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Double jeu

Théâtre / Cinéma 

18 | 2021
Concevoir le décor de théâtre et de cinéma
Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/doublejeu/2790
DOI : 10.4000/doublejeu.2790
ISSN : 2610-072X

Éditeur
Presses universitaires de Caen

Édition imprimée
Date de publication : 18 novembre 2021
ISBN : 978-2-38185-162-4
ISSN : 1762-0597

Référence électronique
Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux (dir.), Double jeu, 18 | 2021, « Concevoir le décor de
théâtre et de cinéma » [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 20 mai 2022. URL : https://
journals.openedition.org/doublejeu/2790 ; DOI : https://doi.org/10.4000/doublejeu.2790

Description de couverture
Couverture du numéro 18. Année 2021. Revue Double Jeu.

Double Jeu est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas
d’Utilisation Commerciale 4.0 International.
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
LONGTEMPS RESTÉS À L’OMBRE des ateliers et des studios, les décorateurs se trouvent
rarement au centre de l’attention. Loin des usuelles perspectives dramaturgiques ou
auteuristes, ce numéro de Double Jeu propose de mettre en lumière les techniques et le
savoir-faire de ce groupe professionnel. Au croisement du théâtre et du cinéma, il
interroge les manières de penser et fabriquer les décors : comment sont-ils conçus ? Quel
est leur rôle et leur statut ?
Les textes organisés en trois axes problématiques questionnent les méthodologies
d’approche du décor au regard des diverses ressources mises à disposition dans les
fonds d’archives. Forts de ces premières recherches, les auteurs écrivent une histoire
des pratiques et examinent les processus de représentation du réel au théâtre, au
cinéma mais aussi à l’opéra entre le XIXe et XXIe siècle.
Couverture : Cédric Lacherez

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction,


sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

issn : 1762-0597
isbn : 978-2-38185-162-4

© Presses universitaires de Caen, 2021


14032 Caen Cedex-France
Concevoir le décor
de théâtre et de cinéma
Sous la direction de Pierre Causse,
Léa Chevalier et Valérie Vignaux

nu mé ro 18
anné e 2021

LASLAR – LETTRES ARTS DU SPECTACLE LANGUES ROMANES, EA 4256

UNIVERSITÉ DE CAEN NORMANDIE
Directeur de la publication
Lamri Adoui, président de l’université de Caen Normandie, France.

Éditeur
Presses universitaires de Caen.

Directeurs de rédaction
Cristina De Simone et Myriam Juan.

Comité de rédaction
Yann Calvet, Fabien Cavaillé, Cristina De Simone, Thomas Horeau, Éric Jarno,
Romain Jobez, Myriam Juan, Médéric Legros, Stéphanie Loncle, Philippe Ortoli,
Hélène Valmary, David Vasse, Valérie Vignaux, Baptiste Villenave.

Comité scientifique
Vincent Amiel (université Paris I – Panthéon-Sorbonne), Albert Dichy (Imec),
Gérard-Denis Farcy (université de Caen Normandie), Jean Gili (université Paris I –
Panthéon-Sorbonne), Renzo Guardenti (Università degli Studi di Firenze), Marie-
Madeleine Mervant-Roux (CNRS), Chantal Meyer-Plantureux (université de Caen
Normandie), Gilles Mouëllic (université Rennes II), Anne Surgers (université de
Caen Normandie), Christian Viviani (université de Caen Normandie).

Chaque article publié dans Double Jeu est soumis à un comité de lecture ad hoc
composé d’experts dont les avis, anonymes, sont souverains.
Depuis un siècle, théâtre et cinéma interrogent le monde, s’offrant
mutuellement des représentations nouvelles, des formes pour réfléchir,
des ruptures pour aiguiser l’intelligence, des œuvres pour modifier leurs
visions. On ne compte plus les exemples d’enrichissement respectif.
Ainsi, plutôt que de juxtaposer théâtre et cinéma, Double Jeu entend
éprouver ces deux arts à des hypothèses, des problématiques, des regards
qui leur soient communs, interroger l’un avec les concepts de l’autre et
réciproquement ; et bien entendu se placer à leur articulation, là où des
jonctions et des passerelles sont possibles, là où des frottements se font
sentir, là où il y a du jeu.

Double Jeu est la revue des Arts du Spectacle rattachés au LASLAR qui
accueille chercheurs permanents et contributeurs occasionnels, afin
d’instaurer entre les spécialistes des arts du spectacle un dialogue aussi
fructueux que celui qu’ont engagé depuis un siècle les praticiens et les
créateurs.
INTRODUCTION
Regards sur le décor
de théâtre et de cinéma

Regarder le décor c’est observer ce qui se situe à l’arrière-plan, ce qui se


tient derrière les acteurs et les actrices, et qui à ce titre est généralement
considéré comme secondaire ; pire, s’intéresser aux décors serait la marque
d’un désintérêt pour l’essentiel, à savoir le déroulement dramatique des
faits tel qu’il est véhiculé par les interprètes et orchestré par la grâce de la
dramaturgie. La capacité du décor à se faire oublier, sa discrétion, serait
la preuve de sa qualité voire de son succès et il est courant d’entendre au
cinéma « on ne s’aperçoit de l’existence du décor que lorsque les acteurs
sont mauvais ». Au théâtre, la notion même de décor est envisagée avec
méfiance : le terme a été déclaré périmé au cours des années 1960, pour
aujourd’hui devenir un élément relevant de la scénographie c’est-à-dire
d’un ensemble plus vaste 1. Qu’il cherche à se faire oublier ou au contraire
qu’il attire l’attention, le décor n’en est pourtant pas moins un élément
fondamental de toute mise en scène puisqu’il fournit un cadre visuel,
détermine une ambiance, participe aux processus de signification et engage
le degré d’adhésion des spectateurs. Dès lors, en faisant du décor le sujet de
ce numéro de Double Jeu nous souhaitons le placer non plus à l’arrière-plan
mais au premier plan de la réflexion afin de mettre en lumière des pratiques,
celles de décorateurs, mais aussi afin d’envisager comment cette mise en
perspective pouvait présenter au-delà d’un intérêt historique ou esthétique
une dimension heuristique nouvelle. En réalisant une sorte de pas de côté
théorique, dégagé des usuelles perspectives dramaturgiques et auteuristes,
nous souhaitions nous interroger sur ce que le décor dévoile et comment
il contribue à envisager autrement l’histoire du théâtre et / ou du cinéma.
Réflexions sur le décor qui s’intègrent aux recherches récemment menées,

1. Voir Marcel Freydefont, « Du décor à la scénographie », in Le théâtre français du XXe siècle,


Robert Abirached (dir.), Paris, L’avant-scène théâtre, 2011, p. 613-648.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 7-20
8  PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX

que cela soit en cinéma ou en théâtre sur la technique. Celles-ci ont en


effet rencontré un intérêt accru ces dernières années et on songe pour le
cinéma aux séminaires 2 mais aussi aux groupes de recherche internationaux
avec Technès 3 ou le programme dédié à l’ingénieur Beauviala 4. Pour les
études théâtrales, la recherche sur le décor a été un moyen de se distinguer
d’une approche textocentriste et littéraire, et à ce titre l’ouvrage de Denis
Bablet Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914 5 (1965) paraît
fondateur. L’intérêt porté au décor et à la scénographie s’est renouvelé, et
le travail de mise en lumière de la parole des scénographes mérite d’être
souligné, tel celui mené dans deux numéros successifs de la revue Études
théâtrales parus en 2012, mettant l’accent sur la qualité et la spécificité
des gestes scénographiques tout en questionnant leurs relations avec la
mise en scène 6. L’étude des techniques ou de la technique ne serait donc
pas antagoniste avec celle du geste artistique, bien au contraire, comme
le soulignent nombre des contributions rassemblées ici. Il y aurait dès
lors un potentiel heuristique dans ce changement de point de vue et, en
préambule aux contributions rassemblées dans ce numéro, nous voudrions
évoquer quelques-unes des problématiques qui traversent ce regard, en
nous efforçant de souligner la fécondité des rapprochements entre les
domaines dramatiques et cinématographiques.

Rôle central du décor ?
D’après Marcel Freydefont, le terme décor renvoie simultanément à deux
choses, et se situe sur deux plans à la fois : il est « d’une part le travail de
caractérisation d’un espace par un dispositif quelconque, d’autre part

2. Séminaire de recherche mené sous la direction de Kira Kitsopanidou et Laurent Creton,


« Penser l’économie de la filière cinématographique et du secteur audiovisuel : défis,
stratégies et régulations », à IRCAV, université Sorbonne Nouvelle – Paris 3.
3. Le partenariat international de recherche Technès repense l’histoire du cinéma et ses
méthodes en interrogeant les techniques et technologies qui ont accompagné le médium
depuis son origine. Fruit d’une collaboration sans précédent entre chercheurs, archi-
vistes et techniciens, Technès déploie toute une gamme d’outils et méthodes innovants
afin de découvrir, préserver et diffuser les techniques et savoirs du cinéma. Présentation
et informations en ligne à l’adresse suivante : http://technes.org/projet/.
4. Voir Aaton : le cinéma réinventé, Gilles Mouëllic et Giusy Pisano (dir.), Cahier Louis-
Lumière, no 14, 2021.
5. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1965.
6. Voir Qu’est-ce que la scénographie ?, vol. I : Processus et paroles de scénographe, Daniel
Lesage et Véronique Lemaine (dir.), Études théâtrales, no 53, 2012/1 et Qu’est-ce que
la scénographie ?, vol. II : Pratiques et enseignements, Luc Boucris, Marcel Freydefont,
Véronique Lemaire et Raymond Sarti (dir.), Études théâtrales, no 54-55, 2012/2-3.
  INTRODUCTION. REGARDS SUR LE DÉCOR DE THÉÂTRE ET DE CINÉMA  9

le matériel scénique qui constitue ce dispositif caractérisé » 7. Le décor


allie le sens et la matière, et c’est pourquoi son observation donne une
assise concrète à la réflexion esthétique. Suivre dans le détail le processus
de conception des décors permet de s’approcher au plus près du geste
créateur, donne l’occasion de saisir plus finement les enjeux de la mise
en scène. Loin d’être une simple parure ou un ornement, le décor forme
un élément fondateur de la mise en scène : il est l’espace conçu au cœur
duquel les professionnels évoluent et par lequel les spectateurs pénètrent
ou non dans la diégèse. Écrin ou repoussoir, il structure la prise de vues
ou, au contraire, dévoile les procédés de l’illusion. Enveloppe sensible du
récit, le décor tient dans tous les cas un rôle central dans l’élaboration puis
la découverte d’une écriture scénique ou filmique. À titre d’illustration, les
décorateurs de cinéma en exercice entre les années 1940 et 1950 décrivent le
décor comme un « organe dramatique répondant à une action » 8 ; le décor
concourt à tous les aspects de la narration, il s’apparente aux conventions
tout en les renouvelant, retrouvant de la sorte le sens étymologique du
terme décor, venant du latin decere : convenir, être convenable.

Dimension individuelle ou collaborative
du travail créateur ?
En connaissance des efforts et de l’élégance des techniciens qui ont pour-
tant majoritairement été maintenus dans l’ombre des coulisses, pourquoi
ne pas reconsidérer les paradigmes à partir desquels nous approchons
habituellement les œuvres ? Ainsi, la construction ou l’aménagement du
décor, de par sa complexité et ses contingences matérielles, dépend de
l’intervention et de l’expertise d’artisans et ouvriers menuisiers, peintres
ou ensembliers. Le réalisateur ne serait donc pas le seul décisionnaire mais
le membre d’un groupe de travail composé de plusieurs chefs d’équipe
dont les savoirs et la personnalité nourrissent les projets. Les décorateurs
pour leur part, interviennent au moment où l’idée se dessine et mettent en
image ce qui n’était auparavant qu’imagination. Leurs maquettes, de par
leur diversité plastique, manifestent la réalité et l’importance esthétique
de leur engagement, comme en témoignent par exemple, les compagnon-
nages durables entre réalisateurs et décorateurs. On songe en particulier
à la collaboration d’Alexandre Trauner avec Marcel Carné ou celle de

7. Petit traité de scénographie, Marcel Freydefont (éd.), Nantes, Joca Seria, 2017, p. 25.
8. Lucien Aguettand, « Lieux dramatiques et lieux cinématographiques : architectures sen-
sibles et humaines », conférence, 1952, Cinémathèque française, fonds Lucien Aguettand,
AGUETTAND117-B7.
10  PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX

Bernard Evein avec Jacques Demy, pour le cinéma, ou, pour le théâtre,
le dialogue nourri entre metteurs en scène et scénographes, tels les duos
formés par Yannis Kokkos avec Antoine Vitez ou Richard Peduzzi avec
Patrice Chéreau. Regarder le décor conduit à interroger les modes et les
modalités des collaborations et ainsi réintroduit le collectif comme catégorie
d’interprétation au sein des créations filmiques et théâtrales.

Entre mimesis et spectaculaire ?
Le décor, parce qu’il est foncièrement attaché à la caractérisation d’un
lieu, invite à penser les rapports du spectacle au réel et au spectateur, une
relation qui a prioritairement été envisagée sous l’angle de l’illusion, que
celle-ci soit recherchée ou dénoncée. Regarder les décors conduit donc à
questionner certains des concepts emblématiques du théâtre et du cinéma
et, tout particulièrement, celui de mimesis, c’est-à-dire l’art de représenter
plus ou moins fidèlement la réalité ; mais il importe d’envisager aussi, au-
delà de toute référentialité, la part de recherche du spectaculaire. Même
lorsqu’il se veut resplendissant ou exceptionnel comme lors de la recons-
titution de lieux disparus, ou lors de l’invention de citées imaginaires ou
de paysages extraterrestres, le décor est en effet partagé entre mimesis et
spectaculaire : tout en étant faux, cela doit faire vrai, et si possible ne pas
trop « faire décor » pour reprendre une expression que commente, dans ce
numéro, Quentin Rioual. On pourrait dire, d’une manière trop schématique
sans aucun doute, que tout décor se situe sur plusieurs axes, allant du
décor sobre au décor fastueux, du décor de convention (ou standardisé)
au décor singulier, de la recherche (paradoxale) d’un décor invisible à
l’autonomisation d’un décor remarquable, conçu comme geste artistique
à part entière et où s’imprime la marque d’une personnalité. Lorsqu’il se
fait trop remarquer, s’émancipe trop évidemment du récit pour devenir
tape-à-l’œil, le décor risque pourtant d’être considéré comme distraction
de l’essentiel, de mettre en péril l’immersion mentale ou fictionnelle des
spectateurs et d’entraîner des critiques qui remettent en cause sa nécessité
même. On le sait, l’un des gestes fondateurs du théâtre du XXe siècle est
celui de Jacques Copeau choisissant le « tréteau nu » au Vieux-Colombier
pour mieux purger la scène de plusieurs siècles d’excès décoratifs 9, sans
doute parce qu’il souhaitait aussi se distinguer des décors monumentaux
et en particulier ceux des peplums qui fleurissent au cinéma dans le même

9. Jacques Copeau, « Un essai de rénovation dramatique », article paru dans la Nouvelle


Revue Française en septembre 1913, repris dans Registres I. Appels, Paris, Gallimard, 1974,
p. 19-32.
  INTRODUCTION. REGARDS SUR LE DÉCOR DE THÉÂTRE ET DE CINÉMA  11

temps. Une volonté d’épure qui traverse également le cinéma dans son
histoire, lorsqu’il entend justement se dégager du spectaculaire et l’on
songe en particulier aux décors conçus par Bernard Evein pour Thérèse
(1986) d’Alain Cavalier, composés à partir de toiles de tissus afin de mon-
trer qu’il est possible d’oblitérer la figuration réaliste des lieux. Autant de
démarches fondées contre l’idée de décor même qui rappellent, s’il était
besoin, à quel point tout geste décoratif répond d’un choix et ne saurait
découler logiquement ou naturellement du sujet de l’œuvre dramatique
ou cinématographique y compris lorsque le décor est composé à partir de
ce que l’on désigne par l’intitulé de « décors naturels ».

Artificiel versus naturel ?
Face à l’artificialité des décors et sans doute à la suite de la découverte des
potentialités photogéniques du réel au cinéma, André Antoine qui fut
successivement metteur en scène puis cinéaste remarquait :

Sur nos scènes, le comédien ne vit que d’un seul côté, celui du public ;
de même, au cinéma, il ne s’agite que vers l’appareil. Le décor ne l’en-
toure pas, il n’est point un enveloppement, mais la simple toile de fond
d’un portrait. […] en se transportant dans des lieux habités, vivants, on
bénéficierait encore de l’atmosphère, impossible à réaliser dans la hâte
et l’encombrement d’un studio 10.

Mais le « décor naturel » n’en est pas moins un décor, c’est-à-dire le fruit
d’un ensemble d’artifices, entretenant de la sorte des rapports sous tension
avec la nature. Et il est d’usage de distinguer pour le théâtre, les mises en
scène pratiquées en intérieur, en salle, de celles qui se déroulent en exté-
rieurs, en plein air ; pour le cinéma, on différencie le décor de studio qui
aujourd’hui peut être conçu numériquement, de celui qui est mis en place
en « décor naturel », c’est-à-dire dans des lieux existant indépendamment
de l’œuvre produite. La pratique du décor mérite donc d’être interrogée
à l’aune des conceptions de la « nature », dans ses évolutions culturelles,
historiques et idéologiques. Conceptions qui influenceraient profondé-
ment la pratique des professionnels soumis de la sorte aux innovations
industrielles, aux évolutions culturelles voire philosophiques, et ayant
des conséquences quant à leur espace de travail même. Les décorateurs
de cinéma, lorsqu’ils œuvrent au sein de décors dits naturels, cherchent
en effet, tour à tour à pénétrer, à s’approprier ou bien à recopier ce qui
serait « l’essence » du réel. Le décor dit naturel n’en est donc pas moins

10. André Antoine, « L’avenir du cinéma », Lecture pour tous, décembre 1919, p. 355.
12  PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX

artificiel, symbolique, voire épique, comme en témoignent entre autres les


grands espaces caractéristiques du western, entre paysages et conquête de
l’Ouest, entre picturalité et histoire. L’histoire du décor de cinéma et de
théâtre dépendrait donc en partie de ce paradoxe, entre réalisme et artifice
ou de la capacité technique à reproduire ou non ce que nous considérons
comme « naturel ». Ainsi il apparaît que les grandes périodes du décor,
lorsque celui-ci est manifeste, sont le plus souvent liées à des moments de
mutations technologiques et culturelles, celles-ci contribuant à renforcer
l’illusion, à faire toujours plus « vrai » ou à mieux suggérer le « réel », selon
une remise en question systématique et générationnelle de cette fidélité
mimétique à la nature et en lien avec certaines idéologies contemporaines
aux créateurs. La transformation technologique, au théâtre, avec le recours
à l’image vidéo par exemple, ou au cinéma, avec la création numérique,
ne serait donc, du point de vue du décor, qu’un épiphénomène, en dépit
du sentiment de crise qui y est parfois associé, puisqu’en définitive, les
mutations technologiques modifient les outils, elles affectent les images et
la perception du réel, mais elles ne condamnent pas les décorateurs et ne
transforment pas radicalement le pacte spectatoriel. L’illusion théâtrale ou
cinématographique dépend en effet, tout autant des capacités techniques
des décorateurs à faire toujours plus « vrai » ou plus « juste » que du pacte
implicite qui s’instaure entre le public et la scène ou l’écran.

Concevoir le décor de théâtre et cinéma ?
Croiser des études ayant pour sujet le décor au théâtre et au cinéma pour
ce numéro de Double Jeu permet tout d’abord d’inscrire les questions
au sein d’une plus longue temporalité, puisque les textes envisagent des
œuvres produites du XIXe au XXIe siècles. De plus, le croisement des
études souligne ou suggère des échanges, des interactions, des transferts
culturels entre l’histoire de ces deux arts. On le constate, il y a un indéniable
intérêt généalogique dans le fait de mêler les deux disciplines : les premiers
décorateurs de cinéma venaient tous du théâtre et le vocabulaire scénique
a longtemps servi dans les studios. Et les circulations des personnes ont
été et restent intenses entre les plateaux de théâtre et de cinéma, comme
en témoignent, entre bien des exemples possibles, les personnalités de
Christian Bérard (1902-1949), décorateur de Louis Jouvet au théâtre et
de Jean Cocteau au cinéma, ou de Guy-Claude François (1940-2014),
scénographe du Théâtre du Soleil et décorateur de nombreux films. Ces
allers-retours d’un domaine à l’autre n’entraînent pas pour autant une
homogénéisation des techniques et des esthétiques. Au contraire, les pos-
sibilités nouvelles apportées par le cinéma sont apparues très tôt comme
  INTRODUCTION. REGARDS SUR LE DÉCOR DE THÉÂTRE ET DE CINÉMA  13

un appel aux gens de théâtre à distinguer les domaines, selon l’idée que
l’enregistrement du réel permis par la caméra devait désormais libérer la
scène de la tentation de l’imitation naturaliste. Dès 1922, Léon Moussinac
note dans La décoration théâtrale : « Le cinéma […] a rendu définitivement
impossible toute velléité d’instaurer à nouveau le règne du réalisme à la
scène. » 11 Du point de vue du théâtre, le cinéma a ainsi pu constituer à
la fois un contre-modèle et une incitation au dépassement 12 comme le
souligne cette déclaration du dramaturge Bernard-Marie Koltès lorsqu’il
confie que les changements de décor dans le noir durant plusieurs minutes
lui sont devenus insupportables :

Si on a vraiment le droit de faire cela au théâtre, le théâtre sera toujours


inférieur aux autres techniques. Et dans ce cas-là, moi, je préfère aller au
cinéma : les moyens sont mieux maîtrisés, on ne met pas cinq minutes à
changer de bobine, et on n’entend pas les acteurs se cogner dans l’obs-
curité contre les meubles 13.

Le cinéma travaille les horizons d’attentes du spectateur mais aussi


l’imaginaire des artistes et Noémie Fargier dans son article consacré aux
spectacles de Joël Pommerat, montre ici même ce que le traitement du
son, sollicité afin de faire exister un décor invisible, peut devoir à certains
modèles cinématographiques. Le croisement des approches du décor
entre théâtre et cinéma invite donc à penser au-delà de la circulation des
personnes, celle des outils conceptuels d’un domaine à l’autre.

Les études réunies dans cet ensemble interrogent la conception du


décor, c’est-à-dire qu’elles observent dans les modes de fabriquer des
manières de penser. Il y aurait par l’étude des gestes, la possibilité de res-
tituer par le sensible de l’intelligible. Pour regarder et réfléchir ces gestes
nous avons organisé cet ensemble selon trois axes problématiques. Dans
une première partie intitulée « Sources et méthodologies », Joséphine
Jibokji, Sandrine Dubouilh et Rafaël Magrou portent leurs regards sur les
maquettes de théâtre ou de cinéma, rarement considérées ou sollicitées en
tant qu’objets à part entière, alors qu’elles sont largement préservées par
les institutions patrimoniales. Ils s’attachent tout autant à les interroger
qu’à inventer les méthodologies qui permettront à d’autres de continuer

11. Léon Moussinac, La décoration théâtrale, Paris, F. Rieder, 1922, p. 115.


12. Pour une approche plus ample des relations croisées entre cinéma et théâtre, voir Théâtre
et cinéma. Le croisement des imaginaires, Marguerite Chabrol et Tiphaine Karsenti (dir.),
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
13. Bernard-Marie Koltès, « Un hangar, à l’ouest (notes) » in Roberto Zucco, Paris, Minuit,
2006, p. 137.
14  PIERRE CAUSSE, LÉA CHEVALIER, VALÉRIE VIGNAUX

à les analyser. À la suite de ces deux premières études, Léa Chevalier


parvient grâce aux archives de la Cinémathèque française à restituer ce
que fut l’enseignement du décor à l’Institut des hautes études cinémato-
graphiques, en un temps historiquement fondamental, entre transmission
de savoir-faire tels qu’ils ont été déployés au cours de l’âge d’or du décor
en studio et reconstruction des lendemains de guerre. Dans un deuxième
temps titré « Construire l’illusion », les études montrent que ce qui fait
décor est fonction d’un contexte historique et esthétique donné, et les
réponses apportées par les créateurs sont scindées entre convention et
innovation. Charline Granger à partir de l’Essai sur l’art de construire les
théâtres (1801) de Pierre Boullet montre l’historicité des conceptions quant
à ce qui ferait la mise en scène, en l’occurrence partagée entre décorateur
ou machiniste. Quentin Rioual s’intéresse pour sa part à la mise en scène
de Pelléas et Mélisande à l’abbaye Saint-Wandrille (1910) c’est-à-dire en
décor naturel, par Georgette Leblanc. Marie Cléren porte ses regards
sur l’œuvre de Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov, deux artistes
proches des Ballets russes qui envisagent le décor en plasticiens. L’étude
de Noémie Fargier qui clôt cette partie, entreprend à partir des mises en
scènes de Joël Pommerat une réflexion sur le décor invisible, hors champ,
mais néanmoins manifeste puisqu’orchestré par l’entremise du son. Autant
d’études où le décor s’avère déterminant, constituant une part fondamentale
du processus créatif, révélant les tensions déjà évoquées entre nature et
artifice, et leurs potentialités sans cesse renouvelées. Le troisième temps
de cet ensemble dénommé « Transmissions » fait du décor un indicateur
historique de mutations esthétiques et culturelles. L’étude de Barbara
Bessac montre comment au tournant des XIXe et XXe siècles, l’objet usuel
est devenu un nouvel ensemble décoratif, contribuant de la sorte à redé-
finir le spectaculaire. Mélissa Gignac s’intéresse à partir du Chevalier
de Maison-Rouge (1847-1914) aux circulations entre la scène et l’écran.
Relations intermédiales qui sont aussi le sujet de l’étude d’Alexandra
Bellot, qui s’intéresse à l’intromission au cours des années 1920-1930, de
dispositifs cinématographiques à l’Opéra de Paris. Romain Fohr envisage en
conclusion de cette partie, mais aussi de cet ensemble, les problématiques
écoresponsables à partir desquelles le décor sera nécessairement examiné
dans les années à venir. Contributions qui interrogent à partir des gestes ou
des savoirs, les expérimentations décoratives et les relations entre décors
de théâtre et de cinéma. Elles posent de la sorte des questions de génétique
des spectacles mais aussi de transmission des pratiques et soulèvent des
paradoxes quant à la manière de faire « décor » avec les ressources ou
non de l’artifice. Autant d’études qui, à partir de regards multiples sur le
décor, s’interrogent sur son statut, quelles en sont les frontières mais aussi
les matériaux : lumière, son, couleurs, architecture, volume, accessoires
  INTRODUCTION. REGARDS SUR LE DÉCOR DE THÉÂTRE ET DE CINÉMA    15

lorsqu’ils sont ou non « réalistes ». Le décor est-il simplement un outil, un


médium sollicité comme d’autres et rendu disponible à la mise en scène ?
Est-il ou n’est-il pas accessoire, secondaire ? Les concepts introduits par
ces regards sont-ils pertinents pour l’étude des spectacles ? On le pressent
les enjeux sont foisonnants comme en attestent les quelques références
bibliographiques présentées ci-dessous, à l’image de multiples recherches
à venir.

Pierre Causse
Université Lumière Lyon 2
Léa Chevalier
Université de Caen Normandie
Valérie vignaux
Université de Caen Normandie

Orientations bibliographiques
Domaine cinématographique
Sources
Aguettand Lucien, « Lazare Meerson », Pour vous, no 503, 6 juillet 1938, p. 11.
Aguettand Lucien et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant
la décoration de film en France », Revue études cinématographiques, no 4
(ancienne numérotation : no 6 et 7), 1960, p. 339-355.
Aguettand Lucien, « L’évolution de l’expression et du décor cinématographique
de 1897 à 1955 », Cours de scénographie, cahier no 2, conférences et cours don-
nés de 1965 à 1970 à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris
et à l’Institut national supérieur des arts du spectacles de Bruxelles, 1983.
Ayroles Jacques et Lémerige Françoise, « Profession : chef décorateur », Les confé-
rences du conservatoire des techniques cinématographiques, Cinémathèque
française, Canal-U, 5 décembre 2014, en ligne à l’adresse suivante : https://
www.canal-u.tv/video/cinematheque_francaise/profession_chef_decora-
teur_conference_de_jacques_ayroles_et_francoise_lemerige.17983.
Barsacq Léon, « Le décor », in Le cinéma par ceux qui le font, Denis Marion (éd.),
Paris, Librairie Arthème Fayard, 1949, p. 191-207.
Barsacq Léon, Le décor de film. 1895-1969, préface de René Clair, Paris, Henri
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SOURCES ET 
MÉTHODOLOGIES
DESSEINS DE CINÉMA :
SUR L’INVENTIVITÉ DES 
MAQUETTES DE DÉCORS

Les « maquettes de décors » sont des dessins ayant servi à la construction


d’un film sans y figurer. Elles peuvent prendre des formes diverses, éléva-
tions de façades ou dessins d’ambiance, esquisses crayonnées ou gouaches
colorées. Leur histoire s’inscrit dans une histoire générale de la réception du
dessin, longtemps considéré comme une étape préparatoire. Philippe-Alain
Michaud remarque en effet que le dessin a souvent été regardé pour le réel
qu’il imite ou pour l’œuvre d’art qu’il prépare, mais rarement pour ses
qualités formelles. Son utilisation par les artistes du XXe siècle dans leurs
œuvres a pourtant modifié le regard des historiens, qui ont ainsi appris à
l’apprécier 1. Ce n’est pas encore le cas pour les maquettes de cinéma, qui
informent l’histoire des décors sans que leur propre histoire ne soit écrite 2.
Et pourtant, le rôle d’une maquette de décor n’est pas seulement de
servir de plan de construction. Beaucoup sont imprécises, esquissées,
fragmentaires, voire envisagent des espaces inconstructibles. D’autres sont
précises au-delà même de leur fonction : les détails, les variations colorées,
les jeux de lumières témoignent d’un plaisir du dessin indépendant de son
usage. La maquette de décor est plus souvent inventive que pragmatique.

1. Philippe-Alain Michaud, « Comme le rêve le dessin », in Comme le rêve le dessin, Philippe-


Alain Michaud (dir.), Paris, Centre Pompidou – Louvre, 2005, p. 11. Le processus d’au-
tonomisation du dessin d’architecture est similaire, voir l’ouvrage de Roland Recht,
Le dessin d’architecture. Origine et fonctions, Paris, A. Biro, 1995.
2. Bien que très récemment, l’exposition Tout un film ! (Drawing Lab, en partenariat avec
la Cinémathèque française, 16 janvier-25 février 2021, commissariat : Joana P.R. Neves,
Françoise Lémerige) témoigne d’un renouveau similaire en montrant conjointement des
dessins de décorateurs, de réalisateurs et d’artistes contemporains, les maquettes sont plus
généralement publiées pour soutenir des études de décors telles que celles de Jean-Pierre
Berthomé, Le décor au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2003 et de Max et Jacques Douy,
Décor de cinéma. Un siècle de studios français, Paris, Éditions du Collectionneur, 2003.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 23-40
24  JOSÉPHINE JIBOKJI

Par ailleurs, si elle n’est pas nécessairement un modèle pour le décor, elle
n’est pas non plus forcément calquée sur la future image du film. De nom-
breuses représentations en couleurs préparent des films en noir et blanc – je
pense aux compositions chromatiques de Jacques Saulnier 3 pour L’Année
dernière à Marienbad (1961, Alain Resnais) – et inversement, des dessins
en noir et blanc peuvent tout à fait prévoir des films colorés. Cet espace
appartient au décorateur qui y exerce son imagination du film à venir.
Le dessin rappelle que l’espace cinématographique, filmé sur un lieu de
tournage puis projeté en deux dimensions, naît d’abord sur le papier : son
origine et sa fin sont bidimensionnelles, le tournage n’est qu’un passage
pris entre une feuille et un écran.
Le dessin de cinéma cherche donc l’espace du film, il est au plus proche
de son processus de création. Cependant, s’il est pensé seulement comme
modèle d’un décor à venir, il n’est qu’un projet qui ne peut être envisagé
que par un jeu de différences avec le film auquel il est soumis. S’il est en
revanche pensé indépendamment du décor réalisé, le dessin devient un
lieu d’invention, d’exercice de l’imagination et d’exploration de ses moyens
graphiques. Ainsi appréhendé, cet espace dessiné ne se comprend plus
seulement à partir de ce à quoi il renvoie, le réel imité ou le décor du film,
mais par ce qu’il est véritablement : ses couleurs et ses lignes, les outils
utilisés, le cadrage adopté, la composition de ses différents plans. Une
histoire des maquettes de décors permettrait de suivre une (pré-)histoire
de l’espace cinématographique tel qu’il est conçu en amont par le dessin.
En d’autres termes, une histoire des films tels qu’ils ont été projetés dans
l’imagination de ceux qui les ont fabriqués, avant de l’être en salles. C’est
à partir de ce constat que cet article propose une brève introduction à
l’extraordinaire invention formelle des maquettes de décors, qui relatent
moins l’espace qu’elles ne l’inventent.

La main du décorateur
Comme dans tous les départements d’art graphique, dans les collections
des cinémathèques – et plus précisément dans celle de la Cinémathèque
française sur laquelle repose cet article 4 – le terme de dessin peut regrouper

3. Jacques Saulnier (1928-2014) : décorateur de cinéma français qui a commencé à travail-


ler dans les années 1950 comme assistant décorateur pour les films de Marcel Carné et
Yves Allégret, puis a accompagné le cinéma français jusqu’à la fin de sa vie. Il a notam-
ment supervisé les décors de la plupart des films d’Alain Resnais.
4. Je ne saurais que trop remercier Françoise Lémerige et Jacques Ayroles qui ont généreu-
sement partagé leur expérience et leurs connaissances. Ils ont en outre présenté la diver-
sité des collections de la Cinémathèque française lors des conférences du Conservatoire
  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS    25

des outils (mine de graphite, fusain, pastel, pinceau pour la gouache ou


l’aquarelle) et des supports divers. Bien que le papier et le carton soient
majoritaires, l’on retrouve des collages (tissus, photographies) voire des
assemblages d’objets sur support plat. Leur taille varie aussi, de l’esquisse
dans un coin de page à certaines planches plus imposantes (je pense notam-
ment aux vues panoramiques d’Alexandre Trauner 5 pour La Terre des
pharaons d’Howard Hawks, 74 cm de large, ou encore aux planches de
Théo Meurisse 6 pour Flic Story de Jacques Deray, 99 cm). Certains déco-
rateurs poussent leurs dessins aux limites de la scénographie – avec des
personnages en action, des jeux d’ombres et de lumières, voire le cadre de
l’écran – d’autres affleurent à peine le récit. Certains dessins sont soignés,
signés, ou même encadrés, d’autres, de simples esquisses dans un coin de
carnet, mais tous sont singuliers. Cette variété formelle témoigne d’une
exploration du médium qui dépend moins du film que des goûts, de la
formation et du savoir-faire du décorateur. L’univers du décorateur n’est
pas celui du cinéaste, et le dessin en est le lieu d’étude privilégié : alors
que l’histoire des films reverse généralement l’acte auctorial du côté du
réalisateur, la main du décorateur reste au premier plan de son dessin,
aussi dévoué soit-il au film. En effet, le décor est difficile à étudier pour
ses qualités propres. Comme le remarque François Albera, le décor doit
être transparent pour accompagner la narration sans distraire l’attention
du déroulement narratif : il doit sembler naturel en tant que lieu de vie
des personnages. L’autonomiser revient par conséquent à le condamner 7.
Un décor ne peut être réussi que par rapport à un film, à sa soumission
à la narration. Le dessin, lui, est libre. Le dessin permet au décorateur
d’exprimer un style personnel, un trait, un cadrage, un art de la composition

des techniques cinématographiques : « Profession : chef décorateur », Les conférences du


conservatoire des techniques cinématographiques, Cinémathèque française, Canal-U,
5 décembre 2014, en ligne à l’adresse suivante : https://www.canal-u.tv/video/cinema-
theque_francaise/profession_chef_decorateur_conference_de_jacques_ayroles_et_fran-
coise_lemerige.17983 (consulté le 10 octobre 2020).
5. Alexandre Trauner (1906-1993) : décorateur de cinéma, peintre à l’origine et formé au
décor auprès de Lazare Meerson. Il a travaillé jusqu’à la fin des années 1980, autant pour
des réalisateurs français (René Clair, Julien Duvivier, Marc Allégret, Marcel Carné, Jean
Grémillon, Luc Besson) qu’internationaux (Robert Siodmak, Fred Zinneman, Billy
Wilder, John Frankenheimer, Orson Welles). Ses maquettes ont fait l’objet de plusieurs
expositions.
6. Théobald Meurisse (1933-1993) : décorateur de cinéma français qui a commencé à travail-
ler au début des années 1960 et continué jusqu’à sa mort. Il a notamment travaillé pour
Jacques Deray, André Hunebelle, Gérard Oury, Philippe de Broca, Jean-Pierre Melville
ou encore Bertrand Blier.
7. François Albera, Albatros. Des Russes à Paris 1919-1929, Paris – Milan, Cinémathèque
française – Mazzotta, 1995, p. 49-50.
26  JOSÉPHINE JIBOKJI

qui lui est propre. Il donne accès à une virtuosité qui disparaît ensuite
dans les prises de vues réelles, révélant le tracé de la main du décorateur
imperceptible dans le film. Les signatures apposées parfois à même la
représentation, parfois en marge ou derrière (ce simple détail mériterait
une étude à part entière 8) ne sont pas toujours usuelles, mais elles peuvent
être très travaillées graphiquement, comme les monogrammes d’Ernst
Fegté 9 ou de Jean-Jacques Caziot 10. Certaines singularités formelles sont
assez reconnaissables pour faire office de signature, c’est par exemple la
manière dont Jacques Colombier 11 entoure ses représentations d’un trait
en laissant un angle ouvert 12 ou au contraire l’absence de cadre des repré-
sentations de Théo Meurisse qui flottent dans une grande marge blanche
(voir fig. 7). Certains décorateurs ont une conscience aiguë que chaque
dessin porte en mémoire leur travail et l’histoire du film, d’autres s’en
débarrassent 13, mais tous, et c’est l’hypothèse de cet article, y expriment
une conception singulière de l’espace cinématographique. En somme,
avec ses moyens propres, ses matières, ses blancs et son hors-champ, le
dessin suppose l’espace filmique. C’est ainsi que chaque décorateur, dans
le geste même de la main qui dessine l’espace d’un film à venir, ne donne
pas seulement à voir un projet de décor mais exhibe aussi une pensée de
la création cinématographique. Plus précisément, c’est de la capacité de
l’espace filmique à conceptualiser, imiter et réinventer le réel dont il est
question dans ces dessins.

