vendredi 24 février 2023 le figaro
18 Sciences
Au large
de la Sicile,
la mission
FocusX3
de l’Ifremer
installe un réseau
sous-marin
de surveillance
sismique unique
au monde.
« Le Figaro » a
embarqué avec
les scientifiques.
Vincent Bordenave
vbordenave@lefigaro.fr
envoyé spécial en sicile
sismologie Depuis 5 heures du
matin, Charles s’échine à faire
fonctionner ce data logger. Rien à
faire. Il a beau avoir tenté toutes les
manipulations possibles et imagi-
nables, la situation semble bien
compliquée. Sans cet outil, impos-
sible de faire fonctionner les sismo-
mètres, qui doivent pourtant plon-
ger à 2 000 mètres de fond pour
palper l’activité géologique de la
zone. Le soleil est maintenant haut
dans le ciel du détroit de Messine,
entre la Sicile et la pointe de la bot-
te de l’Italie. Derrière lui, l’Etna re-
couvert de neige brille de mille feux
et son panache de fumée décore un
ciel bleu azur. Finalement, L’Ata-
lante, vaisseau de la flotte scientifi-
que française, reprend sa route. Le
problème est remis à plus tard.
Ce n’est qu’un petit accroc et la
mission doit continuer. Charles
Poitou est ingénieur CNRS à l’unité
Géo-Océan de Brest. Cela fait
maintenant trois jours qu’il a em-
barqué sur ce navire de l’Ifremer au
sein de la mission FocusX3 menée
par Marc-André Gutscher, géo-
océanographe à l’université de
Brest. Pendant dix jours, ils vont
conforter leur dispositif sous-ma-
rin de surveillance sismique tout au
long de la faille Nord Alfeo au pied
du volcan sicilien. La mission pré-
vue de longue date a été amputée
d’une bonne semaine à cause
d’exercices navals de l’Otan pré-
vus dans la zone fin février. « De-
puis 2020 nous développons un sys-
tème de surveillance unique au
monde, explique le chef de mission,
Marc-André Gutscher. Raccourcir
la mission m’a forcé à abandonner
l’utilisation du ROV (sorte de sous-
marin téléguidé depuis le navire,
NDLR). Je voulais vérifier si une
partie du câble de fibre optique dé-
posé au fond de l’eau n’avait pas été
arrachée. Nous avons enregistré un
signal atypique en novembre 2020. »
C’est ici toute la spécificité de ce
système de surveillance. L’équipe
de Marc-André Gutscher a déployé
par 2 000 m de fond un câble de fi-
bre optique de 6 km de long qui
traverse la faille à plusieurs en-
droits et rejoint un observatoire
terrestre installé dans le port de
Catane. « C’est une technologie ha-
bituellement utilisée pour assurer
une surveillance de grandes infras-
tructures comme des ponts, des bar-
rages ou des pipelines, explique le
géo-océanographe. Le moindre
mouvement est détecté par le laser
qui traverse la fibre. »
Impossible pour l’heure de pré-
voir l’arrivée d’un séisme. Mais une
meilleure compréhension du phé-
nomène permet d’éviter les drames
de l’ampleur de celui qui vient de
frapper la Turquie et l’Iran. En ob-
servant les zones sismiques, on
peut comparer les mouvements ef-
fectués avec ceux qui étaient atten-
dus. Les plaques sont toujours en
mouvement, et leur vitesse est
connue. Plus une zone de tension
reste immobile longtemps, plus elle
accumule de l’énergie. Inverse-
ment, plus on constate des mou­-
vements sur une faille, moins le
risque est grand. On ne peut pas
prédire quand le tremblement de
terre aura lieu, mais on peut d’ores
A
et déjà savoir s’il sera important, ou
non.
L’Atalante s’apprête
à déposer un instrument
de mesure dans les fonds
marins face à l’Etna.
V. Bordenave/Le Figaro
À bord de « L’Atalante », pour traquer
les séismes en Méditerranée
« Tout l’intérêt du câble de fibre
optique est de retranscrire les infor-
mations quasi en temps réel, expli-
que Marc-André Gutscher. Nous
sommes ici dans une démarche scien-
tifique. Dans un premier temps, notre
but est d’analyser cette faille, pour
mieux comprendre les mouvements
sismiques et géologiques, mais aussi
d’éprouver l’efficacité et la réactivité
de la fibre optique. » Pour un dispo-
sitif d’alerte, un suivi par fibre opti-
que permettrait de gagner une
vingtaine de secondes sur la propa-
gation des ondes sismiques. « Cela
paraît faible, mais en vingt secondes
on peut limiter énormément de dé-
gâts, assure le scientifique. Un ordre
peut être envoyé pour limiter la vites-
se des trains, noyer les réacteurs des
centrales nucléaires, fermer un
pont… En théorie, cette technologie
est transportable partout. »
« La Méditerranée est pour nous
un extraordinaire terrain d’analyse,
ajoute David Graindorge, maître de
conférences à l’université de Brest,
au laboratoire Géo-Océan. Elle offre
une multitude de contextes dynami-
ques, que l’on retrouvera à plus
grande échelle ailleurs. » À l’ouest
du bassin méditerranéen une cou-
che de sédiments a totalement re-
couvert l’ancienne plaque africaine.
