’assistance était fort
nombreuse. En sus de Lady Margaret, il y avait d’abord Harry Dickson, Tom Wills, et
puis le superintendant Goodfield, sans compter deux autres fonctionnaires qui semblaient
à l’étroit dans leurs vêtements civils.
Chacun entourait la jeune Sarah Tayor. Personne n’oubliait que c’était grâce à
elle qu’Harry Dickson avait pu déjouer l’attentat de Westminster. La demoiselle semblait
remise de son enlèvement. Du moins, autant qu’on pouvait l’être. À part que ses lèvres
restaient pâles :
– Lorsque je me suis retrouvée prisonnière, j’ai cru ne plus jamais revoir le ciel de
Londres. On m’avait enfermée dans une petite chambre, très sombre et fort humide,
enterrée dans le fond des égouts. Il y avait là un Turc à moitié aveugle qui venait
m’apporter ma pitance, et puis changer mes assiettes sales.
– Ainsi, pas une seule fois vous n’avez croisé votre amie, Miss Jenny-Elisabeth ?
– Non, jamais. Quoique souvent, je reconnaissais sa voix.
Lady Margaret laissa échapper un soupir. Une première preuve de vie. Oui, à
présent, elle le savait : sa fille était encore vivante. Son cœur de mère hurlait.
– Et Georgette Cuvelier ?

(*)
Lancastre = dynastie anglaise (Henry IV, V, et VI), entre 1399 et 1461.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
82
C’était Harry Dickson qui posait la question. Le grand détective ne perdait pas de
vue son objectif premier.
– Cette femme, oui. Je l’ai rencontrée une ou deux fois. Elle est venue me
regarder, mais sans pour autant me parler, et sans rien exiger. Comme si ma présence,
par elle-même, l’importunait.
– Elle ne savait pas quoi faire de vous ?
– C’était l’impression que j’ai eue. Mais aussi, il reste possible que je me trompe,
car je n’ai jamais vu son visage.
– Elle portait un masque, n’est-ce pas ?
– Oh oui. Oh certainement.
– Vous pourriez peut-être nous préciser les conditions de votre évasion,
maintenant ?
C’était l’un des deux hommes en noir qui avait pris la parole. Sa voix était douce
et basse. Il articulait élégamment. Sarah Tayor sourit dans le vide :
– Sur ce point, je n’ai pas grand-chose à vous apprendre. Un beau matin, j’ai
retrouvé la porte de ma cellule ouverte. Est-ce que c’était le Turc qui avait oublié d’en
tourner la serrure ? Quand même : rien d’étonnant dans cela, car j’ai dans mon idée que
le bonhomme buvait. La plupart du temps, il me semblait tout à fait ivre.
– Et la bombe ?
– En quittant ma prison, je me suis cachée et j’ai eu le bonheur de surprendre
leurs conversations. Il ne me restait plus qu’à rejoindre la surface, sans me laisser
reprendre. Pour prévenir Harry Dickson !
Ce dernier approuva, poliment, en silence. Et Sarah Tayor d’ajouter :
– C’est ainsi que de boyaux moyenâgeux en goulets par où s’écoulent les eaux
délétères des égouts, je me suis retrouvée en bordure d’Hyde Park.
Un épais silence se glissa. Les hommes et Lady Margaret se regardaient avec un
œil atone, chacun plongé dans ses pensées.
– Qu’allons-nous faire ? leur glissa un Goodfield bougon.
Le superintendant, selon son habitude, se reposait entièrement sur Dickson. Ce
dernier se pencha en direction de Sarah Tayor :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
83
– Il ne vous reste plus qu’à nous indiquer l’issue, l’orifice qui va nous permettre
de nous infiltrer jusqu’au repaire de nos ennemis.
Sarah Tayor obscurcit ses yeux verts. Sa mâchoire se crispa et on eut juré qu’elle
allait se mettre à pleurer. Toutefois, après s’être un petit peu reprise, elle renseigna :
– Il existe plusieurs passages, mais l’un de ceux qui nous est le plus commode
débouche exactement dans le parc de la propriété où nous sommes.
– Quoi ? ne put s’empêcher de s’étonner Lady Margaret.
– Derrière un placard, dans la folie, il existe un escalier dérobé.
– Mais non, ma jeune amie. Vous faites erreur. Je connais tous les détails de cette
dépendance, et je n’ai jamais vu…
Les yeux de la veuve de Lord Wilfrid Heldon brillaient. Mais Sarah Tayor, qui ne
se laissait pas démonter, poursuivit :
– Il s’agit d’une issue qui avait été murée, et qui l’était restée durant cinq ou six
siècles, un passage que votre propre fille, que Jenny-Elisabeth, a réussi à déblayer, à
agrandir dans le plus grand secret. Derrière, un mur sonnait le creux.
– Peut-être que notre chance est en train de pointer son nez, conclut sobrement
Dickson.
À part que l’enthousiasme n’était toujours pas de mise car tout le monde, dans le
salon, sentait confusément que les circonstances présentes s’imbriquaient plutôt mal. Que
bien peu de logique surnageait aux frontières de cette histoire. Oh oui ! Et que le spectre
de Georgette Cuvelier n’en finissait pas de ricaner !