8. Par exemple dans la continuité du travail de Jean-Claude Lebensztejn en peinture, voir


Jean-Claude Lebensztejn, « De la signature peinte : esquisse d’une typologie », in Annexes
– de l’œuvre d’art, Bruxelles, La Part de l’Œil, 1999, p. 113- 149.
9. Ernst Fegté (1900-1975) : décorateur allemand émigré aux États-Unis. Il a notamment
collaboré avec le décorateur Hans Dreier sur des productions de la Paramount, parmi
lesquelles des films de Ernst Lubitsch, Fritz Lang ou encore Billy Wilder.
10. Jean-Jacques Caziot (1937-) : décorateur français ayant commencé à travailler dans les
années 1960 et actif jusqu’à la moitié des années 1990. Il a collaboré avec des réalisateurs
français comme Étienne Périer, José Giovanni, Claire Denis ou encore Bertrand Blier.
11. Jacques Colombier (1901-1988) : décorateur français, frère du réalisateur Pierre Colombier
dont il a conçu la plupart des décors, mais il a aussi travaillé pour de nombreux autres
cinéastes français depuis les années 1920 jusqu’à la moitié des années 1960 (parmi eux :
Gilles Grangier, André Cayatte, Jean Boyer). Plus de sept cents dessins sont conservés à
la Cinémathèque française.
12. Voir notamment les maquettes réalisées pour Paris Girls (1929, Henry Roussell), entre
autres « Boîte de nuit », D030-047 ou « La piscine : Île de France, 1928 », D030-051, coll.
Cinémathèque française.
13. Alors même que leurs dessins peuvent être très soignés : Willy Holt (1921-2007), chef
décorateur de cinéma, jetait par exemple toutes ses productions, des vues en couleur d’as-
sez grand format et abondamment détaillées. Voir Françoise Lémerige, Jacques Ayrolles,
« Profession : chef décorateur ».
DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS  27

Espace conceptuel :
du plan architectural au schéma linguistique
Selon la formation des décorateurs, leurs dessins diffèrent. Les anciens
étudiants d’écoles d’architecture apprécient souvent les dessins techniques :
plans au sol, élévations, dessins de construction précisément mesurables par
des indications de cotes et d’échelle. Le plus technique de ces dessinateurs
est peut-être Lucien Aguettand 14, qui a travaillé pour le cinéma français
des années 1930 aux années 1960, et dont les centaines de dessins à la mine
de graphite conservés à la Cinémathèque française sont assez peu fantai-
sistes 15. Ses plans sont toujours contextualisés (titre du film et du décor),
mesurés (cotes et échelle) et parfois datés du jour. Ils peuvent intégrer les
découvertes, les espaces perspectifs, le plateau, les couloirs de circulation,
parfois même une élévation de façade (fig. 1). Ils sont fréquemment accom-
pagnés d’une légende qui permet d’identifier les lignes sagement tracées à
la règle : lignes dédoublées pour les découvertes, lignes en pointillé pour
le plateau du studio, d’autres pour les parois fixes et les parois mobiles.
La feuille de papier est un chantier, la préparation graphique du plateau
de cinéma. Le décorateur pense les surfaces utiles et évite les distances
inutiles, il cherche à établir un espace de circulation sur le tournage (pour
les caméras, les acteurs, l’équipe de tournage) et un espace de représentation
à l’écran (en dessinant une façade ou parfois un plan du film). Les lignes y
établissent la correspondance entre l’espace dessiné, le tournage et l’image à
venir. Le décorateur s’y définit comme l’opérateur du passage entre l’espace
conceptualisé sur le papier et l’espace effectif sur le tournage. Pourtant une
ligne discrète encadre la plupart de ces dessins, parfois dédoublée, parfois
réduite à un simple coin esquissé au crayon à papier. Ce cadre qui vient
redoubler les autres lignes du plan, est la seule ligne gratuite : elle ne signifie
rien quant à l’espace constructible. Elle n’appartient qu’à la représentation.
Prise dans un ensemble de signes d’un espace à construire, elle est le signe
d’autre chose : d’un espace fait pour être contemplé. Elle est le trait final
qui marque l’achèvement du dessin et le montre. Par ailleurs, la position

14. Lucien Aguettand (1901-1989) : décorateur français, d’abord de théâtre puis de cinéma,
des années 1920 aux années 1960 (Henri Decoin, Marcel L’Herbier, Marcel Carné). Il a
enseigné et œuvré en faveur d’une meilleure reconnaissance du métier de décorateur de
cinéma.
15. Entre autres, les trente-quatre dessins réalisés pour le film Chantage (1955, Guy Lefranc),
les vingt-quatre de La Garçonne (1957, Jacqueline Audry) ou encore les vingt-cinq de
Reproduction interdite (1956, Gilles Grangier). La plus grande partie de ses archives se
trouve cependant au département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de
France.
28  JOSÉPHINE JIBOKJI

Fig. 1 – Lucien Aguettand, plan de décor, Reproduction interdite


(1956, Gilles Grangier), deux dessins sur calque, noir et blanc, mine de graphite,
40 x 64 cm, non daté (Cinémathèque française, D086-030 © Lucien Aguettand,
avec l’aimable autorisation de Loïc Malle).
du plateau ne s’aligne pas systématiquement avec le format de la page,
au contraire, il a son cadrage propre, souvent oblique, quitte à ce que ses
angles soient coupés. Le cadre indique un plaisir de la contemplation qui
pointe sous le caractère utilitariste de ces plans. Il rappelle les choix de
composition, les cadrages variés, la structure du dessin, symétrique ou au
contraire plus dynamique, tous au service d’un espace clair et organisé.
Sur la page de papier s’exprime la jouissance d’un monde de représentations
dont l’architecte a la pleine maîtrise. Jouissance de la contemplation d’un
espace raisonné, cadré pourrait-on écrire : un monde mesurable, jamais
déstabilisé par les aléas du pathos. La page est pour Lucien Aguettand un
espace d’organisation du monde.
Ce n’est pas le cas dans tous les dessins d’architecture. La concep-
tion de l’espace de Jacques Saulnier, formé aux beaux-arts de Paris, est
par exemple très différente. Contrairement à ses gouaches luxueuses,
colorées et détaillées, ses plans de décors sont plus rarement conservés.
Deux d’entre eux, réalisés avec un très humble stylo-bille pour Le Farceur
(1960, Philippe de Broca 16), laissent deviner un autre espace que l’espace
cartésien d’Aguettand. S’ils comprennent les nécessaires indications des
dessins d’architectes (cotes, élévation et façade), un nu monumental,
féminin, y figure, assis au milieu du plan au sol ou visible en transpa-

16. D088-089 et D088-088, plans de décors, coll. Cinémathèque française.


  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS    29

Fig. 2 – Jean Rabasse, plan de décor, « 37 Int. maison Tsf : Élévations


A B C D E », Faubourg 36 (2007, Christophe Barratier), ensemble de trois
montages de dessins et photographies sur calque posés sur carte, noir et blanc,
encre, feutre, mine de graphite, 62,4 x 88 cm, 6 juillet 2007
(Cinémathèque française, D130-022 © Jean Rabasse).

rence dans un plan en élévation. Cette sculpture improbable est d’autant


plus fantomatique qu’elle n’appartient pas au même espace que le plan
architectural : elle relève d’un régime figuratif mimétique, alors que le plan
est une mesure mentale, prise à l’aveugle. Difficile à identifier (sculpture,
fantôme ou surimpression ?), elle introduit un doute dans ce dessin de
conception, une énigme figurative, une forme qui échappe au monde
mesurable. Sa présence souligne la tension entre la conceptualisation
par le plan et la figuration par l’image au cœur de la modélisation des
maquettes de décors. Plus contemporain, Jean Rabasse, qui fut aussi formé
aux beaux-arts et travaille pour le cinéma français depuis les années 1990,
manifeste à sa manière cette conception d’un espace qui échappe à la
mesure (Faubourg 36, 2007, Christophe Barratier). Ses plans architectu-
raux sont plus complexes, les cotes et les points de vue s’accumulent. Une
planche peut rassembler plusieurs détails, plusieurs parties d’un même
décor au détriment de sa lisibilité immédiate. L’architecture se déploie dans
une série d’angles et de chiffres. Dans un dessin d’élévations intérieures
(fig. 2), le décorateur déconstruit les façades en trois bandes, trois parois
percées de portes différentes. Toutes ces parois sont des variations sur
une même vue : un mur, une frise de soubassement, une porte plus ou
30  JOSÉPHINE JIBOKJI

Fig. 3 – Stéphane Lévy, plan de décor, « Schéma Décors Victor Hugo, ennemi
d’État », Victor Hugo, ennemi d’État (2018, Jean-Marc Moutout, série
historique), deux pages d’un carnet, couleur, feutre et crayon de couleur
sur papier, 20 x 26 cm, 2017 (collection S. Lévy © Stéphane Lévy).

moins imposante. Mais surtout, chaque bande est initiée par un collage
de silhouettes photographiques qui définit l’échelle – un homme avec
son chien, une jeune femme, un couple. La photographie est en rupture
avec le système conceptuel du dessin architectural. Elle n’appartient
pas à l’espace mathématique de la mesure mais à l’espace préexistant.
L’espace conceptuel du dessin architectural est ainsi investi par le réel
de la photographie, son évocation d’un espace donné. Ici, il s’agit moins
d’utiliser la photographie pour figurer le réel que pour le désigner : pour
montrer que l’architecture mentale est vouée à accueillir des corps réels,
existants, étrangers à l’espace cérébral du dessinateur. On peut d’ailleurs
observer, dans les pratiques les plus contemporaines, un affaiblissement
des pratiques de l’imitation au profit de la nomination : la figuration
laisse progressivement place à des systèmes de désignation du réel, par
le collage ou même par le mot.
  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS  31

En effet, plus récemment, dans le travail de Stéphane Lévy 17, le réel


est décomposé linguistiquement dans ce qu’elle appelle ses « schémas
mentaux », ses « cartographies mentales » 18 qui lui permettent de se saisir
d’un scénario (fig. 3). Ces schémas constituent une première manière
d’attraper le film, de spatialiser le scénario : de l’avoir en tête. Ses plans
sont des réseaux de noms de décors, reliés entre eux ou à des personnages.
Leur nombre de séquences est aussi précisé. Il n’est plus question ici de
dessiner ou même de mesurer, nommer suffit à décomposer le scénario.
Dans ces dessins, pas de figuration, seulement des mots, des trajets et des
couleurs. Ses carnets sont des suites de listes, de schémas, parfois d’une
fascinante complexité, surtout lorsque les différentes lectures du scénario
sont superposées sur des papiers calques. Elle prévoit l’image par des signes
linguistiques et non plus seulement mimétiques. Il n’est pas anodin que
Stéphane Lévy rapporte l’origine de ses schémas mentaux à l’influence
des motifs circulaires des toiles des Delaunay. Elle place ainsi ses croquis
sous l’égide d’un art abstrait, préoccupé par la décomposition du visible en
couleurs et en lumières : en somme, ce qui précède le visible, le prévisible
pourrait-on écrire. Sa manière d’organiser les données du scénario relève
d’un processus de visualisation.
L’on pourrait penser, et c’est en partie vrai, que les décorateurs d’au-
jourd’hui, soumis aux impératifs de production, n’ont plus le temps de
représenter systématiquement ce qu’ils imaginent. Beaucoup de chefs
décorateurs délèguent le dessin à leurs assistants si le budget le permet
ou se contentent de décrire un décor par la parole et de le conceptualiser
par le plan. Mais c’est aussi une autre manière de composer avec le réel
qui s’exprime dans ce délaissement de la figuration. Pour concrétiser un
décor, pour lui donner corps à partir d’un scénario, il n’est pas nécessaire
de le représenter sur le papier, il suffit d’un système de codes, de mesures,
de mots. Bien que la pratique du dessin figuratif ne soit pas totalement
éradiquée du travail des décorateurs 19, ils préfèrent le mot et la mesure,
plus efficaces que la forme. La valeur de ressemblance laisse place à un
espace codifié. Ainsi, de Lucien Aguettand à Stéphane Lévy, les dessins
de conception du décor ébauchent une histoire de la maîtrise de l’espace
en cinéma, une histoire prise entre la ressemblance et la codification, le

17. Stéphane Lévy : peintre, décoratrice de théâtre et de cinéma (François Yang, Arnaud et
Jean-Marie Larrieu, Alain Tanner, Jean-Luc Godard). Elle travaille régulièrement pour
les décors de séries télévisuelles et de téléfilms depuis la fin des années 1980 (notamment
Victor Hugo, ennemi d’état, 2018, Jean-Marc Moutout, voir fig. 3).
18. Conversation téléphonique avec Stéphane Lévy, lundi 11 janvier 2021.
19. Parmi les dessins de Stéphane Lévy, l’on trouve de très rares dessins figuratifs, notam-
ment un réalisé pour Luftbusiness (2008, Dominique de Rivaz). Voir https://www.adcine.
com/luftbusiness (consulté le 17 mai 2021).
32  JOSÉPHINE JIBOKJI

dessin se faisant tour à tour le lieu d’une imitation de l’espace réel et de


sa symbolisation sur la feuille de papier.

Espace visuel : le cadre, fenêtre et écran
Ceci dit, si le dessin de décor permet de saisir mentalement un espace
à construire, il permet aussi de prévoir les images à venir. Une fenêtre
dessinée qui ouvre sur l’espace du film. Nombreux sont les décorateurs
qui soulignent la finalité cinématographique de leur représentation en
encadrant une portion d’espace filmé, le cadre délimite alors moins l’espace
représenté qu’il ne cache un espace infini 20. Pierre Kéfer 21 trace géné-
ralement le cadre comme une touche finale, laissant la représentation
déborder des limites de ce que l’on devine être l’écran 22. Ce procédé est
souvent utilisé par les décorateurs, on le retrouve par exemple dans certains
dessins de Lazare Meerson 23. Pour Quatorze juillet de René Clair (1932), le
décorateur encadre son carrefour de soir de bal d’un carré bleu désignant
manifestement l’écran. Ce cadre tracé au crayon de couleur est accompagné
de notes de tournage (« magasin des décors », « voitures », « bâtiment en
construction »). Il ne signe pas l’achèvement du dessin, qui, d’ailleurs, est
détaillé par endroits mais laissé en réserve ou inachevé à d’autres – un
procédé très fréquent dans les dessins de Lazare Meerson. Il l’ouvre au
contraire à l’espace du tournage. En d’autres termes, le cadre n’est pas le
carré originel du dessin mais sa conclusion : il pose la fin du dessin et le
début du dessein, le projet du tournage. Plus tardivement, Jacques Saulnier
matérialise aussi le cadre de l’écran dans ses maquettes pour Les Cousins
de Claude Chabrol (1958) (fig. 4) en traçant un large encadrement à l’encre
sur sa représentation au pastel 24. Les dessins, au fusain, sont assez précis
et témoignent même d’un soupçon de présence humaine, d’une mise en

20. André Bazin, « XII. Peinture et cinéma », Qu’est-ce que le cinéma ? [1975], Paris, Cerf,
2002, p. 188.
21. Pierre Kéfer a travaillé sur les films de Jean Epstein dans les années 1920 (La Chute de la
maison Usher, Le Double Amour, La Glace à trois faces, Six et demi, onze).
22. Je pense notamment à deux vues plongeantes : « La boîte de nuit » et « Le bureau dans
l’usine », pour Son altesse l'amour (1931, Erich Schmidt et Robert Péguy), D067-100, D069-
040, coll. Cinémathèque française.
23. Lazare Meerson (1897-1937) : décorateur pour le cinéma français (Jacques Feyder, René
Clair) puis s’est installé à Londres dans les années 1930 où il a travaillé dans les studios du
décorateur Alexander Korda. Il y a notamment dirigé les décors de L'Invincible Armada,
1937, William K. Howard (voir fig. 8).
24. Les dessins sont datés de mai 1958. Le tournage commence le 28 mai et se termine
le 15 octobre, ils ne précèdent donc pas de beaucoup la construction des décors, voire
lui ont succédé.
  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS  33

Fig. 4 – Jacques Saulnier, maquette de décor, Les Cousins (1958, Claude


Chabrol), dessin sur calque collé sur carton, couleur, encre, fusain,
44,5 x 60,5 cm, mai 1958 (Cinémathèque française, D037-046 © Renée Saulnier).

scène embryonnaire (un lit défait, par exemple). Ils font par ailleurs usage
de la pratique du collage photographique pour la vue depuis la fenêtre,
une pratique affectionnée par Jacques Saulnier. La fenêtre, cadre dans le
cadre, ouvre sur le médium photographique, et semble ainsi se rapprocher
toujours plus de sa perspective filmique. Willy Holt, qui travaille pour le
cinéma depuis la fin des années 1940, utilise la même technique du cadre
conclusif en collant des morceaux de scotch noir pour encadrer son dessin,
laissant les franges de la représentation déborder du cadre. Un conflit
se crée alors dans son travail entre le dessin et le cadre qui détermine la
zone de contemplation. Il arrive que le cadre s’interrompe pour ne pas
couper un motif 25 ou au contraire que la représentation se délite au-delà
du scotch noir, jusqu’à se réduire à quelques traits perspectifs au crayon
à papier 26 dans une série graphique réalisée pour le dernier film auquel il
a collaboré, Mon Homme (1995, Bertrand Blier). Ainsi, le cadre définit le
lieu de la contemplation, il désigne l’écran à venir, la conclusion du dessin.
Le dessin est l’origine et le film la fin. Le scotch apposé sur le papier pose le
cadre du film mais sans fermer le dessin qui le déborde largement ; de cette

25. Voir notamment « maquette de la chambre de Harry », L’escalier (Staircase) (1968, Stanley
Donen), D056-017, coll. Cinémathèque française.
26. Voir Willy Holt, « Chambre », D112-037, coll. Cinémathèque française.
34  JOSÉPHINE JIBOKJI

manière, le dessin englobe le cadre du film qui n’en est qu’un morceau.
Ainsi pensé, le film n’est pas une portion de monde, mais une portion
de dessin. En somme, ces cadres apposés à même la représentation ont
la double fonction d’ouvrir vers l’écran filmique, le dessin est un projet
réalisé pour un film, son dessein, tout en soulignant la surface de la feuille,
sa matérialité, sa présence.
En effet, si le cadre du dessin engage bien vers l’écran du film, c’est
toujours en explorant ses propres possibilités. Même lorsque l’espace est
soigneusement construit en perspective, par exemple dans les représen-
tations de décors modernistes des années 1920, avec leurs sols quadril-
lés et leurs pièces cubiques (pensons aux dessins de Pierre Kéfer pour
Le Double Amour de Jean Epstein en 1925 ou à ceux de Lazare Meerson
pour Les Nouveaux Messieurs de Jacques Feyder en 1928), le support
participe toujours à la représentation : il se présente avant de représenter
un décor. L’espace revendique sa géométrie, le dessin se tient, il est rigide,
maîtrisé, clair. Les lignes sont tracées à la règle, les surfaces sont lisses et
coupantes, des damiers tracent une grille spatiale qui fait de l’architecture
représentée le révélateur de la structure de l’espace. La main tient l’outil,
l’outil maîtrise l’espace. Chez Meerson particulièrement, les surfaces
bombées à l’aérographe sont lisses comme des miroirs qui ne reflètent rien,
aveugles à tout ce qui est extérieur au cadre : les pièces sont fermées et les
fenêtres sont généralement opaques. Dans ces perspectives aveugles, la
lumière ne provient d’aucune source identifiée mais des objets eux-mêmes,
iridescents parce que rehaussés à la gouache ou éclairés par le papier en
réserve : sans prétexte mimétique, elle appartient au médium, au papier
et à la gouache. Cette participation du support à la scène représentée est
systématique dans les dessins de Lazare Meerson, qui peut faire du papier
en réserve une source de lumière. En somme, que l’espace soit construit
dans une profondeur illusoire ou à même la surface de la page, le dessin
exploite toujours les ressources de son médium. Lazare Meerson peut
même aller jusqu’à construire des espaces totalement impénétrables,
écrasés comme des peintures modernistes (Zouzou, 1934, Marc Allégret,
fig. 5). Un décorateur plus contemporain comme Hilton McConnico 27,
qui a travaillé pour le cinéma dans les années 1970-1980, manifeste aussi
cette dualité entre la recherche de l’espace et l’affirmation de la page,
notamment par le travail de la lumière. Dans un dessin pour Diva 28 (1980,

27. Hilton McConnico (1943-2018) : designer et décorateur de cinéma américain ayant vécu
en France depuis les années 1960. Il a travaillé pour les films de Jean-Jacques Beneix et
Alain Robbe-Grillet ou encore François Truffaut, mais le décor de cinéma n’est qu’une
petite partie de son activité qu’il a abandonnée au début des années 1980.
28. « Inside Light House », D088-008, coll. Cinémathèque française.
  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS    35

Fig. 5 – Lazare Meerson, maquette de décor, Zouzou (1934, Marc Allégret),


dessin sur papier, couleur, gouache, mine de graphite, 34 x 45 cm, non daté
(Cinémathèque française, D083-080 © Droits réservés).

Jean-Jacques Beneix), une vue plongeante de l’intérieur d’une tour, le


sol en damier arrête l’œil et la lumière vient d’en haut, plus haut encore
que le spectateur plongé sur cette salle vertigineuse : elle vient de l’angle
supérieur droit du dessin, angle justement laissé en réserve pour accueillir
le nom du décor et le titre du film (notons que la signature est en revanche
en bas à droite, incluant le nom du décorateur dans la représentation).
Ainsi, la lumière ne vient pas d’un extérieur simulé mais de la surface du
papier, de la marge contextuelle du dessin. Deux ans plus tard, pour Tout
feu, tout flamme (1982, Jean-Paul Rappeneau), McConnico abandonne
totalement le travail de la ressemblance dans des collages de papiers colorés
(fig. 6), coupant à même la couleur dans une conception du décor libérée
des objets. C’est aussi la manière de fonctionner de la décoratrice Anne
Seibel 29 qui rassemble ses inspirations dans des tableaux, des planches
de matières, tissus, photos, dessins, utilisés pour ouvrir la discussion
avec l’équipe du film. Elle a commencé ces tableaux pour surmonter les
barrières linguistiques d’équipes de décoration internationales : à l’inverse

29. Anne Seibel : décoratrice de cinéma française qui travaille depuis le début des années 2000.
Elle a participé à des productions hollywoodiennes comme celles de Steven Spielberg ou
de Woody Allen ainsi qu’à des épisodes de séries télévisuelles.
36  JOSÉPHINE JIBOKJI

Fig. 6 – Hilton McConnico, maquette de décor, « apt – girls room »,


Tout feu, tout flamme (1982, Jean-Paul Rappeneau),
collage de papiers colorés sur carton, 24 x 33 cm, non daté
(Cinémathèque française, D087-087 © Hilton McConnico).

des schémas linguistiques de Stéphane Lévy, ici, la matière et les motifs


font office de langage universel 30. Dans ce travail, c’est la matérialité du
dessin qui a pris le pas sur le sujet représenté : il ne s’agit plus de figurer
des espaces identifiables dans la profondeur factice de la perspective, mais
d’apposer couleurs, matières et motifs sur la surface du papier.

Espace d’invention : 
notes en marge et dessins en réserve
Nous l’aurons compris, ces représentations en perspective ouvrent sur
un espace qui ne nie pas la feuille de papier mais qui au contraire l’utilise.
En d’autres termes, la fenêtre est ouverte sur l’histoire représentée tout
autant que sur son support de représentation. Pour penser la manière
dont la maquette de décor affirme sa surface, il faut partir des marges, le
parergon, cet espace indéfini pensé par Jacques Derrida qui n’appartient

30. Propos tenus par la décoratrice lors d’une table ronde à la Cinémathèque française, suite
à la conférence de Françoise Lémerige et Jacques Ayrolles, « Profession : chef décorateur ».
  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS    37

pas à l’œuvre mais qui la détermine 31. Les marges sont à la fois pratiques
pour le décorateur, informatives pour l’historien et intéressent le théori-
cien pour leur caractère composite : elles associent différents systèmes de
représentation (des mots, des plans, des schémas) et elles actualisent le
dessin dans un processus de réflexion. Elles permettent au décorateur de
référencer son travail (titre du film, du décor, date), de prendre des notes
quant au tournage (raccords, travellings) ou de dessiner des esquisses de
plans au sol, mais elles ont aussi une incidence sur la forme de la repré-
sentation. Dans les dessins de Théo Meurisse par exemple 32, la forme
de la représentation modèle la marge : les lignes de fuite représentant
les angles des pièces sont saillantes et créent des cadres en étoile plutôt
que quadrangulaires. Dans ces dessins, de très grand format, l’espace de
représentation semble proportionnellement aussi important que l’espace
vierge dans lequel la représentation s’évanouit. La marge participe en
négatif à l’image, elle l’inscrit dans un processus d’émergence des formes
sur l’espace blanc de la feuille – d’autant plus dans le dessin intitulé « couloir
Suzanne » (fig. 7), dans lequel une silhouette transparente mais tachée de
sang rouge meurt à la frange de la représentation, laissant imaginer que
la marge n’est plus seulement le lieu de naissance de la forme mais aussi
l’abîme de sa disparition.
Lorsque la bordure devient réserve, la marge investit le dessin en son
centre même. Les espaces laissés vierges au sein d’un dessin constituent un
détournement du support au service de la représentation. Ernst Fegté, maître
des intérieurs Art déco des films d’Ernst Lubitsch dans les années 1930,
fait un usage virtuose des espaces en réserve dans des séries comme celles
réalisées pour Trouble in Paradise (1932, Ernst Lubitch) et Love me Tonight
(1931, Rouben Mamoulian). Dans son travail, une zone de réserve peut
successivement devenir une dalle réfléchissante, un bloc de pierre, un dos
découvert par l’échancrure d’une robe, ou encore un reflet lumineux sur
l’eau. Elle ne change jamais mais peut prendre toutes les apparences, se
métamorphoser en toutes les matières, évoquer toutes les surfaces. Elle est
créée par déduction. Le non-lieu de l’espace en réserve est à la fois passif car
il apparaît par ce qui l’entoure (le dos n’existe que par le trait qui a dessiné
la robe), et actif car il structure l’image tout autant que ses pleins. Il est
tout à la fois le support laissé à nu et une forme représentée. Inversement

31. Dans La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, Jacques Derrida définit le parergon :
ce qui n’est ni dans l’œuvre ni en dehors, qui ne se laisse pas encadrer mais ne se tient
pas hors cadre non plus, car il touche l’œuvre, il coopère avec elle. C’est le supplément,
la remarque qui vient en plus de l’œuvre et qui la transforme.
32. Ses deux dessins pour le film de Jacques Deray, Flic Story, 1975, sont conservés à la
Cinémathèque française, D016-013, D016-014.
38  JOSÉPHINE JIBOKJI

Fig. 7 – Théo Meurisse, maquette de décor, « Couloir Suzanne. Int. Suzanne »,


Flic Story (1975, Jacques Deray), dessin sur carton, couleur,
acrylique, encre, 68 x 94 cm, 25 décembre 1974
(Cinémathèque française, D016-014 © Droits réservés).

au travail de Fegté, lorsque Lazare Meerson utilise le support ce n’est pas


pour construire la forme mais pour la laisser inachevée (voir notamment
l’impressionnante série de quarante-cinq dessins pour L’Invincible Armada
(Fire over England), 1937, William K. Howard, (fig. 8), mais aussi ses études
pour La Kermesse héroïque, 1935, Jacques Feyder). Dans ces espaces en
réserve se lit le processus de la naissance des formes, son degré zéro. Meerson
exhibe les différentes étapes de la création du dessin, du papier brut à
l’illusion représentative.

En conclusion, si les maquettes de décors repensent les frontières entre


le support et la représentation, l’origine et la fin pourrait-on écrire, elles
sont plus généralement le lieu d’une indistinction entre l’avant et l’après :
elles sont à la fois le projet d’un film qui n’existe pas encore et son archive,
elles sont conservées pour garder en mémoire la préparation du tournage.
En effet, les collections graphiques entremêlent les chronologies d’une
manière souvent vertigineuse pour le chercheur : les dessins peuvent avoir
été réalisés avant, pendant ou même après le tournage, afin de témoigner de
la création du film et non plus seulement pour y participer. Ainsi, certains
décorateurs, comme Georges Méliès ou Alexandre Trauner, se sont vus
confier la tâche de refaire des dessins de décors pour les exposer ou les
  DESSEINS DE CINÉMA : SUR L’INVENTIVITÉ DES MAQUETTES DE DÉCORS  39

Fig. 8 – Lazare Meerson, maquette de décor, L’Invincible Armada


(Fire over England) (1937, William K. Howard), dessin sur carton,
couleur, gouache, mine de graphite, 58 x 80 cm, non daté
(Cinémathèque française, D072-011 © Droits réservés).
conserver, pour la mémoire ou le plaisir visuel. D’autres l’ont fait dans un
objectif pédagogique, comme René Renoux 33 ou Max et Jacques Douy 34
qui se sont attachés à présenter leur travail et à promouvoir le métier de
chef décorateur, une pratique restée en usage aujourd’hui. Ainsi, certains
dessins sont accompagnés par la photographie du décor réalisé par la
suite 35 tandis que l’on voit sur d’autres le lieu d’origine avant et après sa
modification pour le film 36. En un mot, la maquette de décor est un dessein,
un projet, mais c’est aussi un témoin, et il est souvent difficile d’en rétablir

33. René Renoux (1904-2000) : décorateur de cinéma français actif du début des années 1930
jusqu’à la fin des années 1960. Il a notamment collaboré avec Jean Delannoy, Henri-
Georges Clouzot, Sacha Guitry, René Guissart…
34. Max Douy (1914-2007) : décorateur français qui a travaillé des années 1940 à la fin des
années 1970 avec Jean Grémillon, Robert Bresson, Henri-Georges Clouzot et surtout avec
Claude Autant-Lara. Il a collaboré avec son frère Jacques Douy (1924-2010), devenu chef
décorateur à la fin des années 1950, à l’occasion de plusieurs films. Ils ont rédigé ensemble
un ouvrage sur les décors de cinéma : Décor de cinéma. Un siècle de studios français, Paris,
Éditions du Collectionneur, 2003.
35. Voir notamment la maquette de Max Douy pour Le ciel est à vous (1943, Jean Grémillon),
D151-090, coll. Cinémathèque française.
36. Voir le travail de Jacques Saulnier pour Mademoiselle (1965, Tony Richardson), D041-
082, D041-083, D041-084 et D071-012, coll. Cinémathèque française.
40  JOSÉPHINE JIBOKJI

la chronologie. Étape préparatoire et archive de tournage, elle prévoit le film


autant qu’elle permet par la suite d’en revoir la création. Elle est tout à la
fois le lieu de projection d’un film, un espace de réflexion sur les images à
venir, et en même temps, elle est destinée dès sa création même à devenir
archive, à porter en mémoire une origine du film.
Et c’est bien parce qu’ils sont faits pour projeter un film que tous ces
dessins, sans exception, s’adressent au regard, ils sont indéniablement
faits pour être contemplés, au-delà de leur usage. Mon hypothèse est
que ce statut d’objet de contemplation qui peut être donné à ces dessins
lorsqu’ils sont exposés en dehors des archives n’est pas seulement une
fonction acquise a posteriori avec le développement des collections et des
expositions. Je pense au contraire que cette fonction de représentation
fait partie du dessin au moment même où il est tracé : il se présente en
représentant le film, que le décorateur en ait conscience, ou non 37. C’est
à partir de ce constat qu’une histoire de ces dessins pourrait être écrite,
une histoire à la marge de l’histoire des films – mais aussi des histoires
racontées par les films. Une histoire du cinéma tel qu’il est imaginé par
les décorateurs, et non plus tel qu’il est vu par les cinéastes.

Joséphine JibokJi
Université de Lille, ULR 3587 / Centre d’étude des arts contemporains (CEAC)

Remerciements
Françoise Lémerige et Jacques Ayroles des collections « Dessins et œuvres
plastiques » de la Cinémathèque française, Stéphane Lévy, Renée Saulnier,
Bertrand Kerael de l’iconothèque de la Cinémathèque française, Nathalie
Delbard et Brigitte Lecomte (CEAC).

