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Exercice de Conference Mai 2020

Le Catalogage de la vente. Vendredi 13 Mars, 2020 Drouot Salle 1

Lot 38.
EDOUARD MOYSE (1827-1908)

Le contrebassiste

signé 'Moyse' (en bas à droite) huile sur toile 167.5 x 108 cm.
Est- 1500-2000

Evidemment, il ne s’agit pas d’un contrebassiste mais d’un violoncelliste.


Le moment de la vente le C.P a fait la correction (je l’avait prevenu la veille).
Un descriptif plutôt court d’un oeuvre magnifique et imposante. J'avais envie d'en savoir plus.
Premiere Étape. Examen de la peinture pour plus d'informations.
Malheureusement, le tableau étant très grand et accroché haut au mur dans la salle de l'hôtel Drouot, il
n'a pas été possible de l'examiner de près. Il n'a pas non plus été possible d'obtenir un rapport de
condition car il s'agissait d'une Vente Courante, où le commissaire-priseur a généralement peu de temps
pour se préparer. Ils n'ont pu fournir aucune information au-delà de ce qui était visible.
J'ai acheté l'œuvre, mais comme c'était le vendredi 13 mars 2020, l'hôtel Drouot a fermé le lendemain à
cause des commandes de Covid 19, et je n'ai pas pu le récupérer. Je ne peux donc pas donner beaucoup
de commentaires sur la condition. Ce que j'ai pu constater lors de mon inspection, c'est que la peinture a
été retirée de son cadre et qu'elle a probablement besoin d'être nettoyée. Le sujet est sombre, mais peut-
être pas aussi sombre qu'il apparaît actuellement. Il existe de nombreuses recherches sur les problèmes
créés par les nouveaux matériaux et peintures disponibles après la révolution industrielle, et il est
possible que le travail de Moyse ait souffert comme tant d’autres.
Hors le sujet principal la composition du tableau est vraiment épuré, donc a la fois une représentation
réaliste de la cellule d'un Chartreux, tout en nous permettant de focaliser notre regard sur l'homme et
son violoncelle. La palette de couleurs sombres de l'arrière-plan sert également à mettre en valeur les
belles couleurs du violoncelle - encore très réalistes (et très proches de mon propre violoncelle de
1723) ainsi que les mains, les pieds et le visage du moine.
Il n’y a pour moi aucun doute que Moyse veut mettre l'accent sur le clair-obscur pour nous faire
vraiment apprécier le sens du mouvement dans le coup d’archet. La position de la main droite du
violoncelliste et en particulier de l'index me suggère fortement que Moyse observait un vrai
violoncelliste en train de jouer, dans ce cas pendant le coup d’archet poussé (up-bow) où l’archet se
déplace de gauche à droite lorsque vous regardez le tableau.
Prochaine Etape. Première recherche sur L’internet.
En effet, un tableau du même sujet a été exposée au Salon de Paris de 1853. No 858, avec un
autoportrait d'un jeune Edouard Moyse à l’air sûr de soi, No 859. Le tableau s'intitule «Chartreux
jouant du violoncelle». Je reviendrai sur la question des multiples versions de ce sujet peintes par
Moyse au cours de sa très longue carrière.
Est-ce un portrait? Une scène de genre? Comme défini par l'Académie, peut-être les deux. C'est sans
doute un portrait très réaliste, mais aussi une scène de la vie quotidienne, bien qu'assez étrange dans
ce cas, étant donné que l'ordre des Chartreux impose le silence quasi total à ses moines.
À première vue, j'ai été frappé par la précision de la représentation et la forte probabilité que Moyse
ait peint le violoncelliste en mouvement et ne se soit pas posé comme il est normal pour les portraits
formels. L'indication la plus forte qu'il s'agit d'une peinture réaliste est la position du violoncelle et la
façon dont il est tenu.
Jusqu'au milieu du 19ème siècle, c'est-à-dire lorsque ce tableau a été réalisé, les violoncelles étaient
généralement tenus entre les jambes, sans l'aide d'une cheville en métal ou en bois au bas de
l'instrument pour aider à la stabilité et permettre un mouvement plus libre des deux bras. Ce
changement fondamental a été promu par le virtuose belge Adrien-François Servais (1807-1866) qui a
jouer a Paris regulierement a cette epoque. Notre Chartreux tient bien sûr le violoncelle de façon
traditionnelle, bien que vous puissiez voir qu'il utilise un repose-pied. Cela était courant, surtout dans
les situations où le violoncelliste pouvait jouer pendant une longue période. Peut-être jouerait-il pour
accompagner les longues Matines pendant lesquelles Chartreux chantent?
Adrien-Francois Servais (1807-1866
Moyse est souvent comme peintre Académique ou Néo-Classique, mais étant donné la date de sa
première version de ce sujet-1853 et le scandale créé par Gustave Courbet au Salon de 1850 avec son
très réaliste “Un Enterrement a Ornans”, je considére que le jeune Moyse est plutôt un peintre
réaliste.
En effet, bien qu'il expose régulièrement au Salon tout au long de sa carrière, les principaux sujets
de Moyse étaient en effet des représentations très réalistes de la vie quotidienne et des rituels juifs.
De plus, la représentation presque photographique du sujet nous rappelle que le nouvel art de la
photographie était en plein essor, avec la création en 1851 de la Société Héliographique, le premier
club photo au monde.
CV de Moyse.
Moyse est né à Nancy d'une famille de marchands juifs et a étudié très tôt à Paris avec Martin Drolling.

