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« Ecrire est la seule vérification que j’aie de moi-même.

C’est là, à mes yeux, le seul signe


actif que j’existe et la seule chose qu’il me soit possible de faire. »
Françoise Sagan

« Il m’a fallu du temps pour oser ; l’avantage est d’avoir eu mille vies …. Ecrire a
longtemps été un murmure solitaire, c’est devenu un cri, un partage avec mes
lecteurs »
Florence Ollivier


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INTRODUCTION

Leur première nuit, il y a trente ans, avait été torride. C’était une nuit qui n’en finissait pas.
Ils avaient fait l’amour comme les jeunes gens ardents peuvent le faire. Sarah avait encore le
souvenir de la respiration de Paul ce premier soir, dans sa chambre d’adolescente. L’odeur de
son corps et la douceur de ses mains ; il lui avait répété des mots doux. Ils avaient su danser la
valse énergétique de deux êtres enlacés, alternant la lenteur du tantrisme avec la fougue du
désir. Qui n’a jamais rêvé d’un orgasme si puissant que notre ressenti décolle, s’envole, plane,
reste là-haut, pourrait redescendre, mais remonte encore… et continue ainsi sur les vagues
sinusoïdales du plaisir, à flotter comme un drap blanc balayé par le vent, par une chaude
journée d’été, étendu sur un fil ? En cette après-midi lascive, Sarah songeait : « Je voudrais
que mon corps s’étale, se lâche, pour affronter l’espace et le remplir, que tout mon être soit en
expansion. Je voudrais encore sentir cette poussée vertigineuse vers le haut. Nos corps qui
font l’amour baignent dans un océan de lumière. »

Elle faisait référence au Principe d’Archimède. Tout corps plongé dans un liquide subit
une poussée verticale égale au poids du volume du liquide déplacé.
Trente ans plus tard, Sarah n’était plus dans les bras de Paul, mais dans ceux de
Samy.Samy la caressait langoureusement.
— Ne parle plus.
Il enfonçait ses doigts et ses yeux en elle. Elle soupirait. Son excitation s’amorçait hors de
contrôle. Elle était comme cela, Sarah, souvent inconsciente de ce que son corps racontait.
Même si elle avait mûri, elle savait que son enveloppe charnelle traçait sa route sans rien lui
demander. Aucune permission. Et elle aimait ça. La première fois qu’elle avait vu Samy à
l’hôtel Hilton de la gare Saint-Lazare il y a cinq ans, lors d’un voyage professionnel, elle avait
compris immédiatement que son énergie était compacte. Il émanait de lui la puissance, celle
de ceux qui vous font chavirer au lit. Ceux qui vous font hurler de plaisir, qui vous connectent
au plus profond de vous-même, tout en vous liant intimement à eux. Fusion totale de l’énergie
sexuelle féminine avec la masculine. Il ressemblait aux statues d’athlètes grecs que Sarah
avait vues au Louvre. Les mêmes proportions parfaites des lanceurs de disque. Bas du corps
d’une extrême finesse comme pour alléger la course, favoriser la vitesse, donner de la vie à
l’accélération sexuelle. Haut du corps large, épaules droites, dos fier et musclé. Sarah adorait
caresser langoureusement son ventre plat, serré, pendant des heures. Sa peau mâte, satinée,
imberbe et sa beauté étaient juste exceptionnelles. Mais le plus excitant était le mouvement
dansant de ses hanches qu’il avait appris dans son pays, lors des mariages de cousines, de
tantes, de sœurs. Un mouvement rythmé, sensuel, où il se concentrait sur lui-même, pour


ensuite donner tant de plaisir à sa partenaire. Donner du plaisir était son obsession. Il ne
cessait pas de danser dans son vagin, tant qu’elle n’avait pas eu de multiples orgasmes. Il
alternait les rythmes, accélérait, ralentissait, faisait peu de pauses. Sa pratique sexuelle
relevait du haut niveau. Il y avait dans son physique une intensité qui surprenait et que Sarah
avait tout de suite perçue, lors de leur première rencontre dans cet hôtel, véritable chef-
d’œuvre du dix-neuvième siècle. À l’entrée, après avoir franchi la porte tournante et gravi des
marches, on découvrait une cheminée toute blanche. L’insert était tapissé de briques rouges.
Rehaussée de deux chevaux en cuivre, elle était habillée d’un tablier de mosaïques. L’endroit
était cosy et invitait à la confidence. Le grand salon était spectaculaire, à de très nombreux
titres. Foisonnant de dorures, d’arcades, de piliers et de frontons, surmonté d’une grande
verrière, décoré de lustres vénitiens, il penchait cependant vers la modernité, grâce à des
tableaux aux tonalités blanche, jaune et noir de la Nantaise Sandrine Merrien. Les œuvres
étaient coordonnées avec les lampes posées sur le bar. Ils s’étaient installés près de la grande
cheminée blanche. Elle lui avait dit au bout d’une heure de conversation animée :
— J’ai envie de vous.
Comme on dit bonjour. C’était à la fois naturel et fluide, instinctif. Elle ne le connaissait
pas. Elle l’avait vu juste marcher. Et désormais, elle savait, à la manière dont marchaient les
hommes, s’ils seraient pour elle des promesses de bonheur. Les garçons aux pas furtifs, ceux
qui faisaient de grandes enjambées, les individus pressés, ceux qui prenaient trop leur temps
ne l’intéressaient pas. Ils pouvaient marcher pour séduire ou impressionner. La largeur de
leurs pas et le rythme étaient des indices captivants. Pas et rythmes faibles : la prudence était
de mise et avec eux on ne prenait pas de risques et on n’avait pas de surprises, bonnes ou
mauvaises. Petits pas, grand rythme, la nervosité prédominait, il fallait fuir. L’ambition
dépassait-elle ses possibilités, engendrant du stress ? Cet homme compensait-il l’étroitesse de
ses vues par la vitesse, pour impressionner ? « Il était juste pressé et ça n’était jamais bon
pour une belle relation amoureuse », se dit-elle. Grands pas, rythme lent, l’homme était à
l’aise et cool, certain de son potentiel de séduction. Il profitait de sa posture pour observer le
monde. Son mentor pouvait être Bob Marley ou Marvin Gaye. Grands pas, rythme rapide,
l’homme d’affaires occidental, affirmé et en hâte. Qu’attendre d’un tel homme en termes
d’attention et d’expression de l’amour  ? Lui, l’inconnu du Hilton, bougeait avec aisance, sans
hâte ni lenteur, dans un subtil équilibre de grâce et de force. Elle avait appris ce jour-là, c’était
en janvier 2017, et développé une intuition fulgurante du bonheur qui l’attendait. Ils avaient
passé ensemble le cap des cinq années de relation, malgré deux ans compliqués avec la crise
Covid, et se voyaient régulièrement chez Samy à Rennes. De dos, lorsqu’il cuisinait... c’est à
ce moment précis qu’elle le trouvait le plus sexy. Tout à son ouvrage, il déambulait entre
l’évier, les plaques de cuisson et le four. Elle n’avait jamais vu spectacle plus érotique. Il
épluchait, tranchait. Puis, il prenait la poêle chaude par le manche. Elle s’imaginait le sucer et
souvent le ferait, là, en pleine action, parce que c’était lui et que c’était l’instant présent. Ça se
terminait en pénétration intense sur le comptoir de la cuisine. Personne à ce moment ne
comptait plus le temps... sauf le timer du four pour la cuisson d’une tarte ou d’un rôti qu’ils
avaient enfourné auparavant. Quand elle était dans les bras de Samy, elle ne pouvait
s’empêcher de penser à Paul qui lui avait offert vingt années magnifiques de bonheur et


d’aisance sur tous les plans. Sarah avait un livre de chevet : « Tendre est la nuit » de Francis
Scott Fitzgerald, un roman culte des années trente. Sous une apparente désinvolture, sur un
ton léger, sont abordées les questions de l’existence. Rien n’a d’importance avant dix-huit
ans. Ni après d’ailleurs.


CHAPITRE I
LA SOLITUDE

Seule, affreusement seule, comme dans un puits, un vortex sans fond, une aspiration vers
les ténèbres. Seule tout en étant accompagnée : ce sentiment existait… Sarah le ressentait, car
Paul la voulait en possession, non en attention. Elle était sa femme, il avait des sentiments,
mais en même temps, il avait été meurtri par la relation de Samy et Sarah qui prenait une
tournure inattendue. Ils tentaient désespérément de sauver leur couple, mais les nouvelles
expériences de polyamour compliquaient la donne. Tout devenait flou, même si lui tentait de
la rassurer, clarifier, se mettre des limites. Cette histoire lui était tombée dessus, il l’avait
voulue, car d’abord, il avait ressenti, puis il avait désiré, il avait tout organisé pour se prouver
qu’il pouvait séduire, aussi parce qu’on lui avait dit que ça ne serait pas possible. Des amis
proches l’avaient prévenu ; cette femme n’est pas pour toi, elle mettra ton couple en danger. Il
avait voulu se prouver. C’était vital pour lui, car il voulait tout : le succès, la famille et il la
voulait, elle, l’amante, Maud. Il se moquait de ce que les autres pensaient ; il suivait sa route.
Paul réussissait tout ce qu’il entreprenait, car lorsqu’il se convainquait de quelque chose et
que sa cible était claire, il déroulait une stratégie implacable, agissait étape par étape tout en
réfléchissant au coup d’après. Mais il ne voyait pas qu’il réveillait chez sa femme de terribles
blessures enfouies qui se mettaient à saigner. Et ces blessures l’envahissaient, elle. Lui n’y
pouvait rien. Elle perdait pied. Elle disait qu’elle allait assurer, mais elle allait sombrer.
C’était plus fort qu’elle. Le sol se dérobait. Elle chutait tout en souriant. Elle vivait, revivait
l’histoire de sa famille, de cette lignée de femmes malheureuses en amour. Lui ne comprenait
pas. Mais il était trop tard. Il ne renoncerait pas. Elle ne voulait pas qu’il renonçât pour elle, à
cause de sa famille, qui l’avait littéralement dévastée et continuait de la blesser à petit feu. Il
lui dit :
— « Tu es forte ».
Bien sûr qu’elle l’était, mais désormais l’enjeu n’était plus d’être forte. Il fallait accepter,
lâcher prise. Elle avait donné son temps pour sa famille. Les enfants étaient partis désormais ;
il lui dit que c’était une œuvre magnifique qu’elle avait accomplie. Elle le pensait aussi. Mais
qui pensait à elle désormais dans sa famille ? Lui avait la tête ailleurs. Même s’il répétait qu’il
l’aimait et l’aimerait toujours, elle se sentait seule, car il n’avait pas la totale présence. Il y
avait le cabinet, les affaires à gérer, l’emploi du temps et cette double vie à laquelle il aspirait.
Nouveauté, changement, aspiration à l’entretien d’une belle et rare relation. Il ne prononçait
pas le mot amour pour éviter de la blesser, mais tout dans son corps, son regard, ses gestes lui
parlaient d’elle. Ils n’étaient plus deux, mais quatre, à jamais. Car même si la relation ne
durait pas, elle savait qu’il l’avait voulue. Il le lui avait dit, ne s’était jamais caché. Car elle
avait fait cela, elle aussi, depuis cinq ans avec Samy. Vivre une histoire romanesque.


Elle qui craignait plus que toute la solitude, elle y était confrontée ce soir. Elle n’avait pas
la force ; elle se noyait. Mais elle ne voulait pas qu’il cessât sa relation à cause de son histoire
familiale à elle. Ça serait trop injuste. Lui n’y pouvait rien. Il l’aimait, l’admirait et l’avait
choisie depuis trente ans. Mais pour l’aimer, il avait besoin désormais de s’épanouir. Et la vie
de couple avec elle ne lui suffisait pas. Il lui fallait plus. Il voulait tout. Ce n’était pas son
problème qu’elle s’enfonçât dans la tristesse. Il s’endormait paisiblement. Elle se tourmentait,
mais tant pis pour elle. C’était à elle de trouver la clé. Ses livres la sauveraient demain ; elle
lui montrerait sa bibliothèque, alors qu’il ne l’avait jamais visitée. Il voulait lui montrer enfin
qu’il s’intéressait à ce qu’elle lisait. Elle trouvait la pilule amère, qu’il ne lui ait pas proposé
plus tôt…

Deux ans de Covid ; les relations humaines avaient changé. Elle, qui était dans le lien,
extravertie, s’était adaptée. Mais les profils comme elle avaient souffert. Car ils vivaient pour
échanger, la liberté et les voyages. Tout lui avait été enlevé. Sauf ses livres ; elle savait des
choses. Mais qui s’en souciait ? Qui se souciait d’elle ? Il lui dit qu’il ne la laisserait jamais
tomber tout en l’ayant déjà abandonnée. Leur incommunicabilité avait pris de l’ampleur
depuis cinq ans. Il avait tenu, mais tout aurait dû exploser. Est-ce bon de tenir un mourant en
haleine ? Parfois, il fallait savoir le laisser partir. Car si on gardait la mort en soi, on ne
pouvait plus célébrer la joie.

Ils s’aimaient, mais ne pouvaient plus se suffire. Il lui dit qu’ils se retrouveraient âgés.
Avait-elle envie d’aller jusque-là ? Elle ne savait plus. La souffrance et la tristesse qui
l’envahissaient étaient trop fortes. Elle devait prendre soin d’elle ? Et lui n’y pouvait rien. Elle
devrait de nouveau s’éloigner pour se sauver, sans le laisser ; quelle complexité  ! Pourquoi ne
pas faciliter ? Ils avaient peur de l’ennui. Ils savaient que leur couple ne pouvait se satisfaire
de banalité, et qu’ils s’attiraient tout en se repoussant. C’était comme une impasse. Il avait
envie de continuer. Elle dégringolait. Il fallait qu’elle trouvât une issue de secours. Elle
n’avait plus rien, pas de job sérieux, les enfants étaient partis et son quotidien ne l’exaltait
pas. Elle n’avait pas de communauté qui lui ressemblait. C’était le désert. Comment avait-elle
pu en arriver là ? Peindre, créer et voyager seraient la solution. Se relier aux autres. Donner et
aimer. La tête dans les étoiles et les pieds dans la terre, les mains dans la terre ; dessiner. Peut-
être.


CHAPITRE II
LE MARIAGE

Paul et Sarah étaient mariés depuis trente ans. Il éprouvait encore pour elle un immense
amour, mais avait de plus en plus de mal à le faire vivre. Chez les Esquimaux, il y a 52 noms
pour désigner la neige parce qu’elle est importante pour eux. On peut en dire autant de
l’amour. Il se manifeste de différentes manières, les paroles pour certains, les actes pour
d’autres et dans cette deuxième catégorie, Gary Chapman, l’auteur des « Langages de
l’amour », liste quatre façons d’exprimer ce sentiment suprême. Certains mettent l’accent sur
le temps passé à deux, les attentions, les cadeaux alors que d’autres valorisent le toucher,
quand ce n’est pas tout en même temps. Les plus heureux en amour savent cultiver la
romance. Sarah, séductrice et belle femme, était capable de renverser les cœurs. Paul était un
homme affable et très concentré sur son travail. Quand ils s’étaient rencontrés en 1992, ils
avaient choisi de vivre à côté du Parc Monceau. Le quartier alliait la proximité de l’Étoile, le
parc et la rue de Lévis, qui était un monde en soi, un plaisir des papilles et des yeux, une
occasion de trouver tout ce dont a besoin celui qui aime cuisiner. En descendant de son
immeuble, on retrouvait la gouaille des artisans bouchers, les étals colorés et savamment
architecturés des primeurs. La vie dans ce quartier était bourgeoise, sans ostentation. Plus
bourgeoise que vers République et Bastille, qui en vingt ans étaient devenus les quartiers
branchés de la capitale. Dans le XVIIème arrondissement, des personnalités de la finance, des
patrons du CAC 40 côtoyaient les cabinets d’avocats et de médecins réputés. Grâce au
poumon vert du parc Monceau et aux nombreux immeubles haussmanniens, parmi les plus
beaux de Paris, on pouvait envisager d’avoir une famille ici. Paul et Sarah y avaient constitué
la leur, utilisant la chambre de bonne de leur appartement pour loger des années durant
plusieurs jeunes filles au pair. Les premières années, tout allait pour le mieux ; de l’argent, du
confort, un quartier agréable, la salle Pleyel à deux pas, des envies de sorties, des voyages, de
bonnes écoles pour les enfants. Mais avec le temps, Paul avait voulu plus de nature. Sarah
aussi, mais dans une moindre mesure. Aller au parc Monceau tous les week-ends présentait
sur le long terme de sérieuses limites, surtout en comparaison avec la variété de cieux, de
paysages et de couleurs qu’offrait la Bretagne.

En 2022, Paul aimait Sarah de manière différente, mais toujours forte. Il avait douté de
celui de Sarah, qui, pendant plusieurs années, n’avait rien manifesté, ni en paroles ni en actes,
et parfois même lui avait brisé le cœur sans s’en rendre compte. En 2012, ils avaient ensemble
découvert le libertinage, sous l’impulsion toujours convaincue d’un Paul emballé par
l’ambiance festive de certains clubs à la frontière suisse puis à Paris. Ils recherchaient du
piment, comme beaucoup de couples affranchis des obligations liées aux jeunes enfants.
Sarah s'était vite aperçue qu’elle s’ennuyait dans ce milieu. En effet, les soirées s'enchaînaient


et ne se ressemblaient pas  ; il y en eut quelques-unes de mémorables. Trois, peut-être quatre
sur cinq ans. Mais le plus souvent, c’était insipide, et les personnes que l’on croisait, on ne
leur aurait même pas adressé la parole dans la rue. Pour Sarah qui recherchait de la qualité
relationnelle, ce genre de soirée était à la fois d’intensité inégale, et elle eut au bout d’un
moment l’impression de perdre son temps. Elle avait annoncé à Paul qu’elle préférerait une
rencontre de qualité. Paul voulait continuer leurs soirées  ; il n’avait pas le même ressenti. Il
continua d’ailleurs un moment sans Sarah. Ils avaient rencontré pas mal de couples de leur
génération, mais aussi des couples plus jeunes qui ne voulaient pas s’enfermer dans un
modèle classique. Chaque couple avait sa motivation selon son contexte. Paul trouvait du
plaisir où Sarah trouvait de l’ennui. Paul n’exprimait jamais rien qui puisse ressembler à du
négatif. C’était son modèle, son éducation, sa famille. Il avait tenu bon face à une Sarah
séductrice, pour préserver la leur, celle qu’ils avaient constituée avec leurs deux enfants. Il
savait qu’il ne pouvait pas répondre à tous les besoins et à tous les désirs complexes de Sarah.
Il l’admirait et la craignait en même temps, car il la savait capable de prendre des décisions
radicales. Leur existence était un perpétuel mouvement de déplacements et d’obligations.

Ils vivaient désormais à Quimper. Leur maison se situait dans le quartier de Locmaria, le
quartier des métiers d’art. Blanche, ornée de deux frontons triangulaires, c'était une petite
maison de ville, dont la porte d’entrée et la fenêtre du séjour se dissimulaient derrière un
grand rosier à fleurs blanches. La rue était tranquille, pleine de charme, pavée. Ils avaient
disposé des buis en topiaire au-dessus des renforts du portail. Cela donnait de la rondeur. Le
minéral de la façade s'adoucit de ce vert tendre. Aux pavés de la rue répondaient les pavés des
scellements de la clôture en fer forgé noir. Cette maison, pour eux, c’était comme un refuge
de douceur directement accessible de la rue. Sans pour autant tout dévoiler grâce au rosier, la
maison, tout comme eux, restait ouverte sur le monde. Non loin de là, plusieurs points
stratégiques. La place du Stivel, où étaient autrefois déchargés les matériaux pour les
faïenceries, depuis la cale de Locmaria. Non loin de chez eux s’étalait, sous le soleil et les
nuages, un jardin d’inspiration médiévale, où Sarah adorait lire, lorsque venaient les
premières douceurs du printemps, et que les hellébores lançaient un concerto de cloches
renversées. L’allure des maisons fières de Quimper leur plaisait. Cette fierté austère leur
venait-elle des frontons triangulaires, de la couleur des façades, de l’alternance de toits
pointus et de toits en trapèze, comme quand on regardait en haut de la rue de Stivel ? La
devise de leur ville, « unis, nous serons plus forts », résonnait au quotidien pour eux depuis
toujours. La symbolique était importante. Il y a 10 ans, lorsqu’ils étaient venus pour un week-
end à Quimper, Paul et Sarah avaient littéralement été subjugués. Le temps avait fait son
œuvre.
— Que penses-tu de cette ville ?
— Elle allie le charme à la tranquillité
— Je m’y sens bien et je me vois bien faire mes courses rue Kéréon.
Et lorsqu’il avait fallu bâtir la stratégie d’un changement de vie, l’image de ce week-end
idyllique s’était imposée à eux, éclairant d’une lumière visionnaire leur champ des possibles.
Ils avaient vendu leur pavillon de banlieue en 2016, transféré les inscriptions des écoles pour


les enfants, acheté la petite maison claire, sans l’ombre d’un doute. Comme si c’était écrit,
sans peur, avec confiance. Ils vivaient désormais à côté d’une des plus anciennes faïenceries
de France, créée au tout début du XVIIIème siècle.
Pendant des années, Sarah avait vécu en achetant les meilleures marques, en allant dans les
meilleurs restaurants, en faisant les voyages les plus coûteux dans des palaces, elle découvrait
ici l’éloge de la frugalité et de la simplicité, tout naturellement. Et vraiment rien de tout le
reste ne lui manquait… Elle était même aujourd’hui plus riche qu’avant. Pourquoi ? Parce que
ce qu’elle gagnait, elle le faisait fructifier, et comme elle avait peu de besoins, elle pouvait
économiser. En se contentant de beaucoup moins au quotidien, c’est fou les économies
qu’elle faisait potentiellement.

Faire le vide procédait plus de la notion de détachement, détachement des objets inutiles,
encombrants. C’était une philosophie de vie que Sarah avait amorcée lors de leur
déménagement. Elle la pratiquait toutes les semaines en recherchant ce qu’elle pouvait
donner, vendre ou jeter. Elle pouvait témoigner qu’un intérieur plus épuré apportait pas mal
de bienfaits, tant sur le plan visuel que pratique ! Qui voulait des ustensiles de cuisine pour
s’installer ? Qui voulait des livres de développement personnel, souvent rapportés en double
de ses séminaires ? Et d’une manière générale, pourquoi ne pas apprendre à juste goûter le
présent, prendre le bon et le savourer, décélérer, se mettre en petite décroissance avec des
réflexes d’économie et de partage des choses qui pouvaient l’être. Éviter la surconsommation,
le gaspillage, surveiller les bonnes pratiques et les valoriser au sein de sa famille, en faire un
sujet de discussion et de satisfaction, avec toujours la volonté d’aller plus loin, de pousser
plus l’économie ou l’art du vide.

Ils habitaient en 2022 au cœur de l’histoire, non loin des rives de l’Odet. La place Saint-
Corentin était à Quimper le poumon de la ville, sa respiration, sa raison d’être. Le mieux pour
la ressentir était de s’attabler au café le Finistère, juste à côté du musée des Beaux-Arts. Une
petite fontaine avait été créée sur la droite quand on regardait la cathédrale. On était loin du
faste italien, des jets d’eau sculpturaux de Rome, Bologne, et de tant de cités baignées de
soleil au cœur de la péninsule. Plus récente que les belles Italiennes Renaissance, elle
ressemblait plus à un petit cours d’eau canalisé en bassin rectangulaire, d’où émergeaient des
jets d’eau de puissance variable. Sarah, lorsqu’elle y venait, pensait à la diversité des
intensités de l’existence, aux moments de joie folle, à ceux de morne platitude.

Elle pensait à l’ennui qui détruit et aux petits écarts qui créaient des collines émotionnelles,
loin des hautes cimes de l’exaltation. Lorsque les filles étaient petites, que de moments de
joie, au Parc Monceau, où ils vivaient alors.
— Maman, regarde comme je fais bien du vélo.
— Oui, ma chérie, tu es formidable.
— Regarde, maman, comme le ciel est bleu lorsqu’on s’arrête.
— Oui, mon amour, il fait vraiment trop beau.
— On s’amuse bien toutes les deux, maman.


— Comme tous les mercredis, ma chérie.
Cette fontaine artificielle, ici à Quimper, qui la remarquait vraiment sur la place ? À part
des chiens assoiffés un soir d’été... C’est comme si on n’avait pas voulu éclipser la splendeur
de la cathédrale Saint-Corentin. Cette présence au cœur de Quimper renvoyait à la puissance
du diocèse avant la Révolution française. Gothique rayonnant, gothique flamboyant même, au
niveau de la nef. Ses flèches avaient été rajoutées au XIXème, sur un ensemble cathédrale plus
basilique datant du XIIIème. Un monument inscrit dans le cours des siècles. Les passants,
furtivement le frôlaient, écrasés par sa taille majestueuse.
13H30 le soleil jouait avec la flèche principale de l’édifice. Seul le toit sombre en ardoises
était encore lumineux pour partie. Par moment, un bain de lumière vous enveloppait alors que
vos voisins à la terrasse étaient à l’ombre. Plus loin, des jeunes jouaient avec les pigeons ;
petit attroupement éphémère comme devaient se faire au Moyen Âge les attroupements de
mendiants bretons. La cathédrale était alors le point de repère, le refuge d’une population
illettrée qu’il fallait éconduire des péchés décrétés avec dogmatisme par l’institution. Sarah se
demandait ce qu’elle aurait fait au Moyen Âge… Peut-être aurait-elle été qualifiée de
sorcière, à trop poser de questions et remettre en cause les ordres établis ? Et au XIXème siècle,
Sarah aurait-elle, comme Madame Bovary, tenté de créer la magie amoureuse dans sa vie, à
une époque où tant de rêves étaient interdits aux femmes ? Aurait-elle eu l’audace des
Britanniques Vita Sackville-West et Virginia Woolf ? Sans doute puisqu’elle l’avait
aujourd'hui… pourquoi ne l’aurait-elle pas eue hier ? Elle mesurait à quel point elle avait de
la chance de vivre en 2022. Elle ne serait pas brûlée vive sur un bûcher ni enfermée dans
l’enfer d’un foyer non choisi, elle n’aurait pas à résister aux quolibets, si elle se comportait et
s’habillait en homme, par jeu, par provocation.

Certes, en 2022, elle ne pouvait toujours pas vivre au grand jour ses relations
polyamoureuses, mais elle ne les cachait pas non plus à ses amies, et demeurait dans l’amour
autant qu’elle pouvait. Face à la cathédrale Saint-Corentin, elle savait qu’elle restait connectée
à Dieu. Paul n’avait jamais compris son attachement à la spiritualité, mais reconnaissait sa
grande force intérieure. Lui aussi en avait, mais elle était d’une tout autre nature. Elle lui
venait de son optimisme forcené. Chacun sa source. La Bretagne véhiculait un lot de légendes
où s’interpénétraient le christianisme et la culture celte. Quimper, comme Saint-Malo ou
Vannes, avait vu débarquer des évangélisateurs entre le Vème et le VIème siècle, alors que
Clotilde était reine des francs et que le prophète Mahomet proclamait la religion musulmane.
Peu à peu, les diocèses s’étaient renforcés et le temps des cathédrales fut aussi le temps d’une
Bretagne fervente catholique, qui encore aujourd’hui se distinguait par la vivance de ses
rituels, de ses pardons et processions renouvelés. Sarah y pensait… un collectif pouvait en
remplacer un autre, des rituels venant se substituer aux précédents. Nous avions tous besoin
d’appartenir. D’abord le couple, puis la famille proche, la famille élargie, les amis, les
réseaux, et plus ils grandissaient, plus ils étaient codifiés. Les hommes, pour vivre ensemble,
avaient besoin de codes. Chez les animaux, c’était inscrit dans les gènes, c’était l’instinct ;
chez l’homme, il était important de contractualiser, car la société était complexe, l’homme
était complexe et surtout libre de ses choix.


Plus loin, sur la grande place carrée, la place Saint-Corentin, l’enseigne Bouchara faisait
des efforts d’élégance : façade blanche, vitrages variés, fenêtres différentes à chaque niveau,
avec au deuxième étage la forme d'anse de panier, ajourée, rehaussée de l’intérieur par un
soleil qui s’insérait dans l’arc de cercle. On y apercevait de loin la mise en valeur des tentures.
Entre le premier étage, orné de grandes baies vitrées mono-corps, et le deuxième, l’architecte
avait placé six panneaux en céramique évoquant les métiers de l’illustre maison : tissus,
cadeaux, décoration, voilage, mercerie, linge. Clarté du message avec le sens de l’esthétique.

La force de la séduction était partout et tenter l’expérience du polyamour nous confrontait


à nos propres potentialités en ce domaine.


CHAPITRE III
L’ETHIQUE

Sarah cherchait en permanence des réponses à ses nombreux questionnements, en discutant


avec quelques amies proches ou en surfant sur internet pour écouter des témoignages de
polyamoureux. Pour construire une éthique puissante dans ce domaine, il fallait commencer
par clarifier les notions, bien les décrire sans les édulcorer. Camus disait « mal nommer les
choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Alors, il fallait débattre inlassablement, pendant
des mois, pour que chacun définisse ses limites, les points d’achoppement, prenne conscience
de ses blessures, utilise cette expérience pour mieux les assumer et les gérer. Il était important
que chacun mesure la portée symbolique de ses actes, en anticipe les conséquences, les
éventuels dommages collatéraux, tout en mesurant les bénéfices. Se focaliser sur le positif,
c'était bien, mais dangereux. Il fallait être capable de tout affronter.

Il suffisait d’observer le temps que prenait le Dalaï-Lama pour répondre à une question
d’éthique, pour en éprouver la complexité. L’éthique dépendait toujours d’un contexte.
Francisco Varela parlait d’éthique incarnée, à la différence de Kant et son éthique du devoir.
On pouvait imaginer une éthique des bandits, le fameux code d’honneur de Robert de Niro
dans le Parrain. Une éthique des affaires… Et l’éthique du polyamour, comment la définir ?
En allant sur des sites, en participant à des cafés polyamoureux, se disait encore et encore
Sarah. En 2022, le sujet était plus que largement partagé par des communautés actives de
personnes ouvertes et adultes et c’était formidable. Sarah se questionnait beaucoup, plus que
Paul, et n’avait pas peur de convoquer le spleen, l’ombre, la noirceur. Lui était mal à l’aise sur
ce versant de la vie. Il se cabrait comme un chat qui aurait vu un intrus sur son territoire de
l’optimisme ; Sarah l’effrayait quand elle laissait remonter le chaos qui l’assaillait. Il ne savait
pas si elle surjouait et lui posait maintes et maintes fois la question. Elle avait un petit côté
comédie, Sarah... Il avait peur pour lui. Peur de perdre son histoire, et en même temps peur de
lui faire trop mal à elle, du fait de la sienne. Il espérait ne pas avoir à faire de choix cornélien,
et lui répétait à l’envi qu’elle était forte et qu’elle réussirait son existence sans lui, car elle
aurait toujours l’embarras du choix avec les hommes. Ils avaient décidé depuis dix ans
d’introduire du corsé dans leur couple, en menant des aventures sentimentales. La
cohabitation de couple pouvait sembler longue. Lui voulait tout partager avec elle. Mais le
monde du libertinage ne lui convenait pas. Elle préférait développer une relation de qualité.
Paul l’avait observée pendant cinq ans, lui-même tentant de son côté de trouver un amour qui
pourrait le combler et qui, selon lui, pourrait être partagé, comme Sarah se partageait entre
Samy et lui. Elle ne savait pas alors qu’il souffrait de ses absences, car Paul n’aimait pas
exprimer des sentiments négatifs. Il était à fond sur son travail et se laissait personnellement


dériver, ne sachant comment la récupérer pour lui, tout en pensant qu’elle lui reviendrait plus
tard. Il continuait le libertinage sur un mode léger.

Ils étaient désormais sur un pied d’égalité depuis que Paul avait démarré une histoire
d’amour. Mais les difficultés nouvelles surgissaient. Sarah faisait des insomnies. Des
angoisses surgissaient la nuit. Le jour, elle se maîtrisait. Certaines nuits, elle s’apaisait et
dormait. Elle ne savait pas que son inconscient se manifesterait de la sorte. Il l’observait.
Sarah avait une famille dysfonctionnelle. Elle ne l’avait pas été au début. Ils avaient même
vécu quelques années heureuses, partageant de bons moments de vacances ; mais son père
n’était jamais là le dimanche. Père absent. Ses obligations politiques le happaient. Le temps
avait défilé. Sa famille était lointaine ; seule restait sa mère. En 2022, la mère de Sarah,
Huguette, vivait seule dans un petit appartement à Paris. Son père était mort en 1999. La santé
d’Huguette se dégradait depuis plusieurs années ; dégénérescence sénile irréversible. Sa santé
financière n’était pas bonne non plus suite à de mauvais placements et des retraits
intempestifs pendant la crise de 2008.

Sarah lui rendait visite tous les mois afin de lui tenir compagnie un ou deux jours. Au mois
de janvier 2022, elle la trouva sur le sol ; elle était tombée suite à une crise de spasmophilie ;
elle s’aperçut qu’elle ne mangeait plus. Elle contacta le médecin traitant. Il lui dit qu’elle ne
pouvait plus rester seule ; Sarah mit en place la venue quotidienne d’une aide, ainsi que celle
des infirmières pour les soins. Pour le moment, elle préférait faire ce choix du maintien à
domicile qui apportait à Huguette une si grande joie.
Elle appela Paul qui était occupé ce soir-là. Elle ignorait où il se trouvait, car ils n’avaient
pas toujours le temps d’échanger sur leurs emplois du temps respectifs. Elle lui envoya un
texto.
— Je suis toujours disponible pour toi, répondit-il.
Il l’appela tout de suite.
— Je ne sais pas comment faire.
— Que se passe-t-il ?
— Maman a besoin de soutien.
Il ne dit rien. À cet instant, elle comprit qu’il ne l’aiderait pas, que sa tête était ailleurs, et
que ses décisions, elle devrait les prendre seule. Elle était fille unique et n’avait personne avec
qui partager ce souci. Le grand âge des parents est à un moment de nos parcours une véritable
épreuve. Elle alla se coucher, la gorge nouée. Il ne la rappela pas ce soir-là ni ne lui envoya de
message de soutien. Que faisait-il ? Était-il avec elle ? Elle ressentit de nouveau cette solitude
épouvantable qu’elle craignait par-dessus tout. Elle pleura ; seule. Bien que mariée à Paul.
Elle se dit que le mariage en polyamour contrevenait fortement aux promesses faites devant
l’autel de s’aimer et se chérir pour le meilleur comme le pire. Elle se dit que c’en était une
limite importante, et que se faire plaisir quand l’autre était dans la peine n’était pas du
meilleur choix. Elle savait Paul tout à fait capable de ne pas du tout se culpabiliser, car il
balayait instinctivement tout sentiment négatif. Cela la rendait folle. Mais elle pouvait le
comprendre, car elle était consciente de son héritage judéo-chrétien et savait que la société


évoluait vers moins d’engagement, moins de tradition. Elle s’aperçut à ce moment précis que
le polyamour était fait pour les moments sans histoires ; s’il se combinait à des passages de
vie délicats, il perdait soudainement une grande partie de son intérêt, voire aggravait le
sentiment d'abandon chez celui qui souffrait.

Samy, fort heureusement, était plus présent que jamais pour Sarah qui souffrait.


CHAPITRE IV
ENSEMBLE

Sarah avait grandi à Strasbourg et, polyglotte, avait une grande capacité d’adaptation
interculturelle. Elle avait été une enfant précoce, douée, dans une famille dysfonctionnelle, où
ce qu’on lui apprenait ne correspondait pas à la réalité, où elle ressentait le mensonge et une
certaine duplicité imperceptible, mais bien présente, de son père vis-à-vis de sa mère. Elle
s’enfuyait souvent dans la nature avec son vélo, imaginait des mondes parallèles. Devenue
adolescente, Sarah n’était pas toujours lucide sur les situations qu’elle vivait, car elle
fantasmait souvent. C’était son moteur dans la vie, elle s’en était souvent aperçue, capable de
rouler 500 kilomètres pour rejoindre, à vingt ans, un beau moniteur de ski, ou de ne pas
dormir de la nuit pour discuter au téléphone avec un soupirant parisien, alors qu’elle était
encore en Alsace. Elle ne les revoyait plus jamais pourtant. Elle savait que la lucidité
permettait de distinguer les bons des mauvais rêves. Le bon rêve avait un sens et était en
adéquation avec nos valeurs. Il nous faisait ressentir des émotions positives. Mais connaissait-
elle, à vingt ans, ses valeurs ? S’était-elle interrogée à ce sujet ? Était-elle suffisamment
connectée à ses émotions ? Se poser ces trois questions pouvait paraître simple, a priori, et si
difficile. Dans ses jeunes années, et même encore aujourd’hui, elle était capable d’écrire une
chose cette semaine et une autre, la suivante ! De plus, ses parents lui avaient donné une
éducation traditionnelle, lui avaient appris à se forger une carapace, et, parfois, elle ne
ressentait rien. Il était donc urgent pour elle de travailler sa clarté, car être clair avec soi-
même, c’était la force, la puissance, une des composantes incontournables du succès ; elle
repensait à Socrate et son « connais-toi toi-même ». Il n‘y avait pas de bon ou mauvais rêve
en général, il n’y avait que des cas particuliers de personnes qui rêvaient sans réfléchir et
surtout ressentir, c’est-à-dire sans clarté et sans authenticité vis-à-vis d’eux-mêmes. C’était
cela le mauvais rêve ! Lorsqu’elle avait rencontré Paul, elle avait eu l’intuition fulgurante
qu’il serait l’homme de sa vie et cela lui avait épargné trente années de fantasmes errants.
Curieuse de tout, elle menait son chemin telle une journaliste d’investigation, recoupant les
informations, analysant les situations. Elle adorait, jolie mutine, se remémorer les nationalités
des hommes qui avaient traversé sa vie. Paul appréciait sa conversation pour sa richesse, ses
expressions, ses références. Sarah cherchait toujours le mot juste. Grande, élancée, elle lui
avait plu pour son physique de sportive et son niveau intellectuel. Rousse aux cheveux
bouclés mi-longs, elle avait la prestance d’une Fanny Ardant, portait toujours des vêtements
bien coupés. Elle avait de magnifiques yeux verts. Une personne comme elle, c’était un
challenge de la séduire, ensuite de la garder. Elle était depuis toujours séductrice, et les
hommes le savaient. Paul avait compris qu’il ne s’ennuierait pas, mais il avait sous-estimé
l’entrain ardent de Sarah à vivre des aventures romanesques. Son loisir préféré, la randonnée
lui permettait de s’ancrer tout en bougeant. Partir en randonnée, c'était se lancer un défi,


marcher jusqu’à la grande fatigue, résister, apprécier la beauté des paysages ou des villes,
traverser des villages, rencontrer des gens. Et sentir la terre sous ses pieds. Son parcours
professionnel avait été intense pendant une quinzaine d’années puis elle avait fait le choix de
sa famille. Avant, elle avait sillonné le monde, interagissant avec des équipes sur tous les
continents, avait visité le Minnesota, le Missouri, New York, Chicago, mais aussi toutes les
grandes capitales européennes. Elle avait une affection toute particulière pour Rome et
Barcelone, mais l’évolution de Londres qu’elle avait connu dans les années Thatcher et
maintenant ne la laissait pas indifférente. Elle avait plusieurs fois adoré visiter Hambourg.
Lors de la naissance de Marie en 1995, elle avait conservé son emploi, mais souffrait de la
confier quotidiennement à une autre. Elle n’était ni la première ni la dernière dans ce cas. Au
XVIIIème siècle, les enfants d’aristocrates quittaient même les châteaux pour vivre à la
campagne chez des nourrices. Sarah voulait du temps pour elle et pour ses enfants, et à la
naissance de Laure, elle fit un choix radical. Elle quitta la vie professionnelle pour 2 ans.
C’était en 2001.

Paul était volubile en toutes circonstances. Volubile et brillant, il n’avait peur de rien et
avait le sens de l’entrepreneuriat. Il avait fait de brillantes études aux Mines de Paris, avait
voyagé. L’alliance de la rigueur et de la fantaisie faisait tout le charme de sa personnalité. Il
vivait à l’instinct et, dans la société patriarcale, s’en sortait bien en termes de finances et de
mental. Fils unique, il avait été adulé par sa mère. Son père, un riche commerçant dans la
chaussure, lui avait heureusement donné le goût du travail. Il avait grandi à Marne-la-Vallée,
avait vu Disneyland sortir de terre en 1992. Trente ans plus tard, les paysages agricoles de
l’Est parisien avaient été remplacés par des cités nouvelles et plus de seize mille emplois
avaient été créés. L’est de Paris devenait le pôle d’attraction de la culture et des loisirs. Alors
qu’il était étudiant, Paul avait pris une chambre de bonne vers le parc du Luxembourg. Ses
parents étaient fiers ; sa mère lui apportait toutes les semaines des petits menus équilibrés. À
la sortie de l’école, il avait intégré un grand groupe industriel et avait gravi les échelons en
quelques années. Son sens du contact lui valait de nombreuses sympathies. Il avait obtenu des
soutiens. Il avait rencontré Sarah début 1992 lors d’une soirée des anciens de l’école où
pouvaient être invitées de jeunes femmes d’ici et d’ailleurs. Il aurait pu la rencontrer dans un
train à l’autre bout du monde. C’était elle, il en était sûr. Sarah avait eu la même certitude. Ils
avaient flirté quelques mois avant de se marier en hiver 1992.

L’année 1993 avait été leur première année d’amour et avait été échelonnée d’évènements
et d’expositions. Mois par mois, ils pouvaient égrener les souvenirs. En janvier 1993 survient
la disparition de Noureev, l’immense artiste du Kirov, le corsaire de Marius Petipa. Vêtu d’un
pantalon bouffant dans ce rôle, il jaillissait d’un bout à l’autre de la scène. Les parents de Paul
lui avaient parlé du duo merveilleux qu’il avait formé dans les années soixante avec Margot
Fonteyn. Le ballet Gisèle avait été écrit pour un couple de ce niveau d’harmonie et de
perfection gestuelle. Paul et Sarah se souvenaient qu’ils aimaient comparer leur histoire à
celle de ce couple. Ils se sentaient alors très liés, faits l’un pour l’autre. En février, ils avaient
visité une exposition intimiste au Petit Palais : Fragonard, illustrateur des fables de la


Fontaine. Une série de petits tableaux. Fragonard aimait peindre des scènes de lit. Il profitait
de la coquinerie des situations décrites par La Fontaine avec un moindre cynisme, plus de
douceur, une sensibilité différente. Ils avaient particulièrement apprécié la violence de la
scène « Les Cordeliers de Catalogne », puis une autre œuvre intitulée « La Servante
Assujettie ». Ils avaient remarqué de nombreuses scènes d’amants, toutes aussi inventives les
unes que les autres, pour conquérir des femmes trop avares, trop orgueilleuses ou trop prudes.
Paul et Sarah aimaient observer la diversité de l’âme humaine et de l’amour. En mars, ils
avaient vu un film poignant, sensible, réaliste, sans pitié pour les désordres décadents de
l’auteur : les nuits fauves de Cyril Collard avec Romane Bohringer. L’histoire les avait
captivés, car elle parlait d’amours complexes et de non-réalisation de soi. La bisexualité et
l’indécision en étaient les fils conducteurs. Jean rencontre Laura et entame avec elle une
relation amoureuse. Mais peu à peu, sa quête permanente de garçons reprend le dessus. Les
débordements sexuels avec des hommes se font de plus en plus nombreux, et Freddie, une de
ses relations stables, vient s’installer chez eux. La crise est à son paroxysme. Jean ne peut pas
choisir ni entre ses amours ni entre ses talents. Il en a de multiples et ce non-choix l’empêche
d’en valoriser un. Le film leur avait laissé un goût amer loin de leur univers rangé. Sarah avait
pris conscience de la complexité de la vie. Lors du week-end de Pâques 1993, ils avaient
visité le château de Valençay, haut lieu de la diplomatie de l’Empire avec Talleyrand, et
avaient joué au golf à Cheverny. Ils avaient logé dans un superbe endroit en Sologne,
authentique et cool, le domaine de Fondjouan. Ils avaient visité les châteaux de Chaumont-
sur-Loire, Chenonceau, Villesavin et Cheverny qui était le plus proche du domaine. Ils
avaient remarqué, dans la salle d’armes de ce dernier, une magnifique œuvre des Gobelins
aux coloris préservés, « L’enlèvement de la belle Hélène ». L’histoire d’amour d’Hélène et de
Paris qui avait déclenché la guerre de Troie. Encore une histoire mythique où l’amour était le
ciment de l’histoire. À cette époque bénie de leur mariage, ils visitaient beaucoup de
châteaux. En juillet, par une belle journée, ils avaient organisé un pique-nique en sous-bois,
non loin d’Écouen. Tout avait été pensé dans le moindre détail : les plaids écossais pour
former la table, les gourdes plastiques isolées de la chaleur, les couverts et les assiettes, les
rillettes et le vin, les chips, le poulet et diverses salades. Ils avaient ensuite admiré les
collections du château, poteries d’Iznik, émaux noirs et bleus, musée de la Renaissance,
tapisseries représentant des scènes de la bible, dont une avec Bethsabée. Une autre fois, ils
partaient pour la Vallée au Loup, la propriété de Chateaubriand au sud de Paris, dont il écrivit
qu’il n’avait jamais rien regretté, sauf cette maison, théâtre de souvenirs heureux et légers.
Cette année-là, à l’automne, le musée d’Orsay proposait la collection Barnes, une collection
remarquable d’impressionnistes, des Renoir, des Cézanne, Degas, Matisse. En novembre, ils
étaient allés danser au Caveau de la Huchette, après avoir pris un verre dans un bar bondé de
la rue des Lombards. Foule dense dans la salle de danse, devenue en l’occurrence salle de
bousculade. En sortant à deux heures du matin, ils constatèrent que si la majorité des
restaurants grecs étaient fermés, certains proposaient encore du sandwich au mouton. Mi-
décembre, Anne Sinclair invitait Jacques Delors pour son émission sept sur sept. Un social-
démocrate pour lequel la société devait être plus douce pour les plus faibles et plus exigeante
pour les plus performants. Européen convaincu, il venait proposer le livre blanc de la relance


européenne ainsi qu’un programme de grands travaux de huit cents milliards de francs.
Décembre toujours, l’Eurotunnel venait d’ouvrir. Les travaux avaient duré cinq ans et le coût
s’était élevé à 100 milliards de francs. Cette année-là, Nelson Mandela recevait le Prix Nobel
de la Paix. « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j'apprends ». Cette phrase, ils l’avaient
inscrite au panthéon de leur vie. Après leur mariage, les années qui suivirent, ils avaient
voyagé ensemble, étaient même partis en camping une fois, avaient fréquenté des gîtes de
montagne, étaient restés un mois aux Maldives. Ils avaient constaté qu’en toutes circonstances
leurs envies se feraient échos, et qu’ils résoudraient sans difficulté leurs désaccords.
L’Italie tout particulièrement les avaient charmés. Elle avait atterri à Bologne cette année-
là. Tout se passa pour le mieux de l’aéroport à l’hôtel Carlton et, pour l’instant, les
impressions de Sarah étaient fort brèves : une ville de plus de un million cinq cent mille
habitants en 1992, un tout petit aéroport, une autoroute, la tangenziale, des panneaux
indiquant la fiera, où elle se rendait pour le travail. L’hôtel se trouvait au sud de la ville, pas
très loin de la piazza du 8 août 1848, dans une rue débouchant sur la grande avenue de
l’Independenzia. De l’aéroport à l’hôtel, il fallait un quart d’heure à peine pour une course de
vingt-deux mille lires ; l’euro n’existait pas encore. Équipée de cartes de la ville (pas de
Google Maps non plus…), Sarah procédait à la reconnaissance des lieux. Ils étaient à
proximité du parc Montagnola, qui débouchait sur la place du 8 Août ; de là, partant par la via
Irnerio, ils atteindraient la Pinacothèque, puis l’université de Bologne, citée depuis le onzième
siècle. Les deux tours célèbres de Bologne, ainsi que la piazza Maggiore, où se dressaient le
palais des notables et la somptueuse fontaine de Neptune, étaient au bout de la via
dell’Independenza, en tournant le dos au parc. Dans les proches alentours, elle avait aussi
relevé la présence du Museo Civico Archeologico et l’église du fondateur de l’ordre des
Dominicains.