37. L’on reconnaîtra ici la leçon de Louis Marin : « La représentation, dans sa dimension
réflexive, se présente à quelqu’un. La présentation représentative est prise dans la struc-
ture dialogique d’un destinateur et d’un destinataire, quels qu’ils soient, auxquels le cadre
fournira un des lieux privilégiés du “faire savoir”, du “faire croire”, du “faire sentir”, des
instructions et des injonctions que le pouvoir de représentation, et en représentation,
adresse au spectateur-lecteur. », « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses
figures », texte 21, in De la représentation, Daniel Arasse, Alain Cantillon, Giovanni Careri
et al. (éd.), Paris, EHESS – Gallimard – Seuil, 1994, p. 348.
CONCEVOIR, VÉRIFIER, 
DIALOGUER : LES MULTIPLES 
VERTUS DE LA MAQUETTE 
SCÉNOGRAPHIQUE

Dans mon travail, la maquette physique est un pas-


sage obligé. C’est là où l’on va pouvoir rassembler
les regards, c’est aussi le lieu du geste. La maquette
se mesure au bout des doigts.
Annie Tolleter 1

Si en architecture, la maquette est employée comme un objet de commu-


nication et de sensibilisation à part entière – la Biennale internationale
d’architecture de Venise en témoigne avec des modèles réduits à foison –,
dans le domaine de la scénographie, rares sont les objets apparentés qui
ont survécu aux manipulations des ateliers de décors pour être transposés
au plateau. Les visiteurs de la quatorzième édition de la Quadriennale de
scénographie de Prague qui s’est tenue en juin 2019 auront pu le consta-
ter et seront quelque peu restés sur leur faim. En effet, les profession-
nels comme les différentes écoles présentaient plus des installations, des
mini-expositions qu’ils ne rendaient compte de processus ou d’outils de
conception tels que les maquettes caractéristiques, ces boîtes noires figu-
rant la cage de scène. Cependant, à l’heure de la modélisation numérique
en trois dimensions, cet objet artisanal perdure et continue d’identifier
une profession qui n’a cessé depuis un siècle de s’affranchir des cadres et

1. Mathilde Monnier et Annie Tolleter, « Attelage », Qu’est-ce que la scénographie ?, vol. II :


Pratiques et enseignements, Luc Boucris, Marcel Freydefont, Véronique Lemaire et
Raymond Sarti (dir.), Études théâtrales, no 54-55, 2012/2-3, p. 66. Annie Tolleter réalise
notamment les scénographies de la chorégraphe Mathilde Monnier.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 41-56
42  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

limites du cube scénique et de mettre en œuvre des scénographies imma-


térielles. La maquette a longtemps été, et reste dans certaines institutions,
un objet contractuel au sens propre du terme, que le scénographe a la
charge d’élaborer et céder à son employeur, et à partir duquel la réalisa-
tion des décors est envisageable. En 1944, elle sert déjà à démarquer les
concepteurs, réunis au sein du Syndicat des maquettistes décorateurs,
des peintres décorateurs. La dénomination choisie montre l’importance
de la maquette dans les compétences revendiquées de ces professionnels
que l’on n’appelle pas encore scénographes et pose les premiers éléments
d’un long parcours de reconnaissance de leur propriété intellectuelle 2.
Lorsque cela est possible, elle est conservée, après quelques rapiéçages, et
devient alors archive. L’Association de la régie théâtrale n’hésite pas à la
présenter comme le support le « plus approprié » pour « servir la mémoire
du théâtre » permettant « de plonger directement dans l’univers de ce qui
fut l’écrin de la création de l’œuvre » 3.
Pour autant, on ne peut que constater l’écart entre l’omniprésence de
la maquette comme outil tangible, de conception, dans l’activité du scé-
nographe, et le peu d’intérêt qu’elle suscite dans les ouvrages ou études
sur la scénographie. The Model as Performance de Thea Brejzek et Lawrence
Wallen, paru en 2018, constitue une exception notable en explorant l’usage
de la maquette de la Renaissance à aujourd’hui, tant en architecture qu’en
scénographie. Les auteurs y envisagent la maquette comme un objet ayant
acquis sa propre autonomie au-delà des fonctions habituellement recon-
nues de représentation du réel ou de création de mondes imaginaires.
Envisagée comme un « outil épistémique » 4, la maquette se présente aussi
en dehors de toute représentation comme le meilleur moyen de tester des
matériaux, ou des idées, elle est en soi « performative » 5, selon le qualifi-
catif choisi par les auteurs de cet ouvrage.
Tantôt sublimée par la photographie, à l’instar des nombreuses
maquettes d’André Acquart 6, tantôt renvoyée à sa seule fonction tech-

2. On pourra à ce sujet consulter le premier Bulletin d’information du Syndicat national


des maquettistes-décorateurs, paru en mai 1957. Ce syndicat a été créé par Yves Bonnat,
Valentine Hugo et Félix Labisse.
3. Serge Bouillon, « Les décors et les costumes au Théâtre : Les maquettes planes et en volume
au service de la mémoire », Association de la régie théâtrale, en ligne à l’adresse suivante :
http://www.regietheatrale.com/index/index/catalogue_maquettes/index.php (consulté le
7 janvier 2021).
4. Thea Brejzek et Lawrence Wallen, The Model as Performance. Staging Space in Theatre
and Architecture, Londres, Bloomsbury, 2018, p. 1.
5. Ibid.
6. Jean Chollet, André Acquart. Architecte de l’éphémère, Arles, Actes Sud, 2006. Ces
maquettes avaient été auparavant présentées dans le cadre de l’exposition Lieux de
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    43

nique dans les manuels et dictionnaires, la maquette est aussi évoquée


par les scénographes au hasard de courts articles ou entretiens. Alexandre
de Dardel la définit comme une « promesse » 7, Jacques Gabel comme
« l’aboutissement de la confrontation de l’imaginaire abstrait avec la réalité
concrète » 8. On comprend aisément, à la lecture des différentes définitions,
qu’en dépit de l’apparente simplicité de sa description, celle d’un modèle
réduit en trois dimensions, la diversité des usages de la maquette ouvre de
multiples possibilités, endossant des fonctions d’information, d’explora-
tion, mais aussi de jeu, au sens double du terme : de l’objet ludique mais
aussi d’espace dédié à la dramaturgie. Même achevée, la maquette de
scénographie, support de discussion, de réflexion, est vouée aux trans-
formations ainsi qu’aux manipulations. Un état des lieux complet des
différents types de maquettes et de leurs usages manque encore, et le
présent article formule l’embryon de ce qu’il pourrait contenir.

Un objet précis ouvert aux interprétations
L’étymologie du mot « maquette », objet de précision qui nécessite de la
rigueur et une forme de réalisme, est contenue dans un terme qui cependant
signifie « esquisse ». Emprunté à l’italien macchietta, dérivé diminutif de
macchia, du latin macula, la tache, il laisse donc une marge d’interprétation
susceptible de rester encore ouverte selon la résolution donnée par son
fabricant, qui n’est pas toujours le scénographe lui-même. Cette ébauche en
réduction en trois dimensions se doit cependant, pour atteindre le réalisme
souhaité, de respecter scrupuleusement les détails et les proportions de
chaque élément, tant pour en apprécier les diverses composantes que pour
transmettre ces informations à des ateliers de construction en vue de la
réalisation en vraie grandeur. Avant cette réalisation finale, la maquette
est d’abord un support d’étude, un assemblage de cartons, de papiers ou

spectacle à Paris, abris et édifices, au Pavillon de l’Arsenal, en 1998. André Acquart


(1922-2016) est un scénographe français auteur de très nombreuses scénographies pour
le théâtre et l’opéra.
7. Cette expression a été employée par Alexandre de Dardel lors des Rencontres européennes
de la scénographie, à l’occasion de la première journée intitulée « De la maquette au pla-
teau », le 27 octobre 2017, à Paris (Ateliers Berthier). Alexandre de Dardel est un scéno-
graphe français ; il collabore notamment avec Stéphane Braunschweig et dirige la section
scénographie de l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre.
8. Jacques Gabel, « Le cheminement du scénographe », in Petit traité de scénographie, Marcel
Freydefont (éd.), Nantes, Joca Seria, 2007, p. 145. Jacques Gabel (1953-) est scénographe.
Il a entre autres collaboré avec les metteurs en scène Joël Jouanneau, Alain Françon,
Frédéric Bélier-Garcia et Éric Génovese.
44  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

d’autres matériaux que le concepteur aura sous la main ou se procurera


pour ébaucher une première idée des textures, sans recourir à une imitation
littérale. Pour le scénographe, elle est l’objet qu’il peut manipuler, qu’il
peut à sa guise transformer, éprouver, expérimenter, bricoler pour ne pas
dire malaxer afin d’approcher son idée. Plus tard, une fois le projet avancé
dans sa résolution spatiale, technique et matérielle, des subterfuges seront
trouvés pour rendre compte des matériaux envisagés, rendre appréciables
ici les veinures d’un bois, là, la trame d’un tissu, ceux-ci ne pouvant être
employés tels quels dans la maquette sans apparaître grossiers.
Car dans la réalisation de maquette, tout est affaire d’échelle. À cha-
cune correspond un niveau d’information, et donc de détails. Concernant
l’espace scénique, les échelles abordées pour les maquettes de scénographie
vont du 1/100e au 1/10e (de 1 cm pour 1 m à 10 cm pour 1 m), un choix en
partie conditionné par les dimensions du lieu lui-même. Mais par conven-
tion, le 1/33e (3 cm pour 1 m) est l’échelle la plus utilisée des scénographes
français et Pierre Sonrel, dans son Traité de scénographie, l’établit comme
une règle, car elle permet à l’œil d’apprécier les proportions justes, « l’expé-
rience ayant prouvé que cette échelle convient aussi bien à la mise au point
des décors sur les grandes que sur les petites scènes » 9. Si l’argument de
Sonrel est suivi par bon nombre de scénographes, certains emploient des
échelles certes proches mais dont le rapport au mètre utilise d’autres tables
de report. À titre d’exemple, le metteur en scène et scénographe Daniel
Jeanneteau 10 préfère des maquettes un peu plus grandes :

Aujourd’hui, je travaille exclusivement en maquette, avec une extrême


précision, à l’échelle 1/25e, afin de concevoir la lumière de manière pous-
sée, non comme un agrément de l’image mais comme fonctionnement,
comme révélateur de l’architecture, des distances, du vide. Cela m’aide
à penser, par un effort qu’il faut à chaque fois recommencer, la scéno-
graphie comme une forme en creux, un évidement. Appel à la présence,
à la vie 11.

9. Pierre Sonrel, Traité de scénographie, Paris, Odette Lieutier, 1943, p. 231-232. Pierre Sonrel
(1903-1984) est un architecte français. Il a réalisé plusieurs théâtres (Comédie de l’est
– actuel théâtre national de Strasbourg –, maisons de la Culture de Bourges et d’Amiens,
théâtre des Arts de Rouen, entre autres) et créé la fonction de conseiller en architecture
au sein du ministère des Affaires culturelles.
10. Daniel Jeanneteau (1963-) est un scénographe et metteur en scène français. Il a longtemps
travaillé avec Claude Régy, concevant les scénographies de ses spectacles. Depuis vingt
ans, il réalise ses propres créations, associé à différents théâtres. De 2008 à 2016, il a dirigé
le Studio-Théâtre de Vitry puis a pris la direction du T2G (Théâtre de Gennevilliers).
11. « À l’écoute du corps », entretien avec Daniel Jeanneteau réalisé par Rafaël Magrou,
Techniques et Architecture, no 485, août-septembre 2006, p. 55.
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    45

Fig. 1 – Caligula, opéra, musique Antonio Vivaldi, livret Nicolas Le Riche


et Guillaume Gallienne, scénographie Daniel Jeanneteau, création 2005,
maquette, Opéra national de Paris (© Daniel Jeanneteau).

Pour Jeanneteau, le choix de travailler en volume s’est imposé après


plusieurs années de conception exclusivement en dessin. Là où Sonrel
voit dans la maquette une garantie face aux « désillusions », « cris à la
trahison », attirant « l’attention de l’apprenti-scénographe sur le danger
du charme du dessin » 12, Jeanneteau quant à lui envisage la maquette
comme l’outil adéquat pour « représenter l’espace comme sensation,
comme volume, comme organisation de la présence et non comme une
image » 13 (fig. 1).

Un outil de médiation interne
Les maquettes en volume ne sont pas une invention du XXe siècle. La plu-
part des traces qui nous sont parvenues sont cependant des maquettes
planes et témoignent d’une conception picturale, celle du tableau scé-
nique 14. Denis Bablet, dans son Esthétique générale du décor de théâtre
de 1870 à 1914 ne présente certes lui-même que des maquettes planes mais il
ouvre une autre piste de réflexion en faisant allusion à l’usage de maquettes

12. Pierre Sonrel, Traité de scénographie, p. 230.


13. « À l’écoute du corps », p. 55.
14. On pourra ainsi consulter sur Gallica plusieurs maquettes de décors du XVIIe au XXe siècle,
dont des maquettes en volume à partir des années 1840.
46  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

en volume par Edward Gordon Craig 15 pour étudier deux dispositifs exploi-
tant ses screens, l’un pour Le Marchand de Venise et l’autre pour Othello 16.
Ces maquettes lui servent dès lors à explorer les possibilités d’un matériel
scénique inconnu des ateliers de construction, développant par là même
un vocabulaire plastique et scénographique inédit. Du côté des ouvrages
théoriques, la maquette reste prioritairement envisagée comme un outil de
médiation. C’est vrai du traité de Sonrel en 1943, du manuel Scene Design
and Stage Lighting, paru vingt ans plus tard mais encore réédité en 1992 17
ou, plus proche de nous, du Dictionnaire de la langue du théâtre, d’Agnès
Pierron indiquant que la maquette est une « Présentation, à échelle réduite,
du décor, à partir de laquelle les décorateurs vont travailler pour réaliser
celle-ci aux dimensions du plateau » 18. Cette étape du projet ne serait-elle
que la finalité formalisée d’une intention spatiale ? Pourquoi accorder si
peu de place à l’outil de conception ? Ces qualités expérimentales sont plus
clairement exprimées en architecture, comme le suggère le colloque dédié
à La maquette. Un outil au service du projet architectural :

Dans sa capacité à réunir, en un même objet, la pensée, la matière et l’es-


pace, la maquette aide à voir, mais aussi à concevoir. C’est pourquoi elle
est progressivement devenue un outil de recherche et d’expérimentation.
Elle offre la possibilité de procéder, à une échelle réduite, à la vérifica-
tion empirique des problématiques de forme, de masse, de lumière ou de
mesure. Elle permet de comprendre l’espace, d’expérimenter les maté-
riaux, d’analyser leur rapport avec la forme, de dimensionner et de tes-
ter la structure d’une construction, de travailler les détails d’un édifice 19.

Ce détour par l’architecture pointe cependant une différence fonda-


mentale entre les disciplines. Si les maquettes d’étude sont généralement
détruites ou en tout cas non présentées, la maquette de décor en revanche,
bien que livrée dans un état d’achèvement très minutieux, reste encore

15. Edward Gordon Craig (1872-1966) est un acteur, metteur en scène, scénographe et théo-
ricien anglais.
16. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1965.
La seule maquette en volume de cet ouvrage est celle réalisée par Craig pour La Passion
selon Saint-Matthieu, p. 326. Les précisions relatives à ces maquettes d’étude pour Othello
et Le Marchand de Venise sont à la page 323 et plus particulièrement dans la note 278.
Les recherches de Craig sur les screens commencent en 1907 et se concrétisent avec la
mise en scène d’Hamlet au Théâtre artistique de Moscou en 1912.
17. Wilford Oren Parker et R. Craig Wolf, Scene Design and Stage Lighting [1963], San Diego,
Harcourt Brace College Publishers, 1996, p. 85.
18. Agnès Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Le Robert, 2002, p. 321-322.
19. La maquette. Un outil au service du projet architectural, Guy Amsellem (dir.), Paris,
Éditions des Cendres – Cité de l’architecture et du patrimoine, 2015, p. 7.
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    47

manipulable, se prêtant à l’exploration, entre les mains des équipes artis-


tiques et techniques. C’est ce qu’exprime par exemple Alexandre de Dardel :
Lorsque je présente la maquette aux techniciens qui vont travailler sur un
spectacle, je peux m’appuyer sur elle pour raconter l’histoire de l’œuvre,
je peux faire bouger un mur pour annoncer un infanticide, et faire sur-
gir des dessous une roue rouge pour parler de la folie du personnage 20.

Portant plus avant la recherche de précision, les scénographes anglo-


saxons développent des maquettes à l’échelle 1/20e (5 cm pour 1 m). Jan
Pappelbaum, scénographe attitré du metteur en scène Thomas Ostermeier 21,
qui utilise cette échelle, met lui aussi en évidence les incitations à l’expé-
rimentation et au dialogue que permet la maquette, même ou peut-être
surtout, lorsqu’elle est très détaillée :
La maquette reste personnellement mon principal outil de travail. C’est
la meilleure façon d’expérimenter, de présenter et de communiquer avec
les metteurs en scène, les régisseurs et les départements techniques. Il est
plus facile à partir d’une maquette de discuter de la construction de l’es-
pace selon les différentes versions et les différents matériaux, et ce même
jusqu’aux simples ambiances lumineuses 22.

En regard, suivant le même protocole, Jan Versweyveld, scénographe


d’Ivo van Hove 23, confirme l’importance de communiquer, via la maquette,

20. Alexandre de Dardel, « Un minimalisme spectaculaire », Études théâtrales, no 54-55,


p. 63-64. Les exemples s’appuient sur la mise en scène de l’opéra Jenůfa de Leoš Janáček
par Stéphane Brauschweig en 1996.
21. Jan Pappelbaum (1966-) est architecte de formation, scénographe et responsable du
département scénographique à la Schaubühne am Lehniner Platz de Berlin. Il a réalisé
de nombreux décors pour des metteurs en scène allemands dont Tom Kühnel et Robert
Schuster, puis principalement Thomas Ostermeier (1968-). Celui-ci a été directeur artis-
tique de la Baracke au Deutsches Theater de Berlin (1996-1999) avant d’être nommé codi-
recteur (avec la chorégraphe Sasha Waltz) de la Schaubühne am Lehniner Platz. Il a été
artiste associé du festival d’Avignon en 2004.
22. « Das Modell ist persönlich weiterhin mein hauptsächlichstes Arbeitsmittel. Darin lässt
sich am besten experimentieren und mit der Regie am Entwurf und mit den technischen
Abteilungen in der Präsentation kommunizieren. Der räumliche Aufbau in verschiedenen
Varianten und Materialien bis hin zu einfachen Lichtstimmungen sind so einfach zu
diskutieren ». Entretien avec Jan Pappelbaum, propos recueillis par Sandrine Dubouilh et
Rafaël Magrou, novembre 2020, traduction de Pauline Beaucé. La tradition germanique
ajoute une étape supplémentaire, la Bauprobe, littéralement épreuve construite à l’échelle 1:1.
23. Fondateur dans les années 1980 avec Ivo van Hove de groupes de théâtre flamands, Alt/
vertikaal et De Tijd, Jan Versweyweld (1958-) se consacre ensuite à la scénographie pour
la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaker et le metteur en scène Ivo van Hove (1958- ),
et d’autres metteurs en scène internationaux de théâtre et d’opéra. Il rejoint en 2001 le
Toneegroep d’Amsterdam dont le directeur artistique est Ivo van Hove, auparavant direc-
teur du Holland Festival.
48  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

Fig. 2 – The Fountainhead, d’après Aynd Rand, mise en scène Ivo van Hove,
scénographie Jan Versweyveld, 2014, Model (© Jan Versweyveld).

avec l’équipe artistique comme avec les ateliers, avec cependant une par-
ticularité dans ses modes de communication :

Je ne présente pas la maquette physiquement. Nous prenons de bonnes


photos d’elle, nous en tirons des films, à partir de petites caméras, car
cela est plus simple à présenter à l’équipe composée de cinquante à cent
personnes. […] Après cela, nous ne l’utilisons plus du tout. Il n’y a qu’au
début que je me sers de la maquette pour vérifier les rapports de hau-
teur, profondeur et largeur, c’est comme un carnet de croquis en trois
dimensions pour moi 24.

Pour soutenir ce passage au gros plan, les maquettes produites par


Toneelgroep Amsterdam 25 sont de facture exceptionnelle, avec un niveau
de détail et de réalisme particulièrement impressionnant. À titre d’exemple,
pour le spectacle The Fountainhead, créé en 2014, ont été modélisées les
tables d’architectes, les fauteuils et la rotative de presse, qui vient clore
la pièce (fig. 2). La composition de cette image corrobore les propos de
Pierre Sonrel : « Le décor est fait quand le modèle est achevé. Il vaut ce
que vaut le modèle » 26.

24. « I don’t present physically the model. We take very good photographs, we do some movies,
with little cameras, because while this presentation meetings there could be like fifty to a
hundred people. […] After we don’t use it anymore. In the beginning I use the model to
check relations between height, depth and width, it’s 3D sketchbook for me. » Entretien avec
Jan Versweyveld, propos recueillis par Rafaël Magrou, octobre 2020, notre traduction.
25. Toneelgroep Amsterdam est la compagnie de répertoire la plus importante des Pays-Bas.
Fondée en 2000, de la fusion du Toneelgroep Centrum et du Publiekstheater, portant un
théâtre d’avant-garde, elle est installée dans le Stadsschouwburg, un théâtre à l’italienne
du XIXe siècle, adjointe d’une nouvelle salle moderne, la Rabo Zaal.
26. Pierre Sonrel, Traité de scénographie, p. 234.
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    49

Outil de communication du projet, la maquette est donc un point de


rencontre, un lieu de dialogue. Dans certains établissements, comme par
exemple à la Comédie-Française, sa présentation à l’équipe relève d’un
cérémonial bien particulier. C’est le moment du dévoilement, sorte de
lever de rideau sur la conception spatiale d’une pièce programmée pour
une saison prochaine. Que ce soit les comédiens et comédiennes de la
pièce concernée, les équipes techniques ou l’administration, chacun posera
son propre regard et jugera de la cohérence de la proposition artistique
par rapport à sa propre appréhension du texte, de sa faisabilité (aisée ou
complexe, voire impossible, du moins à négocier), de l’espace scénique ou
encore des moyens qui y seront alloués. Cet examen, aussi court soit-il,
demeure une épreuve du feu pour le scénographe, dans la considération
qu’il aura portée aux données dramaturgiques, spatio-temporelles de la
pièce, mais aussi à l’attention des contraintes du lieu-hôte et en respectant
l’enveloppe budgétaire prescrite. Et ce petit objet doit pouvoir tirer des
étonnements positifs de la part de l’auditoire venu spécialement assister
à cette avant-avant-première du spectacle, ce qu’Anne Surgers appelle
« sa » première :

Ma « première », peut-être était-ce le jour de la présentation de la maquette


au directeur du théâtre et des plans au directeur-technique et au chef-
constructeur ? […] Je présentais, ce jour-là, ce que j’avais inventé dans
le silence solitaire de mon atelier, en bricolant des morceaux de carton
et de balsa 27.

La scénographie et son « habitabilité » vont fortement dépendre de la


maquette et de sa conception. Jan Versweyveld nous rappelle l’importance
de l’étape de présentation aux comédiens « car ce sera leur monde pour
les six prochaines semaines de manière intensive, pendant les répétitions.
Plus tard, peut-être pour les dix prochaines années » 28, du fait des tournées
et reprises (fig. 3).

Une construction qui pense
Bien des spectacles et scénographies sont conçus sans maquette phy-
sique, y compris pour des artistes pour lesquels la composition de l’espace
tient un rôle de premier plan. Le débat sur les possibilités ou limites de la

27. Anne Surgers, « Le scénographe », in Qu’est-ce que le théâtre ?, Christian Biet et Christophe
Triau (dir.), Paris, Gallimard, 2006, p. 38-39.
28. « it’s going to be their world for the next six weeks intensively during rehearsals. Later on,
maybe for the next ten years ». Entretien avec Jan Versweyveld, notre traduction.
50  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

Fig. 3 – Les Damnés, d’après Lucchino Visconti, Festival d’Avignon,


Cour d’honneur du Palais des Papes, mise en scène Ivo van Hove,
scénographie Jan Versweyveld, 2016, Model (© Roel van Berckelaer).

modélisation numérique face aux maquettes physiques et inversement est


fréquemment posé, notamment dans la formation. À titre d’exemple, dans
la Compagnie Louis Brouillard, le metteur en scène Joël Pommerat 29 et le
scénographe et concepteur lumière Éric Soyer 30 élaborent l’espace de chaque
spectacle avant toute autre écriture. Ensemble, ils envisagent le rapport
salle-scène, le dispositif scénographique, que Soyer avec son directeur
technique Emmanuel Abate se chargera de préciser, de concrétiser, en
tendant vers l’image mentale voulue par Pommerat 31. Nulle maquette ne
vient soutenir ce langage ; elle ne serait qu’une réduction de leur pensée,
alors qu’ils travaillent directement au plateau, en vraie grandeur et ce dès
l’origine du projet. Cette méthode de conception est uniquement exprimée
par la production d’images numériques en 3D, comme en architecture, afin
d’y incorporer la conception des lumières qui structurent l’espace. Les outils

29. Joël Pommerat (1963-) est un auteur et metteur en scène français. Fondateur en 1990 de
la Compagnie Louis Brouillard, il procède par une écriture de plateau à l’élaboration et
à la mise en scène ses propres textes. Sans lieu attitré, il réalise ses créations au gré de
résidences et de coproductions avec diverses institutions théâtrales.
30. Éric Soyer (1968-) est un créateur de lumières et scénographe français. Depuis vingt-
cinq ans, il réalise toutes les scénographies et conception lumières des spectacles de Joël
Pommerat. Il collabore par ailleurs avec d’autres metteurs en scène et chorégraphes dont
Angelin Preljocaj et Nacera Belaza.
31. Avant la collaboration avec Éric Soyer, à la fin des années 1990, Marguerite Bordat alors
jeune diplômée de l’ENSAD a bien réalisé des maquettes pour les spectacles de Joël
Pommerat, mais elles ont plus particulièrement été utiles à la scénographe et costumière
qu’elle est qu’à l’auteur-metteur en scène qui a besoin de l’espace réel pour composer à
l’intérieur. Voir l’article de Noémie Fargier dans le présent numéro, p. 117-130.
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    51

numériques permettent non seulement de modéliser facilement les volumes


mais aussi de simuler les changements et les lumières du plateau, jusqu’à un
degré de réalisme que la maquette solide ne pourra jamais atteindre. Reste
que ces modèles virtuels n’ont cependant pas le potentiel des maquettes
physiques, lesquelles peuvent être tenues en main et appréciées comme
un instrument optique et de jeu. Bien entendu, à partir de fichiers 3D, il
paraît plus facile de décomposer les éléments et d’en transmettre à l’atelier
la fabrication, en vue de la réalisation à l’échelle 1:1. Mais ces outils ne
seraient-ils pas plus restrictifs quant à la marge d’interprétation laissée
aux constructeurs, davantage support d’exécution que de dialogue avec les
artisans ? En dépit de ses avantages techniques évidents, cette technologie
ne fait pas l’unanimité. Jan Pappelbaum résume bien les réserves qu’elle
inspire en affirmant que « [l]’image à l’écran de l’ordinateur n’atteint pas
cette qualité [de communication avec l’équipe artistique] » 32. Éric Ruf,
administrateur de la Comédie-Française et scénographe, préfère lui aussi
la maquette physique qui ne ment pas quand on assemble deux bouts de
carton, alors qu’avec la 3D numérique « vous pouvez faire des erreurs,
parce que tout est possible » 33. Dès lors ce sera l’épreuve du plateau qui
révélera les écarts potentiels entre le modèle (réduit ou 3D) et la réalité.
Si, comme le montrent les propos des scénographes, la maquette a
cette vertu d’être un outil de communication privilégié avec les partenaires
artistiques et techniques du projet, qu’en est-il dans la formation où les
élèves n’ont souvent pas la possibilité de développer cet usage ? Quel est
l’intérêt dans ce processus de réaliser une maquette détaillée ?
Que ce soit dans les écoles de théâtre – École nationale supérieure
des arts et techniques du théâtre (ENSATT anciennement « rue Blanche »
à Paris, installée depuis 1997 à Lyon), à l’école du Théâtre national de
Strasbourg –, à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD)
ou dans les écoles nationales supérieures d’architecture, la réalisation
de maquettes physiques est prescrite par les enseignants pour permettre
aux étudiants d’élaborer leur conception spatiale (fig. 4 et fig. 5). Au lieu
de la conception assistée par ordinateur et de l’interface abstraite que
fournit l’écran, malgré les qualités de restitution spatiale de ces outils,
il est généralement prôné un apprentissage qui passe par la fabrication
de l’espace de la scène afin de pouvoir expérimenter, élaborer, éprouver
la construction spatiale qui soit sous-jacente des images préalablement

32. « Diese Qualität erreicht das Bild des Computerbildschirms nicht ». Entretien avec Jan
Pappelbaum, traduction de Pauline Beaucé.
33. Propos tenus lors d’une rencontre avec les étudiants de master, studio de projet « Des uni-
vers scénographiques », ENSA Paris-Malaquais (enseignant responsable Rafaël Magrou),
20 novembre 2020.
52  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

Fig. 4 – Bajazet, d’après Jean Racine, travaux d’étudiants


(Loulwa Ramadan, Florian Playe et Clotilde Albaret), Studio de projet
« Des univers scénographiques », en collaboration avec la Comédie-Française,
2021 (© Bruno Weiss, ENSA Paris-Malaquais).

Fig. 5 – Galilée, d’après Bertolt Brecht, travaux d’étudiants


(Manon Jouvie et Louis Heiliger), Studio de projet
« Des univers scénographiques », en collaboration avec la Comédie-Française,
2019 (© Bruno Weiss, ENSA Paris-Malaquais).
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    53

fabriquées sous forme de tableaux. « La prise de conscience du volume


engendre de nouvelles perceptions et des remises en question » 34 indique
Jacques Gabel. C’est cette gymnastique que les étudiants sont conviés à
pratiquer, suivant une méthodologie propre à chaque école. De façon
complémentaire au dessin, « simulation graphique » que le sémiologue
Jean-Charles Lebahar décrit comme « un puissant moyen de résolution de
problèmes et un tout autant puissant moyen de production » 35, la maquette
serait son homonyme volumétrique. « En tant que moyen de représentation
malléable, [le dessin] fonctionne comme une maquette » affirme d’ailleurs
le sémiologue, poursuivant : « de telle sorte que le raisonnement puisse en
toute latitude y appliquer sa logique. Il représente en même temps l’objet
en création et la pensée qui le crée » 36. Pour autant, le dessin ne suffit pas,
comme l’explique le scénographe Emmanuel Clolus :
Tout ce qu’on fait en créant un espace, implique et donne du sens. Des
questions, auxquelles on n’avait pas pensé, surviennent alors et font évo-
luer nos premières idées. On ne peut tout imaginer à partir du seul des-
sin : malgré tout le dessin reste un artifice, qui truque l’espace 37.

À partir de l’image mentale, soit reproductrice (ce que le concepteur


a déjà vu et qu’il restitue) soit anticipatrice (ce qu’il a à l’avance dans la
tête et qu’il approche dans la fabrication qu’il entreprend), la maquette
figure la possibilité à la fois de réaliser l’image du projet mais aussi de
représenter l’outil théâtral, ses mécanismes. La maquette devient opérante
lorsqu’elle confirme l’idée de ce que le scénographe envisageait, mais ne
parvenait pas à aboutir par le dessin en deux dimensions. En cela, à l’opposé
de la maquette numérique qui échappe au contrôle appréciatif de son
concepteur, la maquette physique rejoint l’idée de « la main qui pense »,
énoncée par l’architecte phénoménologue finlandais Juhani Pallasmaa 38,
fusion de la pensée mentale et de la capacité manuelle, puisqu’elle forme
le prolongement du dessin et élabore l’idée en trois dimensions. La pos-
sibilité d’interagir avec elle, par des manipulations directes, ces actions
participant pleinement de la conception (par superpositions de calques
en dessin, par adjonction ou retrait d’éléments en maquette), autorise des

34. Jacques Gabel, « Le cheminement du scénographe », p. 145.


35. Jean-Charles Lebahar, Le dessin d’architecte, simulation graphique et réduction d’incertitude,
Marseille, Éditions Parenthèses, 1983, p. 20.
36. Ibid.
37. Emmanuel Clolus, « Scénographes d’aujourd’hui », Séquence, théâtre national de
Strasbourg, 1997, cité dans Petit traité de scénographie, p. 89. Emmanuel Clolus (1969-)
est un scénographe français. Il travaille avec de nombreux metteurs en scène de théâtre,
notamment Stanislas Nordey et Wajdi Mouawad.
38. Juhani Pallasmaa, La main qui pense, Arles, Actes Sud, 2013.
54  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

opérations plus intuitives que les modifications numériques. Ce passage du


dessin au volume, propre à la formation des architectes, permet de vérifier,
d’attester la confrontation à la troisième dimension, avant que le metteur
en scène, comme l’indiquait Antoine Vitez dans ses écrits, invite à « jouer
non seulement les actions mais l’ombre portée des actions – la quatrième
dimension du théâtre » 39.

Quand l’objet martyr devient archive
et outil scientifique
Très souvent détruite, la maquette de décors, quand elle perdure, a cette
vertu de constituer la trace de ce qui n’existe plus. Ces objets offrent une
vision intégrale de l’espace dans laquelle l’œil de l’observateur peut chemi-
ner, accédant à ce qui est généralement dissimulé, les coulisses, les cintres.
La maquette est malgré tout généralement figée à un instant T même si
certaines sont parfois évolutives supportant des manipulations, démontrant
par là même leur fonction ludique. L’habileté de leur conception le permet
ou, encore mieux, l’autorise, les faisant passer entre les mains et les esprits
de multiples partenaires artistiques et techniques. En somme, c’est un objet
martyr propre au monde du spectacle, du théâtre plus particulièrement.
Ceci explique peut-être la difficulté de trouver des maquettes en bon état,
en vue d’une exposition. À l’inverse d’une maquette d’architecture faite
pour la promotion auprès des clients, objet précieux souvent protégé par
un coffret transparent, la maquette de décors n’a a priori pas vocation à
être exhibée en dehors de la création du spectacle. Toutefois, ces modèles
réduits ont un fort pouvoir d’attraction sur les visiteurs d’expositions
comme le montrent ceux du département scénique de l’Albert and Victoria
Museum à Londres ou encore celles d’œuvres opératiques conservées au
musée d’Orsay. Depuis de nombreuses années est évoqué le projet d’une
extension du Centre national du costume de scène (CNCS) de Moulins-
sur-Allier, qui soit consacrée aux décors afin de rassembler les fonds épars
de documents relatifs à la conception et la communication de dispositifs
scéniques. Devenu objet sinon outil scientifique, la maquette de décors
renoue avec le potentiel exploratoire et expérientiel qui qualifiait sa place
dans la création du spectacle ; mais pour le saisir, il faut pouvoir la mani-

39. Antoine Vitez, « Journal de Phèdre », Écrits sur le théâtre, La Scène, vol. 2, Paris, POL,
1995, repris dans Antoine Vitez, Nathalie Léger (éd.), Paris – Arles, CNSAD – Actes Sud,
2006, p. 7. Antoine Vitez (1930-1990) est un homme de théâtre français. Acteur, met-
teur en scène et professeur au conservatoire, il a aussi été directeur de théâtre (théâtre
des Quartiers d’Ivry, théâtre national de Chaillot, Comédie-Française).
  CONCEVOIR, VÉRIFIER, DIALOGUER : LES MULTIPLES VERTUS DE LA MAQUETTE…    55

puler, au risque de compromettre sa pérennité. Dans quelle mesure ces


porte-parole de l’espace, une fois muséifiés pourront-ils dire, ou encore
expliciter les intentions de leurs concepteurs ? Les extraire de leur rôle
d’outil de révélation et de réalisation d’un processus appelle sans doute
une attention particulière.
Une ultime fonction de la modélisation consiste à en faire un outil de
restitution de constructions disparues. Cette démarche a motivé en 1992
la création par le département de scénologie de l’école d’architecture de
Clermont-Ferrand et la Bibliothèque publique d’information du Centre
Pompidou de l’exposition intitulée Dramaturgie, scénographie. Les mots
et la matière. Elle rassemblait dix maquettes à l’échelle 1/33 de scéno-
graphie d’Hamlet créées entre 1885 et 1988. La proximité temporelle des
dernières créations aurait peut-être rendu possible la présentation des
maquettes originales, mais il n’en fut rien. Ces dix maquettes 40 étaient bien
des « restitutions », au même titre que les compléments apportés en 2019
à partir d’une sélection de représentations de la pièce de Shakespeare des
années 1990 et 2000 41. À la fois proche et distincte de la reconstitution, la
notion de restitution donne à la modélisation en trois dimensions ses vertus
expérimentales dont la recherche contemporaine en archéologie confirme
la validité 42. Mais, appliquée à la scène, cette dimension « archéologique »
précisément ne dénature-t-elle pas l’idée première du concepteur, aussi
maladroit que soit l’objet de sa projection scénique ? Ne relèverait-elle pas
d’une forme de modélisme, soit de reproduction à échelle réduite de ce
qui a existé sur le plateau et non du processus qui a précédé la réalisation
des décors, et l’aura rendue possible ?
Nous réalisons à quel point la maquette est un objet sinon ambigu, du
moins savant et complexe dans son appréciation, dans sa datation, ante ou
post réalisation, dans son utilisation. Mais aussi dans la part de projection
qu’elle contient, endossant les fonctions spéculatives de l’élaboration d’un
projet et les fonctions représentatives en s’approchant d’une forme de
vérité. À la fois « promesse », utopie d’un espace scénique, elle se doit, dans
une certaine mesure, à une certaine échelle, de correspondre à la réalité du
plateau, à ses contingences techniques. Aujourd’hui, la maquette physique,

40. Ces maquettes ont été réalisées par Frédéric Schlotterbeck, architecte et scénographe.
41. Au printemps 2019, dans le cadre des cinquante ans de l’École nationale supérieure
Paris-La Villette, l’exposition Scénographies, de l’œuvre au lieu : la quête d’Hamlet offrait
un complément avec des maquettes de différents Hamlet montés dans les années 1990
et 2000 (étudiants de master scénographie et architecture ENSA Paris-La Villette, avec
la participation des étudiants de master, studio de projet « Des univers scénographiques »
ENSA Paris-Malaquais).
42. Ces démarches permettent en effet de tester des hypothèses spatiales et constructives de
lieux disparus.
56  SANDRINE DUBOUILH ET RAFAËL MAGROU

objet qui devrait apparaître désuet à l’aune des outils numériques, revêt non
seulement une fonction pratique – de la conception à la réalisation – mais
aussi fortement symbolique. Ces modèles réduits, malgré leurs défauts et
leurs arrangements matériels – encore au stade de la macula –, outre le
fait qu’ils résistent au temps, ce qu’aucun outil numérique par définition
obsolescent ne peut garantir, ont cette capacité à développer une puissance
évocatrice dans l’imaginaire du public et remplissent pleinement leur rôle
qui est d’inviter au voyage et à se projeter dans des mondes singuliers, ces
« espaces autres » avancés par Michel Foucault 43. En somme, la maquette,
cet objet de la taille d’un jouet, d’un théâtre miniature renvoyant aux
constructions agissantes de notre enfance, mêlant sentiment d’admiration
et de surprise reste un objet d’émerveillement.

