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Théâtre / Cinéma
18 | 2021
Concevoir le décor de théâtre et de cinéma
Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/doublejeu/2790
DOI : 10.4000/doublejeu.2790
ISSN : 2610-072X
Éditeur
Presses universitaires de Caen
Édition imprimée
Date de publication : 18 novembre 2021
ISBN : 978-2-38185-162-4
ISSN : 1762-0597
Référence électronique
Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux (dir.), Double jeu, 18 | 2021, « Concevoir le décor de
théâtre et de cinéma » [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 20 mai 2022. URL : https://
journals.openedition.org/doublejeu/2790 ; DOI : https://doi.org/10.4000/doublejeu.2790
Description de couverture
Couverture du numéro 18. Année 2021. Revue Double Jeu.
Double Jeu est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas
d’Utilisation Commerciale 4.0 International.
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
LONGTEMPS RESTÉS À L’OMBRE des ateliers et des studios, les décorateurs se trouvent
rarement au centre de l’attention. Loin des usuelles perspectives dramaturgiques ou
auteuristes, ce numéro de Double Jeu propose de mettre en lumière les techniques et le
savoir-faire de ce groupe professionnel. Au croisement du théâtre et du cinéma, il
interroge les manières de penser et fabriquer les décors : comment sont-ils conçus ? Quel
est leur rôle et leur statut ?
Les textes organisés en trois axes problématiques questionnent les méthodologies
d’approche du décor au regard des diverses ressources mises à disposition dans les
fonds d’archives. Forts de ces premières recherches, les auteurs écrivent une histoire
des pratiques et examinent les processus de représentation du réel au théâtre, au
cinéma mais aussi à l’opéra entre le XIXe et XXIe siècle.
Couverture : Cédric Lacherez
issn : 1762-0597
isbn : 978-2-38185-162-4
nu mé ro 18
anné e 2021
LASLAR – LETTRES ARTS DU SPECTACLE LANGUES ROMANES, EA 4256
UNIVERSITÉ DE CAEN NORMANDIE
Directeur de la publication
Lamri Adoui, président de l’université de Caen Normandie, France.
Éditeur
Presses universitaires de Caen.
Directeurs de rédaction
Cristina De Simone et Myriam Juan.
Comité de rédaction
Yann Calvet, Fabien Cavaillé, Cristina De Simone, Thomas Horeau, Éric Jarno,
Romain Jobez, Myriam Juan, Médéric Legros, Stéphanie Loncle, Philippe Ortoli,
Hélène Valmary, David Vasse, Valérie Vignaux, Baptiste Villenave.
Comité scientifique
Vincent Amiel (université Paris I – Panthéon-Sorbonne), Albert Dichy (Imec),
Gérard-Denis Farcy (université de Caen Normandie), Jean Gili (université Paris I –
Panthéon-Sorbonne), Renzo Guardenti (Università degli Studi di Firenze), Marie-
Madeleine Mervant-Roux (CNRS), Chantal Meyer-Plantureux (université de Caen
Normandie), Gilles Mouëllic (université Rennes II), Anne Surgers (université de
Caen Normandie), Christian Viviani (université de Caen Normandie).
Chaque article publié dans Double Jeu est soumis à un comité de lecture ad hoc
composé d’experts dont les avis, anonymes, sont souverains.
Depuis un siècle, théâtre et cinéma interrogent le monde, s’offrant
mutuellement des représentations nouvelles, des formes pour réfléchir,
des ruptures pour aiguiser l’intelligence, des œuvres pour modifier leurs
visions. On ne compte plus les exemples d’enrichissement respectif.
Ainsi, plutôt que de juxtaposer théâtre et cinéma, Double Jeu entend
éprouver ces deux arts à des hypothèses, des problématiques, des regards
qui leur soient communs, interroger l’un avec les concepts de l’autre et
réciproquement ; et bien entendu se placer à leur articulation, là où des
jonctions et des passerelles sont possibles, là où des frottements se font
sentir, là où il y a du jeu.
Double Jeu est la revue des Arts du Spectacle rattachés au LASLAR qui
accueille chercheurs permanents et contributeurs occasionnels, afin
d’instaurer entre les spécialistes des arts du spectacle un dialogue aussi
fructueux que celui qu’ont engagé depuis un siècle les praticiens et les
créateurs.
INTRODUCTION
Regards sur le décor
de théâtre et de cinéma
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 7-20
8 PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX
Rôle central du décor ?
D’après Marcel Freydefont, le terme décor renvoie simultanément à deux
choses, et se situe sur deux plans à la fois : il est « d’une part le travail de
caractérisation d’un espace par un dispositif quelconque, d’autre part
Dimension individuelle ou collaborative
du travail créateur ?
En connaissance des efforts et de l’élégance des techniciens qui ont pour-
tant majoritairement été maintenus dans l’ombre des coulisses, pourquoi
ne pas reconsidérer les paradigmes à partir desquels nous approchons
habituellement les œuvres ? Ainsi, la construction ou l’aménagement du
décor, de par sa complexité et ses contingences matérielles, dépend de
l’intervention et de l’expertise d’artisans et ouvriers menuisiers, peintres
ou ensembliers. Le réalisateur ne serait donc pas le seul décisionnaire mais
le membre d’un groupe de travail composé de plusieurs chefs d’équipe
dont les savoirs et la personnalité nourrissent les projets. Les décorateurs
pour leur part, interviennent au moment où l’idée se dessine et mettent en
image ce qui n’était auparavant qu’imagination. Leurs maquettes, de par
leur diversité plastique, manifestent la réalité et l’importance esthétique
de leur engagement, comme en témoignent par exemple, les compagnon-
nages durables entre réalisateurs et décorateurs. On songe en particulier
à la collaboration d’Alexandre Trauner avec Marcel Carné ou celle de
7. Petit traité de scénographie, Marcel Freydefont (éd.), Nantes, Joca Seria, 2017, p. 25.
8. Lucien Aguettand, « Lieux dramatiques et lieux cinématographiques : architectures sen-
sibles et humaines », conférence, 1952, Cinémathèque française, fonds Lucien Aguettand,
AGUETTAND117-B7.
10 PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX
Bernard Evein avec Jacques Demy, pour le cinéma, ou, pour le théâtre,
le dialogue nourri entre metteurs en scène et scénographes, tels les duos
formés par Yannis Kokkos avec Antoine Vitez ou Richard Peduzzi avec
Patrice Chéreau. Regarder le décor conduit à interroger les modes et les
modalités des collaborations et ainsi réintroduit le collectif comme catégorie
d’interprétation au sein des créations filmiques et théâtrales.
Entre mimesis et spectaculaire ?
Le décor, parce qu’il est foncièrement attaché à la caractérisation d’un
lieu, invite à penser les rapports du spectacle au réel et au spectateur, une
relation qui a prioritairement été envisagée sous l’angle de l’illusion, que
celle-ci soit recherchée ou dénoncée. Regarder les décors conduit donc à
questionner certains des concepts emblématiques du théâtre et du cinéma
et, tout particulièrement, celui de mimesis, c’est-à-dire l’art de représenter
plus ou moins fidèlement la réalité ; mais il importe d’envisager aussi, au-
delà de toute référentialité, la part de recherche du spectaculaire. Même
lorsqu’il se veut resplendissant ou exceptionnel comme lors de la recons-
titution de lieux disparus, ou lors de l’invention de citées imaginaires ou
de paysages extraterrestres, le décor est en effet partagé entre mimesis et
spectaculaire : tout en étant faux, cela doit faire vrai, et si possible ne pas
trop « faire décor » pour reprendre une expression que commente, dans ce
numéro, Quentin Rioual. On pourrait dire, d’une manière trop schématique
sans aucun doute, que tout décor se situe sur plusieurs axes, allant du
décor sobre au décor fastueux, du décor de convention (ou standardisé)
au décor singulier, de la recherche (paradoxale) d’un décor invisible à
l’autonomisation d’un décor remarquable, conçu comme geste artistique
à part entière et où s’imprime la marque d’une personnalité. Lorsqu’il se
fait trop remarquer, s’émancipe trop évidemment du récit pour devenir
tape-à-l’œil, le décor risque pourtant d’être considéré comme distraction
de l’essentiel, de mettre en péril l’immersion mentale ou fictionnelle des
spectateurs et d’entraîner des critiques qui remettent en cause sa nécessité
même. On le sait, l’un des gestes fondateurs du théâtre du XXe siècle est
celui de Jacques Copeau choisissant le « tréteau nu » au Vieux-Colombier
pour mieux purger la scène de plusieurs siècles d’excès décoratifs 9, sans
doute parce qu’il souhaitait aussi se distinguer des décors monumentaux
et en particulier ceux des peplums qui fleurissent au cinéma dans le même
temps. Une volonté d’épure qui traverse également le cinéma dans son
histoire, lorsqu’il entend justement se dégager du spectaculaire et l’on
songe en particulier aux décors conçus par Bernard Evein pour Thérèse
(1986) d’Alain Cavalier, composés à partir de toiles de tissus afin de mon-
trer qu’il est possible d’oblitérer la figuration réaliste des lieux. Autant de
démarches fondées contre l’idée de décor même qui rappellent, s’il était
besoin, à quel point tout geste décoratif répond d’un choix et ne saurait
découler logiquement ou naturellement du sujet de l’œuvre dramatique
ou cinématographique y compris lorsque le décor est composé à partir de
ce que l’on désigne par l’intitulé de « décors naturels ».
Artificiel versus naturel ?
Face à l’artificialité des décors et sans doute à la suite de la découverte des
potentialités photogéniques du réel au cinéma, André Antoine qui fut
successivement metteur en scène puis cinéaste remarquait :
Sur nos scènes, le comédien ne vit que d’un seul côté, celui du public ;
de même, au cinéma, il ne s’agite que vers l’appareil. Le décor ne l’en-
toure pas, il n’est point un enveloppement, mais la simple toile de fond
d’un portrait. […] en se transportant dans des lieux habités, vivants, on
bénéficierait encore de l’atmosphère, impossible à réaliser dans la hâte
et l’encombrement d’un studio 10.
Mais le « décor naturel » n’en est pas moins un décor, c’est-à-dire le fruit
d’un ensemble d’artifices, entretenant de la sorte des rapports sous tension
avec la nature. Et il est d’usage de distinguer pour le théâtre, les mises en
scène pratiquées en intérieur, en salle, de celles qui se déroulent en exté-
rieurs, en plein air ; pour le cinéma, on différencie le décor de studio qui
aujourd’hui peut être conçu numériquement, de celui qui est mis en place
en « décor naturel », c’est-à-dire dans des lieux existant indépendamment
de l’œuvre produite. La pratique du décor mérite donc d’être interrogée
à l’aune des conceptions de la « nature », dans ses évolutions culturelles,
historiques et idéologiques. Conceptions qui influenceraient profondé-
ment la pratique des professionnels soumis de la sorte aux innovations
industrielles, aux évolutions culturelles voire philosophiques, et ayant
des conséquences quant à leur espace de travail même. Les décorateurs
de cinéma, lorsqu’ils œuvrent au sein de décors dits naturels, cherchent
en effet, tour à tour à pénétrer, à s’approprier ou bien à recopier ce qui
serait « l’essence » du réel. Le décor dit naturel n’en est donc pas moins
10. André Antoine, « L’avenir du cinéma », Lecture pour tous, décembre 1919, p. 355.
12 PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX
Concevoir le décor de théâtre et cinéma ?
Croiser des études ayant pour sujet le décor au théâtre et au cinéma pour
ce numéro de Double Jeu permet tout d’abord d’inscrire les questions
au sein d’une plus longue temporalité, puisque les textes envisagent des
œuvres produites du XIXe au XXIe siècles. De plus, le croisement des
études souligne ou suggère des échanges, des interactions, des transferts
culturels entre l’histoire de ces deux arts. On le constate, il y a un indéniable
intérêt généalogique dans le fait de mêler les deux disciplines : les premiers
décorateurs de cinéma venaient tous du théâtre et le vocabulaire scénique
a longtemps servi dans les studios. Et les circulations des personnes ont
été et restent intenses entre les plateaux de théâtre et de cinéma, comme
en témoignent, entre bien des exemples possibles, les personnalités de
Christian Bérard (1902-1949), décorateur de Louis Jouvet au théâtre et
de Jean Cocteau au cinéma, ou de Guy-Claude François (1940-2014),
scénographe du Théâtre du Soleil et décorateur de nombreux films. Ces
allers-retours d’un domaine à l’autre n’entraînent pas pour autant une
homogénéisation des techniques et des esthétiques. Au contraire, les pos-
sibilités nouvelles apportées par le cinéma sont apparues très tôt comme
INTRODUCTION. REGARDS SUR LE DÉCOR DE THÉÂTRE ET DE CINÉMA 13
un appel aux gens de théâtre à distinguer les domaines, selon l’idée que
l’enregistrement du réel permis par la caméra devait désormais libérer la
scène de la tentation de l’imitation naturaliste. Dès 1922, Léon Moussinac
note dans La décoration théâtrale : « Le cinéma […] a rendu définitivement
impossible toute velléité d’instaurer à nouveau le règne du réalisme à la
scène. » 11 Du point de vue du théâtre, le cinéma a ainsi pu constituer à
la fois un contre-modèle et une incitation au dépassement 12 comme le
souligne cette déclaration du dramaturge Bernard-Marie Koltès lorsqu’il
confie que les changements de décor dans le noir durant plusieurs minutes
lui sont devenus insupportables :
Pierre Causse
Université Lumière Lyon 2
Léa Chevalier
Université de Caen Normandie
Valérie vignaux
Université de Caen Normandie
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Domaine cinématographique
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20 PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 23-40
24 JOSÉPHINE JIBOKJI
Par ailleurs, si elle n’est pas nécessairement un modèle pour le décor, elle
n’est pas non plus forcément calquée sur la future image du film. De nom-
breuses représentations en couleurs préparent des films en noir et blanc – je
pense aux compositions chromatiques de Jacques Saulnier 3 pour L’Année
dernière à Marienbad (1961, Alain Resnais) – et inversement, des dessins
en noir et blanc peuvent tout à fait prévoir des films colorés. Cet espace
appartient au décorateur qui y exerce son imagination du film à venir.
Le dessin rappelle que l’espace cinématographique, filmé sur un lieu de
tournage puis projeté en deux dimensions, naît d’abord sur le papier : son
origine et sa fin sont bidimensionnelles, le tournage n’est qu’un passage
pris entre une feuille et un écran.
Le dessin de cinéma cherche donc l’espace du film, il est au plus proche
de son processus de création. Cependant, s’il est pensé seulement comme
modèle d’un décor à venir, il n’est qu’un projet qui ne peut être envisagé
que par un jeu de différences avec le film auquel il est soumis. S’il est en
revanche pensé indépendamment du décor réalisé, le dessin devient un
lieu d’invention, d’exercice de l’imagination et d’exploration de ses moyens
graphiques. Ainsi appréhendé, cet espace dessiné ne se comprend plus
seulement à partir de ce à quoi il renvoie, le réel imité ou le décor du film,
mais par ce qu’il est véritablement : ses couleurs et ses lignes, les outils
utilisés, le cadrage adopté, la composition de ses différents plans. Une
histoire des maquettes de décors permettrait de suivre une (pré-)histoire
de l’espace cinématographique tel qu’il est conçu en amont par le dessin.
En d’autres termes, une histoire des films tels qu’ils ont été projetés dans
l’imagination de ceux qui les ont fabriqués, avant de l’être en salles. C’est
à partir de ce constat que cet article propose une brève introduction à
l’extraordinaire invention formelle des maquettes de décors, qui relatent
moins l’espace qu’elles ne l’inventent.
La main du décorateur
Comme dans tous les départements d’art graphique, dans les collections
des cinémathèques – et plus précisément dans celle de la Cinémathèque
française sur laquelle repose cet article 4 – le terme de dessin peut regrouper
qui lui est propre. Il donne accès à une virtuosité qui disparaît ensuite
dans les prises de vues réelles, révélant le tracé de la main du décorateur
imperceptible dans le film. Les signatures apposées parfois à même la
représentation, parfois en marge ou derrière (ce simple détail mériterait
une étude à part entière 8) ne sont pas toujours usuelles, mais elles peuvent
être très travaillées graphiquement, comme les monogrammes d’Ernst
Fegté 9 ou de Jean-Jacques Caziot 10. Certaines singularités formelles sont
assez reconnaissables pour faire office de signature, c’est par exemple la
manière dont Jacques Colombier 11 entoure ses représentations d’un trait
en laissant un angle ouvert 12 ou au contraire l’absence de cadre des repré-
sentations de Théo Meurisse qui flottent dans une grande marge blanche
(voir fig. 7). Certains décorateurs ont une conscience aiguë que chaque
dessin porte en mémoire leur travail et l’histoire du film, d’autres s’en
débarrassent 13, mais tous, et c’est l’hypothèse de cet article, y expriment
une conception singulière de l’espace cinématographique. En somme,
avec ses moyens propres, ses matières, ses blancs et son hors-champ, le
dessin suppose l’espace filmique. C’est ainsi que chaque décorateur, dans
le geste même de la main qui dessine l’espace d’un film à venir, ne donne
pas seulement à voir un projet de décor mais exhibe aussi une pensée de
la création cinématographique. Plus précisément, c’est de la capacité de
l’espace filmique à conceptualiser, imiter et réinventer le réel dont il est
question dans ces dessins.
Espace conceptuel :
du plan architectural au schéma linguistique
Selon la formation des décorateurs, leurs dessins diffèrent. Les anciens
étudiants d’écoles d’architecture apprécient souvent les dessins techniques :
plans au sol, élévations, dessins de construction précisément mesurables par
des indications de cotes et d’échelle. Le plus technique de ces dessinateurs
est peut-être Lucien Aguettand 14, qui a travaillé pour le cinéma français
des années 1930 aux années 1960, et dont les centaines de dessins à la mine
de graphite conservés à la Cinémathèque française sont assez peu fantai-
sistes 15. Ses plans sont toujours contextualisés (titre du film et du décor),
mesurés (cotes et échelle) et parfois datés du jour. Ils peuvent intégrer les
découvertes, les espaces perspectifs, le plateau, les couloirs de circulation,
parfois même une élévation de façade (fig. 1). Ils sont fréquemment accom-
pagnés d’une légende qui permet d’identifier les lignes sagement tracées à
la règle : lignes dédoublées pour les découvertes, lignes en pointillé pour
le plateau du studio, d’autres pour les parois fixes et les parois mobiles.
La feuille de papier est un chantier, la préparation graphique du plateau
de cinéma. Le décorateur pense les surfaces utiles et évite les distances
inutiles, il cherche à établir un espace de circulation sur le tournage (pour
les caméras, les acteurs, l’équipe de tournage) et un espace de représentation
à l’écran (en dessinant une façade ou parfois un plan du film). Les lignes y
établissent la correspondance entre l’espace dessiné, le tournage et l’image à
venir. Le décorateur s’y définit comme l’opérateur du passage entre l’espace
conceptualisé sur le papier et l’espace effectif sur le tournage. Pourtant une
ligne discrète encadre la plupart de ces dessins, parfois dédoublée, parfois
réduite à un simple coin esquissé au crayon à papier. Ce cadre qui vient
redoubler les autres lignes du plan, est la seule ligne gratuite : elle ne signifie
rien quant à l’espace constructible. Elle n’appartient qu’à la représentation.
Prise dans un ensemble de signes d’un espace à construire, elle est le signe
d’autre chose : d’un espace fait pour être contemplé. Elle est le trait final
qui marque l’achèvement du dessin et le montre. Par ailleurs, la position
14. Lucien Aguettand (1901-1989) : décorateur français, d’abord de théâtre puis de cinéma,
des années 1920 aux années 1960 (Henri Decoin, Marcel L’Herbier, Marcel Carné). Il a
enseigné et œuvré en faveur d’une meilleure reconnaissance du métier de décorateur de
cinéma.
15. Entre autres, les trente-quatre dessins réalisés pour le film Chantage (1955, Guy Lefranc),
les vingt-quatre de La Garçonne (1957, Jacqueline Audry) ou encore les vingt-cinq de
Reproduction interdite (1956, Gilles Grangier). La plus grande partie de ses archives se
trouve cependant au département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de
France.
28 JOSÉPHINE JIBOKJI
Fig. 3 – Stéphane Lévy, plan de décor, « Schéma Décors Victor Hugo, ennemi
d’État », Victor Hugo, ennemi d’État (2018, Jean-Marc Moutout, série
historique), deux pages d’un carnet, couleur, feutre et crayon de couleur
sur papier, 20 x 26 cm, 2017 (collection S. Lévy © Stéphane Lévy).
moins imposante. Mais surtout, chaque bande est initiée par un collage
de silhouettes photographiques qui définit l’échelle – un homme avec
son chien, une jeune femme, un couple. La photographie est en rupture
avec le système conceptuel du dessin architectural. Elle n’appartient
pas à l’espace mathématique de la mesure mais à l’espace préexistant.
L’espace conceptuel du dessin architectural est ainsi investi par le réel
de la photographie, son évocation d’un espace donné. Ici, il s’agit moins
d’utiliser la photographie pour figurer le réel que pour le désigner : pour
montrer que l’architecture mentale est vouée à accueillir des corps réels,
existants, étrangers à l’espace cérébral du dessinateur. On peut d’ailleurs
observer, dans les pratiques les plus contemporaines, un affaiblissement
des pratiques de l’imitation au profit de la nomination : la figuration
laisse progressivement place à des systèmes de désignation du réel, par
le collage ou même par le mot.
DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS 31
17. Stéphane Lévy : peintre, décoratrice de théâtre et de cinéma (François Yang, Arnaud et
Jean-Marie Larrieu, Alain Tanner, Jean-Luc Godard). Elle travaille régulièrement pour
les décors de séries télévisuelles et de téléfilms depuis la fin des années 1980 (notamment
Victor Hugo, ennemi d’état, 2018, Jean-Marc Moutout, voir fig. 3).
18. Conversation téléphonique avec Stéphane Lévy, lundi 11 janvier 2021.
19. Parmi les dessins de Stéphane Lévy, l’on trouve de très rares dessins figuratifs, notam-
ment un réalisé pour Luftbusiness (2008, Dominique de Rivaz). Voir https://www.adcine.
com/luftbusiness (consulté le 17 mai 2021).
32 JOSÉPHINE JIBOKJI
Espace visuel : le cadre, fenêtre et écran
Ceci dit, si le dessin de décor permet de saisir mentalement un espace
à construire, il permet aussi de prévoir les images à venir. Une fenêtre
dessinée qui ouvre sur l’espace du film. Nombreux sont les décorateurs
qui soulignent la finalité cinématographique de leur représentation en
encadrant une portion d’espace filmé, le cadre délimite alors moins l’espace
représenté qu’il ne cache un espace infini 20. Pierre Kéfer 21 trace géné-
ralement le cadre comme une touche finale, laissant la représentation
déborder des limites de ce que l’on devine être l’écran 22. Ce procédé est
souvent utilisé par les décorateurs, on le retrouve par exemple dans certains
dessins de Lazare Meerson 23. Pour Quatorze juillet de René Clair (1932), le
décorateur encadre son carrefour de soir de bal d’un carré bleu désignant
manifestement l’écran. Ce cadre tracé au crayon de couleur est accompagné
de notes de tournage (« magasin des décors », « voitures », « bâtiment en
construction »). Il ne signe pas l’achèvement du dessin, qui, d’ailleurs, est
détaillé par endroits mais laissé en réserve ou inachevé à d’autres – un
procédé très fréquent dans les dessins de Lazare Meerson. Il l’ouvre au
contraire à l’espace du tournage. En d’autres termes, le cadre n’est pas le
carré originel du dessin mais sa conclusion : il pose la fin du dessin et le
début du dessein, le projet du tournage. Plus tardivement, Jacques Saulnier
matérialise aussi le cadre de l’écran dans ses maquettes pour Les Cousins
de Claude Chabrol (1958) (fig. 4) en traçant un large encadrement à l’encre
sur sa représentation au pastel 24. Les dessins, au fusain, sont assez précis
et témoignent même d’un soupçon de présence humaine, d’une mise en
20. André Bazin, « XII. Peinture et cinéma », Qu’est-ce que le cinéma ? [1975], Paris, Cerf,
2002, p. 188.
21. Pierre Kéfer a travaillé sur les films de Jean Epstein dans les années 1920 (La Chute de la
maison Usher, Le Double Amour, La Glace à trois faces, Six et demi, onze).
22. Je pense notamment à deux vues plongeantes : « La boîte de nuit » et « Le bureau dans
l’usine », pour Son altesse l'amour (1931, Erich Schmidt et Robert Péguy), D067-100, D069-
040, coll. Cinémathèque française.
23. Lazare Meerson (1897-1937) : décorateur pour le cinéma français (Jacques Feyder, René
Clair) puis s’est installé à Londres dans les années 1930 où il a travaillé dans les studios du
décorateur Alexander Korda. Il y a notamment dirigé les décors de L'Invincible Armada,
1937, William K. Howard (voir fig. 8).
24. Les dessins sont datés de mai 1958. Le tournage commence le 28 mai et se termine
le 15 octobre, ils ne précèdent donc pas de beaucoup la construction des décors, voire
lui ont succédé.
DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS 33
scène embryonnaire (un lit défait, par exemple). Ils font par ailleurs usage
de la pratique du collage photographique pour la vue depuis la fenêtre,
une pratique affectionnée par Jacques Saulnier. La fenêtre, cadre dans le
cadre, ouvre sur le médium photographique, et semble ainsi se rapprocher
toujours plus de sa perspective filmique. Willy Holt, qui travaille pour le
cinéma depuis la fin des années 1940, utilise la même technique du cadre
conclusif en collant des morceaux de scotch noir pour encadrer son dessin,
laissant les franges de la représentation déborder du cadre. Un conflit
se crée alors dans son travail entre le dessin et le cadre qui détermine la
zone de contemplation. Il arrive que le cadre s’interrompe pour ne pas
couper un motif 25 ou au contraire que la représentation se délite au-delà
du scotch noir, jusqu’à se réduire à quelques traits perspectifs au crayon
à papier 26 dans une série graphique réalisée pour le dernier film auquel il
a collaboré, Mon Homme (1995, Bertrand Blier). Ainsi, le cadre définit le
lieu de la contemplation, il désigne l’écran à venir, la conclusion du dessin.
Le dessin est l’origine et le film la fin. Le scotch apposé sur le papier pose le
cadre du film mais sans fermer le dessin qui le déborde largement ; de cette
25. Voir notamment « maquette de la chambre de Harry », L’escalier (Staircase) (1968, Stanley
Donen), D056-017, coll. Cinémathèque française.