La première journée professionnelle sur la fiera avait été littéralement mortelle ; elle avait
discuté avec ses collègues et avait fait le tour de certains stands, notamment celui de Beloit,
qui fabriquait des instruments de mesure pour l’industrie papetière. Elle avait aussi croisé
quelques concurrents, dont un certain Martin, qui vivait sur Saragosse, mais était natif de
Carcassonne. Il était avec Luca, son collègue italien, qui lui avait vaguement fait des
compliments sur sa chevelure. Elle en avait été charmée, mais, à cette époque, seul Paul
l’intéressait, du moins le croyait-elle.

Lorsqu’elle revenait du salon, elle avait envie de lire, se cultiver, mais finalement ne faisait
rien, par paresse, dans sa chambre du Royal Carlton. Le samedi qui allait suivre, attendant
Paul qui la rejoindrait en fin de journée, elle s’était inscrite pour une visite guidée des deux
tours, la Garisenda, la plus petite, la décapitée, car trop penchée, selon les mots de Dante, et
Asinelli. Ces deux tours racontaient l’histoire de deux familles riches et rivales. On pouvait
gravir les quatre cent quatre-vingt-dix-huit marches de la Torre degli Asinelli pour admirer la
vue sur la campagne. Elle voulait y revenir avec Paul pour partager ce plaisir visuel et cette
prouesse du souffle. Si les deux tours étaient une démonstration de force et d’orgueil, il
suffisait, à Bologne, de faire quelques pas pour rencontrer l’humilité du complexe San


Stefano, dédié à plusieurs martyrs de la Chrétienté ; les reliques de San Vitale et Agricola y
reposaient.
Samedi soir approchait.
— Plus que quelques heures avant de te serrer dans mes bras, mon amour.

Cette séparation, une fois de plus, avait été cruelle et lui donnait conscience de tout ce que
Paul représentait à ses yeux.
— Ne pas te voir tous les jours, c’est perdre un peu de joie, d’enthousiasme, c’est manquer
d’ouverture envers les autres, car je me sens comme orpheline ou privée d’une partie de moi-
même. Je t’aime profondément, avec la plus grande sincérité, et je suis toute à toi. Le monde
est toujours beau à tes yeux et je me sens accompagnée, guidée quelquefois, avec toujours ce
partage, cette communion que nous pratiquons quotidiennement. Ces mots, il faut les
prononcer, mais aussi les écrire, pour qu’ils soient gravés dans ma mémoire, témoin de notre
feu ardent. Je veux les relire dans dix ans, à tes côtés, avec ou sans nos enfants, et j’en veux
plein les yeux et plein le cœur. Nous devrons toujours nous procurer ces instants de repos et
de découverte, propices à l’éclosion et à l’épanouissement de nos sentiments en bouquets de
mots.

Lorsqu’il arriva, aucun mot ne pouvait décrire son état intérieur. Elle volait, planait,
frissonnait, exultait. Ils allaient partir ensemble visiter la Pinacoteca, y admirer la Sainte-
Cécile de Raphaël, et découvrir l’art pompier des Carraches. Sur le tombeau de Saint-
Dominique, ils remarqueraient l’ange sur la droite, sculpté par Michel Angelo. Ils iraient
ensuite sur les traces de Charles Quint, couronné en l’église San Petronio. On ne pouvait pas
s’ennuyer à Bologne, en Italie, jamais, car on y traversait les siècles allégrement.

On était le 25 mai 1992. Ils avaient décidé d’aller ensuite à Venise sceller leur amour.
Vingt-cinq degrés et un beau soleil les accompagneraient. Ils commencèrent à flâner au
rythme lent des orchestres de la place Saint-Marc, puis se promenèrent sur les quais, revenant
à hauteur de l’Arsenal, avant de rentrer dans le somptueux palais Danieli, riva Degli
Schiavoni. Dès le lendemain, ils iraient au musée Correr, voir les Bellini, Carpaccio et
quelques œuvres mineures du Greco.

Ils adoraient écouter de la musique, et Sarah, qui avait étudié le piano, était très mélomane.
Elle écrivit un poème ce jour-là, qu’elle lut à Paul.
Mon amour, la musique.
Sarah aimait la musique et les histoires courtes qui se mettent en chanson.
Une page de notes lui donnait de la joie et des notes jouées comme une exaltation.
Elle allait chaque mois à son cours de piano.
Sous la pluie, dans le vent, elle battait la mesure.
Et puis, comme bénie, elle donnait le tempo.
Et créait ses figures.


Mozart, toi si léger et si grave parfois,
Tu as su me donner le sens du mot virtuose,
Dans ton art symphonique, j’apprécie ta clarté,
Et dans tes opéras, le génie de tes thèmes,
Et dans ton requiem, j’ai vu l’éternité,
De tes notes poèmes.

Beethoven, je ne peux t’imaginer autre,


Que cheveux dans le vent et oreille tendue,
Vers un son difficile que ton âme ardue,
S’efforce de créer, d’entendre et de répandre.

Musique, emporte-moi,
Si légère et si belle,
Si grave ou retenue,
Je veux mienne ta voix,
Pour une heure d’amour,
De violence et de paix,
Étroitement mêlées,
Dans l’écheveau de notes,
Qui se croisent parfois,
Et se toisent gaiement,
Pour un son délirant.
Paul avait adoré le poème, et l’avait si tendrement prise dans ses bras.

Le lendemain, ils firent la promenade jusqu’à la Piazzale Roma par le Rialto. Ils
s’arrêtèrent faire une prière dans l’église San Giovanni Crisostomo. Pourquoi là ? Elle était
sur leur chemin et c’était suffisant. Paul avait encore, à cette époque, des réminiscences de
son éducation religieuse. Ils prirent l’apéritif sur une piazzetta comme il y en a beaucoup à
Venise, et écoutèrent des chanteurs andins. Les températures montaient. Le lendemain, le
thermomètre affichait vingt-sept degrés. Ils visitèrent la Galerie de l’Académie, réservant en
chemin dans le restaurant da Raffaele, pour leur soirée romantique. Ils déambulèrent devant la
Fenice et prirent leur temps sur la place Campo San Stefano, avant d’emprunter le pont de
bois qui menait à l’Accademia. Quel bonheur d’être ensemble. Le musée proposait une
rétrospective des plus grandes œuvres de la peinture vénitienne du XIVème au XVIIIème
siècle. Les noces mystiques de Sainte-Catherine par Véronèse les subjuguèrent. Le drapé et le
soyeux des tissus étaient d’un réalisme époustouflant. Ils rentrèrent ensuite pour la sieste, qui
fut - elle aussi - d’une rare intensité fusionnelle. Noces mystiques, noces de chair, passion des
ébats amoureux... Lorsque la chaleur fut retombée, ils repartirent vers Santa Maria della
Salute pour y voir les noces de Cana par Tintoret. Ils se promenèrent ensuite autour de la
Dogana et firent une extension dans les zattere, un des plus anciens et charmants quartiers de
la ville, en regardant la Giudecca. Ils prirent un vaporetto pour San Giorgio Maggiore.


L’intérieur de l’église, de style Palladien très sobre, ne présentait aucun intérêt, mais
l’ascension du campanile permettait de surplomber les cloîtres du couvent, les îles aux
hôpitaux, Torcello, ainsi que toute la Lagune et, bien entendu, la place Saint-Marc. Ils
n’avaient pas encore découvert l’intérieur de la basilique, ni le palais des Doges, là où se
précipitaient tous les touristes d’abord. Ils voulaient d’abord jouer avec le charme, les ruelles,
la poésie de la cité lacustre. Le troisième jour, le temps s’était un peu voilé, il était donc
opportun de repartir vers les intérieurs.

À ce moment de leur vie, le simple fait d’être tous les deux pour découvrir des merveilles
suffisait à leur bonheur. Ils alternaient les siestes coquines avec les visites intellectuelles, qui
les faisaient retourner vers leur chambre, stimulant leur libido. Les tissus soyeux de Veronese
les attiraient vers les draps lisses de l’hôtel Serenissima, calle Goldoni, où ils étaient
descendus. L’enlèvement d’Europe par Zeus, déguisé en taureau, était d’une sensualité
débordante. Veronese encore lui… Le taureau s’était couché devant la belle. Elle était montée
sur son dos, avant qu’il ne l’emporte par-dessus les flots.

Le soir, au Da Raffaelle, ils étaient assis à côté d’un couple flamboyant. Elle était
splendide et portait une jupe noire rehaussée de broderies dorées, un corset rouge serré à la
taille, posé sur un justaucorps en voile très fin et transparent. Son collier aurait pu être un
simple rang de perles blanches. Il devenait baroque par les topazes impériales taillées en
émeraude, glamour vintage, avec leur large plan plat, ainsi que par des rubis goutte, pointus à
l’une de leurs extrémités, arrondies et renversantes à l’autre. Un véritable style Christian
Lacroix de l’époque.

L’homme qui l’accompagnait était un bel Italien cool, à la barbe naissante, une coupe de
cheveux un peu folle mais impeccable, col de la chemise ouvert sur un torse à se damner,
lisse, un costume sombre, aussi sombre que son regard. Il ne cessa de la regarder, assis en
face d’elle, alors que Paul lui tournait le dos. Il était tendre et romantique avec sa belle, lui
baisait la main, approchait son souffle, lui tendait des bouchées. Lorsqu’elle fermait les yeux
de plaisir, Sarah le ressentait, il détournait pourtant furtivement son regard et le posait sur la
chevelure flamboyante de Sarah, qu’elle avait apprêtée et relevée en boucles crinières autour
de son visage savamment maquillé. Parfois, il s’égarait sur son décolleté et y demeurait plus
insistant, juste avant de s’enfuir quand elle se réveillait. Toute la soirée, il ne cessa de braquer
langoureusement ses yeux vers elle, et malgré l’attraction encore palpable qu’elle avait pour
Paul, elle le remarqua. Cela la troubla. Le soir revenu, à l’hôtel Serenissima, les yeux fermés,
alors que Paul s’était endormi, après l’amour, elle vécut avec le bel italien une chaude nuit
passionnée et charnelle, arrachant sa chemise blanche, s’offrant à lui dans toute sa splendeur
de jeune femme. Puis, il s’était enfui dans la nuit, après lui avoir virtuellement donné un
rendez-vous galant, le lendemain sur son Riva. Elle l’avait rejoint et, sous un soleil écrasant,
ils avaient navigué deux heures vers le Lido, une longue plage parsemée de coquillages, dont
elle apercevait de loin les sublimes hôtels et villas balnéaires. Il l’avait embrassée
violemment, impérieusement, et sa peau bronzée, sombrement romantique, son cou parfumé,


ses jambes fuselées, qui excitaient les siennes, étaient presque réels. Une main posée sur
l’élégant volant, l’autre autour de sa taille, il regardait au loin. Elle sentait encore la chaleur
du bois blond et de la lumière sur sa peau imaginaire. L’écume du sillage derrière eux, sur ce
Riva lancé à pleine vitesse, laissait sur la mer les mêmes empreintes que celles qu’elle avait
observées sur les draps après l’amour. Cette histoire du passé était-elle de l’ordre du rêve ou
de la réalité ?
Trente ans d’amour. Ils ne s’étaient pas trompés. Trente ans d’amour lorsque Paul
rencontra Maud.


CHAPITRE V
LA RENCONTRE

Paul rencontra Maud un jeudi de janvier 2022 à la médiathèque de Quimper, qui portait le
nom d’un sénateur-maire finistérien. Installée sur plusieurs niveaux, on y accédait par un
escalier en colimaçon. Lorsque Paul s’y rendait, c’était pour lire des revues à l’espace presse
généraliste du rez-de-chaussée. Parfois, il montait, se hissant par l’hélice vers l’étage des
romans. Il en prenait parfois, mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était regarder la sélection
des bibliothécaires. Ce jour-là était posé « Éros, l’encre du désir » de Ferney et Vincensini,
chez Albin Michel. Paul se posait beaucoup de questions sur son potentiel de séduction.
Lorsqu’il avait épousé Sarah, il l’avait voulue, désirée. Elle avait trouvé en lui un appui, et la
certitude immédiate qu’il serait l’homme de sa vie. Au bout de 30 ans de relation, Paul et
Sarah n’avaient pas su entretenir la flamme de leur couple. Ils s’étaient éloignés. La démarche
s’était installée sournoisement, lors de leur changement de ville, lorsqu’ils avaient quitté Paris
pour la maison de Quimper. Paul partait beaucoup pour des missions. Sarah devait retrouver
ses marques dans une ville où elle ne connaissait personne, à un moment où les rencontres via
des parents d’élèves étaient moins fréquentes. Elle avait été un peu perdue ; c’est alors qu’elle
avait rencontré Samy. Paul l’avait su tout de suite, elle ne lui cachait rien, et il avait accepté la
situation, conscient que le vide de ses absences devait être comblé. Il connaissait aussi la
curiosité insatiable de Sarah. Il avait entretenu sur Paris quelques relations superficielles de
son côté tout en pratiquant le libertinage.

Lorsqu’il vit Maud pour la première fois, son cœur se mit à battre. Elle lisait dans un
fauteuil jaune, concentrée, frêle dans sa robe bleue, au premier étage de la médiathèque. Elle
feuilletait « Éros ». Son regard se posa sur elle. Il décida de s’installer en face, dans le petit
salon, pas trop près par discrétion, pas trop loin pour pouvoir observer ses mouvements qui le
charmaient. Le petit manège dura une demi-heure. Il regardait son agenda avec une certaine
dissipation de l’esprit, elle lisait Éros et semblait captivée par le contenu. Son cœur comme
celui d’un adolescent battait à tout rompre. Ses cheveux blonds flottaient comme des plumes
autour de son visage ovale, elle était concentrée, le visage sérieux avec un petit sourire en
coin qui en disait long sur l’intérêt de sa lecture. Ses mains menues tournaient les pages avec
lenteur. Paul aima cette présence calme. Elle avait de beaux yeux sombres, qui contrastaient
avec sa peau claire. On la remarquait tout de suite par sa petite taille. Elle ne mesurait pas plus
qu’un mètre cinquante. Elle ressemblait à un Tanagra, par la finesse de ses poignets et de ses
chevilles. Ce qui émanait d’elle était gracieux et aérien. Sa robe bleue était longue, échancrée
aux épaules, comme une invitation à la caresse. Paul ne pouvait détacher le regard de son cou
gracile. Il n’osait pas affronter son regard lorsque celui-ci balayait les alentours. Il était
charmé par la fluidité de cette silhouette qu’il aurait adoré instantanément serrer dans ses bras.


Il vivait un coup de foudre pour la deuxième fois. Lorsqu’elle se leva, après avoir lentement
déposé l’ouvrage, elle lui fit un petit signe d’au revoir. Avait-elle compris qu’il l’observait ?
Quelques jours plus tard, il la revit à la Médiathèque. Il décida cette fois-ci de lui adresser la
parole, avec pour idée de l’inviter à boire un verre au Steir. Elle accepta si simplement
qu’aujourd’hui encore, il se demandait comment il avait pu avoir cette audace. Elle, de son
côté, avait eu confiance. Aller boire un verre avec un lecteur était un gage de discussion
passionnante.

Elle venait de perdre son mari. C’était une Quimpéroise de naissance, petite femme chétive
et timide, qui avait étudié au lycée de Quimper et n’avait jamais quitté sa ville, s’y était
mariée. Elle n’avait pas fait d’études après le bac. Sa mère avait peu de moyens. Elle avait
tout de suite travaillé. Vendeuse, serveuse dans divers établissements de la ville. Maud rêvait
d’un prince charmant lorsqu’elle était enfant. À 17 ans, elle avait rencontré Cédric qui en
avait vingt-trois, travaillait déjà dans la représentation d’appareils photo japonais. Ils s’étaient
plus au premier regard. Le soir de leur rencontre, après lui avoir fait signer la réception d’une
commande dans la boutique où elle travaillait, il l’avait invitée à dîner. Leur vie avait ensuite
été comme un conte de fée, rythmée par trois naissances qui éloignèrent Maud peu à peu du
travail à l’extérieur. Cédric connaissait un grand succès financier dans ses affaires ; elle put se
consacrer à sa famille. À la naissance de Bastien, elle avait tout arrêté. Puis, étaient venus
Louis et enfin Rozenn en 2002. Vingt ans déjà. Son caractère paisible et son goût prononcé
pour la cuisine et la propreté faisaient de son foyer un véritable havre de bonheur domestique.
Cédric aimait son épouse, ses enfants, sa maison. Peut-être avait-il entretenu quelques
relations extraconjugales ? Maud ne s’en souciait guère, car elle le voyait toujours heureux de
rentrer chez lui. En voyage, il l’appelait tous les soirs. Maud adorait la pâtisserie et avait
déployé de multiples talents créatifs lors des goûters d’anniversaire de Bastien, Louis et
Rozenn. Ces années consacrées à la famille lui avaient procuré tant de joie. Elle s’était sentie
davantage mère que femme, sans jamais oublier l’amour qu’elle portait à Cédric et qu’elle
manifestait à sa façon par des services tendrement rendus. La lecture de romans était une de
ses passions. Avant la naissance des enfants, elle avait passé beaucoup de temps dans une
librairie, ce qui lui avait donné le goût des œuvres récentes, dotées de prix. À force de
conquêtes littéraires, elle avait acquis un bon niveau de connaissances, des références qui
ensuite lui donnèrent le goût de continuer à lire. Et depuis 1996, elle avait une réelle stratégie
de sélection des meilleurs ouvrages, dont elle était très friande.

Maud vivait dans une grande maison sur le quai de l’Odet, non loin du palais de justice.
Lorsque son mari était décédé, elle avait pu conserver la maison, qui reviendrait ensuite à
leurs trois enfants. La mort de Cédric avait été un choc pour elle. Lorsqu’ils s’étaient mariés
dans les années 90, elle rêvait d’une existence longue et paisible à ses côtés et jusqu’en 2020
son rêve resta une réalité. Cédric avait été emporté par le Covid, alors qu’il courait, surveillait
à son alimentation et son hygiène de vie en général. Sa disparition en trois mois, dont deux en
soins intensifs, avait déchiré la famille. Ses parents ne comprenaient pas, et comme ils
n’avaient jamais apprécié Maud, ils avaient cessé toute relation avec elle. Le voile s’était


doublement déchiré. Tout avait basculé, alors que tous les enfants quittaient peu à peu le nid.
Les enfants de Maud n’étaient pas tous restés en Bretagne. Son ainé Bastien partait vivre au
Canada. Son second, Louis, était auditeur à Paris. Seule Rozenn, la dernière, vivait sur
Rennes, ce qui lui permettait de rendre régulièrement visite à sa mère. Sa maison était une
bourgeoise au portail orné de ferronnerie d’art que rappelait un balcon en fer forgé coordonné
dans les teintes. Une maison de trois étages donnant directement sur le quai, sans arbre pour
l’embellir ou la dissimuler. Cette maison s’offrait nue aux yeux des passants, avec son allure
de petit château. Un bel auvent vitré protégeait l’entrée des pluies quimpéroises. Peu de décor
sur la façade sobre, à l’exception de faïences bleutées insérées dans un carré pivoté, qui faisait
penser à un losange, sans en être un, sur la fenêtre dominante. Un simple triangle de faïence
ornait la deuxième fenêtre ; comme pour ne pas trop en dire, comme pour s’excuser d’être là,
tant le souci de sobre élégance caractérise cette demeure. Certes, en y regardant bien, il y
avait aussi une frise semi-florale dans les nuances vert et rouge. Quiconque passait par le quai
de l’Odet remarquait l’imposante bâtisse, désormais enchâssée dans un décor moins glamour.
Maud aimait sa maison pour tout le bonheur qu’elle y avait connu avec Cédric et les enfants.
Encore meurtrie par ce drame personnel, elle n’envisageait pas de la quitter et veillait à
préserver son intérieur des regards inconnus par de lourdes tentures. La première fois que
Paul connut son adresse, il comprit que la discrétion sur leur relation serait difficile à
maintenir, car comment entrer sans être vue sur un quai aussi passant, et de surcroît, dans une
des demeures les plus visibles ? Marcher sur les quais de l’Odet pour se rendre vers la maison
de Maud était un plaisir pour Paul. Le chemin plat était ponctué de petites marches à monter
puis descendre, comme un rappel au fait que la vie n’était pas un long fleuve tranquille. La
vision de la cathédrale au loin l'hypnotisant toujours lors de son parcours. Comme un point de
mire, une flèche lancée dans le ciel, un objectif que l’on atteindra peut-être. Il se disait, en se
rendant chez elle, que l’important était d’avoir des projets ; mais surtout l’amour revivifié,
revivifiant, réjouissant.


CHAPITRE VI
LA REPARATION

Sarah vivait mal cette nouvelle relation de Paul. Quelque chose devait être réparé chez elle.
Dans leur couple aussi, et des deux côtés. Paul avait choisi le plus mauvais moment pour
démarrer sa relation. Laure et Marie venaient de quitter la maison, elle pataugeait
professionnellement et avait des soucis avec sa mère Huguette. « Je ne pourrai pas trouver
seule la réponse et le temps sera nécessaire », songeait-elle.
Le manque de temps et les évènements nous rattrapaient. Le temps n’était pas infini. Il ne
s’étirait pas, même si une minute pouvait sembler longue dans l’ennui ou la souffrance. Elle
en faisait amèrement l’expérience. Une minute pouvait aussi sembler courte, fugace,
éphémère dans la joie. Et cette brièveté nous poussait à vouloir expérimenter du plaisir, à le
rechercher. Paul, de son côté, en voulait toujours plus. Elle trouvait qu’il manquait de la
beauté dans leur relation, de l’élégance, du raffinement. Dans sa vie d'aujourd'hui, l’esthétique
en général était absente. L’harmonie relationnelle aussi. Ils se raccrochaient à des moments,
qui, pour la plupart, appartenaient au passé. Les petits gestes de Paul pour être plus beau, plus
élégant avaient été accomplis sans délicatesse, car choisis avec Maud, pour Maud.
— C’est aussi pour toi, ma Sarah, disait-il.
« Bien sûr », pensait-elle, mais dans des moments de partage avec Maud, imposés à ses
goûts à elle, qui n’étaient pas les mêmes. Vestes, chemises, chaussures, la métamorphose était
totale. C’était un message symbolique de renouveau sans elle, subtil, mais bien présent.
Le temps manquait pour se retrouver à deux. C’était surtout l’intention qui manquait. Des
petites phrases.
— Tu sais, je peux tout arrêter… mais je serais moins heureux.
Elle le comprenait et c’était la raison pour laquelle elle ne voulait pas interférer dans leur
relation.
— Ce sera leur choix, leur histoire.
Et cela ne la regardait pas. Quelque chose devait changer. C’était de l’ordre de
l’autonomie, pour la guérison de ses blessures. Elle était aujourd’hui dans une impasse
professionnelle. Depuis plus de cinq ans de tentatives diverses, elle se perdait, et ses affaires
étaient de plus en plus compliquées. Elle était déçue par le petit microcosme quimpérois, qui
offrait peu de perspectives pour une femme comme elle, qui avait connu le management dans
les grands groupes parisiens. Toutes ces déceptions étaient comme un boulet qui la tirait vers
le fond de la piscine. Elle avait perdu de la confiance. Oui, la perte de confiance était la
grande histoire du moment et le peu de perspectives sur son avenir assombrissait le tableau.
« Il n’y a que moi qui pourrai me sauver, mais je me méfie aussi de moi », pensait-elle.
Elle n’avait jamais connu une telle crise existentielle. Jean-Paul Sartre disait que
l’existence précède l’essence, car l’humain existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde


et se définit après par ses choix, par ses actes. Nous sommes libres de nos choix. Les siens
devaient s’affirmer sans violence, avec stratégie, en totale autonomie. Et c’était vertigineux,
car elle avait peur d’elle-même, de son côté aérien, mutable, qui avait tant besoin d’ancrage.
Le côté pervers de la situation venait de la nécessité de trouver son propre ancrage, sans aide
extérieure, alors que Paul avait toujours joué ce rôle et elle l’avait permis. Ce serait si bien, si
confortable de le laisser jouer encore… Mais il fallait qu’elle retrouve sa voie, sa voix propre,
celle qui lui permettrait de jouer la partition des vingt prochaines années, car Sarah était tout
sauf une retraitée potentielle. Sarah avait donné et donnait toujours son temps pour les autres,
ses enfants, sa mère, des associations. Son temps avait-il de la valeur ? Telle était la question
de ce soir-là. Quelle orientation donnerait-elle à son parcours professionnel ?
Paul n’aimait ni la confrontation, ni les énergies négatives ; il fuyait tout ce qui entravait
son efficacité, et la vie coulait pour lui dans sa plus grande fluidité. Il était bien entre Maud et
Sarah, et n’éprouvait vis-à-vis de Samy aucune jalousie, aucune envie de domination. Il était
lui-même, heureux de savoir gérer ses priorités, capable de mener de front des dossiers
complexes avec la plus grande agilité. Il ne se posait que des questions pertinentes et se
laissait guider par l’amour et la générosité qui le caractérisaient. Discret et humble, il était
parfois trop réservé, parfois trop expansif, peinant à placer le curseur dans la modération.
Excessif en tout, il pouvait s’emballer et freiner ensuite, se rappelant soudainement les
principes de réalité.
Le médecin traitant appela Sarah un matin d’avril 2022. La situation devenait critique. Il y
avait des décisions à prendre pour le bien-être et la sécurité de sa mère. Paul était parti
travailler. Sa semaine était vide. Elle acheta un billet de train pour se rendre à Paris. « Encore
du bénévolat », pensa-t-elle, mais c’était pour la bonne cause. On approchait du week-end de
Pâques. Ils avaient programmé, de longue date, qu’ils passeraient ce week-end chacun de leur
côté, elle avec Samy et lui avec Maud. Elle appela Samy :
— Chéri, comment vas-tu ? Maman va avoir besoin de soutien et je dois mettre en place
une logistique, car elle est en forte perte d’autonomie.
— Oh, je suis désolé pour toi !, mais je sais que tu es une fille de devoir et que tu es très
solidaire de ta mère malgré toutes les souffrances que tu as endurées dans ta famille.
— Tu sais ce que ça sous-entend pour nous ?
— Bien sûr, ne t’inquiète pas ; notre relation va bien au-delà d’un week-end.
Vers midi, elle appela Paul :
— Je vais devoir partir à Paris pour soigner maman et m’occuper de mettre davantage de
logistique pour elle.
— Tu es formidable, je suis fier de toi.
Paul disait toujours cela ; il parlait de fierté, de courage, disait que sa femme était forte,
formidable. Mais, à ce moment-là, elle aurait eu besoin d’amour. Même s’il lui disait « hello,
ma chérie », elle avait besoin d’un geste d’amour. Elle partit le Vendredi saint. Du samedi au
lundi de Pâques, elle réconforta Huguette, qui, dans ses instants de lucidité en dehors des
crises de spasmophilie, était une personne charmante et intéressante. Elle avait peint toute sa
vie, des expositions, avait rencontré des artistes. Et comme son mari n’était jamais là, le
dimanche, elle partait avec Sarah un peu partout pour vendre ses toiles. Quand Sarah y allait,


il y avait toujours plein de choses à faire : du rangement, du classement, un peu de nettoyage
et cette fois-ci, il fallait aussi regarder les comptes, car des frais nouveaux allaient advenir.
Elle se sentait un peu seule face à toutes ces tâches, mais les assumait avec courage. Le
samedi soir, elle reçut un SMS de Paul. Il n’était pas à l’aise avec les textos. Elle lui raconta
tout. Il lui manifesta son soutien, lui répéta plusieurs fois qu’il l’aimait, qu’il compatissait,
qu’elle avait du courage et qu'il était fier d’elle. Mais tout ceci sonnait creux. Il avait choisi de
ne pas modifier ses plans avec Maud… elle l’aurait tant désiré, mais il ne le comprit pas ou ne
voulut pas l’admettre.
— Tu comprends, je travaille beaucoup… et on était d’accord pour ce week-end de
Pâques…
Elle n’avait rien dit. C’était comme cela, dans le polyamour, chacun respectait la liberté de
l’autre. Elle se souvint de ce week-end de 1993 à Valençay et eut un pincement au cœur… En
même temps, elle se dit qu’il fallait accepter de passer à autre chose. Le lundi de Pâques, elle
lui écrivit le matin :
— Un petit mot de soutien, avant de dormir hier soir, m’aurait fait plaisir et surtout
démontré ta présence aimante.
— Je voulais t’envoyer un mot de soutien ce matin. En tout cas, ce que tu fais pour
Huguette est exceptionnel. Je suis fier de toi. Je t’aime. Beaucoup de courage.
Tout au long de la journée, il lui envoya des messages comme pour s’excuser de ne plus
penser à elle, ni le soir ni la nuit. Ces parties-là étaient pour Maud. Elle était d’accord qu’il
passe ce temps avec elle, mais en ce moment précis, c'était si douloureux, et elle n’avait pas
mesuré toute la portée symbolique d’un week-end de Pâques sans lui. C’était le premier.
Quatorze heures :
— Très gros bisous d’amour. Je pense à toi.
— J’ai rangé tous les papiers… tu verrais la pile…
Elle n’arrivait pas à lui dire « je t’aime ».
Seize heures :
— Bon courage, beaucoup de courage, je pense à toi.
— Je suis en train de gérer une crise de spasmophilie.
— Je suis fier de toi.
— Tu as dit à Maud dans quelle situation je me trouvais ?
— Non, pourquoi ? Tu préfères, il me semble ?
— Tu fais comme tu l’entends. C’était juste pour savoir.
— Bon courage à toi, je pense à toi.
Ses textes étaient mécaniques, sans vie.
Dix-huit heures :
— Bon courage, je t’embrasse.
— Oh là là, mais c’est fou de te manifester autant. C’est très sympa.
Paul adorait être complimenté. Il avait toujours réussi ses entreprises, ses parents le
portaient aux nues ; il ne supportait pas les critiques et disait que c’était négatif. Sarah le
poussait souvent dans ses retranchements sur ce sujet, lui permettant de grandir.
Avant de partir, Sarah s’était acheté une paire de lunettes Prada. Elle lui envoya la photo.


— Regarde mes nouvelles lunettes… 222.
— Quoi, 222 ?
— C’est le prix ; sais-tu où je les ai achetées ?
— Non.
— À Quimper, avant de partir ; je les portais à la gare quand tu m’as accompagnée.
— Elles te vont très bien.
Sarah disait en permanence à Paul qu’il ne faisait pas attention à elle. Elle le challengeait
souvent sur ce sujet. Sarah resta six jours chez sa mère puis rentra à Quimper. La question
existentielle de son avenir s’imposait à son esprit. Oserait-elle se révéler, s’émanciper dans sa
vie professionnelle  ? Elle peignait depuis longtemps comme Huguette, mais cachait
soigneusement ses œuvres… Oserait-elle lancer sa première exposition ?


CHAPITRE VII
LA VULNERABILITE

Le jour s'épanouissaient les forces de la volonté et de l’optimisme. Elle analysait, faisait


des bilans, des récits positifs de son cheminement. Elle savait que trois pensées positives par
jour contre une pensée négative vous faisaient basculer dans le camp des irréductibles joyeux.
Elle les agrémentait de faits indiscutables qui venaient soutenir le sentiment d’une vie réussie.
Cette construction mentale lui faisait l’effet de pièces de soutènement pour son existence. Elle
se remémorait le passé avec Paul, ils encensaient les moments de bonheur et célébraient les
succès qu’ils avaient connus. Le jour irradiait d’une lumière puissante, et la Bretagne offrait
ces contrastes saisissants de couleurs, d’ombres et de clarté qui avaient attiré vers elle les
artistes de Pont-Aven, Gauguin, Émile Bernard et les autres. Ils aimaient passionnément
Quimper. Et Quimper le leur rendait bien. Quimper était une ville attachante. C’était une
Finistérienne. Même si depuis longtemps, on n’extrayait plus l’argile des bords de l’Odet, la
manufacture HB Henriot continuait à produire. Douze personnes y travaillaient. Elle se situait
juste en face de l’ancien Prieuré, à côté du jardin du prieuré Locmaria. Le bâtiment de la
manufacture s’étirait sur quarante ou cinquante mètres. La boutique était en dessous des
ateliers de moulage et de peinture. Elle était la seule manufacture à produire encore sur place
en 2022, alors que tous les autres produits venaient de Chine ou du Portugal. Comme de
nombreuses autres compagnies vivantes, elle signait des partenariats avec des artistes comme
Ronan Olier, peintre officiel de la marine, Bruno Blouch et son travail très graphique, ou
encore Jean-Yves André, peintre graveur, illustrateur, créateur d’oriflammes et de fresques
pour les fêtes maritimes de Brest. C’était le repreneur de la manufacture, Jean-Pierre le Goff,
qui avait eu l’idée de ces partenariats, un peu comme pour les émaux de Longwy, pensant que
le créneau haut de gamme permettrait la pérennité de l’entreprise. Il avait aussi gardé six des
treize « peinteuses » pour les motifs traditionnels. Leur savoir-faire était un patrimoine pour
l’entreprise. Paul et Sarah s’aimaient sous les cieux bretons. Ils s’aimaient aussi sous d’autres
cieux. C’était leur part d’aventure et de rêve. Un voyage qu’ils avaient décidé de faire pour
s’enrichir d’autres regards, d’autres ressentis, d’autres histoires en pratiquant le polyamour.

Mais pour Sarah, au début de l’aventure, la nuit était toute vulnérabilité. Cela durait depuis
quelques semaines. Comment, en à peine quelques heures, le monde et les repères qu’elle
connaissait pouvaient-ils basculer à ce point ? Elle avait toujours bien dormi, passant en
quelques secondes de l’éveil au sommeil. Se réveiller et se sentir emporté dans une cascade de
négativité était un contraste tout aussi saisissant que les variations bretonnes, et qui faisait
prendre conscience de ce que le jour devait à la nuit. J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille
ans, écrit Baudelaire. Elle ressentait un trop-plein de sensations désagréables, en crescendo,
jusqu’à l’impérieuse nécessité d’évacuer par le cri et les larmes cette irruption émotionnelle.


Comment pouvait-elle ressentir autant de souffrance ? Son choix rationnel ne l’avait pas
préparée à cette épreuve. Elle accueillait avec courage et savait qu’elle aurait la force de sortir
de cet enfer. Oui, l’enfer pouvait être sur terre ; elle pensait à ceux qui n’avaient pas les armes
ni les connaissances. Elle éprouvait pour eux de la compassion. Elle était toujours altruiste
Sarah, même dans ses mauvais moments. Mais au plus fort de la crise émotionnelle, à la
limite de l’hystérie, il n’y avait plus qu’elle et le vide. Elle tentait de se rendormir… Les
phrases négatives affluaient, comme un torrent dont la vitesse ne lui permettait pas de
surnager. Elle se sentait aussi faible qu’une feuille prise sous des trombes d’eau, par un vent
violent. Une feuille qui se détachait de l’arbre, perdait son ancrage, son repère, la branche. La
nuit, les forces étaient anéanties. Celui qui dormait bien sans angoisse ne le savait pas. Paul
jouait dans cette catégorie. Sarah, elle, découvrait une part de souffrance, qu’elle avait
enfouie, certes parfois révélée dans son vécu, mais jamais, avec une telle intensité. Et cette
aggravation nocturne la questionnait. Elle se sentait reléguée dans le camp des faibles, de
ceux qui souffraient, des malheureux. Et ce camp en 2022 était largement habité.

Le vingt-quatre février 2022 fut une date fatidique pour l’Ukraine envahie par les troupes
russes. Le monde entier fut saisi. Après deux ans de crise sanitaire, avec la Covid et son lot
d’incertitudes, planait désormais le risque de troisième guerre mondiale. Rapidement, près de
trois millions de civils fuirent les combats. Puis la guerre s'installa, pendant que les médias
occidentaux enquêtaient. Les reporters de guerre rapportaient de terribles images de
Marioupol et de Boutcha. Le mal était partout et le temps de la violence atroce et implacable.
Le désastre humanitaire de Marioupol illustrait la souffrance injuste. Plus d’un mois après le
début du conflit, les populations civiles de cette ville martyre étaient encore parquées dans les
caves, les sous-sols, car tous les bâtiments avaient été détruits. Cette souffrance était relayée
par tous les médias. Les pays européens étaient inquiets des conséquences économiques.
Autocentrés, ils ne cessaient de chercher des solutions à la dépendance du gaz russe, qui était
le grand sujet géopolitique d’alors. Le cours du rouble s'était effondré depuis le début du
conflit. La propagande de Poutine battait son plein. Le monde changeait à une vitesse
surprenante. Des sanctions économiques avaient pu être prises de concert par les Européens.
Les sanctions mises sur la banque centrale ainsi que sur les entreprises russes conduisaient à
un fractionnement du monde. La Chine multipliait les signes de soutien à Vladimir Poutine.
Ce conflit aurait des conséquences. À quoi pouvait-on s’attendre ? Famine en Afrique,
pénurie de matières premières et de matériaux, ralentissement de la croissance des pays
riches. Les partisans de la décroissance devaient jubiler. Et cette paix qui tardait à venir créait
un climat d’insécurité croissant, sur fond de campagne électorale en France. Sarah se
demandait si l’anxiété du monde influençait la sienne. Mais elle sentait que ses insomnies
étaient davantage le fruit de la peur de perdre son couple, alors que depuis quelques années,
elle ne rêvait que de liberté retrouvée. « Paradoxal », se dit-elle.


CHAPITRE VIII
LA DISPUTE

La veille de son départ hebdomadaire chez Maud, Paul parvenait mal à cacher son
excitation juvénile. Nous étions ainsi des êtres de complexité, heureux de ce que nous avions,
mais toujours désireux d’autre chose, avides de renouveau. Certains, sans doute, plus que
d’autres. Alors, bien sûr, il était toujours possible de transmuter ce besoin d’innovation en
créativité, mais rien ne fournissait autant d’adrénaline et de dopamine qu’une nouvelle
relation sentimentale. Les artistes se nourrissaient d’amours heureuses et malheureuses, car
les émotions étaient alors capables de flirter avec les cimes. Si l’on n’est pas sensible, on n’est
jamais sublime, écrit Voltaire. Cette excitation de Paul avait le don de réveiller en Sarah le
sentiment désagréable de ne plus être le centre de son monde. Elle devait désormais le
partager, elle qui n’avait jamais été partageuse, et enfant, commandait toutes ses petites
camarades en véritable chef de clan. Elle n’en avait pas l’habitude. Ce sentiment la renvoyait
à cet égoïsme, dont son entourage lui parlait souvent, qu’elle avait du mal à percevoir, qu’elle
compensait du mieux qu’elle pouvait par des actions altruistes, chaque fois qu’elle le pouvait.
Mais aller vers des inconnus avec générosité, parler de faire le bien, ne l’empêchait pas de
vouloir rester l’unique centre d’intérêt sentimental de Paul, secrètement. Elle savait que c’était
loin d’être juste, puisqu’elle avait Samy depuis cinq ans, et tout son entourage, au fait de la
situation, le lui rappelait sans cesse. Fallait-il une équité parfaite ? Bien sûr, Paul le pensait, le
voulait ardemment. Elle avait décidé toutefois de garder une certaine maîtrise de la situation,
afin de ne pas faciliter la démarche. Elle avait un chemin à faire vers le lâcher-prise par
rapport à une situation qu’elle ne contrôlait pas complètement. Sarah adorait contrôler,
diriger, appréhender et orienter. Acceptation puis lâcher-prise… deux étapes qui, dans ce
contexte et à ce stade, lui semblaient difficiles à franchir. Elle était sur le seuil d’une porte
aveugle. Elle qui croyait aimer le risque, l’incertitude, elle s’apercevait que dans un seul
domaine de son existence, elle avait du mal à l’accepter, celui de son couple avec Paul. Peut-
être était-ce parce que le reste de sa vie était comme un bateau mal arrimé au port, et que si on
déliait la dernière attache, cela lui donnait le vertige ?

Ce soir-là, ils avaient dîné puis décidé de monter chacun travailler un peu.
— Retrouvons-nous dans la chambre vers 23H ; on passera la fin de soirée ensemble.
Vers 22H30, elle avait fini. Elle était prête. Lui non, car il avait encore quelques affaires
courantes à gérer. Elle passa devant son bureau et descendit. Il ne la rejoint que vers 22H50.
Elle l’attendait en zappant les chaînes, écoutant un débat politique soporifique. Entrant dans la
chambre, il lui dit :
— J’aimerais bien regarder l’Équipe, il y a un match.
Elle le regarda et lui dit froidement, bouillant en elle-même qu’il soit descendu si tard :


— Non, je préfère le débat.
— Bon, comme tu voudras. Je vais aller fumer. Je reviens tout à l’heure.
Elle le laissa partir. Lui ne perçut pas que la situation électrique allait dériver vers une
crise. Elle fulminait pendant qu’il fumait.
« Sérieusement », se dit-elle, il ose me dire cela alors qu’il sera avec elle demain. Depuis
trois jours, nous sommes happés par nos obligations. Lorsqu’il me propose de passer la fin de
soirée ensemble, il ne relève même pas la tête lorsqu’il me voit descendre, me fait attendre et
préfère finir d'aller fumer. Je ne supporte plus cette fuite permanente. Je doute de tout depuis
que son histoire avec Maud a démarré. Je trouve qu’il a tellement changé. Paul, lorsqu’il
revint, la croisa debout, un livre sous le bras, digne, voire un peu raide dans sa chemise de
nuit, remontant vers son bureau :
— Où vas-tu, ma chérie ?
— Je remonte ; vois-tu, cela fait trente minutes que je t’attends.
Il ne réagit pas et la regarda passer. Il resta encore dix minutes en bas à faire quelques
derniers préparatifs pour sa journée du lendemain. Son attitude nonchalante avait le don de
l’irriter. Il monta enfin la voir.
— Je suis descendue à 22H30 et tu n’as même pas levé la tête.
— On avait dit 23H.
— Tu as bien vu que je t’attendais en bas. Tu aurais pu me dire. J’arrive dans 30 minutes.
— On avait dit 23H, répéta-t-il.
— Oui, mais tu m’as vue passer. Je dois te dire une chose : si chaque fois que tu pars chez
Maud, tu ne mets pas davantage de présence et de qualité d’échange ici, je ne le supporterai
pas.
— Et voilà que tu recommences ! Chaque fois que je vais la voir, ça te rend nerveuse.
— Oui, je ne suis pas encore, et tu le sais, ni dans l’acceptation ni dans le lâcher-prise.
— Tu vas finir par me stresser tellement que je ne pourrai pas continuer ma relation avec
Maud et tu en seras responsable si ton attitude ne change pas.
— Commence par changer la tienne, la veille de tes visites, tout comme quand tu reviens.
Les phases de transition sont délicates. Tu le sais.
— Mais je n’ai rien fait.
— Non ; tu as juste manqué d’attention comme tu le fais depuis des années. Je m’étais
habituée à ce manque d’attention, mais dans ces circonstances particulières, il déclenche chez
moi de la colère. Je ne l’accepte plus.
— Tu es vraiment insupportable. Fais attention, car ça risque vraiment de m’énerver.
— Et voilà que tu me menaces, alors que demain, tu es avec elle. Tu ne m’entends pas.
— Bon, je te laisse. Je retourne dans la chambre, mais sache que si tu ne me rejoins pas ce
soir, il y aura des dommages sur notre relation.
Sarah savait qu’il faudrait se battre pour ne pas laisser leur relation se dégrader à nouveau.
Sa vulnérabilité devait devenir une force. Pour cela, elle devait bien la décrire, l’identifier afin
de ne pas la réveiller en permanence du fait des maladresses de Paul. Il pouvait progresser.
Ces disputes avant et après ses visites chez Maud devaient s’espacer, perdre en intensité et un
jour disparaître. Il n’y avait que deux solutions : que Paul progresse ou qu’elle se constitue


une carapace. Elle n’avait pas envie de la seconde, car elle voulait garder son cœur vivant,
conserver son humanité. Mais elle se disait aussi que travailler sur la maîtrise de ses émotions
aurait des effets positifs sur sa vie. Et pour cette raison, l’aventure était du plus grand intérêt.
Si elle parvenait à moins surréagir aux maladresses de Paul, tout en lui spécifiant calmement,
sans reproche, ses besoins à elle, elle serait dans la pratique de la communication non violente
de Marshall Rosenberg. Leur dispute de ce soir était tout sauf cela. Pas d’expression de
besoin, pas d'écoute, des reproches, des menaces et chacun arc-bouté sur sa position, la
défense de son pré carré, de sa zone de liberté, de son jardin secret.