Juste au large de la Sicile se trouve
une énorme marche d’escalier où
les fonds descendent jusqu’à 3 000
voire 4 000 m de profondeur, ce que
les scientifiques appellent l’escar-
pement de Malte. À l’est, ce qui res-
te de la plaque africaine plonge sous
les prémisses de la plaque euro-
péenne. La Sicile se trouve à la limi-
te de ces deux domaines.
Mais ce schéma est loin de résu-
mer toute la complexité de la zone.
L’Etna suit ainsi un mouvement
atypique : coincé entre deux petites
plaques qui ont un mouvement
contraire, le volcan glisse littérale-
ment vers la mer. C’est ici que dé-
marre la faille Nord Alfeo. Les
scientifiques la soupçonnent d’être
responsable de plusieurs séismes de
très grande ampleur ces derniers
siècles. En 1908 à Messine, plus de
72 000 personnes ont en effet trou-
vé la mort suite à un séisme sur la
zone. Un peu plus de deux siècles
auparavant, en 1693, le total de
victimes s’est élevé à 40 000.
« Nous n’avons découvert cette faille
que très récemment, en 2013, expli-
que Marc-André Gutscher. Tout
simplement, car la zone était mal
cartographiée. » « La sismologie est
une science récente, ajoute David
Graindorge. La tectonique des pla-
ques n’a été découverte que dans les
années 1960. Les sismomètres qu’on
envoie sous l’eau ont été pensés pour
la Lune avec la mission Apollo 17 ! »
Désormais, la faille est en per-
manence scrutée par un triple sys-
tème d’analyse. En plus de la fibre
optique, une trentaine de sismo-
mètres mesurent chacun de ses
soubresauts. En parallèle, des sta-
tions de géodésies sont position-
nées sur les crêtes tout au long de la
crevasse. « Il s’agit de balises sono-
res qui enregistrent leur positionne-
ment les unes par rapport aux
autres, explique Marc-André Guts-
cher. Le moindre mouvement est
ainsi consigné. » À l’inverse de la
« Méditerranée
La
fibre, ces données ne sont pas di-
rectement envoyées à terre. Les
instruments doivent donc être ré-
cupérés au cours de la mission pour
est pour être analysés par l’équipe scientifi-
nous un que. Et en ce mois de février, cela
extraordinaire se passe bien. L’équipe est même
en avance sur son programme.
terrain Pourtant l’exercice n’a rien
d’analyse. d’évident. Chaque sismomètre pal-
Elle offre pe le fond méditerranéen depuis
plusieurs mois à 2 000 mètres de
une multitude fond. Il est solidement ancré à
de contextes l’aide d’un poids en fer auquel il est
dynamiques,
que l’on
crocheté. Une commande sonore
envoyée depuis le navire permet de
libérer le crochet. Le sismomètre
retrouvera remonte à la surface grâce à des
à plus grande flotteurs intégrés. Une véritable
échelle chasse aux œufs commence alors.
La couleur orange des flotteurs
ailleurs »
David Graindorge,
tranche avec le bleu de la mer et les
rend vite visibles. De nuit, un flash
maître de conférences lumineux permet de les identifier.
à l’université de Brest, La balise communique également
au laboratoire
Géo-Océan
par signal radio. L’Atalante com-
mence alors sa manœuvre d’ap-
proche, pendant que l’équipage ra-
mène les engins à bord avec des
harpons. « Pour la première balise,
tout s’est mal passé, explique Briac
Hamon, le commandant de L’Ata-
lante. Le signal radio n’a pas fonc-
tionné, tout comme le flash alors que
le soleil était déjà couché depuis une
heure. Par miracle, on a réussi à
l’apercevoir dans la pénombre, on a
dû tenter une approche latérale, pas
du tout conventionnelle. »
50 km
Mer Tyrrhénienne
CALABRE
Mer
Messine
Ionienne
Reggio di Calabria
Palerme
Etna Zone de
mission de
ITALIE Catane l’Atalante
SICILE
Mer Syracuse
Méditerranée Faille
Infographie Sismomètre
Si jamais une balise n’apparaît
pas, c’est au chef de mission de dé-
cider si les recherches sont aban-
données, ou bien s’il faut persévé-
rer. Un choix cornélien : une
mission coûte cher et le temps est
précieux… Mais renoncer aux don-
nées, c’est revenir sur un an de tra-
vail. « Quand on met un instrument
à l’eau, on n’a aucune certitude de le
récupérer, mais on n’a également
aucun moyen de savoir s’il fonction-
ne vraiment, ajoute Charles Poitou.