26. Voir Willy Holt, « Chambre », D112-037, coll. Cinémathèque française.
34 JOSÉPHINE JIBOKJI
manière, le dessin englobe le cadre du film qui n’en est qu’un morceau.
Ainsi pensé, le film n’est pas une portion de monde, mais une portion
de dessin. En somme, ces cadres apposés à même la représentation ont
la double fonction d’ouvrir vers l’écran filmique, le dessin est un projet
réalisé pour un film, son dessein, tout en soulignant la surface de la feuille,
sa matérialité, sa présence.
En effet, si le cadre du dessin engage bien vers l’écran du film, c’est
toujours en explorant ses propres possibilités. Même lorsque l’espace est
soigneusement construit en perspective, par exemple dans les représen-
tations de décors modernistes des années 1920, avec leurs sols quadril-
lés et leurs pièces cubiques (pensons aux dessins de Pierre Kéfer pour
Le Double Amour de Jean Epstein en 1925 ou à ceux de Lazare Meerson
pour Les Nouveaux Messieurs de Jacques Feyder en 1928), le support
participe toujours à la représentation : il se présente avant de représenter
un décor. L’espace revendique sa géométrie, le dessin se tient, il est rigide,
maîtrisé, clair. Les lignes sont tracées à la règle, les surfaces sont lisses et
coupantes, des damiers tracent une grille spatiale qui fait de l’architecture
représentée le révélateur de la structure de l’espace. La main tient l’outil,
l’outil maîtrise l’espace. Chez Meerson particulièrement, les surfaces
bombées à l’aérographe sont lisses comme des miroirs qui ne reflètent rien,
aveugles à tout ce qui est extérieur au cadre : les pièces sont fermées et les
fenêtres sont généralement opaques. Dans ces perspectives aveugles, la
lumière ne provient d’aucune source identifiée mais des objets eux-mêmes,
iridescents parce que rehaussés à la gouache ou éclairés par le papier en
réserve : sans prétexte mimétique, elle appartient au médium, au papier
et à la gouache. Cette participation du support à la scène représentée est
systématique dans les dessins de Lazare Meerson, qui peut faire du papier
en réserve une source de lumière. En somme, que l’espace soit construit
dans une profondeur illusoire ou à même la surface de la page, le dessin
exploite toujours les ressources de son médium. Lazare Meerson peut
même aller jusqu’à construire des espaces totalement impénétrables,
écrasés comme des peintures modernistes (Zouzou, 1934, Marc Allégret,
fig. 5). Un décorateur plus contemporain comme Hilton McConnico 27,
qui a travaillé pour le cinéma dans les années 1970-1980, manifeste aussi
cette dualité entre la recherche de l’espace et l’affirmation de la page,
notamment par le travail de la lumière. Dans un dessin pour Diva 28 (1980,
27. Hilton McConnico (1943-2018) : designer et décorateur de cinéma américain ayant vécu
en France depuis les années 1960. Il a travaillé pour les films de Jean-Jacques Beneix et
Alain Robbe-Grillet ou encore François Truffaut, mais le décor de cinéma n’est qu’une
petite partie de son activité qu’il a abandonnée au début des années 1980.
28. « Inside Light House », D088-008, coll. Cinémathèque française.
DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS 35
29. Anne Seibel : décoratrice de cinéma française qui travaille depuis le début des années 2000.
Elle a participé à des productions hollywoodiennes comme celles de Steven Spielberg ou
de Woody Allen ainsi qu’à des épisodes de séries télévisuelles.
36 JOSÉPHINE JIBOKJI
Espace d’invention :
notes en marge et dessins en réserve
Nous l’aurons compris, ces représentations en perspective ouvrent sur
un espace qui ne nie pas la feuille de papier mais qui au contraire l’utilise.
En d’autres termes, la fenêtre est ouverte sur l’histoire représentée tout
autant que sur son support de représentation. Pour penser la manière
dont la maquette de décor affirme sa surface, il faut partir des marges, le
parergon, cet espace indéfini pensé par Jacques Derrida qui n’appartient
30. Propos tenus par la décoratrice lors d’une table ronde à la Cinémathèque française, suite
à la conférence de Françoise Lémerige et Jacques Ayrolles, « Profession : chef décorateur ».
DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS 37
pas à l’œuvre mais qui la détermine 31. Les marges sont à la fois pratiques
pour le décorateur, informatives pour l’historien et intéressent le théori-
cien pour leur caractère composite : elles associent différents systèmes de
représentation (des mots, des plans, des schémas) et elles actualisent le
dessin dans un processus de réflexion. Elles permettent au décorateur de
référencer son travail (titre du film, du décor, date), de prendre des notes
quant au tournage (raccords, travellings) ou de dessiner des esquisses de
plans au sol, mais elles ont aussi une incidence sur la forme de la repré-
sentation. Dans les dessins de Théo Meurisse par exemple 32, la forme
de la représentation modèle la marge : les lignes de fuite représentant
les angles des pièces sont saillantes et créent des cadres en étoile plutôt
que quadrangulaires. Dans ces dessins, de très grand format, l’espace de
représentation semble proportionnellement aussi important que l’espace
vierge dans lequel la représentation s’évanouit. La marge participe en
négatif à l’image, elle l’inscrit dans un processus d’émergence des formes
sur l’espace blanc de la feuille – d’autant plus dans le dessin intitulé « couloir
Suzanne » (fig. 7), dans lequel une silhouette transparente mais tachée de
sang rouge meurt à la frange de la représentation, laissant imaginer que
la marge n’est plus seulement le lieu de naissance de la forme mais aussi
l’abîme de sa disparition.
Lorsque la bordure devient réserve, la marge investit le dessin en son
centre même. Les espaces laissés vierges au sein d’un dessin constituent un
détournement du support au service de la représentation. Ernst Fegté, maître
des intérieurs Art déco des films d’Ernst Lubitsch dans les années 1930,
fait un usage virtuose des espaces en réserve dans des séries comme celles
réalisées pour Trouble in Paradise (1932, Ernst Lubitch) et Love me Tonight
(1931, Rouben Mamoulian). Dans son travail, une zone de réserve peut
successivement devenir une dalle réfléchissante, un bloc de pierre, un dos
découvert par l’échancrure d’une robe, ou encore un reflet lumineux sur
l’eau. Elle ne change jamais mais peut prendre toutes les apparences, se
métamorphoser en toutes les matières, évoquer toutes les surfaces. Elle est
créée par déduction. Le non-lieu de l’espace en réserve est à la fois passif car
il apparaît par ce qui l’entoure (le dos n’existe que par le trait qui a dessiné
la robe), et actif car il structure l’image tout autant que ses pleins. Il est
tout à la fois le support laissé à nu et une forme représentée. Inversement
31. Dans La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, Jacques Derrida définit le parergon :
ce qui n’est ni dans l’œuvre ni en dehors, qui ne se laisse pas encadrer mais ne se tient
pas hors cadre non plus, car il touche l’œuvre, il coopère avec elle. C’est le supplément,
la remarque qui vient en plus de l’œuvre et qui la transforme.
32. Ses deux dessins pour le film de Jacques Deray, Flic Story, 1975, sont conservés à la
Cinémathèque française, D016-013, D016-014.
38 JOSÉPHINE JIBOKJI
33. René Renoux (1904-2000) : décorateur de cinéma français actif du début des années 1930
jusqu’à la fin des années 1960. Il a notamment collaboré avec Jean Delannoy, Henri-
Georges Clouzot, Sacha Guitry, René Guissart…
34. Max Douy (1914-2007) : décorateur français qui a travaillé des années 1940 à la fin des
années 1970 avec Jean Grémillon, Robert Bresson, Henri-Georges Clouzot et surtout avec
Claude Autant-Lara. Il a collaboré avec son frère Jacques Douy (1924-2010), devenu chef
décorateur à la fin des années 1950, à l’occasion de plusieurs films. Ils ont rédigé ensemble
un ouvrage sur les décors de cinéma : Décor de cinéma. Un siècle de studios français, Paris,
Éditions du Collectionneur, 2003.
35. Voir notamment la maquette de Max Douy pour Le ciel est à vous (1943, Jean Grémillon),
D151-090, coll. Cinémathèque française.
36. Voir le travail de Jacques Saulnier pour Mademoiselle (1965, Tony Richardson), D041-
082, D041-083, D041-084 et D071-012, coll. Cinémathèque française.
40 JOSÉPHINE JIBOKJI
Joséphine JibokJi
Université de Lille, ULR 3587 / Centre d’étude des arts contemporains (CEAC)
Remerciements
Françoise Lémerige et Jacques Ayroles des collections « Dessins et œuvres
plastiques » de la Cinémathèque française, Stéphane Lévy, Renée Saulnier,
Bertrand Kerael de l’iconothèque de la Cinémathèque française, Nathalie
Delbard et Brigitte Lecomte (CEAC).
37. L’on reconnaîtra ici la leçon de Louis Marin : « La représentation, dans sa dimension
réflexive, se présente à quelqu’un. La présentation représentative est prise dans la struc-
ture dialogique d’un destinateur et d’un destinataire, quels qu’ils soient, auxquels le cadre
fournira un des lieux privilégiés du “faire savoir”, du “faire croire”, du “faire sentir”, des
instructions et des injonctions que le pouvoir de représentation, et en représentation,
adresse au spectateur-lecteur. », « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses
figures », texte 21, in De la représentation, Daniel Arasse, Alain Cantillon, Giovanni Careri
et al. (éd.), Paris, EHESS – Gallimard – Seuil, 1994, p. 348.
CONCEVOIR, VÉRIFIER,
DIALOGUER : LES MULTIPLES
VERTUS DE LA MAQUETTE
SCÉNOGRAPHIQUE
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 41-56
42 SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU
Un objet précis ouvert aux interprétations
L’étymologie du mot « maquette », objet de précision qui nécessite de la
rigueur et une forme de réalisme, est contenue dans un terme qui cependant
signifie « esquisse ». Emprunté à l’italien macchietta, dérivé diminutif de
macchia, du latin macula, la tache, il laisse donc une marge d’interprétation
susceptible de rester encore ouverte selon la résolution donnée par son
fabricant, qui n’est pas toujours le scénographe lui-même. Cette ébauche en
réduction en trois dimensions se doit cependant, pour atteindre le réalisme
souhaité, de respecter scrupuleusement les détails et les proportions de
chaque élément, tant pour en apprécier les diverses composantes que pour
transmettre ces informations à des ateliers de construction en vue de la
réalisation en vraie grandeur. Avant cette réalisation finale, la maquette
est d’abord un support d’étude, un assemblage de cartons, de papiers ou
9. Pierre Sonrel, Traité de scénographie, Paris, Odette Lieutier, 1943, p. 231-232. Pierre Sonrel
(1903-1984) est un architecte français. Il a réalisé plusieurs théâtres (Comédie de l’est
– actuel théâtre national de Strasbourg –, maisons de la Culture de Bourges et d’Amiens,
théâtre des Arts de Rouen, entre autres) et créé la fonction de conseiller en architecture
au sein du ministère des Affaires culturelles.
10. Daniel Jeanneteau (1963-) est un scénographe et metteur en scène français. Il a longtemps
travaillé avec Claude Régy, concevant les scénographies de ses spectacles. Depuis vingt
ans, il réalise ses propres créations, associé à différents théâtres. De 2008 à 2016, il a dirigé
le Studio-Théâtre de Vitry puis a pris la direction du T2G (Théâtre de Gennevilliers).
11. « À l’écoute du corps », entretien avec Daniel Jeanneteau réalisé par Rafaël Magrou,
Techniques et Architecture, no 485, août-septembre 2006, p. 55.
CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE… 45
Un outil de médiation interne
Les maquettes en volume ne sont pas une invention du XXe siècle. La plu-
part des traces qui nous sont parvenues sont cependant des maquettes
planes et témoignent d’une conception picturale, celle du tableau scé-
nique 14. Denis Bablet, dans son Esthétique générale du décor de théâtre
de 1870 à 1914 ne présente certes lui-même que des maquettes planes mais il
ouvre une autre piste de réflexion en faisant allusion à l’usage de maquettes
en volume par Edward Gordon Craig 15 pour étudier deux dispositifs exploi-
tant ses screens, l’un pour Le Marchand de Venise et l’autre pour Othello 16.
Ces maquettes lui servent dès lors à explorer les possibilités d’un matériel
scénique inconnu des ateliers de construction, développant par là même
un vocabulaire plastique et scénographique inédit. Du côté des ouvrages
théoriques, la maquette reste prioritairement envisagée comme un outil de
médiation. C’est vrai du traité de Sonrel en 1943, du manuel Scene Design
and Stage Lighting, paru vingt ans plus tard mais encore réédité en 1992 17
ou, plus proche de nous, du Dictionnaire de la langue du théâtre, d’Agnès
Pierron indiquant que la maquette est une « Présentation, à échelle réduite,
du décor, à partir de laquelle les décorateurs vont travailler pour réaliser
celle-ci aux dimensions du plateau » 18. Cette étape du projet ne serait-elle
que la finalité formalisée d’une intention spatiale ? Pourquoi accorder si
peu de place à l’outil de conception ? Ces qualités expérimentales sont plus
clairement exprimées en architecture, comme le suggère le colloque dédié
à La maquette. Un outil au service du projet architectural :
15. Edward Gordon Craig (1872-1966) est un acteur, metteur en scène, scénographe et théo-
ricien anglais.
16. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1965.
La seule maquette en volume de cet ouvrage est celle réalisée par Craig pour La Passion
selon Saint-Matthieu, p. 326. Les précisions relatives à ces maquettes d’étude pour Othello
et Le Marchand de Venise sont à la page 323 et plus particulièrement dans la note 278.
Les recherches de Craig sur les screens commencent en 1907 et se concrétisent avec la
mise en scène d’Hamlet au Théâtre artistique de Moscou en 1912.
17. Wilford Oren Parker et R. Craig Wolf, Scene Design and Stage Lighting [1963], San Diego,
Harcourt Brace College Publishers, 1996, p. 85.
18. Agnès Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Le Robert, 2002, p. 321-322.
19. La maquette. Un outil au service du projet architectural, Guy Amsellem (dir.), Paris,
Éditions des Cendres – Cité de l’architecture et du patrimoine, 2015, p. 7.
CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE… 47
Fig. 2 – The Fountainhead, d’après Aynd Rand, mise en scène Ivo van Hove,
scénographie Jan Versweyveld, 2014, Model (© Jan Versweyveld).
avec l’équipe artistique comme avec les ateliers, avec cependant une par-
ticularité dans ses modes de communication :
24. « I don’t present physically the model. We take very good photographs, we do some movies,
with little cameras, because while this presentation meetings there could be like fifty to a
hundred people. […] After we don’t use it anymore. In the beginning I use the model to
check relations between height, depth and width, it’s 3D sketchbook for me. » Entretien avec
Jan Versweyveld, propos recueillis par Rafaël Magrou, octobre 2020, notre traduction.
25. Toneelgroep Amsterdam est la compagnie de répertoire la plus importante des Pays-Bas.
Fondée en 2000, de la fusion du Toneelgroep Centrum et du Publiekstheater, portant un
théâtre d’avant-garde, elle est installée dans le Stadsschouwburg, un théâtre à l’italienne
du XIXe siècle, adjointe d’une nouvelle salle moderne, la Rabo Zaal.
26. Pierre Sonrel, Traité de scénographie, p. 234.
CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE… 49
Une construction qui pense
Bien des spectacles et scénographies sont conçus sans maquette phy-
sique, y compris pour des artistes pour lesquels la composition de l’espace
tient un rôle de premier plan. Le débat sur les possibilités ou limites de la
27. Anne Surgers, « Le scénographe », in Qu’est-ce que le théâtre ?, Christian Biet et Christophe
Triau (dir.), Paris, Gallimard, 2006, p. 38-39.
28. « it’s going to be their world for the next six weeks intensively during rehearsals. Later on,
maybe for the next ten years ». Entretien avec Jan Versweyveld, notre traduction.
50 SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU
29. Joël Pommerat (1963-) est un auteur et metteur en scène français. Fondateur en 1990 de
la Compagnie Louis Brouillard, il procède par une écriture de plateau à l’élaboration et
à la mise en scène ses propres textes. Sans lieu attitré, il réalise ses créations au gré de
résidences et de coproductions avec diverses institutions théâtrales.
30. Éric Soyer (1968-) est un créateur de lumières et scénographe français. Depuis vingt-
cinq ans, il réalise toutes les scénographies et conception lumières des spectacles de Joël
Pommerat. Il collabore par ailleurs avec d’autres metteurs en scène et chorégraphes dont
Angelin Preljocaj et Nacera Belaza.
31. Avant la collaboration avec Éric Soyer, à la fin des années 1990, Marguerite Bordat alors
jeune diplômée de l’ENSAD a bien réalisé des maquettes pour les spectacles de Joël
Pommerat, mais elles ont plus particulièrement été utiles à la scénographe et costumière
qu’elle est qu’à l’auteur-metteur en scène qui a besoin de l’espace réel pour composer à
l’intérieur. Voir l’article de Noémie Fargier dans le présent numéro, p. 117-130.
CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE… 51
32. « Diese Qualität erreicht das Bild des Computerbildschirms nicht ». Entretien avec Jan
Pappelbaum, traduction de Pauline Beaucé.
33. Propos tenus lors d’une rencontre avec les étudiants de master, studio de projet « Des uni-
vers scénographiques », ENSA Paris-Malaquais (enseignant responsable Rafaël Magrou),
20 novembre 2020.
52 SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU
Quand l’objet martyr devient archive
et outil scientifique
Très souvent détruite, la maquette de décors, quand elle perdure, a cette
vertu de constituer la trace de ce qui n’existe plus. Ces objets offrent une
vision intégrale de l’espace dans laquelle l’œil de l’observateur peut chemi-
ner, accédant à ce qui est généralement dissimulé, les coulisses, les cintres.
La maquette est malgré tout généralement figée à un instant T même si
certaines sont parfois évolutives supportant des manipulations, démontrant
par là même leur fonction ludique. L’habileté de leur conception le permet
ou, encore mieux, l’autorise, les faisant passer entre les mains et les esprits
de multiples partenaires artistiques et techniques. En somme, c’est un objet
martyr propre au monde du spectacle, du théâtre plus particulièrement.
Ceci explique peut-être la difficulté de trouver des maquettes en bon état,
en vue d’une exposition. À l’inverse d’une maquette d’architecture faite
pour la promotion auprès des clients, objet précieux souvent protégé par
un coffret transparent, la maquette de décors n’a a priori pas vocation à
être exhibée en dehors de la création du spectacle. Toutefois, ces modèles
réduits ont un fort pouvoir d’attraction sur les visiteurs d’expositions
comme le montrent ceux du département scénique de l’Albert and Victoria
Museum à Londres ou encore celles d’œuvres opératiques conservées au
musée d’Orsay. Depuis de nombreuses années est évoqué le projet d’une
extension du Centre national du costume de scène (CNCS) de Moulins-
sur-Allier, qui soit consacrée aux décors afin de rassembler les fonds épars
de documents relatifs à la conception et la communication de dispositifs
scéniques. Devenu objet sinon outil scientifique, la maquette de décors
renoue avec le potentiel exploratoire et expérientiel qui qualifiait sa place
dans la création du spectacle ; mais pour le saisir, il faut pouvoir la mani-
39. Antoine Vitez, « Journal de Phèdre », Écrits sur le théâtre, La Scène, vol. 2, Paris, POL,
1995, repris dans Antoine Vitez, Nathalie Léger (éd.), Paris – Arles, CNSAD – Actes Sud,
2006, p. 7. Antoine Vitez (1930-1990) est un homme de théâtre français. Acteur, met-
teur en scène et professeur au conservatoire, il a aussi été directeur de théâtre (théâtre
des Quartiers d’Ivry, théâtre national de Chaillot, Comédie-Française).
CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE… 55
40. Ces maquettes ont été réalisées par Frédéric Schlotterbeck, architecte et scénographe.
41. Au printemps 2019, dans le cadre des cinquante ans de l’École nationale supérieure
Paris-La Villette, l’exposition Scénographies, de l’œuvre au lieu : la quête d’Hamlet offrait
un complément avec des maquettes de différents Hamlet montés dans les années 1990
et 2000 (étudiants de master scénographie et architecture ENSA Paris-La Villette, avec
la participation des étudiants de master, studio de projet « Des univers scénographiques »
ENSA Paris-Malaquais).
42. Ces démarches permettent en effet de tester des hypothèses spatiales et constructives de
lieux disparus.
56 SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU
objet qui devrait apparaître désuet à l’aune des outils numériques, revêt non
seulement une fonction pratique – de la conception à la réalisation – mais
aussi fortement symbolique. Ces modèles réduits, malgré leurs défauts et
leurs arrangements matériels – encore au stade de la macula –, outre le
fait qu’ils résistent au temps, ce qu’aucun outil numérique par définition
obsolescent ne peut garantir, ont cette capacité à développer une puissance
évocatrice dans l’imaginaire du public et remplissent pleinement leur rôle
qui est d’inviter au voyage et à se projeter dans des mondes singuliers, ces
« espaces autres » avancés par Michel Foucault 43. En somme, la maquette,
cet objet de la taille d’un jouet, d’un théâtre miniature renvoyant aux
constructions agissantes de notre enfance, mêlant sentiment d’admiration
et de surprise reste un objet d’émerveillement.
Sandrine Dubouilh
Universités Bordeaux Montaigne, EA CLARE 459 / ENSA Paris-Val de Seine
Rafaël Magrou
ENSA Paris-Malaquais, ACS UMR AUSser 3329
43. Michel Foucault, « Des espaces autres. Hétérotopies. », conférence au Cercle d’études
architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, 1984, p. 46-49.
L’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER
DE DÉCORATEUR DE CINÉMA
À L’IDHEC EN FRANCE
(1943-1966)
INSTITUTIONNALISATION
D’UNE PRATIQUE
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 57-72
58 LÉA CHEVALIER
Les résultats présentés dans cette étude s’appuient en majorité sur des
ouvrages et archives préservés à la Cinémathèque française. Les ouvrages
d’Hugues Laurent, Memento d’architecture appliquée à la décoration de
film 6, La technologie du décor de film 7 et Rudiments d’art décoratif et
d’ameublement en général 8, publiés après son départ de l’IDHEC en 1966,
témoignent de l’instruction délivrée par les architectes décorateurs. Lucien
Aguettand 9 a conservé plusieurs conférences qui donnent une image sans
doute fidèle du programme pédagogique, tandis que le « Rapport concer-
nant la décoration de film en France » 10 établi en 1960, avec le concours des
chefs architectes décorateurs de films (Lucien Aguettand, Léon Barsacq,
Hugues Laurent, Serge Pimenoff, Roland Quignon, Alexandre Trauner
et Jacques Brizzio), permet de mettre en relation l’art du décor tel qu’il
est conçu alors et son enseignement car il est organisé en trois chapitres :
« l’évolution du décor de film en France depuis ses origines » 11, le « rôle
et l’importance dramatique du décor de film, d’après les conceptions
actuelles » 12 et les « conditions et méthodes de l’architecture-décoration de
film » 13. Ensemble de textes auxquels s’ajoutent les entretiens de quelques
anciens de l’IDHEC et en particulier l’entretien sonore de Bernard Evein 14
6. Hugues Laurent, Memento d’architecture appliquée à la décoration de film, t. I et II, Paris,
IDHEC, 1966 et 1969. Dans la religion catholique, le memento est une prière au souve-
nir adressée aux morts. Publiés alors qu’Hugues Laurent quitte son poste d’enseignant
et que les chefs décorateurs annoncent la disparition de leur art face à la fin de l’hégé-
monie des studios, les Memento sont la métaphore de l’état de nostalgie et de deuil dans
lequel la profession se trouve. Dans la préface, Rémi Tessonneau, alors directeur géné-
ral de l’IDHEC, compare justement ces écrits à « une sorte de testament » (p. 2).
7. Hugues Laurent, La technologie du décor de film, Paris, IDHEC, 1957.
8. Hugues Laurent, Rudiments d’art décoratif et d’ameublement en général, Paris, IDHEC,
1965.
9. Lucien Aguettand (1901-1989) est un architecte décorateur de cinéma. Il débute sa carrière
auprès de Marcel L’Herbier pour le film Le Diable au cœur (1928). Proche d’Hugues
Laurent et Robert Mallet-Stevens, il est responsable de la section décor de Pathé-Cinéma
entre 1941 et 1948. Il intervient régulièrement à l’IDHEC et intègre la commission Studio-
Décors en tant que secrétaire en 1954 puis comme président lors de la démission d’Hugues
Laurent.
10. Lucien Aguettand et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant la décora-
tion de film en France », Revue études cinématographiques, no 4 (ancienne numérotation :
no 6 et 7), 1960, p. 339-355.
11. Ibid., p. 339.
12. Ibid., p. 343.
13. Ibid., p. 348.
14. Bernard Evein (1929-2006) est un décorateur peintre de cinéma ancien étudiant de
l’IDHEC dont il sort diplômé en 1951. Fidèle collaborateur de Jacques Demy, il travaille
également avec Agnès Varda, Alain Cavalier ou François Truffaut. Voir Entretien avec
Bernard Evein par Jean-Pierre Berthomé, CAMERA, 1990, (Bibliothèque nationale de
France, NUMAV-810029).
60 LÉA CHEVALIER
Concours d’entrée à l’IDHEC :
vers la formation d’une corporation
Au cours des années 1940, les décorateurs en exercice se préoccupent de la
transmission de leur savoir-faire. Auteurs de plusieurs articles consacrés
à leur profession, ils participent régulièrement à des entretiens. Volon-
taires, les membres de la commission Studio-Décors 17 organisent de plus
des rencontres dans les écoles d’architecture ou des beaux-arts. Lors de
l’ouverture de l’IDHEC, cette activité promotionnelle se renforce dans
l’espoir d’attirer de futurs étudiants. S’ajoutent aux déplacements dans
les établissements des collaborations plus étroites de décorateurs avec des
revues spécialisées telles que Le Technicien du film, Ciné-Club ou L’Écran
français. En 1947, cette dernière publie par exemple un long article rédigé
par Max Douy, « Heurs et malheurs de l’architecte-décorateur » 18, dans
lequel il retrace en détail les étapes de conception d’un décor. De la même
manière, plusieurs pages sont fréquemment consacrées aux ateliers de
l’IDHEC. Notamment, le journaliste Pierre Lorquet décrit en juillet 1945
une journée de tournage organisée par l’école pour éprouver les élèves
15. Jacques Saulnier (1928-2014) est un architecte décorateur ancien étudiant de l’IDHEC,
diplômé en 1952. Il conçoit pour Alain Resnais les décors de L’Année dernière à Marienbad
(1961) en collaboration avec Bernard Evein, ceux de Muriel ou le temps d’un retour (1963)
ou de Smoking, no smoking (1993). Voir l’entretien avec Jacques Saulnier par Alexandre
Tsekenis, « Jacques Saulnier, chef décorateur », Objectif Cinéma, 2 avril 2003, en ligne
à l’adresse suivante : http://www.objectif-cinema.com/interviews/266.php (consulté le
10 mai 2021).