Pour éviter la dérive des hostilités, elle finit par le rejoindre au lit.


CHAPITRE IX
LE BAISER

Maupassant disait que le baiser était aussi le meilleur moyen de faire taire l’autre. Lorsque
l’autre s’en prenait à vos croyances, à vos valeurs, à votre identité ; lorsqu’il émanait de lui
toute autre chose que de l’harmonie avec vous. Paul et Sarah avaient expérimenté cela. C’était
d’ailleurs la spécialité de Paul pour clore une discussion houleuse, pour éviter le débat. C’était
son arme de destruction massive du négatif. Il pensait qu’un baiser pouvait tout réparer,
pouvait sauver le monde. Sauf que parfois l’effet tardait à se faire ressentir.

Ce soir-là, Sarah avait reçu un coup de fil qui avait duré. Un vieil ami qui lui
communiquait les coordonnées d’un contact utile à ses affaires. Sarah ne négligeait jamais
rien et passait du temps à tisser d’incroyables réseaux d’influence. Mais depuis quelque
temps, les résultats ne venaient pas. Elle essuyait déconvenue sur déconvenue. Son humeur de
ce fait pouvait être changeante. La stabilité et l’esprit de conciliation qui la caractérisait
étaient alors transformés. Paul rentra vers 20H de son travail. Ils dînèrent encore une fois trop
rapidement sans s’accorder l’importance nécessaire à la pacification, compte tenu de leur
choix de vie. Puis ils prirent un alcool léger, engageant comme à leur habitude une
conversation sur les réglages organisationnels de la semaine. Paul avait deux journées
chargées par un séminaire. Sarah n’avait aucune visibilité avant trois mois. Il avait envie de
voir Maud juste après son séminaire et voulait l’emmener à bord de leur jeep. Sarah adorait
cette voiture. Elle eut un petit pincement au cœur quand il lui en parla. D’habitude, elle était
toujours OK pour faire plaisir à Paul. Mais ce soir-là, elle n’avait pas envie de la lui laisser.
Une de ses copines organisait un raid à travers les monts d’Arrée, et comme Samy n’était pas
disponible, elle voulait s’y rendre. Paul insista un peu, lui disant qu’elle pourrait covoiturer
avec cette amie, et que d’ailleurs ce serait sympathique pour elles deux de rire et de discuter
en roulant. En temps ordinaires, Sarah aurait trouvé l’idée de Paul follement géniale, car oui,
pourquoi prendre deux voitures et se priver de rire ? Mais ce soir-là était un nouveau soir
d’embrouille. Dans sa tête déjà se répandait une rivière d’amertume. C’était comme si toutes
ses frustrations, ses désillusions s'amalgamaient pour former un torrent de boue. Et la boue
corrompait sa vision. La boue pouvait emporter sur son passage la raison, la joie de vivre et la
bienveillance. Elle savait que dans ces moments mieux valait s’isoler, éviter la parole. La
parole pouvait être de miel tout comme de fiel. Quand tout allait bien entre eux, nul besoin de
mots. « Vous parlez quand vous cessez d’être en paix avec vos pensées », écrit Khalil Gibran
dans « Le prophète ». Rien n’était plus vrai à cet instant précis ; elle savait que parler
allumerait un incendie. Elle préféra prétexter une migraine pour s’isoler dans sa chambre. Il la
suivit voulant lui donner un baiser. Mais un baiser sans attention forte, un baiser pansement,
car la connaissant bien, il ressentait sa contrariété. Il pensait que ce soir, le baiser suffirait. Il


n’avait pas conscience des tourments réveillés, car il n’avait pas posé de question, pas tenté de
la comprendre elle, tout attentif qu’il était à la programmation de son week-end sans elle. Le
polyamour demandait de la part des protagonistes une délicatesse et une attention exacerbées.
Tout pouvait basculer de l’extase à l’enfer en une fraction de seconde dans les débuts. En ce
sens, il était une bonne école d’empathie et de maîtrise de soi. Mais les apprenants ne
partaient pas à égalité et ceux qui n’étaient pas doués étaient sans le vouloir ceux qui
blessaient le plus l’autre. On ne pouvait pas les qualifier de méchants, mais plutôt
d’innocents. L’innocence n’était pas une qualité ni un cadeau dans ce contexte. L’innocence
que nous pensions limpide réveillait alors un afflux de négativité. Sarah refusa son baiser.
— Qu’as-tu, ma chérie ?
— Rien ; laisse-moi, j’ai mal à la tête.
Elle n’avait pas envie de lui dire maintenant ce qu’elle ressentait. Elle estimait qu’il avait
eu assez de temps à table pour s’enquérir de sa météo émotionnelle. C’était trop tard. Elle
était chez elle dans sa chambre, son havre de paix. Il devait sortir. Elle ne voulait pas lui
parler de ses difficultés professionnelles auxquelles il ne pouvait rien. Il avait ses soucis. Elle
préféra fermer la porte. Le lendemain est souvent un autre jour lorsqu’on prend l’ascenseur
des sentiments. Et la nuit réparatrice est meilleure conseillère, dit l’adage. Au petit-déjeuner,
elle était d’humeur légère. Elle avait lu Saint-Paul : « ce que l’on sème, on le récolte » et sa
foi dans de bonnes nouvelles à venir avait balayé l’humeur noire de la veille. Elle se félicita
de ne pas avoir envenimé le débat. Lorsque Paul apparut, lui donnant un baiser, celui-ci fit un
miracle.
— Prends la Jeep ce week-end, lui dit-elle.
— Tu es adorable, mon amour.
Paul était comme cela capable de l’encenser lorsqu’elle abondait en son sens et de la
détruire lorsqu’elle s’opposait à ses désirs. Paul était un enfant gâté et elle le connaissait de
mieux en mieux.

Elle se souvint qu’une autre fois, à l’issue d’une autre soirée houleuse, au matin elle s’était
levée tôt pour orchestrer sa journée. Ils s’étaient croisés furtivement. Une tension entre eux
restait palpable. Elle lui avait donné quelques renseignements sur ses activités. Une colère
rentrée lui donnait l’impression d’être une cocotte-minute. L’ambiance changeait entre eux,
lorsqu’il commettait des maladresses, et elle faisait parfois trop de suppositions. Les accords
toltèques dont elle avait entendu parler dans des séminaires n’étaient pas appliqués. Elle se dit
que lorsqu’ils étaient en couple traditionnel, les obligations reprenaient toujours le dessus et
cela ne provoquait pas les crises qu’ils connaissaient depuis qu’ils pratiquaient le polyamour.
Elle voulait progresser. Sa vision de l’amour sacré était d’accéder à l’amour inconditionnel,
quelles que soient les erreurs de l’autre, afin d’offrir à leur couple un espace pacifié, libéré de
toute forme de domination, de rivalité, d’agressivité, créant un espace où chacun pourrait
grandir. Ça, c’était la théorie. Mais la pratique était ardue. Quand des émotions comme la
colère rentrée ou la tristesse persistaient, il fallait les canaliser. Le plus simple était de les
exprimer, mais alors ce serait une dispute de plus. Elle avait décidé ce jour-là de méditer pour
chasser le négatif. L’amour était partout ; il se manifestait sous des formes diverses. Cela


pouvait être l’amour que l’on découvrait en plongeant ses yeux dans les yeux d’un bébé, en
regardant un animal, en serrant un ami dans les bras. En appelant ses vieux parents, en
connectant ses enfants, en discutant avec des cousins proches. En partageant la joie d’être
ensemble pour observer des baleines dans le New Brunswick ou des dauphins au large de
Chausey. En partageant les émotions lors d’une exposition de peintures avec parfois même
des inconnus.

Sarah se remémorait cet été 1994, alors qu’ils avaient été invités à Saint-Cyprien dans la
maison de famille d’une de ses amies. C’était une grande maison blanche aux volets mi-clos,
qui aurait pu se situer en pays perdu tant sa vie propre était suffisante pour donner l’animation
humaine en spectacle aux oiseaux, chiens errants et chats sauvages. Cette maison avait peu
évolué en vingt-cinq ans. La cuisine était grande, étudiée pour absorber les bruits, voire les
cris des nombreux passages. Les tables étaient en bois brun et carreaux rouge sombre, ce qui
leur donnait un aspect rustique et très familial. C’était d’ailleurs une belle maison familiale de
vacances, accueillante et chaleureuse pour les invités, gaie et fonctionnelle pour les habitants,
véritable terrain de jeu à grande échelle pour les nombreux enfants qui y logeaient. Dans le
salon, les coussins étaient en bataille, cachant ou dévoilant selon l’ampleur des combats, des
escalades ou des glissades, une foule de jouets, de livres prêts à être dévorés ou déchiquetés.
Il y avait des poupées Barbie dont les habits avaient peu résisté au chahut. C’était d’ailleurs
un des plaisirs de la grand-mère-logeuse d’amour que de repriser, réassembler pour les petites
filles ces robes miniatures. Toute modification de ces tenues de poupée ne pouvait être faite
qu’après leur accord et de longues palabres, si l’on voulait s‘épargner pleurs et cris, caprices
post-couture ou autre extériorisation violente des sentiments. Cette maison était vraiment
vivante. L’heure du repas était un jeu de patience pour les adultes. En plus d’une heure,
plusieurs se succédaient au poste de coordination des agapes. Certains enfants mangeaient
goulûment après le bain de mer, après la fatigue d’une matinée bien remplie, d’autres en se
faisant un peu prier, et d’autres encore à force de suppliques incessantes et de cuillers très
dirigistes. Les goûts individuels pour la nourriture se dévoilaient déjà. Il fallait dans certains
cas déployer des trésors d’imagination pour agrémenter le menu des chérubins. Le dessert
était simple, mais devenait un exercice artistique ; les enfants voulaient que les adultes leur
dessinent des objets, des personnages. Ici, point de crayons, de feutre ou de craie. C’était le
contraste crème chocolat crème vanille qui créait l’événement selon la bonne volonté d’une
maman très attentionnée et soucieuse du plaisir oculaire et gustatif de ses enfants. Sarah avait
connu cette maison une quinzaine d’années auparavant. Elle lui avait laissé peu de souvenirs
d’ambiance et d’intérieur. Elle vivait alors dehors avec son amie, tournée vers l’aventure, la
découverte des autres et la jouissance d’une nature belle et très ensoleillée. Elle n’arrivait pas
à comprendre comment la mémoire sélectionnait si bien de tout petits faits pour la confection
d’un album secret très privé qui serait le support de nos réactions, de nos goûts, de notre vie
d’adulte. Elle se dit que les perceptions changeaient avec le contexte et notre propre
évolution. Le jardin qui parcourait étroitement le tour de la maison était l’endroit le moins
convivial, car on n’était pas suffisamment isolé du passage des chemins de traverse pour se
rendre à la plage toute proche. On y allait pieds nus. Les enfants y passaient du temps, lorsque


la marinade avait soufflé et que le ciel bleu reprenait ses droits. Les enfants voulaient bouger,
faire une promenade en vélo. En peu de temps, la grand-mère trouvait huit K-Way, huit vélos
telle une magicienne. Des cousins de Genève venaient d’arriver. Deux enfants de plus. Il y
avait encore des vélos disponibles. Alors que les adultes s’embrassaient, tout ce petit monde
allait sagement s’installer à la queue leu leu devant le portail de sortie, par rang d’âge, sur une
autre face de la maison. Lorsqu’ils étaient là, pédale au pied, guidon en main, n’attendant plus
que le signal du départ, avec leurs regards candides, leur émerveillement, leurs bons mots,
leur univers d’enfant, se révélait un monde d’amour et de repos de l’âme. Deux minutes après
il fallait courir derrière la joyeuse troupe qui prenait son envol.

Quand on y pense, l'amour est partout dans nos vies. L’amour est partout, mais parfois il
quitte la maison.


CHAPITRE X
L’IDEALISATION

Quelques semaines après le début de la relation de Paul avec Maud, alors que ce dernier
était en voyage, ils s'envoyaient des SMS ; Sarah était assez déprimée. Elle lui écrivit :
— Tu sais, j’ai réfléchi à la différence entre morale et éthique. Nous devrons trouver une
éthique partagée de notre mode de vie.
— Je ne comprends pas ce que tu me dis. Dis-moi juste si vendredi tu voudras aller au
restaurant.
Sarah connaissait cette tendance de Paul à dévier le sujet lorsqu’il ne voulait pas répondre
à une question complexe ou dérangeante. Elle en avait beaucoup souffert et cela lui demandait
de l’énergie pour recentrer le débat ; Paul le pragmatique proposait une discussion au
restaurant :
— Promets-moi que nous allons nous appuyer sur tous les points positifs, et ils sont
beaucoup plus nombreux. Tu es une optimiste invétérée n’est-ce pas ?
— Ça serait bien que tu les listes, et j’aimerais bien que tu me poses des questions de ton
côté, que tu t’exprimes enfin.
— À l’oral oui. Je ne sais pas écrire. Un mot maladroit sorti de son contexte peut faire du
mal. Je ne veux pas de cela.
Sarah percevait toute la mauvaise foi de Paul quand il partait sur son versant peu évolué !
Il ne savait pas écrire… « Mais bien sûr », se dit-elle ! Il rédigea des rapports techniques toute
la journée, avec des analyses situationnelles… Et il dit cela… Sortir un mot de son contexte…
justement à l’écrit on avait le temps de choisir son mot… Elle sentait bien qu’il ne prendrait
pas le temps de répondre. Nul besoin d’insister à ce stade. Elle lui dit :
— Un mot maladroit… c’est pourtant ce que tu as fait à plusieurs reprises avec moi, me
blessant, certes sans le vouloir, mais me blessant assurément.
— Pardonne-moi si je t’ai fait mal.
— Le point dur, tu l’as compris, c’est notre résidence secondaire sur Agde.
— Je ne comprends pas toutes tes réactions.
— Tu sais, l’histoire avec Samy, c’était pour tuer le temps au début. Tu voyages
beaucoup ; ça m’occupe.
Les histoires de rupture étaient tellement banales et diverses. Leur point commun était un
point d’incommunicabilité paroxystique qui s’emparait d’un couple. C’était une crise. Si
aucun des deux ne se dévoilait, ne s’interrogeait sur lui et sur l’autre, leurs besoins respectifs,
le couple explosait. C’est ce qui avait failli leur arriver. Elle lui dit :
— Tu n’exprimes rien ; tu es toujours positif ; ça manque de nuance.
Il ne répondit pas ; Paul avait l’art d’éluder ! Henri Laborit, dans son avant-propos de
« Éloge de la fuite », écrit « Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour


poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc
bordé à contre et la barre dessous) (…) et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur
l’arrière avec un minimum de toile ». Elle reprit :
— Comment bien poser le sujet selon toi ?
Sarah avait l’art de poser les bonnes questions. Ce talent lui avait servi dans toutes ses
négociations.
— Le sujet, c'est que l’on vive ensemble de manière libre comme on en a beaucoup parlé.
— Je ne suis pas d’accord pour les relations trop sentimentales et trop longues, car il y a
beaucoup d’autres enjeux ; ton regard est simpliste. Tu te voiles la face, car tu veux tellement
réussir ta relation que tu ne vois même plus qu’elle t’aveugle.
Il ne répondit rien et reprit un peu agacé :
— Il faut de l’émotion dans une relation, non ? Je t’aime ; tu m’aimes ; ça me rend très
positif.
Sarah ne savait pas si à ce stade, il parlait de l’amour entre Maud et lui ou entre elle et lui.
Elle préférait ne pas approfondir.
— Je comprends, mais comprends-tu que le temps n’est pas infini ?
— Tu ne peux pas tout le temps me tenir muselé.
— Si c'est comme ça que tu me vois... intéressant… je te muselle… développe.
Avant sa relation avec Maud, il ne lui faisait aucun reproche. Elle était surprise.
— Tu as le pouvoir de démultiplier le temps ?
Elle dit avec humour :
— Tu passeras me voir entre tes voyages et tes séjours chez elle. Mais je serai peut-être
partie en voyage, moi aussi.
— Je passerai dans le bonheur et la sérénité.
Commençait-il à imaginer cette éventualité ? Elle se rendait compte combien les scénarios
pouvaient être divers dans leur aventure. Cela lui donnait le vertige.
— Retrouver la sérénité entre nous est un enjeu.
— Comment ? Je suis tellement déçue.
— Tu me dis être déçue… encore du négatif.
Il est vrai qu’en parlant avec lui, elle ne lui renvoyait pas le positif qu’il aimait tant.
— J’ai bien le droit d’exprimer une déception, si on veut parler vrai.
— Oui, mais pour parler, il faut de la sérénité sinon on perd toute objectivité.
Mais lui avait-il de l’objectivité quand il idéalisait quelqu’un qu’il connaissait à peine ?
— Est-elle amoureuse de toi ?
— Oui, je crois.
— Tu vois. Moi, j’ai respecté le contrat de ne pas tomber follement amoureuse. Tu m’avais
dit que c’était la ligne rouge. Même si j’ai du feeling pour Samy.
— Ça ne se commande pas, l’amour.
— Dans l’amour, il y a des nuances. Elle fera tout pour t’avoir.
— Non, car je t’aime aussi très très fort et de manière indestructible depuis trente ans.
— Les filles ont plus d’un tour dans leur sac. Depuis quelque temps, je la sens très
présente. Donc, elle ne mettra pas les pieds dans notre résidence secondaire.


— OK, pas de problème. J’ai compris que ça ne serait pas une bonne idée.
— Enfin, tu comprends. On verra. J’instaure aussi une règle : toute dépense faite pour elle
sera compensée par une dépense pour moi.

Un proverbe zen dit « au début du chemin, les montagnes sont des montagnes et les
rivières des rivières. Au cours du chemin, les montagnes ne sont plus des montagnes, les
rivières ne sont plus des rivières. Mais lorsque les vérités finales sont révélées, la montagne et
la rivière sont. » Qui sommes-nous vraiment ? Quelles projections faisons-nous sur les
autres ? Sarah avait de Paul une certaine idée ancrée en elle. Cette idée était-elle juste ? Elle
avait épousé Paul avec une intime conviction qu’il serait l’homme de sa vie. Elle en doutait
désormais, car au fur et à mesure qu’ils avançaient ensemble sur le chemin du polyamour, elle
découvrait des aspects désagréables. Cela les conduirait à la séparation peut-être. Ils n’avaient
pas choisi le polyamour pour se retrouver à deux, mais pour se retrouver eux-mêmes, chacun
de son côté, retrouver leurs rêves, leurs aspirations qui n’étaient plus en phase. Ils s’étaient
trompés de quête. Nous n’étions pas des montagnes ; nous changions. Parfois, l’idée de
l’autre restait figée. Lorsqu’on s’apercevait qu’elle ne correspondait plus à la réalité, celle-ci
devenait une idéalisation. Et nous étions déçus.


CHAPITRE XI
LE JARDIN

Lorsque Sarah avait revu Samy à Rennes, quelques jours après leur coup de foudre
parisien, c’était par une belle journée printanière. Elle était allée faire du shopping au centre
Alma et avait terminé l’après-midi au parc du Thabor. Il s'était assis à côté d’elle. Ils parlaient
de la beauté du lieu. Il lui révéla être habitant de la ville depuis 1985. Le parc se couvrait de
tulipes dès le mois d’avril. Une explosion de couleurs chaudes rafraîchissait les deux
fontaines du grand parterre central. Des chaises parsemées ici et là autour des bassins
invitaient à la contemplation et à la conversation. C’était bon de se poser là.
— Pourquoi êtes-vous venu vivre à Rennes ?
— L’amour m’a fait venir ici.
Un long silence s’installa entre eux. Il lui proposa de faire quelques pas vers la volière.
Une poule d’eau blanche au bec rouge vif les observa un instant derrière les grillages serrés,
verts. Il y avait aussi un petit muret où se plantait une rambarde délimitant le monde des
oiseaux en cage de celui des hommes libres. Une allure de pagode chinoise allant jusqu’à oser
le rouge sans le rendre omniprésent. La couleur dominante crème occidentalisait l’ensemble,
de même que la forme des toits plats alors que l’Orient envolait les coins des toits de pagodes.
La Bretagne demeurait une des terres de France les plus ouvertes au monde. Le Gwen ha du
était vu sur toutes les images, les manifestations sportives, politiques, contestataires, les
concerts, les festivals, en Australie, aux USA, en Asie et ailleurs. Ils croisèrent en se
promenant un groupe majestueux de séquoias géants et de palmiers qui évoquaient à Samy les
oasis de son enfance. Il avait en effet grandi au Maroc. Il était venu en France dès l’âge de
vingt ans en 1982, avec sa sœur Leïla. Il était une fierté pour son père, qui avait poussé ses
enfants à faire de grandes études. Au départ, c’était la santé de sa sueur qui avait motivé ce
déplacement. Elle subissait des opérations du cœur depuis l’âge de dix ans. Elle était venue
deux fois en France avant sa majorité, reçue dans une famille d’accueil. Samy et elle avaient
deux ans d’écart. Samy était le grand frère, le protecteur. Il avait de sérieuses convictions
chevillées au corps, liées à son histoire et à l’Islam. Il était oriental, mais en quelques années
s'est fondu dans la culture française. Son poste de directeur financier au sein d’une banque lui
avait donné un statut social auquel il aurait du mal aujourd’hui à renoncer. Il avait exercé à
Paris puis à Rennes. Samy était beau. Les femmes le regardaient. Lui seul l’ignorait. C’était
un homme pieux qui avait lu l’homme intérieur à la lumière du Coran de Cheikh Bentounes.
Il relevait du courant Soufi. Il consacrait à son travail toute son énergie. Il n’avait jamais
voulu constituer de famille, préférant la légèreté des unions libres et c’était son paradoxe par
rapport à sa pratique religieuse. Il n’avait pas d’enfant à quarante ans, mais avait connu de
belles histoires. Ses histoires se terminaient souvent de la même manière : les femmes
l’adoraient, finissaient par le vouloir en exclusivité pour elles, ce qu’il ne promettait jamais et


constituait pour elles un piment érotique de première catégorie. Durant plusieurs mois, il
écoutait leurs discours. Il était patient. C’était un Oriental. Mais un jour, elles dérapaient.
Elles dérapaient toutes et il ne savait pas pourquoi. Il y avait celles qui lui posaient un
ultimatum :
— Tu me choisis ou tu choisis ta liberté.
Et il répondait invariablement qu’il n’avait pas varié, depuis le début, et qu’il ne donnait ni
exclusivité ni ne promettait le mariage ou la vie de couple. Généralement, elles partaient
quelques jours plus tard, agacées par un discours inflexible. Celles qui redoublaient de
séduction à un moment donné finissaient par le lasser si la conversation ne suivait pas. Il y
avait celles qui pleuraient. Ces dernières, il ne pouvait se résoudre à les abandonner trop vite,
car il avait bon cœur. Mais au bout d’un certain temps, il les accompagnait vers la sortie, les
aidant souvent à envisager leur avenir sans lui. Samy avait l’élégance rare et raffinée. Il tenait
cela de son père qui avait eu plusieurs femmes et aimait séduire. Il coordonnait les couleurs à
merveille, parfois avec une certaine audace. Il savait mélanger les styles, comme il le faisait
des cultures. Lorsqu’il le fallait, il était froid et sage, calculateur et diplomate. Dans l’intimité,
il pouvait déployer des trésors de fantaisie. Il savait danser, porter ses boxers de manière
provocante, faire cent pompes avant de se jeter sur l’amour, faire livrer cent roses pour la
Saint-Valentin, dénicher des endroits improbables pour donner un rendez-vous galant, offrir
un billet d’avion à la dernière minute. Il aimait l’art sous toutes ses formes et ses vibrations
intellectuelles avec Sarah plus tard devaient compléter leur parfaite alchimie sexuelle.
Leur relation se prolongea ainsi par une belle après-midi d’avril. Il l’invita ensuite à boire
un verre. Elle accepta ; elle n’était pas pressée de rentrer, car Paul avait un voyage prévu de
longue date sur Bruxelles.
— Je faisais mes études à Sciences Po, rue Saint-Guillaume et mon meilleur ami, Dan,
était en faculté de médecine à Necker, rue des Saints-Pères…
Une intimité immédiate, inattendue, relevant de la magie relationnelle qui pouvait survenir
entre certains êtres, s'installait. Elle sut immédiatement que leur relation aurait un sens et
beaucoup de profondeur.
— Vous vous voyiez souvent, avec tes amis ?
— Presque toutes les semaines malgré nos emplois du temps chargés. On se voyait au café
de Flore. Il m’a présenté Sophie.
— C’est drôle, dit-elle en observant le vol d’un oiseau dans le ciel.
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— Ma meilleure amie s’appelle Sophie.
Il lui raconta que Sophie adorait voyager. C’était son credo, sa raison de vivre. Elle écrivait
des poèmes et tentait le concours d’entrée en médecine à Necker, avec Dan. Mais sa tête était
ailleurs. Il l’avait laissée tranquille jusqu’en janvier. Elle travaillait fort. Lorsque le
classement fut affiché, Sophie n’eut plus d’espoir. Elle décida de se consacrer à la poésie qui
était sa passion. Lui décidait de se consacrer à elle. Et leur histoire démarra. Il avait du temps
pour elle. Les concours étaient derrière lui. L’été arriva et elle rejoignit sa famille sur Rennes.
Pour elle, la vie parisienne était finie. Elle reprendrait des études de biologie à l'université.
— Tu l’as suivie ?


— Je ne pouvais pas, je devais terminer mon cursus en finance. J’y suis allée deux
semaines durant l'été, mais je devais aussi travailler. Cette année-là, je ne suis pas rentré au
Maroc. Puis je lui ai écrit tous les jours pendant un an. Elle me répondait toutes les semaines,
le samedi en général et je recevais sa lettre le mardi.
— Puis, tu as trouvé un travail ici et tu es devenu Rennais.
— Oui.
— Votre histoire a duré combien de temps, avec Sophie ?
— Deux ans. Au fond, je crois qu’elle ne m’aimait pas. Elle était séduite par mon assiduité
et mes choix pour être près d’elle. Sa famille s’en est mêlée. Je n’ai jamais été invité chez
eux. Elle voulait le mariage. Ils n’en voulaient pas. Moi non plus.
— Je vois. Alors, tu es parti.
Quelques jours plus tard, il la rappelait. Ils se donnèrent rendez-vous au Thabor.
— Qu’est-ce que tu as envie de me dire là, tout de suite ?
— Que la vie est douce et que je suis heureux de t’avoir rencontrée.
— Moi aussi.
— Tu devrais aller voir comment sont plantés les cactus dans la grande verrière.
— Pourquoi ?
— Je te regarde t’éloigner puis revenir. Et puis ça pique, un cactus, et ça résiste à de fortes
chaleurs ; c’est intéressant. Il la regardait et son désir était immense.
Elle se rapprocha du bâtiment et vit sur un sol recouvert de fins gravillons couleur sable,
un petit remblai dont émergeait un tronc plein, dense, recouvert de picots, au pied duquel se
prélassaient des petites cactées rampantes. « Ça a l’air étouffant là-dedans, pensa-t-elle, et pas
besoin d’y être pour le ressentir ».
C’est comme s'il n’y avait pas d’air et que la poussière y régnait en maître. Les cactus y
semblaient bien. Ils grandissaient. La vie a une incroyable capacité d’adaptation au climat,
dit-elle. Et les humains aussi. En revenant, elle sentit le regard de Samy sur sa peau. Il était
resté assis sur le banc face à la verrière. Elle avançait lentement. Il la fixait derrière ses
lunettes de soleil et elle se sentit belle. Paul lui disait toujours qu’il l’aimait, mais parfois la
critiquait sur sa tenue, sa posture si elle se relâchait, et il ne le faisait pas tendrement à chaque
fois. Pour la première fois depuis longtemps elle sentit une intense présence de désir ou
d’amour, elle ne savait pas encore trop définir son sentiment.
— Les hommes comme les cactus s’adaptent à leur environnement. Je me suis toujours
adapté, ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil.
— Moi aussi, je crois, répondit Sarah. Depuis quelques années, je m’adapte à une situation
de couple qui ne me satisfait plus complètement. Il travaille trop. Je suis souvent seule. Il
manque d’attention pour moi.
— Nul n’est la propriété de personne. Tu es comme les cactus, Sarah, piquante et
adaptable. Tu as en toi de puissantes ressources.
Elle rit en disant que jamais personne ne l’avait encore comparée à un cactus. Il l'attira vers
lui tendrement.
— Je n’ai pas peur de tes pointes acérées, celles que je sens même si je te connais à peine.
Ce sont des flèches qui transportent aussi de l’amour.


Ce fut ainsi, autour d’une conversation de cactus, qu’il l'embrassa la première fois ; elle ne
l'oublierait jamais.


CHAPITRE XII
LES LARMES

Pendant cinq années, cinq longues années, Sarah et Samy entretinrent une relation intense
et passionnelle. Comme dans les tableaux d’Hervé Loilier, leur union se situait entre Orient et
Occident. Visage européen et turban, poses lascives, Sarah était comme une Marianne au pays
des mille et une nuits. Une Shéhérazade de France, prête à tout pour plaire à son Samy.
Certains jours, lorsqu’ils étaient ensemble, ils ne voyaient pas passer le temps, tout occupés à
leurs ébats. Sans projet commun, puisqu’inscrits dans le polyamour des deux côtés, ils
vivaient l’instant présent. Sans projection ni focalisation sur leur passé. Libérés de l’illusion
du temps. Inscrits dans la plénitude de leurs sentiments, car, oui, Samy et Sarah éprouvaient
une grande passion, celle qui fait pleurer des larmes de joie. Et elles pouvaient sourdre à tout
moment de leurs yeux. Une émotion pendant ou après l’amour parfois. L’évocation d’un
souvenir magnifique ; même celle de la mort qui les séparerait un jour. Les plus riches, les
plus vivants de ces pleurs étaient ceux qui survenaient lorsque Samy passait l’été au Maroc et
qu’ils ne se voyaient pas. Ils avaient chacun le goût de l’autre inscrit dans leurs sens : l’odeur
de la peau, son goût sucré, sa texture de soie, le bruit de leurs corps sur les draps mouillés. La
vision de leurs mains qui se tenaient pendant l’extase. Et lorsqu’ils étaient éloignés plusieurs
semaines, ces ancrages leur permettaient de parler et de ressentir leur énergie sexuelle. Ils
étaient deux fous d’amour. Capables certains jours de le faire quatre fois dans la journée,
même virtuellement, tout en vivant leur vie. Parfois, au cours d’une discussion sérieuse, ils se
kiffaient et c’était parti. Ce pouvait être au bureau. Une main sur la nuque, évocatrice de
délices. Ou dans la cuisine, si l’un s’appliquait de dos à une tâche, l’autre le déconcentrait en
deux secondes. Ils ne se lâchaient pas des yeux. Les mains de Samy couraient sur son corps,
dont il connaissait la géographie charnelle. Il avait les mains douces, toujours prêtes à
stimuler le bout de ses seins, les pinçant avec dextérité. Samy avait bien vécu et dans sa
pratique, on ressentait à la fois l’expérience et l’imagination. Une imagination débordante. De
la générosité aussi. Samy n’était jamais fatigué et il savait donner des orgasmes multiples.
Rien n’était fait dans la précipitation. Il n’y avait que des accélérations de cavalcade, des
galops physiques qu’il maîtrisait parfaitement. Les pauses étaient prétexte à se regarder, se
lécher avant de recommencer. Ils riaient aussi, jubilaient, remerciaient le ciel de s’être
rencontré. Sarah n’avait jamais rien connu de tel ni avec Paul ni avec ses amants. Jamais. De
jour. De nuit. Dans les hôtels, les maisons où ils se trouvaient. Ils avaient même testé le
couloir d’un hôtel à deux heures du matin, la rambarde de l’escalier, le bureau, la machine à
laver dans le garage ou encore le salon, ce qui était plus classique. Quand l’envie s’emparait
d’eux, seule une obligation impérieuse pouvait les arrêter. Tout ce qui pouvait attendre
attendait. Eckhart Tolle écrivait que la beauté naissait dans le calme de la présence. Les
maîtres zen utilisaient le mot Satori qui signifiait vide mental et totale présence. C’était ce


qu’ils étaient l’un à l’autre, présents, liés, imbriqués, confondus en un seul corps pendant
l’acte. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, les premières fois, ils avaient même eu des frissons de
bonheur.

Cela durait jusqu’à aujourd’hui, en ce printemps 2022. Les sensations n’avaient pas perdu
de leur intensité et c’était cela la magie de leur relation. Les pleurs provenaient de la joie
d’être aimé par quelqu’un qui donnait tout en amour. Pour Sarah, qui avait toute sa vie
souffert de la blessure d’abandon, le manque s'évaporait. Ses attentions pour elle la
comblaient. Les larmes, loin de convoquer la tristesse, évoquaient ici la béatitude d’une
relation exceptionnelle sur tous les plans ; la complicité, le partage de nombreux centres
d’intérêt, l’ouverture d’esprit de l’un et de l’autre pour appréhender et vivre leurs différences
culturelles. Comme on perd un peu le nord au sein de trop vastes espaces, chante Céline Dion,
ils se perdaient et se trouvaient dans la majesté de leur jouissance. Sarah avait toujours peur
de le perdre.

Samy avait longtemps occupé des postes prestigieux. De ce fait, il donnait souvent des
rendez-vous dans les halls de grands hôtels parisiens. Certains lui étaient particulièrement
chers par leur ambiance, notamment le Mayo dans le Hyatt Regency. Une coursive aux
rambardes vitrées égrenait les salles de réunion Lab4, Lab5, etc. Le sol de marbre blanc
reflétait les éclairages : les LED des plafonds, les néons qui encadraient les poteaux porteurs
de l’enseigne et la grande suspension, un assortiment de rectangles lumineux suspendus à des
filins de longueurs variables. Des sièges camel, des canapés gris perle étaient éparpillés
partout. Quelques tapis étaient là pour amortir les sons. Un brouhaha agréable, sur fond de
musique de hall d’hôtel, des basses très répétitives et un thème tout en discrétion. La musique
nous enveloppait si l'on y prêtait attention. Le thème durait quelques minutes et alternait avec
un silence, qui était aussi une présence. Puis un nouveau thème tout aussi discret survenait. Il
ne devait pas recouvrir les discussions. Quelques voix plus aiguës se posaient au-dessus des
autres. Des personnes discutaient debout autour de l'îlot central placé sous le luminaire
spectacle. En y regardant de plus près, il s'agissait d’une vaste borne de recharge pour
portables. Les gens passaient. Le restaurant Mayo était ouvert jusqu’à vingt-trois heures,
précisait un écran clair.
— Et si on dînait là ?, lui avait-il dit un jour qu’ils s’étaient attardés dans le hall.
Des murs capitonnés de rouge rehaussaient d’un peu de chaleur ce grand hall toujours
traversé par des dizaines d’inconnus. Les valises roulaient facilement sur le marbre. Des gens
attendaient, des gens se retrouvaient. On entendait des éclats de rire. Ils avaient beaucoup ri,
ce soir-là. Samy était en verve et connaissait des passages entiers des sketchs de Gad Elmaleh.

Lorsqu’elle l’accompagnait à l’aéroport en juillet, Sarah avait toujours la gorge nouée. Elle
ne lâchait pas sa main. Elle contactait le vivant en lui. Elle retenait le lien qu’il faudrait bien
lâcher. Elle savait qu’il reviendrait si Dieu le voulait, qu’ils pourraient encore profiter l’un de
l’autre, que la vie ne s’arrêterait pas dans cet aéroport. Mais ne plus le voir, dans les secondes
qui suivaient l’embarquement, lui créait toujours une déchirure vive. À cet instant précis, elle


aurait rêvé d’être sa femme, elle voulait partir avec lui, prendre ce vol, aller dans sa famille.
Elle ne parvenait pas à se décider, car elle aimait les deux, mais d’un amour différent. Elle se
trouvait femme libérée, mais captive entre Paul et Samy. Samy partait. Puis, il lui envoyait un
texto. Il lui fallait quelques heures pour que la douleur s’évanouisse. Cela lui rappelait la
nostalgie qu’elle ressentait à la fin de l’été lorsqu'elle repartait de la maison de ses parents
pour étudier à Paris. C’était comme si elle avait alors l’intuition de l’éphémère d’une maison,
d’une famille.


CHAPITRE XIII
LA GARE

Ils adoraient voyager ensemble. Sarah avait rejoint Samy sur Rennes un vendredi. Ils
avaient passé une soirée aux Champs libres. Quartier libre. Le samedi, vers 9H30, ils se
retrouvaient dans la gare attendant le Ouigo de 10H18. Ils s’étaient attablés au café Richard.
De grands poteaux métalliques blancs se déployaient en plusieurs endroits, en quatre ou six
branches, partant du premier ou du deuxième niveau. La structure globale de la gare était tout
en asymétrie. Il y avait des verres plats, concaves, convexes, des verres transparents ou
quadrillés, des verres sur la coupole parsemés de points bleus. Depuis le café Richard, on
pouvait apercevoir deux enseignes, celle de l’hôtel Kyriad et l’étal d’Edgar. Sur la grande
terrasse de la gare qui descendait en surplomb, formant une prairie, quelques bancs avaient été
installés. Une belle salle d’attente par temps clair. La superstructure de la gare s’offrait un
petit air de parenté avec Beaubourg, à l’exception des couleurs. Elle avait sa personnalité
propre. Trente ans d’attente et un TGV qui positionnait Rennes désormais à une heure trente
de la capitale. Sur la terrasse, une sculpture monumentale évoquant les formes molles d’un
Salvador Dali. Un cheval gris fer à deux têtes, aux pattes fines et immenses, dont la crinière
dégoulinait sur l’avant. Une posture qui évoquait peut-être le courage dans l’adversité quand
on savait qui était ce cheval.
— C’est un Finistérien, Jean-Marie Appriou, qui a réalisé l’œuvre souligna Sarah.
— Tu sais qu’il est loin de faire l’unanimité, rétorqua Paul.
— Tu connais la légende qui évoque ce cheval à deux têtes ?
— Non, raconte.
— Il s’appelle Morvarc’h. Il appartient au roi Gradlon, un roi légendaire de Bretagne. Et ce
cheval a un super-pouvoir ; il marche sur l’eau.
Samy regardait attentivement Morvarc’h. Il se souvint tout à coup qu’au musée de
Quimper, où l’avait amené une fois Sarah, il y avait une œuvre qui représentait cette légende
celtique.
— Connais-tu la chanson de Dan Ar Braz qui l’évoque ?
— Tu m’en demandes beaucoup, répondit Samy.
— Je te la ferai écouter.
C’était ainsi entre eux. Ils partageaient indubitablement le goût de la culture ; Paul préférait
la cuisine, le golf et avait des envies très terre-à-terre. Sarah reprit :
— Jean-Marie Appriou a été sélectionné pour une exposition en plein air à Central Park en
2019 et 2020. Ironie du sort, son guerrier était comme une annonce des temps troublés que
nous vivons : la guerre contre la Covid et désormais la guerre des Russes en Ukraine. Sa
statue n’a pas dû croiser beaucoup de passants entre mars et août 2020, puis elle fut retirée.
— En effet.


— Cet artiste s’inscrit dans la tradition des conteurs bretons et a su créer un univers
onirique et fantastique. Il explore aussi bien le monde humain qu’animal ou végétal.
— Incroyable, ce travail.
— En plus, il a connu une belle reconnaissance en France puisque Versailles, le palais de
Tokyo et la fondation Louis Vuitton l’ont exposé.
Le regard de Samy se promenait dans la gare. Il lut un panneau où était inscrit « À vous de
jouer » à côté d’un piano noir. D’ailleurs parfois la gare de Rennes résonnait de mélodies. Des
passants qui se faisaient plaisir tout simplement. Il faisait bon dans le café Richard. Sarah et
Samy partageaient ce moment. Puis Samy eut envie de se dégourdir les jambes. Il laissa Sarah
dans sa contemplation du cheval d’Appriou et partit scanner comme à son habitude les revues
politiques. On était en pleine campagne électorale pour la Présidentielle. Donel Jack’sman
avait écrit un sketch intitulé Macron Poutine et la guerre en Ukraine qui le faisait beaucoup
rire. Dans le kiosque à journaux s'étalaient les problématiques du moment. La revue « les
déviations » titrait « quête de sens », la thématique classique du changement de vie. Les
journaux de psychologie pullulaient et parlaient de bonheur, de vulnérabilité, de
développement personnel. Son regard fut attiré par un président, Emmanuel Macron, qui
suscitait les passions littéraires. Gaël Tchakaloff avait décrypté l’intimité du couple
présidentiel, un couple fusionnel et transgressif. Laurence Benhamou brossait sa vision du
quinquennat Macron, avec un titre évocateur « Le Solitaire du Palais ». Il y avait aussi sur les
rayons un livre de Nicolas Domenach et Maurice Szafran « Macrons, pourquoi tant de haine ?
» avec un bandeau jaune très marketing chez Albin Michel « Confidences au cœur du
pouvoir ». Les Français aimaient la politique, se dit Samy, et les vies romanesques de jeunes
ambitieux à l’instar de Rastignac ; il en faisait partie. Il rejoignit Sarah au café Richard. Leur
train était entré en gare. Ils pouvaient embarquer. Leur envie de partager ces moments de
complicité parisienne ne tarissait pas, depuis cinq ans que durait leur histoire.

Ils arrivèrent à Paris. Le métro parisien sur la ligne six, ligne aérienne qui de Montparnasse
filait vers l'Étoile, emportant les Bretons vers les lumières de la capitale. C’était une véritable
valse de poussettes en ce dimanche après-midi. Des braillards ficelés dans les sacs verts,
rouge, bleu, des dormeurs, des enfants calmes, des grands frères et grandes sœurs sagement
assis, des parents attentifs. Les roues des poussettes épousaient les roues des valises. Un
agencement restait à trouver en permanence par les protagonistes. Dehors, ce jour-là, le ciel
bleu invitait à la balade. Les familles étaient de sortie. Samy et Sarah étaient comme deux
intrus dans le jeu des sept familles. Ils étaient deux individus, uniques, tout à leurs
préoccupations de célibataires réunis. La question n’était pas de calmer le petit dernier ou de
donner des explications au plus grand qui posait une avalanche de questions. Ils s’occupaient
d’eux-mêmes, entièrement. « Enfin », se dit Sarah qui avait connu la vie familiale. Pour
Samy, la paternité était de l’ordre du fantasme, même si à travers ses nombreux neveux et
nièces, il avait l’occasion de discuter éducation avec ses cousines et sœurs. Ils appréciaient
leur liberté. Ils étaient heureux d’être en dehors de ce charivari, qui complexifiait la
cohabitation des rôles de père et d’amant, de mère et de femme amoureuse. Sarah remarqua
que plus les familles étaient nombreuses, plus les tenues étaient austères. Et même lorsqu’ils


n’avaient que deux jeunes enfants, les parents harnachés de sac ressemblaient plus à des
sherpas qu’à des divinités de l’amour. Ni Apollon, ni Phébus, ni Vénus. Les forces
nourricières, la dictature de la famille éclipsaient tout érotisme.