Le pire, ce fut la découverte d’une araignée dorée posée sur la desserte du


hall !

Personne, bien sûr, n’avait quitté la pièce. Une unique conclusion s’imposait par
elle-même :
– Encore ! Nous sommes tous surveillés ! Et cela sans arrêt !
Harry Dickson parut se raffermir. Ses rides se creusèrent davantage et une moue
désabusée lui remonta au coin des lèvres. Il décida. Il entraîna son monde :
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
84
– Je vous convie à traverser le parc. Nous allons voir ensemble à quoi ressemble
ce mystérieux passage.

Le mur avait été enfoncé comme à coups de marteau. Éparses, des pierres
gisaient sur le sol, en tas. Celui, ou celle qui avait fait le travail n’avait pas jugé bon de
détruire la cloison toute entière. Il ne s’y découpait guère qu’un espace plutôt étroit,
lequel s’ouvrait sur un trou noir. Dickson avança la tête :
– Derrière, il y a un escalier. Il me semble très ancien.
Goodfield jugea l’ouvrage :
– Tonnerre! Moi je ne passe pas !
Tom Wills se laissa aller jusqu’au rire, mais sous cape. La corpulence du
superintendant ne le prédisposait guère à jouer au gymnaste, ni même à se glisser dans un
trou de souris !
Harry Dickson, lui, ne rit pas. Mais il se trouva être du même avis que son élève.
Il s’adressa au policier :
– Mon ami, inutile. Le temps presse. Nous n’avons plus le luxe de jouer aux
démolisseurs, si bien que le mieux à faire est de téléphoner au Yard. Qu’ils envoient des
renforts.
Le grand détective ajouta :
– En attendant vos hommes, rien qu’avec mon élève je m’en vais tenter
l’aventure.
Il n’y eut vraiment personne pour contester le choix du maître, personne pour se
récrier. Même pas les deux gentlemen vêtus de sombre. Lorsque Dickson parlait…
Sans d’autres atermoiements, le maître et puis Tom Wills traversèrent le passage.
Vraiment, de l’autre côté il faisait abominablement sombre, si bien que Dickson
n’attendit pas. Il déclencha le poussoir d’une torche électrique. À moitié rassuré, Tom
Wills avait sorti son arme : un browning du plus belliqueux effet, en outre chargé jusqu’à
la gueule.
L’escalier descendait en colimaçon. Ses marches étaient nombreuses et, pour
certaines d’entre elles, les pierres se détachaient. Au fur et à mesure de la progression
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
85
des deux hommes, l’humidité se renforçait. De l’eau suintait des murs pour s’écouler en
une étroite rigole, au sol.
Ils arrivèrent à un palier qui débouchait sur la longueur d’un souterrain
mollement rectiligne, lui-même qui comportait une voûte suffisamment haute pour que
n’importe quel visiteur puisse s’y tenir debout.
– Oh regardez, my boy, fit à un moment Dickson. Sur cette pierre... Cette
éclaboussure !
– On dirait. Mais oui !
– Non, vous ne vous trompez pas : c’est bien du sang. Et récent, encore ! Cette
trace me semble ne dater que de quelques heures. Du moins, pas plus ancienne. Car
autrement, sa couleur se serait foncée. Oh, il se passe de drôles de choses, par ici !
– Continuons.
Dickson acquiesça. Ils poursuivirent leur marche pendant un bon quart d’heure.
Le chemin remontait. Les parois se séchaient.
– Nous devons nous éloigner de la Tamise. Peut-être sommes-nous sous le
quartier de Paddington ?
Il y avait, maintenant, plusieurs boyaux qui se dispersaient dans toutes les
directions – de quoi s’y perdre ! – et aussi de nombreuses salles que la lampe de Dickson
arrachait, de manière fugitive, à l’obscurité.
– Vide. Tout est vide. Qu’est-ce que nous sommes venus faire, par ici ?
– Attendez ! Chut !
Le maître coupa sa torche. Il n’eut guère besoin d’expliquer. Quelqu’un les
suivait, et cela sans précautions, sans se cacher. Une autre lampe forçait la nuit.
– Nous allons lui sauter sur le râble !
– Mais sans prendre trop de risques. Car nous ne savons pas…
Tom Wills était plutôt aventureux. Il se dissimula par derrière un pilier. Et, au
moment opportun, il bondit ! Son adversaire lâcha un cri avant de s’écrouler, sans
aucune résistance. Ce fut un cri de toute jeune fille.
– Miss Sarah !
– Qu’est-ce que vous faites ici ?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
86
– Je ne pouvais pas vous abandonner, vous laisser seuls errer dans ce souterrain
sans limites. Vraiment, il vous fallait un guide. Moi, je connais. Là-bas, j’y ai été retenue
prisonnière, et…
Harry Dickson, reculé dans l’obscurité, leva haut ses sourcils. Il se doutait – cette
fois il n’y avait plus le moindre doute – que Sarah Tayor lui mentait. Mais pour cacher
quoi, au juste ? Enfin, le grand détective commençait à entrevoir une partie de la vérité.
Il sortit son browning.
– Vous nous proposez de prendre quelle direction entre ces multiples souterrains
qui se croisent et qui s’interpénètrent à la manière d’un labyrinthe ?
– Par ici.