16. Jacques Dugied (1926-2005) est un chef décorateur ancien étudiant de l’IDHEC, diplômé
en 1955. Il conçoit entre autres les décors d’Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis
Malle, ceux du Corniaud (1965) de Gérard Oury ou bien les espaces féériques de Peau
d’Âne (1970) de Jacques Demy. Voir l’entretien avec Jacques Dugied par Alexandre
Tsekenis, « Jacques Dugied, décorateur de cinéma », Objectif Cinéma, 9 juillet 2003, en
ligne à l’adresse suivante : http://www.objectif-cinema.com/interviews/303.php (consulté
le 20 avril 2021).
17. Sous-commission dépendante de la Commission supérieure technique du cinéma.
La commission Studio-Décors rassemble une vingtaine de chefs décorateurs. Tous se
retrouvent deux fois par mois afin de discuter des sujets d’actualité en lien avec leur
profession. Les comptes rendus des réunions des années 1940-1970 sont préservés à la
Cinémathèque française dans le fonds Lucien Aguettand.
18. Max Douy, « Heurs et malheurs de l’architecte-décorateur », L’Écran français, no 80, 7 jan-
vier 1947, p. 15-18.
L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE… 61
avant leur départ en vacances 19. Il insiste sur les qualités de l’enseignement
fondé sur la pratique et non pas seulement sur une science livresque.
Ces écrits sont ensuite méthodiquement suivis de plusieurs encarts des-
tinés à faire connaître l’Institut, sa politique et son fonctionnement, ou
bien à transmettre simplement les dates du concours annuel d’admission.
Comme l’évoque Bernard Evein, la stratégie de communication aboutit :
« Après lecture de L’Écran français, plusieurs d’entre nous [étudiants des
beaux-arts de Nantes] ont eu envie de faire des décors de films » 20. En plus
de promouvoir la formation, ces articles, les quelques maquettes et plans
publiés permettent aux aspirants décorateurs de préparer le concours
d’entrée à l’IDHEC.
En amont des épreuves du concours, l’IDHEC demande aux candidats
la préparation d’un projet d’architecture, composé de quelques esquisses,
et fournit une liste d’ouvrages de culture générale. Entre autres, la lecture
des historiens et théoriciens Gaston Maspero, René Grousset ou Élie Faure
est fortement conseillée. Le jury, composé de plusieurs chefs décorateurs
reconnus tels que Hugues Laurent, Alexandre Trauner 21, Léon Barsacq 22
ou Georges Wakhévitch 23, attend des participants qu’ils aient des notions
en histoire des arts, en dessin et en moyens techniques et artistiques du
cinéma. Ils apprécient par ailleurs que les postulants aient étudié au préa-
lable « l’évolution humaine, de l’habitation, des édifices publics et religieux,
des villes, des œuvres et connaissent les vies des grands créateurs, des Vinci,
Michel Ange, Bramante, El Greco, Renoir » 24.
Outre l’importance accordée aux connaissances techniques et
culturelles, les chefs décorateurs recherchent, parmi les étudiants, des
19. Pierre Lorquet, « Travaux pratiques, l’IDHEC aux champs », L’Écran français, no 4, 25 juil-
let 1945, p. 12.
20. Entretien avec Bernard Evein par Jean-Pierre Berthomé.
21. Alexandre Trauner (1906-1993) est un décorateur peintre de cinéma. Il débute sa car-
rière au début des années 1930 avec Luis Buñuel pour L’Âge d’or (1930). Fidèle collabo-
rateur de Marcel Carné, il conçoit les décors de plusieurs de ses films dont Le Quai des
brumes (1938), Le Jour se lève (1939) ou Les Enfants du paradis (1945).
22. Léon Barsacq (1906-1969) est chef décorateur de cinéma. Il débute sa carrière au cours
des années 1930 et travaille entre autres pour La Marseillaise (1938) de Jean Renoir,
Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné ou Les Diaboliques (1955) d’Henri-Georges
Clouzot.
23. Georges Wakhévitch (1907-1984) est un chef décorateur de cinéma. Il débute sa carrière
au cours des années 1930 et travaille entre autres pour L’Homme à l’Hispano (1933) de
Jean Epstein, Louise (1939) d’Abel Gance ou Le Journal d’une femme de chambre (1964)
de Luis Buñuel.
24. Lucien Aguettand, « Conseils aux jeunes se destinant au métier d’architecte-décorateur »,
activité radiophonique, 1944 (Cinémathèque française, fonds Lucien Aguettand, AGUET-
TAND94-B7).
62 LÉA CHEVALIER
leurs soins. Bien que cet entre-soi soit fortement critiqué, force est de
constater que l’IDHEC, de par la fermeté de ses modalités de sélection et
la qualité de son enseignement, a tout de même rassemblé les grands chefs
décorateurs des années 1960 et 1970. Instruits par des techniciens, les élèves
ont bénéficié d’une formation faite sur mesure selon les exigences et les
caractéristiques du terrain, et vers la mise en valeur de leur personnalité
et sensibilité artistique.
Une fois reçus à l’IDHEC, l’emploi du temps des étudiants est partagé
entre les séances communes à toutes les sections et les leçons propres à leur
spécialité. L’institut dispense des cours de culture artistique, d’histoire de la
musique confiés à Yves Baudrier 28, un enseignement général des techniques
d’optique assuré par Jean Mitry 29 et une instruction en histoire du cinéma
prise en charge par Georges Sadoul 30. Les temps exclusivement destinés
aux aspirants décorateurs se divisent quant à eux en trois grandes caté-
gories : étude du rôle dramatique du décor dans l’art cinématographique ;
entraînement technique en dessin et approche théorique et pratique de
l’architecture ; histoire et découverte du studio de cinéma. Ces ateliers
sont majoritairement pris en charge par le responsable de la formation
des décorateurs, Hugues Laurent, et par un ensemble de chefs décorateurs,
intervenants extérieurs.
Les conférences de Lucien Aguettand :
vers la conception d’un « décor sensible »
En introduction du premier tome des Memento d’architecture appliquée
à la décoration de film, Laurent émet un « Avertissement aux étudiants » :
28. Yves Baudrier (1906-1988) est un compositeur français. Responsable de la musique pour
quelques films dont Impasse des Deux-Anges (1948) de Maurice Tourneur et Les Sept
Péchés capitaux (1951). Il enseigne la musique durant presque vingt ans à l’IDHEC à par-
tir de 1945.
29. Jean Mitry (1904-1988) est un critique et réalisateur. Il réalise plusieurs courts-métrages
documentaires de pédagogie comme Derrière le décor (1959) et Écrire un film (1960). Son
ouvrage Introduction à l’esthétique du cinéma est publié par l’IDHEC en 1960. Il enseigne
à l’Institut de 1945 à 1967.
30. Georges Sadoul (1904-1967) est un critique et historien du cinéma. Il rédige entre autres
l’Histoire générale du cinéma, composée de six volumes (Paris, Denoël, 1946-1978).
64 LÉA CHEVALIER
de fantômes que sont les personnages d’un film, les connaître et com-
prendre ce qui les fait agir, ce qui les tourmente. […] Le décor doit être
une preuve logique de leur possibilité d’existence. Tout décor a à la fois
une fonction spirituelle et matérielle. […] Il doit permettre à la caméra
de révéler les mouvements, les actes des individus et refléter leurs pen-
sées, leurs passions, leurs manies 38.
Les ateliers d’Hugues Laurent :
vers la construction d’un décor classique
La construction du décor suit l’étude minutieuse du caractère des per-
sonnages. Bien qu’Aguettand intervienne régulièrement à l’IDHEC, ses
conférences ne représentent qu’une fraction de l’enseignement. En com-
plément, Laurent invite ses élèves :
46. Hugues Laurent, Memento d’architecture et de décoration de films. Les angles de prises
de vues (première année), suivi du Memento du cameraman, t. II, Paris, Cours et publi-
cations de l’IDHEC, Cinémathèque française, RES 1199.
47. Ibid.
L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE… 69
Cette poétique prescrit pour l’essentiel une idée de l’art qui s’accommo-
dera finalement de la notion rhétorique de « figure ». Figurer, c’est éta-
blir et faire admettre un lien entre un élément de l’ordre de l’image et
un élément de l’ordre du discours. Faire une image qui soit en même
temps au fond l’équivalent d’une phrase, trouver des règles opératoires
pour atteindre cette fin, parvenir à faire des images discursives, telle est
la plus classique idée de l’art. Au contraire, la modernité n’oblige pas à
l’ordre, à la composition, à l’arrangement ou à l’agencement syntaxiques 49.
48. Lucien Aguettand et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant la décora-
tion de film en France », p. 343.
49. Pierre-Damien Huyghe, « Un cinéma dans la modernité », Le Portique, no 33, 2014, p. 6,
en ligne à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/leportique/2778 (mis en
ligne le 5 février 2003 ; consulté le 25 avril 2021).
70 LÉA CHEVALIER
l’orée des plateaux. Les chapitres suivants sont tous exclusivement dédiés
à la définition, présentation et organisation des studios. Manifestement,
d’après le contenu de ce cours, la conception d’un décor est strictement
envisagée dans les studios. Selon les chefs décorateurs, ils sont essentiels
à l’exercice de leurs fonctions et conservent l’essence de leur profession.
Les groupes professionnels, comme celui de la commission Studio-
Décors, témoignent tout autant de cet attachement. Le nom même de la
commission atteste de la résistance du lien entre l’espace et la pratique : les
deux termes fusionnent sous l’effet du trait d’union. Aussi, les décorateurs,
de par leurs missions au sein de l’association, sont perçus par l’industrie
cinématographique comme les garants du bon entretien et développe-
ment des studios. La responsabilité qu’on leur attribue démontre leur
proximité, voire la dépendance, avec cet espace de tournage et stockage :
ils en supervisent l’aménagement et les travaux d’innovation en France.
Ils contrôlent régulièrement leur état, fonctionnement et fréquentation.
Entre les années 1950 et 1960, leurs rapports sont plutôt pessimistes : les
plateaux désuets sont fuis par une nouvelle génération de cinéastes.
Prononcée au moment même de la fin de l’hégémonie des studios, la
leçon de Laurent prend une autre tournure ; celle d’un combat mené pour la
préservation de son corps professionnel. Le studio devient alors mémorial.
L’exergue du cours de Technologie le suppose : « Ceux qui, autrefois, le
brossaient ; Ceux qui, aujourd’hui, le composent » 52. En associant le geste
des premiers décorateurs de cinéma venus du théâtre (peignant et dessinant
de larges toiles peintes suspendues derrière les acteurs) au geste de ses
contemporains, Laurent unit en hommage les traditions et les réalisations
actuelles. En évoquant les premiers temps du métier de décorateur au cœur
des studios, les chefs décorateurs célèbrent la pratique et en justifient la
qualité et le salut. Leur comportement rappelle Le Mythe de l’éternel retour
de Mircea Eliade, philosophe et historien. Il décrit le besoin de réactualiser
les moments fondateurs d’une institution, de les raviver dans la mémoire
collective afin de les revivre et de renforcer la puissance de l’organisme créé.
En plus de montrer la complexité technique et culturelle d’une profession
polyvalente, les cours de l’IDHEC dévoilent donc l’intimité, les craintes et
la mélancolie d’un corps professionnel en lutte.
Le récit des nombreux combats menés par les décorateurs depuis
la création des décors, et dont Aguettand fait le récit dans ses Cours de
scénographie 53, justifient le besoin de garantir ces souvenirs. Il conclut le
long récit de ses rencontres et réflexions ainsi :
Léa Chevalier
Université de Caen Normandie
1. Louis de Boissy, Le Plagiaire, Paris, J. Clousier, 1746, sc. 2, p. 8. Nous conservons l’ortho-
graphe originale de l’édition citée, comme pour chacun des textes cités au cours de cette
étude.
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 75-90
76 CHARLINE GRANGER
2. Le genre de la comédie épisodique, parfois appelée « comédie à tiroirs », repose sur une
structure répétitive. Les saynètes détachées qui la composent sont juxtaposées : elles n’ont
guère de rapport les unes avec les autres, sinon qu’elles sont liées par un ou des person-
nages communs, confrontés à des situations variées.
3. Dorvigny, La Fête de campagne, ou l’Intendant, comédien malgré lui, Paris, Cailleau, 1784,
sc. 8, p. 15.
4. Sur cette question, voir les travaux de Pierre Frantz et l’article d’Anthony Saudrais,
« La gloire du machiniste et les plaisirs de l’illusion en France à l’époque moderne (1645-
1772) », Nouvelle revue d’esthétique, no 24, 2019-2, p. 129-135. Un tel souci de l’illusion
théâtrale conduira Jacques-Nicolas Paillot de Montabert à remettre en cause la notion
MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE… 77
Le décorateur : mécanicien ou artiste ?
Peintre ou architecte ?
Les dictionnaires qui paraissent au XVIIIe siècle distinguent l’activité de
décorateur de celle du machiniste assez nettement. Pour ce qui est du
machiniste, il apparaît comme un véritable technicien de la scène : d’après
d’Argenville, dans l’Encyclopédie, il « est un homme qui par le moyen de
l’étude de la Méchanique, invente des machines pour augmenter les forces
mouvantes, pour les décorations de théâtre, l’Horlogerie, l’Hydraulique &
autres » 5. L’activité du décorateur, en revanche, ne relève pas initialement
de la mécanique, mais des arts libéraux. Pour Cahusac, un décorateur
est un « homme expérimenté dans le dessein, la peinture, la sculpture,
l’architecture, & la perspective, qui invente ou qui exécute & dispose
des ouvrages d’architecture peinte, & toutes sortes de décorations » 6.
Quatremère de Quincy, auteur des tomes de l’Encyclopédie méthodique
dédiés à l’architecture, voit dans le décorateur « un artiste, soit architecte,
soit peintre, soit sculpteur, mais obligé d’avoir des notions très-étendues
dans chacun des trois arts » 7. La référence à la peinture, à l’architecture et
à la sculpture implique, eu égard à la hiérarchisation des arts qui a cours à
l’époque, une supériorité du décorateur sur le machiniste. Cette hiérarchie
est un héritage de Vasari. Cherchant à hisser les arts visuels au rang des
disciplines libérales dans son introduction aux Vies des meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes (1568), il attribue à la peinture, à la sculpture
et à l’architecture une origine commune : l’art du dessin. Or le dessin
procède, selon le théoricien, de l’intellect. Il ne saurait donc se réduire à
une simple activité manuelle. Ce système des arts, les académies d’Europe
l’ont entériné aux XVIIe et XVIIIe siècles en accordant au dessin un rôle
central dans la formation de l’artiste. Le décorateur de théâtre, tel qu’il est
12. Pierre-Adrien Pâris (1745-1819) entre comme élève à l’Académie royale d’architecture
en 1764. En 1778, il est nommé premier dessinateur du Cabinet du roi aux Menus-Plaisirs :
en tant qu’architecte scénographe officiel, il a en charge le dessin des aménagements
dédiés aux fêtes, cérémonies, bals et spectacles royaux. Il est nommé architecte en chef
de l’Opéra en 1785 et le reste jusqu’en 1792.
13. Architecte, Jacques-François Blondel (1705-1774) est surtout connu et admiré pour ses
activités de théoricien et de professeur d’architecture. En 1740, il fonde l’École des arts, où
il propose un cursus complet et interdisciplinaire qui fait sa renommée, avant de devenir
professeur à l’Académie royale d’architecture en 1767. Les architectes les plus importants
de la génération suivante, comme Claude-Nicolas Ledoux, Charles de Wailly, Alexandre-
Théodore Brongniart, ont suivi ses cours. Il rédige près de cinq cents articles relatifs à
l’architecture pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
14. Charles Percier (1764-1838) et Pierre Fontaine (1762-1853), anciens élèves de Peyre, tra-
vaillent en étroite collaboration à partir des années 1790, à l’Opéra d’abord, puis sur des
projets prestigieux dont les charge Napoléon. Ils contribuent à diffuser le goût néoclas-
sique en France par leurs propositions architecturales et décoratives.
15. Pour des notices sur les décorateurs et machinistes au XIXe siècle, voir les deux tomes de
Décors et costumes du XIXe siècle de Nicole Wild, Paris, BNF, 1987 et 1993.
16. L’abbé Louis Gougenot (1719-1767) est un magistrat et homme de lettres ayant du goût
pour les arts, sur lesquels il a écrit plusieurs ouvrages. Il est nommé membre honoraire
de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1756.
17. Abbé Gougenot, Lettre sur la peinture, la sculpture et l’architecture [1748], Amsterdam,
[s.n.], 1749, p. 50.
MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE… 81
l’autorité suprême dans la ou les disciplines dont elles ont la charge, elles
entretiennent des rapports de complémentarité et de concurrence. Blondel,
premier directeur de l’Académie d’architecture, et l’architecte Quatremère
de Quincy manifestent du mépris pour les peintres décorateurs : la petitesse
des objets sur lesquels s’exercerait leur art et la moindre technicité qu’il
requerrait, comparée à l’ambition d’un projet architectural et des principes
nécessaires à sa réalisation, les rendent, à leurs yeux, peu dignes d’estime.
C’est du moins ainsi qu’ils tentent de justifier l’hostilité avec laquelle ils
considèrent la place importante occupée par les peintres décorateurs
au théâtre. Ce dédain s’explique par les enjeux institutionnels expliqués
précédemment, mais en partie seulement. Car le problème majeur, pour
les théoriciens de la décoration scénique, est de déterminer des principes
sur lesquels s’appuyer pour créer des décors théâtraux qui n’entravent
pas l’illusion dramatique ; or, d’après plusieurs spectateurs favorables aux
décorateurs architectes, les peintres ne sont guère en mesure de concevoir
un décor qui ne trahisse pas son caractère factice.
Décoration, mécanique, architecture
et poésie dramatique :
les conditions d’une convergence
Si de bonnes compétences en architecture sont requises pour le théâtre, c’est
parce que, selon Blondel, il n’y a, chez les décorateurs qui sont médiocres
architectes, « ni correction, ni effet, ni plan, ni ensemble » 24. La justesse
des rapports et des proportions permet d’assurer la vraisemblance du
décor. L’architecture théâtrale ne doit donc pas être moins soignée que
celle des bâtiments : la difficulté que pose l’architecture de la scène est
même accrue par la nécessité de dissimuler l’artifice au public, de lui faire
oublier que les décors « sont ordinairement peints en détrempe sur de la
toile appliquée sur des voliges, attachées à des châssis de Menuiserie » 25.
D’après Pierre Patte,
les lui rappelle sans cesse, les retrace à son imagination, comme si la
chose étoit réelle 26.
Quatremère de Quincy énonce en ces termes les deux règles générales qui
s’appliquent, selon lui, à la décoration : « 1°. [Elle] doit être, ou du moins
doit paroître nécessaire. 2°. [Elle] doit employer des objets qui soient en
rapport avec l’objet général auquel elle s’applique » 27. C’est bien le statut
de la décoration elle-même qui est en jeu : pour ces deux auteurs, elle n’est
pas autonome et doit être subordonnée à un plan d’ensemble. Or la déter-
mination d’un plan général caractérise deux pratiques artistiques, complé-
mentaires pour ce qui est du théâtre : l’architecture et la poésie dramatique.
Ce n’est pas un hasard si c’est à ces deux arts conjointement que se réfère
Blondel pour inciter les décorateurs à « rendre nos décorations théâtrales
plus conformes aux lois de la bonne Architecture & plus relatives aux sujets
des pieces » et, ajoute-t-il, pour « perfectionner par le secours de la Méca-
nique, l’illusion des machines, à rendre leur service plus aisé » 28. Voici donc
la décoration, la mécanique, l’architecture et la poésie dramatique réunies
sous la plume du théoricien et appelées à collaborer dans un même but :
créer les conditions d’une représentation homogène et cohérente.
Pour Marie-Joseph Peyre, qui travaille avec Charles de Wailly 29 à
l’édification d’un nouveau Théâtre-Français à partir de 1767, le « génie de
l’architecture » réside dans la conception de « l’ensemble général d’[un]
édifice », « l’union des formes », l’« harmonie », l’« unité » 30. Selon lui, l’archi-
tecte conçoit l’édifice dans sa globalité : il doit penser directement le tout,
et non pas la combinaison d’éléments particuliers. Quatremère de Quincy
voit dans cette recherche d’harmonie la preuve de ce que l’architecture est
un art de l’intelligible, qui
imite la nature non dans ses ouvrages, mais dans leur esprit, dans le
système d’ordre, d’intelligence & d’harmonie qui y règne […]. De là il
26. Pierre Patte, Essai sur l’architecture théâtrale, ou De l’ordonnance la plus avantageuse à
une salle de spectacles, relativement aux principes de l’optique et de l’acoustique, Paris,
Moutard, 1782, p. 188.
27. Antoine Chrysostôme Quatremère de Quincy, « Décoration », in Encyclopédie méthodique.
Architecture, t. 2, p. 175.
28. Jacques-François Blondel, Cours d’architecture…, t. 2, p. 267.
29. Après des études communes auprès de Jean-Laurent Legeay, Marie-Joseph Peyre
(1730-1785) et Charles de Wailly (1729-1798) deviennent membres de l’Académie royale
d’architecture en 1767. De Wailly devient de surcroît membre de l’Académie royale de
peinture et de sculpture en 1771. L’édification du nouveau Théâtre-Français, futur théâtre
de l’Odéon, est leur grande œuvre. Modèle d’architecture néoclassique, il est inauguré
en 1782.
30. Marie-Joseph Peyre, Œuvres d’architecture [1765], Paris, Panckoucke, 1795, p. 7.
84 CHARLINE GRANGER
[l]e décorateur, quelque génie qu’on lui suppose, n’imagine que d’après
le plan donné. […] [L]’œil vigilant d’un poëte plein de son plan général,
doit être d’un grand secours au peintre qui en exécute les parties. Que
de défauts prévenus ! que de détails embellis 33 !
Pierre Boullet, le machiniste ou l’œil du prince
Lorsque Pierre Boullet (1740-1804), fait paraître son Essai sur l’art de
construire les théâtres en 1801, il travaille au théâtre des Arts, nouvelle
salle de l’Opéra depuis 1794. Il est alors connu pour avoir été machiniste
46. Encyclopédie, planches t. X, « machines de théâtre », Paris, Briasson, 1772 [n. p.].
47. Pierre Boullet, Essai sur l’art de construire les théâtres…, préface, p. VII.
48. Ibid., p. V.
49. Ibid., chap. 2, p. 14.
50. Ibid., chap. 2, p. 13.
51. Ibid., chap. 6, p. 31.
88 CHARLINE GRANGER
Sa démarche est finalement l’inverse de celle qui se déploie dans les traités
de construction de théâtres. S’en prenant à « l’art de l’architecte » qui
encouragerait les « spéculations mercantiles » au détriment du bon goût
et du bon usage, il signale « à quel point doivent s’entendre et se concerter
l’architecte et le machiniste » 53, de sorte que « le constructeur compte pour
beaucoup le théâtre, et qu’il ne le sacrifie point à la salle » 54.
Son intérêt pour l’événement théâtral dans sa globalité le conduit à
penser un rôle dramaturgique de premier ordre pour les praticiens de la
scène :
52. Pierre Boullet, Essai sur l’art de construire les théâtres…, préface, p. V-VI.
53. Ibid., chap. 14, p. 71.
54. Ibid., chap. 14, p. 72.
55. Ibid., chap. 23, p. 92.
MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE… 89
ration, et il règle avec le peintre sur quels chassis ce dernier doit parta-
ger, et couper tout le décor de l’ouvrage 56.
Charline granger
Université Paris Nanterre
60. D’après Roxane Martin, la notion de mise en scène apparaît de manière récurrente dans
les rapports de censure et dans la critique dramatique à partir de 1801 : « l’expression
désigne clairement le travail effectué pour régler la représentation d’une œuvre théâ-
trale », (L’émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-
1914), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 15). Le terme de « metteur en scène », lui, est
postérieur et apparaît dans les années 1860-1880.
FAIRE DÉCOR DU RÉEL :
LA RESPIRATION DÉCORATIVE
DANS LE PELLÉAS ET MÉLISANDE
DE GEORGETTE LEBLANC
À L’ABBAYE SAINT-WANDRILLE
(1910)
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 91-104
92 QUENTIN RIOUAL
Cas de décor réel au début du XXe siècle
Les quelques occurrences de l’expression « décor réel » présentes dans la
presse du début du XXe siècle permettent dans un premier temps de noter
que celle-ci est utilisée indifféremment dans le cas de séances se tenant
sur des scènes édifiées en plein air et dans le cas de séances se tenant
dans des lieux non scéniques. De façon synthétique, Edmond Lepelletier
(1846-1913) pose son regard sur quelques théâtres en extérieur, tendance
particulière que l’auteur associe au triomphe du « Plein Air » et de la « vie
au dehors » 5 dans la société du tournant de siècle 6. Avec les exemples
des théâtres d’Orange, de Cauterets, de Bussang ou encore de La Mothe
Saint-Héray, le journaliste et écrivain s’efforce de décrire comment la mise
en scène théâtrale « reprend le décor de ses premiers âges » 7. Articulée à
une forme de rêverie sur les espaces théâtraux des origines, l’observation
de ces expériences artistiques s’exprime au travers d’une hiérarchie entre
décor naturel et décor conventionnel :
C’est Orange, où le drame antique et la comédie classique attirent chaque
année de fidèles et enthousiastes spectateurs ; il y a quinze jours, on y
applaudissait de jeunes poètes : Jules Bois, Gasquet, Joseph Meunier,
puis l’Arlésienne, déroulant son action dans son cadre naturel, affirmait
la supériorité du décor réel sur les toiles peintes 8.
Il n’en reste pas moins que, pour identifier les éléments de ce décor « en
pleine nature ou parmi des ruines pittoresques », Lepelletier mobilise par
analogie le lexique décoratif des scènes en bâtiment fermé :
campagne (6 mars 1919) », in Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, t. 2, trad. fr.
Béatrice Picon-Vallin, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, p. 48-53.
