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ZELDA BLACKROOT

“MYRIAD”
12 FÉVRIER 2043 : ÉVOCATION

Oui, c’est à ce moment-là que je suis née. Le fruit du hasard, mais surtout de la volonté inébranlable de mes parents de mettre au
monde un héritier pour porter et transmettre le nom des Blackroot. Mes parents… Ma mère, Leanne, était très fière d’avoir trouvé en
mon père, Anthony, un britannique aussi vieux jeu qu’elle était traditionaliste. Il venait d'une vieille, vielle famille de l’Angleterre
d'avant le sixième monde (et même d'avant le cinquième, selon ce qu'il prétendait à quiconque avait la mauvaise idée de s'intéresser à
sa généalogie). Elle avait reçu une éducation stricte, accrochée à des valeurs archaïques, comme l'abstinence avant le mariage, la
nécessité de fonder une famille et la méfiance envers les étrangers. Amusant, pour quelqu'un qui a poussé mon père à installer cette
famille à Chicago. Le rêve américain, peut-être. Comme je l'ai dit, ils voulaient un héritier. Un garçon, malgré le fait que la vieille
coutume selon laquelle ce sont les femmes qui prennent le nom de leur mari est aujourd'hui complètement optionnelle. Je pense qu'ils
ont été très heureux de l'arrivée de ma sœur aînée, Mavis. Une fille, même avant leur héritier tant convoité, ça ne posait pas de
problème. Mais ma mère a ensuite donné fausse couche sur fausse couche, et, sa quarantaine avançant gentiment, elle commençait à
entendre son horloge biologique sonner le glas d'un quelconque héritier.

C'est à ce moment-là que je suis née, donc. Vous avez déjà entendu un enfant "accidentel" parler de son enfance ? En général, ses
parents se sont retrouvés dans une position précaire, mal préparés à l'arrivée d'une bouche de plus à nourrir, ou embarrassés par une
naissance illégitime. Mais, la plupart du temps, ils aiment vraiment le fruit de cette union, même s'ils se séparent, même si c'est
difficile, même si, même si, etc. Comment décrire le sentiment étrange que ressentaient mes parents à mon égard ? Ils avaient fait
beaucoup d’efforts pour me mettre au monde, entre leurs tentatives répétées de conception, le stress physique sur le système
reproductif de ma mère, et les traitements pour amplifier la fertilité de mon père. Au final, en récompense de ces efforts, ils m’avaient
eue moi, une deuxième fille. Et la certitude qu’ils ne parviendraient pas à avoir de troisième enfant, étant donné les probabilités de
complications sur des grossesses ultérieures. Ils aimaient ma sœur, mais les relations que j’ai eu avec mes parents ont toujours été
teintées par cet étrange sentiment : la gène. Leur instinct de géniteur les poussait à m’aimer, comme n’importe quel parent aime son
enfant, mais l’échec que je représentais sur l’autel de leurs traditions anachroniques restait planté dans leur pied, et apportait toujours
une dimension désagréable à tout ce qu’ils faisaient pour moi.

DE 2043 À 2055 : DISSIMULATION

Mavis était née plus d’une dizaine d’années avant moi. Ce fait, ainsi que la différence flagrante dans la manière dont nos parent nous
ont élevées elle et moi, a fait que nos rapports ont été quasiment inexistants. Elle a passé une partie de mon enfance auprès de nous,
mais a rapidement trouvé un mari et a quitté le domicile familial pour s’installer avec lui. C’est ce qu’elle leur a dit, du moins. De ce
que je sais, elle n’a pas été particulièrement friande de l’éducation rigide et exigeante qu’ils ont tenté de lui dispenser, et elle s’est
rapidement cherché un « époux » dont le pedigree était suffisant pour leur convenir, au moins sur le papier, afin d’échapper à leur
emprise. Petite, je l’ai vue plus d’une fois s’adonner à des pratiques et des substances qu’ils auraient sans aucun doute jugé
inappropriés pour une jeune femme bien comme il faut. Comme la plupart des traditionalistes, leur rigueur, en plus d’être fausse et
arrogante, n’avait d’égale que leur aveuglement.