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
87

11 / JENNY-ELISABETH

Miss Sarah ne semblait pas perdue. Sans hésitation elle conduisait son monde.
Harry Dickson remarqua que, sur le sol, les traces de sang se multipliaient. Mais il ne dit
rien à personne. Pas même à Tom Wills. Il se contenta de redoubler d’attention. La
surprise fut lorsqu’il se retrouvèrent arrêtés par une porte. Celle-là paraissait en excellent
état, tout à fait neuve et métallique, recouverte de peinture fraîche, à peine écaillée par
l’usage.
– Il faut entrer.
– Mais comment ?
Sarah Tayor exhiba une clé nickelée. La serrure tourna. Elle était soigneusement
huilée. Décidément, cette étrange jeune fille avait de quoi surprendre. En lui-même,
Harry Dickson continua de penser qu’il n’était, toujours pas, au bout de ses surprises.
Par derrière le décor apparut tout à fait différent, loin de celui des souterrains,
avec une pièce bizarrement agréable. Il y avait de lourdes bibliothèques chargées de
livres et de dossiers, une sobre table en bois et quatre tabourets.
– Où sommes-nous ? s’inquiéta Tom Wills.
– Dans l’antre de la bête, lui répondit mystérieusement Dickson. Dans le refuge
de Georgette Cuvelier.
– Par ici, les invita Sarah.
Cette fois, la jeune fille se comportait à la manière d’une maîtresse de maison,
vraiment à l’opposé de son rôle de prisonnière. Il n’était plus besoin de jouer aux
hypocrites. Les mensonges de Sarah Tayor devenaient évidents :
– Une complice ?
Il y avait un couloir qui débouchait sur un petit hall, et puis un vaste salon
uniquement meublé d’un sofa aux dimensions d’un lit, avec une profusion de
couvertures, des coussins… Et une femme, couchée !
– Je vous attendais, mes amis. Sarah a bien fait son travail. Elle a
scrupuleusement exécuté mes ordres. Elle vous a amené.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
88
– Georgette ! balbutia Dickson. Georgette Cuvelier !
Ainsi qu’à toutes les occasions où il avait été mis en présence de la belle
criminelle, Harry Dickson se sentait obscurément troublé, et jusqu’à ne plus se retrouver
autrement que comme l’ombre de lui-même.
Quand même le détective s’avança vers la femme allongée. Il cachait mal
l’hésitation de ses mains. Il plissait un œil vague. Mais à deux pas, il s’arrêta. Georgette
Cuvelier était pâle. Elle avait repoussé son masque, si bien que les séquelles de son
ancienne blessure se révélaient jusqu’à Dickson, et dans toute leur hideur. Oui mais, il y
avait autre chose :
Georgette Cuvelier était tremblante de fièvre. Son cou disparaissait sous un épais
pansement qui lui recouvrait la poitrine, et cela jusqu’aux dessous du menton... Un
pansement ensanglanté !