9. Edmond Lepelletier, « Théâtres en plein air », p. 4.
10. Philippe Descola, « Anthropologie de la nature », L’annuaire du Collège de France,
112e année, 2013, en ligne à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/annuaire-
cdf/737 (mis en ligne le 22 novembre 2013 ; consulté le 14 janvier 2021).
11. Charles Nodier, Justin Taylor, Alphonse de Cailleux, « Saint-Wandrille », in Voyages
pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, vol. 1, Paris, Imprimerie de P. Didot
l’aîné, 1820, p. 61-71.
12. Le Corsaire du 19 juin 1826, en page 2 (« Diorama »), rapporte notamment : « Depuis les
premiers jours de l’exposition du tableau merveilleux de Saint-Vandrille, le Diorama ne
désemplit point. On ne se contente pas de le voir une fois, on y retourne, et les différentes
variations qui se succèdent dans le chef-d’œuvre de M. Bouton, demeurent toujours chez
les admirateurs aussi étonnantes que celles de la nature. […] Les moyens ingénieux dont
M. Bouton se sert comme auxiliaires, loin de nuire à l’effet général, semblent en dévoi-
ler toute la hardiesse, ainsi cette porte, que le vent qui chasse les nuages ouvre et ferme
à plusieurs reprises, ces feuilles font le frémissement est sensible jusque dans les ombres
portées, ces terrains recevant les rayons du soleil qui se reflètent sur les voûtes […] ».
13. Eustache-Hyacinthe Langlois, Essai historique et descriptif sur l’abbaye de Fontenelle ou
de Saint-Wandrille, et sur plusieurs autres monuments des environs, Paris, Imprimerie
de J. Tastu, 1827.
94 QUENTIN RIOUAL
19. Ibid.
20. Louis-Marie-Julien Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923), est un officier de marine français
dont les voyages ont nourri une œuvre littéraire grâce à laquelle il devient membre de
l’Académie française en 1891.
21. Gaston Mauberger, « La vie hors Paris. Une Fête chinoise chez Pierre Loti », Le Figaro,
13 mai 1903, p. 1.
22. Ibid.
23. La tendance de la « couleur locale » et du « milieu réel » fait l’objet d’une rapide mise en
perspective historique par Jean-Pierre Moynet dans L’envers du théâtre (Paris, Hachette,
1873, p. 35). Pour une mise en perspective critique générale, voir l’article de Patrick Née,
« Sur la couleur locale : l’exemple de Théophile Gautier », Romantisme, no 157, 2012/3,
p. 23-32.
24. Jean-Baptiste Pujoulx, Paris à la fin du XVIIIe siècle, chap. XXXIII : « Illusion théâtrale.
Décorations », Paris, Brigite Mathé, 1801, p. 131.
96 QUENTIN RIOUAL
Antagonismes dans le décor réel
de l’abbaye Saint-Wandrille
Louée par Maurice Maeterlinck dans le cadre d’un bail périodique renou-
velable à vie, l’abbaye Saint-Wandrille est, à partir de 1907, le lieu de vil-
légiature du couple que forment Georgette Leblanc et l’auteur de Pelléas
et Mélisande. Cet endroit fait cohabiter, sur plusieurs hectares, espaces
séculiers et religieux, ruines et forêt 26. Comme lieu scénique, et quelque
réelle qu’elle soit en matière de décor, l’abbaye ménage un régime relation-
nel entre les espaces scéniques et les spectateurs, dont il s’agit désormais
de décrire les spécificités.
Homogénéité et hétérogénéité du décor
Érigée en 684 au bord du ruisseau de La Fontenelle, sur le flanc est de la
Seine, à une trentaine de kilomètres de Rouen, l’abbaye Saint-Wandrille
connaît plusieurs phases significatives de constructions et destructions,
incendies et inachèvements 27. À la fin du XIXe siècle, le cloître, cœur du
monastère, en illustre déjà l’hétérogénéité architecturale et décorative.
Troisième à y être édifiée, sa galerie sud est reconstruite à partir de 1249
tandis que les trois autres sont le résultat de deux campagnes de bâtissage
25. « Si l’art en espace public se réfère à toute œuvre dans un lieu accessible au public, le terme in
situ s’inscrit plutôt dans une logique artistique et signifie qu’une œuvre a été produite pour
un site spécifique, même s’il n’est pas public. L’œuvre perdrait sa signification si elle était
déplacée. Le terme anglais site specificity définit les mêmes rapports. » Andrea Urlberger,
« L’œuvre in situ : spécificité ou contexte ? », Nouvelle revue d’esthétique, no 1, 2008/1,
p. 15-19.
26. L’achat de l’abbaye Saint-Wandrille par M. Chappée aboutit au terme d’un imbroglio judi-
ciaire dont les détails peuvent être trouvés dans l’article « L’Abbaye de 1901 à 1920 » publié
en 1965 dans la Revue de l’abbaye de Saint-Wandrille, no 15, p. 12-15. Y sont notamment
remises en cause quelques informations fournies par Georgette Leblanc dans Souvenirs
(1895-1918), p. 227. Voir aussi Joseph Daoust, « Pendant près de vingt ans, la Normandie
a donné à Maurice Maeterlinck un cadre propice à ses travaux et la plus passionnée des
égéries », Paris-Normandie, 24-25 décembre 1962. Voir enfin Christophe Gauthier, « Au-
delà du film d’art. Sur deux films retrouvés à la Cinémathèque de Toulouse ».
27. Voir à ce sujet l’abrégé chronologique de G.A. Simon, L’abbaye de Saint-Wandrille,
Grenoble, B. Arthaud, 1937, ainsi que l’ouvrage d’Eustache-Hyacinthe Langlois, Essai
historique et descriptif sur l’abbaye de Fontenelle ou de Saint-Wandrille…
FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE… 97
28. Les deux précédents ont été construits aux IXe (sur la période 823-833) et XIIe siècles,
d’après GESTA – Revue de l’abbaye Saint-Wandrille, hors-série, 12e année, mai 2008, p. 8.
29. Plutôt critiquées, ses restaurations et transformations passent aussi pour avoir main-
tenu les bâtiments de l’abbaye dans un état suffisamment convenable pour le retour de
la communauté en 1894.
30. C’est notamment le cas dans la feuille de séance du 28 août 1910, conservée aux Archives
et musée de la littérature (AML) de Bruxelles sous la cote MLT 00499-0097. C’est le cas
aussi, en 1909, pour la représentation de Macbeth, d’après les termes du communiqué
rapportés par le Monde Illustré du 4 septembre 1909 (p. 157 sq.).
31. Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), p. 239.
32. Ibid., p. 243.
98 QUENTIN RIOUAL
Plutôt qu’à les écraser, le lieu et les espaces scéniques choisis par
Georgette Leblanc visent à entrelacer les strates temporelles. Avec ses
différents corps et les usages qui en sont faits ici, l’abbaye rassemble en
elle une pluralité chronologique, topique et topologique ouvrant droit à
la projection imaginaire et rendant possible la coïncidence entre lieu et
espaces scéniques. Est-ce là l’opération consistant à faire advenir un décor
réel ? Ces anachronismes architecturaux, rendant délicate toute cohérence
de style donc de siècle, confinent à une forme d’achronie sur laquelle il
est possible de faire reposer la représentation de Pelléas et Mélisande.
En revanche, s’opposent à cette hypothèse d’expérience du spectateur de
Saint-Wandrille des éléments endogènes au spectacle (par exemple, les
costumes médiévalisants) ou exogènes : il ne faut pas négliger en effet la
prégnance du temps mondain d’une réception de quelques dizaines de
personnes appartenant au Tout-Paris, dans un lieu de villégiature nor-
mand. Pour aider à se le représenter, la longue narration de la réception
des Verdurin au château de la Raspelière peut servir de référence 36.
Autant au moins qu’un décor conventionnel, le décor réel du Pelléas
et Mélisande du 28 août 1910 est construit et donne toute sa place à la
37. « ce lieu d’où l’on voit, de même que les lieux que l’on regarde, sont absolument parta-
gés, à tous égards non unis – plus que désunis –, et surtout diffractés au sens où chacun
ne voit ni ne regarde la même chose, et où chaque praticien de la scène, chaque comé-
dien, en même temps qu’ils jouent avec les autres et sont en présence des autres, suivent
leur propre partition. L’hétérogénéité est ainsi présente à toutes les places de la séance,
dans toutes les catégories, et vient systématiquement s’accoler à l’homogénéité dont
on parlait à l’instant pour pratiquement la contredire ou la dénoncer, en tout cas pour
faire en sorte que “l’être-ensemble” harmonieux qu’on supposait au départ, vole main-
tenant en éclats. C’est là ce qu’on pourrait appeler la respiration de la séance, sa contra-
diction essentielle, son oscillation principielle, qui consistent à tendre consécutivement,
voire simultanément, vers l’homogène, l’harmonie, et vers l’hétérogène, la confronta-
tion dysharmonique. » Christian Biet, « Séance, performance, assemblée et représenta-
tion : les jeux de regards au théâtre (XVIIe-XXIe siècle) », Littératures classiques, no 82,
2013/3, p. 81.
38. Robert Noris, « Pélléas et Mélisande en l’Abbaye de St Wandrille », Comœdia illustré,
2e année, no 24, 15 septembre 1910, p. 709-712, en ligne à l’adresse suivante : https://gal-
lica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97043869/f13.item (consulté le 3 septembre 2021).
39. Elles permettent aussi de considérer, dans un autre ordre d’idées, la savante stratégie
médiatique à l’œuvre. Aussi doit-on garder en tête que les photographies déterminent
des cadrages et des cadres qui ne font que s’approcher des champs visuels proposés aux
sujets spectatoriels. En l’occurrence, ces documents ont été probablement réalisés lors
de la répétition générale du 27 août 1910 avec une météo plus clémente que celle de la
première. Sans référencer ses informations, Gillian Opstad rend compte de ces condi-
tions atmosphériques du 28 août 1910 dans Debussy’s Mélisande. The Lives of Georgette
Leblanc, Mary Garden and Maggie Teyte, Woodbridge, Boydell and Brewer, 2009, p. 149.
40. Voir Quentin Rioual, Faire décor. Cas de la première carrière scénique des œuvres théâtrales
de Maurice Maeterlinck (1891-1919), thèse en arts du spectacle, université Paris Nanterre,
2019, 2 vol., 658 p. (dactyl.).
100 QUENTIN RIOUAL
Ce jeu, au sens mécanique du terme, est d’autant plus possible que le projet
esthétique de Georgette Leblanc vise une forme de repli du lieu scénique
sur les espaces scéniques. Or, plus l’on tente de s’approcher d’un décor
réel, entendu comme un décor qui s’absente comme décor, plus le risque
que ce décor fasse décor est grand. Dans ce cas d’étude, les antagonismes
décoratifs apparaissent dans le champ visuel principal – c’est-à-dire, en
plein air, dans ce que les spectatrices et les spectateurs sont supposés
considérer devant elles et eux –, mais aussi à l’échelle du lieu scénique
lui-même. Nous présenterons brièvement ici un exemple pour chacune
de ces deux modalités d’antagonisme.
Un décor où se perdre
Un premier antagonisme décoratif apparaît dès le tableau inaugural. Alors
qu’une hypothèse peut tendre à voir l’usage du bois au nord du domaine,
la scène « Une forêt » tire plus vraisemblablement profit de l’importante
végétation mise en place par le marquis de Stacpoole. La scène se situerait
alors près des ruines de l’église abbatiale gothique, au niveau de la face
extérieure opposée à la façade sud du cloître.
Le choix décoratif effectué ici (fig. 1) soutient la perte de repères de
Mélisande mais pose des questions en termes de réception. Sans infor-
mation sur l’état de la végétation à l’endroit de la prise de vue 41, il est
permis de formuler deux hypothèses : soit l’espace où se tiennent specta-
trices et spectateurs, très probablement plat, est marqué par la même
végétation et les mêmes valeurs, auquel cas le décor se faisait environne-
ment ; soit il ne correspond en rien avec l’image qu’ils et elles ont devant
les yeux, auquel cas le décor fait tableau. Mélisande et Golaud sont censés,
dans cette scène, être perdus tout à fait. Dans notre hypothèse, les spec-
tateurs et les spectatrices ont pourtant, dans leur dos, l’abbaye. Comme
lieu social et comme lieu scénique potentiel, l’abbaye est à ce moment-là
identifiée. En revanche, comme espace scénique, c’est-à-dire comme
espace connoté par la fiction, celle-ci n’est pas encore le château. Devant
ce tableau, forêt où l’on peut se perdre – concrètement et métaphorique-
ment –, les spectatrices et les spectateurs sont donc, par cette opération
distinguant lieu scénique (l’abbaye) et espace scénique (circonscrit pour
le moment à la seule et unique « forêt »), en capacité de faire valoir par-
tiellement leur créance pour agréer à la convention décorative qui régit
ce décor réel.
41. Nous faisons ici l’hypothèse que l’endroit de la prise de vue correspond à la position de
l’assemblée des spectatrices et des spectateurs.
FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE… 101
Un décor, des décors
Dans le cas de la scène 5 43 intitulée « La Fontaine des Aveugles », nous
42
42. Dans Le Théâtre, no 283, octobre 1910, p. 11, la photographie est accompagnée de la légende
suivante : « Pelléas et Mélisande à Saint-Wandrille. – MÉLISANDE. – “Je suis perdue…
perdue” » (I, 1). Un exemplaire de la photographie est conservé aux AML sous la cote
256/0783.
43. Ne suivant pas la structure dramaturgique de la feuille de séance, The Sketch identifie
cette scène comme la première de l’acte II, et non comme la scène 5.
44. Voir la « mise au point sur les notions d’anachronisme et d’anachronie » proposée par
Frédérique Fleck le 7 octobre 2011 dans le cadre du séminaire « Anachronies – textes
anciens et théories modernes », en ligne à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/ate-
lier.php?Anachronisme_et_anachronie (consulté le 17 mai 2018).
102 QUENTIN RIOUAL
prendrait le sens d’une extraction, hors d’un temps perdu, de figures qui,
sinon, seraient disparues à jamais. Cette réalisation se pose alors comme
un faire-apparaître dans le temps présent plutôt ou en même temps qu’un
faire-aller dans le temps passé, coalisant présent de la séance théâtrale et
présent de la fiction dramatique.
45
Conclusion
D’autres scènes photographiées du Pelléas et Mélisande de Georgette
Leblanc de 1910 conduisent à envisager la respiration particulière du décor
réel. Plus encore qu’au sein d’un bâtiment fermé, notamment lorsqu’il est
dédié à la pratique théâtrale, le décor, pour réel qu’il soit, fait décor d’une
manière mobile et globale. La villégiature, le principe déambulatoire et les
interactions sociales qui s’y logent contribuent à augmenter et régulariser
45. Photographie publiée dans le numéro de The Sketch du 7 septembre 1910, accompa-
gnée de la légende suivante : « Mélisande jette la bague de fiançailles mise à son doigt par
Golaud dans l’eau de la fontaine, en présence de son amant, Pelléas. » [ Mélisande throws
the wedding-ring put on her finger by Golaud into the water of a fountain, in the presence
of her lover, Pelléas. »] En réalité, d’autres photographies et le film de 1915 laissent pen-
ser que, dès 1910, la perte de l’anneau n’est pas mise en scène à cette fontaine.
FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE… 103
Je savais que parmi mon public bien des gens seraient incrédules. Dis-
simulée dans l’embrasure d’une fenêtre, je surveillais l’effet du premier
tableau. Sur la terrasse pleine d’ombre où l’on s’assit dans l’attente de ce
qui allait arriver, en effet j’entendis des rires et des murmures moqueurs.
Mais une seconde plus tard quand au milieu de la lande jaillirent les pre-
mières flammes vertes, activées par la sorcière, la magie de la beauté sub-
jugua les plus sceptiques 46.
Pris dans une tension esthétique, un décor réel tel que celui du Pelléas
et Mélisande opère comme espace labile en cela qu’il se présente tantôt
comme pure autonomie, tantôt comme pur produit d’une pensée. Ainsi
peut-être, autant qu’il respire lui-même grâce aux conditions de sa séance,
un tel décor fait-il respirer, au sein de l’œuvre artistique comme en dehors.
Remerciements
Pour leur précieuse aide et leurs contributions respectives, l’auteur de cet
article remercie le frère Pascal Pradié et le frère Thomas Zanetti (abbaye
Saint-Wandrille), Francesca Bozzano, Nicolas Damon et Vanessa Ordoni
(Cinémathèque de Toulouse), Kosta Siskakis (AML – Archives et Musée
de la Littérature à Bruxelles), Mme Catherine Bienvenu (LASLAR EA 4256),
les directrices et le directeur de ce numéro ainsi que Anouk Frieh (PUC).
Quentin rioual
École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD), Paris
/ Université Paris Nanterre, HAR
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 105-120
106 MARIE CLÉREN
6. Mécène souvent à cours d’argent, Serge de Diaghilev (1872-1929) est un critique d’art,
fondateur de la compagnie des Ballets russes qui a rassemblé les chorégraphes, les musi-
ciens et les peintres les plus novateurs des années 1920.
7. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, L’art décoratif théâtral moderne, préface de Valen-
tin Parnakh, Paris, Édition “La Cible”, 1919. Gontcharova a également rédigé un texte sur
« Le costume théâtral », in Les Ballets russes de Serge de Diaghilew, Michel Georges-Michel
et George Waldemar (dir.), Paris, P. Vorms, 1930, p. 32. Larionov, de son côté est l’auteur
d’un manifeste sur le maquillage : Ilia Zdanévitch (Iliazd), Mikhaïl Larionov « Pourquoi
nous nous peinturlurons – Manifeste des futuristes », L’Argus, 25 décembre 1913 et repris
dans Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes. 1909-1944, Ceyzérieu, Champ
Vallon, 2015, p. 655-656.
8. Denis Bablet s’en tient à la première période des Ballets russes. Le critique souligne la sty-
lisation des formes et la découverte de la couleur dans les ballets Cléopâtre (1909), L’Oi-
seau de feu (1910), Shéhérazade (1910), Daphnis et Chloé (1912), ou Thamar (1912) par
exemple. Voir Bablet Denis, Le décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1975, p. 185-
213.
9. Voir Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre [1996], 4e éd., Malakoff, Armand Colin, 2019,
p. 131 : « L’origine même du terme (peinture, ornementation, embellissement) indique
assez la conception mimétique picturale de l’infrastructure décorative. Dans la conscience
naïve, le décor est une toile de fond, le plus souvent en perspective et illusionniste, qui
enserre le lieu scénique dans un milieu donné. Or ce n’est là qu’une esthétique particu-
lière – celle du naturalisme du XIXe siècle – et une option artistique très étroite. D’où
les tentatives pour dépasser ce terme, lui substituer ceux de scénographie, plastique, dis-
positif scénique, aire de jeu ou d’objet scénique, etc. » ; p. 488 : « La scénographie marque
bien son désir d’être une écriture dans l’espace tridimensionnel (auquel il faudrait ajouter
la dimension temporelle), et non plus un art pictural de la toile peinte comme le théâtre
s’est longtemps contenté d’être jusqu’au naturalisme. »
N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »… 107
Proches des futuristes italiens et russes ainsi que des cubistes, ils ont
développé les principes du rayonnisme 10 qui caractérise toute leur produc-
tion scénique. « L’art décoratif nouveau » est marqué par une harmonie
inédite entre le décor et les costumes ainsi que par une utilisation frappante
de couleurs vives, déclinant une gamme orange, citron et sanguine. Para-
doxalement, leur fréquentation assidue des avant-gardes n’empêche pas
Gontcharova et Larionov de s’appuyer sur les traditions artistiques russes,
tant d’un point de vue des thèmes (byzantins ou bibliques) que des formes
(évoquant l’ornementation orientale) ou des techniques (proches de celles
de l’icône ou de la peinture sous verre). Une des innovations essentielles de
leurs décors est la modification du rapport entre la scène et la salle ; nous
interrogerons la réussite et les limites de leurs créations qui, malgré une
volonté affichée de changement, restent cantonnées à la cage de scène 11.
Un « nouvel art décoratif »
Larionov et Gontcharova participent au développement d’une série de
mouvements d’avant-garde et sont les fondateurs du rayonnisme qui
s’appuie sur une analyse objective des qualités abstraites des formes et de
la couleur. Il ne s’agit pas de peindre l’objet lui-même mais ses rayons de
lumière pour en capter l’énergie :
Le rayonnisme complète tout cela [l’impressionnisme, le cubisme, le futu-
risme] par la reconstitution de ce qui n’était pas réalisé jusque-là, mais ne
pouvait qu’être imaginé à travers la somme des autres sensations, c’est-à-
dire en reconstituant la perception des radiations d’un objet donné, non
pas la section des rayons en perspective, mais une perception synthétique
de la réfraction de l’objet comme vivant. Et comme l’image réfléchie est
très proche de l’image picturale de la surface plane, elle sera plus réelle et
plus vraisemblable que la transposition ordinaire des objets sur le plan 12.
10. Si la date de la naissance du rayonnisme est sujette à caution, il semblerait que la première
apparition du terme remonte à 1912. Voir à ce sujet les explications de Régis Gayraud
dans sa préface de Iliazd (Élie Éganebury), Nathalie Gontcharova, Michel Larionov (1913
et 1922), Régis Gayraud (éd.), Sauve, C. Hiver, 1995, p. 120.
11. Dans la tradition du théâtre à l’italienne, la cage de scène, délimitée par le cadre de scène,
est le lieu de l’illusion. Rejetant la mimesis, les peintres constructivistes ne vont pourtant
pas chercher à inventer une salle qui leur permette de rompre l’illusion.
12. Iliazd, Nathalie Gontcharova, Michel Larionov, 1922, p. 56.
108 MARIE CLÉREN
Par exemple, dans le projet de décor pour « Baba Yaga » 14, dernier
tableau du ballet Contes russes (1917) 15, conservé au Centre Pompidou 16,
la forêt où évolue la sorcière est rendue par une série de lignes verti-
cales noires et grises fragmentées et éclairées dans la diagonale par un
jet de lumière ocre. Larionov schématise la végétation dont les feuillages
ondoyants sont représentés par des cercles, des hachures et des figures
aérodynamiques en forme d’aileron. Le dessin abouti de cet épisode qui
illustre L’art décoratif théâtral moderne 17 prolonge cette décomposition
de la flore en lignes droites et courbes qui, loin de faire disparaître la forêt,
en souligne l’aspect onirique propre à rendre l’atmosphère du conte.
L’élément naturel prédomine également dans Soleil de nuit 18 où le peintre
13. Timothée Bogomazov et al., « Manifeste des rayonnistes et des aveniriens », communi-
qué de presse non signé, Moscou, juillet 1913 et repris dans Giovanni Lista, Le futurisme.
Textes et manifestes…, p. 564.
14. Figure majeure des contes russes, Baba Yaga est une créature féminine surnaturelle qui
peut prendre différentes formes. Dans le tableau du ballet décoré par Larionov, Baba Yaga
est une ogresse qui hante une forêt dans laquelle une petite fille s’est égarée. L’ogresse et
ses diables aimeraient dévorer l’enfant mais ils disparaissent dès qu’elle fait le signe de
croix.
15. Contes russes, miniatures chorégraphiques, première au théâtre du Châtelet le 11 mai 1917
(une partie a été créée à Saint-Sébastien en 1916), musique de Liadov, chorégraphie de
Massine, Rideau et décor de Larionov, costumes de Larionov et Gontcharova.
16. Mikhaïl Larionov, « Projet de décor pour le tableau “Baba Jaga” dans le ballet Contes
russes », mine graphite, aquarelle et encre sur papier collé sur carton, 49,5 x 65 cm, 1916,
Paris, Centre Pompidou, AM 1988-534, en ligne à l’adresse suivante : https://www.cen-
trepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cajbxqb (consulté le 11 janvier 2021).
17. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, L’art décoratif théâtral moderne, p. 7.
18. Le Soleil de nuit, jeux et danses russes, créé à Genève et à Paris en décembre 1915, musique
de Rimski-Korsakov, argument et chorégraphie de Massine, décor et costumes de Larionov.
Ce ballet mêle plusieurs légendes populaires russes, comme le dieu soleil Yarilo, la fée
des neiges ou Bobyl l’innocent.
N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »… 109
Si, dans la première période des Ballets russes, Serge de Diaghilev avait
déjà exploité la palette expressive de Bakst 21, à partir de 1914, il sollicite
Larionov et Gontcharova qu’il considère comme les « représentants de
“l’aile gauche” de la peinture » 22. Comme en témoignent les illustrations
polychromes de Comœdia illustré figurant dans ce volume (fig. 1 et 2),
les deux peintres russes inondent le décor d’une dominante de couleurs
chaudes.
Dans Le Coq d’or (1914) 23, comme dans Sadko (1916) 24, Natalia
Gontcharova déploie une gamme de pigments allant du carmin au jaune
vif en passant par le vermillon, la sanguine et le bouton d’or. Vert Véronèse
et vert émeraude viennent casser la monotonie de cet éventail d’orangés
par des couleurs complémentaires, tandis que l’ivoire et le blanc de céruse
19. Mikhaïl Larionov, « Projet de décor pour le ballet Le Soleil de nuit », gouache sur papier,
33,6 x 51 cm, 1916, Paris, Centre Pompidou, AM 1988-536, en ligne à l’adresse suivante :
https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/co4X4zj (consulté le 11 janvier 2021).
20. Valentin Parnakh, « Gontcharova et Larionow », in Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov,
L’art décoratif…, p. 15.
21. Léon Bakst (1866-1924) est un peintre, décorateur et costumier russe ; il a élaboré les
décors de Shéhérazade (1910) ou du Dieu bleu (1912).
22. Serge Diaghilev. L’art, la musique et la danse. Lettres, écrits, entretiens, Jean-Michel Nectoux,
Ilia S. Zilberstein, Vladimir A. Samkov (dir.), Paris, CND – INHA – Vrin, 2013, p. 364.
23. Le Coq d’or, opéra, créé à l’Opéra de Paris le 24 mai 1914, musique de Rimski-Korsakov,
livret de Biélsky, arrangé par Benois, chorégraphie de Fokine, décor et costumes de
Gontcharova. Le Coq d’or est un conte dans lequel le roi Dodôn se voit offrir par un
astrologue un coq qui pourra l’avertir de l’arrivée de ses ennemis. En échange, le roi doit
réaliser le vœu du magicien.