Il expose pour la première fois en 1845 et, comme décrit ci-dessus, commence à exposer au Salon à
partir de 1853. À partir des années 1860, son œuvre principale dépeint des scènes de la vie quotidienne
juive, ainsi que des sujets juridiques et religieux. La draperie masculine est omniprésente dans le travail
de Moyse. En dépeignant d'autres sujets religieux comme dans notre peinture, à côté de ses
représentations juives, Moyse a cherché à normaliser le judaïsme dans le cadre de la société française, en
se souvenant que ce n'est qu'en 1791 que la France est devenue le deuxième pays européen (après la
Pologne plusieurs siècles plus tôt), à accorder aux Juifs des droits égaux.

Son style a peu a peu évolué, mais il ne semble pas avoir été influencé par les mouvements artistiques
radicaux de la dernière partie du c19. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, à quelques exceptions près
(un tableau vendu en 2005 pour environ 150 000 euros), son travail n'est pas aussi apprécié que je le
pense il merite, étant donné la qualité évidente de l'œuvre et son originalité.
Prochaine etape.
Un examen plus approfondi de l'image pour voir ce qu'elle peut nous dire
d'autre et quelles autres questions nécessitent des réponses. Jusqu'à présent, je
vois :
• Cet homme peut jouer du violoncelle à un niveau élevé
• Edouard Moyse peut peindre en détail presque photographique
• Il y a des bonnes relations entre l'artiste et son sujet, malgré leurs
différences religieuses (qui auraient été connues je suppose)
• Il n'y a aucune indication à l'arrière-plan d'une autre signification
(symbolique) - c'est-à-dire que cela semble être une représentation réaliste
d'un moine chartreux jouant du violoncelle dans sa cellule
Parmi les questions:

1. Qui est le moine? Au moment d'écrire, je n'ai pas pu identifier le moine, mais je suis sur la piste ..

2. Où était-ce peint? Peut-être c'est la Chartreuse de Bosserville, qui n'est pas loin de Nancy (ville natale
de Moyse), et qui a rouvert en 1816 après la fermeture forcée de toutes les Chartreuses pendant la
Révolution française.

3. Pourquoi choisir ce sujet pour un tableau destiné au Salon de Paris? Je crois que, avec son
autoportrait, Moyse voulait montrer qu'il était capable de plus, et donc de choisir un sujet avec des
connotations religieuses et de nombreuses références historiques aurait pu le mettre sur la voie de la
catégorie la plus élevée de l'Académie - Peintures historiques.

4. Est-ce le tableau qui a été présenté au Salon de 1853? La réponse à cette question est assez complexe
et impliquait en effet les prochaines étapes de l'enquête.
Recherche sur Internet plus approfondie pour trouver des références a ce tableau, et en particulier au
Salon de 1853.
La recherche a produit de nombreuses informations utiles.
Nous regardons d’abord le Salon de 1853.
Le Catalogue du Salon est disponible en ligne chez Gallica, et l'on retrouve en effet la confirmation de
l’exposition de deux tableaux de Moyse. Nos 858 et 859.
Ma recherche d'informations sur le Salon de 1853 a également donné un document très intéressant.