Ainsi, lorsqu’elle est partie, je ne me suis pas sentie plus seule que je ne l’étais déjà. Mes parents m’avaient envoyée dans une école
privée, en dépit de leurs maigres revenus, d’une part pour s’assurer que je reçoive un enseignement aussi strict que le leur, et d’autre
part pour passer le moins de temps possible en ma compagnie, afin que je ne leur rappelle pas quotidiennement le visage que
prenait le fruit de leur échec. Les périodes de vacances que je passais chez eux se faisaient aussi rares que possible, et durant cette
période, je vécus presque plus de temps en pensionnat que dans la maisons où j’étais née.

Je ne me sentais pas particulièrement concernée par l’opinion que mes parents avaient de moi, même aussi jeune, car j’étais
généralement préoccupée par autre chose : les voix. Les enfants qui ont des amis imaginaires sont pléthore de par le monde, et ont
retrouve ce genre de comportement chez les enfants uniques, généralement en bas âge. Dans un milieu comme celui où j’ai grandi,
on efface bien vite ce genre d’idée chez l’enfant, ou on la manipule pour la transformer en foi, habituellement catholique, en préparant
l’enfant à ce grand ami imaginaire qu’est le concept de « Dieu ». J’ai rapidement compris deux choses inhabituelles à mon sujet au
regard de ce phénomène. Premièrement, j’étais en contact avec plusieurs « amis imaginaires », un très grand nombre, en fait.
Deuxièmement, ils étaient aussi imaginaires qu’ils étaient réels. Ils avaient leurs voix, distinctes les unes des autres, leurs
comportements propres, et leurs souvenirs, eux aussi distincts. Je fus assez maligne, même enfant, pour garder un tel phénomène
pour moi, mais il arrivait que ces voix s’extraient de moi, de ma psyché, ou ils étaient enfermés, pour aller tourmenter d’autres
personnes. A l’époque, l’éventualité qu’il puisse s’agir d’un pouvoir surhumain ne m’était jamais apparue, étant donné l’avis
complètement cartésien et opaque à toute forme de surnaturel de mes parents, qu’ils avaient bien évidemment pensé à m’inculquer.
Non, je pensais juste être folle. Le moment ne tarda cependant pas à arriver où mes parents, notamment via le pensionnat, apprirent
les troubles que je traversais. Une fille non-désirée, et folle par-dessus le marché. Voilà que du statut de gêne, je passais à leurs yeux à
celui de fardeau. Je sais que l’idée de se débarrasser de moi de manière définitive leur était apparue, et quelque part, je pense qu’ils
en auraient été capables, mais un tel péché était plus dur à accepter pour eux que la peine que je représentais. L’hypocrisie peut
mener les hommes très loin.

AOÛT 2055 : ÉNERGIE

Je ne sais pas bien comment la nouvelle des problèmes que traversait Chicago à l’époque est parvenue à mon père, ni ce qu’il en a
réellement entendu, mais il est rentré, un soir, en clamant qu’il fallait faire nos valises et que nous devions quitter la ville sur le champ.
Et c’est ce que nous avons fait. J’aurais aimé, à l’époque, qu’ils m’oublient sur place, et fuient la ville et ses ennuis sans moi, mais ça ne
faisait pas partie de leurs projets, et je me suis retrouvée, la nuit même, dans l’avion qui nous mènerait à Seattle, le nouveau lieu de
vie de la famille Blackroot. Le lendemain, nous arrivions sur place, dans une conurbation qui, de mon point de vue de jeune
adolescente enfermée et recluse, avait exactement la même tête que Chicago. Trouver à nous loger à peine arrivés s’avéra être une
épreuve pour mes parents, ce dont je me souciais peu, étant donné qu’à peine avais-je posé le pied sur le sol de Seattle, les
innombrables voix qui m’avaient donné un tout petit peu de répit durant le vol reprirent dans mon crâne une cacophonie qui dura des
heures, me laissant prostrée au fond de la voiture de location, incapable de me rendre compte de ce qui se passait autour de moi.
Lorsque le silence finissait par se faire en moi, ce n’était le temps que de quelques minutes, avant que les hurlements assourdissants,
que j’étais la seule à percevoir, ne reviennent. Peut-être criais-je, ou peut-être étais-je agitée, parce que mes parents s’en rendirent
compte, et essayèrent de me calmer avec la seule méthode qu’ils connaissaient pour élever leurs enfants depuis plusieurs
générations : la discipline. Essayez donc de discipliner une dizaine de voix inhumaines qui rugissent à l’intérieur de votre tête.
Finalement, ils se résolurent à une décision qui ne faisait que souligner l’étendue de leur échec. Leur fille était folle, il fallait donc
l’enfermer. Quelque part, ça les arrangeait bien, ils pouvaient enfin se débarrasser de moi en soulageant leur conscience. C’est comme
ça que je me suis retrouvée à l’institut psychiatrique Puget Sound, dans le sud de Tacoma.