Georgette Cuvelier était agonisante !

Stupéfiantes retrouvailles pour le détective ! Tout d’abord, il avait fallu que cette
femme si étrange s’échappe hors de sa tombe pour venir le hanter. Jusqu’à ce que
maintenant… À nouveau, aux portes de la mort...
… et cela pratiquement dans les bras de Dickson !
– Approchez, et n’ayez pas peur, murmura la blessée.
Sa voix était devenue rauque. On la sentait naissant au fond de sa poitrine. Une
mousse écarlate courait au coin de ses lèvres. Harry Dickson fut à genoux, puis il posa sa
tête sur les mains de la femme.
– Mais cela ne se peut pas ! fit-il, désemparé. Cela ne peut pas être. Il faut vous
transporter dans un bon hôpital.
– Non, ne vous donnez pas cette peine, mon ami. Même si je sortais d’ici, la
corde du bourreau aurait tôt fait de courir pour venir me rattraper. Sachez que je suis
vouée à une mort rapide. Aussi accordez-moi une sorte de préférence, celle qui serait de
m’endormir dans la quiétude d’ici.
– Que vous est-il arrivé ?
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
89
– La prison, est-ce bête ? Lorsque je vous ai rendu visite, l’autre soir...
Souvenez-vous lorsque, à ma sortie… Cette fusillade imprudente... Et ce Gardien-Chef
particulièrement idiot…
Georgette Cuvelier grimaça :
– J’ai reçu deux balles dans la poitrine, et une troisième dans le cou. Enfin, Harry
Dickson n’y est pas – cette fois-ci – pour grand chose. Voyez, je quitte la scène. Et vous,
vous poursuivrez votre chemin. Tous les deux... Sachez qu’aujourd’hui nous goûtons
l’incomparable agrément d’une dernière rencontre.
Tom Wills était resté en retrait, aux côtés de Sarah Tayor. Car en aucune manière
il ne se serait permis de venir chahuter l’espèce d’intimité précieuse qui pouvait exister
entre son maître et Miss Georgette. Mais cependant, le garçon restait particulièrement
vigilant. Sans qu’il soit aveuglé. Dans son for intérieur, il savait que la blessée restait fort
dangereuse. Non, il ne se trompait pas, d’autant qu’à un moment la belle agonisante
sortit une main agile de dessous ses couvertures. Alors Tom, se jetant de côté, hurla :
– Attention !
Le coup de feu claqua, unique, mais d’une grande précision, et Sarah Tayor fut
touchée, en plein front. Elle s’écroula dans un soupir, tandis qu’un flot de sang lui
recouvrait le visage. Georgette Cuvelier gloussa, en exprimant par là une satisfaction
extrême :
– Ainsi finissent les traîtres. Cette fille s’est fourvoyée. Elle a trahi mes ordres.
Oui, une histoire de bombe, de trois valises au fond d’une crypte ! Ainsi, de par sa faute,
mon œuvre reste incomplète. La Chambre des Communes, entre mes mains... Détruite !
Les Députés sous les décombres ! Une joie ultime d’agonie ! Mais non !
– Ces meurtres étaient horribles. Ils dépassaient tout entendement. Miss Sarah
n’a pas pu. Certes elle nous a parlé, avouant, nous livrant... Ce fut affaire d’humanité.
– Peut-être. Mais maintenant elle est morte. Qu’est-ce qu’elle y a gagné ?
– Le repos. Le pardon.
Harry Dickson s’était relevé. Il s’était éloigné de la très belle Georgette qu’il
contemplait, cette fois, avec un œil glacé. Quelque chose le gênait, comme si… Comme
si… Avec délicatesse, il désarma la femme. Celle-là se laissa faire, tout à fait sûre d’elle-
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
90
même, cultivant l’ascendant qui pouvait être le sien en face du détective. Mais alors là...
Elle se trompait !
– Trouvez-moi de l’eau chaude, commanda Harry Dickson en se retournant vers
Tom Wills. Et je vous promets une surprise !
– Quoi ? Mais vous n’allez pas ? glapit à ce moment Georgette. Écoutez : je vous
l’interdit !
– Oh Miss, vous n’avez rien à souhaiter. Car ce que j’ai à faire, je me dois de
vous le montrer… Et de votre vivant !
Tom Wills revenait déjà, porteur d’une bassine remplie d’eau frémissante et d’une
éponge en mousse. Harry Dickson se saisit de l’ensemble. Il humidifia le visage de
Georgette Cuvelier. Et là il se produisit un étrange phénomène qui se mêla aux
gémissements de la jeune femme blessée. Le front, le nez, la forme des pommettes, la
cicatrice même et les chairs torturées, parurent mollement se dissoudre, ou plutôt se
craqueler telle une porcelaine portée trop vite au four.
– On nomme cet état l’émaillage des visages. C’est une technique que l’on
pratique dans certains salons de beauté, mais uniquement pour une clientèle fortunée,
pour de vieilles femmes ridées qui ont perdu jusqu’à l’espoir.
Tom Wills connaissait, vaguement. Cette pratique singulière n’était qu’une