Sandrine Dubouilh
Universités Bordeaux Montaigne, EA CLARE 459 / ENSA Paris-Val de Seine

Rafaël Magrou
ENSA Paris-Malaquais, ACS UMR AUSser 3329

43. Michel Foucault, « Des espaces autres. Hétérotopies. », conférence au Cercle d’études
architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, 1984, p. 46-49.
L’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER
DE DÉCORATEUR DE CINÉMA
À L’IDHEC EN FRANCE
(1943-1966)
INSTITUTIONNALISATION
D’UNE PRATIQUE

En 1943, l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), école


destinée à former les cadres de l’industrie cinématographique, ouvre ses
portes sous la direction de Marcel L’Herbier 1. L’IDHEC propose aux
lauréats de son concours d’entrée une formation historique, technique
et artistique de deux ans. Cette formation est initialement destinée aux
aspirants metteurs en scène, producteurs, ingénieurs du son, opérateurs de
prises de vues, créateurs de costumes et architectes décorateurs. Promoteur
d’une qualité à la française 2, fruit de la tradition telle qu’elle a été pensée
lors des tournages en studios, l’institut promet une valorisation des métiers
de la technique du cinéma et la reconnaissance d’une formation officielle

1. Marcel L’Herbier (1888-1979) est un réalisateur français, également poète et théoricien


du cinéma. Il réalise entre autres L’Inhumaine (1924) avec Robert Mallet-Stevens et
Le Mystère de la chambre jaune (1930) avec Lazare Meerson et André Barsacq comme
décorateurs. Fondateur de l’IDHEC, il le dirige jusqu’en 1952 avant de présider le Conseil
d’administration jusqu’en 1969.
2. Référence à la « tradition de la qualité française », un chrononyme désignant le cinéma
d’après-guerre français auquel on associe, entre autres, l’art de l’adaptation littéraire, les
tournages en studios et une grande qualité plastique, fruit du travail des équipes de la
technique. Voir Guillaume Vernet, Aux origines d’un discours critique : la « tradition de
la qualité » et la « qualité française ». La bataille de la qualité ou la mise en place du soutien
de l’État aux films de qualité en France (1944-1953), thèse de cinéma, université Rennes 2,
2017, 2 vol., 550 p. (dactyl.).

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 57-72
58  LÉA CHEVALIER

puisque dispensée par la profession elle-même. L’ouverture d’une telle école


dépend de la vive « volonté de vivre et d’exister » 3 des professionnels, une
volonté de reconstruction matérielle et mémorielle, et cela peu de temps
après l’Occupation.
Jusqu’en 1966, Hugues Laurent 4, chef architecte décorateur de films
en charge de l’enseignement des aspirants décorateurs, partage les règles
de son métier et l’esprit de son art. Dans l’espoir de définir une formation
conforme au décor tel qu’il est pensé par ses contemporains, Laurent invite
ces derniers à participer activement à l’instruction de leurs successeurs.
Groupe soudé, les décorateurs s’engagent ardemment dans l’éducation des
nouveaux éléments ; l’occasion de préserver leur savoir-faire et de lutter
contre une forme d’amateurisme 5. Ils rédigent un ensemble de consignes
pour former à leur image, et selon un certain idéal, les étudiants sous leur
responsabilité. L’Institut est l’opportunité de choisir puis de préparer les
prochains décorateurs. Il ne s’agit pas seulement d’assurer la qualité des
films réalisés en France mais de sauvegarder une pratique et une histoire
auxquelles ils sont attachés et sans lesquelles ils pensent disparaître. Dans
ces conditions, dans quelle mesure les architectes décorateurs, à travers
l’enseignement dispensé à l’IDHEC, cherchent-ils à pérenniser les qualités
d’une pratique ?
L’article propose de décrire le contenu de la formation des décora-
teurs inscrits à l’IDHEC et d’appréhender parallèlement les intentions des
professeurs engagés dans la préservation de leur savoir-faire. Envisager
l’enseignement du décor permet de saisir la nature de l’activité et de synthé-
tiser les règles qui la régissent entre les années 1940 et 1950. Je présenterai
dans un premier temps le concours d’entrée à l’IDHEC et m’attacherai
ensuite aux trois principales activités : « étude du rôle dramatique du
décor de cinéma » ; « atelier pratique d’architecture au sein des studios »
et, enfin, « histoire du décor de cinéma ». Chaque cours sera commenté
au regard des articles et écrits personnels des décorateurs, membres du
corps enseignant.

3. Lucien Aguettand, « Sur un concours de maquettes… », Beaux-Arts, 30 janvier 1942


(Cinémathèque française, fonds Lucien Aguettand, AGUETTAND83-B7).
4. Hugues Laurent (1885-1990) est un architecte décorateur de cinéma. Il débute sa carrière
au début du XXe siècle à Pathé-Cinéma et devient par la suite le mentor d’Alexandre
Trauner, le directeur de la section décor à l’IDHEC de 1945 à 1966 et le président de la
commission Studio-Décors jusqu’en 1962.
5. Entre les années 1950 et 1960, les chefs décorateurs associent l’amateurisme aux produc-
tions qui ne respecteraient pas le cahier des charges rédigé par la commission Studio-
Décors. Voir les réunions de la commission des 12 décembre 1956, 9 et 23 janvier 1957
(AGUETTAND15-B3) et 15 mars 1957 (AGUETTAND55-B5, Cinémathèque française,
fonds Lucien Aguettand).
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   59

Les résultats présentés dans cette étude s’appuient en majorité sur des
ouvrages et archives préservés à la Cinémathèque française. Les ouvrages
d’Hugues Laurent, Memento d’architecture appliquée à la décoration de
film 6, La technologie du décor de film 7 et Rudiments d’art décoratif et
d’ameublement en général 8, publiés après son départ de l’IDHEC en 1966,
témoignent de l’instruction délivrée par les architectes décorateurs. Lucien
Aguettand 9 a conservé plusieurs conférences qui donnent une image sans
doute fidèle du programme pédagogique, tandis que le « Rapport concer-
nant la décoration de film en France » 10 établi en 1960, avec le concours des
chefs architectes décorateurs de films (Lucien Aguettand, Léon Barsacq,
Hugues Laurent, Serge Pimenoff, Roland Quignon, Alexandre Trauner
et Jacques Brizzio), permet de mettre en relation l’art du décor tel qu’il
est conçu alors et son enseignement car il est organisé en trois chapitres :
« l’évolution du décor de film en France depuis ses origines » 11, le « rôle
et l’importance dramatique du décor de film, d’après les conceptions
actuelles » 12 et les « conditions et méthodes de l’architecture-décoration de
film » 13. Ensemble de textes auxquels s’ajoutent les entretiens de quelques
anciens de l’IDHEC et en particulier l’entretien sonore de Bernard Evein 14

6. Hugues Laurent, Memento d’architecture appliquée à la décoration de film, t. I et II, Paris,
IDHEC, 1966 et 1969. Dans la religion catholique, le memento est une prière au souve-
nir adressée aux morts. Publiés alors qu’Hugues Laurent quitte son poste d’enseignant
et que les chefs décorateurs annoncent la disparition de leur art face à la fin de l’hégé-
monie des studios, les Memento sont la métaphore de l’état de nostalgie et de deuil dans
lequel la profession se trouve. Dans la préface, Rémi Tessonneau, alors directeur géné-
ral de l’IDHEC, compare justement ces écrits à « une sorte de testament » (p. 2).
7. Hugues Laurent, La technologie du décor de film, Paris, IDHEC, 1957.
8. Hugues Laurent, Rudiments d’art décoratif et d’ameublement en général, Paris, IDHEC,
1965.
9. Lucien Aguettand (1901-1989) est un architecte décorateur de cinéma. Il débute sa carrière
auprès de Marcel L’Herbier pour le film Le Diable au cœur (1928). Proche d’Hugues
Laurent et Robert Mallet-Stevens, il est responsable de la section décor de Pathé-Cinéma
entre 1941 et 1948. Il intervient régulièrement à l’IDHEC et intègre la commission Studio-
Décors en tant que secrétaire en 1954 puis comme président lors de la démission d’Hugues
Laurent.
10. Lucien Aguettand et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant la décora-
tion de film en France », Revue études cinématographiques, no 4 (ancienne numérotation :
no 6 et 7), 1960, p. 339-355.
11. Ibid., p. 339.
12. Ibid., p. 343.
13. Ibid., p. 348.
14. Bernard Evein (1929-2006) est un décorateur peintre de cinéma ancien étudiant de
l’IDHEC dont il sort diplômé en 1951. Fidèle collaborateur de Jacques Demy, il travaille
également avec Agnès Varda, Alain Cavalier ou François Truffaut. Voir Entretien avec
Bernard Evein par Jean-Pierre Berthomé, CAMERA, 1990, (Bibliothèque nationale de
France, NUMAV-810029).
60  LÉA CHEVALIER

en écoute à la Bibliothèque nationale de France et ceux de Jacques Saul-


nier 15 et Jacques Dugied 16.

Concours d’entrée à l’IDHEC :
vers la formation d’une corporation
Au cours des années 1940, les décorateurs en exercice se préoccupent de la
transmission de leur savoir-faire. Auteurs de plusieurs articles consacrés
à leur profession, ils participent régulièrement à des entretiens. Volon-
taires, les membres de la commission Studio-Décors 17 organisent de plus
des rencontres dans les écoles d’architecture ou des beaux-arts. Lors de
l’ouverture de l’IDHEC, cette activité promotionnelle se renforce dans
l’espoir d’attirer de futurs étudiants. S’ajoutent aux déplacements dans
les établissements des collaborations plus étroites de décorateurs avec des
revues spécialisées telles que Le Technicien du film, Ciné-Club ou L’Écran
français. En 1947, cette dernière publie par exemple un long article rédigé
par Max Douy, « Heurs et malheurs de l’architecte-décorateur » 18, dans
lequel il retrace en détail les étapes de conception d’un décor. De la même
manière, plusieurs pages sont fréquemment consacrées aux ateliers de
l’IDHEC. Notamment, le journaliste Pierre Lorquet décrit en juillet 1945
une journée de tournage organisée par l’école pour éprouver les élèves

15. Jacques Saulnier (1928-2014) est un architecte décorateur ancien étudiant de l’IDHEC,
diplômé en 1952. Il conçoit pour Alain Resnais les décors de L’Année dernière à Marienbad
(1961) en collaboration avec Bernard Evein, ceux de Muriel ou le temps d’un retour (1963)
ou de Smoking, no smoking (1993). Voir l’entretien avec Jacques Saulnier par Alexandre
Tsekenis, « Jacques Saulnier, chef décorateur », Objectif Cinéma, 2 avril 2003, en ligne
à l’adresse suivante : http://www.objectif-cinema.com/interviews/266.php (consulté le
10 mai 2021).
16. Jacques Dugied (1926-2005) est un chef décorateur ancien étudiant de l’IDHEC, diplômé
en 1955. Il conçoit entre autres les décors d’Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis
Malle, ceux du Corniaud (1965) de Gérard Oury ou bien les espaces féériques de Peau
d’Âne (1970) de Jacques Demy. Voir l’entretien avec Jacques Dugied par Alexandre
Tsekenis, « Jacques Dugied, décorateur de cinéma », Objectif Cinéma, 9 juillet 2003, en
ligne à l’adresse suivante : http://www.objectif-cinema.com/interviews/303.php (consulté
le 20 avril 2021).
17. Sous-commission dépendante de la Commission supérieure technique du cinéma.
La commission Studio-Décors rassemble une vingtaine de chefs décorateurs. Tous se
retrouvent deux fois par mois afin de discuter des sujets d’actualité en lien avec leur
profession. Les comptes rendus des réunions des années 1940-1970 sont préservés à la
Cinémathèque française dans le fonds Lucien Aguettand.
18. Max Douy, « Heurs et malheurs de l’architecte-décorateur », L’Écran français, no 80, 7 jan-
vier 1947, p. 15-18.
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   61

avant leur départ en vacances 19. Il insiste sur les qualités de l’enseignement
fondé sur la pratique et non pas seulement sur une science livresque.
Ces écrits sont ensuite méthodiquement suivis de plusieurs encarts des-
tinés à faire connaître l’Institut, sa politique et son fonctionnement, ou
bien à transmettre simplement les dates du concours annuel d’admission.
Comme l’évoque Bernard Evein, la stratégie de communication aboutit :
« Après lecture de L’Écran français, plusieurs d’entre nous [étudiants des
beaux-arts de Nantes] ont eu envie de faire des décors de films » 20. En plus
de promouvoir la formation, ces articles, les quelques maquettes et plans
publiés permettent aux aspirants décorateurs de préparer le concours
d’entrée à l’IDHEC.
En amont des épreuves du concours, l’IDHEC demande aux candidats
la préparation d’un projet d’architecture, composé de quelques esquisses,
et fournit une liste d’ouvrages de culture générale. Entre autres, la lecture
des historiens et théoriciens Gaston Maspero, René Grousset ou Élie Faure
est fortement conseillée. Le jury, composé de plusieurs chefs décorateurs
reconnus tels que Hugues Laurent, Alexandre Trauner 21, Léon Barsacq 22
ou Georges Wakhévitch 23, attend des participants qu’ils aient des notions
en histoire des arts, en dessin et en moyens techniques et artistiques du
cinéma. Ils apprécient par ailleurs que les postulants aient étudié au préa-
lable « l’évolution humaine, de l’habitation, des édifices publics et religieux,
des villes, des œuvres et connaissent les vies des grands créateurs, des Vinci,
Michel Ange, Bramante, El Greco, Renoir » 24.
Outre l’importance accordée aux connaissances techniques et
culturelles, les chefs décorateurs recherchent, parmi les étudiants, des

19. Pierre Lorquet, « Travaux pratiques, l’IDHEC aux champs », L’Écran français, no 4, 25 juil-
let 1945, p. 12.
20. Entretien avec Bernard Evein par Jean-Pierre Berthomé.
21. Alexandre Trauner (1906-1993) est un décorateur peintre de cinéma. Il débute sa car-
rière au début des années 1930 avec Luis Buñuel pour L’Âge d’or (1930). Fidèle collabo-
rateur de Marcel Carné, il conçoit les décors de plusieurs de ses films dont Le Quai des
brumes (1938), Le Jour se lève (1939) ou Les Enfants du paradis (1945).
22. Léon Barsacq (1906-1969) est chef décorateur de cinéma. Il débute sa carrière au cours
des années 1930 et travaille entre autres pour La Marseillaise (1938) de Jean Renoir,
Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné ou Les Diaboliques (1955) d’Henri-Georges
Clouzot.
23. Georges Wakhévitch (1907-1984) est un chef décorateur de cinéma. Il débute sa carrière
au cours des années 1930 et travaille entre autres pour L’Homme à l’Hispano (1933) de
Jean Epstein, Louise (1939) d’Abel Gance ou Le Journal d’une femme de chambre (1964)
de Luis Buñuel.
24. Lucien Aguettand, « Conseils aux jeunes se destinant au métier d’architecte-décorateur »,
activité radiophonique, 1944 (Cinémathèque française, fonds Lucien Aguettand, AGUET-
TAND94-B7).
62  LÉA CHEVALIER

personnalités sensibles. Lucien Aguettand, membre actif du corps


enseignant, l’exprime lors d’une émission radiophonique :

aux connaissances techniques et artistiques, qui ne sont que moyens et


possibilités, doivent s’ajouter l’imagination, un don d’observation, une
logique visuelle, un sens dramatique très développé 25.

La formation est convoitée, le recrutement rigoureusement sélectif. La dif-


ficulté d’accès à l’Institut entretient son image prestigieuse. Le principe de
recrutement, fondé sur les attentes des chefs décorateurs renommés, est
la garantie d’un apprentissage de qualité. Qui plus est, il fait la fierté des
quelques étudiants reçus, non pas exclusivement évalués sur leur technicité,
mais sur leur personnalité.
En plus de composer les cours et de présider le concours d’entrée à
l’IDHEC, les chefs décorateurs assistent aux examens de fin d’année et
délivrent eux-mêmes les diplômes. Ils encadrent les apprentis et définissent
les termes de leur formation. Surtout, ils décident de l’entrée et de l’avenir
des plus jeunes dans la profession. Une fois diplômés, hors des murs de
l’Institut, la place des quelques impétrants est assurée : les lauréats ont la
possibilité d’être engagés comme assistants par les décorateurs intervenus
durant leur formation. Laurent le confirme :

Depuis 1943, date où M. Marcel L’Herbier fonda l’Institut des Hautes


Études cinématographiques où l’on enseigne toutes les techniques
des postes-clés de la production cinématographique, les Architectes-
décorateurs de film recrutent leurs assistants parmi les diplômés de la
section : « Architecture – Décoration » 26.

Plus catégoriques, les architectes décorateurs écrivent en 1960 :

L’entrée dans la profession étant réglementée depuis 1948, les assistants


sont recrutés exclusivement parmi les anciens élèves français de l’IDHEC,
section architecture-décoration 27.

Un système sélectif et corporatiste est ainsi entretenu : il est nécessaire


d’être validés par ses aînés pour exercer le métier en France. En choisissant
et en éduquant eux-mêmes leurs héritiers, les chefs décorateurs forment
un groupe soudé adhérant à un ensemble de règles strictes rédigées par

25. Lucien Aguettand, « Conseils aux jeunes se destinant au métier d’architecte-décorateur ».


26. Hugues Laurent, La technologie du décor de film, p. 11.
27. Lucien Aguettand et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant la décora-
tion de film en France ».
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   63

leurs soins. Bien que cet entre-soi soit fortement critiqué, force est de
constater que l’IDHEC, de par la fermeté de ses modalités de sélection et
la qualité de son enseignement, a tout de même rassemblé les grands chefs
décorateurs des années 1960 et 1970. Instruits par des techniciens, les élèves
ont bénéficié d’une formation faite sur mesure selon les exigences et les
caractéristiques du terrain, et vers la mise en valeur de leur personnalité
et sensibilité artistique.
Une fois reçus à l’IDHEC, l’emploi du temps des étudiants est partagé
entre les séances communes à toutes les sections et les leçons propres à leur
spécialité. L’institut dispense des cours de culture artistique, d’histoire de la
musique confiés à Yves Baudrier 28, un enseignement général des techniques
d’optique assuré par Jean Mitry 29 et une instruction en histoire du cinéma
prise en charge par Georges Sadoul 30. Les temps exclusivement destinés
aux aspirants décorateurs se divisent quant à eux en trois grandes caté-
gories : étude du rôle dramatique du décor dans l’art cinématographique ;
entraînement technique en dessin et approche théorique et pratique de
l’architecture ; histoire et découverte du studio de cinéma. Ces ateliers
sont majoritairement pris en charge par le responsable de la formation
des décorateurs, Hugues Laurent, et par un ensemble de chefs décorateurs,
intervenants extérieurs.

Les conférences de Lucien Aguettand :
vers la conception d’un « décor sensible »
En introduction du premier tome des Memento d’architecture appliquée
à la décoration de film, Laurent émet un « Avertissement aux étudiants » :

Le contenu des cours est destiné à former des Architectes-Décorateurs en


qui deux hommes doivent coexister : un artiste et un constructeur. L’un
conçoit, l’autre réalise, et tous deux se concertent afin de mettre l’har-
monie en toute réalisation […]. Il est pourtant nécessaire de faire une

28. Yves Baudrier (1906-1988) est un compositeur français. Responsable de la musique pour
quelques films dont Impasse des Deux-Anges (1948) de Maurice Tourneur et Les Sept
Péchés capitaux (1951). Il enseigne la musique durant presque vingt ans à l’IDHEC à par-
tir de 1945.
29. Jean Mitry (1904-1988) est un critique et réalisateur. Il réalise plusieurs courts-métrages
documentaires de pédagogie comme Derrière le décor (1959) et Écrire un film (1960). Son
ouvrage Introduction à l’esthétique du cinéma est publié par l’IDHEC en 1960. Il enseigne
à l’Institut de 1945 à 1967.
30. Georges Sadoul (1904-1967) est un critique et historien du cinéma. Il rédige entre autres
l’Histoire générale du cinéma, composée de six volumes (Paris, Denoël, 1946-1978).
64  LÉA CHEVALIER

distinction entre l’ART et la TECHNIQUE. Comme artiste et décora-


teur, vous puiserez dans les arts pour créer des combinaisons de lignes,
de pleins et de vides, qui devront sur l’écran faire sentir la majesté, la
puissance, la grâce, etc., inspirer le plaisir ou la douleur, la terreur ou
la pitié, etc. Comme constructeur, vous ferez appel à toutes les indus-
tries afin de découvrir le matériau nécessaire et utile à la réalisation de
vos conceptions. Donc, c’est l’artiste qui conçoit, c’est lui qui doit avoir
la priorité. Cela ne signifie certes pas qu’il faut laisser vagabonder son
imagination : en architecture comme dans tous les autres arts, il existe
des lois générales 31.

Selon ces recommandations, le métier de décorateur convoque deux


facettes : l’artiste apte à matérialiser ce qui n’est auparavant que rêve et
imagination, et l’architecte capable de construire un édifice selon des
données physiques. En un paragraphe, Laurent résume un pan du pro-
gramme que je propose désormais de détailler.
Pour commencer, afin de stimuler la sensibilité artistique des étudiants,
Aguettand organise des conférences sur le rôle expressif du décor. Ses inter-
ventions 32 abordent trois thématiques : histoire de l’évolution esthétique du
décor filmique, de Méliès au réalisme poétique de la fin des années 1930 ;
définition du rôle du décorateur et du décor dans les films ; découverte
de la puissance dramatique des lieux. En guise de prologue, Aguettand
décrit généralement les différences de considération du décor selon les
périodes esthétiques et les mutations technologiques. Retracer le parcours
des décorateurs depuis les premiers ateliers lui permet « d’examiner et de
saisir ce qui a présidé à l’évolution des règles d’une scénographie d’une
grande complexité sur les plans techniques, artistiques, et esthétiques » 33.

31. Hugues Laurent, Memento d’architecture appliquée à la décoration de film, p. 1.


32. Voir Lucien Aguettand, « Le rôle dramatique du décor dans l’art cinématographique »,
notes personnelles, 1959 (Cinémathèque française, fonds Lucien Aguettand, AGUET-
TAND128-B7) ; « L’évolution de l’expression et du décor cinématographique de 1897
à 1955 », Cours de scénographie, cahier no 2, conférences et cours donnés de 1965 à 1970 à
l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris et à l’Institut national supérieur
des arts du spectacles de Bruxelles, 1983 (Bibliothèque de la Cinémathèque française,
64.04 AGU) ; « Cours général sur le décor de cinéma », 1944 (Cinémathèque française,
fonds Lucien Aguettand, AGUETTAND96-B7) ; « Psycho-physiologie des lieux drama-
tiques et cinématographiques », cours de huit heures, 1944 (AGUETTAND96-B7) ; « Du
décor cinématographique », texte de discours, 1948 (AGUETTAND109-B7) ; « Confé-
rence faite aux élèves de l’IDHEC 15 mai 1950 », 1950 (AGUETTAND110-B7) ; « Rapport
de Lucien Aguettand concernant le mémoire de fin d’études de Jean Bourlier Le rôle dra-
matique du décor dans l’art cinématographique », compte rendu et travail universitaire,
1959 (AGUETTAND128-B7) ; « Lieux dramatiques et lieux cinématographiques : archi-
tectures sensibles et humaines », texte de discours, 1953 (AGUETTAND118-B7).
33. Lucien Aguettand, « L’évolution de l’expression et du décor cinématographique de 1897
à 1955 », p. 2.
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   65

En somme, par un examen critique et comparatif des différents cycles, il


met en avant le rôle du décor tel que ses contemporains et lui-même le
perçoivent et l’inculquent. À titre d’illustration, en réaction à « un fort
mouvement réaliste » des années 1910, Aguettand condamne la pratique
d’un ensemble de techniciens :

Si ces décorateurs, dont je ne me souviens ni du film, ni des noms, avaient


fait un effort de réflexion, ils auraient compris qu’exprimer une vérité
ne consiste pas à copier un geste, un mouvement, un acte, mais bien à
en faire sentir la portée et la signification profonde. […] Cela deman-
dait de leur part un sens averti de l’observation, une compréhension et
une nette et saine vision des choses et des gens 34.

Et justement, Aguettand exerce le regard des étudiants et les amène à


approcher les choses et les gens. Si l’architecte décorateur prête une grande
importance au don d’observation de ses protégés, c’est dans l’espoir de
concevoir des décors qui « sont les reflets de l’âme, expriment les pensées
secrètes des personnages en laissant apercevoir leurs manies et habitudes » 35.
Le décor serait le miroir de l’esprit des individus et leur offrirait une pos-
sibilité d’existence. Cette conception du décor s’inscrit dans l’esthétique
contemporaine de la moitié des années 1940 et début des années 1950, le
« réalisme psychologique » 36. Après la Libération, en défense d’un cinéma
de « qualité » non mercantile développé dans l’entre-deux-guerres, les
cinéastes, tels que Max Ophuls, Robert Bresson ou Claude Autant-Lara,
privilégient l’expression esthétique de la sensibilité humaine. Ils n’enre-
gistrent pas fidèlement le mouvement de la réalité mais se l’approprient et le
traduisent formellement. En 1952, dans le cadre de son exposé « Intervention
du décor dans l’expression cinématographique » 37, Aguettand décrit le rôle
du décor dans ce cinéma :

Reflet des présences humaines, organe dramatique répondant à une action


c’est ainsi que l’on peut résumer la fonction du décor du lieu cinémato-
graphique. […] Dès le début de leurs études, les créateurs du décor sont
obligés de s’éloigner de tout ce qui est à la base même de leur spécia-
lité et de leur métier pour présenter pendant un certain temps ces sortes

34. Ibid., p. 23-24.


35. Lucien Aguettand, « Du décor cinématographique ».
36. André Bazin, « Quinze ans de cinéma français », conférence prononcée à Varsovie en
1956, in Écrits complets, Hervé Joubert-Laurencin (éd.), Paris, Éditions Macula, 2018,
p. 2541-2546.
37. Lucien Aguettand, conférence du 20 décembre 1952 à l’IDHEC (Cinémathèque française,
fonds Lucien Aguettand, AGUETTAND117-B7).
66  LÉA CHEVALIER

de fantômes que sont les personnages d’un film, les connaître et com-
prendre ce qui les fait agir, ce qui les tourmente. […] Le décor doit être
une preuve logique de leur possibilité d’existence. Tout décor a à la fois
une fonction spirituelle et matérielle. […] Il doit permettre à la caméra
de révéler les mouvements, les actes des individus et refléter leurs pen-
sées, leurs passions, leurs manies 38.

Afin de reproduire dans les décors la manifestation discrète de la


présence humaine, Aguettand présente la « Psycho-physiologie des lieux
dramatiques et cinématographiques ». En huit heures, il s’intéresse au
« dramatisme extérieur reflété par les édifices » 39. Le but de la leçon est « de
déterminer, chez les étudiants, une subtilité sensible du lieu qui leur per-
mettra d’imposer aux spectateurs les personnages des films qu’ils auront
à réaliser » 40. Comment repérer et reproduire dans les décors la sensation
de vie et les préoccupations spirituelles qui émanent des lieux habités ?
Organisé en quatre chapitres, le cours revient sur les « divers comporte-
ments des individus suivant les conditions où ils se trouvent, les contrées
et lieux où ils vivent et séjournent » et s’intéresse aux « lieux célébrés par
les populations » 41. La finalité du décor n’est pas de reproduire une « vérité
absolue » 42, il n’est pas la copie servile d’un élément décoratif, mais l’expres-
sion symbolique de l’esprit d’un personnage.
Les interventions d’Aguettand introduisent ce que les chefs décora-
teurs en exercice durant la période appellent le « décor sensible » 43, un
espace symbolique interprète des tenants dramatiques de l’histoire adapté
aux mouvements physiques des acteurs et de la caméra. Pour résumer,
« il importe que chaque lieu cinématographique soit caractérisé sans équi-
voque possible, afin de situer l’action géographiquement et socialement tout
en tenant le plus grand compte tant de l’ambiance psychologique à évoquer
que des contraintes techniques imposées par le caractère cinématogra-
phique de la réalisation » 44. En ce qui concerne les questions d’adaptations
matérielles, en complément des conférences, Laurent convie les élèves à
suivre ses ateliers pratiques.

38. Lucien Aguettand, conférence du 20 décembre 1952 à l’IDHEC.


39. Ibid.
40. Ibid.
41. Ibid.
42. Ibid.
43. Lucien Aguettand et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant la décora-
tion de film en France », p. 343.
44. Ibid., p. 345.
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   67

Les ateliers d’Hugues Laurent :
vers la construction d’un décor classique
La construction du décor suit l’étude minutieuse du caractère des per-
sonnages. Bien qu’Aguettand intervienne régulièrement à l’IDHEC, ses
conférences ne représentent qu’une fraction de l’enseignement. En com-
plément, Laurent invite ses élèves :

à méditer, […] la pensée de l’architecte Vitruve [architecte romain du


Ier siècle av. J.-C.] qui […] écrivait : « L’architecte doit savoir lire et écrire,
être instruit dans la géométrie et n’être pas ignorant de l’optique, avoir
appris l’arithmétique et savoir beaucoup de l’histoire ; avoir bien étudié
la philosophie, avoir des connaissances de la musique et quelque tein-
ture de la médecine, de la jurisprudence et de l’astrologie ».
Ce qui, pour votre gouverne, peut se traduire ainsi : « Savoir très bien
dessiner, avoir étudié l’anatomie, avoir des connaissances de l’archi-
tecture ancienne et […] des temps modernes, avoir étudié la géométrie
plane, la géométrie descriptive et la perspective, connaître la composi-
tion décorative et l’histoire de l’art, avoir fait l’analyse des styles, n’être
ignorant ni de la peinture ni de la sculpture ni de l’art décoratif, avoir
quelque teinture d’optique » 45.

Dans ces conditions, la majorité des cours sont dédiés à la maîtrise de


l’architecture et des appareils cinématographiques.
Pour commencer, les Memento d’architecture appliqué à la décoration
de films détaillent en treize chapitres la construction des décors en studio.
Les quelques postulants au diplôme doivent maîtriser, entre autres, les
critères du plan architectural, ses contingences matérielles et la nature des
matériaux employés. Pour ce cours, Laurent revient sur les principaux
composants d’un espace (arcs, ouvertures, fenêtres, portes, systèmes de
circulation, voûtes, sols, murs, planchers), sur les jeux de texture et de
matières (les bois, le zinc, les couvertures, terrasses, évacuations d’eau,
gouttières, cheminées) et sur l’organisation pratique d’un lieu de vie et de
tournage (systèmes de circulation intérieure et extérieure sur le plateau et
au sein des décors, escaliers). Chaque chapitre est consacré à l’étude d’un
composant et organisé selon cet ordre : généralités propres à l’objet d’étude ;
histoire de ce dernier à travers les âges ; construction de l’objet selon les
matières à disposition dans les magasins de studios. En complément,
Laurent transmet quelques Rudiments d’art décoratif et d’ameublement en
général et décrit en six chapitres la distribution d’un foyer (selon les époques

45. Hugues Laurent, Memento d’architecture appliquée à la décoration de film, p. 2.


68  LÉA CHEVALIER

et critères sociaux), les types de tissus (étoffes, fourrures, papier-peint),


l’évolution des éléments d’un mobilier au fil de l’histoire (de l’art de la
table aux luminaires). Les étudiants mettent ensuite à profit l’enseignement
théorique et s’exercent à la menuiserie, à la sculpture et à la peinture.
Pour continuer, afin de former de bons architectes spécialistes de
l’appareil cinématographique, Laurent propose aux étudiants des cours
d’optique et de dessin architectural rassemblés dans le second tome,
Les angles de prises de vues cinématographiques 46. À la différence des archi-
tectes, le décorateur conçoit un espace destiné à être filmé et non pas
habité. Au cinéma, les lois architecturales ne sont pas retranscrites telles
quelles mais transposées selon les particularités physiques de la caméra.
Devant l’objectif et sous les éclairages des responsables de la lumière, les
éléments sont déformés. L’image filmée altère l’apparence des objets, que
ce soit leur volume ou leur forme. C’est pourquoi, en plus du Memento
du cameraman 47, les étudiants sont tenus de maîtriser toutes les transfor-
mations visuelles du passage de l’espace vu directement par l’œil humain
au décor filmé par la caméra. Dès lors, ils s’exercent à l’art du calcul, de la
conversion et des proportions. Ils se confrontent aux points nodaux du
système optique de la caméra, découvrent la diversité des objectifs utilisés,
mémorisent les formules de transposition d’échelles et de distance focale
(mesure algébrique pour calculer la distance entre le centre optique et le
foyer de l’image). En pratique, en plus de la résolution de divers problèmes
mathématiques, tous s’entraînent au dessin et à la réalisation de croquis
géométraux et de perspective à main levée. Chacun possède un carnet de
croquis systématiquement évalué lors des examens.
L’apprentissage de ces notions facilite la communication entre les
différents corps de métiers présents lors du tournage. En accord avec le
découpage technique, le décor est une véritable mise en scène graphique
envisagée selon les mouvements des acteurs, de la caméra et des profes-
sionnels présents sur le plateau :

Point de départ concret pour l’ensemble des techniciens du tournage,


le décor doit être réalisé avec une compréhension parfaite des besoins
de la mise en scène, de la prise de vues et de l’enregistrement sonore.
Ce n’est qu’après une patiente et minutieuse étude du découpage, qui
fera apercevoir comment se déroulera l’action, comment elle sera détec-
tée par la caméra et révélée sur l’écran, que se déterminent la forme et
l’importance des décors.

46. Hugues Laurent, Memento d’architecture et de décoration de films. Les angles de prises
de vues (première année), suivi du Memento du cameraman, t. II, Paris, Cours et publi-
cations de l’IDHEC, Cinémathèque française, RES 1199.
47. Ibid.
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   69

[Le décor] doit se plier en effet aux nécessités du « découpage technique »


qui prévoit, aussi exactement que possible, tous les mouvements des per-
sonnages et de la caméra, mouvements qui doivent être exécutés d’une
façon précise et rapide, pour maintenir le rythme du film. C’est en fonc-
tion des mêmes impératifs que doit être déterminé l’emplacement des
portes, des fenêtres, escaliers, meubles etc. Ces éléments […] doivent
donc être placés les uns par rapport aux autres, de telle sorte que les évo-
lutions des acteurs et de la caméra (évolutions prévues dans le décou-
page) puissent s’effectuer avec le maximum d’exactitude 48.

Le décor, conçu sur mesure, accompagne une mise en scène cadencée.


L’architecte décorateur pense le décor en prévision des déplacements
induits par la mise en scène et selon les impératifs de la prise de vues.
La lecture fine de la continuité dialoguée ou du story-board et le temps de
préparation aux côtés des autres équipes en charge de l’image prévoient
les imprévus. Ensemble, ils forment un discours clair sans divagations.
Le décor s’apparente alors à un exercice rhétorique, à un travail rédac-
tionnel. La plupart des recommandations des professeurs reposent sur la
volonté de concevoir une unité narrative mais surtout d’assurer la fluidité
du propos émis. Cette conception du décor s’apparente à une forme de clas-
sicisme. Dans son article « Un cinéma dans la modernité », Pierre-Damien
Huyghes interroge la nature de ce qui est présenté comme classique au
prisme de la notion de poétique définie par Aristote. Son propos rappelle
la nature des décors tels que présentés à l’IDHEC :

Cette poétique prescrit pour l’essentiel une idée de l’art qui s’accommo-
dera finalement de la notion rhétorique de « figure ». Figurer, c’est éta-
blir et faire admettre un lien entre un élément de l’ordre de l’image et
un élément de l’ordre du discours. Faire une image qui soit en même
temps au fond l’équivalent d’une phrase, trouver des règles opératoires
pour atteindre cette fin, parvenir à faire des images discursives, telle est
la plus classique idée de l’art. Au contraire, la modernité n’oblige pas à
l’ordre, à la composition, à l’arrangement ou à l’agencement syntaxiques 49.

Ce qui est envisagé comme classique dépend des moyens de formation


et d’émission d’un discours. Les mots de l’auteur renvoient au « décor
sensible », évoqué dans le rapport des décorateurs : un agencement syn-
taxique, dont les règles opératoires composent une image discursive. Pour

48. Lucien Aguettand et al., « Spécificité du décor filmique. Rapport concernant la décora-
tion de film en France », p. 343.
49. Pierre-Damien Huyghe, « Un cinéma dans la modernité », Le Portique, no 33, 2014, p. 6,
en ligne à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/leportique/2778 (mis en
ligne le 5 février 2003 ; consulté le 25 avril 2021).
70  LÉA CHEVALIER

les décorateurs, la qualité de la syntaxe reposerait sur la prise en compte


des particularités techniques de l’appareil d’enregistrement et sur la corres-
pondance des mouvements des corps des acteurs et des techniciens dans
l’espace. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Laurent place le studio au
centre de son enseignement. Selon lui, la liberté de mouvement acquise
dans les hangars favorise l’émission d’un discours homogène sans heurts
et clarifie les échanges.