2055 À 2064 : CURIOSITÉ

Je ne me souviens pas de toute ma période à l’institut, mais je me souviens qu’elle a été horrible. J’alternais entre les moments où
j’étais incapable de quoi que ce soit à cause de la douleur et des hurlements que les voix provoquaient en moi, et ceux où je ne
pouvais qu’errer au hasard dans les zones de l’établissement autorisées aux patients, sous l’emprise des médicaments destinés à me
calmer. J’avais quelques phases de stabilité, de lucidité, où j’entrevoyais ma situation avec une tristesse grandissante, surtout par le fait
que les médecins, qui cherchaient réellement à comprendre mon mal, semblaient en proie aux plus grands doutes quand à identifier
celui-ci. Les premiers diagnostics annonçaient une schizophrénie hallucinatoire à tendance dissociative, mais je ne rentrais pas
véritablement dans les schémas. Leurs doutes continuaient à se multiplier alors que, à peine plus d’un an après mon entrée, le Dr.
Barron, celui que j’avais le plus côtoyé, et que j’appréciais le plus, émit enfin l’hypothèse que mon trouble n’avait peut-être pas une
origine mentale, mais magique. On me fit passer plusieurs examens afin d’essayer de mettre la chose en évidence, et évidence il y
avait : j’étais Éveillée, au sens surnaturel du terme. Plus encore, lors de mes phases les plus critiques, celles où je captais les voix, les
perceptions extrasensorielles détectaient autour de moi, en moi, des signatures différentes de la mienne, mais qui m’étaient pourtant
liées. Les médecins parlaient d’esprits, d’êtres extérieurs, de métaplans, et de tout un tas de choses dont, en réalité, ils ne savaient
pas grand-chose eux-mêmes.

Ce fut alors le défilé des « experts » en magie, spiritisme, religion et autres traditions ésotériques venus pour m’évaluer et essayer de
comprendre comment mes capacités pouvaient entrer en adéquation avec telle ou telle des corporations qui les employaient. Je
restais indifférente à leurs mystères, leurs savoirs et leurs interprétations, et je préférais m’intéresser de moi-même à ce nouvel aspect
de ma personne. Puisque j’étais non pas affligée d’une maladie, mais douée de capacités supérieures, elles m’intéressaient au plus
haut point. Et c’est en moi, dans mon propre esprit, que je devais trouver les réponses à mes interrogations. De plus, les années
passées à subir mes dons plutôt qu’à les éveiller m’avaient quand même réellement causé certaines fragilités, et je commençais à
avoir du mal à supporter les enchaînements d’examens et d’auscultations. Le Dr. Barron décida de stopper ces tentatives après qu’un
mage islamique, persuadé que j’étais possédé par des djinns, se soit vu lui-même possédé par une émanation particulièrement
virulente parmi les voix que j’avais commencé à essayer de connaître. Je ne dirais pas que cette possession fut indépendante de ma
volonté, mais je n’avais certainement pas désiré qu’il se brise lui-même les doigts contre la table de la pièce où nous discutions. Pas
consciemment, en tout cas. Mais l’interruption de ces séances d’interrogatoires fut un répit bienvenu.

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