C’est déjà arrivé sur de précédentes
missions de remonter des sismomè-
tres un an après, sans qu’aucune ac-
tivité n’ait été enregistrée. »
Ce ne sera pas le cas cette fois.
Shane Murphy, sismologue irlan-
dais, qui travaille à l’UBO a terminé
de télécharger les données dans le
poste de contrôle scientifique. Il
regarde rapidement si les derniers
événements marquants ont été en-
registrés. Le séisme de Tur-
quie s’affiche bien sur son écran
“ Notre but est
d’analyser cette faille,
pour mieux comprendre
les mouvements
sismiques et
géologiques, mais aussi
d’éprouver l’efficacité
et la réactivité
de la fibre optique
Marc-André Gutscher,
chef de la mission FocusX3
” ment, les repas permettent de ryth-
d’ordinateur. L’analyse des don-
nées des sismomètres pourra donc
être comparée avec ceux du câble
de fibre optique. « Ils donnent aussi
une vision plus large de la zone, pré-
cise le scientifique. Le câble ne
­parcourt qu’une trentaine de kilo-
mètres. Scientifiquement, il faut
donc compléter ces informations.
Les sismographes nous renseignent
sur l’activité globale de la zone, pen-
dant que les balises de géodésie nous
renseigneront sur l’impact de cette
activité sur la faille. »
La récupération est un exercice
délicat, tout autant que la mise à
l’eau. Pour les balises sonores du
réseau de géodésie, le déploiement
s’apparente à de l’horlogerie de
pointe. La position a été calculée au
préalable à terre. Chaque tête de
balise doit être capable de commu-
niquer avec les autres. Elle doit être
posée très précisément à l’endroit
souhaité, car sous l’eau la vitesse
du son varie. Sur le pont arrière,
chercheurs et ingénieurs fixent les
balises de géodésie au sommet des
trépieds. Pour la première, il man-
que les vis… Heureusement, le na-
vire en regorge. L’ensemble est en-
suite amarré à un poids mort qui
dans l’eau assure la stabilité de la
très longue ligne qui le déposera
tranquillement par 2 000 mètres de
fond. Le tout est accroché à un
treuil, qui déroule son câble à la vi-
tesse moyenne de 0,2 mètre par se-
conde. « Le ROV devait également
me servir à vérifier l’orientation de
chacun d’eux, précise Marc-André
Gutscher. Mais nous ferons sans… »
Sur la dernière mission, l’ensemble
des stations de géodésie, à l’ex­
ception d’une, a cessé de fonction-
ner au bout de neuf mois. « Il y
-
avait un problème de logiciel, expli-
que le scientifique. Elles ne sont pas
mises en mode économie après avoir
communiqué leur position avec le
navire et se sont vidées en quelques
semaines… Le constructeur a nor-
malement réparé le problème. »
En cette fin février, la mer est cal-
me. Et ce dimanche après-midi rè-
gne une incroyable quiétude. Pour-
tant, à bord, tout le monde a les
traits tirés. « C’est une mission cour-
te, mais très intense », raconte
Charles Poitou. Les récupérations et
les mises à l’eau s’enchaînent. Ici, le
rythme n’est pas dicté par le soleil
mais par les quarts. L’équipe tra-
vaille 24 heures sur 24, et à toute
heure de la journée un membre de
l’équipage termine sa nuit. « On
perd la notion du temps à bord, ex-
plique David Graindorge. Heureuse-
mer. » Les cuisiniers font des efforts
pour proposer des plats conviviaux.
Le dimanche, une journée spéciale :
viennoiserie le matin, vin fin à table
le midi. Dans la cafétéria, les tables
sont équipées d’ingénieux systèmes
pour empêcher les assiettes de tom-
ber. Car L’Atalante travaille par tous
les temps. « Quand les bords de table
sont remontés, je sais qu’il ne faut pas
finir de manger », plaisante-t-on.
Après 24 heures une solution
semble sur le point d’être trouvée
pour les fameux data logger, indis-
pensables pour enregistrer les don-
nées. Les sismomètres pourront
être remis à l’eau. « On doit encore
récupérer 15 sismomètres alle-
mands, raconte, soulagé, Marc-
André Gutscher. Ceux-là ne doivent
pas retourner sous l’eau. J’ai l’auto-
risation de la chef de labo de récupé-
rer les data logger pour les miens. Ils
ne sont pas directement compati-
bles, mais on peut les reprogrammer
avec un câble serial à 3,3 volts et
nous n’avions qu’un câble serial de
5 volts… Heureusement, Pierre
Guyavarch, un ingénieur Ifremer à
bord, a avec lui un convertisseur de
5 volts à 3,3 volts. Donc nous avons
du bol ! » ■