L’érotisme était le fruit de l’imagination. E cosa mentale. La formule évoquait Léonard de


Vinci qui l’associait à la peinture et ses variations infinies. Le sexe commençait bien avant
l’acte lui-même. L’expérience lui donnait ses lettres de noblesse. Répéter en se réinventant,
pratiquer le sens du détail, créer des spectacles intimes. Variations érotiques, imagination
délirante, générosité et performance physique en étaient quelques ingrédients magiques. Puis,
il y avait des fantasmes. Le fantasme du capot de la voiture était largement répandu. Une
voiture roulait donc pouvait varier les lieux à l’infini. Parking de nuit, forêt, aire d’autoroute,
bord d’un lac, bord de mer, route de montagne, sentier qui menait à une vigne ou vers un
champ de blé blond l’été. Combinaison de deux fantasmes, commencer sur le capot et
terminer dans la paille. On percevait combien les combinaisons de lieux créaient des
variantes. Et puis un capot, c'était chaud surtout si la voiture avait bien roulé. Le fantasme des
pétales de rose. On était ici au cœur du romantisme, de l’amour courtois. Leur couleur pouvait
varier autant que leur disposition. Elles pouvaient être combinées avec un massage à l’huile
d’argan. Elles pouvaient être dévoilées, former un chemin ou se dissimuler sous les draps.
Elles créaient un univers de féérie et de senteur. La couleur rouge évoquait la passion.
L’amoureux capable d’un tel geste touchait sa chérie en plein cœur. Le fantasme de la porte
cochère avait été véhiculé par un film des années quatre-vingt avec Juliette Binoche et Jeremy
Irons, « Fatale ». Suivre un impossible amour, laisser monter le désir ; présent derrière elle,
haletant, perdu dans la ville, corps tendu, prêt à bondir, prêt à jouir. Juliette montait avec son
futur mari et revenait pour vivre sa passion avec son futur beau-père. Leur passion charnelle
s’était imposée à eux, inattendue, insoupçonnée de tous ; il la baisait contre le mur de la porte
cochère. Des portes cochères, il y en avait partout. Certaines débouchaient sur des jardins, des
passages secrets ou comme à Lyon sur les traboules. Les portes évoquaient le passage du
calme à la tempête, de la tiédeur à la passion torride. La porte était une ouverture sur un
nouveau champ des possibles, mais parfois la mort rôdait ; Éros et Thanatos étaient
intimement liés. Les cosa mentale faisaient les couples. Léonard de Vinci avait le premier
défini cette notion : visualiser dans l’esprit un projet non encore réalisé, et, pour lui, ce qui
importait, c'était ce passage par l’image mentale avant la concrétisation. Il fallait de
l’expérience et du temps. Souvent, les deux manquaient. Tout nous poussait à ne pas inviter la
cosa mentale : l’éducation, la religion, le poids de la famille, les enfants, le système qui nous
enfermait dans la dépendance, avec crédits pour la maison, pour la voiture, quand ce n’était
pas l’égo ou l’ambition qui nous coupaient de la vie simple et de l’amour. Il fallait toujours
courir, être dans la performance, ne pas trop réfléchir et établir des process pour se simplifier
l’existence. Comme la relation de Sarah et Samy durait depuis cinq ans sans baisse
d’intensité, on pouvait dire qu’elle était portée par la cosa mentale. Si certains traversaient le
désert de l’amour, ils avaient trouvé les clés de l’abondance par leur imagination, leur audace,
leur capacité à jouer avec l’inattendu. Sarah jubilait, car elle adorait vivre des sentiments
ardents.


La seule période de son existence où elle avait été seule, sans relation, elle s’en souvenait
encore. Cela avait duré six mois. De l’été à l’hiver 1991. L’année où Gorbatchev avait
renoncé à la politique, elle n’avait pas renoncé à la passion, mais ne la trouvait pas. Elle le
désirait violemment. L’Ukraine cette année-là accédait à l’indépendance. Elle était à cette
époque dépendante de la séduction. Les promenades dans Paris lui semblaient insipides et
trop longues. Elle avait entrepris une folle quête de rencontres. Elle s’adressait à des inconnus
très facilement à la terrasse d’un café, en visitant des expositions. Nul besoin pour elle de
réseaux sociaux. Ils n’existaient pas en 1991. Marc Simoncini ne créerait Meetic qu’en 2001.
Seules les personnes comme elle, extraverties et avenantes, dotées d’un bon physique,
parvenaient à remporter un bon nombre de rendez-vous. Tout son temps libre était consacré à
des sorties en tenue coquette, afin de repérer et approcher les seuls hommes qui lui plaisaient.
Casanova girl. Avant Samy, Sarah avait connu plusieurs hommes dans sa jeunesse, avec
lesquels elle avait passé du bon temps ; des hommes qui l’avaient fait briller en société par
leur charisme, leur culture, leur conversation. Des hommes à sortir au restaurant, au cinéma
ou tout simplement pour faire tourner les têtes dans la rue. Elle avait passé avec eux des
après-midi savoureuses, mais jamais torrides, des soirées agréables, mais sans flamme dans
les yeux, des matinées culturelles sans érotisme. Elle avait découvert chez certains
l’impossibilité de se connecter à l’autre par peur sans doute de trop se dévoiler. Elle avait
croisé des fétichistes aussi, fétichistes des bas, des pieds, des mains, des seins. Pour eux,
donner du plaisir à l’autre devenait complexe tant était grande la tension de leur regard sur la
partie du corps ou l’objet convoité. Une fois sur deux, ils étaient mariés, mais ça ne semblait
pas leur poser un problème, en grande majorité, d’aller boire un verre avec une jolie jeune
femme. Elle en avait déduit que le mariage n’était plus aussi sacré pour nombre d’entre eux.
La suite était très variable. Certains n’avaient plus de nouvelles après le premier rendez-vous.
D’autres en obtenaient un second parfois à l’hôtel pour les plus charmants. Quelques-uns
avaient droit à quelques semaines si leur conversation et leur compagnie étaient jugées
intéressantes.

Elle agissait en homme. Complètement détachée des sentiments, pratiquant le sexe pour le
plaisir, sans lendemains ni promesses. Elle se grisait de nouveautés permanentes, tenait un
carnet de bord rempli de prénoms et d’appréciations. C’était comme une enquête, une envie
de savoir ce qui se cachait derrière les relations homme femme. Elle ressentait le côté
prédateur et fier d’être séducteur ou plutôt séductrice. Elle savait que les femmes libres étaient
mal jugées dans la société, que l’on n’utiliserait pas des mots de conquête, de victoire, mais
plutôt de pathologie avec l’affreuse qualification de nymphomane, salope, putain... ce qu’elle
n’était pas du tout. À l’époque, elle préféra taire ces agissements. Tous la croyaient réservée
et sage. Cri de victoire pour les mâles portés par le patriarcat, vie secrète pour les femmes
attirantes. Elle n’était pas féministe et ne le fut jamais, mais commençait à comprendre tous
les défis du sexe féminin. Elle avait mesuré la rareté et la qualité de sa relation avec Samy,
lorsqu’après une brouille stupide, ils ne s’étaient pas parlé pendant quinze jours. Samy était le
seul depuis bien longtemps à lui donner des orgasmes sincères, c'est-à-dire du plaisir avec du


savoir-faire, mais surtout avec le cœur. L’autre jour, pourtant, elle lui avait écrit, car après
cinq ans de relation, tout n’était plus aussi rose dans le quotidien. Elle était un peu perdue.
Leurs souvenirs communs s'inscrivaient à tous les coins de Rennes, dans les alentours,
ponctués de fous rires, de moments de partage. Ils avaient beaucoup marché partout, observé
des canards sur les plans d’eau. Rattrapés plusieurs fois par la pluie surprise qui caractérisait
la Bretagne, ils étaient revenus imbibés d’eau et avaient dû littéralement essorer leurs
vêtements. Ils avaient aussi visité des sites aux alentours. Sarah adorait les sites mégalithiques
et tout ce qui tournait autour de la légende arthurienne. Ils avaient visité des douves de
château, pique-niqué sur des sites qui avaient alors du sens pour lui. Car Samy aussi avait sa
Bretagne romantique. Ils avaient partagé, mêlé leurs vies. Dans sa lettre, elle lui avait écrit
qu’elle avait toujours le désir de lui, mais qu’il fallait libérer certaines choses. Comprendrait-
il ? Il leur fallait parler de certains blocages dans leur relation. Elle aurait aimé plus de
romantisme et de manifestations de tendresse, dans la vie quotidienne. Voudrait-il en
débattre ? Écrire seul face à sa feuille blanche était toujours un exercice vertigineux, car on ne
pouvait observer la réaction de l’autre. Exercice dangereux aussi qui laissait des traces et
pouvait être mal interprété. Mais Sarah pensait que lui écrire c’était aussi lui donner cette
liberté de recevoir le texte et de réagir dans sa propre intimité. Cela permettait l’introspection
et pouvait déclencher une prise de conscience. Tout n’était plus aussi parfait que lors de leurs
deux premières années. Il le savait et ne serait pas surpris, au bout de cinq ans de relation,
dont deux de Covid, de distance physique, d’épreuve relationnelle qu’ils avaient pourtant
passée haut la main. Ses souvenirs avec Samy étaient toujours originaux et elle aimait se les
remémorer. Notamment la scène du bar, une des scènes fondatrices de leur érotisme
aventureux. Puis il y avait eu la forêt de Brocéliande, les menhirs de la Roche aux fées, les
douves de Châteaugiron, avec à chaque fois des sensations différentes, des évocations
culturelles variées, ce qu’elle aimait au plus haut point. Il y avait aussi les berges de Pont-
Réan, au sud de Rennes. Ah, les berges de Pont-Réan !


CHAPITRE XIV
L’EXPOSITION

Arrivés à Paris, Sarah et Samy avaient prévu de se rendre au Palais Galliera pour
l’exposition Vogue 1920 2020. Dès l'entrée, les couvertures de magazine plongeaient les
visiteurs dans l'ambiance d’une époque. Un spécial numéro double de décembre 1999 /
janvier 2000 attira l’attention de Sarah. Une femme brune, cheveux courts, lèvres rouge sang,
sculpturale et nue, tenait une pomme verte croquée et portait à son poignet un bracelet
serpent, tête orientée vers la main. Tout dans l’attitude du mannequin évoquait le désir.
Passage vers le nouveau millénaire, la revue avait choisi le thème universel par excellence.
Sarah se souvenait de ce passage à l’an 2000 à Paris et de cette revue qu’elle avait feuilletée
dans une salle d’attente dans laquelle une photo artistique était restée gravée dans sa mémoire,
celle d’une femme nue suspendue par une courroie au-dessus de l’eau, regardant son reflet.
Plus tard, elle découvrait l’essor du shibari dans certains milieux libertins. C’était incroyable
de la retrouver vingt-deux ans plus tard ici. Samy et Sarah se mirent à déambuler avec
nonchalance à travers les époques antérieures. Au milieu des photos de mode apparaissaient
des monstres sacrés du cinéma et de l’art : un Jean Cocteau énigmatique, main droite posée
sur le coude gauche, avoisinant un buste qui mimait sa posture, un Belmondo badin tenant
une rose rouge dans son dos, le Marlon Brando qui incarnait la puissance sexuelle dans un
« Tramway nommé désir », enfin le Depardieu habité par son côté animal et sombre. Tout à
coup, au détour d’une salle, Sarah marqua un temps d’arrêt. Paul et Maud étaient là-bas, main
dans la main, devant une photo de femme amazone, cheveux blonds au vent, courant au
milieu d’herbes blondes, dans une tenue plissée couleur or. Elle n’en croyait pas ses yeux.
Elle les observa, collés l’un à l’autre, complices et rieurs. Que pouvait-il lui chuchoter à
l’oreille en caressant ses cheveux blonds ? Qu’elle ressemblait à l’Amazone ? Sarah
commençait à bouillir intérieurement. Passant derrière elle, Samy lui effleura l’épaule, lui
montrant la photo suivante. Sans s’en apercevoir, elle était restée figée devant la photo de
Brando plus de cinq minutes.
— Il est beau, n’est-ce pas ? Il t’attire ? Mais tu vas voir tout à l’heure à l’hôtel…
Sarah lui prit la main et volontairement la posa sur sa taille afin qu’il l’attire vers lui. Il
sentait bon. Elle mit sa tête dans son cou et lui glissa furtivement.
— Paul et Maud sont là-bas.

Elle était avec Samy, mais jalouse de ce qu’elle voyait, car elle aimait encore Paul, et cette
rencontre inattendue la bouleversait. Elle se souvenait comment il l’enlaçait quand, plus
jeunes, avant la naissance des filles, ils passaient leur temps à visiter des expositions. Il lui
parut à cet instant si différent du mari qui rentrait à la maison en 2022. Il semblait avoir dix ou
quinze ans de moins. Elle la trouva belle, mais trop petite ; il devait la soulever sans problème


et peut-être même lui faisait-il l’amour contre le mur, ce qui avait toujours été son fantasme.
Même Samy, qui était grand et fort ne parvenait pas à cette prouesse vu sa taille à elle. Elle
les imaginait fous de désir dans sa maison du quai de l’Odet. Elle ressentit de la rivalité avec
cette femme, plus encore que lorsqu’elle la croisait parfois sur le marché de Quimper. Samy
scruta Paul qu’il n’avait jamais croisé.
— Viens, lui dit-elle, allons plus loin.
Elle avait besoin de souffler un peu, de se détacher de cette image. Ils continuèrent
l’exposition. Ils s’arrêtèrent sur une photo qui leur parlait au cœur. On y voyait un Sahraoui
emportant, posée sur son bras, une femme européenne, belle, élancée, drapée d’une jupe
orange à pois. Sa tête se penchait en arrière, elle se laissait emporter comme si le vent, qui
jouait avec ses voiles, la faisait chavirer telle une poupée de plume. L’homme marchait droit
devant, sûr de lui, dans le sable du désert.
— Je vais t’enlever comme lui, lui chuchota Samy.
Sarah lui sourit, mais elle avait la tête ailleurs. La poésie de l’image l’aurait emportée en
temps normal et elle aurait apprécié l’instant ; elle était comme cela Sarah toujours prête à
rêver et se laisser flotter. Désormais, Paul et Maud étaient derrière eux et pouvaient surgir à
tout moment dans leur sillage. Comment réagirait Paul lorsqu’il l’apercevrait ? Et elle, que
ferait-elle  ? Elle n’était plus maîtresse de ses sentiments. Elle embrassa Samy sur la bouche.
Il lui caressa le dos. Fallait-il vite sortir de l’exposition  ? Elle n’en avait pas envie. Elle
voulut rester. De grandes images très colorées étaient suspendues. Une femme d’attitude
guerrière, cuisses écartées, debout, vêtue en rouge et bleu, se tenait là, bouche ouverte pour
évoquer un cri de puissance. Paul et Maud se rapprochèrent. Elle savait qu’ils les avaient vus.
Maud semblait gênée ; elle se blottissait derrière Paul comme pour se cacher. Paul avança
vers eux et leur sourit.
— Ça alors, quelle surprise !
Il serra la main de Samy et lui dit être enchanté de faire sa connaissance. Paul était très à
l’aise. Maud ne disait pas un mot. Samy lui répondit poliment :
— Moi de même.
Sarah croyait rêver. Ils échangèrent quelques mots sur la mode, les tenues extravagantes,
les mises en scène. Ils avaient apprécié l’exposition. Sarah regardait Maud sans douceur. Paul
le ressentit et pensa rapidement qu’il était temps de s’éclipser. La discussion avait duré moins
de cinq minutes. Ils n’étaient pas encore prêts à dîner ensemble, encore moins à partir en
week-end, comme Paul parfois peu réaliste le suggérait à Sarah, en cas de séparation.
— Nous allons vous quitter, dit-il ; profitez bien de votre journée.
Maud semblait soulagée. Sarah fit un sourire forcé et les salua. Ils s’éloignèrent.
— Elle est vraiment petite… et pas très causante ! ne put-elle s’empêcher d’ajouter.
Elle prit la main de Samy et devant eux, marchant lentement comme pour les narguer,
envoyant ses cheveux sur ses épaules d’un geste provocateur, se déhanchant habilement, elle
se dirigea vers une autre image évocatrice de sensualité. Celle de Paul sortant de l’exposition
avec Maud resterait gravée à jamais dans sa mémoire. Comment se pouvait-il que Paul lui ait
caché qu’il serait à Paris ce week-end  ? Le doute s’installait sur la franchise réelle de leurs
échanges, et il lui serait difficile de conserver une entière confiance. Il lui avait même menti  !


Car ce week-end était censé être un temps professionnel. Mais pourquoi l’avoir fait ? Elle se
remémora le planning de Paul la semaine précédente. Il avait passé plus de temps chez Maud
que d’habitude  ; sans doute ne voulait-il éveiller aucun soupçon en ajoutant un week-end
d’amour avec elle. Quelle déception, au-delà de la jalousie qu’elle venait de ressentir  ! Si
l’hypocrisie s’infiltrait dans leur couple, on s’éloignerait des valeurs du polyamour, le respect,
la confiance, le partage. Il était toujours très compliqué d’avoir l’adhésion totale des
partenaires. Il fallait sortir de la jalousie inutile qui consistait à comparer  ; il fallait se
concentrer sur le fait de vivre le présent qualitatif. Il fallait s’extraire de la compétition et de la
rivalité. C’était simple à dire… plus complexe à mettre en place. Le point central était le
consentement de tous, sachant qu’il pouvait évoluer. Car nul n’était à l’abri de poussées de
concurrence ou de remontée de valeurs toxiques qui remettaient le jeu sur l’échiquier.
L’attente la plus importante à éliminer était l’exclusivité et la valeur positive sur laquelle se
focaliser était la suivante : être heureux que notre partenaire puisse prendre du plaisir en
dehors de notre compagnie. Il fallait une sacrée dose de confiance en soi, bien se connaître et
malgré cela nul n’était à l’abri de situations conflictuelles au cas où le consentement ne serait
pas clair. La communication en polyamour était une clé majeure.


CHAPITRE XV
L’ATTENTE

C’était l’été. Ils passaient l’un derrière l’autre dans le village. Des regards les scrutaient.
Sarah portait une mini-jupe et un corsage décolleté. Samy arborait fièrement sa musculature
sous un tee-shirt échancré. Ils avaient soif et décidèrent d’entrer dans ce bar. Personne. Sauf le
barman qui les salua. La télévision égrenait des publicités, parfois un clip passait sur M6
Music, car le barman zappait. La porte du bar restait ouverte pour faire circuler l’air. Ils
commandèrent deux bières pour se rafraîchir, s’étourdir peut-être. Avec ces températures
estivales, à quinze heures, alors qu’ils n’avaient rien mangé, ils pourraient être saisis de
faiblesse. Il avait sans doute envie d’elle. Il avait toujours envie d’elle. Elle le regarda en
buvant, tout en gardant sa distance. Un paravent les séparait du barman. Ils étaient bercés par
la chaleur, le brouhaha de la télé, celui plus assourdissant de l’extérieur. Il lui prit la main et
regarda derrière lui. Toujours personne dans le bar. On entendait le barman en pleine
conversation téléphonique, mais impossible de déchiffrer ses propos. Samy se leva pour
vérifier qu’ils étaient seuls. Puis c’est son téléphone à elle qui sonna. Une affaire à négocier.
Elle décrocha et se lança. Il s’éloigna quelques minutes dehors pour humer l’air et la laisser
tranquille. Puis, il revint. Il s’approcha d’elle, lui caressa les seins, lui écarta les cuisses et
doucement enfonça ses doigts au plus chaud de son corps. Elle eut un instant de trouble, une
micro-seconde qu’elle maîtrisa parfaitement. Ses doigts la pénétrèrent. Elle continua sa
négociation, et le regarda en souriant. Il décida d’aller plus loin et baissa son pantalon. Sans
un mot, ralentissant son souffle pour ne pas la déranger, ses yeux profondément ancrés dans
les siens, qui le regardaient. Son esprit à elle était tout à la négociation, mais son corps le
désirait. Lui voulait lui montrer sa présence douce et pénétrante, sa virilité dominante, sans
pour autant être écrasante. Cela dura encore quelques minutes. Des va-et-vient. Il accéléra, il
ralentit. Le rythme de son discours à elle ne changea pas. Mais son corps se tendit comme un
arc. Il la caressa et doucement s’éloigna. Elle raccrocha. La négociation était terminée. Ils
restèrent là, hébétés pendant quelques minutes, sans parler.
— Viens, il est temps de sortir. Je vais régler. Je te retrouve dehors.
Une autre fois, Samy avait proposé à Sarah de réaliser une séance photo avec un nouvel
appareil qu’il venait d’acquérir. Elle avait été très en avance. Ils avaient décidé de se retrouver
chez lui.
— Entre et mets-toi à l’aise. Je te sers un verre ?
— Volontiers.
— Amaretto ? Porto ? Cocktail ? Spritz ?
Samy était un musulman qui n’appliquait pas tous les interdits de sa religion, mais il
pratiquait le ramadan et faisait la prière en l’aménageant par rapport à ses activités
professionnelles.


— Amaretto, je te remercie ; alors, dis-moi, tu veux faire ces photos pour ton plaisir ?
— Oui, et le partage de sensations avec toi.
— Quel genre d’esthétique recherches-tu ? Graphique ? De la couleur ? De la fantaisie ?
Du baroque ?
— J’aime la couleur et j’aime les fleurs. Tu as vu le film « Le diable s’habille en Prada » ?
— Oui, je crois.
— Il y a une scène où Meryl Streep, alias Miranda Priestly, rédactrice en chef de Runway,
refuse une couverture avec des petites fleurs, car pour elle, c’est mièvre, ringard, juste pas
possible. Ça montre aussi l’influence de la mode sur notre inconscient collectif. Ceci dit, nous
sommes en 2022 et le film date déjà de 2006 ou 2007, je ne sais plus ; nous avons tellement
changé de monde en si peu de temps, de prisme, de regard. Surtout avec cette accélération
délirante due au Covid. Plus rien n’est comme en 2006… ; alors les fleurs, si ça me plait, je
prends !
— Ouah, je suis épaté par ta capacité à affirmer tes choix, tes convictions.
Il aimait, chez les Européennes, cette grande liberté d’esprit, qu’il commençait à trouver
chez les filles les plus modernes de Casablanca, mais avec toujours, tout de même, le poids de
la culture.
— Aujourd’hui, tout le monde s’assume et donne son avis sur tout ; alors, je peux choisir
mes fleurs. C’est le privilège de vivre en 2022.
— Alors, on y va : on fera un fonds floral.
C’était fou comme un choix en disait long sur une personne et si on observait tout ce
qu’elle portait, tout ce qu’elle disait avec la plus grande attention, nous en savions déjà
beaucoup sur elle.
— Oui, mais je veux de la diversité. Un bouquet mono-composé ça m’ennuie. Il faut que
ça explose dans l’architecture du bouquet, la variété des couleurs, la taille des feuilles, la
forme des fleurs. Certaines sont douces, veloutées, légères, effacées  ; d’autres piquantes,
imposantes, voire effrayantes. Je veux des fleurs en boutons et des fleurs épanouies. On
devrait presque entendre le bruit des abeilles qui approchent ; sentir au bout des doigts la
texture d’un cœur de marguerite, d’un pétale bleu retourné en corolle. À côté de chez moi, à
Quimper, il y a un hôtel, le Ginkgo biloba. J’adore la symbolique de cette plante, croissance et
longévité, car je sais que ma vie s'inscrit sur ces deux axes. Dans une de leurs chambres, ils
ont posé un sticker mural qui représente un peu le bouquet dont tu parles.
— Il faudrait leur demander l’autorisation de faire la séance de photos à côté.
— Je les appellerai. Je serai heureuse de poser pour toi.
— Je poserai mon regard sur tes courbes.
— Tu me feras frissonner.
— Je ne pourrai pas détacher mes yeux de l’objectif.
— J’attendrai que tu le fasses pour que tu voies aussi mon expression.
— Ouiiii.
— Je te regarderai avec amour.
— Je le sais.
— Les fleurs disparaîtront du paysage ; il n’y aura que nos deux visages face à face.


— Et l’énergie de notre relation.
— J’attends ce moment avec impatience.

L’attente était pour eux une immense source de plaisir partagé. Dans le polyamour, on
ressentait toujours cette tension du plaisir présent avec l’un et de la joie à venir avec l’autre,
dans la diversité. Sarah savait qu’après Samy, elle pourrait avoir avec Paul de beaux moments
heureux, si elle le décidait. Ils adoraient voyager. Elle attendrait qu’il revînt de Paris pour lui
proposer d’en organiser un. Ce serait agréable d’en parler, de lancer des idées, de les étudier
dans leurs agendas avec des points d’interrogation. Il fallait toujours laisser le temps au
temps. Paul avait ses contraintes professionnelles et les questionnements seraient nombreux.
Sarah avait toujours rêvé de partir à Oman et de bifurquer ensuite sur Dubaï. Ils prendraient
les guides de voyage, passeraient leurs soirées à les feuilleter, programmeraient des visites en
optimisant la météo. Il fallait partir idéalement entre septembre et mai. S’ils en parlaient dès
janvier, ils auraient neuf mois de leur vie pleine de ce projet commun. « Mais partir loin n’est
pas la seule option pour être heureux », se disait Sarah. Ils pourraient aussi juste prendre la
voiture et partir marcher sur la côte bretonne. Les endroits splendides pour magnifier leur
amour ne manquaient pas. Et à chaque fois qu’ils s’y rendaient, même pour la troisième,
quatrième, cinquième fois, ils appréciaient la beauté du lieu par anticipation. Lorsqu’ils
découvraient un nouvel endroit, alors c’était le plaisir de la surprise. Lorsqu'ils étaient partis à
Perros-Guirec ils n’avaient pas imaginé la beauté du coucher de soleil sur les rochers roses du
site de Ploumanac’h, en français « la mare du moine ». Ils étaient descendus dans une location
saisonnière qui s’appelait la maison du sentier, avaient dîné face à la mer et visité le site avec
délice. La délectation, ils la convoquaient aussi les week-ends où ils étaient ensemble et
allaient au marché acheter des poissons frais et des légumes qu'ils aimaient cuisiner. Ils
savaient encore partager de bons moments à deux et bien sûr en famille avec Laure et Marie.
Mais ils attendaient chacun de revivre une passion amoureuse pour se faire plaisir et ils se
l'étaient autorisés. Leurs amis proches les observaient avec curiosité, beaucoup n’osant pas
franchir le cap de la double relation par peur de ne savoir tout gérer et de tomber dans la
confusion des sentiments.


CHAPITRE XVI
LES CHAUSSONS

Paul et Maud aimaient échanger sur de nombreux sujets, la vie, la famille, les amis, la
cuisine, le travail. Leurs soirées serpentaient dans la sérénité et la joie d’être tout simplement
ensemble.
— Dis-moi, Paul, ce que je t’apporte.
— Tu le sais, ma chérie, ton calme et ta douceur m’apaisent.
— Tu en as besoin.
— Bien sûr, j’apprécie ton sourire quand j’arrive, les soins tout particuliers que tu as pris
pour me faire plaisir, les bougies que tu allumes. Et toi, dis-moi ce que je t’apporte.
Elle ne put s’empêcher d’évoquer Cédric comme si dire tant de bien sur Paul était une
insulte à sa mémoire. Les humains étaient ainsi faits : ils voudraient rester fidèles, mais ne le
pouvaient pas tous.
— Cédric était un homme adorable et prévenant. Il s’intéressait surtout à moi. Sa première
parole, lorsque nous nous retrouvions le soir, était alors « ma chérie, quels bons moments as-
tu passés aujourd’hui ? »
Paul aimait bien quand Maud lui parlait de Cédric, de leur relation, de l’amour qu’elle
avait éprouvé, car cela la rendait toujours belle.
— Tu es belle Maud, tu es rayonnante.
— Mais je n’ai pas répondu à ta question, dit-elle en battant des cils.
— Alors, petit papillon, la taquina-t-il, quand vas-tu me répondre ? Dis-moi ce que je
t’apporte.
— Je suis admirative de ton intelligence, et avec toi, j'ai l’impression d’être plus brillante.
— C’est tout ?
— Non, bien sûr. Tu me rassures aussi. Après la disparition de Cédric, je me suis sentie si
seule. OK, Rozenn était encore présente toutes les semaines. Quand elle ne pouvait pas venir,
je ne pouvais pas maintenir mon envie de vivre. Son corps me manquait ; ses lettres d’amour.
Paul trouvait que Maud avait eu de la chance en vivant avec son époux une telle affection
faite d’attention et de tendresse. Vingt ans après leur mariage, il lui écrivait des lettres
enflammées encore et encore. Désormais avec lui, elle apprenait à aimer la vie et à se cultiver,
à réfléchir par elle-même. Il eut à cet instant une pensée pour Sarah, qui ce soir-là n’avait pu
se rendre à Rennes et devait se sentir seule, dans sa maison, de l’autre côté de l’Odet. Il se
sentit déchiré. Il eut un pincement au cœur, mais se ressaisit, afin que Maud ne perçût pas que
ses pensées avaient vagabondé ailleurs. Ce n’est que plus tard dans la nuit, alors qu’elle
dormait, qu’il ressentit de la culpabilité vis-à-vis de son choix égoïste.
Maud reprit :
— Cela ne t’ennuie pas que je te parle de Cédric ?


— Non ma chérie, car je sais que cela te fait du bien.
Et puis, se dit-il, « Cédric est parti. Il ne me reprendra pas Maud. À quoi bon s’arc-
bouter ? » Il voulait tant lui plaire. Il la prit dans ses bras pour la câliner, l’embrassa
tendrement sur la bouche. Il sentit son sexe vibrer. Il caressa ses seins. Elle n’était plus une
veuve. Elle redevenait une femme. Il sentait son désir pour elle, bien présent, une clameur qui
annonçait des moments d’extase. Elle ne pouvait plus retenir son envie. Il l’attira vers lui.
— Je t’aime, Paul.
— Moi aussi. Je suis avec toi.
Et d’un œil coquin, il pensa : « bientôt en toi ».
— Nos deux corps s’enflamment.
— Embrasse-moi encore et encore ardemment.
— Tu es la reine de mes nuits.
Elle approcha encore sa bouche et écouta son cœur battre. En peu de temps, ils se
retrouvèrent nus sur le canapé.
— Tu m’embrases, dit-elle, les yeux rêveurs… Je n’avais pas imaginé pouvoir revivre
cela.
— Tu es magnifique. Ta peau est aussi douce que toi.
Il la caressait entièrement comme pour envelopper de ses mains la parfaite carnation de
son incarnation, appréciant le pigment, la texture et le parfum. Il laissait s‘écouler le temps de
cette soirée. Ils n’étaient pas pressés. Il décida même de ne pas la pénétrer, car il savait que
l’explosion du petit matin n’en serait que plus violente.
— Que voudrais-tu que nous fassions lors de notre prochain week-end à Paris  ?, lui dit-il
en caressant son sexe avec ses doigts.
— J’aimerais me promener vers la place de la République. Je ne connais pas le quartier. Il
est très vivant, paraît-il.
— Tes désirs sont des ordres, ma belle. Je réserverai un restaurant.
Maud adorait que Paul prenne les détails de leur séjour en main. Ayant peu quitté Quimper
avant lui, ces séjours parisiens étaient l’équivalent pour elle de ce qu’aurait pu être pour lui un
voyage au Pérou. Paul était enchanté par la simplicité de ses goûts. Ceci contrastait fortement
avec les habitudes de Sarah, et, par respect pour elle, il n’aurait pas accepté de programmer
des séjours trop coûteux pour Maud.
— Nous pourrions aussi nous promener dans le quartier de l’Opéra Garnier. Voudrais-tu
voir un ballet ?
Ses mains commencèrent à danser sur ses seins. Elle semblait apprécier ce massage rythmé
et ferma les yeux.
— Mes mains sont des petits chaussons de danse qui ont découvert la plus jolie scène qui
soit.
— Continue, dit-elle, dans un soupir.
— Les petits chaussons voudraient rester ici, mais on les appelle là-bas.
Il descendit sa main vers son sexe.
— Car il fait chaud tout en bas.


Il appuyait ses doigts avec patience contre son clitoris, veillant à la maintenir dans
l’excitation sans déclencher le volcan. Il faisait de petites accélérations puis ralentissait.
— Il fait si chaud qu’ils vont remonter.
Et ses doigts partirent explorer la souplesse de son ventre, la rondeur de ses fesses. Il resta.
— Les chaussons ont découvert une planète si ronde, si moelleuse qu’ils vont passer la nuit
ici.

Elle rit. Il la pressa contre son corps, sentant la chaleur de son sexe contre le sien. 2022,
année érotique comme soixante-neuf, Jane et Gainsbourg. Tout dans la société était érotique,
les influenceuses, la publicité. On vendait un yaourt en montrant la sensualité du velouté. Les
magazines se colportaient grâce aux histoires d’amour et de sexe des stars, deux notions bien
différentes, puisque la première parlait de confort et la seconde de désir. Délicieuse saveur de
vos envies irrépressibles. Et sur les réseaux sociaux, les images les plus virales étaient celles
qui parfois paraissaient incongrues, mais suffisamment évocatrices. Paul se souvenait de celle
d’un match de baseball aux USA, où le frappeur était filmé de dos face à l’équipe adverse.
Une chorégraphie assortie de gestes voluptueux visa à le déstabiliser. C’était à la fois drôle et
inattendu. On était loin de l’esprit spartiate des sportifs qui sacrifiaient leur jeunesse à leur
entraînement et à leur performance. L’érotisme dans le sport, c'était vraiment inhabituel.
Maud de son côté se réjouissait que des Instagrameuses puissent inspirer des millions de
jeunes femmes rondes. Elle pensait à sa fille Rozenn, qui n’avait jamais été mince et était
beaucoup plus heureuse à cette époque que dans d’autres, qui avaient davantage subi le diktat
de l’hyper minceur. Paul et Maud aimaient bien parler de leurs corps. Ils avaient envisagé de
se faire des tatouages, pour en sublimer certaines parties. Maud aurait aimé une rose dans le
creux des reins. Classique. Paul, un aigle sur l’épaule, discret en costume. Paul imaginait
parfois combien la levrette serait encore plus excitante avec cette rose  ; il voyait aussi Maud
qui enfouissait sa tête dans l’aigle lorsqu’ils se retrouvaient face à face, l’un dans l’autre. Les
moments de plaisir à deux dans la relation de polyamour donnaient un sacré piment à la vie.
Pour l’instant et tant que tout pouvait fonctionner dans l’entente et le partage du temps,
malgré les quelques moments de tension avec Sarah, Paul préférait poursuivre sur cette voie.


CHAPITRE XVII
L’ATTENTION

De retour chez lui, le lendemain, Paul trouva une Sarah tendue. La journée de travail avait
été harassante pour eux deux, ils étaient assis sur une poudrière ce soir-là. D'ailleurs, les
hostilités ne tardèrent pas :
— Il faudra beaucoup de temps pour que j’accepte ce que tu m'as imposé. Je ne pensais pas
que tu trouverais une histoire à deux pas de la maison. C’était pourtant ce que tu m'interdisais.
— On ne choisit pas de tomber amoureux, Sarah.
— Es-tu conscient des conséquences pour moi au quotidien ? Je la croise souvent au
marché.
L’éternel dialogue de reproches et de mauvaises ondes reprenait  ; Sarah baissa les yeux.
Un silence profond s’établit entre eux. Quelque chose s’était brisé, même s’ils faisaient
encore semblant d’y croire.
— Je crois au polyamour.
— Tu ferais mieux de croire en Dieu.
— Arrête avec ta religion. On ne va pas parler de ça. Tu connais mon point de vue.
— La religion, ce n’est pas une question d’opinion, mais de foi. Tu as perdu la foi !
— L’ai-je eue un jour ?
— C’est bien ton problème. Et c’est ce qui te fait parfois agir sans réfléchir aux
conséquences.
— Tu sais bien que je sais où je vais.
— Oui, ton Dieu, c'est l’argent. Tu ne me laisseras pas pour l’argent.
— Ne dis pas n’importe quoi.
— Alors, dis-moi ta motivation profonde pour rester avec moi.
— C’est l’amour que je te porte. Tu le sais. Pourquoi me le faire répéter tout le temps ?
Sarah avait du mal à admettre une chose : que Paul l’aime autant qu’il le disait, puisqu’il
lui fallait Maud. Elle qui avait souffert pendant des années du manque d’attention de Paul se
demandait comment elle pourrait ressentir de sa part plus d’attention en moins de temps.
C’était pourtant ce qui se passait, quand il revenait heureux de son travail et de chez elle.
Mais pas toujours. À vrai dire, ceci devenait même de plus en plus rare. Ce soir-là, elle
retrouvait le Paul d’avant… Celui qui ne parlait que de lui, de son travail, sans vraiment
s’intéresser à elle. Force était de constater que oui, parfois, depuis qu’il entretenait cette
relation, il lui portait davantage d’attention. Parce qu’il s’épanouissait avec deux femmes
différentes, Paul l’écoutait davantage, lui prodiguait plus de soins et d’attention quand il était
avec elle. Depuis dix ans, ils s’étaient perdus dans le libertinage et avaient troqué leurs soirées
en amoureux par des soirées en club. Paul voulait autre chose depuis longtemps et avait
proposé ce parcours.


Elle se demandait pourquoi, à chaque fois, elle n'imposait pas son choix à elle, pourquoi
elle cherchait en permanence la protection, quelqu’un qui décidait pour elle. Elle avait besoin
de s’affirmer et ne devait pas en permanence rechercher l’attention de l’autre de façon
maladive. Sarah était tiraillée dans ses paradoxes. Elle savait qu’elle devait avancer. Pour elle,
tout ce que l’on faisait, tout ce que l’on disait ne devait aller à l’encontre de l’unité familiale
et elle pensait que les mères étaient garantes de cette harmonie. Elles étaient les gardiennes du
temple. Si on observait bien, dans les familles dysfonctionnelles, et elles étaient une majorité
large, ces piliers féminins de douceur et de fermeté étaient défaillants et ne savaient pas gérer
les conflits inévitables liés aux sentiments humains. Elle en avait fait l’expérience avec ses
parents. L’arrivée de Maud dans la vie de Paul accélérait la séparation. Il était temps pour
Sarah de prendre son envol et de faire des choix clairs et sincères. Depuis toujours, elle rêvait
de se lancer dans la peinture.
Sarah voulait développer sa créativité, et pour cela, il faudrait se préserver des moments de
solitude, de présence à soi. L’homme, qui avait inventé la fusée, et c’est ce qui le distinguait
des animaux, notamment du chat, ne savait pas se détendre, lâcher prise et ne rien faire,
comme sa majesté des foyers domestiques. Quelle terrible lacune ! Si vous lui demandiez de
rester assis 15 minutes sans bouger, il verrait passer ses pensées, pourrait les observer.
Nombreux étaient ceux qui préféraient manipuler une télécommande déclenchant des
impulsions électriques douloureuses, plutôt que de ne rien faire. Or, si on ne laisse pas
l’imagination vagabonder, si on ne tait pas la stimulation cognitive permanente, si on ne prend
pas ce temps d’arrêter le temps, comment avoir des idées novatrices ? Gerald Bronner nous
démontre, dans « Apocalypse Cognitive », que notre créativité est menacée. Il nous alerte afin
que nous mettions en place des garde-fous, des pratiques, des rituels, fassions des choix
radicaux et originaux pour nous reconnecter à nous-mêmes : partir en retraite méditative,
savourer la montagne, faire des siestes, s’asseoir et contempler, marcher en pleine conscience,
méditer, fermer sa maison et prendre un train, fouler un chemin sans destination, regarder la
neige, fixer un point et s’abandonner, imaginer un tableau à partir d’un paysage, coller ses
doigts gauches avec ses doigts droits et ressentir, imaginer un monde idyllique et en rire,
laisser la guimauve coller aux dents et goûter la vanille douce qui ne stimule pas comme le
piment.
Elle trouva un petit local rue Kéréon. Elle y installa des chevalets de plusieurs formats
pour travailler et pour exposer, des toiles de format soixante par soixante avant d’attaquer les
formats cent par cent ; elle démarra par la peinture à l’huile. Elle avait fait des stages à
Dinard. Revêtue de sa blouse blanche, elle partait à chaque fois pour une expédition
intimement colorée. C’était l’expression d’elle-même, de ce qu’elle avait toujours été, de ce
qu'Huguette lui avait transmis comme passion. Elle se souvenait des vernissages joyeux de sa
mère, des paroles des galeristes qui aimaient le travail et l’artiste, des yeux émerveillés des
acquéreurs qui emportaient chez eux leurs nouvelles précieuses toiles. C’étaient le plus
souvent des collectionneurs qui revenaient chaque année découvrir le travail d’Huguette, et
espéraient qu’un jour sa côte monterait. Huguette avait exposé quatre ou cinq ans avant de
tomber malade. C’était trop court pour se faire un nom et laisser une réelle trace. Mais son


talent avait été reconnu par ceux qui, fidèles, revinrent chaque année acheter ses nouveautés.
Sarah poursuivrait un cheminement pictural initié par sa mère, et même selon les dires de son
père par sa grand-mère paternelle qui avait le don du dessin. Elle permettrait donc une
aventure transgénérationnelle. Elle avait aiguisé son œil en fréquentant de nombreuses
expositions parisiennes entre 1992 et 2014. Ses premières expositions étaient les plus
classiques : Toulouse-Lautrec l’Albigeois en 1992, Le Titien en 1993, les deux au Grand
Palais. En 2008, elle avait adoré Jackson Pollock à la Pinacothèque. En 2009, le centre
Pompidou organisa une rétrospective Kandinsky : elle en était. En 2010, elle eut un coup de
cœur irrépressible pour Basquiat au musée d’art moderne. Basquiat la fascinait pour son
engagement et sa courte existence. Ses toiles la subjuguaient et elle pouvait passer des heures
à déchiffrer les symboles, les textes qui se déroulaient, nombreux, couvrant d’immenses
œuvres à la gloire des peaux noires. Ouverte d’esprit, elle suivait aussi les artistes de la vidéo
et lorsque Bill Viola fut exposé au Grand Palais, en 2014, elle s’y rendit. Les corps inertes
plongés dans un liquide bleuté évoquaient l’introspection et l’ascension, la poussée
d’Archimède et l’espace-temps. Viola le New-Yorkais, était devenu un peu barcelonais, cette
ville qu’elle adorait pour ses tapas et ses Ramblas, en remportant en 2009 le prix international
de Catalogne. Riche de tout ce vécu, lorsqu’elle posait le pied dans l’antre de l’artiste, son
antre, elle déposait tous les oripeaux de la vie courante, ses angoisses et ses frustrations. Et
elle en oubliait jusqu’à la présence de Maud dont elle croisait la maison pour se rendre de
Locmaria à la rue Kéréon. Peindre pour elle était comme une prière, un acte de foi en elle-
même, une révélation d’un talent très longtemps sacrifié sur l’autel de la famille. Une galerie
normande, qui avait longtemps exposé le peintre officiel de la marine Claude Fauchère, ainsi
que Eurgal, un artiste hypercoloré qui peignait les voies d’accès à des villages, lui ouvrit les
portes d’un premier vernissage. Elle y vendit 5 toiles de grand format. Sa carrière était lancée.
Grâce au microcosme des galeries d’art, elle put envisager la suite avec sérénité et voir que
son chemin à elle aussi menait vers la réussite.