La technologie du décor de cinéma :


assurer la pérennité d’une pratique en studio
En 1953, Laurent, après avoir consulté le livre de George Sadoul sur l’histoire
du cinéma, lui transmet un message :

Cher Monsieur, dans votre admirable ouvrage Histoire du cinéma, il m’a


semblé que vous délaissiez le « Décor » et le « Décorateur » ; je me per-
mets de vous adresser ces humbles notes qui, peut-être, vous intéresse-
raient 50.

Laurent fait parvenir à Sadoul son cours La technologie du décor publié


quelques années plus tard par l’IDHEC. L’envoi de ces « quelques humbles
notes » 51, soit plus de cinquante feuillets, témoigne de l’importance portée
aux souvenirs des décorateurs dont Laurent se fait l’ambassadeur. Ce cours
d’histoire et de technique destiné aux étudiants de première année est au
centre de l’apprentissage de l’IDHEC.
La technologie du décor de cinéma se divise en six chapitres : chapitre I,
« Évolution du décor cinématographique et l’école française du décor de
cinéma » ; chapitre II, « Qu’est-ce qu’un studio de prises de vues cinéma-
tographiques ? Qu’est-ce qu’un plateau ? » ; chapitre III, « Qu’est-ce que
le stock décors ? » ; chapitre IV, « La composition des décors de films » ;
chapitre V, « Le plan de travail d’un film » ; chapitre VI, « Le montage
d’un décor cinématographique, la peinture d’un décor, les sols, les décou-
vertes et les trucages ». Le premier est entièrement consacré aux origines
des studios et décrit les rapports qui unissent les ateliers de décoration
théâtrale aux premiers ateliers de prises de vues ; exposé prémonitoire
de la position des magasins, stocks et ateliers de fabrication des décors à

50. Hugues Laurent, La technologie du décor, feuillets envoyés personnellement à Georges


Sadoul, 1953 (Cinémathèque française, fonds George Sadoul, SADOUL742-B53).
51. Ibid.
 L ’ENSEIGNEMENT DU MÉTIER DE DÉCORATEUR DE CINÉMA À L’IDHEC EN FRANCE…   71

l’orée des plateaux. Les chapitres suivants sont tous exclusivement dédiés
à la définition, présentation et organisation des studios. Manifestement,
d’après le contenu de ce cours, la conception d’un décor est strictement
envisagée dans les studios. Selon les chefs décorateurs, ils sont essentiels
à l’exercice de leurs fonctions et conservent l’essence de leur profession.
Les groupes professionnels, comme celui de la commission Studio-
Décors, témoignent tout autant de cet attachement. Le nom même de la
commission atteste de la résistance du lien entre l’espace et la pratique : les
deux termes fusionnent sous l’effet du trait d’union. Aussi, les décorateurs,
de par leurs missions au sein de l’association, sont perçus par l’industrie
cinématographique comme les garants du bon entretien et développe-
ment des studios. La responsabilité qu’on leur attribue démontre leur
proximité, voire la dépendance, avec cet espace de tournage et stockage :
ils en supervisent l’aménagement et les travaux d’innovation en France.
Ils contrôlent régulièrement leur état, fonctionnement et fréquentation.
Entre les années 1950 et 1960, leurs rapports sont plutôt pessimistes : les
plateaux désuets sont fuis par une nouvelle génération de cinéastes.
Prononcée au moment même de la fin de l’hégémonie des studios, la
leçon de Laurent prend une autre tournure ; celle d’un combat mené pour la
préservation de son corps professionnel. Le studio devient alors mémorial.
L’exergue du cours de Technologie le suppose : « Ceux qui, autrefois, le
brossaient ; Ceux qui, aujourd’hui, le composent » 52. En associant le geste
des premiers décorateurs de cinéma venus du théâtre (peignant et dessinant
de larges toiles peintes suspendues derrière les acteurs) au geste de ses
contemporains, Laurent unit en hommage les traditions et les réalisations
actuelles. En évoquant les premiers temps du métier de décorateur au cœur
des studios, les chefs décorateurs célèbrent la pratique et en justifient la
qualité et le salut. Leur comportement rappelle Le Mythe de l’éternel retour
de Mircea Eliade, philosophe et historien. Il décrit le besoin de réactualiser
les moments fondateurs d’une institution, de les raviver dans la mémoire
collective afin de les revivre et de renforcer la puissance de l’organisme créé.
En plus de montrer la complexité technique et culturelle d’une profession
polyvalente, les cours de l’IDHEC dévoilent donc l’intimité, les craintes et
la mélancolie d’un corps professionnel en lutte.
Le récit des nombreux combats menés par les décorateurs depuis
la création des décors, et dont Aguettand fait le récit dans ses Cours de
scénographie 53, justifient le besoin de garantir ces souvenirs. Il conclut le
long récit de ses rencontres et réflexions ainsi :

52. Hugues Laurent, La technologie du décor de film.


53. Voir Lucien Aguettand, « L’évolution de l’expression et du décor cinématographique
de 1897 à 1955 ».
72  LÉA CHEVALIER

Ce que sera l’avenir, ce que deviendra ce moyen extraordinaire… Tout


dépend de la façon dont seront reçus les messages des aînés, leur valeur
et comment ils seront compris et assimilés 54.

Pour les décorateurs activement engagés dans l’instruction de leurs suc-


cesseurs, l’enseignement est la révérence au passé, la préservation d’un
savoir-faire et l’assurance d’un avenir.

Léa Chevalier
Université de Caen Normandie

54. Lucien Aguettand, « L’évolution de l’expression et du décor cinématographique de 1897


à 1955 », p. 108.
CONSTRUIRE L’ILLUSION
MÉCANIQUE, DÉCORATION
ET ARCHITECTURE :
LES AMBITIONS TOTALISATRICES
DE PIERRE BOULLET
(ESSAI SUR L’ART DE CONSTRUIRE
LES THÉÂTRES, LEURS MACHINES
ET LEURS MOUVEMENTS, 1801)

Au XVIIIe siècle, la conception du décor, alors désigné par le terme « déco-


rations », incombe à deux professions : le machiniste et le décorateur, appelé
aussi peintre décorateur. Les dictionnaires de l’Académie et de Trévoux,
tout au long du siècle, mais aussi l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,
offrent des entrées et des définitions séparées pour ces deux activités. Pour-
tant, en dehors de ces ouvrages, plusieurs discours témoignent de ce que
ces fonctions ne sont pas toujours clairement distinctes et montrent qu’un
même individu peut s’occuper à la fois des machines et des décorations.
Dans Le Plagiaire, comédie de Boissy donnée à la Comédie-Italienne
en 1746, un baron ridicule se targue de séduire Lucile ; il organise une fête
fastueuse, au cours de laquelle un temple, bâti pour l’occasion, doit lui
ménager un entretien secret avec la jeune femme et leur offrir une intimité
propice à de doux aveux : le personnage de M. Du Berceau, cheville ouvrière
de la fête, censé servir les amoureux desseins du baron, est présenté comme
étant « en même-tems Machiniste parfait, Décorateur unique, & Maître de
Balet » 1. Or un tel amalgame est très souvent polémique : il sert à dénoncer

1. Louis de Boissy, Le Plagiaire, Paris, J. Clousier, 1746, sc. 2, p. 8. Nous conservons l’ortho-
graphe originale de l’édition citée, comme pour chacun des textes cités au cours de cette
étude.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 75-90
76  CHARLINE GRANGER

sinon un mauvais usage des décorations, du moins une débauche d’effets


certes spectaculaires, mais pas toujours utiles. Aussi M. Du Berceau est-il
employé par le marquis pour éblouir les invités et conquérir Lucile : non
sans fierté, le machiniste assure ainsi qu’il peut faire apparaître jets d’eau,
châteaux, mers, pyramides, soleils, cascades, dieux, diables et feux d’artifice
pêle-mêle. Que penser de cette vantardise, surtout quand la machinerie
du temple tant désiré s’avère défectueuse et fait lamentablement manquer
au marquis son but ?
Une quarantaine d’années plus tard, dans la comédie épisodique 2
La Fête de campagne, ou l’Intendant, comédien malgré lui, Dorvigny
dénonce la gratuité des décorations de manière plus radicale. Le mar-
quis et Clerville, directeur de comédie, ont résolu de tromper Dumont,
l’intendant du marquis hostile au théâtre, en lui faisant accroire qu’un
spectacle somptueux et coûteux se prépare au château. Alors que l’absence
des comédiens commence à inquiéter l’intendant, les techniciens du
théâtre, tous plus bavards et truculents les uns que les autres, monopo-
lisent l’attention de Dumont ; après le perruquier et le musicien, c’est
au tour du machiniste, qui est en même temps artificier et décorateur,
d’exposer avec un fort accent italien à l’intendant médusé les principes
de son art : « Le Poëte il n’est piou rien ; le Decorator il est tout. Sto siècle
ici, Monsou, il est le triomphe de la machine » 3. À la fois décorateurs et
machinistes, M. Du Berceau et le machiniste de La Fête de campagne
sont tous deux présentés comme des bonimenteurs, au mieux superflus,
au pire incapables.
Ces critiques, récurrentes dans les comédies, mais aussi dans la presse
et dans les ouvrages théoriques sur le théâtre, sont corrélatives de l’intérêt
croissant accordé aux machines et aux décorations théâtrales. Ce n’est pas le
recours aux raffinements décoratifs et mécaniques sur la scène qui lasse les
spectateurs, mais la place qui leur est dévolue au sein de la représentation
proprement dite : l’enjeu majeur pour les dramaturges, les spectateurs et
les techniciens de la décoration scénique, à partir de la seconde moitié
du XVIIIe siècle, est de faire en sorte qu’elle serve l’illusion théâtrale 4.

2. Le genre de la comédie épisodique, parfois appelée « comédie à tiroirs », repose sur une
structure répétitive. Les saynètes détachées qui la composent sont juxtaposées : elles n’ont
guère de rapport les unes avec les autres, sinon qu’elles sont liées par un ou des person-
nages communs, confrontés à des situations variées.
3. Dorvigny, La Fête de campagne, ou l’Intendant, comédien malgré lui, Paris, Cailleau, 1784,
sc. 8, p. 15.
4. Sur cette question, voir les travaux de Pierre Frantz et l’article d’Anthony Saudrais,
« La gloire du machiniste et les plaisirs de l’illusion en France à l’époque moderne (1645-
1772) », Nouvelle revue d’esthétique, no 24, 2019-2, p. 129-135. Un tel souci de l’illusion
théâtrale conduira Jacques-Nicolas Paillot de Montabert à remettre en cause la notion
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…    77

Or la redéfinition pratique du rôle des décorations s’accompagne d’une


réforme théorique du statut de machiniste et de décorateur, réforme à
laquelle ces professionnels prennent une part active. Ces derniers tirent en
effet parti de l’ambivalence de leur statut, qui fait de plus en plus l’objet,
au cours du siècle, de représentations concurrentes : d’une part, ils sont
des techniciens de la scène, ouvriers spécialisés dans la réalisation de toiles
peintes ou dans le maniement de machines dont la complexité fascine les
contemporains ; d’autre part, ils concourent pleinement à l’élaboration
du sens de la pièce ou de l’opéra, à l’émotion des spectateurs et au succès
du spectacle.
Nous essaierons de montrer dans cette étude comment Pierre Boullet
(1740-1804), ancien machiniste du roi qui publie en 1801 un traité sur l’art
théâtral, tente d’échapper à la fonction de simple exécutant au service
du dramaturge, que la tradition lui assigne plus ou moins, pour accéder
au statut d’auteur : auteur proprement dit, à la mission esthétique, qui
pense le décor au même titre que le poète, et auteur architecte qui, dans
la lignée des architectes réformateurs Marie-Joseph Peyre ou Pierre Patte,
a la mission de penser un théâtre nouveau pour la France. Afin de com-
prendre l’origine et l’intérêt de sa démarche, le développement consacré
à Boullet sera précédé d’un panorama théorique qui situera le machiniste
dans les débats son temps : nous cartographierons les chevauchements
et concurrences institutionnels des activités de décorateur, de peintre,
de machiniste, mais aussi d’architecte et de poète, dans la seconde partie
du XVIIIe siècle et jusqu’aux années 1820.
Les activités de machiniste et de peintre décorateur de théâtre ne sont
pas des disciplines académiques proprement dites. Quoique nécessitant de
bonnes connaissances dans les disciplines instituées que sont la mécanique,
la peinture, l’architecture et la composition dramatique, elles sont réputées
procéder surtout de l’expérience et de la pratique. De ce fait, elles se trouvent
sous-déterminées d’un point de vue théorique. Or, pour l’auteur de l’Essai
sur l’art de construire les théâtres, cette sous-détermination théorique est
autant un handicap qu’un atout. Elle est certes un frein à la reconnaissance
institutionnelle à laquelle aspirent les machinistes et décorateurs, mais
l’originalité de Boullet est de parvenir à l’exploiter, à la mettre en scène
et, finalement, à la retourner pour arguer d’une multiplicité de talents
et de savoirs, à mi-chemin entre les arts mécaniques et les beaux-arts.
Parce que les disciplines mobilisées pour produire un spectacle sont
nombreuses, l’ambivalence de la formation et du statut des machinistes
et des décorateurs lui permet de justifier ses aspirations à un regard

de décorations à propos du théâtre, et à parler de « peintures scéniques » dans son Traité


complet de la peinture, t. 8, Paris, Bossange Père, 1829, p. 146.
78  CHARLINE GRANGER

organisateur et surplombant sur l’événement théâtral, regard réservé


jusque-là à l’architecte, pour le point de vue technique, et au poète, pour
le point de vue esthétique.

Le décorateur : mécanicien ou artiste ?
Peintre ou architecte ?
Les dictionnaires qui paraissent au XVIIIe siècle distinguent l’activité de
décorateur de celle du machiniste assez nettement. Pour ce qui est du
machiniste, il apparaît comme un véritable technicien de la scène : d’après
d’Argenville, dans l’Encyclopédie, il « est un homme qui par le moyen de
l’étude de la Méchanique, invente des machines pour augmenter les forces
mouvantes, pour les décorations de théâtre, l’Horlogerie, l’Hydraulique &
autres » 5. L’activité du décorateur, en revanche, ne relève pas initialement
de la mécanique, mais des arts libéraux. Pour Cahusac, un décorateur
est un « homme expérimenté dans le dessein, la peinture, la sculpture,
l’architecture, & la perspective, qui invente ou qui exécute & dispose
des ouvrages d’architecture peinte, & toutes sortes de décorations » 6.
Quatremère de Quincy, auteur des tomes de l’Encyclopédie méthodique
dédiés à l’architecture, voit dans le décorateur « un artiste, soit architecte,
soit peintre, soit sculpteur, mais obligé d’avoir des notions très-étendues
dans chacun des trois arts » 7. La référence à la peinture, à l’architecture et
à la sculpture implique, eu égard à la hiérarchisation des arts qui a cours à
l’époque, une supériorité du décorateur sur le machiniste. Cette hiérarchie
est un héritage de Vasari. Cherchant à hisser les arts visuels au rang des
disciplines libérales dans son introduction aux Vies des meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes (1568), il attribue à la peinture, à la sculpture
et à l’architecture une origine commune : l’art du dessin. Or le dessin
procède, selon le théoricien, de l’intellect. Il ne saurait donc se réduire à
une simple activité manuelle. Ce système des arts, les académies d’Europe
l’ont entériné aux XVIIe et XVIIIe siècles en accordant au dessin un rôle
central dans la formation de l’artiste. Le décorateur de théâtre, tel qu’il est

5. Antoine Jospeh Dezallier d’Argenville, « Décorateur » (Spectacle), in Encyclopédie


ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, Denis Diderot et Jean
Le Rond d’Alembert (dir.), t. IV, Paris, Briasson – David – Le Breton – Durand, 1754,
p. 700a.
6. Louis de Cahusac, « Machiniste » (Art Méchan.), in Encyclopédie, t. IX, Neuchâtel, Samuel
Faulche, 1765, p. 800a.
7. Antoine Chrysostôme Quatremère de Quincy, « Décorateur », in Encyclopédie méthodique.
Architecture, t. 2, Paris – Liège, Panckoucke – Plomteux, 1825, p. 167.
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…    79

décrit dans l’Encyclopédie et dans l’Encyclopédie méthodique, n’est donc


pas un technicien mais un artiste à part entière. À ce titre, l’inventio mise
en œuvre par le machiniste et celle que mobilise le décorateur ne sont pas
considérées comme étant de même nature : l’une procède d’un « instinct
méchanique […] [et de] la patience du travail » 8, quand l’autre suppose
une disposition intellectuelle permettant de déterminer le sujet du dessin
et d’en ordonnancer les parties en vue de la production d’un tout cohérent,
avant même que la main trace les premiers traits.
La décoration est ainsi paradoxalement définie par les arts qui lui
sont connexes, à savoir la peinture, la sculpture et l’architecture, ce qui
induit un certain flou autour de la définition théorique de la nature de
cette pratique 9. Elle semble ne pas constituer une discipline en soi, mais
être le résultat de la somme de plusieurs arts. D’après l’auteur du volume
« Architecture » de l’Encyclopédie méthodique, elle ne peut même être
que le fruit d’une extension du champ de compétences initial. En effet,
comme la décoration théâtrale n’est pas une discipline enseignée telle quelle
dans les académies, les décorateurs de théâtre sont issus de différentes
formations, principalement de la peinture et de l’architecture ; l’acquisition
des compétences nécessaires à l’exercice du métier est ensuite complétée par
l’expérience. À l’Opéra, par exemple, la spécialité d’origine des responsables
des décors varie en fonction des mandats. Parmi les peintres, François
Boucher 10 dirige les costumes et décors de l’Opéra de 1761 à 1766 ; François-
Guillaume Ménageot 11, ancien élève de François Boucher à l’Académie
royale des beaux-arts, est admis en 1785 au Comité d’administration de
l’Opéra, où il est adjoint aux décors. Mais il est subordonné à Pierre-Adrien

8. Louis de Jaucourt, « Invention » (Arts & Sciences), in Encyclopédie, t. VIII, Neuchâtel,


Samuel Faulche, 1765, p. 848a.
9. Pour une étude sur la décoration dans l’histoire de l’art, voir Décors de peintres. Invention
et savoir-faire, XVIe-XXIe siècles, Catherine Cardinal et Laurence Riviale (dir.), Clermont-
Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2016.
10. François Boucher (1703-1770) est agréé comme peintre d’histoire par l’Académie royale
de peinture et de sculpture en 1731. C’est le début pour lui d’une longue carrière officielle.
Protégé par Mme de Pompadour et par d’autres personnages haut placés à la cour, il
réalise des portraits mais aussi des décors, notamment pour les châteaux de Bellevue,
de Versailles, de Fontainebleau. Il travaille régulièrement pour l’Opéra, pour lequel il
conçoit plusieurs décors, en particulier de la fin des années 1730 à la fin des années 1740,
avant de diriger les costumes et décors en 1761.
11. François-Guillaume Ménageot (1744-1816), lauréat du prix de Rome en 1766, est agréé
à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1777 et se spécialise dans la peinture
religieuse et dans la peinture d’histoire française. Il travaille aux décors et aux costumes
à l’Opéra jusqu’en 1787, année où il est nommé par l’Académie de France à Rome. Jean-
Simon Berthélemy prend sa place jusqu’en 1808, puis Ménageot réintègre son poste
jusqu’en 1815.
80  CHARLINE GRANGER

Pâris 12 : ancien élève de Jacques-François Blondel 13, lequel est membre de


l’Académie royale d’architecture puis professeur à l’école de cette même
académie, Pâris est donc architecte de formation et nommé, la même
année que Ménageot, architecte en chef de l’Opéra, en charge de dessiner
les décors. Lorsqu’il démissionne en 1792, ce sont Charles Percier et Pierre
Fontaine 14, tous deux architectes également, qui prennent la direction des
décors de l’institution jusqu’en 1796 15.
Pourtant, ces deux disciplines que sont l’architecture et la peinture,
censées être maîtrisées par le décorateur, ne sont pas considérées comme
également utiles ni légitimes pour le théâtre. Plusieurs spectateurs et théo-
riciens du théâtre se plaignent de ce que les connaissances des décorateurs
sont trop limitées en matière d’architecture. À propos de la décoration du
palais du fleuve Sangar dans Atys, de Lully et Quinault, réalisée en 1746 à
l’Opéra par Boucher, où il invente un mécanisme permettant de simuler le
surgissement de fontaines et de cascades entre les colonnes du palais, l’abbé
Gougenot 16 déclare : « Quand on examine cette Décoration, ne voit-on pas
aisément qu’elle est d’un Peintre qui s’est mêlé d’Architecture, sans en
connoître les vrais principes » 17. Car « [i]l est vrai que tout bon Architecte
n’est pas toujours grand Décorateur ; mais tout bon Décorateur ne peut
manquer d’être bon Architecte ». Dans le cas contraire, si le décorateur
se révèle mauvais architecte – et c’est bien là ce que Gougenot reproche

12. Pierre-Adrien Pâris (1745-1819) entre comme élève à l’Académie royale d’architecture
en 1764. En 1778, il est nommé premier dessinateur du Cabinet du roi aux Menus-Plaisirs :
en tant qu’architecte scénographe officiel, il a en charge le dessin des aménagements
dédiés aux fêtes, cérémonies, bals et spectacles royaux. Il est nommé architecte en chef
de l’Opéra en 1785 et le reste jusqu’en 1792.
13. Architecte, Jacques-François Blondel (1705-1774) est surtout connu et admiré pour ses
activités de théoricien et de professeur d’architecture. En 1740, il fonde l’École des arts, où
il propose un cursus complet et interdisciplinaire qui fait sa renommée, avant de devenir
professeur à l’Académie royale d’architecture en 1767. Les architectes les plus importants
de la génération suivante, comme Claude-Nicolas Ledoux, Charles de Wailly, Alexandre-
Théodore Brongniart, ont suivi ses cours. Il rédige près de cinq cents articles relatifs à
l’architecture pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
14. Charles Percier (1764-1838) et Pierre Fontaine (1762-1853), anciens élèves de Peyre, tra-
vaillent en étroite collaboration à partir des années 1790, à l’Opéra d’abord, puis sur des
projets prestigieux dont les charge Napoléon. Ils contribuent à diffuser le goût néoclas-
sique en France par leurs propositions architecturales et décoratives.
15. Pour des notices sur les décorateurs et machinistes au XIXe siècle, voir les deux tomes de
Décors et costumes du XIXe siècle de Nicole Wild, Paris, BNF, 1987 et 1993.
16. L’abbé Louis Gougenot (1719-1767) est un magistrat et homme de lettres ayant du goût
pour les arts, sur lesquels il a écrit plusieurs ouvrages. Il est nommé membre honoraire
de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1756.
17. Abbé Gougenot, Lettre sur la peinture, la sculpture et l’architecture [1748], Amsterdam,
[s.n.], 1749, p. 50.
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…  81

à Boucher –, le décorateur « ne fera étalage que d’un peu de clincan qui


pourra plaire au Public ignorant, mais qui ne charmera pas universellement
tout le monde » 18. Les seuls décorateurs à être unanimement loués sont
Servandoni 19 et, dans une moindre mesure, Bibiena 20, réputés aussi bons
architectes que peintres. Blondel déplore ainsi l’infériorité présumée des
Français sur les Italiens en matière de décoration théâtrale :

[à] l’exception du célebre Servandoni peintre italien, qu’est-ce que la plû-


part de nos décorateurs ? des peintres de chevalet qui n’ont jamais sorti
de leurs cabinets, qui ignorent l’histoire, les principes de l’architecture,
les regles de la perspective 21.

Quatremère de Quincy, lui, déplore le « notable préjudice pour l’architec-


ture, que les peintres [aient] empiété sur cet art [une] espèce de privilège
exclusif » 22. C’est pourquoi

[c]’est un grand avantage pour un décorateur de théâtre, de réunir les


connoissances pratiques de l’architecture, & de s’être exercé en grand dans
cet art. Les maîtres célèbres que je viens de citer [Bibiena et Servandoni]
eurent cette supériorité sur les décorateurs modernes 23.

Ces comparaisons et compétitions entre décorateur architecte et décorateur


peintre ne sont pas sans lien avec le système des académies, tel qu’il régule
la formation des artistes en France. En effet, deux académies se partagent
l’enseignement de l’architecture, de la peinture et de la sculpture : d’une part,
l’Académie royale de peinture et de sculpture, créée en 1648, et, d’autre part,
l’Académie royale d’architecture, fondée en 1671. Détentrices, chacune, de

18. Ibid., p. 49.


19. Jean-Nicolas Servandoni (1695-1766) est un peintre, décorateur, architecte, décorateur
de spectacles italien. Après avoir voyagé en Europe, il se fixe à Paris en 1728 où il devient
architecte du roi. Outre ses travaux pour la décoration d’édifices religieux, il conçoit des
décors pour l’Opéra, organise de vastes mises en scène pour des fêtes de cour et réalise
de féériques spectacles qui fascinent les contemporains, dans la salle des machines des
Tuileries, de 1737 à 1742.
20. Issu d’une prolifique famille d’artistes et de scénographes italienne, Ferdinando Galli
Bibiena (1659-1739) se forme d’abord à la peinture, avant de s’intéresser à la perspective
et aux principes de l’architecture. Il produit plusieurs décors pour le théâtre en Italie et
à Vienne, où il devient premier architecte théâtral. Il est connu pour avoir écrit en 1711
L’Architettura civile preparata su la geometria, e ridotta alle prospettive, où il repense les
principes de la perspective scénique.
21. Jacques-François Blondel, « Décoration » (terme d’Architecture), in Encyclopédie, t. IV,
p. 703b.
22. Antoine Chrysostôme Quatremère de Quincy, « Décorateur », in Encyclopédie méthodique.
Architecture, t. 2, p. 167-168.
23. Ibid., p. 171. Les italiques sont de Quincy, dans cette citation comme dans les suivantes.
82  CHARLINE GRANGER

l’autorité suprême dans la ou les disciplines dont elles ont la charge, elles
entretiennent des rapports de complémentarité et de concurrence. Blondel,
premier directeur de l’Académie d’architecture, et l’architecte Quatremère
de Quincy manifestent du mépris pour les peintres décorateurs : la petitesse
des objets sur lesquels s’exercerait leur art et la moindre technicité qu’il
requerrait, comparée à l’ambition d’un projet architectural et des principes
nécessaires à sa réalisation, les rendent, à leurs yeux, peu dignes d’estime.
C’est du moins ainsi qu’ils tentent de justifier l’hostilité avec laquelle ils
considèrent la place importante occupée par les peintres décorateurs
au théâtre. Ce dédain s’explique par les enjeux institutionnels expliqués
précédemment, mais en partie seulement. Car le problème majeur, pour
les théoriciens de la décoration scénique, est de déterminer des principes
sur lesquels s’appuyer pour créer des décors théâtraux qui n’entravent
pas l’illusion dramatique ; or, d’après plusieurs spectateurs favorables aux
décorateurs architectes, les peintres ne sont guère en mesure de concevoir
un décor qui ne trahisse pas son caractère factice.

Décoration, mécanique, architecture
et poésie dramatique :
les conditions d’une convergence
Si de bonnes compétences en architecture sont requises pour le théâtre, c’est
parce que, selon Blondel, il n’y a, chez les décorateurs qui sont médiocres
architectes, « ni correction, ni effet, ni plan, ni ensemble » 24. La justesse
des rapports et des proportions permet d’assurer la vraisemblance du
décor. L’architecture théâtrale ne doit donc pas être moins soignée que
celle des bâtiments : la difficulté que pose l’architecture de la scène est
même accrue par la nécessité de dissimuler l’artifice au public, de lui faire
oublier que les décors « sont ordinairement peints en détrempe sur de la
toile appliquée sur des voliges, attachées à des châssis de Menuiserie » 25.
D’après Pierre Patte,

l’essentiele est de faire ensorte que le spectateur se croie véritablement


transporté dans les tems & dans les lieux où se passe l’action, que tout

24. Jacques-François Blondel, « Décoration » (terme d’Architecture), in Encyclopédie, t. IV,


p. 703b-704a.
25. Jacques-François Blondel, Cours d’architecture, ou traité de la décoration, distribution et
construction des bâtiments, t. 2, Paris, Desaint, 1771, p. 269.
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…  83

les lui rappelle sans cesse, les retrace à son imagination, comme si la
chose étoit réelle 26.

Quatremère de Quincy énonce en ces termes les deux règles générales qui
s’appliquent, selon lui, à la décoration : « 1°. [Elle] doit être, ou du moins
doit paroître nécessaire. 2°. [Elle] doit employer des objets qui soient en
rapport avec l’objet général auquel elle s’applique » 27. C’est bien le statut
de la décoration elle-même qui est en jeu : pour ces deux auteurs, elle n’est
pas autonome et doit être subordonnée à un plan d’ensemble. Or la déter-
mination d’un plan général caractérise deux pratiques artistiques, complé-
mentaires pour ce qui est du théâtre : l’architecture et la poésie dramatique.
Ce n’est pas un hasard si c’est à ces deux arts conjointement que se réfère
Blondel pour inciter les décorateurs à « rendre nos décorations théâtrales
plus conformes aux lois de la bonne Architecture & plus relatives aux sujets
des pieces » et, ajoute-t-il, pour « perfectionner par le secours de la Méca-
nique, l’illusion des machines, à rendre leur service plus aisé » 28. Voici donc
la décoration, la mécanique, l’architecture et la poésie dramatique réunies
sous la plume du théoricien et appelées à collaborer dans un même but :
créer les conditions d’une représentation homogène et cohérente.
Pour Marie-Joseph Peyre, qui travaille avec Charles de Wailly 29 à
l’édification d’un nouveau Théâtre-Français à partir de 1767, le « génie de
l’architecture » réside dans la conception de « l’ensemble général d’[un]
édifice », « l’union des formes », l’« harmonie », l’« unité » 30. Selon lui, l’archi-
tecte conçoit l’édifice dans sa globalité : il doit penser directement le tout,
et non pas la combinaison d’éléments particuliers. Quatremère de Quincy
voit dans cette recherche d’harmonie la preuve de ce que l’architecture est
un art de l’intelligible, qui

imite la nature non dans ses ouvrages, mais dans leur esprit, dans le
système d’ordre, d’intelligence & d’harmonie qui y règne […]. De là il

26. Pierre Patte, Essai sur l’architecture théâtrale, ou De l’ordonnance la plus avantageuse à
une salle de spectacles, relativement aux principes de l’optique et de l’acoustique, Paris,
Moutard, 1782, p. 188.
27. Antoine Chrysostôme Quatremère de Quincy, « Décoration », in Encyclopédie méthodique.
Architecture, t. 2, p. 175.
28. Jacques-François Blondel, Cours d’architecture…, t. 2, p. 267.
29. Après des études communes auprès de Jean-Laurent Legeay, Marie-Joseph Peyre
(1730-1785) et Charles de Wailly (1729-1798) deviennent membres de l’Académie royale
d’architecture en 1767. De Wailly devient de surcroît membre de l’Académie royale de
peinture et de sculpture en 1771. L’édification du nouveau Théâtre-Français, futur théâtre
de l’Odéon, est leur grande œuvre. Modèle d’architecture néoclassique, il est inauguré
en 1782.
30. Marie-Joseph Peyre, Œuvres d’architecture [1765], Paris, Panckoucke, 1795, p. 7.
84  CHARLINE GRANGER

résulte que le génie de l’architecture exige moins de sensibilité que d’in-


telligence, moins d’imagination que de jugement […] 31.

L’architecte, dans cette perspective et d’un point de vue théorique, a la


capacité de concevoir de manière purement intellectuelle l’objet qu’il
produit, alors que le décorateur et a fortiori le machiniste, tributaires de
contingences matérielles, ne sont pas capables d’un tel degré d’abstraction.
Ainsi, l’architecture est, au moins pour les architectes, la discipline
de référence pour l’ensemble des arts et techniques qui concourent, de
près ou de loin, à la représentation théâtrale. Et c’est d’ailleurs pour cette
raison que les architectes conçoivent leur propre discipline sur le modèle
de l’art du dramaturge, c’est-à-dire comme un art de la cohérence. Selon
Blondel, par exemple, « [l’]Architecture, comme la Musique & la Poésie
est susceptible d’harmonie & d’expression » 32. Or c’est sur cette harmonie,
précisément, que doit se fonder le décorateur. Louis de Cahusac, lui,
affirme que

[l]e décorateur, quelque génie qu’on lui suppose, n’imagine que d’après
le plan donné. […] [L]’œil vigilant d’un poëte plein de son plan général,
doit être d’un grand secours au peintre qui en exécute les parties. Que
de défauts prévenus ! que de détails embellis 33 !

Le poète comme l’architecte travaillent à la conception d’un ensemble


unifié, et c’est sur leurs méthodes et leurs principes que doit se régler
le bon décorateur : telle est du moins la norme que ces écrits théoriques
forgent au fil du siècle. Cette norme instaure de fait une hiérarchie, qui
tend à brider la liberté d’invention des décorateurs et à émousser leur
autonomie en matière de création artistique, au profit de celles du poète
et de l’architecte, responsables de la cohésion scénographique et drama-
turgique du spectacle.

Pierre Boullet, le machiniste ou l’œil du prince
Lorsque Pierre Boullet (1740-1804), fait paraître son Essai sur l’art de
construire les théâtres en 1801, il travaille au théâtre des Arts, nouvelle
salle de l’Opéra depuis 1794. Il est alors connu pour avoir été machiniste

31. Antoine Chrysostôme Quatremère de Quincy, « Génie », in Encyclopédie méthodique.


Architecture, t. 2, p. 442.
32. Jacques-François Blondel, Cours d’architecture…, t. 2, p. XLVI.
33. Louis de Cahusac, « Décoration » (Opéra), in Encyclopédie, t. IV, p. 702b.
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…    85

du roi et de l’Opéra au sein des Menus-Plaisirs et pour avoir contribué à


la création de deux théâtres : celui de la Montansier, à Versailles, en 1776
avec l’architecte du roi Jean-François Heurtier 34, et la scène du théâtre de
la Reine à Trianon en 1779. Étant donné son statut, son projet s’inscrit
dans la filiation des traités de scénographie baroque, comme ceux de
Sabbattini 35 ou de Torelli 36, qui exposent le fonctionnement technique
des machines et des décors. Mais dès les premières pages de son ouvrage,
il distingue sa démarche de cet héritage en présentant ses ambitions, qui
vont au-delà du simple traité de scénographie : il dit ainsi vouloir « fixer la
théorie de construction des salles de spectacle, leur forme, leurs dimensions,
et principalement leur relation, et leurs convenances avec le théâtre » 37. Il est
admis depuis quelques décennies que le machiniste est le plus à même de
penser l’aménagement de la scène et des espaces réservés au maniement
des décorations. Patte déclare par exemple en 1782 que la

distribution [du théâtre] semble plus du ressort du Machiniste ou du


Peintre-décorateur, que de l’Architecte : il suffit qu’un Théâtre soit dis-
posé en général de façon à faciliter tous les changemens de décorations,
soit qu’il s’agisse de les faire descendre du haut du Théâtre ou monter
du dessous 38.