24. Sadko, opéra, août 1916 (reprise de 1911), théâtre Victoria Eugenia (Saint-Sébastien),
musique de Rimski-Korsakov, chorégraphie d’Adolphe Bolm, décor et costume de
Gontcharova. Il s’agit là encore d’un conte russe dont de Diaghilev n’a fait représenter
qu’une partie. Sadko est un marin tombé amoureux de la fille du roi des océans qu’il
ramène sur terre. Le ballet se déroule dans le royaume sous-marin peuplé de monstres
aquatiques.
110
MARIE CLÉREN
B-144).
112 MARIE CLÉREN
atténuent des coloris qui pourraient être jugés trop criards par le public.
Façonnés comme l’émail russe, les décors de Larionov reposent eux aussi
sur des coloris vifs, auxquels s’ajoutent parfois des teintes moins lumineuses,
telles que nous pouvons le voir dans Chout (1921) 25. Quelle que soit leur
nuance, les décors de Gontcharova et Larionov laissent peu de place au
vide ; l’espace est saturé de formes et de couleurs, depuis le décor jusqu’aux
maquillages des danseurs.
Cependant, contrairement aux autres mouvements d’avant-garde,
le mouvement éphémère créé par Larionov et sa compagne ne prétend
pas faire table rase du passé 26 ; s’il synthétise les tendances de son époque
(orphisme, cubisme et futurisme), le rayonnisme revendique également
une inspiration primitive qui a pour conséquence la disparition de la
perspective dans des décors où vont se fondre les danseurs.
Une « certaine tradition nationale russe »
Ainsi que le note Ilia Zdanévitch, un des rares critiques de Gontcharova et
Larionov, Gontcharova puise les sources de son œuvre dans l’art oriental,
qu’il soit populaire ou religieux :
25. Chout, légende russe, crée au théâtre de la Gaîté Lyrique le 17 mai 1921, musique de
Prokofiev, chorégraphie de Larionov et Slavinsky, rideau, décor et costumes de Larionov.
Chout est un bouffon ; il fait croire à sept autres bouffons qu’il a acheté un martinet
magique. Il feint de tuer sa propre femme et de la ressusciter pour vendre l’objet aux sept
benêts qui vont tenter eux aussi de faire revenir à la vie leurs épouses, en vain.
26. Timothée Bogomazov et al., « Manifeste des rayonnistes et des aveniriens », repris dans
Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes…, p. 561-562 : « Quant à nous, nous
ne déclarons aucune guerre. Où trouver en effet un adversaire à notre mesure ? Le futur
est derrière nous. […] Nous sommes bien plus proches des gens simples que de cette
engeance artistique qui colle à l’art nouveau comme les mouches au miel. […] Et nous
nous moquons bien de ces termes “art nouveau” et “art ancien” – c’est là une absurde
folie créée par des philistins en mal d’idée ».
27. Le loubok (au pluriel « loubki ») est une gravure paysanne sur bois ou sur cuivre datant
du XVIIe siècle.
N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »… 113
tant mais dans tous les cas, l’idée générale demeure sienne, comme on
le voit très clairement dans sa peinture de genre. Les compositions reli-
gieuses portent les traces de l’influence de la mosaïque byzantine, mais
surtout de la fresque et de l’icône russe, modifiées encore une fois dans
le sens d’une conception décorative différente et d’un essor spirituel 28.
Le dessin est construit comme si l’œil changeait de position selon les par-
ties qu’il regarde. Les parties d’un édifice par exemple, quand elles sont
dessinées plus ou moins selon les exigences traditionnelles de la pers-
pective linéaire, le sont chacune selon leur propre point de vue, c’est-à-
dire depuis le point de fuite qui leur est propre, avec quelque fois leur
propre horizon 32.
soulignées d’un trait noir, qui pourrait paraître naïf s’il n’évoquait pas
l’imagerie orthodoxe.
Les décors de Larionov et Gontcharova font référence à l’art sacré russe,
tout en exprimant la fascination de leurs créateurs pour les loubki et les
enseignes peintes. Ils s’intéressent autant à leurs sujets (sagesse populaire,
légendes chamaniques, etc.) qu’à leur manière que l’on peut qualifier de
« naïve ». Ils sont en effet de grands admirateurs de Pirosmani 39, artiste
géorgien découvert par Mikhaïl Le Dentu et resté méconnu de son vivant,
qui décora les devantures des fermes et des auberges qu’il fréquenta à
Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Son œuvre représente dans un style
primitif et des couleurs vives la société russe du début du XXe siècle, d’une
manière qui pourrait trouver son équivalent en France chez le Douanier
Rousseau 40. La perspective « écrasée », caractéristique de ses toiles cirées,
est utilisée par Gontcharova dans nombre de ses projets pour la scène.
Les toiles de fond du Coq d’or (fig. 1) n’ont pas de point de fuite, la peintre
créant ainsi l’impression d’un espace sans profondeur, où les personnages
du premier plan font la même taille que les portes des bâtiments au second
plan. L’aplatissement est encore plus visible sur le rideau de scène où
sont superposées des dizaines de maisons blanches sans qu’un rapport de
proportions soit établi entre elles. Les dimensions exagérées de la végé-
tation, ainsi que la simplification des traits de personnages aux mains
surdimensionnées, sont révélatrices également de l’influence de Pirosmani.
Les arbres extravagants du premier acte sont couverts d’immenses feuilles
et de fleurs aussi grandes que le soleil. La préférence de Gontcharova et
Larionov pour les aplats de couleur exprime une vision « toutiste » 41 de la
création qui relie la modernité à une tradition artistique ancestrale où l’art
n’a pas une vocation illusionniste mais tend à l’abstraction 42.
Du décor à la scénographie
Au-delà d’une vision plus subjective de l’objet qui s’exprime par les formes
et les couleurs, et le rejet des lois de la perspective, les peintres des Ballets
russes nous invitent à une réflexion sur la notion de « décor ». Dans leur
essai sur « Serge de Diaghilev ou la mise en scène des arts », les deux
artistes insistent sur la spécificité du décor de ballet, qui n’est en aucun
cas l’agrandissement d’une peinture de chevalet à l’échelle de la scène.
Comme le fait justement remarquer Iliazd, contrairement aux peintres
français qui manquent de « décorativité théâtrale » :
46. Il faut entendre « religieux » ici dans son sens étymologique « qui relie », « qui rassemble » ;
le théâtre est un lieu de réunion et d’échanges.
47. Georges Yakoulof (1884-1928) est un peintre et décorateur géorgien. Il a créé les décors
du ballet de Prokoviev, Le Pas d’acier (1925).
48. Vladimir Tatline (1885-1953) est un peintre et sculpteur russe.
49. Lioubov Popova (1889-1924) est une artiste constructiviste russe. Elle a élaboré les décors
du Cocu magnifique de Crommelynck, mis en scène par Meyerhold en 1922.
50. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, « Serge de Diaghilev… », p. 31. Voir aussi Christine
Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, Paris, CNRS, 1992.
51. Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) est un compositeur russe.
52. La Douma des boyards est un conseil privé convoqué par le tsar pour discuter ou ratifier
certaines décisions.
53. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, « Serge de Diaghilev… », p. 32 : « Elle les fit pla-
cer, face au public, de chaque côté du premier plan de la scène ; s’élevant en demi-troncs
de pyramides jusqu’à la frise ils prenaient la place des deux premiers châssis latéraux et
occupaient environ un quart de l’espace scénique. Les chanteurs, habillés d’un costume
uniforme de couleur framboise, constituaient un élément animé et sonore de la décora-
tion et étaient parfaitement visibles du chef d’orchestre ».
118 MARIE CLÉREN
54. Serge Diaghilev à Olin Downes, New-York Times, 23 janvier 1916, in Serge Diaghilev. L’art,
la musique et la danse…, p. 384.
55. Ibid. Voir aussi la lettre de Gontcharova à Diaghilev, juin 1914, p. 372 : « J’ai tout de suite
reçu les coupures où l’on parle du Coq d’or. Je suis très contente de son succès… ».
56. Renard, histoire burlesque, 1922, musique de Stravinsky, chorégraphie de Nijinska, rideau,
décor et costumes de Larionov. Renard, déguisé en religieuse puis en mendiante, tente
de s’emparer de Coq, sauvé par Chat et Bouc.
57. Mikhaïl Larionov, « Maquette du décor Renard », Programme officiel des ballets et opéras
russes de Serge de Diaghilew : Théâtre national de l’Opéra, quinzième saison russe, mai-
juin 1922, Paris, Opéra national de Paris, 1922, BNF Gallica, IFN-8415161, vue 19, folio 94r,
en ligne à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8415161x/f19.item
(consulté le 11 janvier 2021).
58. L’Oiseau de feu, conte russe en deux tableaux, 1910, musique de Stravinsky, argument et
chorégraphie de Fokine, décors de Golovine et Bakst pour la première version. En 1928,
Gontcharova imagine sa propre version. Gontcharova, « décor pour L’Oiseau de Feu »,
Ballets russes Diaghilew, décembre 1928-janvier 1929 : Théâtre de l’Opéra, programme du
20 décembre 1928, Opéra national de Paris., BNF Gallica, IFN-8415190, folio 419v, en ligne
à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8415190n/f26.item (consulté le
11 janvier 2021).
59. Serge Diaghilev. L’art, la musique et la danse…, p. 424.
N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »… 119
scène / salle par des constructions qui permettent d’exploiter les différentes
dimensions de la salle, le couple de scénographe ne touche jamais au cadre
de scène. Un décor se démarque de la production des Ballets russes, celui
du ballet Noces 60 réalisé en 1923 par Gontcharova 61 et qui pourrait inviter
à une forme de participation plus active du spectateur. À la demande
de Diaghilev et de Stravinsky, Gontcharova abandonne le rayonnisme
scénique et présente un décor austère, sans couleur ni surcharge déco-
rative. Comme Appia, elle crée des « espaces rythmiques » 62 composés
de volumes horizontaux et verticaux, d’escaliers, des plans surélevés et
inclinés sur lesquels jouent des zones d’ombres et de lumières. Cependant,
la scénographe ne sort pas du cadre de scène, qu’elle double même d’un
faux manteau d’Arlequin et d’un rideau trompe-l’œil. Ajoutons que les
ballets décorés par Larionov et Gontcharova ne furent montés que sur des
théâtres à l’italienne 63 : théâtre du Châtelet, théâtre de la Gaîté Lyrique,
théâtre des Champs-Élysées, Opéra, à Paris ; théâtre Victoria Eugenia à
Saint-Sébastien, Lyceum Theater à Londres, pour ne citer que les plus
importants. Ce rêve d’un théâtre ouvert ne put se concrétiser que dans
les soirées du bal Bullier, au bal de la Grande Ourse ou au bal Olympique,
où Gontcharova et Larionov s’investirent pleinement. Ils y créèrent des
décors éphémères et mobiles, peints ou projetés sur les murs, dans lesquels
l’explosion des limites du cadre de scène permet une pleine communion
entre artistes et participants.
Bien que la « nouveauté » de l’art décoratif créé par Gontcharova et
Larionov doive être nuancée, leur apport à la production scénique des
années 1914-1924 est considérable. Ils rencontrent un grand succès avant
Marie Cléren
Centre de recherche en littérature comparée
1. Bruno Tackels Les écritures de plateau. État des lieux, Besançon, Les solitaires intempestifs,
2015, p. 31.
2. L’écriture de plateau de Joël Pommerat implique la collaboration de nombreux métiers,
réunis pendant de longues périodes de recherche et de répétitions. Bruno Tackels inclut
d’ailleurs dans l’appellation d’« écrivain de plateau » tous les professionnels du spectacle
qui contribuent à cette écriture collective émanant du plateau. Dans ce sens, François
Leymarie, Éric Soyer, les acteurs et les actrices de la Compagnie Louis Brouillard, mais
aussi ses costumiers, costumières et accessoiristes, sont des écrivains de plateau.
3. François Leymarie désigne « l’ensemble des sources sonores qui sont en dessous du texte »
comme des « décors sonores », tout en précisant que Joël Pommerat « n’aime pas cette
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 121-134
122 NOÉMIE FARGIER
à mener l’enquête sur ce qui tient lieu de décor dans les spectacles de Joël
Pommerat, pensant l’articulation entre audible et visible, et la distinction
entre décor, espace et scénographie. Si le décor est ce qui figure un lieu, et
la scénographie ce qui structure l’espace, qui, du décor ou de la scénogra-
phie, peut être qualifié d’invisible dans les spectacles de Joël Pommerat ?
Et quels liens entre l’invisible, l’imperceptible et l’illusion ? Car l’écono-
mie d’éléments matériels cache l’envers du décor et la complicité d’une
équipe œuvrant de l’autre côté de la scène. Partant de mes impressions de
spectatrice et de mon travail d’analyse au long cours des spectacles de Joël
Pommerat 4, je m’intéresserai à la fabrique de ces décors et à la construction
de l’espace dans laquelle ils s’inscrivent. Je m’appuierai sur les entretiens
que j’ai réalisés avec François Leymarie et Éric Soyer en 2018 et 2020 5, et
mettrai en perspective leur réflexion avec mon propre questionnement.
Synergies
Lorsque j’ai questionné Éric Soyer et François Leymarie sur « ce qui tient
lieu de décor » dans les spectacles de Joël Pommerat, le premier m’a assuré
que cela reposait beaucoup sur le son tandis que le second précisait que
l’espace et la lumière venaient d’abord, chacun attribuant à l’autre le rôle
6. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie réalisé le
15 décembre 2020 au studio Sinuances, Paris.
124 NOÉMIE FARGIER
pour composer une image et faire exister un lieu scénique ne doivent jamais
apparaître comme tels, ni comme une soumission du comédien à la tech-
nique, mais travailler avec lui pour donner la sensation qu’ils constituent
son milieu de vie 7. Si l’apparition du décor exige la coordination minutieuse
de multiples techniques et artifices, il n’en est pas moins vivant car mou-
vant, éphémère. Nécessitant d’être reconstruit à chaque représentation,
il repose donc, sur scène et en régie, sur une main-d’œuvre chevronnée.
La part manquante
Dans les spectacles de Joël Pommerat auxquels j’ai assisté, depuis Au monde
(2004) jusqu’à La Réunification des deux Corées (2013) 8, le lieu scénique,
variant d’une courte scène à une autre, est figuré par des lumières, quelques
accessoires ou éléments scénographiques, dans une économie visuelle où
l’espace éclairé occupe, pour de nombreuses scènes, seulement un fragment
du plateau. La scène visible apparaît ainsi dans une zone délimitée par la
lumière et entourée de noir. Ce noir, cet invisible qui nimbe l’apparition,
n’est pas un vide abstrait mais le hors-cadre de la scène. Des sons acous-
matiques 9, musiques, bruits ou ambiances sonores, semblent provenir
d’un espace contigu, que nous nous représentons mentalement. L’espace
représenté trouve ainsi sa partie manquante dans notre imagination.
Dans Ma chambre froide (2011), dont la majorité de l’action se situe
dans un supermarché, le magasin n’est jamais représenté mais existe à
7. Marion Boudier, dans son ouvrage Avec Joël Pommerat. Un monde complexe, Arles, Actes
Sud, 2015, rapporte que l’auteur-metteur en scène cherche aussi à « faire oublier l’acteur »,
et qu’il choisit dans cette perspective des « gens qui ne portent pas sur eux leur identité
d’acteur » (p. 54).
8. Parmi les spectacles de cette décennie auxquels j’ai assisté : Au monde, Théâtre national
de Strasbourg, 2004 ; Les Marchands, Théâtre national de Strasbourg, 2006 ; Pinocchio,
Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), 2008 ; Je Tremble (1 et 2), festival d’Avignon, 2008 ;
Cercles / Fictions, Théâtre des Bouffes du Nord (Paris), 2010 ; Ma chambre froide, Odéon-
Théâtre de l’Europe, 2011 ; Cendrillon, Théâtre national de Bruxelles, 2011 ; La Grande et
fabuleuse histoire du commerce, Comédie de Béthune, 2011 ; Thanks to my Eyes, opéra
d’Oscar Bianchi, livret et mise en scène de Joël Pommerat d’après Grâce à mes yeux,
festival d’Aix-en-Provence, 2011 ; La Réunification des deux Corées, Odéon-Théâtre de
l’Europe, 2013. Ça ira. Fin de Louis (Manège de Mons, 2015) marque une rupture dans
l’esthétique de la compagnie et le processus de création, en s’emparant d’un sujet his-
torique (la Révolution française), en accordant une plus grande importance au texte et
en abolissant la séparation scène-salle. D’autres tournants ou ruptures pourraient être
observés, à l’intérieur de cette même « période » de création. Pour une approche com-
plémentaire des tournants esthétiques qui ont marqué la Compagnie Louis Brouillard
et des différents « types » de spectacles qui caractérisent son répertoire, voir l’ouvrage de
Marion Boudier, Avec Joël Pommerat. Un monde complexe.
9. Est dit « acousmatique » un son dont on ne voit pas la source.
LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES… 125
travers les musiques qui en proviennent, et que l’on entend depuis les
espaces de l’arrière-boutique où ont lieu les scènes faisant interagir les
membres du personnel. Les ambiances sonores permettent de situer ces
scènes dans un espace plus large que le lieu représenté, en faisant entrer
sur le plateau des sons en provenance d’un espace environnant, invisible.
Ces ambiances sonores, discrètes et réalistes, fonctionnent sur le même
principe qu’au cinéma où elles permettent de situer la scène et d’ouvrir
sur un hors-champ. Cette perception partielle d’un lieu, dont nous voyons
et entendons des fragments, nous permet d’en recomposer mentalement
la globalité et accroît aussi notre désir de voir et d’entendre ce qui s’y
passe. Cette recomposition n’est souvent pas consciente ni volontaire mais
participe à la sensation d’être englobé dans le monde recréé sur scène.
Le cas de Ma chambre froide est d’autant plus marquant qu’il s’agit
d’un dispositif circulaire, où l’espace scénique est encerclé par les specta-
teurs. Ceux-ci, lorsqu’ils se représentent le hors-scène, ne peuvent donc
pas le situer au lointain de la scène ou dans les coulisses. C’est, comme au
cinéma, un élargissement du cadre visible qui a lieu. Le cadrage réalisé par
la lumière, de la même façon qu’un cadrage cinématographique, agit selon
le principe du « cache » 10 pour reprendre les mots d’André Bazin. Le spec-
tateur de cinéma admet sans s’en étonner que lorsqu’« un personnage sort
du champ de la caméra […] il continue d’exister identique à lui-même en
un autre point du décor, qui nous est caché », dans la mesure où « l’écran
n’a pas de coulisses » 11. Or dans le théâtre de Joël Pommmerat, l’obscurité
profonde cache et fait oublier l’architecture théâtrale, pour plonger les
spectateurs dans la fiction, comme au cinéma, mais sans son « réalisme
photographique » 12, et avec les éléments du langage scénique : corps, paroles,
espace, son, lumière, qui permettent à eux seuls de reconstruire le réel,
ex nihilo 13. Un monde, au sens où il s’agit aussi de l’imaginaire d’un artiste,
dans lequel nous sommes invités à entrer. Un monde qui déborde le plateau
et se fait, par le sonore, univers. L’univers sonore de Joël Pommerat englobe
et déborde les autres éléments de la mise en scène et semble la marque
discrète de son monde intérieur.
Dans ses spectacles, si les lumières dessinent les espaces et donnent
une certaine couleur à la scène, leur beauté et leur précision éveillent aussi
l’admiration, tandis que le son agit plus souterrainement, secrètement. Une
10. Voir André Bazin, « Théâtre et cinéma » in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du
Cerf, 1975, p. 160.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 157.
13. Sur cette notion de réel dans les spectacles de Joël Pommerat, voir Marion Boudier, Avec
Joël Pommerat. Un monde complexe, p. 84-114.
126 NOÉMIE FARGIER
Prestidigitation
Cette perception parcellaire venant stimuler l’imagination se déploie tout au
long du spectacle, tant le fragment est au principe même de cette écriture.
Aussi, l’imagination du spectateur est-elle stimulée voire bousculée par
l’enchaînement des scènes, entrecoupées de noirs. Ces noirs profonds,
épais, autorisent toutes les ellipses et transformations, à une allure qui
parfois dépasse l’entendement. Entre les scènes, le spectateur n’a souvent
pas le temps d’attendre ou d’imaginer ce qui va suivre. Il reste imprégné
par ce qu’il vient de voir et de ressentir, au moment où une nouvelle scène
apparaît. Cette rémanence de l’image disparue, d’abord due à un phéno-
mène physiologique de persistance rétinienne, est à la fois accentuée par
le passage de la lumière à l’obscurité complète et bousculée par la rapidité
des enchaînements. Changement de lieu, changement d’époque, transfor-
mations des espaces et des personnages, apparitions monstrueuses, vision
nocturne, rêve, tout semble pouvoir surgir du noir. Dans ces transitions,
au cœur même d’une écriture scénique qui se fait orchestration, son et
lumière travaillent conjointement pour focaliser ou détourner l’attention du
spectateur. Au plateau, ce sont aussi les comédiens, guidés par des diodes
de couleurs, les régisseurs, machinistes et habilleuses qui contribuent à
fabriquer l’illusion. Car ces tours de prestidigitateurs exigent un réglage
de toutes les actions scéniques au millimètre et à la demi-seconde près. Un
des exemples les plus impressionnants de ces tours de passe-passe, que m’a
rappelé Éric Soyer lors de notre entretien, se situe dans Cercles / Fictions
(2010), première création de la compagnie en dispositif circulaire, avec
laquelle elle a fait preuve d’une virtuosité inégalée dans ces jeux d’appa-
ritions et de disparitions. La dramaturgie, résolument fragmentaire, et
même lacunaire, rappelant la continuité morcelée des rêves, croise trois
époques différentes : le Moyen Âge, le XIXe siècle et l’époque contempo-
raine. L’enchaînement des scènes ne cesse de surprendre, de dérouter ou
d’impressionner le spectateur.
14. Extrait de l’entretien que j’ai réalisé avec Éric Soyer en novembre 2020.
15. Ibid. Voir également l’entretien avec Éric Soyer réalisé par Marion Boudier et Alice Carré
pour le dossier sur l’entrée en scène de la revue Agôn : « Ce fut comme une apparition »,
Agôn, no 5 : L’entrée en scène, 2012, en ligne à l’adresse suivante : https://doi.org/10.4000/
agon.2707 (mis en ligne le 22 août 2012 ; consulté le 31 mars 2021).
16. Le « top », dans le vocabulaire de la technique théâtrale, désigne le moment précis pour
envoyer un effet son ou lumière depuis la régie. Le « top » peut être donné par un repère
de texte, de déplacement, un comptage, etc.
17. Spectacle que j’ai vu à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2011, et revu de multiples fois grâce
à sa captation vidéo (l’une des seules disponibles dans le commerce) : Julien Bechara,
Ma chambre froide. Une création théâtrale de Joël Pommerat, La Compagnie des Artistes,
2012, 140 minutes (DVD).
128 NOÉMIE FARGIER
L’invisible comme fond
Une fois les prémices d’un projet énoncées, la première étape consiste à
déterminer l’espace en termes volumétriques. Joël Pommerat et Éric Soyer
définissent ensemble un volume qui est celui de l’espace de jeu mais aussi
du public, ce qui implique de déterminer le dispositif scénique et la jauge.
18. Bad to the Bone de George Thorogood & The Destroyers, un tube de blues rock sorti en
1989.
19. Type de projecteur permettant une focalisation très précise et le dessin de surfaces ou
formes lumineuses, à l’aide de couteaux réglables et / ou de gobos (sortes de pochoirs
métalliques placés devant le projecteur).
20. Michel Chion, L’audio-vision, Paris, Nathan, 1990, p. 11.
LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES… 129
21. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie.
22. Sur ce rideau rouge scintillant, voir Joëlle Gayot et Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles,
Arles, Actes Sud, 2009, p. 42-45.
23. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie. Cette
exigence du noir est complexe, car contradictoire avec les normes de sécurité. Les sorties
130 NOÉMIE FARGIER
Notre matière première c’est la qualité du noir. Ce qu’on exige des lieux,
c’est de pouvoir faire un noir total. C’est quelque chose qui est écrit dans
tous les contrats de vente des spectacles. Une fois qu’on peut faire le noir
alors on peut commencer à faire de la lumière 24.
Neutraliser l’acoustique
La construction d’espaces sonores, partant de cette abstraction du silence,
tend d’abord à maîtriser l’environnement de la représentation, autrement
dit l’acoustique de la salle, avant de recomposer sonorement des lieux et de
travailler à un rapprochement de la scène et de la salle. Lorsqu’Éric Soyer
évoque les ambiances sonores de Pôles (1995), composées de glouglous
de radiateurs, de grésillements de frigidaires, de bruits de chaudières,
rendant sensibles les « petits appartements un peu étouffants » 25 où avait
lieu l’action, et le froid à l’extérieur, François Leymarie revient sur le désir
de Joël Pommerat de « ne pas être dans l’abstraction d’un vrai silence » 26.
de secours doivent en effet être signalées par des blocs lumineux, et seule leur obturation
permet de parvenir au noir complet.
24. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie.
25. Ibid.
26. Extraits de mon entretien avec François Leymarie, juin 2018.
27. Propos de François Leymarie recueillis lors de l’entretien croisé avec Éric Soyer.
28. Extraits de mon entretien avec François Leymarie, juin 2018.
LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES… 131
29. Propos de François Leymarie recueillis lors de l’entretien croisé avec Éric Soyer.
30. Ibid.
31. Micro HF (haute fréquence) : microphone sans fil, auquel est associé un récepteur, situé
en régie. Il peut être de taille variée. Le terme de « micro HF » est néanmoins utilisé, dans
le contexte du spectacle vivant, pour désigner les microphones sans fil de petite taille, pla-
cés sur les interprètes et permettant d’amplifier leurs voix. Le micro HF est accroché au
costume (micro cravate) ou fixé au visage de l’interprète pour une retransmission opti-
male. La Compagnie Louis Brouillard a fait le choix de placer ces microphones sur la
joue des comédiens.
32. François Leymarie développe l’idée d’une « couleur neutre », qui servirait de base à
la création. Cette notion de neutre fait partie du lexique de la Compagnie Louis
Brouillard qu’analyse Marion Boudier dans Avec Joël Pommerat. Un monde complexe,
p. 154-155. Elle explique comment Joël Pommerat, dans le prolongement de la pensée de
Roland Barthes, vise à une « suspension du jugement » dans la représentation du réel.