CHAPITRE XVIII
ÉROTISME

Au cours d’une de leurs soirées libertines en 1999, Sarah avait donné son téléphone à un
dénommé Sébastien T. Elle était venue de Paris sur Bruxelles pour deux jours, et comme à
son habitude, avait posté une photo sur les réseaux sociaux. Elle faisait souvent cela pour
appeler les opportunités de rencontre, les discussions passionnantes à bord d’un train, les
retrouvailles autour d’un verre à la terrasse d’un café. Sa surprise fut grande cependant
lorsque, vers 15H, elle reçut un texto de lui, Sébastien T. C’est ainsi qu’il était répertorié dans
son agenda. Elle se dit alors qu’elle connaissait peu de choses à son sujet. Elle avait pourtant
confiance, car il lui avait dévoilé au cours de leurs précédents échanges qu’il travaillait dans
une compagnie d’assurance avec pignon sur rue. Elle avait retrouvé son profil sur LinkedIn et
l’avait même appelé un jour au bureau. C’était important de rester vigilante dans ce genre de
situation. Car tout pouvait arriver : des photos volées, des intrus inattendus pour une tournante
improvisée où son consentement pèserait peu dans la balance. Il aurait cependant pu être un
dangereux criminel, tueur à gages ou baron de la drogue… rien n’était impossible ni
incompatible. Sébastien T. avait été une brève rencontre de club, vieille de trois ou quatre
ans :
— Salut, tu es à Bruxelles ? Je te propose de boire un verre à mon hôtel NH Collection
Centre, ce soir 20H30, Seb T.
Elle n’avait rien de prévu, toutes ses réunions se regroupant sur le début d’après-midi.
Peut-être pourrait-elle rallier un groupe de collaborateurs pour une pizza party. Elle regarda
sur son smartphone la localisation du NH Collection et vit qu’elle n’avait que quinze minutes
de transport pour s’y rendre. L’idée la séduisait, d'autant plus qu’elle avait gardé un bon
souvenir de leur rencontre, de leur intimité assez poussée et de quelques confidences qu’ils
s’étaient faits sur leurs fantasmes respectifs. Ce n’était pas toujours le cas lors des soirées
libertines. Sébastien T. lui avait demandé son téléphone et son profil Facebook pour garder
contact. Ils s’étaient promis un jour de se faire une surprise, sans en dire plus. Quelques mois
auparavant, alors qu’elle se rendait à Londres, il y était aussi et ils avaient failli se retrouver,
mais une soirée professionnelle avait fait avorter l’intention.
Un peu excitée, curieuse et finalement séduite par l’alignement des planètes bruxelloises,
elle décida de lui répondre
— OK, j’y serai. Sarah.
Quelques minutes plus tard, il lui donna une consigne supplémentaire :
— Je te fais une énorme surprise. RDV 20H30 chambre 302.
Le soir venu, Sarah passa se rafraîchir à son hôtel et visa 20H30 pour se rendre au NH
Collection Centre. Le métro était rapide. Arrivée à la porte de la chambre 302, elle jeta un
coup d’œil dans le miroir. Tout allait bien. La porte s’ouvrit. Seb était installé sur le lit et un


autre homme était assis sur un fauteuil. Ils la regardaient entrer tout en continuant à discuter
affaires en anglais. En une fraction de seconde et avec un grand sourire, Seb l’invita à
s’asseoir en face de lui dans un autre fauteuil resté vacant. Les deux hommes prirent encore
deux minutes pour clôturer le débat. Elle était un peu gênée de cet accueil indifférent. Enfin,
Seb la présenta à Rob. C’était un homme d’affaires néerlandais. Ils préparaient un gros
contrat. Seb lui dit alors qu’un troisième partenaire les rejoindrait dans la soirée. Elle ne savait
pas ce qu’elle faisait là.
— Allons, trinquons à ces négociations qui avancent.
Seb commanda quatre coupes de champagne. Elles arrivèrent sur un plateau quelques
minutes avant l’entrée du troisième homme.
— Sarah, je te présente Mika ; Mika, Sarah.
On leva les verres à ce fameux contrat dont Sarah ignorait tout. Elle sentait les regards sur
elle. Seb lui dit :
— Alors, tu te souviens de ce fantasme de trio dont tu m’avais parlé ?
— Oui, bien sûr, dit-elle d’une voix étonnamment langoureuse, car la simple évocation de
cette idée la stimulait. Elle avait enfin compris ce que cette invitation dissimulait.
— Mets-toi à l’aise, Sarah, viens avec moi sur le lit. Il fait chaud, n’est-ce pas.
Et comme par magie, tout s'éclaira. Elle allait profiter de ce moment qu’elle saurait unique.
Elle le vivrait comme une expérience. Ce serait la réalisation d’un fantasme. Elle pourrait
explorer ses capacités, mesurer son endurance, sans tabou. Elle choisit de prendre ce cadeau
pour ce qu’il était, une formidable occasion de mieux se connaître. Alors qu’elle connaissait à
peine Seb et que les deux autres étaient de parfaits inconnus, elle retira sa jupe et son
chemisier, et, ornée de ses bas, sans retirer ses chaussures à talon, elle avança lentement vers
le lit où Seb l’accueillit en l’embrassant. Elle sentit une douce chaleur l’envahir et une main
experte se glissa entre ses cuisses. Elle sentit les bras musclés de Rob, l’homme du fauteuil, se
dit qu’il devait être là, derrière elle. Elle ne savait pas qui la touchait et c’était très excitant.
Elle était prise entre deux hommes dont le désir montait et faisait grimper le sien. Le
troisième regardait, et le regard croisa le sien. Elle était comme une actrice caressée par des
mains. Elle se sentait vivante, présente et absente à elle-même. C’était étonnamment
délicieux. Elle n’avait jamais ressenti cela auparavant. Sébastien T. choisit du jazz pour
parfaire l’ambiance musicale. Petit à petit, l’air s'électrisait, les gestes devenaient plus précis,
les intentions aussi. Le rythme et la voix de Nina Simone leur donnaient ce sentiment de
libération qui peu à peu les envahit tous. La nuit allait être chaude. La nuit serait longue. Elle
irait au bout de ses capacités, dormirait peu. Elle aurait le temps plus tard, lorsque Bruxelles
serait derrière elle, lorsque ce ne serait plus qu’un souvenir qui lui aurait révélé sa nature de
lionne intrépide et fougueuse. Elle aurait le temps d’y repenser, d’en extraire toute la charge
érotique. Elle pourrait, lors de son travail pictural qu’elle portait en sommeil, révéler une part
de transgression, d’animalité, un plaisir crû, brut, dont elle connaîtrait l’existence. Elle le
révélerait en femme avisée à toutes celles qui n’osaient pas, se conformaient à des schémas
sans les remettre en cause, par peur d’explorer la violence et l’audace de sortir des codes
sociaux. Les artistes le pouvaient, le devaient même, pour enrichir le débat, lutter contre les
préjugés et les dogmes. Elle se considérait des leurs.


Par une chaude après-midi de printemps, Sarah s’était allongée sur son transat pour lire.
Tout était calme aux alentours. Alangui, évanescent, impudique, son corps s’étirait sous les
assauts du soleil. Elle voulait appeler Samy, mais replongeait dans son livre. Elle avait le désir
et la paresse. Prise entre son irrésistible envie d’entendre sa voix chaude qui lui évoquait la
beauté de son corps et sa puissance sexuelle, et celui d’avancer dans l’intrigue de cette
fabuleuse saga de Lucinda Riley. Elle ne savait pas, lorsqu’elle était enfant, que la sensualité
serait la grande affaire de sa vie. Elle avait enfoui sa passion pour les livres pendant des
années, couplée à celle de la volupté. Notre chemin de connaissance était fait d’ignorance.
Peut-être est-ce même là notre véritable essence : une ignorance profonde, comme l’avait dit
Socrate. Et il valait mieux l’admettre que se soumettre à l’ego qui nous illusionnait sur une
toute-puissance néfaste pour nous-mêmes, les autres, le monde. « Je vais l’appeler
demain… », se dit-elle en pensant à Samy.
Pour ce jour, et elle ne savait pas pourquoi, elle allait lui écrire par texto :
— Je suis ici sur mon transat ; je lis ; j’écarte les cuisses en pensant à toi. Une douce
chaleur surgit par le bas. Je la laisse monter et me faire frémir. Je laisse le plaisir m’envahir.
Elle se demandait ce qu’il allait penser de ces lectures, lui, le pragmatique. Serait-il
touché ? Lui répondrait-il ? Serait-il saisi par l’envie irrépressible de la voir ? Comment le
saurait-elle avec lui qui s'exprimait si peu ? Elle repensa à ces amants magnifiques : Henry
Miller et Anaïs Nin. « Je suis reparti avec des morceaux de toi collés sur ma peau ». Cette
phrase évoquait l’embrasement, la passion charnelle, parlait de sensualité, d’animalité, de
douceur et de violence. Le musée des Beaux-Arts de Quimper avait consacré une exposition à
l’amour fou, prenant comme exemples des couples éternels, Picasso et Dora Maar, Rodin et
Camille Claudel et bien sûr Henry Miller et Anaïs Nin.

Faire l’amour était un changement d’état. On passait de l’état conscient, rationnel, debout à
un état onirique, sensible, couché. Notre univers d’un coup se trouvait métamorphosé.
L’imagination s’en mêlait, on était propulsé dans un autre monde que celui que nous avions
côtoyé quelques instants avant. Les sentiments engendraient de la transformation sur notre
visage, dans la posture de notre corps, dans la couleur de nos ressentis. De cette
transformation physique et émotionnelle émergeait le lâcher-prise. Lâcher prise était aussi le
propre du rêve : on se déconnectait du réel, apparaissaient des images, des symboles, des
situations rocambolesques, étranges. Même si nous restions ancrés dans notre identité,
l’amour nous faisait vivre des délires incroyables, dont la palette pouvait être riche. Il
permettait de vivre des sensations extraordinaires.

Sarah et Samy se virent le lendemain de la lettre. Ils aimaient régulièrement évoquer des
délires fantasmés qu’ils ne réalisaient pas.
— Imagine, Samy, que tu es invité chez ta meilleure amie.
— Qui ? Anne ?
— Oui ; elle a une fille de seize ans, je crois.
— Tout à fait.


— Tu discutes avec elle ?
— Oui parfois ; je lui demande des nouvelles de ses études, comment elle va.
— Comment tu la trouves ?
— Belle.
— C’est tout ?
— Oui, je ne l’ai jamais vraiment regardée.
— Jamais ?
— Si ; une fois… elle sortait de la douche.
— Elle portait quoi ?
— Elle était enroulée dans une serviette bleue.
— Qu’as-tu ressenti ?
— J’ai admiré la beauté de la jeunesse.
— Donc un simple effet esthétique.
— Pas tout à fait.
— Je t’écoute.
Il inspira longuement comme pour se donner un temps encore avant de dire, d’avouer :
— Je l’ai trouvée désirable.
— Aurais-tu pu la suivre dans sa chambre ?
— Oui.
— Et ?
— J’ai pensé à toi.
Samy embrassa Sarah. Elle poursuivit :
— Imagine ! … Elle enlève son petit haut.

Sarah se déshabilla et s'allongea sur le lit. Elle garda sa jupe pour lui laisser le plaisir de
l’ôter. Il s’approcha et la fit glisser tout en électrisant sa peau avec ses doigts. Il sentit
l’excitation monter.
— Tu t’allonges sur elle et tu la pénètres.
Sarah prenait le contrôle du fantasme. Elle gémit sous les assauts de Samy.
— Tu la caresses.
— Je vais et je viens entre tes reins.
— Rien ne te retient.
Comme le sexe était bon, agrémenté de fantasmes qui ne se réaliseraient pas. Cela
permettait de frôler le danger sans se brûler les ailes, se donner des sensations fortes sans
rouler à 200 kilomètres/ heure sur l’autoroute ou pratiquer la voltige aérienne. Certains
couples au long cours, qui forçaient souvent l’admiration des autres, pratiquaient entre eux
des trésors d’imagination et d’amour, mais il était quasi impossible de se redonner la dose
d’adrénaline d’une relation naissante. C’était d’ailleurs le principal avantage du polyamour
que celui de s’autoriser une vie plus intense, plus riche, plus intéressante que celle que l’on
avait avec un seul partenaire. Cependant, le chaos n’était jamais très loin.


CHAPITRE XIX
LA RESIGNATION

Tant d’épreuves avaient jalonné le parcours de Paul et Sarah, tant de remises en question.
Qualitativement, leur relation s’était bonifiée, car ils avaient parlé, n’avaient pas laissé
s’installer les non-dits, avaient toujours été prêts à s’exposer dans leur vulnérabilité
réciproque. Sarah n’avait eu aucun mal à le faire et Paul avait appris. Ils avaient fait le tour de
toutes les interrogations susceptibles de faire tomber leur couple. Ils avaient vaincu. Ils
avaient surmonté les premières disputes, les avaient espacées pour finalement les repousser à
deux mains, comme on repousse des intrus, des ennemis, comme on repousse le danger.
Chacun d’entre eux avait fait le travail pour préserver l’autre. Paul évitait les maladresses de
mieux en mieux et faisait des cadeaux. Il lui rapportait toujours un souvenir de là où il passait,
un livre, un objet, une paire de chaussures dont il la savait friande. Il s’était intéressé à ses
goûts, enfin. Il lui avait donné la priorité. Leur relation avait trouvé un rythme de croisière et
ils avaient consolidé leur amour en s’offrant ces parenthèses, sans leur donner ni un caractère
d’urgence ni un caractère de régularité. Il avait fallu clarifier les choses de part et d'autre, afin
de ne générer ni frustration ni déception. Ils partaient régulièrement en week-end pour
découvrir la Bretagne, découvrir des sensations, raviver la flamme et cette nouvelle vie à deux
s’enrichissait des histoires qu’ils avaient vécues, comme des pépites qui donnaient de l’éclat,
de la profondeur. Le temps était passé ; six mois, et leurs relations s’étaient stabilisées.
Lorsque Paul partait chez Maud, même si elle n’était pas avec Samy, Sarah n’y pensait plus.

Ils avaient établi un code afin de ne pas convoquer le négatif et, aussi simple que cela
puisse paraître, cela avait fonctionné. Lorsqu’ils prononçaient la formule magique « positive
attitude », tout était étouffé, ils passaient à autre chose et tout allait bien. À quoi bon se
torturer pendant des heures, se questionner, douter. Mieux valait considérer que là n’était pas
le sujet. Que les disputes étaient des instants stériles. Que le passé était le passé. Que vivre à
l’instant présent était ce qui comptait le plus. Et que l’amour qu’ils se portaient était passé et
transmuté en cohabitation tranquille, rehaussée parfois de quelques accents amicaux. La
maison était un peu vide sans les filles. Sarah avait voulu les voir et leur avait proposé de
passer un samedi après-midi sur Rennes mi-mai 2022. Elles s’étaient donné rendez-vous dans
une rue où les vieux bâtiments à colombage surplombaient les commerces modernes. Cette
rue descendait vers un hôtel particulier emblématique orné d’une tourelle posée en équilibre
sur l’angle du bâtiment, rue du Champ Jacquet. Rennes était une ville archipel, entourée de
belles ceintures vertes qui gardait en son cœur des traces fortes de l’histoire. Elles décidèrent
de s’installer à la terrasse des fils à maman pour parler. Cela faisait quelques semaines
qu’elles devaient se retrouver, depuis que les filles avaient quitté la maison pour leurs études.
Paul les rejoindrait plus tard, car il rentrait de Paris en train, suite à un gros séminaire


professionnel. Entre filles, comme c’était bon de se retrouver. Elles s’embrassèrent, rirent aux
éclats d’une blague de Marie, toujours joyeuse, s’attablèrent et firent les badauds. Elles
adoraient regarder et commenter, avec ironie mordante, les passants qui racontaient leur
histoire intime par leur posture. Sarah avait élevé ses filles avec l’idée de l’épanouissement
personnel. Si Marie correspondait à la parfaite optimiste, Laure naviguait davantage dans les
limbes de la tristesse. Son intelligence et sa volonté lui permettaient de lutter contre ses
démons, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser en gris, en noir, soit toujours dans des
tonalités où le pire était à venir ou pire encore il était déjà là selon elle. Elle était douée pour
les mathématiques et était en classe préparatoire au lycée Chateaubriand. Marie était une pure
littéraire qui, inscrite en faculté d’anglais à Rennes, ne jurait que par les poésies de Burns,
Keats et Emily Dickinson. Romantique et optimiste, sa personnalité était solaire et elle adorait
sa sœur. Elles se voyaient d’ailleurs une fois par semaine sur Rennes, pour permettre à Laure
de sortir de ses calculs et découvrir qu’il y avait des bars rue de la soif ; il faisait chaud cet
après-midi et les tenues étaient légères. Les conversations à la terrasse du café l’étaient aussi ;
on y parlait du programme de l’été, des amours virtuels et des amours réels, de comment se
protéger de la canicule. La jeunesse de 2022 était une jeunesse accaparée par les réseaux
sociaux qui découvrait les relations sentimentales souvent après avoir été exposée à la
pornographie. Marie avait un petit ami artiste, excellent dessinateur qui lui proposait
régulièrement de la croquer... dans les deux sens du terme.
— Tiens, maman, regarde la dernière réalisation de Tom.
Elle lui tendit une feuille Canson recouverte d’une esquisse au crayon. Sarah fut
subjuguée ; sa fille était vêtue d’une robe bleu nuit et portait un bracelet étincelant. Debout
près de la fenêtre, elle posait rêveuse, le regard plongé dans un livre, devant elle sur un
pupitre. Une orchidée noire complétait la composition.
— Tu le féliciteras pour le choix de la scène, lui dit Sarah. Comment va-t-il ?
— Il est cool, maman. Il prend quelques contacts dans le milieu de la bande dessinée. Il ira
pour le week-end de Pentecôte à Étonnants Voyageurs.
Marie et Tom étaient ensemble depuis 3 ans déjà. Sarah l’appréciait. Il était venu dans leur
résidence d’Agde un été. Sarah encourageait toujours les artistes et comprenait leur état
d’esprit. La scène qu’elle venait de voir était éminemment érotique et cela lui fit plaisir de
voir que la pornographie n’avait pas endigué tous les esprits et que les créatifs étaient un
dernier rempart contre la standardisation.
Tom les avait rejoints. Il venait de recevoir un appel. Il avait croqué quelques camarades
en caricatures bienveillantes pour le journal étudiant. Il l’avait fait pour le plaisir, d’abord,
pour vivre sa passion et rendre service au collectif. Il n’avait pas imaginé être repéré.
L’illustration des visages venait animer les textes, leur donner du vivant et des couleurs. Elle
permettait de s’adresser à un plus large public. Certains retiennent en entendant des mots,
d’autres en visualisant, et certains en ressentant. Le ressenti, d’ailleurs, était l’ancrage le plus
puissant des souvenirs. Tout le monde se souvient de sa première fois, de ses premiers émois,
de la peur aussi, et pourrait raconter en détail comment il a été mordu par un chien, ou
comment il s’est senti perdu dans un sous-bois, lors d’une cueillette de champignons


aventureuse, entre chien et loup. Ce coup de fil lui ouvrait des perspectives. Marie l’entendit
répondre :

— Je suis déter’. S’il y a moyen de moyenner, donne-moi son 06.

À l’autre bout de la ligne, quelqu’un lui donnait le numéro, qu’il nota rapidement sur une
feuille de son agenda. Il l’avait toujours sur lui, prêt à bondir, à saisir la vie et ses
opportunités.

— Reprends du café Tom.


— Je suis trop content. Mes dessins ont été repérés par une maison d’édition. Ils cherchent
un illustrateur. Je les capterai tout à l’heure.
— Pourquoi tout à l’heure ? Fais-le tout de suite.
— Grave oui, tu as raison.

Sarah les regardait tout sourires, et leur parla de sa passion. Tom avait sous les yeux
l’incarnation d’une envie irrépressible de peindre. Il ressentait le même appel du crayon, mais
il faudrait passer par l’appel téléphonique. Il était timide. Prendre un combiné lui donnait des
sueurs froides. Mais il s’agissait de son avenir. Son père était musicien, batteur de jazz, et il
lui avait appris les affres de l’artiste qui prévoyait un contrat, espérait, doutait, mais qui savait
aussi que cette attente valait la peine, face à la joie de jouer, et parfois vivre de son talent. Il
lui avait enseigné la nécessité du courage et de la patience face à l’incertitude. Il saisit son
portable.

— Allo bonjour, Tom Bourdieu à l’appareil. J’ai caricaturé les étudiants à la faculté d’art
de Rennes.

À l’autre bout de la ligne lointaine, une voix grave, mal réveillée.

— Salut. Qui t’a donné mon 06 ?

Il ne fallait pas perdre ses moyens.

— Je vous rappellerai plus tard, bégaya-t-il.


— T’as pas répondu à ma question.
— Le directeur, monsieur.
— OK. T’es dispo la semaine prochaine ?

Bien sûr qu’il était disponible, tous les jours, toutes les heures. Il aurait même pu s’y
rendre à quatre heures du matin. Il savait qu’on ne refusait pas une telle proposition. L’autre
devait le ressentir.


— On est d’accord. Je ne te promets rien, mais je veux te voir pour sentir ce que t’as dans
le ventre.

Il l’entendit se lever lourdement pour récupérer son agenda.

— Mardi 11H.
— Parfait.

Peu de mots, un échange bref et direct. Tom courait vers son destin et comprit alors
l’urgence de Sarah à réaliser le sien. Il s’adressa à Marie au creux de l’oreille.

— Ta mère a l’air heureuse avec ses nouveaux choix.


— Ouais, je sais.
— Tu es parfois dure avec elle.
— Elle le mérite.
— Souviens-toi le temps d’amour qu’elle vous a consacrés, à Laure et toi.
— Justement.
— Quoi justement ?
— Ça me fait souffrir de la savoir s’éloigner de papa.
— T’es sérieuse ? Tu fais pas ta vie toi ? Et me la fais pas, avec les visios, aujourd’hui
personne n’est jamais loin.

Marie baissa la tête. Il avait raison. Sa mère avait le droit de vivre sa passion et son amour
avec Samy. Elle leur donnait d’ailleurs une sacrée leçon de vie.

Sarah reprit la conversation avec Marie :


— Tu as vu ton gynécologue, ma chérie ?
Laure regardait son portable, disant à sa mère et sa sœur qu’elle devait aider une amie à
résoudre une équation complexe. Marie était donc libre d’échanger avec elle sur un sujet des
plus intimes et problématiques pour elle, la contraception. Elle avait dû tester trois types de
pilules avant de se faire poser un stérilet. Dans les trois cas, de mauvaises réactions de
migraines et de prises de poids incontrôlées l’en avaient dissuadée. Elle avait erré plusieurs
mois avant de trouver un gynécologue compétent, après être passée par le planning familial.
La solution du stérilet lui avait paru la plus adaptée. Tom, comme tous les garçons de sa
génération, ne s’était posé aucune question.

En 2022, pour éviter les grossesses non désirées, les femmes plus que les hommes étaient
les premières victimes de l’association des féministes des années soixante-dix qui avaient
érigé la pilule en combat pour la liberté. Mais quelle liberté, si on y réfléchissait bien ?
Certainement pas celle de disposer de son corps librement contrairement à ce que prônait le
discours ambiant. Pour ne pas tomber enceinte, il fallait un médecin pour prescrire, un
laboratoire pour produire un médicament qui serait consommé sur trente ans par la moitié de


la population. Belle aubaine financière et certainement pas réelle liberté pour la femme. La
vraie liberté aurait été une méthode d’auto-observation certes moins fiable, mais la méthode
« Billings » avait été historiquement liée au pape Paul VI, dans une société qui voulait se
débarrasser des carcans religieux en 1976. Ainsi la pilule l’avait emportée dans le paysage
médiatique. Parmi ses amies, Marie pouvait citer plusieurs cas qui, comme elle, avaient eu de
sérieux effets indésirables et avaient passé plusieurs mois à trouver le bon moyen contraceptif.
La charge sexuelle pesait sur les femmes. Qu’est-ce qui se jouait auprès des femmes en
couple hétérosexuel  ? Les femmes étaient depuis longtemps soumises à la double peine, celle
de la charge mentale liée à la gestion du foyer et du quotidien, ainsi que celle qui consistait à
séduire dans le couple, pour privilégier le plaisir de l’homme, alors que celui-ci pouvait se
permettre d’être plus négligé, la mode allant jusqu’à jouer du charme d’un certain laisser-aller
masculin lié à la cool-attitude. Les femmes, elles, devaient non seulement s’entretenir, subir
parfois les diktats liés à l'âge, même si la société évoluait bien sur ce thème, et prendre en
charge toutes les préventions liées aux grossesses non désirées et aux maladies sexuelles qui
l’étaient tout autant. C’était cela la charge sexuelle. Chez les très jeunes, lorsqu’on rajoutait
les injonctions de respectabilité, il était compliqué d’acquérir de l’expérience érotique sans
trop multiplier les conquêtes, alors que tout était permis pour leurs homologues masculins. Et
c’était tout le drame des demoiselles qui leur faisait perdre tant d’années.

Paul finit par les rejoindre vers 17H. Il était heureux de voir Laure et Marie.
— Alors les filles, les études ?
— Pour lui, le premier et le seul sujet digne d’intérêt était celui du succès, de la gagne, de
la performance. Laure avançait magnifiquement bien sur un chemin qu’il comprenait, celui
des classes préparatoires. Marie et Tom étaient dans des domaines nébuleux pour lui et il avait
du mal à s’intéresser. Il devait faire un effort surhumain pour parler anglais, alors parler des
romantiques anglais du XIXème siècle, c’était trop lui demander… Il faisait semblant de poser
des questions, mais cela agaçait Marie et au bout de quelques minutes d’inattention, c'est elle
qui lui posait la question retour.
— Et toi, papa, le travail, ça va bien ?
Paul adorait parler de ses clients, des missions très techniques qu’il accomplissait, des
excellents retours qu’il avait. Il espérait que Laure intègre les mines de Paris ou mieux encore
la prestigieuse Polytechnique. Mais c’était Marie qui lui avait posé la question. Il faisait de
son mieux pour partager son enthousiasme, mais comme à son habitude, il écoutait peu et
aimait parler de lui. Paul et Sarah se regardaient sans trop savoir que dire sur leurs aventures
respectives devant les filles. Ils avaient trouvé une vitesse de croisière dans leur
fonctionnement polyamoureux, mais trouvaient les agendas de plus en plus difficiles à gérer.
Tout ceci fonctionnait encore, sauf dans les moments difficiles. Ils voulaient leur parler plus
tard. Un événement inattendu allait accélérer le cours des choses.


CHAPITRE XX
L’EPREUVE

Maud avait fait un check-up complet, passant mammographie, échographie et analyses de


sang. Afin de contrôler une petite tâche décelée en imagerie, elle avait dû passer par la case
biopsie du sein. Pendant quelques jours, elle avait vécu dans l’attente anxiogène du coup de
fil de son gynécologue. Il lui annonça avec une grande douceur diplomatique qu’un cancer
avait été détecté et que des séances de radiothérapie plus éventuellement de chimiothérapie
s'imposaient. Son monde s’effondra. Elle n’en parla à personne, pas même à ses enfants. Paul
n’en sut rien. Elle décida de garder ce secret pour elle et d’aller courageusement et
discrètement faire les séances de radiothérapie dans un premier temps. Il ne serait pas difficile
de le cacher à Paul puisqu’ils ne vivaient pas ensemble. Elle dissimula tout en souriant à la
vie. L’évolution des maladies dépendait de la maîtrise de soi, mais ceci n’était plus enseigné
en Occident. Alors oui, apprendre à se maîtriser aurait dû faire partie de notre éducation. Chez
les Athéniens, c’était le cas. Nous avions perdu cette sagesse antique. Maud, si elle parvenait
à dissimuler, était profondément anxieuse quant à l’évolution de sa maladie. Elle avait
entendu parler de David Servan-Schreiber et de son livre anticancer, qui avait sensibilisé à la
nutrition pour allonger la période de rémission. Maud s’y était intéressé. Elle avait aussi
pratiqué la méditation d’autoguérison avec une amie sophrologue. Elle avait su être patiente et
appliquée comme une petite Japonaise. Culturellement, au pays du sourire, la patience était
inscrite dans de nombreuses disciplines : l’Ikebana, l’art floral bâti autour de l’esthétique et de
la patience, le Kintsugi, l’art de réparer avec maîtrise, à la feuille d’or, des porcelaines brisées,
le Sado, la cérémonie du thé, le Hara Hachi Bu, c’est-à-dire laisser toujours une petite portion
dans son assiette, le théâtre Kabuki et No, et sa gestuelle mesurée, invitaient la maîtrise à
chaque pas des acteurs, le Kyudo, la voie de l’arc, la philosophie des Samouraïs et des sumos.

Elle avait appris grâce à une de ses amies, Anna, avec laquelle elle avait partagé de bons
moments depuis la mort de Cédric, à faire face seule à tous les aléas. Elle ne voulait pas mêler
son désarroi aux moments avec Paul, qui devaient rester positifs et qualitatifs. Quelques mois
durant, elle réussit à trouver des alibis, afin de ne pas exposer Paul à sa fatigue. Il trouva
bizarre que toutes les trois semaines, elle ait un déplacement de prévu. Elle lui mentait
ouvertement ; elle prétextait devoir rejoindre Rozenn sur Rennes, avoir la visite de membres
lointains de la famille dont Paul n’avait jamais entendu parler, devoir partir sur Paris voir son
fils, ou encore garder les petits enfants d’une amie ; ce qu’elle ne faisait pas auparavant. Paul
avait eu la primeur de ses soirées et de ses jours ; il sentait la différence forcément. Un soir, il
lui demanda :
— Ma chérie, comment vont tes enfants ?


Face à son mutisme et à l’absence de détails concernant ses séjours, Paul s’interrogea. Il
n'insista pas. Ce soir-là, elle avait cuisiné une magnifique langue-de-bœuf en sauce Madère,
un plat qu’ils adoraient tous les deux, et que Paul ne partageait pas avec Sarah.

Dans le polyamour, on trouvait des avantages, le premier étant la liberté, cette notion si
chère aux Occidentaux. Celui qui aimait deux personnes ne pouvait se résoudre à choisir, ne
se décidait pas, tel un enfant gâté qui voulait tous ses jouets en même temps. Ce
comportement était-il immature ou simplement ludique ? Dans la mesure où les protagonistes
étaient d’accord, pourquoi se limiter quand on pouvait avoir l’abondance ? La première limite
était celle du temps, qui s’allouait très différemment et autorisait une vie romanesque.
Cependant, mieux valait ne pas avoir de jeunes enfants à charge, des adolescents à gérer, des
soucis, de quelque nature que ce soit. L’autre limite était la souffrance de ceux qui tombaient
amoureux de polyamoureux et étaient contraints de vivre la relation sans exclusivité. Par
amour, ils faisaient un choix qui n’était pas le leur. Un jeu avec leurs sentiments était-il en
cours de partie ? Le polyamoureux nierait toujours. C’était un sujet délicat qui demandait une
grande maturité affective et une excellente expression verbale. Sur le papier, dans les cafés
consacrés à la thématique, on ne parlait que de respect, de confiance, de liberté, de diplomatie.
Les femmes pouvaient blesser les hommes sans le vouloir par manque de délicatesse
relationnelle. Et pour les hommes, c'était un sujet complexe d’être le prince charmant ou son
meilleur avatar possible.

La langue en sauce avait mijoté deux heures. La veille, avec toute l’attention qui la
caractérisait en cuisine, elle avait laissé dégorger la langue dans l’eau froide et avait retrouvé
au fond de son placard un bouquet garni de thym et de laurier. Au petit matin, elle avait fait
un saut chez le petit épicier, pour des clous de girofle, qu’elle avait ensuite plantés dans
l’oignon. Elle gardait toujours un madère sec pour la préparation de leur recette fétiche. Ce
repas était une des multiples attentions qu’elle réservait à Paul lors de ses venues. Elle avait
plus d’un tour de main pour le retenir par la bouche. Un grand principe de séduction, la table !
Tartes aux pommes délicieuses, quiches lorraines imbattables, recettes thaïlandaises épicées à
point.
Le secret fut bien gardé trois mois. Un soir, Paul lui demanda très directement :
— Je trouve bizarres tes absences répétées.
Maud avait toujours manqué d’imagination. Elle était restée évasive sur ses séjours fictifs,
par peur de se faire piéger. Sa mémoire était de plus en plus défaillante et de toute façon, elle
n’en avait jamais trop eu. Elle avait peu pratiqué les exercices qui la musclaient. Son
intelligence se caractérisait par un sens de la répartie qui plaisait beaucoup à Paul. C’était bien
qu’il l’apprécie. Elle allait en avoir besoin. Il poursuivit :
— Tu me caches quelque chose, Maud.
Elle rougit. Décidément, la dissimulation n’était pas son fort même si elle avait tenu trois
mois. Une véritable prouesse. Elle n’arrivait pas à parler. Une larme coula sur sa joue. Finie,
la répartie pleine d’humour qui la caractérisait. Paul la regarda, sidéré. Il vit alors toute son
existence remise en question quand elle le mit au courant. Maud avait été son second amour.


Il ne pourrait plus vivre sans elle. Comment allait-il lui donner tout le soutien dont elle aurait
besoin, alors qu’il avait promis à Sarah de lui réserver toujours la préférence  ? Un véritable
dilemme se présentait à lui, un événement inattendu, qui rebattait les cartes. Cette nuit-là, il ne
put fermer l’œil de la nuit. La vie reprit son cours. Maud n’eut plus à ruser vis-à-vis de Paul et
il multiplia son temps de présence chez elle. Il devait cependant combiner sa présence
aimante sans négliger Sarah ni son travail bien sûr. Cette maladie représentait un défi
supplémentaire pour vivre une situation déjà complexe de polyamour. Quand elle était seule
au retour de ses séances, Maud regrettait que Paul soit marié, alors qu’elle n’avait pas ressenti
cela avant la révélation. Le sentiment de solitude qu’elle avait peu éprouvé jusque-là
s'installait dans le paysage et revenait souvent. Au début, elle ne voulut pas lui en parler. Elle
ne voulait pas lui imposer sa propre souffrance. Mais le soir, lorsqu’il était chez lui, et qu’elle
savait qu’il dorlotait Sarah, qu’il lui faisait l’amour, l’invitait dans les meilleurs restaurants, la
couvrait de cadeaux, elle se questionnait sur son choix à elle.

Car le couple Paul Sarah n’était pas la représentation du couple d'Hopper « La solitude à
deux ». C’était un couple encore amoureux qui gérait une difficulté majeure liée au gros
appétit sexuel de Sarah, pour lequel Paul se sentait illégitime. Le temps n’avait pas altéré
leurs sentiments. Alors Maud, seule dans sa chambre, se mettait à douter malgré toutes les
belles paroles de Paul. Son esprit, habituellement si clair et si simple, à la surface si lisse,
devenait une œuvre de Bridget Riley. Le regard se troublait devant les mouvements
d’ondulation perturbés par des lignes transverses. L’existence était ondulation. La maladie
était la ligne transverse. Elle bouleversait tout. Le regard sur le monde, les repères qu’on y
avait, la couleur des sensations. C’était comme si la maladie lui avait fait chausser de
nouvelles lunettes. Des lunettes changeantes, comme dans cette œuvre de Julio le Parc
intitulée « Lunettes pour une vision autre ». Elle qui n’avait jamais douté de leur amour
depuis le début de leur relation voyait se dérouler des scénarios infinis qui finissaient par la
laisser haletante sur son lit. Ils lui provoquaient des cauchemars indescriptibles, dont elle ne
retenait que des bribes le matin, mais qui lui révélaient incontestablement le trouble dans
lequel cette épreuve la plongeait. Paul l’aimait-il vraiment ? Pourquoi voulait-il rester ainsi
dans cette relation de polyamour ? Pourquoi, au lieu de l’avoir pour elle seule, devait-elle
passer toutes ces semaines avec quelques textos et de rares appels ?


CHAPITRE XXI
L’AMOUR

L’amour et la maladie étaient deux entités ennemies qui allaient collaborer. Elles ne
s’aimaient pas, mais allaient trouver un terrain d’entente. Elles allaient se combiner, car quand
la deuxième survenait, le premier se mobilisait, réunissait toutes les forces qui seraient
nécessaires. Le soutien d’abord. L’amour était un soutien. L’accompagnement dans le temps.
Les sentiments l’autorisaient, le nourrissaient. Maud n’aurait jamais imaginé que la
délicatesse de Paul atteindrait de tels sommets. Toutes les semaines, il lui faisait livrer des
fleurs et des livres pour se reposer. Il choisissait les titres avec attention, en fonction de ses
goûts, alternant entre la saga romantique et le thriller fantastique, car elle adorait Stephen
King. Elle avait lu Carrie, mais aussi Dead Zone, avait vu le film Shining plusieurs fois.
L’horreur la faisait frissonner et elle aimait plonger dans ces univers interlopes pour vivre une
autre vie, pour exacerber ses ressentis habituellement plus classiques. Les enfants aimaient
jouer à se faire peur. Les grands aussi. Selon les semaines et son humeur, comme il
connaissait ses cadences de lecture, il adaptait le rythme des livraisons. Les livres devenaient
ses compagnons de régénération, ceux qui lui permettaient de s’évader de la fatigue et de
l’angoisse de la maladie. Parfois, il lui faisait découvrir les forces insoupçonnées du mental
sur le corps en lui offrant des livres de développement personnel. La question de l’énergie
avait été abordée par Natacha Calestrémé. Elle y parlait d’optimisme, de volonté, de
méditation, ouvrant le champ des possibles afin que chacun aille mieux. Que ce soit en
méditant ou en se donnant un coup de fouet, l’essentiel était de stopper les nages en eaux
troubles, les compétitions de négatif et les mots qui pesaient sur l’humeur comme sur le corps.
Maud avait adoré les recettes simples à appliquer. Elle pensait aussi que les couleurs
influencent notre moral. Elle avait rajouté dans sa chambre des touches de jaune pour la
lumière, du rose pour l’optimisme et la candeur. Elle s’en remettait à sa naïveté d’enfant pour
retrouver l’équilibre naturel des cellules et de la vie. La nuit, la tendresse envahissait leur
espace. La nuit, il lui caressait les cheveux, posait sa main sur elle et parcourait son corps
lentement. Il massait son dos en petits mouvements circulaires, de haut en bas, de bas en haut.
Il la câlinait, cajolait ses mains. Leurs doigts se mêlaient. Ils restaient ainsi de longues
minutes, l’un contre l’autre, et leurs mains ne pouvaient plus se séparer. Ils ressentaient leur
fluide d’amour. Maud se recroquevillait dans le lit parfois. Alors il descendait avec douceur sa
main sur sa hanche, sa cuisse, et affectueusement redécouvrait chaque parcelle de sa peau.
Ces gestes de considération bienveillante se substituaient très naturellement au désir sexuel
qui les animait habituellement. La maladie brisait le cycle des nuits érotiques ; elle faisait
monter la température d’une autre manière en éveillant les trésors de l’attachement et de la
sollicitude. Au petit matin, Paul lui apportait son petit déjeuner au lit, veillant bien à respecter
les règles d’une alimentation saine, riche en antioxydants et vitamines. Des fruits colorés, du


thé vert, et pour le plaisir des tartines à la confiture. La douceur sucrée était réconfortante.
Paul dorlotait Maud. Lorsqu’elle avait froid, il rapportait une couverture et la posait
délicatement sur elle, s’assurant que toutes les parties de son corps seraient enveloppées d’une
agréable chaleur. Elle commençait toujours par la boisson chaude qui coulait avec délice dans
sa gorge, puis elle le regardait. Il se tenait debout près du lit et son énergie l’attirait. Il était
beau, rasé de frais, habillé déjà lorsqu’il entrait dans sa chambre. Il partirait au travail juste
après la magie de cet instant. Elle resterait imprégnée de son odeur, là, dans le lit, riche de
l’attention délicate qu’il lui manifestait le matin.


CHAPITRE XXII
LE SECRET

Mais Paul n’était pas toujours là et Maud avait un secret. Elle échangeait avec des hommes
sur les réseaux sociaux en buvant de la bière, en petites quantités, mais suffisamment pour
ressentir l’enivrement. Seule une de ses amies libertines, Anna, était au courant. C’était
d’ailleurs elle qui l’avait initiée, pour la protéger d’un éventuel revirement de Paul. Il ne
fallait jamais oublier : il était marié à Sarah  ! C’était comme un marché du sexe avec certains.
Des échanges du tac au tac. Elle était tombée sur un agent de sécurité qui, en moins de dix
minutes, était allé droit au but :
— Salut, c’est Mick.
Elle passait sa soirée à chatter.
— Je suis agent de sécurité.
Très direct, il lui fit une première demande :
— Envoie-moi une photo nue.
Elle était sidérée  ; bonjour, et directement un nude ! Bien que sachant que les sextos
étaient entrés dans les mœurs, celui-ci jouait dans la catégorie du direct impatient.
— Je fais pas ça ; tu aimes quel type ?
L’homme savait ce qu’il voulait et son descriptif de « produit » avait le mérite de la
précision. Un langage cru, cash, sans romantisme. Elle lui dit ne pas correspondre à ses
souhaits pour couper court. Mick garda le silence un moment puis écrivit :
— On laisse tomber.
Une heure plus tard, il revint :
— Ça fait combien de temps que tu n’as pas eu de sexe ?
Il avait balayé ses critères. Il devait être en manque, prêt à tout pour avoir une femme
gratuitement. Elle se prit à son jeu et se mit à parler comme les hommes. Le garçon devait être
surpris de son langage masculin et pornographique. Peut-être pensait-il avoir affaire à une
putain ? Étrangement, elle aimait ça. Se faire passer pour une fille tarifée. Elle lui précisa
d’ailleurs qu’il paierait l’hôtel, mais n’osa pas aller jusqu’à donner un prix compte tenu du
site sur lequel ils s’étaient rencontrés. Et puis elle aimait la provocation, elle était dans le jeu
et non le business !
— C’est clair. Et toi, c’est quand que tu as baisé la dernière fois ?
Elle s’aperçut que son langage était encore plus trash que le sien. Comment en était-elle
arrivée à ce niveau de détachement par rapport à tous les principes moraux, aux leçons
d’éducation reçues dans son enfance ? Sans doute un sentiment de liberté dans le jeu, une
sensation de non-responsabilité puisque c’était un divertissement. Oui, c’était cela une petite
récréation d’adultes consentants qui ne faisaient de mal à personne. Le gars lui répondit :
— Il y a longtemps.


Elle lui proposa de réfléchir pendant la nuit et l’éconduit le lendemain. Game over. Fin du
match, en français.
La vie réelle reprenait ses droits ; elle irait au cinéma avec une de ses amies d’enfance. Elle
se sentait parfois si seule. « En amour, la seule victoire est la fuite », disait Napoléon.
L’amour pour vivre devait être nourri de compromis qui étaient comme des succès en demi-
teinte. Et lorsqu’on avait l’état d’esprit d’un combattant, on ne pouvait s’en contenter. Pour
elle, tout était combat, tout devait être consécration ; une réussite absolue, éclatante comme
un soleil, sans nuances, lisse sans aspérités, débordante d’énergie, droite dans ses bottes. Elle
commençait à se lasser de ces échanges sur les réseaux sociaux et commençait à désirer une
présence de Paul plus certaine.
— Que penses-tu de nous deux, Paul ?
— C’est magnifique.
— Je fais ce que je peux avec ce que je suis. Je me sens souvent seule.
— Je sais. Et mon angoisse à moi aussi, c'est de l’être.
Dans le polyamour, survivaient ceux qui avaient peu de blessures et ceux qui étaient forts.
Paul faisait partie de ceux-là. Maud aussi, avec un combat de santé. Elle se demandait
pourtant si elle aurait la force de guérir, sans lui, pour elle exclusivement.

Un jour, Rozenn découvrit par hasard les échanges de sa mère avec ce Mick. Maud lui
avait demandé de classer quelques photos en album, oubliant qu’elle n’avait pas archivé sur
WhatsApp les conversations. Par les photos évocatrices que lui avait envoyées Mick et qui
avaient été stockées sur la pellicule, Rozenn accéda aux échanges. La conversation « Mick /
Maud » était restée en haut de l’écran. Elle fut choquée. Gênée, elle aborda la question avec
humour… Maud comprit immédiatement. Quelle erreur de n’avoir pas nettoyé la
photothèque  ! Elle blêmit, elle aussi vivement embarrassée.
— T’as le droit d’avoir une vie sexuelle, maman, depuis la mort de papa, dit Rozenn pour
la rassurer.
Elles n’avaient pas le temps de discuter tout de suite, mais promirent de dîner ensemble
rapidement pour échanger. Maud n’avait jamais parlé de Paul à Rozenn ; ce serait l’occasion
de le faire. Quant aux échanges avec Mick, elle ne savait pas ce qui l’avait poussé sur la voie
d’une telle vulgarité. Rozenn était au tout début de ses relations sentimentales et voulait
encore croire au grand amour. Était-ce un mythe ? Un des derniers remparts contre la
sauvagerie ? Le ciment du couple ? Celui de la famille-institution et refuge ? Autant de
questions complexes. Elles se retrouvèrent au Piccadilly pour dîner à Rennes la semaine
suivante. Maud était rayonnante, elle avait passé le week-end avec Paul et sa robe bleu ciel lui
allait à ravir. Rozenn était en jean et tee-shirt blanc, tenue sympathique sans apprêt, tout
terrain ; mieux valait profiter de l’ambiance ombragée de la grande terrasse et laisser pour la
saison automne hiver l’ambiance boudoir feutré de l’intérieur, boiseries et tentures, fauteuils
rayés, étagères sur lesquelles étaient négligemment posés quelques rares livres. Rozenn
engagea la conversation après avoir échangé des banalités sur la semaine écoulée :
— Je me questionne beaucoup sur les garçons, tu sais, maman. Je suis sur Tinder et Adopte
et je ne trouve que des plans pour ken.


— C’est qui, ce Ken ?
Maud en était encore à Barbie et Ken, se dit en souriant Rozenn.
— Ken, maman, ça veut dire « niquer ».
— Aucun ne cherche l’amour ?
— En tous cas, j’en ai pas trouvé ; ils le disent vaguement au début pour nous appâter,
mais au final ils ne souhaitent qu’une chose… et encore, tu sais quoi ? Je suis tombée sur pas
mal de boys qui ne pensaient pas passer le cap du virtuel. Envoyer des photos, des audios, ça
leur suffit pour se masturber. Vous faisiez ça, à votre époque ?
— Tu sais bien que mon époque était celle des revues porno cachées sous le lit. Mais dans
la vie réelle, tu n’as pas de touche sérieuse ?
— Tu sais maman, on ne va plus autant en boîte de nuit : lumières tamisées, ambiance
alcoolisée, musique… ça aide pour se rapprocher.
— Oh oui, c’était mon époque, ça.
— Ben nous, on a été quand même limités avec la Covid, même si on a repris la route de la
drague en réel. C’est vrai que nous, c’est Tinder, Adopte et les groupes de potes, les soirées
étudiantes.
— C’est pas mal, ça, les soirées étudiantes.
— Oui, sauf que tout le monde est déjà en couple et que je ne trouve personne.
Maud était sincèrement désolée pour sa fille qui ne trouvait pas son bonheur et se
demandait comment elle pourrait l’aider. Certainement pas en lui disant que côté cœur, pour
elle, c’était le nirvana avec Paul. Elle ne trouvait pas encore le courage de le lui dire, d’autant
plus que Rozenn venait de lire ces échanges avec Mick. Comment avait-elle imaginé sa mère,
devant de tels propos outranciers ? L’outrance et la vulgarité n’étaient pas une question de
génération. À l’opposé se trouvait la poésie que Paul inspirait à Maud lors de leurs ébats. Elle
aurait voulu parler à sa fille de la source du plaisir. Une source se cachait au sein des femmes.
L’intimité de la femme pouvait être une morne plaine qui, stimulée par le plaisir, devenait un
champ de rondeurs, un ensemble de monts de Vénus. En allant explorer au plus profond des
femmes, les magiciens stimulaient le jaillissement de la source, qui se mettait alors à ruisseler,
inonder autour d’elle, comme une promesse d’abondance. Elle aurait voulu lui parler de cela,
mais elle devrait trouver le bon moment pour le faire.