Mais l’ambition de Boullet ne se limite pas à une description technique


de la scène ni des moyens de changer aisément les décors. En effet, il
traite des éléments techniques qui ont un impact sur la manipulation
des machines (les dimensions de la scène, l’agencement du plancher, des
trappes, des châssis, des ceintres, des magasins), mais il s’attache aussi à
préciser l’aménagement de la salle (le rideau, les loges, les corridors des
loges, le parterre, les foyers, le système de chauffage et d’éclairage, la cou-
leur des peintures murales, etc.), ce qui excède a priori ses compétences
de machiniste. Empiétant sur les attributions habituelles de l’architecte,
qui a pour tâche de penser le bâtiment théâtral dans sa globalité, Boullet

34. Jean-François Heurtier (1739-1822) se forme d’abord à l’Académie royale de peinture et


de sculpture avant d’être reçu à l’Académie d’architecture en 1776. En charge de plusieurs
projets d’architecture civile à Paris et dans ses environs, il réalise notamment le théâtre
Montansier et la salle Favart de la Comédie-Italienne, en 1783.
35. Nicola Sabbattini, Practica di fabricar scene, e machine ne’ teatri, Pesaro per Flaminio
Concordia, 1637.
36. Giacomo Torelli, Apparati scenici [preparati alla « Venere gelosa » di Niccolò Enea Bartolini]
per lo Teatro novissimo di Venetia, Venise, G. Vecellio e M. Leni, 1644.
37. Pierre Boullet, Essai sur l’art de construire les théâtres, leurs machines et leurs mouve-
mens, Paris, Ballard, 1801, préface, p. V-VI. Les italiques, dans cette citation et les sui-
vantes, sont de Boullet.
38. Pierre Patte, Essai sur l’architecture théâtrale…, p. 187.
86  CHARLINE GRANGER

expose ses ambitions totalisatrices. Il s’agit pour lui de prouver, comme


le dira quelques années plus tard un des ses émules, le colonel Grobert 39,
qu’il est un « artiste habile » 40 et un profond connaisseur du « matériel de la
scène » 41. Soutenant que « la construction d’un théâtre n’est pas un simple
problème d’architecture » 42, Boullet prétend montrer qu’il est le mieux
placé, en tant que machiniste, pour traiter de tous les espaces et de tous les
aspects du théâtre : scène et salle sont décrites selon un point de vue non
seulement technique, mais aussi esthétique. La technique ne lui importe
au fond que dans la mesure où elle sert à améliorer la représentation et la
perception que le spectateur en a.
Boullet s’inscrit dans la filiation des quelques techniciens de la scène
qui s’intéressent à l’architecture des salles de spectacle avant lui : c’est le
cas de Noverre 43, maître de ballet, ou du charpentier de théâtre Roubo le
fils 44, qui déclare s’être appuyé sur « [les connaissances] de l’Architecte,
du Décorateur, du Machiniste, enfin du Menuisier » 45 pour rédiger la
première partie de son traité, publié en 1777. Mais de manière générale,
depuis les années 1760, ce sont majoritairement les architectes de théâtre
qui se sont mêlés de la construction des théâtres, comme Patte ou Peyre.
La légitimité qu’ils ont à le faire est inhérente à la reconnaissance institu-
tionnelle dont jouit de facto l’architecture. Du point de vue théorique, la
mécanique théâtrale n’appartient pas vraiment aux machinistes. Certes, les
quarante-neuf planches dédiées aux machines théâtrales, parues en 1772
dans le volume X des planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,
contribuent à la reconnaissance institutionnelle de l’art de construire
les machines ; mais il est significatif que ces planches aient été dessinées
et expliquées par deux architectes de formation, présentés comme tels :

39. Jacques-François-Louis Grobert (1757-181?) fait partie de l’expédition d’Égypte en qua-


lité de commandant d’artillerie. Très intéressé par les arts et par le théâtre, il est notam-
ment l’auteur d’un opéra-mélodrame, La Bataille des Pyramides, donné en l’an XI (1803)
et d’un ouvrage sur l’aménagement des théâtres, De l’exécution dramatique considérée
dans ses rapports avec le matériel de la salle et de la scène, Paris, F. Schoell, 1809.
40. Jacques-François-Louis Grobert, De l’exécution dramatique…, préface, p. XVII.
41. Ibid., p. XX.
42. Ibid., chap. 1, p. 1-2.
43. Danseur de formation, Jean-Georges Noverre (1727-1810) est nommé maître de ballet à
l’Académie royale de musique de 1776 à 1781. Dans ses Lettres sur la danse et sur les ballets
(Lyon, Aimé Delaroche, 1760), il tente de fixer des règles à son art et promeut une liaison
plus étroite entre musique, danse et décor.
44. André-Jacob Roubo (1739-1791), menuisier ébéniste de métier, compagnon, est surtout
connu pour avoir publié une somme sur la pratique de son art : L’Art du menuisier, Paris,
Saillant et Nyon – Desaint, 1761 à 1782.
45. André-Jacob Roubo, Traité de la construction des théâtres et des machines théâtrales,
Paris, Cellot et Jombert fils jeune, 1777, p. 1.
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…    87

« M. Radel, Pensionnaire du Roi, & Architecte-Expert, sous la direction


de M. Giraud, Architecte des Menus Plaisirs, & Machiniste de l’Opéra de
Paris » 46. Or c’est cette domination des architectes sur l’art des machines que
prétend remettre en cause Boullet, en soulignant que « l’art du machiniste
[…] est encore dans l’enfance » 47 et en suggérant qu’il a bien l’intention
de ne pas l’y maintenir. Pour « fixer la théorie de construction des salles
de spectacle », il s’appuie sur une démarche non théorique, fondée sur
son expérience pratique de la scène. C’est ainsi au nom de ses « quarante
années de travaux et d’expérience au grand théâtre de Versailles, et à celui
de l’opéra » 48 qu’il rédige ces réflexions. Le tour de force de Boullet est de
produire un ouvrage de scénographie qui associe à la réflexion théorique
un vocabulaire technique, d’ailleurs sans craindre que ce dernier n’effraie
son lecteur. S’adressant à la fois à ses « successeurs » 49 machinistes et à
« l’amateur des arts méchaniques » 50, l’auteur explicite cette dialectique
entre pratique et théorie. S’apprêtant à traiter « de la manière [d’] équiper
[les machines], de les faire mouvoir, et rendre compte de l’exécution, en
suivant leurs effets », Boullet annonce que « [c]’est ici que va devenir sensible
la nécessité d’une pratique qui ne sera correcte qu’autant qu’elle s’appuiera
sur une bonne théorie » 51.
C’est précisément parce que l’Essai sur l’art de construire les théâtres
se présente comme une théorisation à partir d’une expérience acquise
que ce texte permet d’envisager le théâtre dans son ensemble. En effet, en
insistant sur l’importance des circonstances empiriques dans son appren-
tissage de machiniste, Boullet suggère qu’il a développé des talents dans
de multiples domaines, ce qui légitime la variété des sujets qu’il aborde
au gré des différents chapitres. Cet argument lui permet de tirer profit
d’une formation non académique : parce que sa profession nécessite qu’il
n’ait pas de spécialité, ou que sa spécialité soit précisément de s’adapter
constamment aux problèmes rencontrés et d’inventer des moyens tech-
niques qui ne s’apprennent pas dans les écoles pour y répondre, il laisse
entendre qu’il est lui, en tant que machiniste, le plus à même de penser
l’articulation des différentes disciplines qui concourent à l’élaboration de
la représentation. Aussi réutilise-t-il les principes du génie architectural
comme génie de « l’ensemble général » à son propre compte. C’est en effet
au nom d’une exigence de cohérence et d’unification qu’il déplore que

46. Encyclopédie, planches t. X, « machines de théâtre », Paris, Briasson, 1772 [n. p.].
47. Pierre Boullet, Essai sur l’art de construire les théâtres…, préface, p. VII.
48. Ibid., p. V.
49. Ibid., chap. 2, p. 14.
50. Ibid., chap. 2, p. 13.
51. Ibid., chap. 6, p. 31.
88  CHARLINE GRANGER

[c]haque constructeur se laisse aller au gré d’une imagination, qui ne


conçoit que des formes variées auxquelles il m’a toujours paru que l’on
ne devait pas sacrifier la partie la plus essentielle, je veux dire ce qui se
passera sur touts les points du théâtre, ce que le public doit voir 52.

Sa démarche est finalement l’inverse de celle qui se déploie dans les traités
de construction de théâtres. S’en prenant à « l’art de l’architecte » qui
encouragerait les « spéculations mercantiles » au détriment du bon goût
et du bon usage, il signale « à quel point doivent s’entendre et se concerter
l’architecte et le machiniste » 53, de sorte que « le constructeur compte pour
beaucoup le théâtre, et qu’il ne le sacrifie point à la salle » 54.
Son intérêt pour l’événement théâtral dans sa globalité le conduit à
penser un rôle dramaturgique de premier ordre pour les praticiens de la
scène :

il est convenable, autant que nécessaire, de ménager, au point de vue, deux


loges, l’une pour le peintre-décorateur, et le machiniste ; et l’autre pour
les auteurs des ouvrages, paroles, et musique. Ils y sentiraient commodé-
ment l’effet de leurs travaux ; et en saisissant les impressions du public,
ils régleraient mieux les corrections, et les additions à faire 55.

Cette proposition, restée lettre morte, offre au décorateur et au machiniste


une place de tout premier ordre dans la conception du spectacle, puisqu’ils
se trouvent sur un pied d’égalité avec les auteurs : le rôle que leur destine
Boullet ne se limite pas à la production de décorations et de machines,
mais nécessite de prendre en considération la réception de la pièce par
le public au fur et à mesure des représentations. Mais si la conception de
l’ouvrage et la conception de la scénographie apparaissent aussi importantes
l’une que l’autre, Boullet n’en institue pas moins une hiérarchie entre le
machiniste et le décorateur. Le machiniste, en dialogue avec l’auteur,
pense véritablement le décor quand le peintre est simplement chargé
de lui donner forme concrète : il en imagine la forme en fonction de sa
finalité. C’est pourquoi

le plus grand accord est nécessaire entre le machiniste et le peintre-déco-


rateur. Le premier lit un poëme ou un ballet ; il saisit les intentions de
l’auteur ; il extrait son programme de décorations à faire, de machines à
mouvoir. Il combine ce que les différents plans doivent porter de la déco-

52. Pierre Boullet, Essai sur l’art de construire les théâtres…, préface, p. V-VI.
53. Ibid., chap. 14, p. 71.
54. Ibid., chap. 14, p. 72.
55. Ibid., chap. 23, p. 92.
  MÉCANIQUE, DÉCORATION ET ARCHITECTURE…  89

ration, et il règle avec le peintre sur quels chassis ce dernier doit parta-
ger, et couper tout le décor de l’ouvrage 56.

En reconnaissant l’utilité du travail du décorateur mais en l’inféodant à


celui du machiniste, lequel prolonge le travail de l’auteur en produisant
un travail intellectuel d’abstraction et de cohésion à partir du texte, Boullet
renouvelle les termes de la compétition entre les différentes disciplines
fondées à produire les décors de théâtre, compétition dont nous avons
précédemment examiné les enjeux : les attributions du machiniste, dans
sa perspective, se sont substituées à celles de l’architecte. Boullet établit
une nouvelle hiérarchie, dont le peintre fait encore les frais, privé qu’il est
de son autonomie en matière de création artistique.
En se substituant à l’architecte, Boullet expose un projet esthétique
indissociable d’un projet politique, qui vient parachever ses ambitions
totalisatrices. C’est que l’auteur ne s’adresse pas seulement aux machinistes
ni aux amateurs d’arts mécaniques, mais aussi aux hommes politiques à
même d’« ordonn[er] [l]es constructions » 57 qu’il décrit. En se plaçant sous
la protection de Chaptal 58, alors ministre de l’Intérieur, à qui il offre son
ouvrage, il tente peut-être de faire oublier les années passées au service
de la royauté, mais il cherche surtout à souligner l’utilité publique de
la fonction de machiniste, qui « contribu[e] […] à soutenir l’éclat d’un
Théâtre vraiment national » 59, dans le but économique avoué d’attirer,
par la perfection des spectacles, des étrangers qui importeront alors des
devises en France. Des sablières et des tenons au rayonnement artistique
de la nation en Europe, rien, décidément, n’échappe au machiniste, ce
technicien du décor que Boullet élève à la dignité de conseiller du pouvoir
consulaire.
Il semble ainsi que Boullet ait très bien saisi les enjeux que revêt la
sous-théorisation des activités de techniciens de la scène et qu’il en tire
profit. Par la vision d’ensemble du théâtre qu’il propose, il tire l’art du
machiniste vers celui de l’architecte. Mais les compétences du machiniste,
toujours selon Boullet, dépassent au fond celles de l’architecte car il connaît
bien mieux que ce dernier le fonctionnement technique de la scène. Art
plus mécanique que l’architecture, le maniement des machines suppose
une meilleure connaissance des contraintes qui entravent l’illusion et, par

56. Ibid., chap. 27, p. 103.


57. Ibid., chap. 14, p. 72.
58. Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) étudie la chimie et travaille à ses applications industrielles.
Chargé de la gestion et de l’inspection des poudres de guerre pendant la Révolution, il
est nommé ministre de l’Intérieur par Bonaparte en 1801. Il démissionne de son poste
en 1804 et retourne à ses travaux scientifiques.
59. Pierre Boullet, Essai sur l’art de construire les théâtres… [n. p.].
90  CHARLINE GRANGER

conséquent, des obstacles qui nuisent au succès du spectacle. Il implique


paradoxalement une vision plus générale de l’événement théâtral et, surtout,
plus centralisatrice. Tout devrait être pensé, selon Boullet, à partir de ce
que le spectateur voit de la scène et tout devrait tendre à améliorer l’effet
que produit la scène sur le public : le moindre élément d’aménagement du
théâtre, dans la salle, sur la scène ou dans les coulisses, à quelque échelle que
ce soit, doit converger vers ce but. Le machiniste serait donc celui par qui
l’unité du spectacle se fait, spectacle à la création duquel tant de connais-
sances et talents divers sont nécessaires : Boullet décrit là ce qui est peu à
peu défini comme le rôle du metteur en scène 60. C’est là un superbe pied
de nez non seulement au prestige institutionnel des architectes, mais aussi
à celui des peintres décorateurs. Car en subordonnant l’art du décorateur
à celui du machiniste, Boullet inverse la hiérarchisation traditionnelle,
selon laquelle l’activité du mécanicien serait plus manuelle et donc moins
estimable que celle de l’artiste peintre. C’est donc bien le machiniste qui
est le seul, in fine, à pouvoir concevoir, aux sens pragmatique et intellectuel
du terme, non seulement le décor mais aussi l’aménagement du bâtiment
et la représentation théâtrale sous tous leurs aspects. C’est là sans doute
l’ultime rêve de Boullet : penser l’œil du machiniste d’après l’œil du prince,
point de fuite idéal depuis lequel les éléments composites qui concourent
à la production de l’illusion se fondent en une perspective parfaitement
ordonnée et homogène.

Charline granger
Université Paris Nanterre

60. D’après Roxane Martin, la notion de mise en scène apparaît de manière récurrente dans
les rapports de censure et dans la critique dramatique à partir de 1801 : « l’expression
désigne clairement le travail effectué pour régler la représentation d’une œuvre théâ-
trale », (L’émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-
1914), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 15). Le terme de « metteur en scène », lui, est
postérieur et apparaît dans les années 1860-1880.
FAIRE DÉCOR DU RÉEL :
LA RESPIRATION DÉCORATIVE 
DANS LE PELLÉAS ET MÉLISANDE
DE GEORGETTE LEBLANC
À L’ABBAYE SAINT-WANDRILLE 
(1910)

En août 1910, l’artiste Georgette Leblanc 1 organise, pour le deuxième été


consécutif, une séance théâtrale dans l’enceinte de l’abbaye Saint-Wandrille
(Normandie). Pelléas et Mélisande est choisi pour succéder à Macbeth,
ouvrages pour l’un écrit et pour l’autre traduit par Maurice Maeterlinck 2
qui partage alors la vie de la chanteuse lyrique, actrice et ici metteuse en
scène. De ces représentations, il reste plusieurs reportages photographiques
et, mis au jour par Christophe Gauthier, deux films captant la reprise
des mises en scène, tournés en 1915 et conservés à ce jour à la cinéma-
thèque de Toulouse 3. À l’initiative de chacun de ces mediums – la pièce,
les photographies, les films –, Georgette Leblanc a produit des documents
de premier intérêt pour penser une « réalisation » en son « décor réel ».
Ces deux expressions, que l’on retrouve dès le Macbeth de 1909 dans les
articles de plusieurs journalistes du Figaro 4, conduisent à interroger les

1. Georgette Leblanc (1869-1941) est une cantatrice, comédienne et écrivaine française.


2. Maurice Maeterlinck (1862-1949) est un auteur dramatique belge, prix Nobel de littéra-
ture en 1911.
3. Christophe Gauthier, « Au-delà du film d’art. Sur deux films retrouvés à la Cinémathèque
de Toulouse », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 56, 2008, p. 327-334, en
ligne à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/1895/4083 (mis en ligne
le 1er décembre 2011 ; consulté le 23 septembre 2019).
4. Abel Bonnard, « Une réalisation de Shakespeare », Le Figaro, 1er juillet 1909, p. 1 ; Gérard
Harry, « Le décor réel. A l’Abbaye de Villers », Le Figaro, 1er août 1910, p. 5 où l’auteur

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 91-104
92  QUENTIN RIOUAL

diverses natures de décor et les jeux d’illusion et d’immersion proposés aux


quelques spectatrices et spectateurs. À l’exposé des intentions artistiques
qui organisent ces jeux, nous associerons l’étude des conditions effectives
supposées de la séance théâtrale de façon à repérer ce qui, dans ce site natu-
rel et architecturé, fait décor au-delà de la circonscription idéelle supposée
de celui-ci. En revenant tout d’abord sur quelques occurrences de l’usage
de l’expression « décor réel » au début du XXe siècle, nous déterminerons
l’épaisseur historique induite par la mise en scène de Pelléas et Mélisande.
Enfin, nous analyserons ce qui, dans ce décor réel, existe en tant que décor,
que cela concoure ou que cela échappe au décor défini a priori.

Cas de décor réel au début du XXe siècle
Les quelques occurrences de l’expression « décor réel » présentes dans la
presse du début du XXe siècle permettent dans un premier temps de noter
que celle-ci est utilisée indifféremment dans le cas de séances se tenant
sur des scènes édifiées en plein air et dans le cas de séances se tenant
dans des lieux non scéniques. De façon synthétique, Edmond Lepelletier
(1846-1913) pose son regard sur quelques théâtres en extérieur, tendance
particulière que l’auteur associe au triomphe du « Plein Air » et de la « vie
au dehors » 5 dans la société du tournant de siècle 6. Avec les exemples
des théâtres d’Orange, de Cauterets, de Bussang ou encore de La Mothe
Saint-Héray, le journaliste et écrivain s’efforce de décrire comment la mise
en scène théâtrale « reprend le décor de ses premiers âges » 7. Articulée à
une forme de rêverie sur les espaces théâtraux des origines, l’observation
de ces expériences artistiques s’exprime au travers d’une hiérarchie entre
décor naturel et décor conventionnel :
C’est Orange, où le drame antique et la comédie classique attirent chaque
année de fidèles et enthousiastes spectateurs ; il y a quinze jours, on y
applaudissait de jeunes poètes : Jules Bois, Gasquet, Joseph Meunier,
puis l’Arlésienne, déroulant son action dans son cadre naturel, affirmait
la supériorité du décor réel sur les toiles peintes 8.

revient sur la représentation de Macbeth à l’abbaye Saint-Wandrille ; voir aussi Georgette


Leblanc, Souvenirs (1895-1918), Paris, Grasset, 1931, p. 238.
5. Edmond Lepelletier, « Théâtres en plein air », La Perle de la Manche, 31 août 1901, p. 3.
6. Pour une étude conceptuelle et historique de la question du dehors au cours des décen-
nies 1910, 1920 et 1930, nous conseillons la thèse de Géraldine Prévot, Alibis d’un autre
monde ? Expériences théâtrales au-dehors à Paris et à New York (1913-1939), arts du spec-
tacle, université Paris Nanterre, 2017, 786 p. (dactyl.).
7. Edmond Lepelletier, « Théâtres en plein air », p. 4.
8. Ibid. Près de vingt ans plus tard, les réflexions du metteur en scène russe Vsevolod
Meyerhold continuent d’interroger l’équation. Voir « La mise en scène. Le théâtre en
  FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE…  93

Il n’en reste pas moins que, pour identifier les éléments de ce décor « en
pleine nature ou parmi des ruines pittoresques », Lepelletier mobilise par
analogie le lexique décoratif des scènes en bâtiment fermé :

C’est Bussang, où M. Maurice Pottecher a, depuis longtemps, représenté


des mystères, des légendes, dans la sévérité imposante des sapins verts
pour portants, de la montagne pour toile de fond. C’est la Motte-Saint-
Heray [sic] où, sous la futaie séculaire, vendéens et bleus se poursuivent,
reproduisant quelque épisode de la lutte épique dont le Bocage vit l’ac-
tion, dans une sorte de diorama naturel et contemporain 9.

À certains égards, cet emploi métaphorique trahit le paradoxe contenu


dans le syntagme même de « décor réel ». Il met notamment en lumière le
fait que la naturalisation du paysage qui est à l’œuvre est en partie relative
au schème perceptif construit par « familiarité avec les conventions de la
peinture de paysage » 10. Dans le cas de Saint-Wandrille, cette historicité
du regard est d’autant plus nette que le village, et en particulier son abbaye
et les ruines de son église, font l’objet d’une objectivation et d’une pictu-
ralisation plurielle dès le premier tiers du XIXe siècle : en 1820, dans un
chapitre des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France
de Charles Nodier, Justin Taylor et Alphonse de Cailleux 11 ; en 1826, dans
le tableau que Charles-Marie Bouton réalise du cloître pour le diorama
de Louis Daguerre 12 ; en 1827, dans l’Essai historique et descriptif que lui
consacre Eustache-Hyacinthe Langlois 13.

campagne (6 mars 1919) », in Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, t. 2, trad. fr.
Béatrice Picon-Vallin, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, p. 48-53.
9. Edmond Lepelletier, « Théâtres en plein air », p. 4.
10. Philippe Descola, « Anthropologie de la nature », L’annuaire du Collège de France,
112e année, 2013, en ligne à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/annuaire-
cdf/737 (mis en ligne le 22 novembre 2013 ; consulté le 14 janvier 2021).
11. Charles Nodier, Justin Taylor, Alphonse de Cailleux, « Saint-Wandrille », in Voyages
pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, vol. 1, Paris, Imprimerie de P. Didot
l’aîné, 1820, p. 61-71.
12. Le Corsaire du 19 juin 1826, en page 2 (« Diorama »), rapporte notamment : « Depuis les
premiers jours de l’exposition du tableau merveilleux de Saint-Vandrille, le Diorama ne
désemplit point. On ne se contente pas de le voir une fois, on y retourne, et les différentes
variations qui se succèdent dans le chef-d’œuvre de M. Bouton, demeurent toujours chez
les admirateurs aussi étonnantes que celles de la nature. […] Les moyens ingénieux dont
M. Bouton se sert comme auxiliaires, loin de nuire à l’effet général, semblent en dévoi-
ler toute la hardiesse, ainsi cette porte, que le vent qui chasse les nuages ouvre et ferme
à plusieurs reprises, ces feuilles font le frémissement est sensible jusque dans les ombres
portées, ces terrains recevant les rayons du soleil qui se reflètent sur les voûtes […] ».
13. Eustache-Hyacinthe Langlois, Essai historique et descriptif sur l’abbaye de Fontenelle ou
de Saint-Wandrille, et sur plusieurs autres monuments des environs, Paris, Imprimerie
de J. Tastu, 1827.
94  QUENTIN RIOUAL

Un second exemple d’emploi de l’expression « décor réel » pour quali-


fier une scène de théâtre en plein air souligne l’intérêt à la fois démocratique
et esthétique d’une telle composition décorative. L’auteur de l’article « Au
Théâtre du Soleil » publié dans Illustration algérienne, tunisienne et maro-
caine 14 chronique les séances de 1907 que dirige Eugène Silvain, sociétaire
de la Comédie-Française 15. Celles-ci ont lieu à Alger, capitale d’une Afrique
du Nord alors colonisée par la France. Dans cet article, deux effets majeurs
du décor réel sont identifiés. D’une part, le journaliste souligne la manière
dont le décor offert par la scène en plein air déconstruit certains habitus
propres à l’expérience spectatorielle d’une « élite de spectateurs avertis » :
« Ne faut-il pas, en effet, une longue éducation, ou plutôt une perversion
de sentiment émotif pour vibrer à l’unisson des auteurs dans le cadre
tout de convention du théâtre moderne ? » 16 D’autre part, et rejoignant
en cela l’avis de Lepelletier, l’auteur salue comment le décor réel permet
de ne pas recourir aux formes de « mièvrerie de la mise en scène » et ainsi
répondre au supposé désir d’« exacte représentation des choses » et de
« vérité » 17 du public.
Pour compléter cet horizon, il convient au moins d’envisager des
exemples de lieux non spécifiquement dédiés à la pratique théâtrale.
En juin 1909, le titulaire de la signature « Tout-Paris » du Gaulois rapporte
la soirée musicale de la comtesse Greffulhe (1860-1952) dans le parc de
Bagatelle du bois de Boulogne. Ce cas est proche des précédents en cela
que l’attribution de l’épithète « réel » au décor correspond en partie au rôle
joué par « la belle et simple nature » 18. Deux nuances méritent toutefois
d’être apportées. L’auteur de cette chronique n’hésite pas, en effet, à
qualifier le même décor tantôt de décor réel, tantôt de « décor de féérie ».
En outre, il apparaît clairement ici que sont associés le cadre naturel et le
projet esthétique supposément originel de l’œuvre jouée :

Et, dans ce décor de féerie, elle avait imaginé de reconstituer le diver-


tissement d’Anacréon, œuvre presque oubliée de Rameau, et à laquelle
pourtant il a apporté toute la grâce tendre et délicate de son génie ; elle
avait imaginé encore de monter la scène du « Venusberg » du Tannhœuser,

14. « Au Théâtre du Soleil », Illustration algérienne, tunisienne et marocaine, 18 mai 1907,


p. 5-8 (article non signé).
15. Nommé « pensionnaire » dans l’article en question, Eugène Silvain (1851-1930) est le
310e sociétaire de la Comédie-Française et dirige à Alger une « semaine artistique » don-
nant lieu à la représentation d’œuvres du répertoire classique (Molière, Corneille) et du
répertoire récent telles que l’Iphigénie de Jean Moréas, l’Electre d’Alfred Poizat.
16. « Au Théâtre du Soleil », p. 5.
17. Ibid.
18. Tout-Paris, « Bloc-notes parisien. La soirée de Bagatelle », Le Gaulois, 24 juin 1909, p. 1.
  FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE…    95

répondant ainsi au désir de Wagner qui avait toujours souhaité que ce


tableau fût représenté dans son décor réel, qui serait fourni par la belle
et simple nature 19.

À la fois évidente et polysémique, l’expression se complexifie encore


à la lumière de l’usage qu’en fait Gaston Mauberger qui rend compte,
en mai 1903 dans Le Figaro, d’une « fête chinoise » organisée par Pierre
Loti (1850-1923) 20. Dans ce nouveau cas, de façon très esquissée mais
sans doute parlante, le registre du surnaturel et le registre de l’allusif
sont vus comme pouvant aider à « créer un décor réel » 21, celui requis en
l’occurrence par la recherche d’une inaccessible authenticité pour une
séance orientalisante. Fait notable, les invités, femmes et hommes, sont
appelés à « prendre le costume chinois » et ainsi contribuer aux conditions
d’apparition d’une figure historique « s’étant annoncée pour dix heures
précises » 22 : l’impératrice Ou-tse-tïen [Wu Zetian] morte près de mille
deux cents ans plus tôt.
Le décor réel ne s’expose donc pas moins comme un réel décor. Relatif
à la nature autant qu’au réel, à la couleur locale et au milieu 23, il peut
constituer une réponse à l’impossibilité de rendre « avec exactitude cette
enveloppe d’apparence concave, que nous appelons le firmament » 24 que
déplorait Jean-Baptiste Pujoulx en évoquant les bandes d’air censées repré-
senter le ciel dans le théâtre fermé, comme une forme de prolongement
en extérieur de l’ambition esthétique naturaliste. Ainsi est-il susceptible
d’aménager tout un réseau de sens esthétiques autant que sociaux, parfois
investi d’une ambition de démocratisation. S’agissant des séances ne se
tenant pas dans des lieux dédiés à la représentation théâtrale, elles nous
paraissent légitimement pouvoir être considérées, en nous appuyant sur
les analyses d’Andrea Urlberger, comme élaborant une spécificité de site,

19. Ibid.
20. Louis-Marie-Julien Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923), est un officier de marine français
dont les voyages ont nourri une œuvre littéraire grâce à laquelle il devient membre de
l’Académie française en 1891.
21. Gaston Mauberger, « La vie hors Paris. Une Fête chinoise chez Pierre Loti », Le Figaro,
13 mai 1903, p. 1.
22. Ibid.
23. La tendance de la « couleur locale » et du « milieu réel » fait l’objet d’une rapide mise en
perspective historique par Jean-Pierre Moynet dans L’envers du théâtre (Paris, Hachette,
1873, p. 35). Pour une mise en perspective critique générale, voir l’article de Patrick Née,
« Sur la couleur locale : l’exemple de Théophile Gautier », Romantisme, no 157, 2012/3,
p. 23-32.
24. Jean-Baptiste Pujoulx, Paris à la fin du XVIIIe siècle, chap. XXXIII : « Illusion théâtrale.
Décorations », Paris, Brigite Mathé, 1801, p. 131.
96  QUENTIN RIOUAL

potentiellement de contexte, et qualifiables alors de séances in situ 25. De ce


point de vue, les séances proposées par Georgette Leblanc en 1909 et 1910
sont exemplaires.

Antagonismes dans le décor réel
de l’abbaye Saint-Wandrille
Louée par Maurice Maeterlinck dans le cadre d’un bail périodique renou-
velable à vie, l’abbaye Saint-Wandrille est, à partir de 1907, le lieu de vil-
légiature du couple que forment Georgette Leblanc et l’auteur de Pelléas
et Mélisande. Cet endroit fait cohabiter, sur plusieurs hectares, espaces
séculiers et religieux, ruines et forêt 26. Comme lieu scénique, et quelque
réelle qu’elle soit en matière de décor, l’abbaye ménage un régime relation-
nel entre les espaces scéniques et les spectateurs, dont il s’agit désormais
de décrire les spécificités.

Homogénéité et hétérogénéité du décor
Érigée en 684 au bord du ruisseau de La Fontenelle, sur le flanc est de la
Seine, à une trentaine de kilomètres de Rouen, l’abbaye Saint-Wandrille
connaît plusieurs phases significatives de constructions et destructions,
incendies et inachèvements 27. À la fin du XIXe siècle, le cloître, cœur du
monastère, en illustre déjà l’hétérogénéité architecturale et décorative.
Troisième à y être édifiée, sa galerie sud est reconstruite à partir de 1249
tandis que les trois autres sont le résultat de deux campagnes de bâtissage

25. « Si l’art en espace public se réfère à toute œuvre dans un lieu accessible au public, le terme in
situ s’inscrit plutôt dans une logique artistique et signifie qu’une œuvre a été produite pour
un site spécifique, même s’il n’est pas public. L’œuvre perdrait sa signification si elle était
déplacée. Le terme anglais site specificity définit les mêmes rapports. » Andrea Urlberger,
« L’œuvre in situ : spécificité ou contexte ? », Nouvelle revue d’esthétique, no 1, 2008/1,
p. 15-19.
26. L’achat de l’abbaye Saint-Wandrille par M. Chappée aboutit au terme d’un imbroglio judi-
ciaire dont les détails peuvent être trouvés dans l’article « L’Abbaye de 1901 à 1920 » publié
en 1965 dans la Revue de l’abbaye de Saint-Wandrille, no 15, p. 12-15. Y sont notamment
remises en cause quelques informations fournies par Georgette Leblanc dans Souvenirs
(1895-1918), p. 227. Voir aussi Joseph Daoust, « Pendant près de vingt ans, la Normandie
a donné à Maurice Maeterlinck un cadre propice à ses travaux et la plus passionnée des
égéries », Paris-Normandie, 24-25 décembre 1962. Voir enfin Christophe Gauthier, « Au-
delà du film d’art. Sur deux films retrouvés à la Cinémathèque de Toulouse ».
27. Voir à ce sujet l’abrégé chronologique de G.A. Simon, L’abbaye de Saint-Wandrille,
Grenoble, B. Arthaud, 1937, ainsi que l’ouvrage d’Eustache-Hyacinthe Langlois, Essai
historique et descriptif sur l’abbaye de Fontenelle ou de Saint-Wandrille…
  FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE…    97

à la fin du XVe et au début du XVIe siècles 28. Malgré un style gothique


flamboyant dominant, il en résulte dans ses voûtes, les réseaux d’enchâs-
sement des vitraux comme dans les éléments décoratifs des marques de
l’architecture romane et de la première Renaissance normande autant que
des traces des événements survenus au monastère, comme en témoigne le
tympan d’une porte dont les statuettes ont été décapitées par les huguenots
en 1562. Biens nationaux depuis 1791, demeure de campagne, à partir
de 1863, du marquis de Stacpoole qui la restaure 29, le domaine connaît un
bref retour de la vie monastique entre 1894 et 1901 jusqu’à la promulgation
de la loi sur les associations et les congrégations religieuses qui conduit
la communauté à l’exil.
En 1910, l’abbaye laisse donc apparaître les stratifications d’une riche
histoire. Elle est aussi un lieu d’habitation dont la nature religieuse est à la
fois escamotée et revendiquée, notamment parce que Georgette Leblanc
y fait publiquement et exclusivement référence par le terme même d’ab-
baye 30. Les opérations qui permettent à la metteuse en scène et actrice de
passer du lieu scénique (lieu où prend place la séance) aux espaces scéniques
(lieux connotés par la fiction) correspondent à une historicisation déco-
rative de nature proprement théâtrale, sur laquelle elle revient dans ses
mémoires, à propos de la séance de 1909 : « Tous les décors étaient là,
simultanés et fixes – les immenses salles du château de Dunsinane, la cour
d’honneur, la lande infinie, le cloître, les ruines, la forêt » 31. Georgette
Leblanc convoque là l’une des organisations scénico-décoratives médiévales,
notamment popularisée par la maquette que deux peintres ordinaires de
la Comédie-Française réalisent du décor simultané du Mystère de la Passion
de Valenciennes de 1547, pour l’Exposition universelle de Paris de 1878, à
partir du document de Hubert Cailleau (1526-1590). Décor gigantesque en
son échelle 1:1, religieux et profane, simultané (tous les décors sont copré-
sents) et commandant une déambulation, l’abbaye se présente à Georgette
Leblanc comme l’espace permettant de « faire revivre là, à leur place, les
Mystères du Moyen-Âge » 32. Si elle revendique, par la séance de 1909, avoir

28. Les deux précédents ont été construits aux IXe (sur la période 823-833) et XIIe siècles,
d’après GESTA – Revue de l’abbaye Saint-Wandrille, hors-série, 12e année, mai 2008, p. 8.
29. Plutôt critiquées, ses restaurations et transformations passent aussi pour avoir main-
tenu les bâtiments de l’abbaye dans un état suffisamment convenable pour le retour de
la communauté en 1894.
30. C’est notamment le cas dans la feuille de séance du 28 août 1910, conservée aux Archives
et musée de la littérature (AML) de Bruxelles sous la cote MLT 00499-0097. C’est le cas
aussi, en 1909, pour la représentation de Macbeth, d’après les termes du communiqué
rapportés par le Monde Illustré du 4 septembre 1909 (p. 157 sq.).
31. Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), p. 239.
32. Ibid., p. 243.
98  QUENTIN RIOUAL

atteint « la représentation de ce que Shakespeare avait dû concevoir » 33,


l’actrice assume également une référence artistique historique. Elle ne se
positionne pas particulièrement vis-à-vis des données décoratives alors
connues de la scène élisabéthaine, notamment celles présentées par la
Elizabethan Stage Society et relayées en France par Lugné-Poe en 1897 34.
Surtout, relativement aux exemples cités auparavant, Georgette Leblanc
émet une vive critique d’une certaine version du théâtre en plein air :

On ignore quel surcroît d’émotions peuvent donner l’art et la nature


mêlés – une phrase de Shakespeare rendue à la terre, à l’espace, à la
forêt. Je ne parle pas ici des théâtres de plein air, cette théorie qui écrase
l’herbe sous des planches, marie les trophées de carton à la noblesse des
arbres et encadre le ciel avec du papier peint. C’est le trompe-l’œil dans
toute son horreur 35.

Plutôt qu’à les écraser, le lieu et les espaces scéniques choisis par
Georgette Leblanc visent à entrelacer les strates temporelles. Avec ses
différents corps et les usages qui en sont faits ici, l’abbaye rassemble en
elle une pluralité chronologique, topique et topologique ouvrant droit à
la projection imaginaire et rendant possible la coïncidence entre lieu et
espaces scéniques. Est-ce là l’opération consistant à faire advenir un décor
réel ? Ces anachronismes architecturaux, rendant délicate toute cohérence
de style donc de siècle, confinent à une forme d’achronie sur laquelle il
est possible de faire reposer la représentation de Pelléas et Mélisande.
En revanche, s’opposent à cette hypothèse d’expérience du spectateur de
Saint-Wandrille des éléments endogènes au spectacle (par exemple, les
costumes médiévalisants) ou exogènes : il ne faut pas négliger en effet la
prégnance du temps mondain d’une réception de quelques dizaines de
personnes appartenant au Tout-Paris, dans un lieu de villégiature nor-
mand. Pour aider à se le représenter, la longue narration de la réception
des Verdurin au château de la Raspelière peut servir de référence 36.
Autant au moins qu’un décor conventionnel, le décor réel du Pelléas
et Mélisande du 28 août 1910 est construit et donne toute sa place à la

33. Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), p. 240.