132 NOÉMIE FARGIER
35. Il s’exprime à ce sujet notamment dans l’un des entretiens réalisés par Joëlle Gayot pour
l’émission À voix nue sur France Culture, du 9 au 13 septembre 2013. « Je pense que si
j’avais un désir de cinéma, j’en ferais. Il y a une façon de faire du théâtre qui est propre
à quelqu’un comme moi qui a vécu cinquante ans dans un monde d’images. Je ne sais
pas à quel âge j’ai vu mon premier film. Peut-être à cinq ans, six ans au cinéma. Ma pre-
mière pièce je sais que je l’ai vue à treize, quatorze ans. Si je mets en rapport le nombre
de films que j’ai vus et le nombre de pièces de théâtre, on sait très bien de quel côté va
pencher la balance. Je suis nourri, comme vous, depuis le berceau, par l’image cinéma-
tographique, par l’image photographique. Je fais du théâtre avec ça. Et je n’ai pas l’im-
pression de devoir rendre des comptes à chaque fois que quelque chose qui se passe dans
un de mes spectacles peut être mis en relation avec le cinéma. C’est très étrange. Tous
les arts se pillent les uns les autres en quelque sorte. Ils ne se pillent pas, ça commu-
nique bien évidemment. Ce serait étrange que ça ne communique pas. Et c’est étrange
quand ça ne communique pas. Quand le théâtre est opaque, est complètement étanche
aux autres arts. Moi je vois encore des spectacles comme ça. C’est ça qui est probléma-
tique. ». Entretien audible à l’adresse suivante : https://www.franceculture.fr/emissions/
voix-nue/joel-pommerat-je-demande-davantage-l-acteur-de-se-depouiller-que-de-se-
remplir (consulté le 1er avril 2021).
134 NOÉMIE FARGIER
Noémie Fargier
École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
TRANSMISSIONS
CHEZ SOI SUR SCÈNE :
LE SPECTACLE DE LA
DOMESTICITÉ DANS
LES PRATIQUES DÉCORATIVES AU
THÉÂTRE DU SECOND XIXE SIÈCLE
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 137-150
138 BARBARA BESSAC
mur, posent tapis au sol, meublent dans les moindres recoins, tableaux au
mur, bibelots et vases fleuris sur les cheminées ; les armoires débordent
de linge, et pendant la performance, on remplit les tasses de thé et on
manipule le journal, les lettres et l’argenterie dans une gestuelle qui se veut
la plus naturelle possible. Le journaliste Léo Lespès demande d’ailleurs
en 1856 : « [l]a vie elle-même n’a-t-elle pas ses accessoires ? » 2, car c’est pour
ressembler le plus possible à la vie que le théâtre imite sa matérialité. En
se calquant sur le monde hors du théâtre, et notamment dans les espaces
privés, la frontière entre réel et imaginaire que constituait le proscenium
s’efface. La disparition de cette frontière crée le phénomène d’illusion, tel
qu’il est décrit par le décorateur Jean-Pierre Moynet en 1873 :
si la mise en scène est faite avec soin, si les décors sont bien peints, les
accessoires et les costumes consciencieusement étudiés, les spectateurs
peuvent se croire transportés dans le milieu même où l’auteur a placé
ses personnages : il y a illusion 3.
Théâtralisation de l’aménagement intérieur
À la fois support de la création d’une identité individuelle et caution d’une
appartenance collective, les objets, neufs comme anciens, deviennent
plus accessibles pour les classes intermédiaires urbaines dans la seconde
moitié du XIXe siècle et par conséquent, leur valeur symbolique et les
mécanismes de leur acquisition mutent. Les intérieurs de ces populations
connaissent deux progressions conjointes : le soin particulier appliqué à
l’espace intérieur et l’accumulation d’objets dans ce dernier. Cette double
évolution permet de repenser la relation de l’objet au décor domestique
et invite à réfléchir à la manière dont les préoccupations d’aménagement
des intérieurs ont donné une place centrale aux objets dans la présentation
de soi aux autres. Néanmoins, plus qu’un amoncellement machinal, la
pratique de la collection d’objets répond aussi à des manœuvres réflé-
chies : classification du monde pour mieux l’appréhender, le connaître
et se l’approprier. L’accumulation d’objets dans les intérieurs doit être
7. Alan Crawford, « The Arts and Crafts Movement », in By Hammer and Hand : the Arts
and Crafts Movement in Birmingham, Alan Crawford (dir.), Birmingham, Birmingham
Museums and Art Gallery, 1984, p. 9.
8. « Crawford is right to highlight the importance of atmosphere in Arts and Crafts contexts,
but his restriction of “atmosphere” to architecture overlooks the crucial role of the interior
[…] interiors were expected to, and did “create atmosphere” », Imogen Hart, Arts and
Crafts Objects, Manchester, Manchester University Press, 2010, p. 3.
9. Erving Goffmann, La mise en scène de la vie quotidienne [1956], vol. 1 : La présentation
de soi, Paris, Minuit, 1996.
10. Léo Lespès, « Les accessoires au théâtre… », p. 3.
11. Jean-Pierre Moynet, L’envers du théâtre, p. 161.
CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ… 141
12. Au sujet des objets « catalyseurs » au théâtre, voir Hélène Catsiapis, « Les objets au théâtre »,
Communication et langages, no 43, 3e trimestre 1979, p. 59-78.
13. L’expression de « révolution opérée par Montigny » est de Germain Bapst, Essai sur
l’histoire du théâtre…, p. 585.
14. Les charges qui reviennent à Montigny sont détaillées dans le renouvellement de son bail
avec le propriétaire des murs du théâtre du Gymnase, voir « Bail à M. Lemoine-Montigny
(21 mai 1867) : rapport de la commission spéciale chargée du renouvellement du bail à
l’assemblée générale du 3 mai », BNF, YF-966. Document numérisé accessible sur le site
Gallica.
15. Laurène Haslé, « Le cabinet du directeur de théâtre et la formation de l’auteur drama-
tique : l’exemple d’Adolphe Lemoine-Montigny », Revue d’histoire littéraire de la France,
120e année, no 3, 3-2020, p. 665.
142 BARBARA BESSAC
Objets domestiques :
réceptacles à signification
Dans Le Demi-Monde d’Alexandre Dumas fils (1855), l’intérieur privé a une
importance de premier plan, car la mise en scène cherche à représenter
cette « société qui tient à la bonne compagnie par le luxe, à la mauvaise
par les mœurs » 17. Cet entre-deux social est synonyme de réussite pour
les parvenues, et de « classe des déclassées » 18 pour les autres. La comédie
met en scène le destin de plusieurs demi-mondaines, femmes déchues ou
arrivistes : Valentine, divorcée, Suzanne, baronne parvenue, la comtesse de
Vernières, veuve. Elles interagissent avec des personnages masculins plus
ou moins respectables, essayant à tout prix de tirer le meilleur parti avec
un mariage qui offrirait statut et fortune. Représenter le demi-monde au
théâtre revient inéluctablement à faire preuve de zèle sur la décoration :
on cherche à exagérer l’éclat et le faste, à émerveiller tout autant les autres
personnages que le public qui assiste au spectacle. Le décor sert à concrétiser
cette « peinture du vice élégant » 19. Il est donc peu étonnant que la rocaille
ait été choisie par Montigny pour le style d’ameublement : le goût néo-
Louis XV, en plus d’être à la mode, convoque l’idée de la démesure et des
excès. On associe alors Suzanne, la baronne parvenue, avec son mobilier,
imaginant que « [l]orsqu’elle s’est vue dans un salon tendu de damas jaune,
elle a pris un titre assorti à son ameublement » 20. Dans son intérieur, tout
est fait pour tromper sur la réalité de ses origines. Les armoiries qui ornent
les éléments de mobilier permettent une affiliation pérenne à l’objet : cette
Valentine. Mais vous êtes dans les nouveaux quartiers, dans un désert,
on pourrait s’y égorger, personne n’y verrait rien… Je mourrais d’en-
nui par ici. Moi j’ai trouvé, rue de la Paix, un amour d’appartement au
second de la rue, trois mille cinq cents francs, et le propriétaire met les
papiers. Le salon sera rouge et or, la chambre à coucher en brocatelle
jaune et le boudoir en satin de Chine bleu. Je renouvelle tout mon mobi-
lier, ce sera ravissant 22.
la bourgeoisie qui désire meubler et décorer son logis du meilleur goût 26.
Souvent écrits par des femmes et adressés aux maîtresses de maison, ils
entraînent une codification de l’acquisition d’objets et de leur disposition.
Ils ritualisent leur exposition et fixent l’idée que la décoration permet de
rehausser son image sociale. Consciemment ou non, le public recherche
les signes auxquels se rattachent les objets. Le décor réaliste et détaillé sert
de point de référence pour identifier les personnages et leur appartenance
sociale à travers le décor qui les entoure. La présence de certains accessoires
sous-entend un rang social particulier, leur surabondance, l’intempérance
et le manque de vertu, et leur insuffisance ou absence, un déclassement.
Le public est directement impliqué pour déceler les supercheries des per-
sonnages tentant de dissimuler leurs problèmes d’argent sous les apparences
luxueuses, grâce à la reconnaissance et l’identification des stéréotypes
sociaux que suggèrent ces décors codifiés. Dans la scène d’ouverture de
Maison Neuve de Victorien Sardou (1866), Bastienne, employée de maison,
nettoie l’argenterie du foyer. Cette chorégraphie domestique constitue ici
un élément clé pour déterminer le capital social des personnages dont il
est question dans cet intérieur. L’image sociale qui se dégage de cet objet à
la fois utilitaire, précieux et décoratif, se lit au théâtre comme à l’intérieur
des foyers 27. De l’autre côté de la Manche, l’argenterie possède le même
rôle, et est même considérée comme le premier des symboles de statut de
l’Angleterre victorienne. Elle est pareillement exposée sur scène, comme
dans la comédie Ours (Les nôtres) (1866) de Thomas William Robertson 28.
Confrontant les sentiments humains – souvent, l’amour – avec les conven-
26. Voir Mme Pariset, Nouveau manuel complet de la maîtresse de maison ou Lettres sur
l’économie domestique, Paris, Librairie encyclopédique de Roret, 1852 ; Isabella Mary
Beeton, The Book of Household Management, Londres, S.O. Beeton, 1861 ; Eliza Warren,
How I Managed my House on Two Hundred Pounds a Year, Londres, Houlston & Wright,
1864 ; Louise d’Alq, Le maître et la maîtresse de maison [1882], Paris, bureaux des Causeries
familières, 1887 ; H.J. Jennings, Our Homes, and How to Beautify Them, Londres, Harrison
and sons, 1902. Voir aussi l’étude de Rachel Rich, « Designing the Dinner Party : Advice
on Dining and Décor in London and Paris, 1860-1914 », Journal of Design History, vol. 16,
no 1, 2003, p. 49-61.
27. Manuel Charpy constate, à travers l’étude des inventaires après décès, que l’argenterie
revêt tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle le rôle de gage du capital familial,
et que son entretien, auquel les domestiques consacrent chaque semaine plusieurs heures
de travail, est ritualisé à l’extrême et codifié dans des manuels à l’usage des employées
de maison. Voir Manuel Charpy, Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle
et identité sociale. Paris, 1830-1914, thèse d’histoire contemporaine, université de Tours,
2010, 2 vol., 1 368 p. (dactyl.), p. 338.
28. Thomas William Robertson, Ours. A comedy, Chicago, Dramatic Publication Company,
s.d. Au deuxième acte, entre en scène une desserte en argent sur pied sur laquelle est dis-
posé un véritable service à thé en porcelaine et argenterie. Des bibelots, des fleurs dans
des vases et des statuettes en tout genre s’étalent sur les meubles et les tables. Sur l’argen-
CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ… 145
Mise en spectacle de la décoration :
le personnage du tapissier
La scène théâtrale s’adapte au modèle des structures spectaculaires générées
au XIXe siècle, comme les Expositions universelles, les grands magasins
ou les musées. Elle aussi dispose et combine les objets afin de produire
une interprétation par rapport aux références sociales et culturelles du
monde réel, et façonne les représentations collectives 29. La mise en spec-
tacle de l’objet au théâtre sous-entend aussi la capacité à animer le décor.
Sa manipulation, mais aussi sa composition ou sa destruction pendant la
performance constituent un spectacle en soi. Les changements de décor,
traditionnellement dissimulés derrière le rideau, peuvent intervenir pen-
dant le jeu, notamment grâce à l’intervention du personnage du tapissier,
comme dans Maison Neuve.
La comédie de Victorien Sardou raconte le déménagement d’un
couple de commerçants désireux de s’adonner aux fastes du nouveau
Paris. Ils quittent ainsi leur maison bourgeoise meublée d’antiquités de
la rue Thévenot pour un immeuble neuf du boulevard Malesherbes où
leur intérieur scintille de dorure, bien qu’il soit surtout décoré de contre-
façons. Inévitablement, dans cet univers des apparences, ils ne tardent
pas à être dupés et à tout perdre. Alors que le décor de la rue Thévenot
était fixe, celui de l’intérieur neuf est animé : quand le rideau se lève sur
l’appartement, le tapissier achève de poser les tentures et de peaufiner la
décoration. La décoration des intérieurs de la maison neuve étant louée,
le tapissier a dans la fiction la fonction de décorateur de la comédie que
joue le couple. Il revêt une importance toute particulière : en construisant
le décor scénique pendant la pièce, il matérialise la mise en abyme de la
performance sociale dans la performance théâtrale. À la douzième scène
du troisième acte, après la disgrâce du couple désargenté, le tapissier
terie comme symbole social en Angleterre, voir Asa Briggs, Victorian things, Londres,
B.T. Batsford, 1988, p. 25.
29. Sur les représentations engendrées par les objets dans la littérature, voir Marta Caraion,
« Objets en représentation, XIXe-XXe siècles : une introduction », in Usages de l’objet.
Littérature, histoire, arts et techniques, XIXe-XXe siècles, Marta Caraion (dir.), Seyssel,
Champ Vallon, 2014, p. 7-37.
146 BARBARA BESSAC
Cette scène du tapissier a été accueillie par quelques sifflets, parce qu’elle
est fausse et inutile. Comment Sardou qui sait tout, qui cause procès
comme un avocat, et finance comme un banquier ; qui connaît par expé-
rience les droits du locataire et des fournisseurs, comment Sardou ignore-
t-il qu’aucune loi n’autorise un tapissier à enlever à trois heures du matin
des meubles dans une maison habitée 31 ?
30. Victorien Sardou, Maison neuve : comédie en cinq actes, en prose, acte III, scène XII, Paris,
M. Lévy, 1867, p. 153.
31. Albert Wolff, « Gazette de Paris », Le Figaro, 5 décembre 1866, p. 1.
32. Paul Girard, « Théâtres », Le Charivari, 6 décembre 1866, p. 2.
CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ… 147
Logiques commerciales
Au théâtre, les tapissiers ne sont pas seulement des personnages de fiction.
Les artistes du décor, dont les compétences s’apparentent traditionnelle-
ment à celles de peintres polyvalents sur très grand format, collaborent avec
les chefs des accessoires, lesquels laissent peu à peu place aux boutiquiers,
habiles connaisseurs des modes et goûts du public en matière de bibelots.
Cette relation artistique et commerciale particulière confirme la demande
de réalisme du public et annonce les mécanismes de la publicité des objets
via le théâtre. La scène constitue un espace publicitaire pour les tapissiers
et l’économie de la décoration d’intérieur, puisque les meubles et objets
sur scène sont les mêmes marchandises que celles exposées en magasin,
et qu’ils sont disposés dans une démonstration d’usage, à la manière de
suggestions d’aménagements qui commencent à apparaître dans les espaces
commerciaux 33. Corrélée à la libéralisation accrue de la société, cette logique
s’installe dans les décennies suivantes. Dans les années 1890, cette relation
prend un nouveau tournant avec l’implication croissante des entreprises
d’ameublement et les maisons d’ébénisterie. Ces enseignes développent
des relations privilégiées avec les théâtres en exposant leurs produits sur
scène, ce qui est moins le cas pour les grands magasins de produits divers.
Comme le souligne Manuel Charpy, « les grands magasins, emblématiques
d’un nouveau capitalisme commercial où le spectacle de la marchandise
doit permettre d’écouler des produits préfabriqués sont paradoxalement
peu présents dans les théâtres » 34. Les intérieurs sur scène varient ainsi
selon le goût local : en 1894, une adaptation de Divorçons ! de Victorien
Sardou au Daly’s Theatre de Londres requiert le concours du magasin de
mobilier anglais Oetzmann & co pour meubler copieusement le plateau, en
échange de la mention de la marque dans les documents promotionnels de
33. Voir par exemple les catalogues des magasins londoniens Oetzmann & co, proposant
des combinaisons de mobilier et accessoires pour des pièces entières, et dont les illus-
trations rappellent celles, publiées dans la presse, des plateaux de théâtre qu’ils four-
nissent. Guide to House Furnishing, Oetzmann & co, 1879, musée des Arts décoratifs,
Paris, W715.
34. Manuel Charpy, « Attractions. Spectacles vivants et grands magasins (1860-1940) », Revue
d’histoire du théâtre, no 276, 4e trimestre 2017, p. 130.
148 BARBARA BESSAC
la pièce 35. Cette même enseigne meuble des ensembles décoratifs entiers
pour les pantomimes et les comédies du Prince of Wales’s Theatre, avec
le même dispositif de vente d’intérieurs complets qu’elle utilise dans les
espaces d’exposition de ces magasins de Hampstead road.
Le commerce des arts décoratifs développe ainsi une double fonction :
la vente au public et la location aux entreprises théâtrales. L’étude d’inven-
taires comme ceux de la Maison Soubrier à Paris montre l’apparition
progressive d’une section « théâtres » dans leurs activités, parallèlement à
l’inclusion du dispositif théâtral dans l’organisation des espaces de vente 36.
Les magasins passent en effet de l’exposition de meubles par type à la
reconstitution d’intérieurs entiers au mobilier assorti, par style ou par
période, appliquant les méthodes de la décoration théâtrale à l’installation
commerciale. Les maisons offrent aux théâtres des réserves de mobilier
varié pouvant servir dans de nombreuses performances se déroulant dans
un intérieur contemporain. Ces dépôts sont régulièrement actualisés ;
les décors évoluent ainsi au gré des modes, et combinent le travail de
peintres décorateurs reconnus avec un mobilier dernier cri. Comme dans
Le Demi-Monde, le décor choisi pour encadrer Les Demi-Vierges, comédie
de Marcel Prévost, utilise le motif décoratif pour appuyer la caricature des
personnages incarnant la figure féminine de la parvenue ou de la demi-
mondaine. Alors que le décor de la première version de 1895 au théâtre
du Gymnase exhibe un intérieur japonisant, du mobilier en osier et des
costumes de la Maison Paquin, la version de 1900 à l’Athénée met en scène
les actrices dans « des meubles du dernier genre anglais » 37. Ce « genre
anglais » désigne le décor modern style fourni par la Maison Soubrier, qui
s’harmonise avec les décors peints par M. Roncin-Rubé. La diversité des
activités de la Maison souligne la porosité des dispositifs spectaculaires et
commerciaux de la fin du siècle, l’entreprise fournissant à la fois l’exposition
du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie (1896), le magasin du
parfumeur Delettrez rue royale (1897), les ameublements du nouvel hôtel
Ritz (1898), le salon Louis XIII des décors de la pièce fantastique d’Henry
Revers Violon fantôme (1898), ou les décors Art nouveau de la comédie
35. Programme de Fazziamo Divorzio, Archives D’Oyly Carte / Savoy Theatre, Victoria &
Albert’s Theatre and Performance collection, THM/73/8/1.
36. Musée des Arts décoratifs, fonds Soubrier (maison), MAD-AN-AD-Soubrier.
37. « Théâtres », La Liberté, 1er octobre 1900, p. 3. Pour la version de 1895, voir les défets de
presse, BNF, département des arts du spectacle, 4-ICO THE-1798. Certaines illustra-
tions sont disponibles sur Gallica. Quant à la version de 1900 au théâtre de l’Athénée,
les décors sont de M. Roncin-Rubé et de la Maison Soubrier, voir BNF, département
des arts du spectacle, 4-ICO THE 4676. Illustrations disponibles sur Gallica : départe-
ment estampes et photographie, FT 4-NA-237 (5) et album de portraits de Reutlinger,
PET FOL-NA-260 (9).
CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ… 149
Barbara bessaC
Université Paris Nanterre / Université de Warwick
38. Les Médicis d’Henri Lavedan au théâtre des Variétés, décors Amable et Maison Soubrier,
BNF, département des arts du spectacle, 4-ICO THE-3979. Document numérisé acces-
sible sur le site Gallica.
39. Honoré de Balzac, « Avant-propos à la Comédie humaine », in Œuvres complètes, t. 1,
Paris, A. Houssiaux, 1855, p. 20.
40. Voir Gwenaële Rot, Planter le décor. Une sociologie des tournages, Paris, Presses de Sciences
Po, 2019, en particulier le chapitre 7 : « La fabrique d’un espace de signes », ainsi que Oleg
Lebedev, « “La robe sans couture de la réalité” : André Bazin et l’apologie du réalisme
cinématographique », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 12, no 4, 2016, en ligne
à l’adresse suivante : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=870 (consulté le
11 mars 2021).
41. Voir à ce propos Jean-Pierre Berthomé, « Les décorateurs du cinéma muet en France », 1895.
Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 65, 2011, en ligne à l’adresse suivante : http://journals.
openedition.org/1895/4437 (mis en ligne le 1er décembre 2014 ; consulté le 11 mars 2021) et
Delphine Le Nozach, « Les produits et les marques dans les films. Un processus d’inser-
tion symbolique et communicationnel », Communication & management, vol. 10, no 1,
2013, p. 38-49.
LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE
ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE
DU DÉCOR DANS LA FICTION
HISTORIQUE À TRAVERS
L’EXEMPLE DU CHEVALIER DE
MAISON-ROUGE (1847-1914)
1. Alain Carou, Le cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre. 1906-1914, Paris,
École nationale des Chartes – AFRHC, 2002.
2. Georges Sadoul parle du « style théâtral de Capellani ». Georges Sadoul, Le cinéma devient
un art. 1909-1920, t. III, Paris, Denoël, 1951, p. 23. Cet imaginaire a en partie été questionné
par des publications récentes et notamment le numéro de 1895. Mille huit cent quatre-
vingt-quinze consacré à Capellani, no 68, hiver 2012 : Albert Capellani. De Vincennes à Fort
Lee, Jean A. Gili et Éric Le Roy (dir.). Voir aussi le travail de David Bordwell, en ligne à
l’adresse suivante : http://www.davidbordwell.net/blog/2011/07/14/capellani-trionfante/
(mis en ligne le 14 juillet 2011 ; consulté le 17 juin 2021). Mais un travail précis de com-
paraison et d’analyse théâtre / cinéma, à partir de sources premières, reste à mener pour
déconstruire cet imaginaire.
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 151-168
152 MÉLISSA GIGNAC
émotions représentées que dans les décors, via notamment le cadre fixe et
frontal de la prise de vues. Notre hypothèse est que la théâtralité 3 désigne
davantage un imaginaire du cinéma de cette période – véhiculé notamment
par les documents promotionnels et les discours sur le cinéma – qu’une
réalité filmique.
Nous proposons comme terrain d’exploration de cet imaginaire une
étude comparative des mises en scène théâtrales et cinématographique du
Chevalier de Maison-Rouge. Ce drame révolutionnaire, issu du roman
d’Alexandre Dumas père, a été porté à la scène par Dumas lui-même et
Alexandre Maquet (en 1847, au Théâtre historique ; en 1869 et 1888 au théâtre
de la Porte Saint-Martin) puis au cinéma par Albert Capellani 4 en 1914.
Il raconte, pendant la Révolution française, l’histoire d’amour contrariée
entre Maurice Lindey, citoyen révolutionnaire, et Geneviève Dixmer, mariée
à un royaliste dont elle partage les opinions. Le couple officiel héberge par
ailleurs le chevalier de Maison-Rouge, qui cherche désespérément à faire
libérer Marie-Antoinette de la prison du Temple. Dans la tradition du
roman historique, l’Histoire sert de prétexte à une intrigue romanesque.
Les archives théâtrales et cinématographiques nous permettent de com-
parer les matérialisations et incarnations effectives de l’œuvre romanesque
au théâtre et au cinéma, à une période charnière. Les décors marquent
les esprits de plusieurs générations de spectateurs, aidés qu’ils sont par
les reprises et succès de la pièce sur plusieurs décennies. Le spectaculaire
n’est pas en reste. À la suite du théâtre, le cinéma importe l’intrigue à
l’écran. Dès lors se pose la question de l’appropriation ou de l’emprunt à
l’endroit du décor. Réputé pour être un « théâtre d’action » 5, connu pour
ses effets spectaculaires à plus grande échelle (guerre en plein air, incendies
embrasant tout un décor par le biais d’effets spéciaux, etc.), encouragé pour
tourner sur les lieux mêmes des événements historiques, le cinéma révolu-
tionne-t-il le décor du Chevalier de Maison-Rouge ? Quel sera l’apport du
cinéma à ce drame ? Dans quelle mesure poursuit-il l’esthétique théâtrale
ou s’y oppose-t-il ? La référence au théâtre, dans le processus de fabrication
comme de réception, relève-t-elle uniquement de l’intrigue romanesque,
du partage d’un imaginaire, d’une réalité esthétique ?
3. Nous utiliserons ce terme à la fois comme référence imaginaire, réelle et symbolique. À ce
propos, voir Marguerite Chabrol et Tiphaine Karsenti, Théâtre et cinéma. Le croisement
des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
4. Albert Capellani est administrateur et metteur en scène au théâtre de l’Alhambra, avant
de devenir metteur en scène au cinéma, chez Pathé, en 1905. Au regard du succès de ses
films et de son talent, il devient directeur artistique de la SCAGL, créée en 1908 par Pierre
Decourcelle et Eugène Gugenheim.
5. E.L. Fouquet, « Le cinéma, théâtre d’action », Le cinéma et l’écho du cinéma réunis, no 32,
4 octobre 1912, p. 1.
LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR… 153
Entre spectaculaire et intimisme (1847)
Le drame est joué pour la première fois au Théâtre historique le 3 août 1847.