Quelques jours plus tard, elles se donnèrent un nouveau rendez-vous pour discuter d’un
projet professionnel de Rozenn. L’occasion rêvée pour Maud de parler enfin de Paul. Elle lui
expliqua sa rencontre à la médiathèque, le café, la première entrevue consentante, sans lui
donner bien évidemment trop de détails. Rozenn la regarda ébahie face à cette annonce.
Comment sa mère, qu’elle croyait connaître par cœur, avait-elle pu lui dissimuler un
événement d’une telle importance ? Elle se dit qu’on ne savait jamais tout, même des
personnes les plus proches. Maud lui parut si enthousiaste avec cet amour. Elle en fut presque
jalouse, et en même temps heureuse pour celle qui avait tant souffert du décès de Cédric, son
père. Elle voulut tout savoir ! Comment ils s’étaient rencontrés, ce qui lui avait plu, ce qui la
charmait, s’ils se retrouvaient souvent, s’ils avaient des projets, quand elle le rencontrerait  ?
Maud marqua un temps d’arrêt. « Peut-être jamais », se dit-elle avec gravité. Mais elle ne lui


dit rien. Elle voulait partager avec sa fille le goût de l’amour fou et lui dire qu’il ne fallait se
fermer aucune porte, que se donner du plaisir sans dépendance chaque fois qu’on le pouvait
était une bonne chose, qu’il ne fallait pas se limiter tout en restant vigilant sur quelques
fondamentaux. Ce n’était jamais simple de guider une jeune de vingt ans. Maud aurait voulu
lui faire comprendre que la jouissance de la femme était précieuse. Il fallait tout faire pour
lever les barrières et laisser couler la source du plaisir des dames. Maud transmit à Rozenn un
cadeau magnifique à mi-mots, en toute subtilité. Rozenn était avertie : il pouvait exister un
lien puissant entre un homme et une femme, un lien quasi-mystique de fusion, qu’eux seuls
connaissaient, et c’était un des fondements de l’éclat féminin.


CHAPITRE XXIII
LES FAILLES

Le père de Sarah avait été terriblement absent. C’était banal et douloureux pour elle. Seuls
ceux qui avaient connu la même histoire comprenaient. La manière dont nous gérions nos
émotions n’était pas uniquement une astuce pour bien vivre les relations humaines. De
nombreuses personnes se camouflaient dans des armures tellement étanches que le monde en
devenait dur, insensible, cruel. Et pour certains, la confiance n’était pas établie. Sarah
ressentait en elle comme une absence d’ancrage, et était consciente que cela avait de l’impact
sur sa vie. On lui disait qu’elle n’était pas persévérante, qu’elle était slasheuse, curieuse de
tout, qu’elle était versatile, voire instable pour les plus méchants des commentaires. Elle avait
pourtant fait un parcours remarquable, réalisé des missions avec brio et intelligence. Parfois,
lorsque le contexte se tendait, que les mauvaises nouvelles se multipliaient, elle perdait pied.
Il y avait des temps comme ça, il y avait des cycles ; elle était comme un radeau sur un fleuve
tonitruant. Il lui fallait une branche pour la rattraper. Elle ne manquait pas d’indépendance.
Tout le monde saluait son esprit téméraire, aventurier et libre. Non. C’était une perte de
repères, un tourbillon de négatif qui l’emportait. Elle n’avait pas de racines, pas de père qui ne
lui ait jamais dit qu’elle était belle, qu’il était fier, qu’il la protégerait toujours, qu’il la
guiderait, qu’il ferait tout pour qu’elle réussisse. Il n’y avait pas de hasard dans le succès. Il y
avait une famille ou de la résilience. Elle avait donc décidé de planter ses racines dans le
cœur, à défaut d’avoir une famille aimante. L’intégralité de ses actes serait reliée à l’amour,
rien que lui. Son cœur serait son guide. Lorsque sa tête partirait trop dans le ciel, ce serait le
cœur qui la rappellerait à l’ordre. Lorsqu’elle ferait face à la méchanceté, il serait son
bouclier. En comprenant l’autre dans sa lumière et ses souffrances, elle affaiblirait l’envie de
riposte, mais ne tendrait pas l’autre joue. Elle se protégerait tout en ne blessant pas celui qui la
piquait. Tout en n’offensant pas. C’était important. Ses racines seraient dans le cœur. C’était
Paul qui avait trouvé la formule. Et, si elle agissait à l’opposé de leurs exigences, elle perdrait
son arrimage.
— Ce que tu fais pour nos enfants, pour Huguette, est absolument magnifique. Souris.
Paul était un roc émotionnel, un éternel optimiste. Il n’avait pas eu besoin de planter ses
racines ailleurs que là où elles étaient. Dans sa famille, qui avait été son pilier, et lui avait
transmis ses valeurs, ses forces, sans qu’il ait aucun effort à faire. Tout était facile pour lui et
il obtenait toujours ce qu’il voulait. Il embarquait Sarah dans ses délires. Il embarquait tout le
monde pour satisfaire son plaisir, avec excès, toujours. La modération l’ennuyait.

Le père de Sarah lui avait un jour présenté sa deuxième femme et ses deux demi-frères. Un
silence s’était installé très vite. Assis en face d’elle, il ne la regardait pas, ne pouvait pas la
fixer. Sa femme parlait. Parlait beaucoup et vite, comme pour combler un vide, ce vide


relationnel insondable qui existait entre eux ; parlait pour prouver son existence à elle. Sarah
et son père avaient partagé peu de dimanche en famille et lorsque la semaine reprenait, elle
avait plutôt le souvenir d’un père autoritaire, castrateur de sa parole à elle :
— Les enfants se taisent à table quand les adultes parlent, disait-il.
Comme si le simple fait d’être adulte représentait une suprématie, une position supérieure,
un diktat comportemental. Toujours plongé dans ses dossiers, il était chez lui comme l’ombre
de lui-même, un homme-travail qu’elle embrassait furtivement le soir, par habitude, avant
d’aller se coucher. Pas de tendresse. Peu d’affection dans son foyer. Que se passait-il entre ses
parents ? Enfant, ce mystère la hantait, mais elle comprenait bien déjà que leur famille
dysfonctionnait.
— Tes racines sont dans ton cœur, Sarah.
Il fallait ne jamais l’oublier. C’était comme un leitmotiv, une petite phrase fondatrice. Et
lorsque l’égo, la fureur, la colère, l’envie de vengeance se réveillaient, elle devait visualiser
ces racines profondes. Le cœur les arrimait, ces racines, tout en manifestant sa présence et son
importance pour la vie, pour sa vie. Son cœur battait puissant et régulier.

Elle savait que beaucoup de femmes de pouvoir en politique, beaucoup de femmes


d’affaires dans les conseils d’administration, avaient reçu dans leur enfance un regard paternel
constructeur d’une identité fière. Elles avaient la capacité de résistance qui prenait racine dans
l’estime de soi. Mais certains pères n’étaient pas faits pour l’offrir, car ils avaient reçu des
schémas comportementaux inappropriés de leurs parents et ne connaissaient rien en
psychologie. Sarah avait lu d’Alexandra Lapierre « La lionne du boulevard ». Bernard Pivot
l’avait reçue dans son émission Apostrophe, en 1984, la même année que la parution du
roman. Était-ce un hasard ? Son père Dominique Lapierre était un journaliste de Paris Match
connu dès ses débuts pour un périple-reportage dans l’ex-Union soviétique. Il avait lui-même
connu plusieurs succès littéraires avec « Le cinquième cavalier » et « La Cité de la joie ».
Avait-il porté sur elle ce regard aimant et encourageant ? Ou avait-elle eu sa propre
résilience  ? Il n’était pas nécessaire d’être dans la quantité de temps, mais dans la qualité de
présence pour mettre les enfants en orbite parfaite.

Sarah avait connu les USA, en mode sac à dos, aventure à vingt ans, l’école de la vie pour
bien communiquer avec le monde anglo-saxon. Sarah était une combattante. Elle avait dû
plonger les racines de son ambition en elle-même, en développant son estime personnelle afin
de se donner de la force. Rien ne lui avait jamais été acquis. Il faisait partie de celles qui
étaient montées sans père et qui avaient été confrontées très tôt aux drames de l’existence.
Elle avait en effet été marquée par deux expériences terribles. Sa grand-mère qu’elle adorait
fut un jour découverte chez elle, allongée et inerte sur le sol. On la sauva, mais quelques
années plus tard, elle était déconnectée du monde par la maladie d’Alzheimer. Sarah vouait à
la mémoire un véritable culte, la travaillant par des exercices et la pratique des langues. Ah,
parler les langues étrangères, comme elle aimait ça ! Elle avait passé des Noëls à chanter des
airs d’opéra et lire des poèmes avec la famille Macciardi, des voisins italiens hauts en couleur
et riches de culture. Ils avaient un fils Francesco dont elle était amoureuse. Elle gardait en


mémoire la saveur spéciale d’une journée avec Francesco, quand elle avait vingt-deux ans. Le
soleil, le ski, elle avait encore le goût de la crêpe au Nutella qu’ils avaient partagée sur la
terrasse ensoleillée de la Plagne. Francesco se tuait en moto trois mois plus tard. Une journée
merveilleuse, radieuse. Ils avaient chanté dans la voiture pour se rendre en station. Le ciel
était bleu. L’amour était dans l’air.


CHAPITRE XXIV
ANTON

Il y avait l’amour et il y avait le sexe brut. Le premier était porteur de confort, de douceur,
alors que le second était pornographique et ne se reliait qu’à la prostitution des corps. Maud,
dans sa quête de sensations nouvelles, avait échangé par texto avec un ancien militaire,
Anton, un garçon assez pervers et très sportif, qui s’était aussi essayé au théâtre dans sa
jeunesse. Il entraînait désormais un club de foot en région parisienne, encadrait des collégiens,
et avait attiré dans son lit une bonne partie des mamans de ses élèves. Il était habitué des clubs
libertins, passait ses vacances au Cap d’Agde, et connaissait, selon ses dires, toutes les ficelles
de l’excitation. Elle l’avait rencontré lors d’un séjour libertin avec Anna, une de ses
meilleures amies. Anna avait été un guide averti, expérimenté pour Maud. Elle lui avait
ouvert les portes de ses potentialités et permis de gagner en confiance. En 2021, un an après le
décès de Cédric, elle lui avait proposé de partir en week-end avec elle avec le moins d’argent
possible. Elle était comme cela, Anna folle d’improvisation, aussi peu attachée à la richesse
qu’à ses attributs qui étaient le luxe et le confort. Elle pouvait encore, à quarante-sept ans,
décider de partir à l’aventure, sac sur le dos et chaussures de randonnée, alors que tous ses
amis étaient en couple, libre ou pas, rattachés à leur emploi par un crédit et à leur famille par
diverses obligations. Elle avait milité dans les années quatre-vingt-dix pour l’égalité homme
femme au sein du collectif « Grandes Écoles au Féminin ». Maud et elle s’étaient connues à
l’école primaire de Quimper. L'ayant retrouvée, Maud avait vécu avec elle, entre 2020 et
2022, plus de périodes aventureuses qu’en vingt-huit ans avec Cédric. Et forcément, cela lui
avait donné confiance.

Un jour, alors qu’elle voyageait en train, Anton lui dit qu’il était invité à une partouze
parisienne. Pour l’exciter alors qu’elle roulait à vive allure, il prononça une phrase crue. Elle
ressentit un frisson de désir à cette simple évocation, car Maud maniait assez bien la
stimulation cérébrale. Il poursuivit par une description réaliste, jouant sur l’ouverture et la
profondeur, non pas des sentiments, mais d’une certaine partie du corps. C’était de
l’hyperréalisme. Elle ressentait les prémisses de l’excitation, là, dans ce TGV, alors que
dormaient tous ces voisins, elle partait pour un voyage érotique cérébral. Il lui signifia vouloir
aller plus loin avec sa langue.

La pression montait. Il donnait davantage de détails précis, démontrant de ce fait son


expérience en distanciel. Il fallait matérialiser un acte qui, bien imaginé, ferait ressentir la
jouissance de la pénétration.
Puis combiner les préliminaires avec l’entrée en scène du héros du jour. L’annonce était
faite, le personnage principal de l’acte deux était entré en scène. Maud répondait


favorablement à ce genre d’excitation volontiers théâtrale. Son sexe à lui était en goguette. Il
lui dictait ce qu’elle devait faire.
— Tu la serres dans ta main, impressionnée.
« Il ne doutait de rien », se disait-elle, et cette simple remarque lui signifiait une volonté de
domination  ; la femme devait-elle être impressionnée par l’homme ? Il ajouta un détail qui la
fit sourire, la taille de son instrument de plaisir. Que les hommes étaient fiers d’arborer leur
virilité. Les schémas classiques étaient toujours présents et ils étaient affirmés avec force
détails. Pour continuer à la stimuler, il fallait annoncer sa jouissance à lui ; voulait-il, à ce
stade, sa jouissance à elle ? Rien n’était moins sûr.
— Je vais exploser.
Puis Anton utilisa une technique bien connue, taper avec son sexe et faire patienter, afin
que le désir monte encore et encore. Encore et encore, il la guidait, laissant peu de place à son
imagination à elle. Il donnait des détails de plus en plus précis afin qu’elle visualise. Peut-être
la visualisation pourrait-elle stimuler l’excitation  ?
— Le passage est fait centimètre par centimètre.
Et il continuait :
— Je m’enfonce.
Enfin, donnant un détail où elle devenait enfin le sujet de l’action :
— Tu gémis.
Certes, un sujet somme toute assez passif. Revenant à lui, il ne fallait pas exagérer… Lui
donner trop d’importance à elle !
— Vas-y, bébé.
Et comme pour la maintenir en état d’excitation féroce, il lui parla d’elle en version plus
déchaînée :
— Tu vas hurler de plaisir.
Avant de revenir à ses actes à lui, dans son descriptif, elle était un objet de désir qui
répondait aux assauts de l’homme. Puis il lui fit une proposition pour aller plus loin ; il lui
donna un ordre :
— J’aimerais entendre ta voix, ça m'exciterait. Va dans les toilettes du train et montre-moi
tes seins en visio, sans bruit. Tu m’appelles quand tu es prête.
Elle lui envoya une courte vidéo, soumise à ce désir impérieux.
— Encore, bébé, ils sont magnifiques.
Le mouvement alternatif du train renforçait l’excitation de Maud. Elle sentait son énergie
sexuelle prendre forme et titiller son vagin. Elle ressentait comme des petites vibrations de
plaisir. Une douce chaleur remontait dans son ventre comme dans son dos. Le sexe était bien
le fruit de l’imagination. Il commençait avant l’acte lui-même et l’expérience lui donnait ses
lettres de noblesse. L’imagination était une répétition de scènes déjà vues en combinaisons
nouvelles.

Anton n’était pas du tout l’homme qu’elle croyait. Lorsqu’elle le rencontra un jour dans
son appartement, elle découvrit un univers qui jurait avec les annonces de performances
sexuelles dont il se vantait. Il se targuait d’être le roi de soirées débridées, où les gens étaient


triés sur le volet. Son univers respirait la platitude et la médiocrité. Ayant échangé quelques
généralités sur sa vie, elle remarqua qu’il n’était qu’un gars un peu paumé, qui avait été marié
à une femme d’affaires, alors que lui avait été frustré de ne pas réussir sur les planches. Il en
conservait une puissante et belle diction, qui lui permettait d’attirer des femmes sur les
réseaux sociaux ou en soirée libertine. Sans peu de moyens, rincé par son divorce, il vivait
chichement dans un quartier de l’Est parisien et montrait le dimanche tous ses muscles aux
mères de famille en mal de sexe. Elle repartit aussitôt, prétextant un rendez-vous.

Quelques jours plus tard, elle se demandait ce qu’il y avait de si érotique dans un train,
surtout ceux qui traçaient la nuit. Le mouvement lorsqu’il s’alliait à l’obscurité constituait un
envoûtement. Les trains de nuit avaient accompagné les jeunes années de Maud lorsqu’elle
partait en vacances sur Nice avec ses parents. En pleine journée, il fallait faire abstraction des
cris des bébés, des mouvements incessants de jeunes turbulents, des conversations parfois un
peu fortes qui troublaient le calme nécessaire à un voyage paisible. Paul lui avait raconté une
histoire qui lui plaisait et qu’elle invoquait souvent pour éveiller l’érotisme dans la journée. Il
était assis dans le train derrière une jeune fille qui ne cessait de faire des allées et venues dans
le couloir. Elle portait une mini-jupe et un corsage noir échancré. Ses cheveux blonds
caressaient de fières épaules et ses jambes longilignes embaumaient un parfum de désir. Par le
reflet de son smartphone sur la vitre du train, il avait aperçu des échanges coquins avec un
garçon. La jeune fille chattait puis se levait pour se rendre ailleurs. Le petit manège dura
presque une heure ; elle revenait essoufflée alors que la distance qui la séparait du couloir plus
discret n’était que de quelques mètres. Elle les parcourait d’un pas lent, se retenant aux
fauteuils bleus du Ouigo. Essoufflée de désir, probablement excité tout simplement. Paul avait
observé et joui de ce spectacle, l’avait partagé avec Maud qui l’avait stocké comme conte
érotique de sa vie secrète. Paul ignorait tout de ses échanges avec Anton. Maud adorait
naviguer entre érotisme et pornographie, mais si on lui avait demandé pourquoi, elle n’aurait
pas su répondre.


CHAPITRE XXV
VIVRE

Maud apprit sa rémission. Elle avait lâché prise et fait de son cancer un non-événement
tout en positivant, car elle aimait Paul tous les jours davantage. Dès qu’elle eut la nouvelle, ce
fut une explosion de joie ; on lui annonçait qu’elle n’aurait plus qu’à faire une visite de
routine pour contrôler la stabilité de son état. Depuis dix mois, la route qui menait à l’hôpital
lui était devenue familière. Se dire qu’elle ne la prendrait plus qu’une fois par an lui donnait
une tout autre coloration. Elle était fière d’elle, mais il était encore un peu tôt pour réellement
savourer la victoire ; elle prit son téléphone :
— Je veux vivre à fond, Paul, croquer la vie ; c’est bon, tout est redevenu normal.
— Excellent ! On va le faire, mon amour.
— Je ne veux pas perdre une seconde de bonheur. Et le bonheur, c’est avec toi.
Jamais Maud n’avait prononcé une phrase si engageante pour leur avenir. Elle, qui depuis
des mois, oscillait entre l’amour et le sexe d’un soir, désirait-elle enfin retrouver une existence
plus classique  ? Simple d’apparence, cette volonté avait le pouvoir de remanier très fortement
les cartes dans le jeu. Souvent, après un choc, une maladie, un drame, on se disait qu’il fallait
en profiter, qu’il fallait prioriser. Le bonheur. Puis la famille, les amis proches. Enfin le
travail, la carrière, l’argent.

Maud se souvenait d’une conversation qu’elle avait écoutée, place Terre au Duc à
Quimper. Elle y avait observé de l’engagement, de la conviction. Cela l’avait interpellée. Aux
terrasses des cafés, les échanges allaient bon train. Deux hommes étaient attablés. L’un parlait
fort, donnait des conseils sur comment réussir dans la distribution de bulletins d’adhésion à
Médecins du Monde. Il était le plus grand, cheveux longs, un air de Jésus-Christ ; c’était le
chef d’équipe. L’autre était italien, il écoutait, se laissait briefer, sans doute un peu gêné, car
ses résultats de collecte ne semblaient pas bons. « L’argent, toujours l’argent, le nerf de la
guerre », se disait-elle.
— Va chercher du soutien auprès des collègues quand ton régime baisse ; n’hésite pas !
annonça le grand blond.
— OK. Mais je dois aussi travailler mon mental.
— Que veux-tu dire ?
— Parfois, j’ai envie de tout arrêter, de me mettre à l’abri dans un coin ; je ne me sens pas
légitime ou alors, j'ai un problème avec le fait de réclamer ; je ne sais pas.
— Regarde Rouka, elle amène de la fraîcheur, elle désacralise le don d’argent, l’argent en
général. Sers-toi de ça pour apprendre. Prends ce modèle.
Ils se mirent ensuite à parler de l’impact de l’âge sur les capacités à changer.


— Regarde Léa, elle est jeune ; toi et moi, on porte nos trente-trois ans. C’est plus posé,
plus intellectuel. Parfois, c'est le danger de donner ce ressenti intellectuel, car les gens disent
qu’ils vont réfléchir.
— C’est pas bon pour la collecte, ça.
— Eh non, tu vois bien.
Puis, ils parlèrent de la difficulté à s’exprimer en bon français quand on était italien, mais
le plus grand, le chef d'équipe, dit simplement :
— On est tous uniques. Tu dois jouer avec ton âge et ta spécificité. Appelle ton superviseur
quand tu n’arrives plus à regarder les gens dans les yeux. C’est à toi de faire le travail de
prendre du recul quand tu sens que tu ne peux plus te positionner face à tes interlocuteurs.
Maud se dit qu’elle devait avoir avec Paul la conversation la plus sérieuse de sa vie. Et que
ça serait difficile de soutenir son regard eu égard aux demandes précises et désormais
impérieuses qu’elle lui ferait, elle, la discrète, elle qui ne demandait jamais rien, n’exigeait
pas, s’effaçait depuis toujours.
— Bon, ton pitch, on peut en parler. Tu dis quoi ? demanda le mentor aux cheveux longs.
Maud se dit qu’elle aussi devrait bien réfléchir au sien.
— Quand Rouka parle de Médecins du Monde, c’est quoi, l’idéal ?
— La santé pour tous.
— Tiens, je te propose de bosser un autre pitch que celui que tu as utilisé. Tu vas répéter
toute la journée : « Je vous offre trois options : option 1, je vous fais un résumé de ce que fait
Médecins du Monde depuis quarante ans. Option 2, je vous parle du truc que je préfère chez
Médecins du Monde : la lutte pour le prix des médicaments et le droit des femmes. Option 3 :
je vais droit au but. » Quatre-vingts pour cent voudront que tu ailles droit au but.
— Je comprends.
— Mais tu vois, le fait d’avoir posé les trois options te positionne en sachant. Tu crées la
confiance. Et puis tu enchaines… vite… Quelle somme êtes-vous prêt à donner à partir du
mois prochain ?
Le mentor le faisait répéter, répéter. Il parlait fort. C’était lui le leader. Dans le couple Paul
Maud, Paul était le leader. Comment allait-elle faire face à lui pour lui dire qu’elle ne voulait
plus le partager, que c’était fini avec ce qu’elle avait vécu, qu’elle avait droit à un bonheur
simple et quotidien ? Le polyamour, c’était l’accord que Paul et Sarah avaient passé. Elle
n’envisageait pas de conduire deux relations parallèles et n’avait jamais compris pourquoi
Paul et Sarah l’avaient voulu. Certes, il y avait ces coups de fil et ces rencontres très « sexe » ;
mais c’était plus un jeu aléatoire et furtif.

Ces hommes à la table voisine avaient des convictions, s’inscrivaient contre le système
capitaliste, portaient des sweats et des cheveux longs. On n’était pas loin du dogme de l’anti-
système. D’autres collecteurs arrivaient, tous babas-cool ; c’était la pause. Ils avaient passé
leur matinée à chercher des donateurs dans la rue. Maud n’avait jamais vraiment défendu de
conviction. Elle avait toujours été fascinée par l’engagement politique, mais ignorait tout de
ce monde. Ses énormes compromissions, les techniques de manipulation, les joutes verbales,
la volonté implacable de faire tomber l’adversaire pour être le premier. Pour être la première,


quels seraient les arguments de Maud  ? Ils lui semblaient maigres pour convaincre Paul de
renoncer à Sarah. D’ailleurs le voulait-il ? Et elle, le voulait-elle vraiment  ?
Alors que tous les collecteurs étaient attablés, pour une énième fois, le leader du groupe
faisait répéter le pitch. Il encourageait, donnait les arguments complémentaires pour lever les
objections qui surviendraient au fur et à mesure. Il dit :
— À un moment donné, on entre dans le tunnel du consentement. Il est important de
répondre brièvement, très brièvement, aux questions pour ne pas casser la logique d’adhésion.
— Qu’est-ce qui est le plus important à ce moment précis ?
— Rester attentif aux demandes de l’interlocuteur.
Maud se dit que l’intérêt de Paul était d’avoir constitué la femme parfaite avec les qualités
de Sarah et les siennes ; comment allait-elle faire pour le conduire à renoncer à celles de
Sarah ? Pendant ce temps, le mentor pontifiait :
— Je préfère que tu parles huit minutes d’un sujet qui intéresse une personne, plutôt que
six minutes à tout le monde ; focus, cible, écoute.
Sous ses airs d’adolescent attardé, ce grand blond aux airs de Jésus était un redoutable
négociateur, et si ses intentions n’avaient pas été pures, basées sur ses convictions, il aurait pu
être un très bon manipulateur ; il avait tout compris de l’âme humaine. Avait-il lu comment se
faire des amis de Dale Carnegie ? Sans doute. Il conclut en encourageant l’italien qui s’était
entre temps bien détendu
— Merci Francesco pour l’entretien ; c’était chouette.

Maud, lorsqu’elle était enfant, était plutôt dans la catégorie des suiveurs. Elle ne possédait
pas les qualités nécessaires qui conduisaient au consentement de l’autre ; elle s’effaçait,
renonçait à ses rêves. En matière de pouvoir de conviction, elle était une novice absolue. La
serveuse du Barapom lui sourit. Les crêpes arrivaient dans des cornets en carton et se
mangeaient sans couvert comme des tacos. C’était bien pour l’écologie, mais moins bien pour
la sauce chocolat dégoulinant. Les mouettes hurlaient au-dessus, rappelant l’existence de la
mer au bout de l’Odet. Maud concentra son attention sur le grand blond aux cheveux longs. Il
devait être adepte de l’habitat participatif, végétarien, engagé à fond dans la lutte pour
l’environnement et toutes les luttes sociales pour la solidarité, laïque, cela allait de soi, sur une
terre catholique. Regardant autour d’elle, Maud remarqua que la rupture entre les moins de
trente ans et les plus anciens était consommée. En 2022, le monde avait changé, bousculé par
la guerre, les valeurs qui se catapultaient, la société qui se fracturait, les styles qui
s’opposaient. Il y avait plusieurs camps. Leurs discours n’avaient rien à voir, même si en fin
de compte tous voulaient la même chose : réussir leur vie. Et on sentait chez les jeunes une
rage de transformation radicale, une anxiété profonde pour leur avenir avec tous les discours
pour sauver la planète, le risque nucléaire qui depuis février planait sur le monde. Il faisait
beau ce jour-là sur la place Terre au Duc. Elle ressemblait à Barcelone. La chaleur, le soleil
procuraient de la légèreté. Plus personne ne portait le masque de la Covid. Quelle libération  !
Seul « Jésus » avait mis sa capuche, du fait de sa peau claire de blond. Il pianotait sur son
téléphone en parfait homme d’affaires pendant que ses équipes se restauraient. À une table
voisine, une dame de cinquante ans avait reçu un texto. Des amis revenaient de Saint-Malo.


Ils étaient revenus positifs au Covid. La période de la reprise de l’épidémie hantait les esprits
et les médias maintenaient la pression. Maud prit une décision courageuse. Elle prit son
téléphone :
— Allo, Paul.
— Oui, ma chérie.
— Que fais-tu le week-end prochain ?
— Rien de spécial.
— Organise-toi… Nous partons à Paris.
Elle ressentit sa surprise. C’était bon de le sentir désarçonné. Il dit juste :
— OK.
Il fallait en effet avoir une discussion sérieuse sur le polyamour et Maud était paniquée.


CHAPITRE XXVI
STREET ART

Paul fit à Maud le cadeau qu’elle attendait : le voyage à Paris. Arrivés sur place, ils
posèrent leurs valises dans le studio que Paul et Sarah avaient conservé. Ils avaient repéré une
exposition de street art éphémère immersive dans le onzième arrondissement. La première
édition s’était tenu l’été 2021 dans un immeuble désaffecté de la capitale et avait attiré trente
mille visiteurs. Paul qui suivait divers artistes était particulièrement curieux. C’était Maud qui
avait commandé le week-end. Il avait affiné le programme. Il avait envie d’y passer du temps,
car il savait que les clichés devant des murs tagués avaient quelque chose d’esthétique, de
transgressif, de rock and roll. Maud qui adorait les animaux allait, pour sa plus grande
surprise, y découvrir un léopard réaliste en trompe-l’œil. La tête de loup géante sur le grand
mur relevait plus du style Arcimboldo, ce qui métamorphosait la férocité de l’animal. Il y
avait aussi une œuvre à message dans l’esprit de Ben. Une grande machine à écrire qui
invitait à colorier en dehors du cadre. Un message pour tous les inventifs du monde. Maud se
dit qu’elle devait précisément sortir de tous les schémas qu’ils avaient construits ensemble.
Deux ou trois soirées dans la semaine, ce n’était plus assez. Elle passait tous ces week-ends
seule. Certes, son cercle d’amies lui permettait de profiter des bons restaurants de Quimper ;
mais en ce moment, elle ne voulait que lui. Était-ce cette grande peur de disparaître de la vie,
de disparaître de sa vie à lui qui donnait à ses tempes grisonnantes un tel charme ? En
circulant au cœur de l’exposition, alors qu’il était passé dans la partie suivante, elle s’était
posée dans un espace bleu Majorelle, et avait découvert une porte de frigo derrière laquelle
était dissimulée une salle hypnotique rose et bleue. Les murs étaient recouverts de coupures
de journaux, le sol jonché de tâches et encore de papier journal. Sur le mur du fond, un
portrait de femme noire à la forte présence ; était-ce Angela Davis, la féministe, la pacifiste,
ardente défenseur des droits humains ? Maud se dit qu’elle aussi devait défendre ses droits et
que si elle laissait faire Paul, jamais il ne sortirait de cette situation confortable pour lui. Mais
sa situation était-elle si agréable ? Elle tenta de se mettre à sa place. Sarah l'accueillait-elle
toujours avec le sourire ? Était-elle vraiment ravie de leur relation ? Sur ces deux sujets, elle
ne pouvait faire que des suppositions, car Paul était une tombe sur tout ce qui concernait sa
relation avec sa femme.

Puis, il y eut le fauteuil rose. Elle aima beaucoup le fauteuil rose au milieu de soldats vêtus
de kaki, masqués pour évoquer la pandémie, arborant d’improbables casques roses dans une
ambiance boudoir. Ils avaient fait une photo chacun. Les couleurs, l’éclairage, la mise en
scène, tout était juste spectaculaire sur cette photo. Ah ce mélange de guerre et de douceur se
dit Maud… mais c’était la vie. À tout instant, le destin nous faisait des cadeaux, puis nous les
reprenait. Les moments de joie étaient toujours éphémères. La bonne nouvelle se dit Maud,


c’était que le malheur n’était jamais permanent, sauf si on le cultivait. Elle se dit alors qu’elle
aurait pu pleurer Cédric des années durant. Il n’aurait pas voulu ceci pour elle, ne l’aurait pas
permis. Elle avait autorisé Paul à entrer dans son existence, pour leur plus grande félicité.
Comme ces soldats casqués de rose, ils avaient cependant chacun l’un pour l’autre une zone
d’ombre. Ce qui dérangeait Maud à cet instant précis, c'était que la vie de Paul avec Sarah
n’avait pas de pendant dans ses choix à elle. Elle était seule quand il rentrait vers Locmaria.
Ils avaient déambulé au cœur de l’exposition, notant tous les recoins, appréciant la volonté
joyeuse des artistes, réaliste parfois, souvent légèrement désabusée. Les textes gravés sur les
marches qui permettaient d’accéder à l’étage étaient de cet ordre-là : « Signalez toute folie qui
vous semblerait... » ; « Il est l’heure de se rêve éveiller » (oui, c’était écrit avec cette
orthographe) ; « Quand elle nous entend parler de sauver le monde, la nature se retourne dans
sa tombe » ; « Avoir été abandonnée ». Cette dernière phrase, elle le savait par Paul, aurait
résonné fort aux oreilles de Sarah. Mais Maud avait sa partition à jouer. Paul trouvait cette
année l’exposition moins spontanée que la première, car les œuvres pour certaines flirtaient
avec un art plus académique. Autour d’un thé à la menthe, ils eurent cette discussion
passionnante sur l’art. Maud n’était pas aussi férue que Sarah, mais elle avait sa propre
sensibilité. Avec Sarah, Paul aurait parlé de la nature et de la finalité de l’œuvre. Ce
questionnement était à l’origine de tous les grands mouvements artistiques, notamment la
tension entre figuration et abstraction, la tension entre le support et la surface, la peinture
traditionnelle sur toile versus les installations ; Maud, qui avait l’esprit simple, se demandait
comment les artistes pouvaient se torturer les méninges sur des sujets aussi peu essentiels à
ses yeux. Paul lui avait parlé un jour de l’existence de ces courants, qu’il tenait des cours de
Sarah à l’école du Louvre. Il le lui avait expliqué avec des mots, des notions qu’elle pourrait
intégrer.
— Tu sais, les mouvements artistiques… ce sont des gens qui se réunissent et décident de
créer un collectif soudé ; bon, souvent, ça ne dure qu’un temps… Ils vont faire des
expositions, partager la une de certaines revues d’art et ils se séparent.
Elle comprenait que l’histoire de l'art était une histoire de clans. Et qu’elle devrait parler à
Paul pour jouer la carte du sien, l’attirer à elle, enfin, et cesser cette aventure du polyamour à
laquelle elle n’avait jamais complètement adhéré. Ils étaient attablés au marché des enfants
rouges, rue de Bretagne, à deux pas du carreau du Temple. Décidément, tout les reliait à la
Breizh-attitude, rue de Bretagne ! C’était un endroit improbable entre le souk oriental et le
marché aux puces de la porte de Saint-Ouen. Ils étaient installés sous une tonnelle en
plexiglas, derrière une bâche bleue semblable aux grands sacs qu’utilisaient les Africains pour
rapporter de multiples présents au pays, et fabriquer de lourds colis. Les tables carrées étaient
recouvertes de carreaux bleus, verts et mauves formant un motif géométrique répétitif. Ces
motifs évoquaient à la fois le jardin, le ciel, l’orient et l’art abstrait. Paul se dit que
décidément les rencontres des opposés qui s’attiraient étaient sans doute les plus intéressantes.
Maud le regardait intensément et commença à lui parler, doucement. Son cœur battait à tout
rompre.
— Paul, j’ai quelque chose de sérieux à te dire.
Elle inspira profondément ; les yeux clairs de Paul la fixaient.


— Je voudrais faire des projets avec toi.
— Dis-moi, qu’as-tu en tête ?
Paul ne semblait pas comprendre. Elle ne voulait pas lui parler de soirées et de week-ends,
ni d’achats communs infimes, ou encore de promesses d’amour pour la vie, même si ce
dernier point était capital pour le reste de son discours.
— De vrais projets, Paul.
— En avons-nous des faux, dit-il en riant ?
— Paul, je suis sérieuse.
— Elle était de plus en plus mal à l’aise. Elle qui avait tout accepté de la situation la
remettait en cause pour la première fois. Elle reprit.
— Tu me donnes du bonheur… Elle se tut.
— Mais ?
— Cela ne suffit plus.

Ça y est, en quatre mots, elle venait de préciser le fond de sa pensée. Son intention
commençait à se révéler. Paul se dit qu’elle allait exprimer un besoin, qu’il l’assouvirait. Il ne
s’attendait pas au tsunami émotionnel que Maud allait provoquer en lui.
— Que voudrais-tu, ma chérie, que je ne t’aie pas encore donné ?
— Plus de temps.
Elle n’arrivait pas à lui dire qu’elle voulait TOUT son temps. Pas encore. Il allait bien le
falloir.
— La semaine prochaine, si tu veux, je parle à Sarah afin qu’elle voie Samy ; je crois
qu’ils ont un projet de séjour à Saint-Malo.
— Paul…
— Oui.
— Je ne veux pas que la semaine prochaine.
— La suivante, tu le sais, je suis à Londres pour un important séminaire.
— Ce n’est pas le souci.
— Très bien, alors.
— Paul…
— Oui.
— Je voudrais que tu vives avec moi, définitivement.
On était au mois de mai. Un silence lourd s’installa. Elle ne dit plus rien. Il ne dit plus rien.
Ils se regardaient comme si soudainement un mur venait de s’ériger entre eux et pourtant ils
ressentaient leurs souffles.
— Tu sais bien, Maud, que tu ne peux pas me demander cela.
— Je viens pourtant de le faire, dit-elle en essayant de détendre l’atmosphère, insistant sur
le double sens du mot « pouvoir »... Elle ne se sentait pas souvent capable, Maud… Un peu de
légèreté sur un sujet aussi important que l’avenir de leur relation à cet instant précis lui
semblait bénéfique.


Elle ne savait pas vraiment comment Paul réagirait, car il savait que le jour où elle
prononçait cette phrase, il serait acculé à la douloureuse décision. À moins que cette question
qu’il posa change la donne…
— Tout mon temps, Maud ?
— On pourrait envisager des étapes, rétorqua-t-elle…
La négociation pouvait démarrer. Paul l’avait échappé belle. Il allait continuer sa double
relation qui lui apportait tant. Nous négociions tous les jours, tout le temps. L’approche de
Paul était du genre compétitive ; il tentait d’imposer sa position. Le corollaire de cette façon
d’être était, pour l’autre, parfois, une sensation de lutte permanente où le vainqueur serait le
plus persévérant. Ce n’était pas très agréable en amour. L’approche par concession ne lui
semblait pas constructive sur le long terme, car génératrice de frustrations. Il se souvenait des
accords de Camp David en 1967, il en avait été fasciné en terminale pendant les cours
d’histoire. On y avait pratiqué l’écoute. Dans la réorganisation de vie de Paul entre ses deux
femmes, il était important pour lui de comprendre les motivations et les peurs de chacune.
Paul avait le souci de ne blesser personne. Spinoza nous dit que nous avons tendance à dire
bonne la solution que nous voulons, plutôt que de vouloir la bonne solution. En amour, la
bonne solution n’était pas toujours simple à trouver, sauf si on se focalisait sur le pourquoi de
tous les protagonistes concernés. Tout devenait alors limpide. Mais la grande difficulté, le
plus souvent, était de formuler un pourquoi clair et stable dans le temps. C’était le dilemme de
Maud. La vie évoluait, les situations changeaient, des aléas s’invitaient dans la danse et tout
fluctuait. Quelle était la motivation principale de Maud si leur relation basculait vers
l’exclusivité ? L’avoir pour elle sans concession, mais du coup perdre cette indépendance à
laquelle elle avait goûté et qu’elle avait appréciée. Sa peur était qu’il ne fasse jamais de choix.
Quelle était la motivation principale de Paul ? Pour lui, c’était le gain de temps et une
simplicité retrouvée, d’autant plus que Sarah ne lui facilitait pas toujours la tâche tant qu’elle
ne lâchait pas prise. Quelle était la motivation de Sarah si elle cessait sa relation avec Paul ?
Gagner en liberté. Sarah avait la motivation la plus complexe ; c’était elle qui avait le plus à
perdre, et le plus à conquérir en même temps si elle acceptait de prendre son envol et
augmentait sa confiance ; enfin. Elle en avait toujours rêvé et l’occasion se présentait. Un
espoir aussi pour elle de lancer des projets avec Samy, dans le respect de leur indépendance
réciproque. Le pragmatisme devrait être de rigueur dans une discussion difficile accompagnée
de choix. Et comme dans toute négociation, il ne fallait ni se surévaluer ni sous-évaluer
l’autre.

L’expérience de polyamour en général était une expérience de composition sur un fil ténu.
Sarah à plusieurs reprises avait adopté des positions trop fermes. Il l’avait qualifiée de têtue,
ce qu’elle n’était pas. Il se rendait compte alors, que depuis de trop nombreuses années, il
avait eu tendance à sous-évaluer sa femme, même s’il lui répétait à longueur de journée qu’il
était fier d’elle. Elle avait eu aussi le souci du détail ; il avait trouvé qu’elle coupait les
cheveux en quatre, alors que d’habitude, il appréciait la clarté et prônait toujours la nécessité
d’une vision. Il lui demandait de lui faire confiance, d’être intuitive par rapport à ses
intentions, mais comprenait aussi qu’elle ait pu être surprise par son changement d’attitude


vis-à-vis d’elle. Il ne pouvait pas prévoir qu’il allait tomber amoureux. Il trouvait que c’était
compliqué de tout combiner. Et c’était vrai. Leur lien le plus fort était celui de Laure et Marie
qu’ils chérissaient tous les deux. Paul avait une peur bleue de l’excès de formes, de l’esprit
procédurier, et il lui répétait qu’il ne serait pas content si elle entrait dans ce genre de rapport,
si un jour il faisait le choix de vivre avec Maud. Il comprenait la prudence de Sarah et ils
envisageaient de bien décrire le partage de leurs biens avec le plus d’équité possible. Le plus
délicat était la question des retraites ; Sarah avait abandonné sa carrière pour favoriser son
parcours à lui sans sacrifier sa famille. Sarah était une femme exceptionnelle et il le savait, le
reconnaissait. Et c’était le dilemme auquel il faisait face : pourquoi la laisser ?… Il se disait
que le polyamour serait vraiment le mieux… toujours. Mais il ne savait plus trop… Bien
longtemps, parce qu’il doutait de lui, Sarah l’avait manipulé. Il ne fallait pas que ce sentiment
grandisse ou soit cultivé par d’autres, car alors il pourrait secrètement nourrir un ressentiment
contre elle. Il devait veiller sur ce point. Sarah aussi devrait être vigilante et veiller à ne pas le
froisser, ne pas le brusquer, le respecter. La dernière proposition que lui avait faite Sarah était
de créer une dernière fois de la valeur ensemble pour mieux se la répartir. Elle avait un projet
incroyable de rénovation d’un vieux moulin à la Passagère, un lieu-dit tout près de Saint-
Malo. Pourtant, c’était avec Samy qu’elle avait repéré les lieux.

Les projets ne manquaient jamais dans l’esprit de Sarah, mais ce que tous ignoraient, car il
était beaucoup plus secret, c’était l’autre vie de Paul, lorsqu’il voyageait pour ses affaires. Il
connaissait très bien la Bretagne, depuis qu’il intervenait pour optimiser les lignes de
production et bâtissait avec ses clients de nouvelles stratégies de redéploiement de leur
activité. De nombreuses occasions de rencontres s’étaient présentées à lui. Dans la plupart des
cas, il était resté froid et distant, à l’exception d’une fois. Elle s’appelait Marie-Sophie, et était
l’héritière par son père d’un petit empire du secteur agroalimentaire. Sa vie avait été un long
fleuve tranquille, elle n’avait jamais connu la précarité, s’était mariée, avait eu un enfant,
dirigeait son entreprise avec brio, et était élue dans sa commune. Elle parlait de cette aventure
politique avec passion, et avait expliqué à Paul les arcanes de la politique. Ce monde lui était
inconnu, et il en avait été passionné. Mais ce qu’il avait ressenti au contact de cette femme,
fraîchement divorcée, c’était une connexion immédiate, une évidence dans leur rapport de
séduction. Il lui plaisait et il le ressentit. C’était elle qui était à la manœuvre. Libre, elle lui
envoya quelques messages subliminaux tout au long du repas professionnel qu’ils partagèrent.
Cela flatta son ego. Après le repas, elle voulut prolonger la soirée autour d’un verre. Il
accepta. Croisant et décroisant ses jambes devant lui, il remarqua son décolleté plongeant.
Blonde, grande, Marie-Sophie ne manquait pas d’atouts. Elle savait s’habiller, sa robe courte
épousant parfaitement ses formes. Sa posture était celle d’une femme sûre d’elle-même,
aguerrie aux conseils d’administration, à la prise de parole en public. Elle ne montrait pas sa
vulnérabilité, elle la suggérait habilement par son sourire, mais reprenait tout de suite le
contrôle. Elle vivait dans une demeure magnifique, dont elle lui montra quelques photos,
lorsqu’au cours de la soirée, elle s’était rapprochée de lui, collant son fauteuil au sien pour
qu’ils puissent ensemble regarder le petit écran de son téléphone portable. Il sentit un parfum
enivrant. Une folle envie s’empara de lui. Elle le remarqua et posa sa main sur la sienne.


— Vous savez Paul, cette maison m’évoque à la fois le succès et la difficulté de vivre en
couple.
Il la comprenait et elle le remarqua. Lui demanderait-elle ce que sa vie de couple à lui
comportait de tragique ? Il ne le souhaitait pas. C’est pourtant ce qu’elle fit. Elle voulait
savoir, voulait se rapprocher encore. Il ne savait que dire, lui qui d’habitude avait réponse à
tout, anticipait les situations, se trouvait pris en otage dans les filets de cette amazone
bretonne. La mission n’était pas terminée, il reprit ses esprits et lui dit :
— Je vous comprends Marie-Sophie, mais vos ressources sont infinies.
Cela ne voulait rien dire, mais remettait de la distance entre eux. La mission qu’il effectuait
chez elle n’était pas terminée, et il ne voulait pas mêler l’intime au professionnel. La tentation
avait été bien présente. Marie-Sophie le savait. Elle sourit et rétorqua fièrement.
— Oui, les occasions ne manquent pas. Beaucoup sont au courant de ma situation.
Elle s’éloigna de lui et se repositionna en face avec son fauteuil. Le lendemain, ils se
revirent à l’entreprise. Elle avait de nouveau sa posture de dirigeante, mais, entre eux, plus
rien ne serait comme avant. Pendant plusieurs mois, longtemps après la fin de la mission, elle
lui envoya des SMS, prétextant des questionnements stratégiques qui masquaient son envie de
le revoir. Un jour même, elle parvint à organiser une mission de révision du plan stratégique,
où il fut convié. Il vint. Elle le regardait de loin. C’était la première fois qu’il se sentait autant
désiré. Ni Sarah, ni Maud, n’avaient atteint un tel niveau. Pourtant, il résista, car il ne voulait
pas davantage compliquer son existence.