torture. Les patientes volontaires se condamnaient, dans cette affaire, à l’immobilité. Ne
plus rire, ne plus pleurer. Conservant le spectacle de leur jeunesse figée !
– Je comprends mieux, maintenant, pourquoi notre excellente Georgette portait
toujours un masque.
– Notre Georgette ?
Harry Dickson finissait son travail. Maintenant il découvrait un visage sans
défaut, où certaines rondeurs de l’enfance en formaient le plus bel ornement. Un visage
qui ne pouvait pas être…
– Mais, bon sang !
Pour Tom Wills, la surprise restait de taille.
– Bien sur que non, lui répondit son maître avec un grand sourire et puis l’éponge
en main. Permettez que je vous présente : Miss Jenny-Elisabeth Heldon !
Il ajouta:
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
91
– Celle qui, depuis le début, avait pris la place de notre défunte Georgette
Cuvelier. Celle qui a recueilli l’héritage.
Cette fois, Harry Dickson claironnait. Il prenait grand plaisir à démêler les ultimes
écheveaux de l’histoire. Surtout qu’il venait de définitivement repousser – du moins, il le
pensait – cette attirance malsaine qui l’avaient trop souvent rattaché à la vénéneuse Miss
Georgette, la fille du professeur Flax, celui que les journalistes avaient baptisé le monstre
humain.
– Mais, pourquoi ?
– Pourquoi ? souffla l’agonisante depuis le fond de son lit de douleur. Mais parce
que je vous hais, Dickson. Parce que je hais ma famille, mon père, ma mère. Et même
toute l’Angleterre !
La respiration de Jenny-Elisabeth s’étouffait :
– Un jour, continua-t-elle, j’ai rencontré un garçon fantastique. Il m’a faite rire, et
avec lui j’ai découvert un monde dont j’ignorais totalement l’existence, un monde que les
honnêtes gens repoussent, le monde des bas-fonds, celui des réprouvés.
– Un monde qui compte le crime au nombre de ses vertus.
Harry Dickson réagissait.
– C’est vous qui le dites ! rétorqua la jeune fille. Mais moi, je m’y suis bien
trouvée. Ce garçon, il m’a – comment devrais-je le dire ? – il m’a initiée. Il m’a fait
toucher du doigt les faux-semblants d’une certaine gentry, et combien l’existence des
pauvres de la Cité se trouvait dramatique, pitoyable, insoutenable. Et puis il m’a, aussi,
appris à tuer ! J’y ai pris grand plaisir !
– Horreur ! réagit Tom Wills.
Jenny-Elisabeth s’étrangla, avec un gloussement gras. Elle avait cette fois-ci une
succession de caillots pour lui boucher la gorge. Et chacun des deux détectives savait, et
Miss Heldon la première, que la jeune fille vivait ses tous derniers moments.
– Ce garçon, avoua Jenny-Elisabeth, il avait nom : William Stoner.
À ces mots, Harry Dickson se sentit tout chose. William Stoner ! Bien sûr qu’il se
souvenait ! L’année précédente, le grand détective lui avait mis la main au collet. Stoner
était recherché depuis des mois pour le meurtre de trois chaisières, d’un caissier de
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
92
banque, d’un prêtre catholique et d’une toute jeune écolière à peine âgée de quinze ans.
Une bête abominable ! Et puis furieuse en diable !
– Le bourreau de Newgate lui a passé la corde au cou, et la lui a tenue jusqu’à ce
que la mort s’ensuive. J’y ai perdu mon amour, gémit Jenny-Elisabeth. En premier lieu,
par votre faute ! (Elle se dressa maladroitement, face à Dickson :) Oh, ce que je vous
hais ! Mais ce que je vous hais !
L’effort qu’elle s’était imposée, et l’afflux d’émotions qui la transperçait toute,
venaient de disloquer l’étonnante meurtrière. Elle retomba, la tête au creux de ses
oreillers.
– Mais Georgette Cuvelier ? s’enquit Harry Dickson après un instant
d’apaisement. Dans sa tombe, il n’y a rien. Qu’avez-vous fait du corps ?
– Vous aimeriez bien le savoir, n’est-ce pas ? La chose vous préoccupe ? À
moins que ce ne soit qu’un souvenir passionné, celui d’une autre demoiselle tout autant
monstrueuse ?
Du coup rendu nerveux, Harry Dickson se laissa aller à un mouvement de tête,
tandis que Jenny-Elisabeth continuait à pérorer :
– Hé bien, moi je vais vous le dire, et ce sera un scoop ! Lorsque mes hommes
ont ouvert le caveau, j’ai ressenti une émotion. Comme si une vague de malheur, ou
mieux : comme si une sordide imprécation venait de surgir hors de la tombe, pour se
hisser sur mes épaules.
– Bien nébuleux tout ça, se mit à grincer Tom Wills.
– Mais vous ne comprenez pas ! lança Jenny-Elisabeth avant de retomber, privée
de respiration, comme de vie. Mais vous ne comprenez pas ! La tombe : elle était vide !
Elle était déjà vide !


Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
93

12 / LA TOMBE VIDE

Le Westmorland reste une lointaine province parmi les plus désolées du nord de
l’Angleterre. Elle se résume en landes incultes, en bosquets rabougris, en marécages
sournois, en des sommets rocheux où le schiste domine. De multiples torrents mugissent
et courent au sol pour accorder un semblant de gaieté à cette nature figée. Des vallées
désolées conservent des pans d’ombre.
Le gentleman, d’un pas retenu, arpentait le chemin qui menait au cimetière.
Depuis une petite heure, il avait dépassé les falaises d’Honister Pass, ainsi que les
bâtiments de l’ancienne mine d’ardoise.
Il s’engagea entre les murets. Les tombes étaient restées pareilles à son ancien
souvenir. De la bruyère sauvage étendait ses ramilles jusqu’à parfois masquer les
gravures de la pierre.
La mine du voyageur paraissait des plus sombre. Son visage se hachait de rides,
et l’on était en droit de supposer que ses yeux reflétaient un regret, ou un accablement.
Presque, devant la sépulture en pierres blanches rigoureusement anonymes, le gentleman
sentit ses yeux s’embuer.
Car il savait – cette fois – que la tombe était vide, et qu’aucun corps n’y reposait.
Miss Heldon, aux portes de son agonie, lui avait confirmé cette désolante absence. Mais
alors… Mais pourquoi Harry Dickson était-il revenu ? Et pourquoi éprouvait-il le besoin
de prier, et justement ici ?
Il demeura une heure, quasiment immobile, jusqu’à ce qu’une petite pluie l’oblige
à remettre son chapeau. Enfin il s’en retourna à pas lents sur le chemin, attentif à la boue
qui se creusait en ornières détrempées.
Au limites du cimetière il rencontra la femme. Celle-ci était voilée. Sa silhouette
gracile était gage de jeunesse, presque d’adolescence. Elle se trouvait vêtue d’une robe
mauve, aux volants élégants. Elle paraissait attendre.
Jean-Paul RAYMOND

HARRY DICKSON
LE SPECTRE DE L’ARAIGNEE
94
Le détective allait éventuellement passer sans détourner la tête, les yeux fixés
dans le lointain. Mais alors…La jeune femme s’approcha, presque à couper sa route. Elle
dit :
– Vous êtes revenu, mon ami. Vous ne pouviez pas oublier. C’est bien.
Harry Dickson s’immobilisa, face à cette voix… Si ancienne... Comme revenue
d’ailleurs. Ainsi, rien ne sera jamais fini. Un inimitable parfum de palmasora et de
romarin… Mêlés.
Jamais.
Il murmura. Enfin ce fut pour retrouver, en sa propre poitrine, tout un déluge de
confusion :
– Georgette Cuvelier.

FIN

Vous aimerez peut-être aussi