L’adaptation comporte douze tableaux. L’appréhension de la première
mise en scène de 1847 se fait à travers une unique source iconographique :
l’esquisse du décor du onzième tableau, « une berge sous le pont Notre-
Dame » 6. Le recours à des sources écrites sert de palliatif aux images man-
quantes mais s’avère parfois décevant comme en témoigne la publication
de la pièce dans Le Théâtre contemporain illustré. Ce texte se vante de
faire « apprécier, par la lecture » le drame, tout en « réduisant l’ouvrage à
sa valeur réelle, en le dépouillant, dans le recueillement du cabinet, des
illusions de la représentation, des prestiges du théâtre et de l’animation
des personnages » 7. L’ascèse revendiquée dans le drame écrit nous per-
met cependant de comprendre l’apport de la scène au texte par quelques
substantifs que nous retrouvons dans les critiques parues en 1847, tels
« illusions », « prestiges » ou encore « animation ». Les articles concordent
pour attribuer le succès de la pièce au faste de la mise en scène. Le Journal
des théâtres reconnaît qu’elle « est un chef-d’œuvre de difficultés vaincues
[qui] produit un grand effet sur les masses » 8. Théophile Gautier voit quant
à lui « une merveille de mise en scène » 9. Les sources vantent le succès
public de la pièce qui fit courir tout Paris 10.
Cependant, le caractère spectaculaire de la mise en scène est aussi la
raison pour laquelle la pièce est vilipendée, les critiques ne partageant pas
nécessairement le goût du public. Ainsi Le Journal des théâtres poursuit :
De tous les romans de M. Alexandre Dumas, celui du Chevalier de Maison-
Rouge, parce qu’il est le moins bon peut-être, était celui qui présentait
le moins d’inconvénients pour une transformation scénique. […] tout
cela se fond, se perd dans un ton, dans une teinte unique, la couleur
sanglante de la Terreur.
Voilà surtout ce qui a tenté M. A. Dumas, voilà son élément essentiel ; les
moyens sur lesquels il a compté pour obtenir le succès, ce ne sont pas le
style, la passion, la marche rigoureuse d’une action fortement nouée, le
destin de hardis caractères, l’intelligente invention de faits habilement
préparés ; non, cette fois, il a fait fonds, hélas ! sur le spectacle de che-
vaux, de canons, de tambours, de piques, de grilles, de cachots et sur la
guillotine dont on aperçoit presque les degrés 11.
Il est certain qu’il y avait là tout un art nouveau, et que ce travail d’où
allait sortir l’œuvre était un spectacle aussi étrange qu’il était grandiose
et, parfois même, émouvant. […]
Quel bruit ! quel vacarme ! quel désordre admirablement réglé, et sur-
tout quelle rapidité entraînante ! […]
[I]l y a bien véritablement un art, art spécial, nouveau venu peut-être
dans l’histoire du théâtre, mais devenu l’indispensable collaborateur des
dramaturges modernes : l’art de la mise en scène.
Eh bien ! Dumas avait ce génie : il était aussi grand metteur en scène qu’il
était puissant écrivain dramatique […].
Je ne crois pas que le relief et le mouvement aient pu aller plus loin, ni
qu’on n’ait jamais développé à un degré plus remarquable le secret de
faire vivre et parler les masses 23.
20. Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis 25 ans, p. 130.
21. « Le mot [pittoresque] se répand en dehors du langage pictural à propos d’une chose
digne d’être peinte (1738, draperies pittoresques), d’un paysage, d’un lieu qui retient l’at-
tention par son caractère original (1749), inspirant la mode des voyages pittoresques qui
se multiplient à la fin du XVIIIe et au XIXe siècles », Alain Rey, Dictionnaire historique
de la langue française, Paris, Le Robert, 1998, p. 2260.
22. Adolphe Laferrière (1806-1877) est un acteur français qui débute au Théâtre-Français.
Il obtient par la suite un engagement au théâtre de la Porte Saint-Martin grâce à Frédérick
Lemaître. Il interprète plusieurs rôles dans les pièces d’Alexandre Dumas, père et fils.
23. Adolphe Laferrière, Mémoires de Laferrière, t. II, Paris, Dentu, 1876, p. 254-257.
24. Vincent Robert, « Théâtre et révolution à la veille de 1848 : Le Chevalier de Maison-Rouge »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 186-187, 2011, p. 30-41.
156 MÉLISSA GIGNAC
mais aussi la dimension sonore du spectacle : bruits, vacarme, cris et, bien
entendu, chant 25. De quoi exercer une véritable fascination sur le public.
Il faut attendre la mise en scène de 1888 pour trouver mention d’une
dimension esthétique négligée dans les différentes critiques de la pièce
de 1847. À l’occasion d’une nouvelle mise en scène au théâtre de la Porte
Saint-Martin, on apprend d’un critique et ancien spectateur de 1847,
que deux tableaux ont été ôtés pour ramener le spectacle à une durée
plus raisonnable (la première mise en scène durant six heures d’après
les sources). C’est l’occasion pour lui de regretter le retrait d’une scène
en particulier :
Ce texte, outre le fait qu’il soit instructif sur une dimension jusque-là
inédite de la mise en scène de 1847, pousse le chercheur à être attentif aux
biais qui sont les siens dans l’appréhension de sources parcellaires, qui ne
rendent compte de la mise en scène qu’incomplètement. Les artistes des
ateliers à l’origine des décors sont systématiquement mentionnés pour
le brio de leur contribution mais c’est parfois au détriment de ce qui fait
véritablement le sel de la mise en scène. En 1847, par exemple, il s’agit d’un
jeu intimiste, qui donne la primauté au geste sur la parole, par le biais d’une
25. Théodore E. B., Le Dernier chant des Girondins, air chanté dans le Chevalier de Maison-
Rouge, au Théâtre historique, Paris, Imp. Chassaignon, 1847, BNF, YE-55471 (743). Sur
cette question voir Olivier Bara, « Le Théâtre-Historique, théâtre en musique », Cahiers
Alexandre Dumas, p. 18-30.
26. Un Monsieur de l’orchestre, « La Soirée Théâtrale », Le Figaro, 29 décembre 1888, no 364,
p. 3.
LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR… 157
scène qui symbolise, par l’intermédiaire d’un objet médiatisé – le portrait
de la reine – la disparition de la monarchie. Le décor « crépusculaire » qui
l’accueille est celui d’un « petit salon garni de boiseries peintes » qui n’a
rien de spectaculaire. Cet indice, éclos au détour d’une critique tardive,
nous met sur la voie d’un régime de représentation pluriel qui articule
débordement de sens et effet de sens. On constate le jeu d’équilibriste pour
les metteurs en scène (Dumas et Hostein), dans l’articulation du drame
historique et intime 27.
La reconstitution historique : entre quête
d’authenticité et imaginaire (1869-1888)
C’est au théâtre de la Porte Saint-Martin, alors dirigé par Raphaël Félix 28,
que le Chevalier de Maison-Rouge réapparaît en 1869. L’épisode du temps
des Girondins est mis en scène sur douze tableaux dont une illustration
est parvenue jusqu’à nous via une image de presse au support non iden-
tifié. Le quatrième tableau, reproduit en noir et blanc, représente la cour
du Temple (fig. 1).
Ce qui frappe avec cette illustration, c’est qu’elle masque d’emblée
plus qu’elle ne montre le décor qui se fait oublier derrière le nombre de
figurants sur scène, les accessoires qui constituent autant de symboles
révolutionnaires (bonnets phrygiens, braies et cocardes, piques et armes
diverses, la charrette au premier plan), ou encore le mouvement glo-
bal du peuple à l’unisson. L’unité visuelle du lieu s’accorde avec l’action
représentée. Les révolutionnaires sont tous unis dans un même but, qui
est constitutif de la dramaturgie de la pièce : lutter contre la monarchie,
instaurer et défendre la Révolution, y compris par la force et la violence.
Sur cette illustration, on observe un travail en trompe-l’œil qui valorise le
lieu historique, avec les donjons de la prison du Temple, forteresse dont
il paraît impossible de s’échapper (rappelons que la libération de la reine
est l’un des enjeux du drame). Cette illustration du décor rend compte de
la fonction remplie par celui-ci : il n’est pas un élément décoratif global et
ajustable à tous les récits mais bien « une présentation topographique et
historique du lieu dramatique » 29. Il donne au drame, « une couleur locale
27. Florence Naugrette, Le théâtre romantique. Histoire, écriture, mise en scène, Paris, Seuil,
2001, p. 196-204.
28. Raphaël Félix (1825-1872) est acteur, imprésario de sa sœur Rachel et directeur du théâtre
de la Porte Saint-Martin (1868-1871).
29. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1965,
p. 16.
158 MÉLISSA GIGNAC
30. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, p. 18.
31. Pierre Sérié, La peinture d’histoire en France. 1860-1900, Paris, Arthena, 2014.
LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR… 159
Les images de la pièce parvenues jusqu’à nous mettent en scène cet éclairage.
L’affiche montre la lumière directionnelle sur le personnage de
Geneviève, qui risque sa vie, et la relative obscurité du Tribunal révolu-
tionnaire, accentuant la dramaturgie de la scène (fig. 2). Il en va de même
de l’illustration du tableau qui, sans en faire l’unique source de lumière
de la scène, valorise quand même à l’image son originalité, par contraste
avec le caractère sombre du reste du décor (fig. 3). L’obscurcissement
du décor participe à la valorisation du drame humain, en attirant l’œil
sur l’émotion du personnage au visage éclairé. Une source du début
du XIXe siècle, citée par Cristina Grazioli, atteste de la conscience du rôle
que joue la lumière par l’intermédiaire du « décorateur intelligent qui en
exploite les potentialités » : « l’aspect général de la scène […] pourrait lui-
même devenir expressif. […] Le décorateur, à son tour, devra “mettre en
rapport tout l’espace visible environnant, et répandre la pâleur, la tristesse
sur toute l’extension de la scène” » 34.
L’art technique du cinéma
L’affiche du film d’Albert Capellani reprend les éléments qui ont fait le
succès des adaptations théâtrales (fig. 4).
La SCAGL exploite la valeur marchande du portrait et du nom de
Dumas. L’affiche met en scène le tableau devenu le plus célèbre, le Tribunal
révolutionnaire, animé par une reprise de l’éclairage au quinquet qui fait
apparaître Geneviève sur le banc des accusés, en morte vivante tant sa
peau est livide.
Les photographies d’exploitation 35 présentent des scènes de liesse
révolutionnaire, rassemblant une forte figuration dans des pauses caracté-
ristiques (indignation, euphorie, horreur, etc.), dignes des conventions de
la scène théâtrale 36. L’analyse de ces sources promotionnelles a longtemps
induit en erreur les historiens du cinéma, qui ont souvent décrit le « style
théâtral de Capellani » 37 selon les codes des images publicitaires, sans véri-
tablement analyser les images filmiques pour elles-mêmes. Le film répond
35. Fondation Pathé, PHO – P – 1965 à 1976 ; puis PHO – P – 769 à 774.
36. Charles Aubert, L’art mimique, Paris, E. Meuriot, 1901.
37. Georges Sadoul, Le cinéma devient un art. 1906-1914, t. III, p. 23.
162 MÉLISSA GIGNAC
38. Concernant Albert Capellani, voir Albert Capellani. De Vincennes à Fort Lee (1895, no 68).
Voir spécifiquement dans ce numéro l’article sur les décors de Jean-Pierre Berthomé :
« Décors et espace dans les films français de Capellani », p. 137-150. Voir aussi Christine
Leteux, Albert Capellani. Cinéaste du romanesque, Grandvilliers, La tour verte, 2013. Voir
également le livret qui accompagne l’édition Pathé du coffret DVD (2010).
39. Pierre Trimbach est un opérateur de prise de vues important de la SCAGL. Il a publié ses
mémoires dans un livre riche d’enseignements sur sa pratique : Pierre Trimbach, Quand
on tournait la manivelle… Il y a 60 ans… Les mémoires d’un opérateur de la Belle Époque,
Paris, éditions CEFAG, 1970.
LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR… 163
40. Olivier Goetz, Le geste Belle Époque, Strasbourg, ELiPhi, 2018, p. 5. Olivier Goetz applique
cette idée à l’analyse du geste en expliquant que l’analyste ne peut le réduire à une action
physique ou visuelle.
41. Ibid.
166 MÉLISSA GIGNAC
que tous les effets de théâtralité ne relèvent pas d’une esthétique factice » 43.
L’analyse du film démontre une fine interprétation du texte, par Capellani,
qui utilise l’Histoire comme prétexte à une intrigue amoureuse et qui pro-
pose plusieurs expérimentations esthétiques. Au théâtre, certains mauvais
esprits allaient même jusqu’à qualifier le drame de « Terreur Bourgeoise
à l’eau-de-rose » 44 dès 1869. Capellani n’est pas dupe et jongle habilement
avec le positionnement institutionnel du cinéma (qu’il incarne en tant que
directeur artistique de la SCAGL) et ses exigences artistiques. Autrement
dit, il assure un succès public et d’estime – par le biais d’une adaptation
romanesque – tout en menant à bien ses expérimentations esthétiques
au cinéma.
Mélissa gignaC
Université de Lille
1. Jacques Rouché (1862-1957) est le directeur de l’Opéra de Paris entre 1914 et 1945 après
avoir dirigé le théâtre des Arts de 1910 à 1913. Amateur d’art et attaché à la modernité, il
participe de près à l’évolution de la décoration scénique au cours de la première moitié
du XXe siècle.
2. Maxime Dethomas (1867-1929) est peintre et décorateur de théâtre français. Proche colla-
borateur de Jacques Rouché, il travaille à ses côtés au théâtre des Arts et à l’Opéra de Paris.
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 169-184
170 ALEXANDRA BELLOT
Le cinéma à l’Opéra de Paris
Alors qu’au début des années 1920, les théâtres lyriques connaissent une
baisse de fréquentation, la ferveur du cinéma est d’abord vécue comme
une crainte. Dans ce contexte concurrentiel, le directeur de l’Opéra envi-
sage une première rencontre cinéma-opéra pour contrer le refus d’une
augmentation de la subvention et la baisse d’affluence en annonçant une
série de projections de films. En tant que symbole de modernité, l’entrée
du cinéma à l’Opéra s’inscrit dans l’attachement que porte le directeur au
rajeunissement de la maison comme le souligne ce journaliste :
3. Germaine Dulac (1882-1942) est une cinéaste française considérée comme une figure
majeure de l’avant-garde cinématographique. À son sujet, consulter : Germaine Dulac,
au-delà des impressions, Tami Williams (dir.), 1895, revue d’histoire du cinéma, no hors-
série, juin 2006.
4. Georges Mouveau (1878-1959) est un décorateur de théâtre français œuvrant principale-
ment pour l’Opéra de Paris et l’Opéra-Comique.
5. Ernest Klausz (1898-1970) est un artiste hongrois. Connu en France pour son travail à
l’Opéra de Paris, il s’intéresse aux relations entre la peinture et la lumière sur scène.
6. Claude Marsey, « L’opéra d’hier et d’aujourd’hui. En fera-t-on un cinéma ? », Floréal,
2e année, no 44, 29 octobre 1921, p. 1032.
7. André Antoine (1858-1943) est un homme de théâtre influent, à la fois directeur de théâtre
et critique dramatique. S’intéressant au rapport entre la scène et la salle, il est désigné
comme étant le premier metteur en scène en France.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 171
La Tour de feu (1928)
Une collaboration originale entre
le décorateur Maxime Dethomas
et la cinéaste Germaine Dulac
En 1924, le compositeur Sylvio Lazzari 14 termine la musique et le livret
de sa nouvelle œuvre La Tour de feu, un drame lyrique en trois actes
se déroulant en Bretagne. Les maquettes de décors et de costumes sont
confiées au décorateur familier de la maison, Maxime Dethomas. Ici, la
tour de feu fait référence à un phare, lieu du conflit passionnel. Pour ce
drame, Dethomas conçoit trois décors : le premier représente une chapelle
située en bord de mer. Le décor du deuxième acte (fig. 1) représente la base
du phare. L’œuvre est conçue afin d’amener progressivement la situation
dramatique du dernier acte. Pour ce tableau, celui de la tempête de nuit,
Dethomas dresse l’intérieur du phare cerné par la fureur des éléments
(fig. 2). Les maquettes des décors révèlent un certain réalisme d’intention
et d’exécution. Toutefois, l’artiste propose un troisième décor audacieux
alliant une construction complexe et l’emploi de projections d’images.
En effet, conçu sur deux niveaux, ce décor communique par un escalier en
colimaçon, variant ainsi les mouvements des acteurs. De plus, Rouché et
son décorateur sont amenés à réfléchir sur la meilleure façon de proposer
aux spectateurs l’équivalent visuel de la mer déchaînée. Pour concevoir cette
mise en scène originale, une collaboration artistique est engagée entre le
directeur de l’Opéra, Maxime Dethomas et la réalisatrice Germaine Dulac
chargée de capter des images. La correspondance conservée 15 autour de
la production signale les difficultés de réalisation et les allers-retours de
Germaine Dulac entre Biarritz, Dieppe et Saint-Malo, avant d’effectuer
les prises définitives en Normandie 16. Projeté sur la partie inférieure de la
toile peinte, le film d’une durée de quarante minutes 17 représente : « Un
ouragan […] en Bretagne, sur une côte abrupte et désolée » 18. Les images
sont projetées par transparence de sorte que les vagues se fondent dans la
surface peinte. La presse spécialisée s’empare de la nouveauté et fournit
14. Sylvio Lazzari (1857-1944) est un compositeur français d’origine autrichienne. Trois de
ses cinq opéras, composés entre 1889 et 1925, sont situés en Bretagne.
15. La correspondance est conservée à la bibliothèque-musée de l’opéra (BMO).
16. Georges Mouveau, « Lettre à Jacques Rouché », datée du 31 octobre 1927, dossier d’œuvre
La Tour de feu, BMO, NLAS-47 (1-20).
17. « Théâtre et Cinématographe », Chronique des lettres françaises, 6e année, no 31, janvier-
février 1928, article non signé citant les propos d’Émile Vuillermoz.
18. G.L, « “La Tour de Feu” à l’Opéra », Comœdia, 12 janvier 1928, p. 1.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 173
[…] deux cabines […] placées près du fond de la scène […] projettent
[…] les images des vagues sur une toile colorée de teintes glauques […]
Ces images sont légèrement déformées, par suite de l’effet d’obliquité des
rayons de projection et de l’emploi d’un objectif spécial 21.
19. Émile Vuillermoz (1878-1960) est un critique de musique et de cinéma. Il est considéré
comme étant l’initiateur de la critique cinématographique, voir Pascal Manuel Heu,
Le Temps du cinéma. Émile Vuillermoz père de la critique cinématographique. 1910-1930,
Paris, L’Harmattan, 2003.
20. « Théâtre et Cinématographe », p. 104.
21. Voir le schéma explicatif dans « La Tour de feu », L’Illustration, 21 janvier 1928, p. 22.
22. Ibid.
23. « Théâtre et Cinématographe », p. 105.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 175
[I]l est bien évident que la toile peinte, les planches découpées et les car-
tonnages offraient des matérialisations trop grossières et trop rigides. Une
tempête est un kaléidoscope et une fantasmagorie lumineuse. C’est dans
ce domaine qu’il fallait chercher une transposition possible 25.
L’Illustre Frégona (1931)
L’emploi de la mobilité du cinéma :
l’utilisation de la scène tournante
À la scène, la quête du mouvement tente de répondre à plusieurs difficul-
tés. Tout d’abord celle de la durée des spectacles. Puis, vient la question
de la fluidité sur scène avec la possibilité de suivre chaque interprète
dans ses déplacements et de passer rapidement d’une scène à une autre.
Traditionnellement à l’Opéra, on parle de changement à vue, réalisé
depuis le début du XIXe siècle à l’aide de plusieurs astuces de machinerie
tels que : l’utilisation du rideau de manœuvre, la toile métallique, le rideau
de nuage et plus tardivement l’emploi de la scène tournante. Celle-ci est
inventée à l’Opéra royal de Munich à la fin du XIXe siècle. Le metteur
en scène Max Reinhardt 27 l’utilise et la perfectionne notamment pour
Faust au Deutsche Theater en 1909. Dans les années 1910, le travail de
Reinhardt dévoilé en partie par Jacques Rouché demeure une référence
en matière d’innovations scéniques et de recherches esthétiques. Le pro-
cédé arrive progressivement sur les scènes françaises. En 1921 lors de la
réfection du Grand Théâtre de Lyon la direction l’équipe d’une double
scène tournante dite parapluie 28. Cette construction se compose de deux
disques l’un formant le cintre, l’autre comprenant le plancher de scène
et un dessous. Ce dispositif permet soit de préparer un acte pendant
que l’autre se joue, soit de faire défiler plusieurs actes sans interruption.
L’Opéra n’est pas la première scène parisienne à utiliser ce système
puisqu’en 1923, la Comédie-Française construit une scène tournante pour
l’œuvre de Molière, Le Sicilien 29 (fig. 3). C’est au début des années 1930
que sont menées à l’Opéra des réflexions sur l’utilisation d’une scène
tournante. En effet, en janvier 1930, le décorateur Nicolas Benois 30 et
Jacques Rouché échangent au sujet des diverses expériences de l’artiste au
Théâtre royal de Rome, au sein duquel une scène mécanique est installée
27. Max Reinhardt (1873-1943) est un metteur en scène autrichien qui dirige le Deutsches
Theater à Berlin. Attaché à développer toutes les ressources de la scène, il mène des
recherches pionnières en matière de mise en scène et occupe une place dominante dans
le monde du théâtre allemand de la première moitié du XXe siècle. À son sujet, consulter :
Marielle Silhouette, Max Reinhardt. L’avènement du metteur en scène, Paris, Sorbonne
Université Presses, 2017.
28. Jean Gandrey-Rety, « Lyon, ville d’Art », Comœdia, 26 février 1922, p. 1-2.
29. Asté D’Esparbès, « M. Granval et son décor tournant », Comœdia, 7 janvier 1923, p. 1.
30. Nicolas Benois (1881-1988) est un décorateur de théâtre russe travaillant notamment pour
les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Il occupe le poste de décorateur principal de la
Scala de Milan.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 177
Sans aucun doute le système d’Ansaldo triomphe sur toutes les autres
expériences faites jusqu’à présent sur les scènes des grands théâtres euro-
péens. Le changement et la préparation des décors deviennent d’une sim-
plicité extraordinaire ce qui permet maintenant de réaliser des mises en
scène vraiment grandioses sans tant de frais et sacrifices 31.
31. Nicolas Benois « Lettre à Jacques Rouché », datée du 6 janvier 1930, fonds Rouché, BMO,
FONDS ROUCHE-251.
178 ALEXANDRA BELLOT
pivotant avec précision, elle laisse à l’action toute sa prestesse ; elle per-
met des changements de tableaux immédiats et amusants, à une époque
où le théâtre se rapproche de plus en plus du cinématographe dont les
formules condensées, la mobilité du décor, les raccourcis, ennemis de
toute longueur inutile, conviennent au goût de rapidité qui caractérise
notre temps 34.
32. Raoul Laparra (1876-1943) est un compositeur français. Également critique musical, il a
mené des recherches sur la musique et la danse populaire espagnole.
33. Quelques mois avant la première représentation, le journal L’Illustration publie plu-
sieurs photographies des décors afin de présenter le nouveau procédé créé pour la scène
de l’Opéra (« L’Illustre Frégona », L’Illustration, 7 mars 1931, p. 28).
34. Pierre Maudru, « L’Illustre Frégona », Comœdia, 18 février 1931, p. 1.
35. Pierre Blois, « Ut dièse & ré bémol », L’Européen, 25 février 1931, p. 3.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 179
La Damnation de Faust (1933)
L’immatérialité du décor par la lumière :
les décors d’Ernst Klausz
Dès 1925, Pierre Maudru, au lendemain du succès de la projection du
Miracle des loups, s’interrogeait sur l’apport des projections d’images sur
scène et pensait qu’elles pouvaient renforcer la portée dramatique de la
mise en scène de La Damnation de Faust 40 :
Le répertoire lyrique nous fournit des exemples multiples de passages
dont la réalisation réclame le secours de l’objectif, mais je ne crois pas qu’il
en existe de plus saisissant que la « Course à l’abîme » de La Damnation
de Faust.
Sa production, à la scène, a été partout imparfaite. L’actuelle direction
de l’Opéra ne saurait se froisser de cette constatation, puisqu’elle n’a
point présidé aux études de l’œuvre, et la direction précédente ne peut
s’en formaliser davantage, car lorsqu’elle monta la légende dramatique
de Berlioz, le cinématographe ne nous donnait pas encore les satisfac-
tions qu’il nous procure aujourd’hui 41.
40. Dans les années 1920, La Damnation de Faust est présentée à l’Opéra dans la mise en
scène élaborée en 1910 par Paul Stuart, construite autour de plusieurs décors réalisés dans
la tradition de la toile peinte.
41. Pierre Maudru, « Le cinéma et l’Opéra », Comœdia, 12 janvier 1925, p. 4.
42. « Théâtre », L’Intransigeant, 9 janvier 1928, p. 5.
43. « Petit courrier », Comœdia, 11 août 1928, p. 3.
44. Gabrielle Bloch (1870-1961) est une chorégraphe et réalisatrice française. Elle collabore
principalement avec la danseuse Loïe Fuller et reconstitue certaines de ses danses les plus
célèbres à l’écran.
45. Loïe Fuller (1862-1928) est une danseuse américaine, surnommée « Fée lumière ». Elle a
recours aux technologies innovantes de son époque, dont la projection de lumières colo-
rées, dans la conception de ses ballets.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 181
46. Gabrielle Bloch « Lettre à Rouché », datée du 8 août 1928, citée dans Mathias Auclair
et Pierre Vidal, « Le musicalisme sur la scène de l’Opéra de Paris. Les décors lumineux
d’Ernest Klausz pour La Damnation de Faust », in Noter, annoter, éditer la musique.
Mélanges offerts à Catherine Massip, Cécile Reynaud et Herbert Schneider (dir.), Paris,
BNF, 2012, p. 597.
47. Étienne Ret (1900-1996) est un peintre et décorateur français. Élève de Maurice Denis,
il est membre du Salon d’automne.
48. Mathias Auclair, « À la recherche d’un art total. Ernest Klausz à l’Opéra de Paris », Revue
de la BNF, no 37, 2011/1.
49. Étienne Ret « Lettre à Jacques Rouché », datée du 11 septembre 1928, BMO, ARCHIVES
OPERA 20-756 (1-13).
50. Eugène Frey (1863-1930) est un peintre et décorateur belge. Il invente un dispositif de
décors lumineux utilisé notamment à l’Opéra de Paris.
51. Étienne Ret, « Lettres à Jacques Rouché », datées des 18 avril, 25 juillet et 22 août 1929,
BMO, ARCHIVES OPERA 20-756 (1-13).
52. Société Gaumont-Franco-Film-Aubert « Lettre à Jacques Rouché », datée du 7 août 1930,
BMO, dossier d’œuvre La Tour de feu, NLAS-47 (1-20).