CHAPITRE XXVII
SAINT-MALO

À Saint-Malo, l’austérité du lieu nous parlait de l’austérité du temps. Les touristes


déambulaient sur les pas de Surcouf et de Chateaubriand. À l’entrée de la porte Saint-Vincent,
le bar de l’Univers en disait long sur l’ambition de conquête malouine. L’Univers, rien que
cela. Sarah avait le souvenir de ses filles enfants, croquées par des caricaturistes installés
devant l’hôtel de ville. Ça devait être aux vacances de Pâques ou d’été… elle ne savait plus
trop. Ah, les vacances de Pâques  ! Quand l’eau de la Manche était encore trop fraîche pour
les adultes, si attirante pour les petits. Comme un acompte d’été, les baignades de Pâques
rythmaient à cette époque la fin de l’hiver et l’arrivée du printemps. Pâques 2008, Pâques
2009, Pâques 2010. Des années remplies d’amour, amour de la famille, au sein de l’Univers.
Quand on les observait rétrospectivement, elles étaient rayonnantes. Elles avaient pourtant eu
leur lot de cris, de larmes, de doutes, mais tout était effacé. Le temps des optimistes se
concentrait sur les pépites, l’amour et la joie de vivre. Plus loin, le Chateaubriand, brasserie et
ancien hôtel de France racheté par la famille Tiberge-Roy, s’inscrivait avec orgueil dans la
lignée de l’enfant de Combourg, près de l’hôtel de ville, face aux murailles de la fière cité
corsaire. « Ni Français ni Breton, Malouin suis », disait-on ici. Les touristes en chaussures,
pulls et bâtons de marche partaient à l’assaut des remparts. Le temps s’écoulait, les époques
passaient. Seuls les caractères traversaient les siècles. Jacquouille la Fripouille, du film « Les
Visiteurs », incarnait l’intelligence et la ruse, à une époque où la naissance régissait votre
parcours. Société de privilèges. Une peur vissée au ventre de la France, celle de ne pas
pouvoir permettre l’élévation sociale par le système éducatif et de retrouver, sous une autre
forme, une société inégalitaire, non plus aristocratique, mais bourgeoise. Les meilleures
écoles privées étaient chères, le service public de l’Éducation nationale avait dégringolé dans
le classement international des niveaux en mathématiques, le PISA. Le temps passait, les
mentalités changeaient.

Et même si les murailles de Saint-Malo semblaient indestructibles, il ne fallait jamais


oublier leur bombardement par erreur lors de la Seconde Guerre mondiale et leur
anéantissement à quatre-vingts pour cent ; elles avaient été reconstruites à l’identique ; une
sacrée revanche sur la vie et l’histoire. Si le couple Paul et Sarah semblait indestructible, ils y
avaient lancé des bombes. Peu importait qui avait commencé, Paul par le libertinage ou Sarah
par une relation suivie avec Samy. À force de penser à tout ce passé et ce présent douloureux
avec Paul, Sarah en oubliait de cultiver une qualité de présence à Samy. Il le lui fit
remarquer :
— Tu parais absente, Sarah.
— Saint-Malo m’évoque quelques souvenirs avec les enfants, rétorqua-t-elle furtivement.


Il ne releva pas, mais quelques minutes plus tard lui proposa de contempler la plage du
Sillon, assis sur un muret, au-dessus des brise-lames restants. La mer à l’infini. Une marée
basse coefficient quatre-vingt-quinze ce jour-là, et du sable à perte de vue. Pas autant cette
sensation de mer plate qu’au Vivier-sur-Mer, dans la baie du Mont-Saint-Michel, mais tout de
même cette impression de grandeur. La grande bleue au loin. Il voulait la conduire à se
recentrer sur le moment présent, ici avec lui, avec cette beauté sous leurs yeux. Ils étaient
bien, un homme et sa femme, qui avaient juste l’envie d’être ensemble et de partager des
moments de bonheur. Ils avaient des papillons dans le ventre.
— Je t’aime.
— Prends ma main.
— Mets la tienne sur mon cœur.
Saint-Malo, pour Sarah, c’était aussi une histoire d’amour. Elle l’avait visitée maintes et
maintes fois. Elle connaissait bien les étapes de la reconstruction de Saint-Malo intra-muros
dans les années 50 et 60. Le général Patton et ses troupes américaines débarquèrent sur
Avranches pour mener la troisième armée à un train d’enfer vers le port de Brest. Ils pensaient
n’avoir aucun combat à mener à Saint-Malo, car les renseignements avaient sous-estimé la
présence allemande dans la cité d’Alet, sur les hauteurs. Douze mille soldats appuyés par des
canons gros calibres sur Dinard et Cézembre y nichaient. Du 6 au 17 août, les bombardements
incendiaires américains conduisirent à la capitulation des troupes de Von Aulock. Mais 80%
des habitations intra-muros étaient détruites. Sarah ne pouvait s’empêcher d’établir un
parallèle entre le bombardement de Saint-Malo et celui qu’elle avait subi enfant. Un
bombardement sans éclat d’obus, sournois et sourd, lourd de conséquences, mais jamais
bruyant. Un drame intime et familial sans violences physiques, qu’aucune personne
observatrice extérieure ne pouvait déceler. Seuls quelques amis intimes comme la famille
Macciardi, qui venait dîner le dimanche, avaient observé les humiliations feutrées, mais bien
présentes, que le père faisait subir à la petite fille. Tout comme il les faisait subir à Huguette,
dans un rapport de domination malsaine, dont les mobiles étaient souvent flous. Le pervers
narcissique finirait par devenir un thème de radios, de médias, de psychologie ainsi que de
romans. En 1998, la psychiatre Marie-France Hirigoyen publierait un essai remarqué sur le
harcèlement moral, évoquant la violence perverse au quotidien. Les victimes silencieuses
pourraient mettre des mots sur leurs souffrances intérieures.

La reconstruction de Saint-Malo avait été précédée d’un vaste chantier de déblaiement. Il


fut laborieux, car aucun engin moderne ne pouvait passer par les portes étroites des remparts
demeurés intacts. Dès 1945, les chevaux furent mobilisés pour tracter charrettes et
tombereaux. On installa aussi des wagonnets sur rail. Les pierres étaient démontées,
numérotées, entassées place Chateaubriand ainsi qu’à l’extérieur. La rue Saint-Vincent était
un champ de ruines comparable aux images de Marioupol, en Ukraine, en 2022. Maisons
éventrées, fenêtres béantes ; gravats au sol et murs intérieurs dévoilaient sans pudeur la
disposition des étages, là où l’on aurait dû voir des façades intactes. Pour se reconstruire,
Sarah le savait, il fallait commencer par déblayer les mauvaises pensées, vite, ne pas s’y
attarder. Cela lui avait demandé plus de dix ans de développement personnel pour mieux


s’épanouir. Il lui manquait toujours l’estime d’elle-même. Un magnifique cadeau que
certaines familles faisaient à leurs enfants et que d’autres subtilisaient inconsciemment ou
pas. Son cas n’était pas isolé. Combien d’amis qui ne parvenaient pas à se révéler, doutaient
d’eux, et persistaient dans le doute  ? Elle n’avait pas assez de doigts pour les dénombrer.
Après avoir déblayé Saint-Malo, l’inventaire archéologique défendu avait été critiqué. Les
Malouins se passionnaient et se mobilisaient pour une reconstruction de qualité, car il
s’agissait tout de même de bâtiments historiques de la Compagnie des Indes, de la ville de
Surcouf et de Duguay-Trouin. Le granit de l’archipel de Chausey à 16 miles nautiques fut
utilisé, ainsi que des matériaux de récupération, pour limiter les coûts. Après la collecte des
fonds nécessaires à la renaissance de la cité, le premier immeuble sortit de terre en 1950, en
même temps que la remise en service du port, le poumon économique. Tout fut terminé en
1972 avec l’inauguration de la cathédrale dont la flèche s’était effondrée, tout comme le ferait
le 15 avril 2019 la flèche de Notre Dame de Paris. Le Môle malouin serpentant jusqu’à la mer
était morne et triste comme sur un tableau de Hopper. Il fut, lui aussi, reconstitué. Le maire
Guy la Chambre et son épouse Cora signèrent près de 150 contrats d'architecte, gérèrent plus
de 2000 marchés pour la renaissance de leur ville. Dès juin 1958, le Parisien libéré titrait
« Saint-Malo ressuscitée ». Toute cette histoire parlait de résilience, de patience, de
détermination et de courage. C’était le parcours de Sarah. Elle avait dû renaître de ses
cendres, suite aux assauts malsains de son père, lentement, avec patience. Il lui avait fallu du
courage et de la lucidité pour identifier ses points faibles. Du courage et de la détermination
pour les transformer. N’ayant pas mis de masque sur sa vulnérabilité, Sarah devenait chaque
jour plus forte.
Ils avaient loué un vélo ; on leur avait parlé des bords de Rance, un endroit magique,
véritable paradis des ornithologues et des plaisanciers. En toutes circonstances, on pouvait y
naviguer, même par mer déchaînée, grâce à la protection du barrage de l’usine marémotrice.
Ils allaient y passer des moments merveilleux d’observation de la nature. Tout le monde
connaissait les goélands, mais qui savait différencier la mouette rieuse de la sterne, qui avait
observé un tadorne de belon, mi-oie, mi-canard ? Les goélands qui suivaient les bateaux en
partance avaient donné leur nom aux goélettes. Majestueux, sans s’encombrer des ailes de
géant de l’albatros, le goéland pouvait tout de même avoir une envergure proche des un mètre
soixante-dix. Ils étaient nombreux ici, parfois noirs et blancs, parfois mouchetés, et leurs
confrontations avec les cormorans étaient toujours un spectacle. Ces derniers se
caractérisaient par l’écartement de leurs ailes ; était-ce pour mieux sécher, mieux digérer ou
tout simplement faire le beau ? Les ornithologues n’avaient pas tranché la question. Si les
oiseaux étaient bagués, ce qui permettait avec assurance de calculer leur âge moyen, toute
l’éthologie animalière ne reposait que sur des suppositions. Comme chez les hommes, on
n’était jamais sûr de rien. L’otarie Joséphine, longtemps mascotte de la cale de Mordreuc,
n’était plus là, mais sa légende demeurait intacte, perpétrée par les habitants locaux. Ils
avaient passé des heures à observer les combats de colverts. La plupart des volatiles se
regroupaient en cohorte, mais il y en avait toujours un qui jouait bande à part, et défendait un
territoire imaginaire. Il attaquait, piquait ses congénères les plus audacieux à grignoter sur son
espace vital.


Un endroit les avait particulièrement charmés, la chapelle de la Souhaitier à Plouër-sur-
Rance. Samy aimait comprendre la religion de son pays et était ouvert d’esprit. Ils s’étaient
assis sur le banc, aux abords de l’édifice. Des ex-voto nombreux racontaient l’histoire de la
vie en mer, des histoires de familles, d’espoir et de remerciements à la vierge Marie, dans une
grotte, parfaite réplique de celle de Lourdes. Ils attendaient en ce 14 août 2022, veille de
l’Assomption, la procession aux flambeaux et bannières qui rythmait le temps. Il faisait
chaud. Tout était assoiffé, la nature et les hommes. Les nappes phréatiques surveillées par le
BRGM atteignaient des niveaux inquiétants. La sécheresse battait son plein et les discussions
étaient politiques autour des restrictions d’eau. Plus possible d’arroser comme il le fallait pour
les champs de pommes. Quel impact sur la production de cidre et les revenus des exploitants !
Les témoignages étaient poignants. Travailler pour sauver les meubles, mais ne plus se
rémunérer, les conséquences étaient dramatiques ; au domaine de Montmarin, les buis et les
pelouses étaient devenus jaunes, on s’inquiétait pour les agapanthes qui ornaient le domaine et
n’auraient pas la même floraison avec moins d’eau que nécessaire. Dans les cimetières et tous
les lieux publics, les tuyaux d’arrosage étaient fermés, les fontaines ne chantaient plus. Seuls
les touristes se réjouissaient des records de température bretons, et pour certains,
envisageaient même de quitter Paris ou le sud pour s’installer ici. La Bretagne de Bécassine,
longtemps moquée, devenait un nouvel eldorado, d’autant plus que la mentalité bretonne,
rude à la tâche, sérieuse, collective, se distinguait des pertes de valeurs constatées un peu
partout dans d’autres régions. Lorsqu’elle était enfant, elle était venue ici avec ses parents. Ils
avaient à l’époque réservé un gîte en Cornouailles, très exactement à Moëlan-sur-Mer. C’était
en 1972. Les esprits dans le monde avaient été marqués par Woodstock, en 1969. Il fallut
moins de trois ans aux bretons pour imaginer l’acte de naissance d’un premier festival, le pop
celtic de Kertalg. Dix francs le ticket d’entrée pour venir écouter Alan Stivell, qui, six mois
plus tôt, avait rempli l’Olympia, et fait vibrer des parisiens déracinés, mais jamais
complètement séparés de leur terre. L’affiche du pop celtic serait, elle, complétée par des
noms qui, ensuite, deviendraient illustres et porteurs d’une identité autour du Gwen-ha-Du :
Tri Yann, Gilles Servat, les sœurs Goadec, Maryvonne, Eugénie et Anastasie, plus un
américain, débarqué en camion, qui était la seconde voix de Bob Dylan et dont tout le monde,
au début, pensa qu’il était un imposteur. Les magazines Rock and Folk, ainsi que Best, furent
élogieux dès la première édition. Eddie Barclay lui-même soutint la seconde. Le tour était
joué ; la chance et le talent s’étaient alliés pour vendre 45 000 places payantes, dès l’année
1973. Alors que la mondialisation avait tendance à standardiser les cultures, niveler les modes
de vie, ici ressurgissait l’attachement à cette forte identité. La solidarité des bretons de Paris
était légendaire, à juste titre, et la maison de la Bretagne, tout près de la gare Montparnasse,
avait pour vocation la création d’un lien puissant entre la centralisation et les succès du
territoire. Si la nation France avait travaillé à l’uniformisation de ses citoyens, les bretons, les
infatigables gaulois historiques, avaient résisté. La Bretagne demeurait fière, et des
indépendantistes, en 1932, n’avaient pas hésité à plastiquer en plein Rennes une statue
d’Anne de Bretagne, agenouillée devant le roi de France. Mais la culture bretonne, en 2022,
demeurait fragile, notamment eu égard à la pratique de la langue. S’il y avait encore 200 000
Bretons bretonnants, 80% d’entre eux avaient plus de soixante ans, et seulement 3% des


effectifs scolaires étaient en école Diwan. Quand la Corse en comptait 45% et le pays basque
30%. On les sentait pourtant tellement actifs dans le Finistère, mais la Bretagne était grande et
manquait, elle aussi, comme la France, d’une réelle unité. Les souvenirs de Sarah de cette
époque étaient encore vivaces. Les Alsaciens avaient traversé la France pour s’arrimer dans
un port breton, humer l’air marin, assister en vrai au renouveau celtique, et cela était à jamais
resté gravé dans sa mémoire. Elle n’était pas venue vivre en Bretagne par hasard avec Paul, et
ce n’était pas l’aventure qui l’avait conduite sur les bords de Rance avec Samy. Tout
procédait de choix, de souvenirs, de réelle volonté de connexion permanente avec l’enfance,
cette période dorée de tous les possibles, cette parenthèse enchantée de contes et de chants
joyeux, d’escapades sans conséquences, d’insouciance et de lumière éclatante.


CHAPITRE XVIII
ECHANGER

Un soir, ils l’arrêtèrent à la Guinguette de Saint-Suliac. Les véliplanchistes s’y retrouvaient


souvent, après avoir pratiqué leur sport favori. Il y avait Mattheo, qui concourait dans l’équipe
de France, et de nombreux amateurs aguerris. Sarah remarqua vite dans cette assemblée de
beuverie, Henri, un homme grand, aux épaules carrées, père de famille au milieu de ses quatre
enfants. Une allure féline et puissante de celui qui passait du temps sur l’eau, et s’adonnait
aux sports de manière régulière. Sa femme, Hélène, une ancienne mannequin, était aussi belle
que lui. Samy l’avait sans doute remarquée de son côté. Ils discutèrent rapidement tous les
quatre et eurent très vite une belle complicité. Excités par ces deux personnes, ils ne se le
disaient pas. Ils le vivaient. Plus tard dans la soirée, Sarah remarqua que Samy s’était isolé
avec Hélène. Ils avaient l’air de bien discuter, et leur langage corporel était très explicite. Elle
fendit la foule pour retrouver Henri qui, plus loin, téléphonait, assis à une table. Elle s’assit
auprès de lui. Lorsqu’il l’aperçut, il raccrocha assez vite et ils entamèrent un bel échange. Il
connaissait les lieux parfaitement. Il lui apprit que le commandant Charcot avait construit sa
maison ici, sur le site de la Passagère ; médecin, sportif, ancien de l’Ecole alsacienne, gendre
un temps de Victor Hugo, Charcot fut célèbre pour ses expéditions en Antarctique sur le
Pourquoi Pas, et mourut sur la voie du Groënland vers l’Islande, alors qu’il revenait d’une
livraison de matériel pour l’expédition Inlandsis de Paul-Emile Victor. En Bretagne, sa
mémoire était perpétrée par des noms de rue, ici à Saint-Malo, un collège portait son nom
pour inspirer l’excellence et l’engagement. Sarah buvait ses paroles en accrochant ses yeux
aux siens. Il ne semblait pas insensible à son charme. Au fur et à mesure que la soirée
avançait, Hélène et Samy continuaient leur aparté. Henri ne semblait guère s’en préoccuper. Il
proposa à Sarah de les accompagner le lendemain, sur un des bateaux de croisière
Chateaubriand qui circulaient sur la Rance. Elle en eut très envie. Il lui dit qu’Hélène en serait
charmée, d’autant plus qu’elle semblait apprécier Samy, ajouta-t-il malicieusement. Ils
n’avaient rien de prévu, ce serait donc une excellente occasion de prolonger la rencontre.
Ils se retrouvèrent sur le quai d’embarcation, le lendemain à 15H45. Sarah portait un grand
chapeau et Hélène une casquette de golf, pour retenir sa queue de cheval blonde. Samy était
en bermuda blanc, Henri en pantalon de lin et marinière. Ils se saluèrent et décidèrent de
s’installer sur le pont supérieur, pour mieux apercevoir les chemins de halage, les balisages
marins, les malouinières et les îles, qui ne tarderaient pas à apparaître. Saint-Malo comptait
cent douze demeures de corsaires, Canvavel et Montmarin, sur les bords de Rance, en
faisaient partie. Parée de hautes cheminées, qui rappelaient celles d’intra-muros, Montmarin
présentait une curiosité, une toiture en coque de bateau renversé. Henri proposa de s’y rendre
après le débarquement, car il y avait un très beau parc de plusieurs hectares, célèbre pour ses
agapanthes. Sarah aurait tout accepté de lui. Samy la surveillait du coin de l’œil. Henri pointa


du doigt l’anse de la Landriais, où historiquement étaient abrités de nombreux chantiers
navals, qui déclinèrent avec l’arrêt des grandes pêches. Ici, l’histoire était liée à Terre Neuve,
les terre-neuvas ; il y avait même un musée qui leur était consacré sur Saint-Malo. La vierge
de Grain Follet, à Saint-Suliac, était un haut lieu de pèlerinage marin depuis la fin du XIXème
siècle.
— Cette vierge fut construite par les femmes.
— En 1894, alors que, d’ordinaire, des hommes mouraient en mer, cette année-là, tous les
oncles, les pères, les frères, les cousins revinrent, rajouta Hélène.

C’était émouvant d’imaginer ces femmes de marin transporter du granit, la statue de la


vierge pour lui rendre hommage, et la remercier de leur avoir laissé leurs hommes. Être terre-
neuvas, c’était prendre le risque de ne pas revenir ; lorsque les forces venaient à manquer, ces
hommes rudes devenaient lançonniers sur de petites barques, et restaient l’hiver avec leurs
épouses apaisées. Henri, avec sa force naturelle, aurait pu être l’un d’entre eux, se dit Sarah.
Elle le couvait du regard, fascinée par sa musculature, oubliant jusqu’à la présence de Samy,
qui allait être éclipsé lorsqu’ils se mirent à parler de vignes et de vin. Bon musulman, il
limitait sa consommation et n’avait pas pour habitude de s’extasier sur les cépages et les
process de vinification. Depuis 2000 ans, du temps des gallo-romains, il y avait des
vendanges ici. Henri, Hélène et Sarah parlèrent de fêtes arrosées. Samy les écoutait. Une
association de passionnés avait mis en place des récoltes, dont les bouteilles se vendaient par
le bouche-à-oreille. C’était une surprise pour l’Alsacienne qui avait grandi au pays des
vendanges tardives. Sur le bateau de croisière, la cabine de pilotage était séparée par une
grande vitre portant des inscriptions inspirantes : authenticité, évasion, découverte, couleurs,
mer, saveurs. On apercevait les petits doris qui sortaient pour la Sainte-Anne déposer une
gerbe sur l’eau, et revenaient en force à la fin du mois d’août, pour la mythique course la
Dorisienne. Plus loin, des bateaux alignés comme des crayons sur le bord des murets,
formaient un alignement multicolore. Le bateau fit demi-tour au pont Saint-Hubert, conçu par
un élève de Gustave Eiffel. Sur le chemin du retour, ils apprécièrent le silence et le calme de
l’endroit, assis sur leurs chaises bleues entourées de bouées orange. Fraîchement débarqués,
Henri leur proposa de venir prendre l’apéritif et de dîner avec eux. Ils avaient préparé une
excellente cotriade de poissons, qu’ils voulaient leur partager. Ils acceptèrent joyeusement et
s’excusèrent de venir les mains vides.
— Pas de ça entre nous ; vous êtes nos hôtes et j’aimerais que vous gardiez de Saint-Malo
un souvenir impérissable, dit Henri.

Hélène restait en retrait, mais on sentait chez elle une fébrilité à peine voilée. Sarah et
Samy se tenaient par la main en sortant du bateau. Elle les regardait. Sarah se sentit gênée,
imperceptiblement. Henri marchait devant, sûr de lui, conquérant. Qui était ce couple
magnifique ? Quel était leur lien après quatre enfants ? Ils arrivèrent dans leur petite demeure
de Saint-Suliac, classé parmi les plus beaux villages de France. Tout le monde partagea une
tâche, qui de dresser le couvert, qui de préparer l’apéritif, qui de sortir les chaises sur la
terrasse. Henri dominait naturellement le groupe, donnant les consignes, veillant à la bonne


répartition du travail. Hélène était plus effacée. Samy l’aida à transporter un banc du fond du
jardin vers la terrasse, afin qu’ils puissent tous s’asseoir et poser les assiettes. Ils s’étaient
éloignés tous les deux. Sarah les regardait et se disait qu’ils formaient un beau couple, de
taille égale, souples et déliés dans leurs mouvements. La soirée se passa remarquablement
bien autour de la cotriade. Les enfants, devenus adolescents, partirent à leurs soirées
respectives. Henri parlait beaucoup, et les convives se laissaient porter par ce flot
ininterrompu de faits divers liés à la vie sur la Rance.
— Il s’est passé ici des choses horribles à la Révolution. En 1790, dans la maison du
Passeur, que l’on voit au tout début de la croisière, on découvrit une scène macabre, un
véritable carnage de toute une famille.
La Rance, qui semblait si calme, avait donc eu son lot de sauvagerie. Ils frissonnèrent à
l’idée de voir ce sang, ces boyaux collés au mur, puis reprirent la conversation en mode
beaucoup plus léger. On était en 2022, il faisait beau, c’était bien de parler de la petite
histoire, mais mieux de se concentrer sur le plaisir qu’ils avaient à être ensemble. La veille, ils
ne se connaissaient pas et passaient un moment mémorable dans la convivialité. Vers 22
heures, ils prirent un digestif sur la terrasse. Samy s’était assis à côté d’Hélène, sa jambe
touchant presque la sienne. Henri continuait à pavaner, tout en se rapprochant de Sarah. Il lui
servit deux fois du digestif et lui demanda ce qu’elle avait pensé de son séjour malouin. Elle
répondit que toutes ces découvertes valaient le déplacement et qu’elle serait heureuse de
revenir ici.
— Ah, mais il faudra le faire et j’espère que vous nous rendrez visite.
— Vous serez aussi les bienvenus à Rennes ou à Quimper.
— « Mais où habitez-vous réellement ? », demanda Hélène.
— Je suis Rennais, répondit Samy.
Sarah le fixa, curieuse de ce qu’il allait dire ensuite. Mais Henri enchaina :
— Vous n’habitez pas ensemble ?
— Non, Sarah vit à Quimper.
— Et vous vous retrouvez le week-end ?
— Oui, parfois.

Sarah ressentit l’intérêt croissant d’Hélène. Savoir que certains week-ends de Samy
pouvaient être libres était une information intéressante. Elle les revit la veille, isolés à la
Guinguette, discutant et se dévorant des yeux. Sarah se souvint à cet instant que Samy était
célibataire et qu’il était libre de tous ses mouvements. Le danger semblait réel. Elle aurait
voulu partir avant, mais il était trop tard. De son côté, elle avait aussi joué de séduction avec
Henri et c’était de bonne guerre. La soirée avançait et ils ne parvenaient pas à se séparer.
Henri, vers minuit, proposa de prendre un bain dans leur jacuzzi privé. Ils se déshabillèrent et
plongèrent avec délice dans le bain bouillonnant. Sarah et Samy s’étaient assis côte à côte,
cette fois-ci. Henri leur proposa d’intercaler Hélène entre eux, et s’installa à côté de Sarah.
Leurs peaux se frôlèrent. Henri passa sa main sur la cuisse de Sarah et approcha sa bouche en
regardant Hélène. Cette dernière, jusqu’ici timide, se colla à Samy, qui se mit à bander
instantanément. Sarah et Samy se quittèrent des yeux pour se concentrer sur leurs aventures


naissantes d’un soir, ou plus si affinités. Mais Sarah savait que la distance Quimper Saint-
Malo serait rédhibitoire, à l’inverse de la distance Saint-Malo Rennes, et cela la paniqua.
Henri proposa, grand ordonnateur de la soirée, à chaque couple de s’isoler dans une chambre,
ou ailleurs. Hélène prit la main de Samy en experte et l’entraîna dans une partie de la maison
qu’ils n’avaient pas encore visitée. Sarah resta un moment dans le jacuzzi, embrassant
goulûment Henri, tout en pensant à son Samy. Il lui fit un signe ensuite de le suivre et ils
partirent dans une cabane de bois nichée au creux d’un arbre centenaire ; il fallait emprunter
une échelle, et l’intimité serait immédiate et préservée. Ils s’allongèrent à même le sol, déjà
nus. Il commença à la lécher. Elle se laissait faire. La cabane était assez haute pour se tenir
debout. Il se redressa tout à coup et la saisit dans ses bras, la soulevant de toute sa force. Elle
se sentit légère comme jamais. Il la colla contre la paroi et la pénétra directement. Ils
n’avaient pas échangé une parole depuis le jacuzzi. Elle se laissait aller à son plaisir, caressant
la musculature tant convoitée, inquiète en même temps de ce qui se passait dans la chambre
du bas. Ce n’était pas tant ce qui s’y passait qui la contrariait, mais plutôt le risque de voir
cette relation entre Hélène et Samy perdurer. Elle ignorait comment fonctionnait le couple
d’Henri et Hélène au quotidien. Leurs enfants étaient grands. Ils ne semblaient pas avoir de
souci d’argent, et leur travail de serveuse et garde-côte leur laissait du temps libre. Dans la
chambre du bas, Samy et Hélène, étaient, eux aussi, rapidement passés à l’acte, violemment,
le souffle coupé devant tant de beauté de part et d’autre. Samy adorait les femmes
sculpturales, et malgré son amour pour Sarah, ne pouvait s’empêcher de les regarder, partout,
tout le temps. Sarah le savait et s’en était fait une raison. Il avait quelques fois saisi des
occasions prometteuses, mais lui en avait toujours parlé. Que ferait-il cette fois-ci avec une
Hélène offerte, si proche de lui géographiquement ? La recontacterait-il ? Serait-ce elle ? Elle
sentait Henri infidèle, prêt à s’autoriser tous les écarts, sans forcément le lui dire. Hélène de
son côté paraissait libre de ses choix, même si sa timidité l’emportait au début. Lorsqu’ils
eurent joui, ils retombèrent abasourdis sur le sol de la cabane. Il y avait des coussins dans le
coin. Il alla les chercher pour s’y allonger, et lui proposa de le rejoindre. Il la regardait encore.
— Tu as aimé ?
— Tu l’as senti.
— C’était top. Vous reviendrez ?
— Je ne crois pas, dit-elle instantanément.
— Pourquoi ?
— Nous avons peu de temps pour nous, Samy et moi.
— Vous n’êtes pas mariés, n’est-ce pas ?
— Non, il est mon amant.
— Tu as peur qu’il revoie Hélène ?
— Oui.
— Je l’avais senti.
Il ne dit plus rien. Un long silence s’installa.
— Je crois que tu as raison. Mais nous ne pourrons pas les en empêcher.
— Pourquoi ?
— Hélène fait ce qu’elle veut.


— Et toi ?
— Moi, ça dépend.
C’était énigmatique, mais assez inquiétant comme réponse. Ils redescendirent de la cabane.
Hélène et Samy étaient encore ensemble. Ils ne revinrent que plus d’une heure après. Sarah
trouva le temps trop long. Lorsqu’ils réapparurent, Hélène ne s’était pas recoiffée, et ses yeux
étaient vagues de plaisir. Ils échangèrent encore quelques amabilités et décidèrent de prendre
congé. Dans la voiture, Sarah demanda :
— Tu la reverras ?
— Je sais que tu n’aimerais pas.
— En aurais-tu envie ?
— Oui, mais je t’aime.
— Et si elle t’appelle, si elle insiste…
— Je saurai résister.
— Puis-je te croire ?
— Je ne veux pas avoir deux relations suivies en parallèle. Sois confiante.
Ils s’étaient permis cette soirée. Les réponses de Samy avaient suffi à calmer ses angoisses,
car elle le savait honnête avec elle. Elle se rendit compte qu’elle tenait à lui plus que tout, et
qu’elle n’aurait pas eu au même moment les mêmes réactions avec Paul.

Samy et Sarah s’aimaient tellement qu’ils aimaient même avoir un rhume ensemble. Ils en
riaient. C’était fou de l’entendre bouger en cuisine, faire chauffer l’eau en sifflotant, écouter
la musique de Douzi en se déhanchant. Prendre soin, se mettre au service, telle était sa devise.
Il arrosait les plantes avec délectation et attention, et leur floraison flamboyante témoignait de
leur vitalité accrue par tant de sentiments. C’était pareil avec les humains. Ceux qui avaient la
chance de recevoir un bon amour pouvaient poursuivre leur croissance, disait-il. Samy
l’aimait aussi souffrante, fiévreuse ou grelottante, pour pouvoir redoubler d’affection. Se
mettre aux petits soins, disait-il. Caresser. Aimer tendrement. Dans sa chambre, au chaud sous
les couettes, pendant qu’il s’activait, tout lui parlait de lui. L’odeur de sa chemise posée sur le
siège, celle de son corps dans le lit à côté d’elle, la forme de ses fesses encore gravée dans le
matelas. Il suffisait qu’elle visualise son visage pour être emplie d’amour. Elle se disait que
cette sensation était unique, rare, précieuse, et que pour rien au monde, elle ne l’échangerait.
Se mordillant la peau de la main, elle laissait vagabonder son esprit vers tous les projets qu’ils
avaient lancés ensemble. Assister à la coupe du monde au Qatar en octobre, même si les prix
flambaient ; mais d’abord Marrakech, Barcelone et la Bretagne. Pas de temps à perdre. La vie
à croquer. En attendant, c'était la chaleur du lit qui l’invitait. Avoir un rhume avec Samy,
c’était aussi une promesse de bonheur. À deux, la force était en eux, avec eux, survolait le
monde, conquérait des royaumes. Un même lieu, vu seul, ne ressemblait pas à celui que l’on
partageait avec quelqu’un dont on était épris. Un château, une propriété splendide n’avait pas
la lumière d’un studio parisien sous les toits, lorsque l’amour y vivait.


CHAPITRE XIX
HESITER

À la fin de l’été 2022, si Samy et Sarah commençaient à se projeter dans leur avenir, Paul
et Maud avaient plus de mal à évoquer le sujet de l’installation en couple. Paul avait annoncé
à Maud que Sarah envisageait de vivre plusieurs mois au Maroc avec Samy, car Sarah aimait
imposer son rythme, ce que Maud avait toujours refusé. Maud lui avait alors affirmé ceci :
— Certes, je veux faire des projets, mais pas si vite.
Paul avait été surpris de la réponse, compte tenu des attentes de Maud lors de leur séjour
parisien à l’exposition de Street art. Il avait encaissé la reculade. Les femmes pouvaient être
ainsi versatiles. Il en avait parlé à Sarah.
— Je ne sens pas Maud prête à s’installer avec moi.
— Et en quoi cela me regarde ? répondit narquoisement Sarah.
Elle pouvait être dure et cassante. Paul aimait qu’elle lui montre de la sympathie, qu’elle le
conseille quand il s’agissait de Maud. Sarah s’inscrivait parfois dans un rapport de rivalité qui
n'aidait pas pour la sérénité des relations futures. Son ego souffrait vivement, mais elle savait
qu’elle devait passer par cette voie pour progresser, pour avancer, se libérer de lui. Il était
important qu’elle cesse ses jugements, ses ruminations pour accéder à des relations de qualité.
— Je te dis juste ce qui m’arrive.
— Tout n’est pas toujours parfait, Paul.
— J’espère que de ton côté, tu n’auras pas de déconvenue avec Samy.
— Pourquoi veux-tu que j’en aie ? On discute de tout, on partage.
— Tu n’as jamais vécu au Maroc.
— Tu sais bien que c’était mon rêve.
— Tu sais… entre rêve et réalité…

Sarah savait que Paul avait raison. Le choix de partir avec Samy serait pour Sarah lourd de
conséquences et lui demanderait d’activer de sérieuses capacités d’adaptation. Nouveau pays,
nouvelles langues, nouvelles coutumes, nouvelles relations. Des incertitudes quant au succès
de leur installation ; il y avait de quoi paniquer. Bizarrement, Sarah avançait à la fois sereine
et bouleversée vers son destin. Maud de son côté hésitait entre l’indépendance qu’elle avait
connue avec Anna et une vie commune de bonheur avec Paul. Elle se demandait ce qui la
retenait, alors qu’après sa rémission, elle l’avait si intimement désiré et demandé lors de leur
séjour parisien. Plus la réalité de la situation grandissait, plus elle prenait peur. Elle avait aimé
être la maîtresse, celle sur laquelle dansent les petits chaussons. Vingt ans avec Cédric lui
avaient appris que le quotidien était ravageur pour la sensualité. Certes, elle aurait beaucoup
moins de tâches domestiques, car être avec Paul ne serait pas la vie en famille avec Cédric,
mais elle se souvenait que, même avec le plus grand amour, vivre pour se nourrir, entretenir le


linge et la maison, n’avait rien à voir avec partir à Paris avec son amant. Alors oui, il y a
quelques mois, elle le voulait pour lui. Désormais, elle demandait à réfléchir. Elle
s’interrogeait sur l’indépendance de la femme en discutant avec quelques amies, dont Anna.
Toutes, parmi celles qu’elle connaissait, hésitaient à installer un homme dans leur nouvelle
existence, après un divorce. Elles prenaient du temps, tergiversaient, prolongeaient le plaisir
de conserver le rôle de l’amante, surtout lorsque leurs hommes étaient mariés, avaient choisi
le polyamour pour connaître un certain frisson d’interdit et de renouveau, tout en se
dédouanant du mensonge et de la culpabilité qui accompagnaient les relations secrètes
d’adultère. Ce mot d’ailleurs était peu prononcé.

Qui en 2022 avait envie d’utiliser des mots durs qui se concentraient sur le mariage, alors
que tant de façons de s’aimer et de s’engager avaient été inventées depuis : union libre,
PACS, polyamour ? Et puis les chiffres parlaient d’eux même… Un ménage sur deux était
monoparental, ce qui permettait de vivre de nouvelles aventures. Rester un foyer
monoparental joyeux. Oui, peut-être finalement était-ce comme cela qu’elle souhaitait vivre,
et elle venait de le ressentir au fur et à mesure que Paul lui proposait l’installation. Nous
avions construit nos vies autour d’un contexte qui nous façonnait. Selon les moments, nous
étions des mères, des pères, des grands-parents, plus vite que ce que nous croyions. Le
contexte jouait aussi sur notre humeur. Gai, il nous déliait ; triste, il nous effaçait. Pourtant,
notre âme restait la même et notre foi ne bougeait pas. Maud avec Paul amant, c’était des
explosions de rires, du sexe tendre, du romantisme. Que deviendrait sa vie lorsqu’il serait là
tous les jours  ? Saurait-il apporter du piment  ? Lui demanderait-il comme il l’avait fait pour
Sarah de fréquenter les clubs libertins  ? Elle songeait à cette phrase de Paulo Coelho qu’elle
avait lu un jour à la médiathèque de Quimper : « si vous pensez que l’aventure est dangereuse,
essayez la routine, elle est mortelle ».

Maud avait profité de deux longues années entre le décès de Cédric et la rencontre de Paul.
Elle les avait fait fructifier vers plus de positif et d’indépendance, tout en assurant le passage
de ses enfants du lycée aux études. Une fois le processus de deuil passé, le choc, le déni, la
révolte, l’incompréhension, l’abattement, la résignation, était enfin survenue l’acceptation.
Elle avait décidé de profiter. Cédric lui avait toujours dit « si je viens à disparaître, fais-toi
belle tous les jours. »
Elle avait promis.
— Et je te souhaite de retrouver une belle histoire d’amour comme la nôtre.
La rencontre de Paul était survenue au bon moment, alors que Maud avait pu réaliser un
véritable parcours d’émancipation. Elle s’était aperçue, en devenant veuve, qu’elle pouvait
être audacieuse. Et ce sentiment de liberté et d'indépendance, elle avait voulu le transmettre à
sa petite dernière, Rozenn. Bastien et Louis étant des garçons avaient moins à s’en
préoccuper, puisque les hommes naturellement prenaient les rênes de leur parcours. En 2022,
c’était au tour des femmes de le faire. Elle hésita plusieurs semaines, appelant ses meilleures
amies. Elle avait retrouvé Anna un jour au Barapom. Leurs discussions étaient toujours
enjouées et directes ; Anna vivait une passion charnelle et son moral était au beau fixe. Elle


lui partagea son enthousiasme, sa gaieté, mais Maud la connaissant bien, comprenait qu'elle
ne faisait aucun projet avec son amant. Ils étaient très différents, leurs goûts ne s’accordaient
pas, ils ne pouvaient pas passer une après-midi ensemble, après avoir passé la matinée au lit,
car lui aimait la nature et elle aimait le cinéma, qu’il détestait ; il disait que ces artifices ne
servaient à rien. Une autre de ses relations venait de divorcer et partait en Inde pour un stage
de yoga. Elle pouvait citer aussi la boulangère qui se lançait dans la restauration avec son
voisin cuisinier, la pharmacienne qui quittait tout pour devenir coach, l’infirmière qui ne
voulait plus travailler au CHU et préférait devenir libérale, la doctoresse qui partait pour les
USA, avec son capital, afin d’oublier le très douloureux deuil d’un proche. Les parcours de
toutes ces femmes en disaient long sur la diversité de l’audace pour changer de vie. Maud se
souvenait aussi de cette grand-mère dont parlait souvent sa mère, une femme de notable qui
était tombée amoureuse d’un élève de terminale en 1962. Les garçons de leur côté avaient des
parcours plus linéaires : on les retrouvait aux fonctions clés dans les entreprises, beaucoup
moins dans les programmes de coaching… Pour eux, « reconversion professionnelle »
consistait plutôt à quitter la ville et les jobs des mégapoles pour se tourner vers des métiers
manuels, car ça leur vidait la tête et les hommes n’aimaient pas les prises de tête. Maud
hésitait, car elle quitterait le rôle de maîtresse qu’elle adorait pour celui de femme officielle.
Elle voulait savoir ce qu’il adviendrait de sa relation, mais ne trouvait pas de réponse. Ses
amies ne lui donnèrent aucun conseil. C’était à elle de décider.

Maud n’était pas toujours très claire avec elle-même. Elle ne se limitait pas, se proposait de
véritables parenthèses sexuelles, qui, pour l’une d’entre elles, avait failli lui coûter la relation
avec Paul. Elle avait rencontré, à la terrasse d’un café, un jeune homme blond aux yeux bleus,
fin et racé, attablé autour d’une bière. Il avait vingt-cinq ans, tout au plus, l’âge de ses enfants.
Sans se méfier, naïvement, mais déployant tout son charme, elle lui avait souri. Il semblait
timide, et, en même temps, tellement intense.
— « Puis-je vous demander du feu », avait-il répondu.
Sans dire un mot, le fixant de ses yeux sombres, profonds, elle lui tendit un briquet. Au
contact de sa peau, elle frissonna. Non, ce n’était pas possible… Il était bien trop jeune. Il
était ouvrier et se prénommait Léo. Elle s’intéressait aux personnes depuis toujours, en lisant,
en vivant d’autres vies, à travers les romans. Elle le lui dit.
— Où travaillez-vous ?
— L’usine est à une demi-heure de voiture.
— Vous faites une pause ?
— Oui, je suis en congé aujourd’hui.

Elle ne pouvait détacher son regard de sa chevelure blonde, légère, comme la sienne. Il
portait les cheveux mi-longs, souples, romantiques. Ses cheveux flottaient dans la brise, les
siens voletaient, encadrant un beau visage pur. Elle remarqua aussi ses poignets graciles, fins,
qui portaient plusieurs bracelets de cuir. Sa chemise blanche, entrouverte, dévoilait une peau
soyeuse, imberbe.
— Vous habitez Quimper ?


— Oui, à deux pas d’ici.
— Nous ne nous sommes jamais croisés.

En effet, elle ne l’avait jamais remarqué. Lui non plus, mais, à cet instant précis, leur
rencontre était une évidence. C’était de l’ordre de l’énergie. Elle ne savait que dire. Il prit les
devants :
— Voulez-vous prendre un verre chez moi ?
— Avec plaisir.

Après avoir réglé l’addition, ils se levèrent. Il lui montra le chemin. Elle le suivait,
marchant à côté de lui, soulevée par un plaisir déjà imminent, qui lui enlevait toute autre
sensation. Délicatement, pour traverser une rue, il la saisit par l’épaule, car la circulation était
dense. Elle n’avait pas vu une voiture. Elle s’en remit à lui. Ils arrivèrent en quelques minutes.
Il la précéda pour ouvrir la porte. Elle pénétra dans la pièce. Il l’accueillit avec un large
sourire, dévoilant une dentition parfaite. Qu’il était beau. Comment ne jamais l’avoir
remarqué dans Quimper. Elle ne voulut rien savoir de lui, que ce qu’il lui avait dit tout à
l’heure. Il s’approcha lentement et l’embrassa avec une douceur qu’elle n’avait jamais
ressentie. C’était incroyablement délicieux, comme du miel, mélangé à son parfum poivré.
Elle se laissa faire. Ils passèrent l’après-midi au lit. Le soir venu, elle rentra chez elle. Ils
commencèrent à s’écrire. Il était tombé amoureux. Elle était flattée de lui avoir plu, mais
inquiète de la tournure que prenait leur relation. Il voulait la revoir. Il la revit plusieurs fois.
Mais, pour elle, cela devenait de plus en plus compliqué de se libérer entre ses séances de
chimiothérapie et ses rendez-vous avec Paul. Il fut pourtant une de ses raisons de vivre
pendant cette période. Elle le cacha à tout le monde. Faire l’amour avec Léo lui donnait
l’impression d’avoir plusieurs vies.
Elle dut pourtant tenter de l’éloigner. Mais il refusait. Il revenait chaque semaine prendre
de ses nouvelles et lui fixer de nouveaux rendez-vous. Lorsque, pendant deux semaines, elle
ne le vit plus, elle sentit dans ses messages qu’il perdait pied. Elle ne le permit pas, et reprit la
relation. Puis, elle réessaya de l’éloigner. Il lui écrivait des poèmes. Elle ne parvenait pas à lui
dire clairement qu’il fallait cesser cette folie. Un jour, elle le croisa au volant de sa voiture,
alors qu’elle traversait. Son regard était triste. Elle eut envie de pleurer, là dans la rue, au
milieu des passants. Leur relation dura quatre mois. Lorsqu’enfin, elle sut lui dire que c’était
fini, il décida de quitter la ville. Elle n’en eut plus jamais de nouvelles, en fut profondément
meurtrie, se sentit coupable et inconséquente.

Elle n’en parla à personne, alors que, d’habitude, elle aimait beaucoup avancer avec ses
amies. Cette histoire demeura son plus grand secret. Le collectif, pourtant, la libérait ! Quand
on pensait et agissait ensemble, on se détachait partiellement de l’anxiété, et c’était un
immense atout. En groupe, une hiérarchie s’établissait, une répartition des rôles se faisait,
permettant à chacun de se concentrer sur ses objectifs. Il suffisait d’observer la nature. La vie,
la chasse en groupe chez les lions, les loups, les hyènes, se justifiaient par l’enjeu de la
nourriture. Mais les animaux solitaires existaient aussi : les panthères, les jaguars, les


léopards, les tigres, les ours bruns… Ils avaient d’autres enjeux, et, chez les hommes, c’était
pareil. Alors, lion ou panthère ? C’était une question d’état d’esprit, de regard, de choix
individuel, d’objectifs, et, pour elle, clairement, elle était plus souvent lionne que panthère,
toujours partante pour discuter avec ses amies, pour se forger une opinion, avancer. Dans
cette histoire, elle avait été panthère, sans doute, par honte, culpabilité, car elle n’avait pas
assumé cette aventure.