34. Voir Lugné-Poe, « Shakespeare sans décors. La société élisabethaine à Londres », La Nou-
velle revue, mars-avril 1897, p. 143-152. Pour une mise en perspective historique et cri-
tique, voir Olivier Spina, « Entre feu et fumée. Techniques de production et usages des
effets spéciaux dans le théâtre élisabéthain », Revue d’histoire du théâtre, no 278, avril-
juin 2018, p. 73-83.
35. Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), p. 235.
36. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, t. III, Paris, Gallimard
(Pléiade), p. 899-979.
  FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE…  99

« respiration de la séance » 37 telle que définie par Christian Biet. Pour


mesurer celle-ci, plusieurs documents peuvent nous aider. Les images
de la mise en scène de Pelléas et Mélisande publiées dans le Comœdia
illustré du 15 septembre 1910 38, significativement une semaine après la
publication de certaines d’entre elles dans l’hebdomadaire britannique
The Sketch, le 7 septembre, sont signées par Maurice-Louis Branger. Ces
photographies publiées, avec d’autres inédites conservées notamment
aux Archives et musée de la littérature (AML) de Bruxelles, composent
un corpus d’images qui permet de considérer le lieu scénique entier et les
espaces spécifiques de représentation choisis par la metteuse en scène 39.
Ces documents nous ont en particulier conduit à déceler des antagonismes
décoratifs dans le cadre de l’expérience spectatorielle, à savoir la rencontre
de deux éléments de décor entrant en friction par une forme d’incohé-
rence et qui ainsi font décor 40. Ce qui fait décor, en l’occurrence, c’est ce
qui, excédant l’intention de la mise en scène, s’impose au spectateur et
module son expérience de la représentation : un câble qui dépasse, un
être aimé dans l’assistance, un souvenir qui surgit, un détail qui obsède.

37. « ce lieu d’où l’on voit, de même que les lieux que l’on regarde, sont absolument parta-
gés, à tous égards non unis – plus que désunis –, et surtout diffractés au sens où chacun
ne voit ni ne regarde la même chose, et où chaque praticien de la scène, chaque comé-
dien, en même temps qu’ils jouent avec les autres et sont en présence des autres, suivent
leur propre partition. L’hétérogénéité est ainsi présente à toutes les places de la séance,
dans toutes les catégories, et vient systématiquement s’accoler à l’homogénéité dont
on parlait à l’instant pour pratiquement la contredire ou la dénoncer, en tout cas pour
faire en sorte que “l’être-ensemble” harmonieux qu’on supposait au départ, vole main-
tenant en éclats. C’est là ce qu’on pourrait appeler la respiration de la séance, sa contra-
diction essentielle, son oscillation principielle, qui consistent à tendre consécutivement,
voire simultanément, vers l’homogène, l’harmonie, et vers l’hétérogène, la confronta-
tion dysharmonique. » Christian Biet, « Séance, performance, assemblée et représenta-
tion : les jeux de regards au théâtre (XVIIe-XXIe siècle) », Littératures classiques, no 82,
2013/3, p. 81.
38. Robert Noris, « Pélléas et Mélisande en l’Abbaye de St Wandrille », Comœdia illustré,
2e année, no 24, 15 septembre 1910, p. 709-712, en ligne à l’adresse suivante : https://gal-
lica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97043869/f13.item (consulté le 3 septembre 2021).
39. Elles permettent aussi de considérer, dans un autre ordre d’idées, la savante stratégie
médiatique à l’œuvre. Aussi doit-on garder en tête que les photographies déterminent
des cadrages et des cadres qui ne font que s’approcher des champs visuels proposés aux
sujets spectatoriels. En l’occurrence, ces documents ont été probablement réalisés lors
de la répétition générale du 27 août 1910 avec une météo plus clémente que celle de la
première. Sans référencer ses informations, Gillian Opstad rend compte de ces condi-
tions atmosphériques du 28 août 1910 dans Debussy’s Mélisande. The Lives of Georgette
Leblanc, Mary Garden and Maggie Teyte, Woodbridge, Boydell and Brewer, 2009, p. 149.
40. Voir Quentin Rioual, Faire décor. Cas de la première carrière scénique des œuvres théâtrales
de Maurice Maeterlinck (1891-1919), thèse en arts du spectacle, université Paris Nanterre,
2019, 2 vol., 658 p. (dactyl.).
100  QUENTIN RIOUAL

Ce jeu, au sens mécanique du terme, est d’autant plus possible que le projet
esthétique de Georgette Leblanc vise une forme de repli du lieu scénique
sur les espaces scéniques. Or, plus l’on tente de s’approcher d’un décor
réel, entendu comme un décor qui s’absente comme décor, plus le risque
que ce décor fasse décor est grand. Dans ce cas d’étude, les antagonismes
décoratifs apparaissent dans le champ visuel principal – c’est-à-dire, en
plein air, dans ce que les spectatrices et les spectateurs sont supposés
considérer devant elles et eux –, mais aussi à l’échelle du lieu scénique
lui-même. Nous présenterons brièvement ici un exemple pour chacune
de ces deux modalités d’antagonisme.

Un décor où se perdre
Un premier antagonisme décoratif apparaît dès le tableau inaugural. Alors
qu’une hypothèse peut tendre à voir l’usage du bois au nord du domaine,
la scène « Une forêt » tire plus vraisemblablement profit de l’importante
végétation mise en place par le marquis de Stacpoole. La scène se situerait
alors près des ruines de l’église abbatiale gothique, au niveau de la face
extérieure opposée à la façade sud du cloître.
Le choix décoratif effectué ici (fig. 1) soutient la perte de repères de
Mélisande mais pose des questions en termes de réception. Sans infor-
mation sur l’état de la végétation à l’endroit de la prise de vue 41, il est
permis de formuler deux hypothèses : soit l’espace où se tiennent specta-
trices et spectateurs, très probablement plat, est marqué par la même
végétation et les mêmes valeurs, auquel cas le décor se faisait environne-
ment ; soit il ne correspond en rien avec l’image qu’ils et elles ont devant
les yeux, auquel cas le décor fait tableau. Mélisande et Golaud sont censés,
dans cette scène, être perdus tout à fait. Dans notre hypothèse, les spec-
tateurs et les spectatrices ont pourtant, dans leur dos, l’abbaye. Comme
lieu social et comme lieu scénique potentiel, l’abbaye est à ce moment-là
identifiée. En revanche, comme espace scénique, c’est-à-dire comme
espace connoté par la fiction, celle-ci n’est pas encore le château. Devant
ce tableau, forêt où l’on peut se perdre – concrètement et métaphorique-
ment –, les spectatrices et les spectateurs sont donc, par cette opération
distinguant lieu scénique (l’abbaye) et espace scénique (circonscrit pour
le moment à la seule et unique « forêt »), en capacité de faire valoir par-
tiellement leur créance pour agréer à la convention décorative qui régit
ce décor réel.

41. Nous faisons ici l’hypothèse que l’endroit de la prise de vue correspond à la position de
l’assemblée des spectatrices et des spectateurs.
  FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE…    101

Fig. 1 – Photographie de Georgette Leblanc en Mélisande par


Maurice-Louis Branger, conservée sous la cote AML 00256-0783
(© AML – Archives et Musée de la Littérature – Bruxelles 42).

Un décor, des décors
Dans le cas de la scène 5 43 intitulée « La Fontaine des Aveugles », nous
42

identifions une « anachronie » décorative (fig. 2). Nous définissons l’ana-


chronie décorative comme un état de discordance temporelle entre les
personnages et le décor principal de la scène 44. En effet, entre les figures
médiévalisantes qu’incarnent les interprètes costumés, l’aile dite de la
bibliothèque construite à la fin du XVIIe siècle (fig. 4) et la végétation dans
le style romantique anglais (fig. 3), un phénomène de télescopage affecte
le système décoratif et, en particulier, les personnages qui apparaissent
alors comme sortis d’un autre temps, en une forme de fantasmagorie.
Entendue ainsi, la « réalisation » que Georgette Leblanc appelait de ses vœux

42. Dans Le Théâtre, no 283, octobre 1910, p. 11, la photographie est accompagnée de la légende
suivante : « Pelléas et Mélisande à Saint-Wandrille. – MÉLISANDE. – “Je suis perdue…
perdue” » (I, 1). Un exemplaire de la photographie est conservé aux AML sous la cote
256/0783.
43. Ne suivant pas la structure dramaturgique de la feuille de séance, The Sketch identifie
cette scène comme la première de l’acte II, et non comme la scène 5.
44. Voir la « mise au point sur les notions d’anachronisme et d’anachronie » proposée par
Frédérique Fleck le 7 octobre 2011 dans le cadre du séminaire « Anachronies – textes
anciens et théories modernes », en ligne à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/ate-
lier.php?Anachronisme_et_anachronie (consulté le 17 mai 2018).
102  QUENTIN RIOUAL

Fig. 2 – Photographie de la scène 5 de Pelléas et Mélisande,


publiée dans The Sketch, 7 septembre 1910 45.

prendrait le sens d’une extraction, hors d’un temps perdu, de figures qui,
sinon, seraient disparues à jamais. Cette réalisation se pose alors comme
un faire-apparaître dans le temps présent plutôt ou en même temps qu’un
faire-aller dans le temps passé, coalisant présent de la séance théâtrale et
présent de la fiction dramatique.
45

Conclusion
D’autres scènes photographiées du Pelléas et Mélisande de Georgette
Leblanc de 1910 conduisent à envisager la respiration particulière du décor
réel. Plus encore qu’au sein d’un bâtiment fermé, notamment lorsqu’il est
dédié à la pratique théâtrale, le décor, pour réel qu’il soit, fait décor d’une
manière mobile et globale. La villégiature, le principe déambulatoire et les
interactions sociales qui s’y logent contribuent à augmenter et régulariser

45. Photographie publiée dans le numéro de The Sketch du 7 septembre 1910, accompa-
gnée de la légende suivante : « Mélisande jette la bague de fiançailles mise à son doigt par
Golaud dans l’eau de la fontaine, en présence de son amant, Pelléas. » [ Mélisande throws
the wedding-ring put on her finger by Golaud into the water of a fountain, in the presence
of her lover, Pelléas. »] En réalité, d’autres photographies et le film de 1915 laissent pen-
ser que, dès 1910, la perte de l’anneau n’est pas mise en scène à cette fontaine.
  FAIRE DÉCOR DU RÉEL : LA RESPIRATION DÉCORATIVE…    103

Fig. 3 – Vue de la cour d’honneur « stacpoolisée » avec la fontaine


dans le terre-plein central, n.d. (© abbaye Saint-Wandrille)

Fig. 4 – Vue de la fontaine et de « l’aile de la bibliothèque », dans l’angle de


la photographie de Maurice-Louis Branger, été 2019 (© Quentin Rioual).
104  QUENTIN RIOUAL

les modulations de relation au décor réel, de scène à scène, de lieu scénique


à espace scénique. De façon a priori paradoxale, le décor réel se présente
ici dans une labilité qui correspond à une variation possiblement très
sensible de ses valeurs artistiques et sociales, qui a ses conséquences sur
la créance des sujets spectatoriels. C’est d’ailleurs ce qu’observe Georgette
Leblanc dès le Macbeth de 1909 :

Je savais que parmi mon public bien des gens seraient incrédules. Dis-
simulée dans l’embrasure d’une fenêtre, je surveillais l’effet du premier
tableau. Sur la terrasse pleine d’ombre où l’on s’assit dans l’attente de ce
qui allait arriver, en effet j’entendis des rires et des murmures moqueurs.
Mais une seconde plus tard quand au milieu de la lande jaillirent les pre-
mières flammes vertes, activées par la sorcière, la magie de la beauté sub-
jugua les plus sceptiques 46.

Pris dans une tension esthétique, un décor réel tel que celui du Pelléas
et Mélisande opère comme espace labile en cela qu’il se présente tantôt
comme pure autonomie, tantôt comme pur produit d’une pensée. Ainsi
peut-être, autant qu’il respire lui-même grâce aux conditions de sa séance,
un tel décor fait-il respirer, au sein de l’œuvre artistique comme en dehors.

Remerciements
Pour leur précieuse aide et leurs contributions respectives, l’auteur de cet
article remercie le frère Pascal Pradié et le frère Thomas Zanetti (abbaye
Saint-Wandrille), Francesca Bozzano, Nicolas Damon et Vanessa Ordoni
(Cinémathèque de Toulouse), Kosta Siskakis (AML – Archives et Musée
de la Littérature à Bruxelles), Mme Catherine Bienvenu (LASLAR EA 4256),
les directrices et le directeur de ce numéro ainsi que Anouk Frieh (PUC).

Quentin rioual
École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD), Paris
/ Université Paris Nanterre, HAR

46. Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), p. 240.


NATALIA GONTCHAROVA ET 
MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL 
ART DÉCORATIF » (1914-1924) ?

Inclassable et original, le peintre Mikhaïl Larionov 1 s’intéresse à tous


les mouvements en -isme du début du XXe siècle, tels que le cubisme, le
futurisme ou l’orphisme qui, malgré leurs divergences, rejettent la mimesis
et s’engagent sur une voie proche de l’abstraction. Natalia Gontcharova 2,
quant à elle, participe d’abord au développement du néo-primitivisme russe
avant de se tourner vers l’avant-garde. Elle rencontre Larionov à l’École
de peinture et de sculpture de Moscou. Larionov commence à exposer ses
œuvres dès 1898, tandis que Gontcharova présente ses premières sculptures
en 1903. Après avoir participé à différentes manifestations – expositions de
l’Association des artistes de Moscou, du Monde de l’art et de l’Union de la
jeunesse, salon d’automne, participation à la revue L’Art, collaboration à
la Toison d’or 3 – ils préparent ensemble l’exposition Le Valet de carreau 4
en 1911. Ils réunissent ensuite leurs amis dans l’association La Queue de
l’âne 5 qui organise une première exposition éponyme en 1912 puis une

1. Mikhaïl Larionov (1881-1964) est un peintre, un décorateur et un costumier russe qui a


participé au développement de plusieurs mouvements d’avant-garde.
2. Compagne de Larionov, Natalia Gontcharova (1881-1962) est une peintre, une décoratrice
et une costumière russe, reconnue elle aussi par les avant-gardes du début du XXe siècle.
Pour en savoir plus sur ces deux artistes, voir Denise Bazetoux, Natalia Gontcharova :
son œuvre, entre tradition et modernité, vol. 1., Neuilly, Arteprint, 2011 et Gontcharova
et Larionov. Cinquante ans à Saint Germain-des-Prés, Tatiana Loguine (éd.), Paris,
Klincksieck, 1971.
3. Fondé en 1906, cet organe artistique se détachait du Monde de l’art jugé trop élitiste.
4. Suite à cette exposition, un groupe de participants, soutenu par Bourliouk, fonda une
association du même nom à laquelle Larionov et Gontcharova reprochèrent le « cézan-
nisme » et « l’européanisme » et dont ils se séparèrent en 1912.
5. Le nom du groupe fait référence à la toile d’un certain Boronali intitulée Coucher de soleil
sur l’Adriatique, présentée en 1910 au Salon des indépendants et peinte en réalité par la
queue de l’âne Aliboron mascotte de Montparnasse au début du XXe siècle.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 105-120
106  MARIE CLÉREN

seconde l’année suivante, intitulée La Cible. Leurs œuvres sont connues


dans toute l’Europe avant la Première Guerre mondiale. Les deux peintres
russes s’établissent définitivement en France à partir de 1915. Soutenus par
Serge de Diaghilev 6, Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov ont exercé
leurs talents au sein de la troupe des Ballets russes mais ils ont aussi participé
activement à la vie festive parisienne, laissant des traces chatoyantes de
leur passage dans les bals des artistes russes. Artistes polyvalents, à la fois
peintres et poètes, ils ont contribué à l’élaboration de décors et de costumes,
et se sont investis dans la chorégraphie et la mise en scène, en prenant part
à la rédaction des livrets et à la création de spectacles. Ils sont les auteurs
d’un Art décoratif théâtral moderne 7 dans lequel ils évoquent leur travail
auprès de la compagnie russe. Si leurs toiles ont fait l’objet de nombreux
catalogues d’exposition et d’éditions critiques, seules les esquisses ou les
photographies de leurs décors apparaissent dans les ouvrages consacrés à
la scénographie et aucun livre récent n’est dédié spécifiquement à ce pan de
leur travail 8. Nous appuyant sur les décors et les costumes réalisés par ce
couple d’avant-garde, nous verrons comment, en cette période charnière,
la notion de décor 9 glisse peu à peu vers celle de scénographie.

6. Mécène souvent à cours d’argent, Serge de Diaghilev (1872-1929) est un critique d’art,
fondateur de la compagnie des Ballets russes qui a rassemblé les chorégraphes, les musi-
ciens et les peintres les plus novateurs des années 1920.
7. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, L’art décoratif théâtral moderne, préface de Valen-
tin Parnakh, Paris, Édition “La Cible”, 1919. Gontcharova a également rédigé un texte sur
« Le costume théâtral », in Les Ballets russes de Serge de Diaghilew, Michel Georges-Michel
et George Waldemar (dir.), Paris, P. Vorms, 1930, p. 32. Larionov, de son côté est l’auteur
d’un manifeste sur le maquillage : Ilia Zdanévitch (Iliazd), Mikhaïl Larionov « Pourquoi
nous nous peinturlurons – Manifeste des futuristes », L’Argus, 25 décembre 1913 et repris
dans Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes. 1909-1944, Ceyzérieu, Champ
Vallon, 2015, p. 655-656.
8. Denis Bablet s’en tient à la première période des Ballets russes. Le critique souligne la sty-
lisation des formes et la découverte de la couleur dans les ballets Cléopâtre (1909), L’Oi-
seau de feu (1910), Shéhérazade (1910), Daphnis et Chloé (1912), ou Thamar (1912) par
exemple. Voir Bablet Denis, Le décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1975, p. 185-
213.
9. Voir Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre [1996], 4e éd., Malakoff, Armand Colin, 2019,
p. 131 : « L’origine même du terme (peinture, ornementation, embellissement) indique
assez la conception mimétique picturale de l’infrastructure décorative. Dans la conscience
naïve, le décor est une toile de fond, le plus souvent en perspective et illusionniste, qui
enserre le lieu scénique dans un milieu donné. Or ce n’est là qu’une esthétique particu-
lière – celle du naturalisme du XIXe siècle – et une option artistique très étroite. D’où
les tentatives pour dépasser ce terme, lui substituer ceux de scénographie, plastique, dis-
positif scénique, aire de jeu ou d’objet scénique, etc. » ; p. 488 : « La scénographie marque
bien son désir d’être une écriture dans l’espace tridimensionnel (auquel il faudrait ajouter
la dimension temporelle), et non plus un art pictural de la toile peinte comme le théâtre
s’est longtemps contenté d’être jusqu’au naturalisme. »
 N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »…    107

Proches des futuristes italiens et russes ainsi que des cubistes, ils ont
développé les principes du rayonnisme 10 qui caractérise toute leur produc-
tion scénique. « L’art décoratif nouveau » est marqué par une harmonie
inédite entre le décor et les costumes ainsi que par une utilisation frappante
de couleurs vives, déclinant une gamme orange, citron et sanguine. Para-
doxalement, leur fréquentation assidue des avant-gardes n’empêche pas
Gontcharova et Larionov de s’appuyer sur les traditions artistiques russes,
tant d’un point de vue des thèmes (byzantins ou bibliques) que des formes
(évoquant l’ornementation orientale) ou des techniques (proches de celles
de l’icône ou de la peinture sous verre). Une des innovations essentielles de
leurs décors est la modification du rapport entre la scène et la salle ; nous
interrogerons la réussite et les limites de leurs créations qui, malgré une
volonté affichée de changement, restent cantonnées à la cage de scène 11.

Un « nouvel art décoratif »
Larionov et Gontcharova participent au développement d’une série de
mouvements d’avant-garde et sont les fondateurs du rayonnisme qui
s’appuie sur une analyse objective des qualités abstraites des formes et de
la couleur. Il ne s’agit pas de peindre l’objet lui-même mais ses rayons de
lumière pour en capter l’énergie :
Le rayonnisme complète tout cela [l’impressionnisme, le cubisme, le futu-
risme] par la reconstitution de ce qui n’était pas réalisé jusque-là, mais ne
pouvait qu’être imaginé à travers la somme des autres sensations, c’est-à-
dire en reconstituant la perception des radiations d’un objet donné, non
pas la section des rayons en perspective, mais une perception synthétique
de la réfraction de l’objet comme vivant. Et comme l’image réfléchie est
très proche de l’image picturale de la surface plane, elle sera plus réelle et
plus vraisemblable que la transposition ordinaire des objets sur le plan 12.

Les œuvres rayonnistes de Larionov figurent surtout le verre, la pierre, le


fer blanc ou l’arbre, principalement de la matière brute donc. Le rayonnisme,
par la superposition et l’entrecroisement des rayons, crée un ensemble
infini de formes et libère la toile (et donc le décor) des trois dimensions

10. Si la date de la naissance du rayonnisme est sujette à caution, il semblerait que la première
apparition du terme remonte à 1912. Voir à ce sujet les explications de Régis Gayraud
dans sa préface de Iliazd (Élie Éganebury), Nathalie Gontcharova, Michel Larionov (1913
et 1922), Régis Gayraud (éd.), Sauve, C. Hiver, 1995, p. 120.
11. Dans la tradition du théâtre à l’italienne, la cage de scène, délimitée par le cadre de scène,
est le lieu de l’illusion. Rejetant la mimesis, les peintres constructivistes ne vont pourtant
pas chercher à inventer une salle qui leur permette de rompre l’illusion.
12. Iliazd, Nathalie Gontcharova, Michel Larionov, 1922, p. 56.
108  MARIE CLÉREN

existantes : à la largeur, la hauteur et la profondeur s’ajoute une perception


temporelle inédite en matière de décoration théâtrale. Cela se traduit dans
les Ballets russes par des fonds de scène où se croisent rayons de couleurs
et réfractions de lumière donnant aux spectateurs une impression de mou-
vement permanent :

Le tableau n’est pas immobile, il donne une impression d’atemporalité,


d’un espace autre – surgit la sensation de ce que l’on peut appeler une
quatrième dimension parce que sa longueur, sa largeur, l’épaisseur de
sa couche de couleur sont les seuls signes du monde qui nous entoure –
mais toutes les sensations qui naissent du tableau sont déjà d’un autre
ordre – c’est par cette voie que la peinture devient l’égale de la musique
en restant elle-même 13.

Par exemple, dans le projet de décor pour « Baba Yaga » 14, dernier
tableau du ballet Contes russes (1917) 15, conservé au Centre Pompidou 16,
la forêt où évolue la sorcière est rendue par une série de lignes verti-
cales noires et grises fragmentées et éclairées dans la diagonale par un
jet de lumière ocre. Larionov schématise la végétation dont les feuillages
ondoyants sont représentés par des cercles, des hachures et des figures
aérodynamiques en forme d’aileron. Le dessin abouti de cet épisode qui
illustre L’art décoratif théâtral moderne 17 prolonge cette décomposition
de la flore en lignes droites et courbes qui, loin de faire disparaître la forêt,
en souligne l’aspect onirique propre à rendre l’atmosphère du conte.
L’élément naturel prédomine également dans Soleil de nuit 18 où le peintre

13. Timothée Bogomazov et al., « Manifeste des rayonnistes et des aveniriens », communi-
qué de presse non signé, Moscou, juillet 1913 et repris dans Giovanni Lista, Le futurisme.
Textes et manifestes…, p. 564.
14. Figure majeure des contes russes, Baba Yaga est une créature féminine surnaturelle qui
peut prendre différentes formes. Dans le tableau du ballet décoré par Larionov, Baba Yaga
est une ogresse qui hante une forêt dans laquelle une petite fille s’est égarée. L’ogresse et
ses diables aimeraient dévorer l’enfant mais ils disparaissent dès qu’elle fait le signe de
croix.
15. Contes russes, miniatures chorégraphiques, première au théâtre du Châtelet le 11 mai 1917
(une partie a été créée à Saint-Sébastien en 1916), musique de Liadov, chorégraphie de
Massine, Rideau et décor de Larionov, costumes de Larionov et Gontcharova.
16. Mikhaïl Larionov, « Projet de décor pour le tableau “Baba Jaga” dans le ballet Contes
russes », mine graphite, aquarelle et encre sur papier collé sur carton, 49,5 x 65 cm, 1916,
Paris, Centre Pompidou, AM 1988-534, en ligne à l’adresse suivante : https://www.cen-
trepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cajbxqb (consulté le 11 janvier 2021).
17. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, L’art décoratif théâtral moderne, p. 7.
18. Le Soleil de nuit, jeux et danses russes, créé à Genève et à Paris en décembre 1915, musique
de Rimski-Korsakov, argument et chorégraphie de Massine, décor et costumes de Larionov.
Ce ballet mêle plusieurs légendes populaires russes, comme le dieu soleil Yarilo, la fée
des neiges ou Bobyl l’innocent.
 N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »…    109

rayonniste offre une stylisation de la frondaison qui devient une constel-


lation d’étoiles chamarrée 19.
Kaléidoscopique, le rayonnisme scénique est remarquable aussi par
l’usage inédit qu’il fait de la couleur.

Le Rayonnisme [sic] permet de donner des décors qui ne fixent l’atten-


tion que sur la couleur et la forme. Toutes les œuvres d’art antérieures
au Rayonnisme sont pour lui les mêmes objets que les objets de la vie
réelle. Le Rayonnisme soulève pour la première fois la question du
timbre de la couleur et veut créer des tableaux sur la base de timbres
différents 20.

Si, dans la première période des Ballets russes, Serge de Diaghilev avait
déjà exploité la palette expressive de Bakst 21, à partir de 1914, il sollicite
Larionov et Gontcharova qu’il considère comme les « représentants de
“l’aile gauche” de la peinture » 22. Comme en témoignent les illustrations
polychromes de Comœdia illustré figurant dans ce volume (fig. 1 et 2),
les deux peintres russes inondent le décor d’une dominante de couleurs
chaudes.
Dans Le Coq d’or (1914) 23, comme dans Sadko (1916) 24, Natalia
Gontcharova déploie une gamme de pigments allant du carmin au jaune
vif en passant par le vermillon, la sanguine et le bouton d’or. Vert Véronèse
et vert émeraude viennent casser la monotonie de cet éventail d’orangés
par des couleurs complémentaires, tandis que l’ivoire et le blanc de céruse

19. Mikhaïl Larionov, « Projet de décor pour le ballet Le Soleil de nuit », gouache sur papier,
33,6 x 51 cm, 1916, Paris, Centre Pompidou, AM 1988-536, en ligne à l’adresse suivante :
https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/co4X4zj (consulté le 11 janvier 2021).
20. Valentin Parnakh, « Gontcharova et Larionow », in Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov,
L’art décoratif…, p. 15.
21. Léon Bakst (1866-1924) est un peintre, décorateur et costumier russe ; il a élaboré les
décors de Shéhérazade (1910) ou du Dieu bleu (1912).
22. Serge Diaghilev. L’art, la musique et la danse. Lettres, écrits, entretiens, Jean-Michel Nectoux,
Ilia S. Zilberstein, Vladimir A. Samkov (dir.), Paris, CND – INHA – Vrin, 2013, p. 364.
23. Le Coq d’or, opéra, créé à l’Opéra de Paris le 24 mai 1914, musique de Rimski-Korsakov,
livret de Biélsky, arrangé par Benois, chorégraphie de Fokine, décor et costumes de
Gontcharova. Le Coq d’or est un conte dans lequel le roi Dodôn se voit offrir par un
astrologue un coq qui pourra l’avertir de l’arrivée de ses ennemis. En échange, le roi doit
réaliser le vœu du magicien.
24. Sadko, opéra, août 1916 (reprise de 1911), théâtre Victoria Eugenia (Saint-Sébastien),
musique de Rimski-Korsakov, chorégraphie d’Adolphe Bolm, décor et costume de
Gontcharova. Il s’agit là encore d’un conte russe dont de Diaghilev n’a fait représenter
qu’une partie. Sadko est un marin tombé amoureux de la fille du roi des océans qu’il
ramène sur terre. Le ballet se déroule dans le royaume sous-marin peuplé de monstres
aquatiques.
110 
MARIE CLÉREN

Fig. 1 – Gontcharova, « Maquettes


de Mlle Nathalie Gontcharova,
pour les Décors et Costumes du
“Coq d’or” », Collection des plus
beaux numéros de Comœdia illus-
tré et des programmes consacrés
aux ballets et galas russes depuis
le début à Paris, 1909-1921, notices
de V. Svetloff, Paris, Maurice et
Jacques de Brunoff, 1922, vue 271,
folio 134r (BNF, département
bibliothèque-musée de l’opéra,
B-144).
Fig. 2 – Larionov,« Esquisses
de Larionow pour le ballet
Chout (Le Bouffon) », Collection
des plus beaux numéros
de Comœdia illustré et
des programmes consacrés
aux ballets et galas russes depuis
le début à Paris, 1909-1921, notices
de V. Svetloff, Paris, Maurice et
Jacques de Brunoff, 1922, vue 369,
folio 183r (BNF, département
bibliothèque-musée de l’opéra,
111

B-144).
112  MARIE CLÉREN

atténuent des coloris qui pourraient être jugés trop criards par le public.
Façonnés comme l’émail russe, les décors de Larionov reposent eux aussi
sur des coloris vifs, auxquels s’ajoutent parfois des teintes moins lumineuses,
telles que nous pouvons le voir dans Chout (1921) 25. Quelle que soit leur
nuance, les décors de Gontcharova et Larionov laissent peu de place au
vide ; l’espace est saturé de formes et de couleurs, depuis le décor jusqu’aux
maquillages des danseurs.
Cependant, contrairement aux autres mouvements d’avant-garde,
le mouvement éphémère créé par Larionov et sa compagne ne prétend
pas faire table rase du passé 26 ; s’il synthétise les tendances de son époque
(orphisme, cubisme et futurisme), le rayonnisme revendique également
une inspiration primitive qui a pour conséquence la disparition de la
perspective dans des décors où vont se fondre les danseurs.

Une « certaine tradition nationale russe »
Ainsi que le note Ilia Zdanévitch, un des rares critiques de Gontcharova et
Larionov, Gontcharova puise les sources de son œuvre dans l’art oriental,
qu’il soit populaire ou religieux :

Le développement tout entier de son art dépend d’influences russes,


des idoles de pierre, des anciennes représentations en bois du Sauveur,
des moulages de bronze, du loubok 27 dont elle s’appropria le trait fon-
damental : le rehaussement avec des couleurs baveuses, allié à la pein-
ture coulante des icônes, en utilisant de gigantesques toiles décoratives,
leur conférant un grand éclat et une grande agressivité. La décoration
des vieilles tabatières et des vieux plateaux russes, toujours bien sûr du
point de vue de la conception de la forme, a elle aussi joué un rôle impor-

25. Chout, légende russe, crée au théâtre de la Gaîté Lyrique le 17 mai 1921, musique de
Prokofiev, chorégraphie de Larionov et Slavinsky, rideau, décor et costumes de Larionov.
Chout est un bouffon ; il fait croire à sept autres bouffons qu’il a acheté un martinet
magique. Il feint de tuer sa propre femme et de la ressusciter pour vendre l’objet aux sept
benêts qui vont tenter eux aussi de faire revenir à la vie leurs épouses, en vain.
26. Timothée Bogomazov et al., « Manifeste des rayonnistes et des aveniriens », repris dans
Giovanni Lista, Le futurisme. Textes et manifestes…, p. 561-562 : « Quant à nous, nous
ne déclarons aucune guerre. Où trouver en effet un adversaire à notre mesure ? Le futur
est derrière nous. […] Nous sommes bien plus proches des gens simples que de cette
engeance artistique qui colle à l’art nouveau comme les mouches au miel. […] Et nous
nous moquons bien de ces termes “art nouveau” et “art ancien” – c’est là une absurde
folie créée par des philistins en mal d’idée ».
27. Le loubok (au pluriel « loubki ») est une gravure paysanne sur bois ou sur cuivre datant
du XVIIe siècle.
 N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »…  113

tant mais dans tous les cas, l’idée générale demeure sienne, comme on
le voit très clairement dans sa peinture de genre. Les compositions reli-
gieuses portent les traces de l’influence de la mosaïque byzantine, mais
surtout de la fresque et de l’icône russe, modifiées encore une fois dans
le sens d’une conception décorative différente et d’un essor spirituel 28.

Les icônes inspirent des toiles de fond encadrées d’arabesques dans


lesquelles se multiplient les points de fuite, tandis que les traditions popu-
laires russes (enseignes, loubki) conduisent les deux décorateurs à styliser
des paysages réduits à des aplats de couleur.
La religion orthodoxe nourrit une partie des productions décorées
par les deux peintres rayonnistes 29. Ainsi, Liturgie (1915) 30, ballet resté à
l’état de projet, prévoyait que les danseurs incarnent des personnages de
la Bible, tels Judas ou saint Jean, dans un cadre semblable à un sanctuaire
couverts d’icône 31. Gontcharova et Larionov ont été largement influencés
dans leur travail par l’art religieux russe où se développe ce que Pavel
Florenski nomme « la perspective inversée » qui a pour conséquence « un
polycentrisme des représentations » :

Le dessin est construit comme si l’œil changeait de position selon les par-
ties qu’il regarde. Les parties d’un édifice par exemple, quand elles sont
dessinées plus ou moins selon les exigences traditionnelles de la pers-
pective linéaire, le sont chacune selon leur propre point de vue, c’est-à-
dire depuis le point de fuite qui leur est propre, avec quelque fois leur
propre horizon 32.

L’historien de l’art s’appuie sur des images religieuses des XIVe et


XV  siècles, et particulièrement sur des icônes représentant les visages vus
e

de face de saint Nicholas ou de Christ Pantocrator 33. Il observe que « la


représentation d’objets aux surfaces plates et aux arêtes rectilignes […]

28. Iliazd, Nathalie Gontcharova, Michel Larionov, 1913, p. 42.


29. Voir Marie Cléren, « Un espace sans illusion de profondeur », in Danse et poésie plastiques.
Transferts esthétiques en Europe (1909-1933), préface d’Anne Surgers, Paris, Classiques
Garnier (Perspectives comparatistes), à paraître en 2021, p. 105-112.
30. Liturgie, ballet sur musique liturgique, projet de 1915 non représenté, chorégraphie de
Massine, musique : plain-chant, décor de Larionov, costumes de Gontcharova, régie de
Larionov, avec Lydia Sokolova, Léonide Massine.
31. Natalia Gontcharova, « Décor pour le ballet Liturgie », aquarelle, graphite, papier découpé
et collé, argent, or et feuille de couleur sur carton, 55.2 x 74,6 cm, 1915, New-York, MET,
en ligne à l’adresse suivante :https://www.metmuseum.org/art/collection/search/480990
(consulté le 11 janvier 2021).
32. Pavel Florenski, La perspective inversée, trad. fr. Alivier Kachler, Paris, Allia, 2013, p. 11.
33. « Christ en gloire ».
114  MARIE CLÉREN

est en contradiction criante avec les règles de la perspective linéaire » 34.


Le rideau de Chout, tout comme les autres éléments du décor, est parti-
culièrement représentatif de cette tendance (fig. 2). Larionov associe des
vues de face des trois dômes aux vues de profil de la basilique auxquelles
se superposent, sans hiérarchie apparente, vitraux, gargouille et extérieurs
d’une maison. Ce rideau, encadré par deux figures de saints, évoque égale-
ment l’icône par son contour orangé similaire aux séparateurs 35, ainsi que
par les écritures qui mêlent les alphabets romains et cyrilliques.
Dans « la cour du jeune Bouffon » (troisième tableau), les lignes paral-
lèles divergent au lieu de converger à l’horizon, transgressant donc les
lois de la perspective. La multiplication des points de fuite donne l’impres-
sion au spectateur que le potager est planté à la verticale et que les mai-
sons voisines sont suspendues dans le ciel. Si la dimension spirituelle du
décor est indéniable ici, il s’agit surtout de détromper un spectateur piégé
depuis des décennies par l’illusion théâtrale. Aussi, les décorateurs ima-
ginent-ils différentes manières d’aller à l’encontre de la duperie qui régit
le théâtre depuis la Renaissance. Dans le projet de ballet pour Triana 36,
Gontcharova avait même projeté que les personnages deviennent de plus
en plus grands à mesure qu’ils s’éloignent de la rampe, constituant des
« perspectives à rebours » 37. Pour accentuer ces distorsions, les effigies
grandeur nature des personnages se seraient déplacées sur des toits de
maisons minuscules. Ajoutons à ces procédés l’ajout de rehausseurs,
coloris spécifiques destinés à souligner les raccourcis et utilisés par les
peintres d’icônes pour mettre en valeur leur transgression de la perspec-
tive linéaire. Ainsi, le volume des trois rondins qui encadrent la maison
de Kikimora 38 est mis en valeur par une épaisse ligne orange. La chemi-
née et la table de la maison du jeune Bouffon (fig. 2) sont également

34. Pavel Florenski, La perspective inversée, p. 7.


35. Il s’agit des feuilles d’or qui recouvrent l’icône.
36. Triana (1916) est un projet de ballet dans lequel devaient se succéder des danses espagnoles
pour lesquelles Diaghilev s’était pris de passion. Voir Le Tricorne (1919) et Cuadro Flamenco
(1921) dont les décors sont de Picasso.
37. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, « Serge de Diaghilev ou l’art de la mise en scène »,
in Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, Les Ballets russes. Serge de Diaghilew et la
décoration théâtrale [1930], nouvelle édition revue et augmentée, illustrations de Michel
Larionov et de Nathalie Gontcharova, Belvès, P. Vorms, 1955, p. 28.
38. Mikhaïl Larionov, « Miniatures chorégraphiques avec épilogue et interludes pour le
ballet Conte russe/ Kikimora » aquarelle, dessin sur papier, 0,5 x 0,7 m, 1915, Paris, Centre
Pompidou, en ligne à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/
oeuvre/cGbMKag (consulté le 11 janvier 2021). Kikimora est une sorcière des contes russes.
Le premier tableau est présenté en avant-première le 25 août 1916 à Saint-Sébastien, théâtre
Eugenia Victoria. Première par les Ballets russes de Serge Diaghilev le 11 mai 1917 à Paris,
théâtre du Chatelet. Première à Londres, Coliseum, le 23 décembre 1918.
 N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »…    115

soulignées d’un trait noir, qui pourrait paraître naïf s’il n’évoquait pas
l’imagerie orthodoxe.
Les décors de Larionov et Gontcharova font référence à l’art sacré russe,
tout en exprimant la fascination de leurs créateurs pour les loubki et les
enseignes peintes. Ils s’intéressent autant à leurs sujets (sagesse populaire,
légendes chamaniques, etc.) qu’à leur manière que l’on peut qualifier de
« naïve ». Ils sont en effet de grands admirateurs de Pirosmani 39, artiste
géorgien découvert par Mikhaïl Le Dentu et resté méconnu de son vivant,
qui décora les devantures des fermes et des auberges qu’il fréquenta à
Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Son œuvre représente dans un style
primitif et des couleurs vives la société russe du début du XXe siècle, d’une
manière qui pourrait trouver son équivalent en France chez le Douanier
Rousseau 40. La perspective « écrasée », caractéristique de ses toiles cirées,
est utilisée par Gontcharova dans nombre de ses projets pour la scène.
Les toiles de fond du Coq d’or (fig. 1) n’ont pas de point de fuite, la peintre
créant ainsi l’impression d’un espace sans profondeur, où les personnages
du premier plan font la même taille que les portes des bâtiments au second
plan. L’aplatissement est encore plus visible sur le rideau de scène où
sont superposées des dizaines de maisons blanches sans qu’un rapport de
proportions soit établi entre elles. Les dimensions exagérées de la végé-
tation, ainsi que la simplification des traits de personnages aux mains
surdimensionnées, sont révélatrices également de l’influence de Pirosmani.
Les arbres extravagants du premier acte sont couverts d’immenses feuilles
et de fleurs aussi grandes que le soleil. La préférence de Gontcharova et
Larionov pour les aplats de couleur exprime une vision « toutiste » 41 de la
création qui relie la modernité à une tradition artistique ancestrale où l’art
n’a pas une vocation illusionniste mais tend à l’abstraction 42.