53. Jacques Rouché, « “La Damnation de Faust” et l’emploi du cinéma au théâtre », Le Matin,
7 mars 1933, p. A.
54. Conservateur général des bibliothèques, Mathias Auclair est directeur du département
de la musique de la Bibliothèque nationale de France. Mathias Auclair et Pierre Vidal,
« Le musicalisme sur la scène de l’Opéra de Paris… », p. 599.
182 ALEXANDRA BELLOT
un artiste répondant à ses ambitions. C’est Ernest Klausz qui lui permet
de mener à bien son projet. Klausz connaît la scène et travaille plus par-
ticulièrement sur la question de la peinture en mouvement 55. Évoluant à
Berlin, les relations entre la musique et la peinture sont au cœur de ses
préoccupations artistiques. Dans un article publié dans la revue Rythmes
et couleurs, il évoque ses premiers contacts avec Rouché :
55. Mathias Auclair, « À la recherche d’un art total. Ernest Klausz à l’Opéra de Paris ».
56. Ernest Klausz, « Projection mouvantes au grand Opéra de Paris », Rythmes et couleurs,
9e année, no 42, juin 1964, p. 14.
57. Ibid.
58. Ibid., p. 13.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS… 183
L’essentiel de cette mise en scène est constitué par une toile de fond sur
laquelle sans cesse se peignent des projections ; non pas des projections
précises de cinéma, mais des couleurs, des lumières, des formes mou-
vantes, qui à tout moment se métamorphosent en d’autres formes, d’autres
lumières et d’autres couleurs 60.
59. Adolphe Appia (1862-1928) est un décorateur et metteur en scène suisse. Il compte parmi
les premiers théoriciens de la mise en scène. Son travail sur l’espace et la lumière a une
influence durable sur l’art de la scénographie.
60. Pierre Lalo, « Reprise à l’opéra de “la Damnation de Faust” », Le Journal, 25 mars 1933,
p. 6.
61. Ibid.
62. Robert Brussel, « La musique au théâtre », Le Figaro, 24 mars 1933, p. 4.
184 ALEXANDRA BELLOT
Alexandra bellot
Sciences Po Bordeaux
1. Barbara Métais-Chastanier, citée par Eric Demey, « Le spectacle vivant face au défi éco-
logique », Sceneweb, en ligne à l’adresse suivante : https://sceneweb.fr/actu-le-spectacle-
vivant-face-au-defi-ecologique/ (mis en ligne le 27 octobre 2019 ; consulté le 11 mars 2021).
Voir aussi la tribune de l’autrice, « La culture comme pétrole », Libération, 7 juillet 2019.
2. « Actuellement, le taux de circularité de l’économie mondiale serait de l’ordre de 9 %.
Selon la Fondation Ellen MacArthur, il pourrait s’écouler de 15 à 20 ans avant que l’éco-
nomie circulaire dépasse l’économie linéaire. » Daniel Normandin et Emmanuel Raufflet,
« Dossier économie circulaire : l’heure des choix – une transition nécessaire », Gestion,
en ligne à l’adresse suivante : https://www.revuegestion.ca/dossier-economie-circulaire-
lheure-des-choix-une-transition-necessaire (mis en ligne le 4 décembre 2020 ; consulté
le 4 février 2021).
DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 185-198
186 ROMAIN FOHR
Les nouveaux processus écoresponsables
fondés sur le rejet d’un circuit linéaire
des matériaux
Le modèle du circuit linéaire pour les constructions, avec premièrement
une extraction de ressource, puis une fabrication et enfin la production
d’un nouveau déchet, doit trouver des alternatives. En utilisant de nouveau
les éléments décoratifs, la circularité s’enclenche dans le temps. Après ce
premier usage très court (création puis tournée), l’alternative écologique
conduit soit au recyclage qui transforme le matériau, soit au réemploi
qui modifie la fonction de ce matériau sans transformation. L’étude de
l’impact de cette seconde vie des décors a mené à comparer le bénéfice
d’un produit recyclé ou réemployé.
À l’exemple de l’acier européen recyclé en Chine qui engendre une
immense empreinte carbone, le recyclage n’est pas toujours valable pour
l’industrie européenne du décor de cinéma et du théâtre, aussi la piste du
réemploi est le plus souvent choisie. Les domaines artistiques interrogent
leur pratique, car ils reconnaissent désormais que l’art pollue. Dans le
cadre des conférences Film France des 16 et 17 janvier 2020 au parc floral
de Paris, les décorateurs de cinéma ont présenté une exposition sur ce
thème. S’appuyant sur les rencontres Green Screen citées plus haut, les
organisateurs ont exemplifié toutes les pistes pour changer de modèle sur
ce thème de l’écologie responsable des décors. Les représentants français
(Écoprod, Éco Déco, Pixetik, Centre national du cinéma et de l’image
animée) ont rencontré leurs homologues européens (Belgique, Espagne,
188 ROMAIN FOHR
5. Voir https://fr.unesco.org/creativity/policy-monitoring-platform/integration-de-culture-
dans-3 (consulté le 4 février 2021).
6. Voir https://www.everstory.be/hire-us (consulté le 4 février 2021).
7. Voir https://kringverhuur.be/ (consulté le 4 février 2021).
8. Voir https://www.rreuse.org/activity-report-2019-2/ (mis en ligne le 31 juillet 2020 ;
consulté le 4 février 2021).
9. Responsable durabilité depuis neuf ans après une formation comme écoconseillère dans
les domaines de la culture et du développement durable. Elle accompagne les tournages
de télévision et de cinéma en Belgique puis se tourne vers le théâtre et l’opéra. Lors d’un
entretien, elle nous a expliqué le souhait d’associer le comité de direction, les chefs de
service et l’ensemble des salariés dans cette démarche. En décembre et janvier dernier, et
pour la première fois, un container à décor a été recyclé à 80 % par la société belge Retrival
grâce à un financement de la Monnaie. Cela fait gagner de l’argent au théâtre et cela crée
de l’emploi. En effet, le port d’Anvers loue les emplacements de 200 containers avec des
décors qui ne serviront peut-être jamais plus. Le réseau des opéras européens (Fedora)
souhaite engager une réflexion sur leur transformation dans un objectif de durabilité.
CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE 189
dons et les échanges de matériels issus du spectacle 10. Elle s’est associée
à Rotor Déconstruction qui réemploie les panneaux en bois, poutres en
métal, vitrines en verre, plexiglas, câbles d’électricité, tuyauterie, plomberie,
outils de nettoyage, projecteurs de théâtre, rideaux de spectacle, mobilier.
Depuis 2005, Rotor Déconstruction promeut les matériaux de construction
contemporain qu’il démonte sur ses chantiers (brique, carrelage, faux-
plafonds, luminaires, portes, parois vitrées, mobilier encastré, sanitaires,
moquette, plancher technique, tuiles, couvre-murs, bordures en pierre,
barrière en fer forgé) pour ensuite qu’un acheteur se réapproprie l’élé-
ment et réinvente une façon de construire à partir de ce matériel usagé 11.
Le réemploi n’est pas du recyclage puisqu’il n’y a pas de transformation
du matériau : celui-ci est nettoyé et reconditionné 12.
En Europe, la banque de données Opalis est créée pour accroître ce
réemploi. Une classification de tous les éléments offre un catalogue d’objets
photographiés, comme avec les antiquités architecturales exposées sur le
site 13. Des clichés de colonnes (en fonte, en pierre de taille), ainsi que des
boiseries, huisseries, consoles ouvragées, potelets, sculptures, gargouilles,
abreuvoirs, fontaines, cache-boulins sont présentés avec un descriptif et
leur prix. En France, la Réserve des arts à Pantin reprend tous les principes
énoncés ci-dessus 14. La réhabilitation du théâtre Sala Beckett de Barcelone
en 2016 est un bel exemple d’utilisation du réemploi : les traces du théâtre
délabré demeurent visibles, avec des ajouts harmonieux de matériaux
Renouvellement de l’artisanat
du décorateur avec d’anciens matériaux
et de nouvelles techniques
Les études scientifiques liées aux matériaux écologiques existent, il suffit
de s’en emparer pour les mettre en pratique. Ma contribution « De l’usage
des nouveaux matériaux dans les scénographies au 21ème siècle » 17 présente
les matériaux écologiques, résistants et d’une grande sécurité pour les
circassiens qui peuvent désormais se substituer aux produits nocifs en
vogue depuis les années 1960 18. Les résines (formaldéhyde) contiennent
des nanoparticules toxiques. Les solvants (perchloroéthylène) sont interdits
depuis 2008 mais ils sont toujours utilisés dans les ateliers de peinture.
Les vernis (toluène, xylène) très volatiles sont classés par les médecins
du travail comme dangereux. Issus des hydrocarbures, tous ces maté-
riaux ont été utilisés pour faciliter le travail du décorateur, du peintre,
du constructeur puis des techniciens de plateau. Désormais, des produits
biodégradables sont disponibles afin de remplacer le polyéthylène, le PVC
(polychlorure de vinyle) et le tissu synthétique (polymères). Le papier et le
carton recyclés, la colle naturelle, la fibre de bananier et de bois, le pigment
naturel, la pierre naturelle, le liège, le bambou, la laine de bois, l’ardoise,
pierre permet de créer des stèles factices et des surfaces minérales avec la
simplicité technique d’un papier peint encollé.
En plus du changement des matériaux, les techniques passées de trans-
formation employées pour la construction d’un décor doivent désormais
être adaptées écologiquement : extrusion (fabrication de produits plats
et longs par écoulement de matières liquides) ; pultrusion (ou extrusion
par tirage qui met en œuvre en continu des tubes et profilés en maté-
riaux composites) ; injection (ou injection-soufflage qui met en forme
le matériau pour fabriquer des corps creux, tels des flacons et des bou-
teilles) ; calandrage (opération qui consiste à faire passer une matière
entre deux cylindres pour la lisser ou la lustrer, ou pour produire un film
ou une feuille) ; enduction (action d’enduire la surface d’un textile d’une
couche protectrice pour en modifier l’aspect ou lui conférer des qualités
particulières). Par conséquent, les prochaines études doivent permettre
de trouver les moyens d’adapter les machines de transformation à ces
nouveaux matériaux.
Écoconception des décors
en France et au Canada
En France, le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence a innové en 2012, en
créant le premier un poste permanent pour le développement durable dans
une structure culturelle. La volonté de la direction est de faire construire
des décors en maîtrisant toutes les étapes, de la conception à la construc-
tion. Les déchets dont nous ne connaissons pas l’origine (non sourcés)
s’avèrent le principal problème. La réutilisation des décors est devenue un
enjeu important. La plateforme d’échange de l’atelier n’est pas uniquement
destinée au monde du spectacle vivant, mais aussi aux musées et défilés de
mode. Deux obstacles demeurent : l’impossibilité de proposer ces décors
fragiles pour des lieux extérieurs et le respect de la propriété intellectuelle
du scénographe après l’exploitation scénique.
Publié en 2018, le guide méthodologique de l’atelier du festival a été
rédigé par Yannick Le Guiner, designer spécialisé en écoconception et
fondateur du pôle Éco Design 26, dans le cadre du projet d’accompagnement
des équipes du festival à l’écoconception. Toute la chaîne de production
d’un spectacle est abordée : direction, bureau d’études, ateliers, logistique
26. Yannick Le Guiner est accompagné par : Véronique Fermé, chargée du développement
durable au festival d’Aix-en-Provence ; David Vinent-Garro, coordinateur écoconcep-
tion au sein de l’équipe du bureau d’études du festival ; Max-Hans Gorse, programmeur
de la matériauthèque et de l’outil d’aide à la décision.
194 ROMAIN FOHR
29. Les Enfants de Lucy Kirkwood, mise en scène de Marie-Hélène Gendreau, décor de
Marie-Renée Bourget Harvey, conseillère en écoconception : Judith Dufour-Savard,
Québec, 2020. Voir la vidéo produite par le théâtre Duceppe : https://www.youtube.com/
watch?v=P7h0QAgY7iI&feature=youtu.be (mis en ligne le 19 février 2020 ; consulté le
4 février 2021).
30. Membre de l’association Arviva (Arts vivants, arts durables). Voir https://arviva.org/
(consulté le 11 mars 2021).
31. Les trois metteurs en scène fondateurs quittent successivement le théâtre de l’Aquarium
pour prendre la direction d’autres lieux : Jacques Nichet (1942-2019) pour le théâtre
des Treize vents à Montpellier en 1986, Didier Bezace (1946-2020) pour le théâtre de la
Commune à Aubervilliers en 1997 et Jean-Louis Benoît (né en 1947) pour le théâtre de
la Criée à Marseille en 2001.
196 ROMAIN FOHR
32. À l’exemple de Sébastien Daucé qui a proposé de traiter une partie de la scénographie
de la prochaine création scénique (Cupid and Death mise en scène Jos Houben et Emily
Wilson) en réemploi.
CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE 197
Romain Fohr
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
COMPTE RENDU
1. Lettre d’André Gide à Paul Valéry du 26 janvier 1891, in André Gide, Paul Valéry,
Correspondance. 1890-1942, Peter Fawcett (éd.), Paris, Gallimard, 2009, p. 52.
COMPTE RENDU. ANDRÉ GIDE ET LE THÉÂTRE. UN PARCOURS À RETRACER… 201
Paola CoDazzi
Université de Haute-Alsace, ILLE UR 4363
RÉSUMÉS
Joséphine Jibokji
Desseins de cinéma :
sur l’inventivité des maquettes de décors
Les « maquettes de décors » sont des dessins ayant servi à la construction
d’un film sans y figurer. Elles peuvent prendre des formes diverses, éléva-
tions de façades ou dessins d’ambiance, esquisses crayonnées ou gouaches
colorées. Leur histoire s’inscrit dans une histoire générale de la réception
du dessin, longtemps considéré comme une étape préparatoire. Cet article
propose d’évaluer la possibilité d’écrire une histoire de ces maquettes de
décors indépendante des films pour lesquels elles ont été créées.
“Set models” are sketches that were been used in the design of a film but
are not featured in it. They may take various forms, from front elevations
or ambient drawings, to pencil sketches or colored gouaches. Their own
history is part of a broader narrative about the reception of sketches as
they were long considered to be just a preparatory stage. This article aims to
assess the possibility of a written history regarding those set model sketches
independently of the films for which they were created.
Sandrine Dubouilh et Rafaël Magrou
Concevoir, vérifier, dialoguer :
les multiples vertus de la maquette scénographique
Alors que les outils de modélisation numérique en 3D sont de plus en plus
utilisés dans la conception spatiale, les maquettes physiques restent un
matériau de prédilection tant dans la formation des scénographes que dans
la pratique de nombreux créateurs. Outre leur capacité à tester des solutions
spatiales et techniques, ces constructions à échelle réduite se révèlent être un
204 DOUBLE JEU, N O 18, 2021
Léa Chevalier
L’enseignement du métier de décorateur de cinéma
à l’IDHEC en France (1943-1966)
Institutionnalisation d’une pratique
En 1943, l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) ouvre
ses portes et propose un enseignement théorique et pratique des métiers de
la technique. Les chefs décorateurs en exercice durant la période s’inves-
tissent activement dans l’enseignement de leur activité. Dans l’espoir de
préserver leur savoir-faire, ils élisent et instruisent leurs héritiers selon
un ensemble de règles strictes en accord avec le rôle qu’ils attribuent au
décor de cinéma. Ils forment ainsi un corps professionnel fermement
uni derrière une pratique commune et un académisme caractéristique
de la qualité française. À partir d’un ensemble de sources préservées à
la Cinémathèque française, cet article propose d’étudier le contenu des
cours et le programme pédagogique des décorateurs entre 1945 et 1966.
The Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) opened in 1943
and provided theoretical and practical courses on technical production. The
productions designers working during the period were actively involved in
the teaching of their trade. In order to preserve their craft, they chose their
successors and taught them a strict set of rules that were indicative of their
own vision concerning the importance of set design in filmmaking. As a
result, they formed a professional corporation firmly united behind shared
practices and a set of conventions that were typical of French quality in
RÉSUMÉS 205
Charline Granger
Mécanique, décoration et architecture :
les ambitions totalisatrices de Pierre Boullet
(Essai sur l’art de construire les théâtres,
leurs machines et leurs mouvements, 1801)
À cheval entre les arts mécaniques et les beaux-arts, les activités de machi-
niste et de peintre décorateur de théâtre se trouvent sous-déterminées d’un
point de vue théorique au XVIIIe siècle. Pierre Boullet, machiniste, tire
profit, dans son Essai sur l’art de construire les théâtres, du statut ambigu
de ces professions pour justifier sa capacité à envisager le théâtre dans
ses aspects à la fois techniques, à l’instar d’un architecte, et esthétiques, à
l’instar d’un poète.
Overlapping the fields of mechanical arts and the fine arts, the works of the
machinist and the theatre painter-decorator were underdetermined from
a theoretical point of view in the 18th century. In his essay called Essai sur
l’art de construire les théâtres, Pierre Boullet, a machinist, took advantage
of the ambiguous status of these professions to justify his ability to consider
the theatre in its technical aspects, like an architect, and in its aesthetical
aspects, like a poet.
Quentin Rioual
Faire décor du réel : la respiration décorative
dans le Pelléas et Mélisande de Georgette Leblanc
à l’abbaye Saint-Wandrille (1910)
Au début du XXe siècle, l’expression « décor réel » apparaît sous la plume
de différents artistes et chroniqueurs rendant compte de séances théâ-
trales. Parmi elles, le Pelléas et Mélisande mis en scène en 1910 par l’artiste
Georgette Leblanc au cœur de l’abbaye Saint-Wandrille. Dans un premier
temps, l’article interroge le sens et les caractéristiques de divers usages de
l’expression avant, dans un second temps, d’étudier spécifiquement les
problématiques posées par le décor réel de la séance de 1910. Sur la base
206 DOUBLE JEU, N O 18, 2021
Marie Cléren
Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov,
« un nouvel art décoratif » (1914-1924) ?
Soutenus par Serge de Diaghilev, Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov
ont exercé leurs talents au sein de la troupe des Ballets russes mais ils
ont participé aussi activement à la vie festive parisienne, laissant des
traces chatoyantes de leur passage dans les bals des artistes russes. Artistes
polyvalents, à la fois peintres et poètes, ils ont contribué à l’élaboration
de décors et de costumes, et se sont investis dans la chorégraphie et la
mise en scène, en prenant part à la rédaction des livrets et à la création de
spectacles. Proches des futuristes italiens et russes ainsi que des cubistes,
ils ont développé les principes du rayonnisme qui caractérise toute leur
production scénique.
Supported by Serge de Diaghilev, Natalia Gontcharova and Mikhaël Larionov
exercised their talents within the Ballets russes company. They also actively
took part in the festive Parisian lifestyle, leaving shimmering memories of
their visits to the balls organized by Russian artists. They were versatile artists,
both painters and poets, and they contributed to the development of sets and
costumes. They were very much involved in choreography and direction by
writing librettos and producing shows. They were close to the Italian and
Russian Futurists as well as the Cubists and developed the principles of
Rayonism which is a main feature of their whole stage production work.
RÉSUMÉS 207
Noémie Fargier
Le décor invisible. Frontières visuelles
et décors sonores dans les spectacles de
la Compagnie Louis Brouillard (Joël Pommerat)
Cet article se penche sur l’articulation entre visible et audible dans ce
qui tient lieu de décor dans les spectacles de Joël Pommerat. Il analyse
la perception du décor depuis la salle, et s’intéresse aux coulisses de sa
fabrication, à travers les témoignages inédits d’Éric Soyer et François
Leymarie, respectivement créateur lumière scénographe et créateur sonore
auprès de Joël Pommerat depuis plus de vingt-cinq ans.
This article explores the links between the visible and the audible in what
stands as a stage set in Joël Pommerat’s productions and analyses the per-
ception of the stage set from the audience’s vantage point. It also takes a look
behind the scenes of its productions through the exclusive accounts of Éric
Soyer and François Leymarie, lighting and set designer and sound designer
respectively for over twenty-five years with Joël Pommerat.
Barbara Bessac
Chez soi sur scène : le spectacle de la domesticité
dans les pratiques décoratives au théâtre
du second XIXe siècle
Décor de nombreuses comédies de la seconde moitié du XIXe siècle, l’espace
domestique s’expose au théâtre grâce à une reconstitution précise d’inté-
rieurs meublés et décorés sur scène. Prenant part au spectacle, l’objet quoti-
dien devient autant réceptacle à signification que placement de produit pour
les commerçants qui fournissent les décors. Ces décors réalistes influencent
à la fois les goûts du public et nourrissent leurs représentations collectives.
As the setting of numerous comedies in the second half of 19th century,
domestic interiors were on display at the theatre through faithful recreations
of carefully furnished and decorated rooms on stage. Everyday items took
part in the production and became signifiers as well as product placement
for the retail traders furnishing the sets. Those realistic stage sets influenced
the audiences’ tastes and fuelled their collective imagination.
208 DOUBLE JEU, N O 18, 2021
Mélissa Gignac
La théâtralité de la scène et de l’écran : le rôle
du décor dans la fiction historique à travers l’exemple
du Chevalier de Maison-Rouge (1847-1914)
Ce texte propose une étude comparative des mises en scène théâtrales et
cinématographique du décor du Chevalier de Maison-Rouge (porté à la
scène en 1847 au Théâtre historique, puis en 1869 et 1888 au théâtre de la
Porte Saint-Martin ; et adapté pour l’écran en 1914 par Albert Capellani pour
la SCAGL). Le but est de s’interroger sur la prétendue « théâtralité » de ce
film en analysant les caractéristiques du décor au théâtre puis au cinéma.
Quel va être l’apport du cinéma à ce drame ? Dans quelle mesure poursuit-il
l’esthétique théâtrale ou s’y oppose-t-il ? La référence au théâtre, dans le
processus de fabrication comme de réception, relève-t-elle uniquement de
l’intrigue romanesque, du partage d’un imaginaire, d’une réalité esthétique ?
This article is a comparative study of the sets in the film and theater produc-
tions of the Chevalier de Maison-Rouge. This play was performed in theaters
in 1847 at the Théâtre historique, then in 1869 and 1888 at the théâtre de la
Porte Saint-Martin before its screen adaptation by Albert Capellani for the
SCAGL in 1914. The aim of this article is to question the so-called “theatri-
cality” of the film production, analyzing the characteristics of the stage set
and the film set. What does cinema bring to this play? To what extent does
the screen adaptation follow the aesthetics of the theatrical production, or
does it oppose it? Is the reference to the theater, both in the production and
the reception process, linked only to the dramatic story, to the sharing of an
imaginative vision, or to an aesthetic reality?
Alexandra Bellot
Quand le cinéma s’invite à l’Opéra de Paris :
décors mouvants et images projetées
dans les années 1920-1930
Haut lieu de l’effervescence artistique parisienne, l’opéra Garnier ouvre
ses portes à l’art cinématographique au début des années 1920. Le recours
aux techniques du cinéma est rapidement perçu par la direction du théâtre
comme une opportunité à saisir pour moderniser les mises en scène des
nouveaux spectacles lyriques. Projections d’images sur scène, utilisation
RÉSUMÉS 209
Romain Fohr
Concevoir un décor écoresponsable
au cinéma et au théâtre
Cette contribution envisage les éléments actuels œuvrant pour une construc-
tion écologique des décors de théâtre et de cinéma. À partir de l’expérience
de professionnels en Europe et en Amérique du Nord, nous abordons les
solutions proposées pour pallier le non-recyclage du décor à usage unique.
Nous détaillons ensuite les nouveaux usages destinés à remplacer des
matériaux incriminés. Pour terminer, nous présentons les pistes innovantes
de création autour de la metteure en scène Marie-Hélène Gendreau au
Québec, du festival d’Aix-en-Provence et du théâtre de l’Aquarium à la
Cartoucherie de Vincennes.
This article examines the existing developments regarding the eco-friendly
design of theater and film sets. From the experiences of professionals in the
business based in Europe and North America, we study the available solutions
mitigating the non-recycling of single-use sets. Then, we examine the new
practices that will replace the various incriminated materials. Finally, we
present the innovative and creative experiments done around the director
Marie-Hélène Gendreau in Québec, at the festival d’Aix-en-Provence and
the théâtre de l’Aquarium at the Cartoucherie de Vincennes.
NOTES SUR LES AUTEURS
Sources et méthodologies
Joséphine Jibokji : Desseins de cinéma : sur l’inventivité des maquettes
de décors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Sandrine Dubouilh, Rafaël Magrou : Concevoir, vérifier, dialoguer :
les multiples vertus de la maquette scénographique . . . . . . . . . . . 41
Léa Chevalier : L’enseignement du métier de décorateur de cinéma
à l’IDHEC en France (1943-1966). Institutionnalisation d’une
pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Construire l’illusion
Charline Granger : Mécanique, décoration et architecture : les ambi-
tions totalisatrices de Pierre Boullet (Essai sur l’art de construire
les théâtres, leurs machines et leurs mouvements, 1801) . . . . . . 75
Quentin Rioual : Faire décor du réel : la respiration décorative dans
le Pelléas et Mélisande de Georgette Leblanc à l’abbaye Saint-
Wandrille (1910) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Marie Cléren : Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov, « un nou-
vel art décoratif » (1914-1924) ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Noémie Fargier : Le décor invisible. Frontières visuelles et décors
sonores dans les spectacles de la Compagnie Louis Brouillard
(Joël Pommerat) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
Transmissions
Barbara Bessac : Chez soi sur scène : le spectacle de la domesticité
dans les pratiques décoratives au théâtre du second XIXe siècle . . 137
Mélissa Gignac : La théâtralité de la scène et de l’écran : le rôle du
décor dans la fiction historique à travers l’exemple du Chevalier
de Maison-Rouge (1847-1914) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Alexandra Bellot : Quand le cinéma s’invite à l’Opéra de Paris :
décors mouvants et images projetées dans les années 1920-1930 . . 169
Romain Fohr : Concevoir un décor écoresponsable au cinéma et au
théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Prochain numéro
no 19 : Exils. Mettre en scène les phénomènes migratoires en Europe
depuis 2000, du fait médiatique à la scène et aux écrans
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Les numéros de cette revue sont disponibles :
Numéro dirigé par Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux. Avec
les contributions d’Alexandra Bellot, Barbara Bessac, Léa Chevalier, Marie
Cléren, Sandrine Dubouilh, Noémie Fargier, Romain Fohr, Mélissa Gignac,
Charline Granger, Joséphine Jibokji, Rafaël Magrou et Quentin Rioual.
ISSN : 1762-0597
ISBN : 978-2-38185-162-4 15 €