L’hebdomadaire L’Illustration - 8 juillet 1853 présente une revue approfondie du Salon, y compris des gravures
de certaines des peintures dont on parle dans la revue. Ici nous trouvons non seulement une critique plutôt
dédaigneuse de la peinture de Moyse des Chartreux, mais, peut-être plus important encore une gravure de ladite
image. S'il s'agit clairement du même sujet, soit le graveur a pris de grandes libertés, soit c'est une version
différente du sujet que la mienne qui a été présentée. Signée Beer la gravure ressemble plus à une caricature qu'à
une représentation fidèle.

L’Illustration décrit également un petit tableau gris, et le mien est grand et pas gris! Le catalogue du Salon de
1853 ne donne pas les dimensions.

Cependant, la preuve la plus convaincante pour suggérer qu'il existe plusieurs versions du sujet, et que la mienne
n'a pas été accrochée au Salon, est l'existence d'une gravure du tableau, réalisée par Moyse pour la nouvelle
Société des aquafortistes en 1862, et dont il était l'un des membres fondateurs, ainsi que des noms tels que
Manet, Bracquemont etc… Des copies de cette gravure se trouvent dans de nombreux grands musées, en France,
aux États-Unis et même à la National Gallery of Australia! J’espère en ferai l'acquisition d’une copie bientôt.
Voici la caricature de 1853 et la gravure de Moyse de 1862 côte à côte, avec mon tableau comme référence.
Il convient de noter que dans cette représentation, il y a des illusions allégoriques, avec la présence d'un
crâne. Donc avec l'instrument de musique lui-même, on a deux symboles de Vanitaas.
De toute évidence, la preuve indirecte est que le tableau accroché en 1853 n'est pas le mien mais une autre
version, plus petit est probablement perdu.
Il y en a encore!
L’internet a également révélé l'existence d’un livre sur Moyse, écrit par un descendant vivant (arrière petit-
neveu), M. Jean Bernheim qui a gentiment répondu a mes questions. Je n'ai pas encore pu me procurer ce livre,
mais M. Bernheim a révélé l'existence d'une autre version du tableau, dans sa collection, plus petite que la
mienne mais presque identique. Apparemment, cette façon de retravailler le même sujet était une pratique
régulière d'Edouard Moyse, comme beaucoup d’autres. Probablement le jeune Moyse a été encouragé par le
succès du Salon de 1853 à poursuivre le sujet à travers de multiples tableaux et bien entendu l’eau forte de 1862.
Voici la version de M Bernheim ... qui, selon ses propres mots, est plus petite que le mien, bien que presque
identique. (les différences de couleur sont sans doute en partie dues aux photos)

Version de Nathan Waks Version de M. Jean


152 X 105 cm Bernheim. 85X45 cm
NB cette position de la main droite est presque identique dans toutes les
versions du tableau que j'ai trouvées. En tout les cas, c’est très fidèle.
Jean Bernheim pense que ma version est probablement la plus grande qu’il a peint. Son style et
également similaire aux œuvres de grandes dimensions de Moyse des années 1870 et 1880.
Regardez l'arrière-plan de ces tableaux.

“Un moine” 1887 “Discussion Theologique” 1883


Les sandales et le sol

Un Moine 1883 Mon tableau


La derniere, et peut-être la découverte la plus surprenante a été de trouver un peinture du
même sujet, avec un nom très similaire "Le Moine au violoncelle", datée de 1874 et
évidemment une copie de l'œuvre de Moyse, soit un tableau ou l’eau forte.
Il s'agit en fait de la dernière œuvre importante d’un certain Jean-Baptiste Corot! Il a été décrit comme
un chef-d'œuvre tardif qui montre la direction vers l'impressionnisme que Corot prenait au moment de
son décès. Ce tableau est au Kunsthalle Hamburg qui (comme > Bernheim aussi) m'a très gentiment
envoyé une copie d'une dissertation sur ce tableau qui fait de nombreuses références à la gravure de
Moyse.
Il existe des différences stylistiques évidentes, et 20 ans entre les deux œuvres, bien entendu. Il y a aussi
deux copies de croquis de Corot dans le Catalogue Raisonne d'Alfred Robaut, l'auteur, et dernier grand
mecene de Corot. Pour terminer les voici. Il me reste encore des questions, notamment l’identité du
moine, donc la recherche continue…..

Croquis d’Alfred Robaut d’après Corot

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