Elle avait dû se battre avec courage contre son cancer. Sa dimension personnelle en était
augmenté, et ses repères d’avant n’étaient plus ses repères d’après. Ce qui la satisfaisait
désormais était très différent. Elle voulait Paul pour elle, sans renoncer à ses petits secrets, à
des escapades avec ses amies, à sa liberté. Elle voulait tout, comme lui, et ne se rendait pas
compte que si lui la choisissait, il renonçait à Sarah, qu’il aimait profondément, à sa famille,
qui en subirait les conséquences, car rien ne serait jamais comme avant pour eux. C’était un
peu cruel de le pousser vers ce choix, surtout connaissant ses propres secrets, qu’elle ne lui
avait pas révélés. Le sexe était souvent l’illustration de notre humanité, et la cruauté en était
une des composantes. Nous sommes submergés de plaisir par l’alternance de violence et de
douceur, preuve que ceci nous est familier, que ce paradoxe nous excite. Comment pouvons-
nous être compatissants à un moment, et cruel à un autre ? Le psychologue Albert Bandura
explique comment nous activons et désactivons nos normes morales sélectivement. Il fallait
faire ses choix et en assumer les conséquences, Maud était consciente de cela.

Sans le vouloir, elle devenait suprêmement égoïste, car elle avait dû revoir tout son mode
de vie. Savoir n’était pas faire, et connaître n’était pas vivre. Elle avait dû agir, confrontée à
sa réalité de malade. Changer des mauvaises routines, reprogrammer des comportements,
avec tout ce que cela pouvait avoir de complexe, tant au niveau ancrage, émotionnel,
influence des pensées et jeu de l’inconscient. Savoir qu’il fallait le faire ne voulait pas dire
avoir la discipline de le faire, mais elle l’avait fait. Par paresse, ou peur du jugement, nous
gardions cette nouvelle routine à distance. C’était si vrai qu’il suffisait d’observer autour de
nous : nous savions tous que le sport était capital, ainsi que l’alimentation en conscience et les
choix alimentaires au quotidien. Faire l’amour régulièrement était un excellent tonifiant,
savoir respirer était une clé de la sagesse, maîtriser ses émotions permettait de mieux vivre
avec soi et avec les autres. Et pourtant, qui pratiquait tout cela parfaitement ? Personne. Même
les plus « avancés » ne pouvaient pas maîtriser TOUT ce qui était bon pour eux. Et c’était
d’ailleurs le plus grand drame de l’existence. Certains avaient su faire de leur vie
professionnelle un chef d’œuvre, mais avaient négligé leur santé, leur famille, ou encore leurs
meilleurs amis. Un proverbe zen dit « celui qui atteint sa cible a manqué tout le reste ». Il
fallait accepter cette incapacité humaine à tout combiner pour le mieux. Chaque choix avait
un prix. Nous avions de très nombreux pouvoirs, mais choisir, c’était renoncer, préférer et
assumer. Intégrer une routine devait être fait en conscience, devait servir nos deux premières
valeurs, après les avoir identifiées, dans un processus d’équilibre et de construction. Il était
important de s’observer et de se corriger. La santé avait été sa priorité. Elle avait dû
coordonner, tant sur le plan sportif qu’alimentaire, ses principales routines, et surtout


surveiller ses déviances, étudier ses réactions à tel ou tel évènement. Qu’ai-je fait hier ?
Pourquoi me suis-je sentie sans énergie ? Ai-je écouté mon corps ? Qu’ai-je mangé ? À partir
de ces constatations, et notamment sur le plan alimentaire, il était bon de recadrer ses
habitudes à la semaine. C’était à la fois simple et complexe. Mais quand il s’agissait
d’urgence vitale, on trouvait la force de mener plusieurs combats, alors qu’hors de ce champ,
la paresse l’emportait souvent. Elle avait repris le contrôle de sa vie et vivait à fond, en
veillant à la cohérence et la qualité de ses routines depuis plusieurs mois déjà, et cela avait dû
favoriser le processus de guérison. Le matin, elle pratiquait la visualisation positive et
planifiait ses actions : jus de citron, aloe vera, antioxydants, une heure de sport minimum, 4
fois par semaine, de 8H à 9H, méditation en cohérence cardiaque. Elle jeûnait une fois par
semaine, faisait de courtes siestes quotidiennes, se faisait plaisir en dessinant et en lisant,
veillait à ne pas se laisser polluer par le négatif de la télévision. Lors du dîner, un temps
d’échange et de partage avec Paul, quand il était avec elle. Elle se focalisait sur leur qualité
relationnelle. C’est ce temps-là qu’elle voulait vivre plus intensément en volume. Avait-elle
eu de la chance en guérissant ? Le golfeur Arnold Palmer a dit un jour, lors d’une interview,
« Plus je pratique, plus j’ai de la chance ». La formule magique de la baraka se décline trois
étapes : apprendre à avoir la bonne attitude, le bon état d’esprit, savoir voir, puis saisir
l’opportunité qui se présente.

Elle finit par s’installer avec Paul, car ce n’était qu’en le réalisant qu’elle pourrait
découvrir le véritable enjeu d’une vie commune avec lui. Ils décidèrent de déménager pour se
créer une vie différente de celle d’avant, tout en restant à Quimper, car ils n’avaient pas envie
de perdre tous leurs repères, ni de s’éloigner de Rozenn, Laure et Marie, les trois filles de
leurs unions respectives. Ils cherchèrent plusieurs mois la maison qui les ferait rêver, et
finirent par la dénicher. Paul avait voulu lui prouver son engagement en vivant ces étapes
intensément. Ils visitèrent toutes les maisons ensemble, firent des choix de décoration et
d’organisation qui correspondaient à leur nouveau style de vie. Ils achetèrent une nouvelle
voiture, il changea sa garde-robe, modifia son parfum, décida de reprendre le tennis et de
prendre des cours avec elle, programma un beau voyage de lancement et la coucha sur son
testament comme bénéficiaire d’une assurance-vie. Maud ne voulait plus rien qui puisse
évoquer la vie d’avant. Elle voulait une scission nette et franche, un nouveau Paul, sa vie avec
lui devant voguer sur le bonheur et la félicité. Elle s’était promis de moins communiquer avec
d’autres hommes et de résister aux tentations. Ils pourraient enfin se présenter à leurs enfants
et la grande question désormais serait « comment recomposer une famille avec de jeunes
adultes qui prenaient leur chemin, espéraient les voir de temps en temps, passer des vacances
avec eux ? ». Maud craignait la présence forte et intransigeante de Sarah, qu’elle avait
ressentie, même si Paul parlait peu. Ceci se passa un jour de décembre, elle avait réfléchi. Il
était enfin libre. Il lui laisserait « son espace de liberté », disait-il.


CHAPITRE XXX
FANTASMER

Le parcours de Sarah avait été profondément marqué par le mariage avec Paul, mais aussi
par cette envie de peindre. Sarah à onze ans disait à Huguette qu’elle accomplirait de grandes
choses. À trente-cinq ans, elle annonçait son désir de devenir artiste. Vingt-trois ans plus tard,
après quelques stages d’été à Dinard, l'aventure débutait. Son atelier démarrait à cinquante-
huit ans, en parallèle de ses missions en entreprise. Si certains découvraient leur passion et
leur talent très tôt, d’autres avaient besoin d’en vivre plusieurs. C’était une excellente
nouvelle et une belle source d’inspiration pour la jeunesse d’observer cette part d’aventure qui
caractérisait certains. Les artistes n’avaient pas peur de rejouer le mythe d’Icare et de voler
trop près du soleil. Les gens qui suivaient plus facilement les normes sociales, oui. On nous
invitait à la prudence, à la vigilance, on limitait nos libertés. Allions-nous nous laisser encore
faire longtemps  ? Sarah refusait les diktats, les préjugés et les dogmes. Elle était pourtant
consciente d’avoir construit son existence dans un contexte traditionnel, qui l’avait façonnée.
Selon les moments, nous étions des enfants, des parents, des grands-parents plus vite que ce
que l’on croyait. Le contexte jouait aussi sur notre humeur. Pourtant, notre âme était toujours
la même. Notre foi ne bougeait pas. Et puis il y avait les autres qui étaient notre miroir et
notre joie. Sarah avec Samy c’étaient des explosions de rires, du sexe, du romantisme.
Lorsqu’elle retrouvait Paul, c’était la tendresse, l’habitude, les traditions et le calme. Sarah
était une artiste qui avait besoin de romanesque. Samy et elle avaient décidé de lancer des
projets ensemble. L’un d’entre eux était de vivre au Maroc, ce qui était un de ses plus grands
fantasmes. La personnalité de Sarah était complexe et elle avait tendance à beaucoup rêver.
Elle ne pouvait s’en empêcher. Vivre en Orient. Pourquoi ? Elle l’ignorait, mais certains lieux
l’attiraient plus que d’autres. Le Maroc, terre de contraste, était comme inscrit dans ses gènes.
Tout, pour Sarah, devait jouer sur le registre du clair-obscur, de la thèse et de l’antithèse, pour
célébrer la beauté de la création qui avait été voulue, comme une tension entre des contraires.
Jean d’Ormesson avait une phrase fétiche « Merci pour les roses, merci pour les épines ». Elle
adorait littéralement cette phrase ; nous devions nous préparer, dans nos courtes existences, à
affronter la souffrance tout en célébrant d’immenses joies. Le Maroc était pour Sarah un pays
où s’exprimait le mieux l’ensemble de ces paradoxes, notamment en faisant le tour de l’Atlas.
Il y avait des djebels et des gorges. Et puis le majestueux Toubkal, le plus haut sommet
d’Afrique. Sarah adorait la montagne et s’était passionnée pour les histoires d’alpinisme.
« Premier de cordée » de Frison-Roche avait bercé son enfance. Lors de leurs nombreux
séjours savoyards avec Paul et les filles, Chamonix procédait de sa légende personnelle. Ils
avaient skié aux Grands Montets qui dataient de 1964, l’année de sa naissance. Même si leurs
exploits montagnards étaient modestes, elle était fière d’avoir arpenté le glacier du Tour.
Ironie sémantique, elle se dit que Paul et elle avaient fait le tour de leur mariage. Au Maroc,


elle pourrait un jour marcher avec fierté, avec cette expérience de la randonnée d’altitude.
Passer de Chamonix au Toubkal, il y avait une continuité et une profonde rupture culturelle,
une ouverture à un monde nouveau qu’elle adorait. Au Maroc, comme en France il y avait de
somptueuses gorges dans l’Atlas. Gorges du Dadès, du Todra, du Drâa. Les gorges du Drâa,
les plus au sud, allaient se perdre dans les sables du désert, tout en arrosant une oasis. La route
presque parallèle qui descendait jusqu’à Zagora était parsemée de ksours en pisé, constitués
de boue et de matières organiques trouvées dans les parages. Alors que l’occident
redécouvrait les vertus du local, des circuits courts, depuis une dizaine d’années, le Maroc
ancestral avait conservé des traditions architecturales vertueuses pour la planète. L’Orient et
l’Islam la fascinaient. Esthète, elle adorait se faire des tatouages au Henné sur la main dès
qu’elle arrivait à Marrakech. Samy avait une adresse que seules les Marocaines aisées
passaient sous le manteau. Les ongles clairs contrastaient avec les motifs bruns et
l’architecture du dessin épousait son poignet, allongeait la main et les doigts. C’était une
alternance élégante de géométrie, de motifs répétitifs et de fluidité végétale. Les Arabes
étaient des mathématiciens et personne ne devait oublier que nous leur devions l’algèbre. On
retrouvait sur les plus belles compositions de henné à la fois la rationalité de la science et la
beauté du spirituel. Parfois, le majeur et le pouce étaient sublimés au milieu des doigts ornés
plus sobrement, parfois une simple guirlande florale parsemée de brillants partait de
l’intérieur du poignet pour habiller l’annulaire seul, parfois l’artiste ne respectait plus les lois
de la symétrie et créait un motif très original serpentant sur la main. La seule chose que Sarah
n’aimait pas, c'était de recouvrir ses mains des deux côtés comme le faisaient les femmes de
là-bas. Selon ses humeurs, elle demandait à l’artiste tatoueur le henné brun ou le henné noir,
celui dans lequel il fallait rajouter quelques gouttes d’huile essentielle de tea tree. En bonne
artiste elle-même, elle avait constitué un livre des plus beaux motifs et les faisait réaliser au
gré de ses voyages. Sarah s’était rendue sept fois au Maroc. Paul et elle avaient joué en
match-play sur le golf royal de Rabat, le Dar Essalam, parsemé de lacs et de greens
impeccables. Elle avait adoré les caddies qui conseillaient les meilleurs pitchs et connaissaient
par cœur les pénalités pour jouer dans le respect des règles. Ces souvenirs la rendaient
nostalgique, car elle mesurait la distance parcourue entre leur bonheur d’alors et leur situation
présente. Mais la nostalgie n’était pas un sentiment qu’elle laissait s’installer, car pour Sarah
l’optimiste, la battante, il fallait avancer. Tout en vivant l’instant présent. Il fallait marcher,
mais elle avait encore quelques freins à lever, et Samy, la rencontre de sa vie, lui permettait de
se libérer de ses peurs et de ses angoisses. Elle changeait de paradigme en changeant de pays.
Elle osait se révéler, dans sa vulnérabilité et sa force, focus sur son futur parcours d’artiste.
Avant elle, les peintres orientalistes du XIXème siècle avaient ouvert la voie. Jacques
Majorelle continuait de rayonner auprès d’un large public de Marrakech, car tout le monde
visitait la villa Oasis et son jardin ; dans ses pas, s’étaient inscrits ceux de Pierre Bergé et
d’Yves Saint-Laurent, couple mythique acquéreur de la propriété dans les années quatre-
vingt.

C’était le début de l’été. Essaouira s’étirait entre l’océan et les champs d’arganier. Samy et
Sarah étaient arrivés tard dans la nuit, avec un taxi marrakchi. Cette cité de caractère, ils la


suivaient depuis longtemps, surtout Sarah qui adorait le rallye des gazelles créé par
Dominique Serra, depuis près de trente ans : des journalistes renommées y côtoyaient de
parfaites inconnues aventurières, sportives et débrouillardes qui avaient su collecter le budget
moyen de sept mille euros nécessaire à la réalisation d’un rêve mécanique. Ces femmes
intrépides, amazones des temps modernes, donnaient à Sarah le goût de sa propre aventure et
lui apprenaient que tout choix a un prix, une saveur associée à des sacrifices. Sarah devait
accepter de couper les fils de son passé, détricoter le personnage qu’elle était et, tel un vers à
soie, devenir un papillon. Samy était le chevalier oriental avec lequel elle chevaucherait, celui
qui lui ouvrirait les portes des djinns et des kasbahs. Ils étaient descendus dans un des plus
beaux riads de la médina, L'Heure Bleue, un endroit classe et authentique. Ils étaient venus
pour le festival Gnaoua qui se tenait au début de chaque été, place Moulay el Hassan et un
peu partout dans la ville. Ils iraient aussi passer un moment de folie et d’excitation où chacun
tenterait de dépasser l’autre sur son quad, dans les dunes, dévalant les pentes à pleine vitesse,
dans la maîtrise de leur conduite. Enfin, tous les jours, vers midi, c’était programmé, ils
déjeuneraient au marché aux poissons, les soirées étant réservées dans le patio, les salons ou
les coursives de L’Heure Bleue, lorsqu’ils souhaitaient ne pas se mêler aux autres convives,
pour se concentrer sur une soirée d’amour. Le midi, le marché aux poissons d’Essaouira était
unique face à l’océan, bouillonnant, empli d’odeurs et d’émotions. Grills et barbecues
fumaient au milieu des chats et sous les cris des goélands, qui leur rappelaient la Bretagne.
Sur les étals, on pouvait apercevoir les restes d’un grand requin, mais le plus souvent c’étaient
les sardines, gobies, saint-pierre et autres congres qui, posés au milieu de caisses rouges,
laissaient aux rougets barbets la vedette par leur aspect coloré. Sarah et Samy devenaient de
plus en plus proches. Comment imaginer continuer le partage alors que Samy la voulait pour
lui seul, tout en conservant une certaine liberté  ? Certes, il avait, à un moment, donné le
consentement pour qu’elle puisse vivre en polyamoureuse, mais son amour et sa fierté lui
indiquaient de la conduire vers un choix, dont il était certain de sortir vainqueur. Il lui en
parlait de plus en plus souvent depuis des mois, lui laissant du temps, mais posant des jalons.
Il la savait désireuse de peindre aussi au Maroc et lui permettrait d’assouvir cette aspiration.
Que deviendrait ensuite leur histoire, saurait-elle résister aux différences de culture, une fois
la passion passée  ? Sarah aimerait-elle vivre le quotidien avec lui  ? Autant d’équations à
résoudre en s’autorisant ce qu’il y avait de nouveau à vivre.

C’était le pays rouge de l’autre côté de la Méditerranée. À quelques encablures de


Gibraltar, quatorze kilomètres à peine, le Maroc aurait pu embrasser l’Espagne. Il le fit par
l’histoire et les invasions arabes. Le croisement de ces deux cultures avait engendré au pays
du flamenco des palais magnifiques, comme l’Alhambra de Grenade et la Mezquita de
Cordoue. Sarah avait visité ces lieux dans son enfance, avec Huguette, puis seule, avec une
amie, en 1984. Tout était plus léger dans les voyages, et pas uniquement les bagages. Johanna,
sa confidente d’alors, et elle, étaient inséparables depuis leur première rencontre au lycée de
Strasbourg. Chaque été, elles partaient découvrir quelque chose de l’autre côté des frontières.
Elles étaient toutes deux d’une curiosité et d’une audace débordantes. Sarah l’était toujours
autant. La curiosité démultipliait ses forces d’observation, les métamorphosant en


superpouvoirs. Une feuille d’arbre devenait le réceptacle de la photosynthèse, la manifestation
hurlante et universelle du renouvellement de la nature, l’incarnation du vert, non dans le
registre de l’infortune, mais dans celui de la croissance et de l’équilibre. Elle la poussait à tout
écouter pour mieux entendre les battements des cœurs, les violences intérieures et les
douceurs de l’humanité. À la terrasse des cafés, elle se posait une oreille attentive aux signaux
faibles des existences. Elle comprenait alors la complexité des chemins de traverse empruntés
pour vivre, survivre à des épreuves, canaliser des expansions foisonnantes, trop parfois, ou
pour aimer, tout simplement. Elle découvrait des histoires impossibles, des parcours secrets
comme des donjons, libérés à l’insu des protagonistes voisins, ignorants de sa présence
vigilante et respectueuse, assidue, prête à cisailler au scalpel et mettre à nu les sentiments les
plus dissimulés. Comme elle était rigoureuse, n’ayant pas toutes les données à sa portée, elle
réservait à ces récits volés le bénéfice du doute. Elle ne jugeait jamais. Elle examinait en
scientifique, prenait des notes quand elle remarquait quelque chose de passionnant à creuser
pour ses portraits. Mais ce qui la fascinait le plus, c’était la beauté des maisons de l’histoire.
Ces demeures dignes, qui inscrivaient dans le temps les existences des disparus, racontaient
en leurs murs les rêves paradoxaux de grandeur et de sécurité, témoignaient de pratiques
révolues et de styles datés, préservés dans leur authenticité ; lorsque ce n’était pas le cas, elle
en avait des larmes aux yeux. Le mauvais goût la faisait frémir.

Aujourd’hui, elle était seule avec Samy, l’homme qu’elle avait choisi, qu’elle avait préféré
à son mari de trente ans, et pour lequel elle prenait tous les risques. Celui de vivre en zone
inconnue, dans une culture profondément différente, tout en changeant de voie
professionnelle, puisqu’elle lancerait ici son deuxième atelier de peinture et ses premières
expositions chérifiennes. Dès le premier jour, ils se rendirent sur la Corniche à Casablanca,
pour admirer l’océan. Ils avaient décidé de manger des fruits de mer à la tombée de la nuit, et
avaient rejoint une immense terrasse qui se prolongeait jusque sur le sable. Les grands
parasols blancs protégeaient les petites tables carrées. Les piliers peints en jaune, à l’intérieur,
étaient assortis aux chaises enveloppantes. Ils étaient hors d’haleine. Ils avaient marché pour
retrouver de l’énergie après le long voyage. Les jambes engourdies s’étaient déliées comme
les langues. Sarah vivait son rêve éveillé, celui d’aborder l’océan casaoui dès le premier soir.
L’atmosphère était douce. Dès demain, ils partiraient en chasse d’un appartement et feraient
les premiers repérages de galeries. Grâce à l’emploi de Samy à la BMCI, ils pourraient
aisément se loger. Pour son travail, Sarah aurait aussi besoin d’un local ayant pignon sur rue.
Il lui fallait de la place pour stocker les châssis, chevalets, pinceaux, truelles, tubes de
peinture à l’huile. Plus un crochet pour suspendre sa blouse blanche. Nécessaire aussi une
lumière directe, afin de voir la réalité des coloris. Les peintres avaient besoin de grandes
verrières, de celles que l’on observait à Montmartre ou Montparnasse, lors de randonnées
citadines dans la capitale française. Trouverait-elle cela à Casablanca, cette ville qui la
fascinait par son architecture ? Les immeubles Art Déco étaient nombreux dans la ville,
composant un patrimoine hérité du protectorat. Les immeubles d’angle jouaient avec l’arrondi
à la pointe, avant que les lignes de fuite des deux façades rattachées ne longent les deux rues
qui se croisaient. Quand on se postait face à l’intersection des murs, se manifestait


l’impression d’un paquebot géant et immobile. Mais tous les immeubles art déco n’avaient
pas cette disposition. Souvent le porche se trouvait là, parfois rehaussé de colonnes qui se
poursuivaient en lignes de fuite vers le ciel, structurant l’ensemble, lui donnant de l’ancrage.
Le style art déco n’était pas avare de colonnes, qui parfois devenaient de véritables piliers
antiques, hésitant entre les styles ioniens et corinthiens.

La chaleur était écrasante. On ne vivait pas de la même manière, on n’aimait pas pareil, ne
goûtait pas la nourriture au soleil ardent du royaume chérifien, comme on dégustait les fruits
de mer au Vivier-sur-Mer, en Bretagne. La chaleur de l’été transformait les corps, relâchait
les sens, l’attention et les nerfs. Il fallait du courage et de la concentration pour visiter,
repartir, revisiter, analyser, comparer. Puis, il fallait faire des pauses. Les jambes allongées
sur les transats ne couraient pas dans le sable et les rochers de Bretagne. Les mains refermées
sur un livre n’exerçaient pas la même pression, à quarante degrés. Cirés jaunes et bottes de
pluie relevaient là-bas d’un folklore exotique. Les horaires n’étaient pas les mêmes. Les
rythmes de vie s’accordaient à la chaleur, et l’inversion jour-nuit du Ramadan se prolongeait
bien au-delà. Dans les métiers pénibles et physiques, on privilégiait ici le travail de nuit. Sarah
découvrait le tempo marocain. Mieux valait éviter les heures caniculaires. La législation avait
prévu des adaptations. Cette volonté de vivre avec le soleil avait de nombreuses répercussions
sur les mentalités. On prenait son temps, parce que la journée s’étalait sur une plage plus large
qu’en France, et que la chaleur ralentissait les gens. Décaler pour recaler les organismes, les
synchroniser avec le climat. C’était une seconde nature dans ce pays d’Afrique. Le sentiment
de bien-être était général aussi par la culture du hammam. Prendre ce temps pour soi, pour
anticiper sur sa santé, être à l’écoute de son corps et de ses besoins. Ceci était bien plus
imprimé que chez les occidentaux qui, montre en main, couraient de rendez-vous en rendez-
vous. Aller au hammam faisait partie de la vie quotidienne aussi pour se purifier, retrouver
des amis et faire une pause. Ceci n’empêchait pas le Maroc d’être une puissance économique
et diplomatique montante. Ici, on remontait son horloge biologique en décalant les horaires.
Avec le réchauffement climatique, l’Europe comprendrait vite cet art de vivre et s’adapterait à
son tour.

L’immeuble de la place Maréchal, avec le café Rotterdam, comportait un module de deux


rangées de fenêtres séparées par une fente dans la pierre, et terminé par un fronton à pans
sobre et élégant. Tout en haut, les deux dernières fenêtres se reliaient grâce à un motif floral
épuré. On ne savait trop définir l’inspiration du motif épanoui de part et d’autre des fenêtres.
C’était comme un palmier à deux troncs, qui s’expansait sur les côtés, semblable à une feuille
de gingko biloba. Pour Sarah et Samy, le gingko était aussi le souvenir de l’hôtel dans le
quartier de Locmaria, à Quimper, où Sarah avait vécu avec Paul. Sarah y avait repéré un local.
Il avait la taille idéale pour son activité, et, surtout, disposait d’une vitrine sur rue. Elle
pourrait y ranger sa salopette et tous ses pinceaux. Des murs entiers étaient aménagés de
tiroirs adaptés au rangement d’outils qui seraient parfaits pour ses tubes de couleur. L’atelier
avait appartenu à un ébéniste. On y sentait encore le bois résineux. Au Maroc, trouver une
échoppe relevait de la gageure, car rien n’était jamais très clair. On pensait contractualiser,


mais il y avait toujours quelqu’un qui versait un bakchich. On ne savait jamais à qui, ni si
c’était vrai, mais le résultat était là. Malgré un bon dossier, l’acquéreur non résident semblait
souvent en position de faiblesse. Sarah se demandait si elle voyait juste ou si ce manque de
succès était normal et correspondait aux statistiques d’un acquéreur marocain. Il lui faudrait
en effet plusieurs mois pour trouver son bonheur. Elle arpentait tous les quartiers d’art de la
capitale. Elle finit par le trouver. Il serait son havre de peinture casaoui, l’alter ego de la rue
Kéréon, qu’elle finirait par laisser un jour. La première exposition où ils se rendirent
ensemble les entraîna au cœur de l’Afrique. La galerie était parfaite pour la mise en valeur des
toiles, avec son sol marbré havane clair et ses grands murs blancs. Les éclairages avaient été
installés sur de grandes rampes suspendues directement au toit, dont une ligne de leds
soulignait les pentes douces. La hauteur du lieu permettait la mise en valeur des grands
formats. Un mobilier épuré structurait l’endroit, canapés sobres, consoles et tables basses,
pour donner l’illusion d’une maison qui recevrait l’artiste.

Pour animer le pinceau, il fallait une urgence, celle d’un projet comme Monet, qui capta la
lumière autour de la cathédrale de Rouen, ou celle des émotions violentes comme
Jackson Pollock, alcoolique à quinze ans, mal à l’aise, parfois brutal avec les femmes,
introverti, talentueux, passionné par l’art primitif, les totems, les peintures de sable des
indiens navajos. Elles éveillaient chez lui des émotions spirituelles, par leur lien étroit avec les
pratiques chamaniques. Cette urgence, Sarah la ressentait dans ses tripes. Elle adorait peindre
à l’éclairage des bougies, à l’instar de Georges de la Tour. Elle adorait tâtonner dans
l’obscurité, les couleurs bistres, safran, qu’un éclairage spectral révélait. Les objets se paraient
d’ombre, dans cette nuit de cave hachurée par le scintillement d’une chandelle. Elle trouvait
les lumières rougeoyantes plus authentiques que celles de la journée, plus écrasantes. Son
univers était tout en incandescence, et ses compositions invitaient aussi la sémantique
musicale. Prélude au bleu majorelle, concerto en jaune majeur, symphonie en pourpre,
quatuor en noir irisé. Elle ne pouvait s’empêcher de conjuguer les deux registres, et pour
mieux les fusionner, elle dessinait des notes dansantes sur de larges aplats. Elle avait
longuement réfléchi aux symboles, signes, notes et lettres qui reviendraient en résonance dans
son œuvre. Ce serait son alphabet. Quant à la grammaire, elle en avait rédigé elle-même les
principales règles. Elle avait eu l’impérieuse nécessité d’élaborer ce langage, son expression à
elle. Elle savait qu’à partir de lui, elle jouerait, telle une musicienne, d’infinies variations.
Alors, il y avait les notes mais aussi, plus surprenants, des chats stylisés, épurés, qu’elle
disséminait à l’envi, des trombones, des trompettes, des damiers gris et blancs, sans doute
hérités de ceux noirs et blancs de Wassily Kandinsky, qui la mentorait depuis l’au-delà. Et les
chats… pourquoi les chats, les grands amis de Colette et d’Hemingway ? Ils étaient
l’incarnation de la grâce, de l’indépendance et invitaient au silence, qui ponctue les notes.

Samy aimait lui rendre visite la nuit dans son atelier. Il s’asseyait sur un djembé et
l’observait. Sa gestuelle s’assouplissait, sous l’attention de ses yeux sombres. Elle s’appliquait
à lui plaire, relevant ses mèches en gestes de douceur séduisants. Il fermait les yeux pour la
sentir brasser l’air de l’atelier. Son parfum emplissait la pièce. Il écoutait ses pas glisser sur le


sol moucheté. Elle le frôlait, il tendait une main pour caresser sa taille, une jambe fuselée, un
bras tendre et délicat. Son corps tout entier l’appelait dans la contemplation nocturne. Elle
accrochait au mur des manteaux fluides. Ce jour-là, elle prit le turquoise et se mit nue
dessous. C’était un jour de beauté. Elle avait négligemment jeté ses vêtements dans un coin de
la pièce, et placé une toile devant. Il ne pouvait détacher son regard de ses courbes
généreuses, à peine révélées par le tissu ondoyant. S’il avait été peintre, il aurait inventé un
nouveau nu d’amour. Il ne pouvait que la mettre sur un piédestal imaginaire, et elle le vit. Elle
finit par s’asseoir sur ses genoux. Il était sans résistance. Elle tournait, telle une luciole autour
de lui, depuis cinq minutes, et la voilà qui se posait. Il mit sa main entre ses cuisses et la
caressa sensuellement. Un hadith du prophète invitait le musulman à pratiquer la parole et les
caresses avant l’acte. Il lui murmurait des mots sensibles à l’oreille. Elle gémit. Avec son
autre bras, il entourait ses seins et en appréciait la texture moelleuse. Le manteau de soie
turquoise, suspendu à ses épaules, glissa au sol. Il le ramassa pour la couvrir en l’embrassant
avec ardeur. Elle s’abandonnait. Leurs langues se cherchaient, se goûtaient, ne pouvaient plus
se détacher. Il la souleva dans ses bras et la déposa sur le sofa qu’ils avaient choisi ensemble.
Ce qui allait se passer désormais ne regardait plus qu’eux.


FINAL

Un jour, bien plus tard, Paul lut à Sarah une lettre de Maud qui datait de quelques mois à
peine après le début de leur relation.

Cher Paul,
Mon cœur explose en pensant à toi et je ne peux me résoudre à te quitter, quand tu pars en
vacances avec ta femme. J’aimerais être à sa place, et je serais prête à abandonner mon
identité pour faire ce voyage avec toi. Je t’embrasse tendrement.
Ta Maud.

Sarah comprit alors combien les sentiments étaient forts, au cœur de leur relation.
Elle dit simplement
— C’était écrit. On a juste mis un peu de temps à le lire.
Paul acquiesça. Il leur était encore difficile de l’admettre, vu les sentiments, les souvenirs
et la famille qu’ils avaient constituée. Ils se rendirent compte que le polyamour n’avait pas pu
être stabilisé, uniquement parce que Maud voulait refaire sa vie, et que Paul, qui aimait les
situations claires et simples, ne pouvait plus assumer ce partage permanent s’il voulait la
garder dans la sienne. Il était donc prêt à l’irréparable, et Sarah le savait. Les projets de galerie
au Maroc accéléraient aussi la décision.
« Je ne serai jamais très loin de toi », lui dit Paul.
— Je sais, mais il faudra apprendre à communiquer à distance, de surcroît… et ça n’a
pas toujours été notre force.
— On le fera, et puis, avec le temps, je pense qu’on y arrivera.
— Tu es toujours optimiste.
Il voulait garder avec Sarah les meilleures relations possibles, pour eux, afin qu’aucune
énergie négative ne vienne polluer leur vie, mais aussi pour Laure et Marie.
— L’été prochain, j’inviterai Laure et Marie chez nous.
Chez nous. Cette simple formule lui faisait prendre conscience que dans le « nous », il y
aurait Maud. Elle recevrait les filles, les embrasserait, apprendrait à les connaître, créerait des
souvenirs avec elles, et, plus le temps passerait, plus Sarah serait absente de leur histoire.
C’était dur d’imaginer ceci, pour elle qui les aimait tant. Elle avait envie de leur dire « n’y
allez pas », mais ceci aurait été comme une déclaration de guerre, et elle savait que leur père
les aimait aussi. Et puis, elle aussi serait heureuse de leur faire visiter son atelier marocain, de
les inviter à ses expositions d’Essaouira. Paul n’y serait pas. Mais elle savait que lui gérerait
mieux la situation, comme à son habitude.
— On s’appellera toutes les semaines.
— Et puis on se verra aussi quand je serai en France.
— Peut-être même que nous pourrions partir en week-end tous les deux, quelques fois.


Elle ne croyait pas cette éventualité réaliste, mais elle le laissa rêver. Samy, qui savait tout
d’elle, le saurait immédiatement, et, sans doute, Maud aussi.
— Nous deux, malgré nos difficultés récentes, nous nous sommes toujours bien entendus.
On ne sait pas ce que cela va donner avec eux.
Eux. Comment pouvait-il les nommer avec autant de détachement ? Il allait refaire sa vie
avec une femme qu’il ne nommait même pas à cet instant, sans doute par délicatesse pour sa
sensibilité aiguisée. Elle se dit, pour se rassurer en son for intérieur, qu’elle n’aurait pas aimé
être à sa place. Paul ne lui pardonnerait pas trop d’écarts de caractère, ni l’infidélité. Peut-être,
au bout d’un moment, se lasserait-il, si elle venait à manquer de conversation et
d’imagination ; Paul aimait profondément l’originalité de Sarah ; il se lançait dans une
nouvelle vie plus classique, avec une femme qui n’avait jamais quitté Quimper, et dont la
seule réalisation avait été d’élever ses enfants chez elle, en lisant et en cuisinant. Sarah savait
peu de choses de Maud, mais ces éléments-là, elle les appréhendait avec justesse.
— Tu ne manqueras jamais de rien. J’y tiens.
— Avec le temps, nos vies vont diverger.
— On ne sait jamais, tu sais. Je n’exclus pas la possibilité de te retrouver un jour.
Cette simple phrase de Paul agit comme un baume sur son cœur qui saignait ; oui, son
cœur saignait de voir partir l’homme avec lequel elle avait vécu trente années. On ne laisse
pas partir son histoire sans un pincement très vif, même si elle savait que s’ils décidaient à cet
instant précis de faire marche arrière, leur quotidien de 2022 ne serait pas le même que leur
quotidien de 1992, que Venise ne reviendrait pas, ou, du moins, pas avec la même intensité, et
que, même s’ils le retentaient, les ombres de Maud et Samy hanteraient cette étape. Au
quotidien, une fois la magie d’un voyage passé, leur seul couple ne suffirait pas. Ils avaient
tous les deux besoin de diversité et de panache.
Leur rupture était désormais consommée. Ils avaient équarri les aspérités de leur relation
amoureuse. Sarah était rentrée du Maroc pour son premier voyage de repérage en vue d’une
installation d’un atelier là-bas. Ils devaient encore cohabiter et cela devenait l’enfer. L’enfer
des sous-entendus, des petites phrases assassines quand ce n’était pas la crise ouverte, la
manifestation d’un mauvais état d’esprit visant non à apaiser, mais à chasser le bonheur du
présent. Sarah ne supportait pas la gentillesse de Paul, qu’elle prenait pour de la ruse. Elle le
trouvait pleutre, capable d’affirmer une chose et de faire le contraire. Excessif dans ses
propos, quand les actes ne suivaient pas. Sarah se réalisait dans l’art, car, pour elle, peindre
s’apparentait à aimer. Elle peignait pour offrir du bonheur aux autres, mais son intention ne
s’arrêtait pas là. Elle questionnait les questions de la féminité ainsi que celle de la place de la
femme dans la société. Elle s’était entourée d’un collectif d’artistes aux disciplines
complémentaires. Elle avait rencontré un violoncelliste qui acceptait d’accompagner des
performances de mix vidéos et de peinture. Elle avait été inspirée en 2014 par la jeune artiste
Prune Nourry, installée à Brooklyn. Les cent huit Terracotta Daughters l’avaient subjuguée
lors de leur exposition au Centquatre à Paris. Ces figures féminines mimaient la scénographie
des huit mille guerriers de l’empereur Qin à Xian, connus dans le monde entier depuis 1974,
date de leur découverte par quelques paysans. Ces figures de terre cuite, celles de Prune
Nourry, furent exposées à travers le monde pour ensuite être enterrées, selon la volonté de


l’artiste, jusqu’en 2030. Sarah trouvait la symbolique du geste intéressante. Ces femmes-
statues reviendraient constater l’évolution des mentalités au bout de huit ans, s’effaceraient
comme le faisaient les femmes, discrètes, avant de revenir en force. Prune Nourry, qui n’était
autre que la compagne d’un autre grand artiste, l’énigmatique JR, avait comme lui travaillé en
Inde. Dans son œuvre, la fête des couleurs, des regards rouges imprimés sur les murs
scrutaient les danseurs. Son projet à elle interpelait les familles indiennes sur le sex-ratio en
faveur des hommes. C’est en effet là-bas que des choix radicaux venaient aggraver le déficit
de femmes dans le pays. Prune avait disséminé devant les échoppes des figurines mi-vaches,
mi-femmes, accroupies ou debout. Par cette association féminine sacrée, animal sacré, elle
invitait les hommes à revoir ces pratiques ancestrales. Il y avait tant de sujets à traiter par le
truchement de l’art et c’était une de ses missions les plus nobles. Sarah ne désirait pas juste
mettre des couleurs sur une toile, ou ne chercher que l’esthétique par l’association musique et
peinture vivante. Elle voulait surprendre, faire réfléchir, bousculer les idées reçues. Elle
voulait que son travail ait un sens, car souvent, on traitait la création artistique avec dédain
quant à son utilité. Elle était persuadée que le peintre, comme le romancier ou le musicien,
avait autant à dire que les philosophes, et souvent mieux, selon elle, car c’était plus
directement appréhendé par le plus grand nombre. Une de ses idées, avec son amie vidéaste,
avait été de rencontrer des petites filles depuis leur entrée en maternelle jusqu’à l’entrée en
sixième. Huit années d’évolution au cours desquelles elles proposeraient une séance de
dripping sur une toile posée au sol, à la Jackson Pollock. Les enfants viendraient le mercredi
par groupe de six à l’atelier de Sarah qui fournirait les toiles et la peinture. Ces moments
précieux seraient filmés. L’ami violoncelliste agirait comme facilitateur de fluidité, car on
savait qu’au fur et à mesure que les filles grandiraient, elles se mettraient des freins. La
musique serait une voie possible pour les lever. Elle voulait leur faire vivre une expérience de
lâcher-prise, dont elles se souviendraient tout au long de leur vie. Et elle voulait voir l’effet du
violoncelle sur leur créativité. De toutes ces séquences serait monté un film, année après
année, avec vingt-quatre enfants ; ce serait tous les mercredis du mois de mai qui seraient
occupés huit ans par le projet. La bande-son serait retravaillée pour apporter du liant et de la
beauté. Elle voulait de la poésie, Sarah, de l’harmonie, de l’authenticité. Son sujet était
l’audace et l’estime de soi qu’elle verrait décliner avec le temps chez les fillettes, tout en
observant l’ascension des conformismes et des blocages. Elle espérait que, sur ce petit groupe
qui vivrait huit années au rythme d’une pratique artistique, il y aurait prise de conscience que
tout était possible, qu’il fallait chasser les croyances limitantes. Car l’art était aussi cela : une
ode à la liberté. Fais pas ci, fais pas ça ce n’était pas pour les artistes. Sois sage encore moins.
Mais fais plaisir, ça oui… sauf si tu ne vois aucune raison de le faire, et que tu n’en as pas
l’envie.

L’atelier au Maroc prenait aussi de plus en plus de place dans la tête de Sarah. Elle avait
cherché des noms de galeries et des noms d’artistes qui lui plairaient… Mohamed Kacimi,
grand prix du mérite du roi du Maroc en 2000, Najia Mehadji qui effectuait des performances
en musique et avait été l’objet d’une rétrospective en 2019 à la Villa des arts de Casablanca et
de Rabat ; elle suivait plus particulièrement le parcours de Hicham Berrada, un jeune artiste


franco-marocain. De l’eau, du fer, du cuivre, de l’étain, et une potion magique pour faire
réagir les éléments : ce chimiste-poète lui parlait directement au cœur et à l’âme. Car Sarah,
avant de sillonner le monde, avait sillonné les laboratoires  ; certes, elle n’y était pas restée
longtemps, car pour elle, quatre murs, c’était quatre murs de trop. Elle préférait les grands
espaces et les avions, les bateaux, les montagnes, aimant alterner selon son humeur et selon la
géographie. Toute manifestation de la liberté lui faisait sens. Et c’était pour cela sans doute
que Paul et elle avaient aussi choisi le polyamour. Son atelier ne serait pas très loin de
l’avenue Abdelatif Benkaddour à Casablanca, le quartier huppé, le quartier des affaires, même
s’il n’y était pas vraiment. Elle avait également de grands espoirs dans ses partenariats futurs
avec les galeries d’Essaouira. Artiste en herbe, mais aussi femme d’affaires, Sarah s’imaginait
vendre une toile à un éminent professeur, un médecin, un entrepreneur à succès, un sportif de
haut niveau ou même à un proche de la famille royale. Elle ne voulait pas se fixer de limite et
savait que l’emplacement serait la clé, car en chacun d’entre nous sommeillait une dimension
esthétique. La visite de l’antre d’un chantre de l’art était une aventure et un émerveillement
pour de nombreuses personnes, et si elle savait les recevoir et parler de son travail avec
détachement, elle en assurerait le succès. Il fallait qu'elle soit là où était l’argent, qui l’aiderait
à multiplier les projets, et voir de plus en plus grand. Sarah prenait son envol. Elle savait aussi
que se séparer de ses créations serait pour elle un déchirement. Elle les portait en elles
plusieurs mois dans sa tête, puis leur donnait naissance. Ses tableaux étaient comme ses filles,
elle les aimait si fort qu’elle ne voudrait pas les vendre, ou du moins s’occuper de le faire.
Elle était aussi, comme tous les artistes, prête à se mettre en danger, sensible et affective. La
grande aventure de l’amour au Maroc la faisait vibrer, tout en l’effrayant, car elle ne parlait
pas la langue, ne connaissait pas les mœurs, perdrait ses repères, devrait s’adapter sans tout
comprendre et maîtriser. Son histoire pourrait-elle fonctionner  ? En France, elle était chez
elle. Là-bas, elle était chez lui, et Samy, le marocain diplômé de Sciences-Po, avait
suffisamment passé de temps avec les Français pour en dominer les paradoxes, comprendre
l’humour, capter les nuances. Sarah serait complètement perdue dans tous ces registres et de
ce fait dépendrait de lui, elle, la femme libérée et artiste. Elle ressentait de l’appréhension.
L’audacieuse pourtant se réveillait et lui disait de ne rien craindre, qu’elle finirait par
appréhender les subtilités de la société marocaine. Laure et Marie adoreraient venir la voir là-
bas, elles partageraient des moments inoubliables, elle en était sûre. Cette génération qui ne
supportait pas d’attendre plus de quelques minutes, devant un écran ou ailleurs, qui, quand
elle jouait aux jeux vidéo, zappait sur son portable, car le temps de chargement excédait deux
minutes, découvrirait la lenteur de l’Orient, d’autres valeurs, un autre paradigme. Ce parcours
inspirant et courageux de leur mère leur donnerait quelques indices pour avancer dans leurs
vies de femmes. Même si elle avait du mal à imaginer son quotidien à Casablanca, elle en
rêvait déjà.


REMERCIEMENTS :

Je remercie Dominique pour son enthousiasme et son professionnalisme, Bernard et


Emmanuelle qui m’ont accompagnée tout au long de l’élaboration de ce livre, Antonin et
Matthieu pour leur relecture vigilante, l’équipe graphique de monatelier coloré pour la
couverture, Victor pour ses portraits de caractères que vous retrouvez sur le site
www.florenceollivier.com
Ainsi que sur ma page Instagram :
https://www.instagram.com/florence.ollivier.ecrivain/
Lara et Charles, qui ont collaboré pour leur création, Sophie qui s’occupe de la
communication, Thierry Besnier pour ses photos, Clarisse pour sa générosité, et bien entendu
tous les premiers lecteurs que je serai heureuse de retrouver partout et qui me porteront pour
l’écriture de destinées amoureuses 02.
Je remercie Coldplay pour leur titre « Fix you »


















Toutes mes félicitations d’avoir pris le temps de lire ce


livre !
J’aimerais savoir ce que vous en avez pensé. Votre avis
compte plus que tout pour moi. Il permettra aussi à de
nombreuses personnes de confirmer leur choix de lecture.

Pour me laisser votre commentaire rien de plus simple ; il


vous suffit d’aller sur www.amazon.fr et de cliquer sur écrire
un commentaire en bas de la page de présentation du livre
« destinées amoureuses ».

Idem sur www.babelio.com

Au plaisir de vous rencontrer

Florence Ollivier

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