39. Niko Pirosmani (1862-1918) est un peintre naïf géorgien.


40. Henri Rousseau (1844-1910), dit le Douanier Rousseau, est un peintre autodidacte qua-
lifié de « naïf ». Moqué par la critique de son époque, il faisait l’admiration des peintres
d’avant-garde.
41. Le toutisme est un mouvement pictural et littéral qui tend à concilier l’art du passé et
celui du présent.
42. L’abstraction, dont le « surgissement » est daté fin 1911-début 1912 (voire plus tôt, selon
les pays) au moment où Kandinsky expose Komposition V [Composition 5] à Munich, se
présente avant tout comme un changement de regard qui remet en cause les principes
picturaux hérités de la Renaissance. Parmi les idées novatrices, il y a l’exaltation du maté-
riau de la peinture qui peut, à l’extrême, conduire paradoxalement à la mort du médium,
l’importance prise par la « facture » ou « texture » de la toile, le rejet d’une image illusion-
niste, l’impulsion du mouvement et enfin la volonté de transgresser le support en réa-
lisant des toiles monumentales ou en trois dimensions, et même en s’échappant sur la
scène du théâtre.
116  MARIE CLÉREN

Du décor à la scénographie
Au-delà d’une vision plus subjective de l’objet qui s’exprime par les formes
et les couleurs, et le rejet des lois de la perspective, les peintres des Ballets
russes nous invitent à une réflexion sur la notion de « décor ». Dans leur
essai sur « Serge de Diaghilev ou la mise en scène des arts », les deux
artistes insistent sur la spécificité du décor de ballet, qui n’est en aucun
cas l’agrandissement d’une peinture de chevalet à l’échelle de la scène.
Comme le fait justement remarquer Iliazd, contrairement aux peintres
français qui manquent de « décorativité théâtrale » :

Le caractère abstrait de la conception picturale de Gontcharova et de


Larionov, tout comme leur science de la peinture plane en tant que telle
(l’attention portée à la facture et la structure du décor et de la mise en
scène) ne constituent pas un simple passage de la peinture à la scène,
mais un nouvel art théâtral décoratif. Leur création dans ce domaine,
dont l’originalité était plus accessible que les mérites particuliers de
leur peinture de chevalet, valut un triomphe exceptionnel aux maître
russes 43.

S’opposant aux principes illusionnistes imposés dès la Renaissance


italienne avec les décors peints et les coulisses permettant la plantation
ou l’enlèvement des toiles et châssis qui correspondaient aux change-
ments de lieux de l’action, Gontcharova et Larionov proposent une
conception du décor qui refuse de copier littéralement la nature comme
le prônaient les héritiers de Zola et d’Antoine à la fin du XIXe siècle 44.
Influencés par la culture orthodoxe, ils considèrent tous deux le théâtre
comme

un temple ou un espace consacré à l’interaction entre « l’avant-scène et


la salle » […]. À l’instar de la liturgie orthodoxe, il y avait d’un côté le
prêtre des expériences (le danseur ou l’acteur dans le rôle du prêtre), de
l’autre le consommateur de ces expériences (le public faisant office de
congrégation) 45.

43. Iliazd, Nathalie Gontcharova, Michel Larionov, p. 115.


44. À l’aube du XXe siècle, le naturalisme au théâtre a été rejeté par les expériences symbo-
listes mais aussi par les propositions de Edward Gordon Craig et Adolphe Appia.
45. John E. Bowlt « Léon Bakst, Natalia Gontcharova et Pablo Picasso », in Diaghilev. Les
Ballets russes. Quand l’art danse avec la musique [2010], Jane Pritchard (dir.), Saint-
Rémy-en-l’Eau, Éditions Monelle Hayot, 2011, p. 108.
 N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »…    117

Pour mettre en œuvre cette conception religieuse 46 de la scène, ils expé-


rimentent le « constructivisme théâtral » mis en œuvre par Yakoulof 47,
Tatline 48 ou Popova 49, créateurs de véritables « machines à jouer ». Ce mou-
vement venu de Russie invite à une nouvelle relation spatiale entre le public
et la scène, celle-ci n’étant plus envisagée comme une boîte à illusion mais
comme un lieu d’échange avec le spectateur :

Le constructivisme théâtral entendait ne pas limiter la scène au seul pla-


teau et avait pour objectif d’utiliser totalement celle-ci, dans ses trois
dimensions, en faisant entrer en jeu divers plans verticaux, par le moyen
de constructions en hauteur qui multipliaient les possibilités de la mise
en scène. Le décor cessait d’être seulement un fond ou un encadrement
pour devenir partie intégrante de l’action, selon une formule proche du
cirque. À l’image du cirque également, le constructivisme mettait à nu
l’armature scénique fondamentale, n’en laissant subsister que le sque-
lette, tous les éléments étant disposés, soit en amphithéâtre soit à claire-
voie, de telle manière que chacun d’eux demeure visible quel que soit le
plan sur lequel il se trouve. Ainsi l’œil du spectateur pouvait saisir à la
fois le simultanéisme des actions se déroulant au premier plan comme
sur le lointain de la scène 50.

Pour pouvoir monter Le Coq d’or de Rimski-Korsakov 51 avec partie


chorale, Serge de Diaghilev demanda à Gontcharova de trouver, pour les
quatre-vingt-dix chanteurs, un emplacement qui ne gênait ni l’orchestre
ni les danseurs. S’inspirant de la représentation de la Douma des boyards 52,
Gontcharova imagina des gradins sur lesquels pourraient s’installer les
choristes les uns au-dessus des autres 53. Le chœur fut donc disposé, selon

46. Il faut entendre « religieux » ici dans son sens étymologique « qui relie », « qui rassemble » ;
le théâtre est un lieu de réunion et d’échanges.
47. Georges Yakoulof (1884-1928) est un peintre et décorateur géorgien. Il a créé les décors
du ballet de Prokoviev, Le Pas d’acier (1925).
48. Vladimir Tatline (1885-1953) est un peintre et sculpteur russe.
49. Lioubov Popova (1889-1924) est une artiste constructiviste russe. Elle a élaboré les décors
du Cocu magnifique de Crommelynck, mis en scène par Meyerhold en 1922.
50. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, « Serge de Diaghilev… », p. 31. Voir aussi Christine
Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, Paris, CNRS, 1992.
51. Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) est un compositeur russe.
52. La Douma des boyards est un conseil privé convoqué par le tsar pour discuter ou ratifier
certaines décisions.
53. Natalia Gontcharova, Mikhaïl Larionov, « Serge de Diaghilev… », p. 32 : « Elle les fit pla-
cer, face au public, de chaque côté du premier plan de la scène ; s’élevant en demi-troncs
de pyramides jusqu’à la frise ils prenaient la place des deux premiers châssis latéraux et
occupaient environ un quart de l’espace scénique. Les chanteurs, habillés d’un costume
uniforme de couleur framboise, constituaient un élément animé et sonore de la décora-
tion et étaient parfaitement visibles du chef d’orchestre ».
118  MARIE CLÉREN

les termes de Diaghilev, de « manière décorative » 54 sur les côtés de la scène ;


il ne devait pas intervenir dans l’action et faisait partie intégrante du décor.
Comme le fit remarquer l’animateur des Ballets russes à un journaliste
américain, cette installation remporta un franc succès : « Beaucoup de
connaisseurs ont déclaré que ce ballet était une des productions les plus
intéressantes qu’ils avaient jamais vues » 55. En ce qui concerne le ballet
Renard (1922) 56, le scénographe fit appel aux arts du cirque puisque les trois
danseurs-acrobates qui doublaient les personnages pouvaient se poser sur
une plate-forme reliée au plateau par une échelle, grâce à un fil de chanvre
suspendu dans les cintres 57. Le renard disparaissait et réapparaissait, lui, sur
des trapèzes montant ou descendant des mêmes cintres. Conformément
aux principes constructivistes, la scène était employée ici dans toute sa
hauteur, procédé que réutilisa Gontcharova pour la seconde version de
L’Oiseau de feu 58 en 1928. Ce travail de plasticien, inédit en France dans
l’entre-deux-guerres, modifie la relation au public mais aussi la direction
chorégraphique. Comme l’indique Diaghilev à propos de Chout, « un
nouveau principe a été introduit, consistant à donner à l’artiste décorateur
la direction du mouvement plastique, et avoir un danseur pour lui donner
simplement sa forme chorégraphique » 59. Il faudrait consacrer une étude
plus longue à l’incidence de l’implication de Larionov, présent à chaque
étape du ballet, dans l’écriture de la danse, mais un tel travail dépasserait
le cadre de cette étude.
Le travail de Larionov et Gontcharova constitue-t-il pour autant un
« nouvel art décoratif » ? Malgré leurs tentatives de bouleverser les relations

54. Serge Diaghilev à Olin Downes, New-York Times, 23 janvier 1916, in Serge Diaghilev. L’art,
la musique et la danse…, p. 384.
55. Ibid. Voir aussi la lettre de Gontcharova à Diaghilev, juin 1914, p. 372 : « J’ai tout de suite
reçu les coupures où l’on parle du Coq d’or. Je suis très contente de son succès… ».
56. Renard, histoire burlesque, 1922, musique de Stravinsky, chorégraphie de Nijinska, rideau,
décor et costumes de Larionov. Renard, déguisé en religieuse puis en mendiante, tente
de s’emparer de Coq, sauvé par Chat et Bouc.
57. Mikhaïl Larionov, « Maquette du décor Renard », Programme officiel des ballets et opéras
russes de Serge de Diaghilew : Théâtre national de l’Opéra, quinzième saison russe, mai-
juin 1922, Paris, Opéra national de Paris, 1922, BNF Gallica, IFN-8415161, vue 19, folio 94r,
en ligne à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8415161x/f19.item
(consulté le 11 janvier 2021).
58. L’Oiseau de feu, conte russe en deux tableaux, 1910, musique de Stravinsky, argument et
chorégraphie de Fokine, décors de Golovine et Bakst pour la première version. En 1928,
Gontcharova imagine sa propre version. Gontcharova, « décor pour L’Oiseau de Feu »,
Ballets russes Diaghilew, décembre 1928-janvier 1929 : Théâtre de l’Opéra, programme du
20 décembre 1928, Opéra national de Paris., BNF Gallica, IFN-8415190, folio 419v, en ligne
à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8415190n/f26.item (consulté le
11 janvier 2021).
59. Serge Diaghilev. L’art, la musique et la danse…, p. 424.
 N ATALIA GONTCHAROVA ET MIKHAÏL LARIONOV, « UN NOUVEL ART DÉCORATIF »…  119

scène / salle par des constructions qui permettent d’exploiter les différentes
dimensions de la salle, le couple de scénographe ne touche jamais au cadre
de scène. Un décor se démarque de la production des Ballets russes, celui
du ballet Noces 60 réalisé en 1923 par Gontcharova 61 et qui pourrait inviter
à une forme de participation plus active du spectateur. À la demande
de Diaghilev et de Stravinsky, Gontcharova abandonne le rayonnisme
scénique et présente un décor austère, sans couleur ni surcharge déco-
rative. Comme Appia, elle crée des « espaces rythmiques » 62 composés
de volumes horizontaux et verticaux, d’escaliers, des plans surélevés et
inclinés sur lesquels jouent des zones d’ombres et de lumières. Cependant,
la scénographe ne sort pas du cadre de scène, qu’elle double même d’un
faux manteau d’Arlequin et d’un rideau trompe-l’œil. Ajoutons que les
ballets décorés par Larionov et Gontcharova ne furent montés que sur des
théâtres à l’italienne 63 : théâtre du Châtelet, théâtre de la Gaîté Lyrique,
théâtre des Champs-Élysées, Opéra, à Paris ; théâtre Victoria Eugenia à
Saint-Sébastien, Lyceum Theater à Londres, pour ne citer que les plus
importants. Ce rêve d’un théâtre ouvert ne put se concrétiser que dans
les soirées du bal Bullier, au bal de la Grande Ourse ou au bal Olympique,
où Gontcharova et Larionov s’investirent pleinement. Ils y créèrent des
décors éphémères et mobiles, peints ou projetés sur les murs, dans lesquels
l’explosion des limites du cadre de scène permet une pleine communion
entre artistes et participants.
Bien que la « nouveauté » de l’art décoratif créé par Gontcharova et
Larionov doive être nuancée, leur apport à la production scénique des
années 1914-1924 est considérable. Ils rencontrent un grand succès avant

60. Noces, scènes chorégraphiques, créé au théâtre du Châtelet en août 1923, musique de


Stravinsky, chorégraphie de Nijinska, décor et costumes de Gontcharova.
61. August Bert, « Maquette de Noces, décor de Natalia Gontcharova », photographie, 10 x 15 cm,
1915, BNF Gallica, IFN-7002656.
62. Adolphe Appia, Espaces rythmiques, fusains, 1909-1910.
63. Pour la définition et les caractéristiques du théâtre à l’italienne, voir Anne Surgers,
Scénographies du théâtre occidental, 3e éd., Malakoff, Armand Colin (U : Lettres), 2017,
p. 90-121. Forme de représentation dérivée de la peinture, le théâtre à l’italienne a été élaboré
en Italie au XVIe siècle avant de s’exporter en Europe au XVIIe siècle. Nous retiendrons
particulièrement la caractéristique suivante : « […] – la cage de scène, délimitée à la face
par le cadre de scène, est un lieu neutre, prêt à accueillir les décors, installés et déplacés
grâce à la machinerie. Ce lieu permet la représentation de lieux fictifs mais vraisemblables,
parce que le décor est organisé selon les règles de la perspective. La cage de scène est
donc le lieu de l’illusion. Son volume est complété par deux volumes identiques, l’un
appelé dessus et l’autre dessous, utilisés pour les changements de décor et les effets de
machinerie. – Pour que l’illusion puisse opérer, le spectateur doit être immobile : il est
assigné à résidence. Les places privilégiées sont situées face au cadre de scène : le rapport
scène / salle est frontal. L’ensemble de l’architecture est organisé pour que l’illusion du
décor en perspective soit opérante. » (p. 91).
120  MARIE CLÉREN

la disparition des Ballets russes et de leur mécène, et les réactions néga-


tives du public quant aux ballets auxquels ils ont participé sont souvent
à mettre sur le compte de la musique. Mêlant tradition russe avec leur
approche singulière de l’avant-garde, ils ont apporté sur la scène théâtrale
des couleurs et des formes jusqu’alors inédites. Leur implication dans
toutes les étapes du spectacle et les relations qu’ils entretenaient avec les
artistes d’avant-garde les ont conduits à une réflexion sur les relations
entre la scène et la salle. Au début du XXe siècle, dans les théâtres officiels
ainsi que dans les salles de bal, le décor se voit peu à peu remplacé par une
scénographie qui exploite les différentes ressources de la cage de scène et
bouleverse la place d’un spectateur qui ne fait plus face à une boîte à illusion.
Les tentatives des peintres constructivistes 64 pour échapper au cadre de
scène ne sont certes pas aussi abouties que celles des frères Pevsner 65, de
Tatline et de Iakouloff à la même époque, mais il faut néanmoins souligner
leur volonté de mettre en question la boîte à illusion et de la théoriser.
Ce survol rapide des créations pour la scène de Gontcharova et Laroniov
laisse une question en suspens. Pour le constructivisme, l’œuvre d’art est
constituée de trois éléments : les lignes, les couleurs et la matière. Les deux
artistes s’intéressaient aux textures plus ou moins rugueuses laissées par
la peinture sur les toiles et une étude axée sur les matières utilisées pour
le décor pourrait ouvrir des pistes de recherche inattendues, d’autant que
feuilles d’or et papiers collés font partie des matériaux qu’ils privilégiaient.

Marie Cléren
Centre de recherche en littérature comparée

64. Le constructivisme est né de la rencontre entre Picasso et Vladimir Tatline (1885-1953).


Inspiré par les plans éclatés des toiles cubistes, ce dernier conçoit des « reliefs picturaux »,
peintures composées d’éléments en bois ou en métal qui s’échappent de la toile. Parmi
les peintres constructivistes, nous trouvons Gabo et Pevner mais aussi Rodchenko ou
El Lissitzky qui réinterprètent l’art comme un instrument de rénovation sociale.
65. Naum Neemia Pevsner, dit « Gabo » (1890-1977) et Antoine Pevsner (1886-1962) sont
deux sculpteurs russes, auteurs d’un Manifeste réaliste (1920).
LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES 
VISUELLES ET DÉCORS SONORES 
DANS LES SPECTACLES DE LA 
COMPAGNIE LOUIS BROUILLARD 
(JOËL POMMERAT)

Éric Soyer (1968-) et François Leymarie (1949-), respectivement créateur


lumière scénographe et créateur sonore au sein de la Compagnie Louis
Brouillard, collaborent avec Joël Pommerat (1963-) depuis plus de vingt-
cinq ans. Tous deux contribuent à composer un langage scénique qui s’est
affirmé et renouvelé au fil des années, pour donner collectivement forme
à une subjectivité, celle d’un écrivain de plateau, « écrivant à même la
scène » 1 avec tous les moyens d’expression scénique : corps, paroles, sons,
lumières, costumes, accessoires 2. Dans les spectacles de Joël Pommerat,
l’obscurité est le fondement de différents espaces de jeu, fragments spatiaux
et temporels qui apparaissent et disparaissent au gré des éclairages et des
fondus au noir. Les scènes sont ancrées dans un lieu fictif, mais celui-ci est
déterminé par un minimum d’éléments scénographiques, et délimité par
la lumière. Or ce qui fait exister ces lieux, au-delà du jeu des acteurs, tient
beaucoup aux ambiances ou décors sonores 3. Je chercherai dans cet article

1. Bruno Tackels Les écritures de plateau. État des lieux, Besançon, Les solitaires intempestifs,
2015, p. 31.
2. L’écriture de plateau de Joël Pommerat implique la collaboration de nombreux métiers,
réunis pendant de longues périodes de recherche et de répétitions. Bruno Tackels inclut
d’ailleurs dans l’appellation d’« écrivain de plateau » tous les professionnels du spectacle
qui contribuent à cette écriture collective émanant du plateau. Dans ce sens, François
Leymarie, Éric Soyer, les acteurs et les actrices de la Compagnie Louis Brouillard, mais
aussi ses costumiers, costumières et accessoiristes, sont des écrivains de plateau.
3. François Leymarie désigne « l’ensemble des sources sonores qui sont en dessous du texte »
comme des « décors sonores », tout en précisant que Joël Pommerat « n’aime pas cette

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 121-134
122  NOÉMIE FARGIER

à mener l’enquête sur ce qui tient lieu de décor dans les spectacles de Joël
Pommerat, pensant l’articulation entre audible et visible, et la distinction
entre décor, espace et scénographie. Si le décor est ce qui figure un lieu, et
la scénographie ce qui structure l’espace, qui, du décor ou de la scénogra-
phie, peut être qualifié d’invisible dans les spectacles de Joël Pommerat ?
Et quels liens entre l’invisible, l’imperceptible et l’illusion ? Car l’écono-
mie d’éléments matériels cache l’envers du décor et la complicité d’une
équipe œuvrant de l’autre côté de la scène. Partant de mes impressions de
spectatrice et de mon travail d’analyse au long cours des spectacles de Joël
Pommerat 4, je m’intéresserai à la fabrique de ces décors et à la construction
de l’espace dans laquelle ils s’inscrivent. Je m’appuierai sur les entretiens
que j’ai réalisés avec François Leymarie et Éric Soyer en 2018 et 2020 5, et
mettrai en perspective leur réflexion avec mon propre questionnement.

Synergies
Lorsque j’ai questionné Éric Soyer et François Leymarie sur « ce qui tient
lieu de décor » dans les spectacles de Joël Pommerat, le premier m’a assuré
que cela reposait beaucoup sur le son tandis que le second précisait que
l’espace et la lumière venaient d’abord, chacun attribuant à l’autre le rôle

appellation » (propos recueillis lors de notre entretien de juin 2018). La notion et l’usage


de décors sonores remonte à la fin du XIXe siècle, selon Bénédicte Boisson et Éric Vautrin
qui tentent d’en tracer l’histoire dans leur article « les compositions sonores au théâtre,
essai de synthèse » : « Les naturalistes ont utilisé les avancées techniques dans le domaine
sonore pour renforcer l’illusion théâtrale. Les bruitages et effets sonores employés servaient
alors à la fois à “planter le décor”, à illustrer la situation de la pièce et à soutenir l’action,
au risque d’une redondance qui fut parfois critiquée. Constantin Stanislavski jeta les bases
d’un véritable art de la “scénographie sonore” […] [Il] peut ainsi être considéré, “dès
l’époque de La Mouette [Tchekhov, 1898] comme un précurseur des ambiances sonores
contemporaines” […] Dans les années 1970, André Serré et Patrice Chéreau innoveront
par la mise en œuvre du “décor sonore” et du “silence habité” », in Soundspaces. Espaces,
expériences et politiques du sonore, Claire Guiu et al. (dir.), Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2014, p. 28. L’idée, développée par André Serré, de sortir de « l’abstraction
d’un vrai silence » par de « faux silences » composés de sons réels enregistrés, revient
dans les propos de François Leymarie. Pour en savoir plus sur l’histoire de ces « silences
habités », voir « Notes sur le son » par André Serré (décembre 2014) dans l’article de
Marie-Madeleine Mervant-Roux « Construire à plusieurs la machine à jouer. Figures
de l’invention technique dans La Dispute mise en scène par Patrice Chéreau », Genesis,
no 41, 2015, p. 82.
4. Ma thèse, Expériences sonores dans le spectacle vivant contemporain, soutenue en 2018 à
l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 sous la direction de Marie-Madeleine Mervant-
Roux et Peter Szendy, portait en partie sur les spectacles de Joël Pommerat.
5. Entretiens inédits que j’ai réalisés dans le cadre de ma thèse de doctorat et pour la pré-
paration de cet article.
  LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES…    123

principal. Un dialogue approfondi avec les deux créateurs permet de


confirmer cette association du son et de la lumière pour figurer les lieux
représentés, et le rôle de l’invisible, de l’imperceptible et de l’obscurité
pour que ces espaces puissent apparaître sur scène et prendre forme au
gré de l’imagination des spectateurs. Leur approche conjointe s’inscrit
dans une démarche d’écriture de plateau, multisensorielle, où tous les
médiums d’expression scénique viennent converger pour créer des images,
patiemment composées ou nées d’une rencontre fortuite lors d’une phase
d’expérimentation au plateau.
Deux exemples de cette synergie audiovisuelle, issus du spectacle
Pinocchio (2008). Pour représenter une fête foraine, les ambiances sonores
et les bruits permettent de convoquer un imaginaire avec seulement
quelques éléments visuels. Un bruit de chariot de la foire du Trône diffusé
dans le noir, auquel s’adjoignent quelques lumières qui tournent, permet
de situer immédiatement l’action. À partir de ces fragments visuels et
sonores, le spectateur reconstruit mentalement le lieu, qui prend, dans
son imagination, une autre dimension.

Le décor, en fait, il est dans la tête du spectateur. C’est là où je pense


qu’on a inventé entre guillemets quelque chose. On s’est dit qu’on allait
faire confiance au spectateur. […] Travailler vraiment sur du fragment.
Et la partie qui manque est à reconstruire. […] Ouvrir des portes dans
l’imaginaire du spectateur. Des portes émotionnelles, des portes de sa
propre mémoire, et du coup chaque spectateur repart avec son spec-
tacle, et son décor 6.

Si le décor existe « dans la tête » du spectateur, il doit aussi exister


à travers le corps du comédien, ses déplacements et son imagination.
Toujours dans Pinocchio, dans une scène où le personnage est perdu
sur un radeau au milieu de la mer, une association de lumière laser et de
fumée permet de représenter les vagues et l’écume. Et tandis que Pinocchio
apparaît comme une petite lueur au milieu d’une ondulation lumineuse,
un son annonce l’approche de la baleine, comme une vibration annonce
un tremblement de terre, raconte Éric Soyer.
Plus qu’un décor, c’est une image qu’il s’agit de faire apparaître, en
associant des éléments visuels et sonores, et à travers des moyens qui sont
d’abord humains. L’apparition de la mer sur scène tient à la coordination
de toute une équipe et de ses différents médiums d’expression. Toutefois,
l’acteur, au centre du dispositif, donne la sensation que tout émane de lui.
Les artifices de théâtre : lumière, fumée, son, costumes, accessoires, utilisés

6. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie réalisé le
15 décembre 2020 au studio Sinuances, Paris.
124  NOÉMIE FARGIER

pour composer une image et faire exister un lieu scénique ne doivent jamais
apparaître comme tels, ni comme une soumission du comédien à la tech-
nique, mais travailler avec lui pour donner la sensation qu’ils constituent
son milieu de vie 7. Si l’apparition du décor exige la coordination minutieuse
de multiples techniques et artifices, il n’en est pas moins vivant car mou-
vant, éphémère. Nécessitant d’être reconstruit à chaque représentation,
il repose donc, sur scène et en régie, sur une main-d’œuvre chevronnée.

La part manquante
Dans les spectacles de Joël Pommerat auxquels j’ai assisté, depuis Au monde
(2004) jusqu’à La Réunification des deux Corées (2013) 8, le lieu scénique,
variant d’une courte scène à une autre, est figuré par des lumières, quelques
accessoires ou éléments scénographiques, dans une économie visuelle où
l’espace éclairé occupe, pour de nombreuses scènes, seulement un fragment
du plateau. La scène visible apparaît ainsi dans une zone délimitée par la
lumière et entourée de noir. Ce noir, cet invisible qui nimbe l’apparition,
n’est pas un vide abstrait mais le hors-cadre de la scène. Des sons acous-
matiques 9, musiques, bruits ou ambiances sonores, semblent provenir
d’un espace contigu, que nous nous représentons mentalement. L’espace
représenté trouve ainsi sa partie manquante dans notre imagination.
Dans Ma chambre froide (2011), dont la majorité de l’action se situe
dans un supermarché, le magasin n’est jamais représenté mais existe à

7. Marion Boudier, dans son ouvrage Avec Joël Pommerat. Un monde complexe, Arles, Actes
Sud, 2015, rapporte que l’auteur-metteur en scène cherche aussi à « faire oublier l’acteur »,
et qu’il choisit dans cette perspective des « gens qui ne portent pas sur eux leur identité
d’acteur » (p. 54).
8. Parmi les spectacles de cette décennie auxquels j’ai assisté : Au monde, Théâtre national
de Strasbourg, 2004 ; Les Marchands, Théâtre national de Strasbourg, 2006 ; Pinocchio,
Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), 2008 ; Je Tremble (1 et 2), festival d’Avignon, 2008 ;
Cercles / Fictions, Théâtre des Bouffes du Nord (Paris), 2010 ; Ma chambre froide, Odéon-
Théâtre de l’Europe, 2011 ; Cendrillon, Théâtre national de Bruxelles, 2011 ; La Grande et
fabuleuse histoire du commerce, Comédie de Béthune, 2011 ; Thanks to my Eyes, opéra
d’Oscar Bianchi, livret et mise en scène de Joël Pommerat d’après Grâce à mes yeux,
festival d’Aix-en-Provence, 2011 ; La Réunification des deux Corées, Odéon-Théâtre de
l’Europe, 2013. Ça ira. Fin de Louis (Manège de Mons, 2015) marque une rupture dans
l’esthétique de la compagnie et le processus de création, en s’emparant d’un sujet his-
torique (la Révolution française), en accordant une plus grande importance au texte et
en abolissant la séparation scène-salle. D’autres tournants ou ruptures pourraient être
observés, à l’intérieur de cette même « période » de création. Pour une approche com-
plémentaire des tournants esthétiques qui ont marqué la Compagnie Louis Brouillard
et des différents « types » de spectacles qui caractérisent son répertoire, voir l’ouvrage de
Marion Boudier, Avec Joël Pommerat. Un monde complexe.
9. Est dit « acousmatique » un son dont on ne voit pas la source.
  LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES…    125

travers les musiques qui en proviennent, et que l’on entend depuis les
espaces de l’arrière-boutique où ont lieu les scènes faisant interagir les
membres du personnel. Les ambiances sonores permettent de situer ces
scènes dans un espace plus large que le lieu représenté, en faisant entrer
sur le plateau des sons en provenance d’un espace environnant, invisible.
Ces ambiances sonores, discrètes et réalistes, fonctionnent sur le même
principe qu’au cinéma où elles permettent de situer la scène et d’ouvrir
sur un hors-champ. Cette perception partielle d’un lieu, dont nous voyons
et entendons des fragments, nous permet d’en recomposer mentalement
la globalité et accroît aussi notre désir de voir et d’entendre ce qui s’y
passe. Cette recomposition n’est souvent pas consciente ni volontaire mais
participe à la sensation d’être englobé dans le monde recréé sur scène.
Le cas de Ma chambre froide est d’autant plus marquant qu’il s’agit
d’un dispositif circulaire, où l’espace scénique est encerclé par les specta-
teurs. Ceux-ci, lorsqu’ils se représentent le hors-scène, ne peuvent donc
pas le situer au lointain de la scène ou dans les coulisses. C’est, comme au
cinéma, un élargissement du cadre visible qui a lieu. Le cadrage réalisé par
la lumière, de la même façon qu’un cadrage cinématographique, agit selon
le principe du « cache » 10 pour reprendre les mots d’André Bazin. Le spec-
tateur de cinéma admet sans s’en étonner que lorsqu’« un personnage sort
du champ de la caméra […] il continue d’exister identique à lui-même en
un autre point du décor, qui nous est caché », dans la mesure où « l’écran
n’a pas de coulisses » 11. Or dans le théâtre de Joël Pommmerat, l’obscurité
profonde cache et fait oublier l’architecture théâtrale, pour plonger les
spectateurs dans la fiction, comme au cinéma, mais sans son « réalisme
photographique » 12, et avec les éléments du langage scénique : corps, paroles,
espace, son, lumière, qui permettent à eux seuls de reconstruire le réel,
ex nihilo 13. Un monde, au sens où il s’agit aussi de l’imaginaire d’un artiste,
dans lequel nous sommes invités à entrer. Un monde qui déborde le plateau
et se fait, par le sonore, univers. L’univers sonore de Joël Pommerat englobe
et déborde les autres éléments de la mise en scène et semble la marque
discrète de son monde intérieur.
Dans ses spectacles, si les lumières dessinent les espaces et donnent
une certaine couleur à la scène, leur beauté et leur précision éveillent aussi
l’admiration, tandis que le son agit plus souterrainement, secrètement. Une

10. Voir André Bazin, « Théâtre et cinéma » in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du
Cerf, 1975, p. 160.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 157.
13. Sur cette notion de réel dans les spectacles de Joël Pommerat, voir Marion Boudier, Avec
Joël Pommerat. Un monde complexe, p. 84-114.
126  NOÉMIE FARGIER

discrétion grouillante, dans cette indéfinition entre le familier et l’étrange.


Une circulation faite de latences et de jaillissements, de flashes surgis du
noir. Il serait alors improductif d’opposer le son à la lumière. Dans les
spectacles de Joël Pommerat, les deux travaillent ensemble, cherchant,
par cette exploration sensible, les limites de l’audible et du visible, un en-
deçà ou un entre-deux permettant de réveiller des sensations profondes,
comme enfouies.

Prestidigitation
Cette perception parcellaire venant stimuler l’imagination se déploie tout au
long du spectacle, tant le fragment est au principe même de cette écriture.
Aussi, l’imagination du spectateur est-elle stimulée voire bousculée par
l’enchaînement des scènes, entrecoupées de noirs. Ces noirs profonds,
épais, autorisent toutes les ellipses et transformations, à une allure qui
parfois dépasse l’entendement. Entre les scènes, le spectateur n’a souvent
pas le temps d’attendre ou d’imaginer ce qui va suivre. Il reste imprégné
par ce qu’il vient de voir et de ressentir, au moment où une nouvelle scène
apparaît. Cette rémanence de l’image disparue, d’abord due à un phéno-
mène physiologique de persistance rétinienne, est à la fois accentuée par
le passage de la lumière à l’obscurité complète et bousculée par la rapidité
des enchaînements. Changement de lieu, changement d’époque, transfor-
mations des espaces et des personnages, apparitions monstrueuses, vision
nocturne, rêve, tout semble pouvoir surgir du noir. Dans ces transitions,
au cœur même d’une écriture scénique qui se fait orchestration, son et
lumière travaillent conjointement pour focaliser ou détourner l’attention du
spectateur. Au plateau, ce sont aussi les comédiens, guidés par des diodes
de couleurs, les régisseurs, machinistes et habilleuses qui contribuent à
fabriquer l’illusion. Car ces tours de prestidigitateurs exigent un réglage
de toutes les actions scéniques au millimètre et à la demi-seconde près. Un
des exemples les plus impressionnants de ces tours de passe-passe, que m’a
rappelé Éric Soyer lors de notre entretien, se situe dans Cercles / Fictions
(2010), première création de la compagnie en dispositif circulaire, avec
laquelle elle a fait preuve d’une virtuosité inégalée dans ces jeux d’appa-
ritions et de disparitions. La dramaturgie, résolument fragmentaire, et
même lacunaire, rappelant la continuité morcelée des rêves, croise trois
époques différentes : le Moyen Âge, le XIXe siècle et l’époque contempo-
raine. L’enchaînement des scènes ne cesse de surprendre, de dérouter ou
d’impressionner le spectateur.

À un moment du spectacle, un personnage est sur scène. Il y a un noir


de quatre secondes, la lumière revient et le personnage est toujours au
  LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES…    127

même endroit mais dans un costume différent, il a changé d’époque.


Dans le noir il y a deux habilleuses qui arrivent, qui le dévêtissent et le
vêtissent en quatre secondes et l’orientation de la lumière fait qu’on a
changé d’époque. Cela procède de la magie parce qu’on détourne l’at-
tention à un endroit pour la reporter à un autre 14.

Si le décor, dans les spectacles de Joël Pommerat, peut être qualifié


d’immatériel, puisqu’il est principalement composé d’ondes sonores et
lumineuses, et que la synergie audiovisuelle se nourrit du hors-scène et
de l’obscurité, ce sont surtout les changements de décors qui se veulent
invisibles, dissimulant tout le travail, la machinerie, la chorégraphie de
gestes, en scène et en régie, qui contribuent à fabriquer l’illusion. Le décor
perd sa matérialité pour n’être plus qu’apparition.
Ce jeu d’apparition et de disparition est au cœur du travail de l’éclai-
ragiste et scénographe Éric Soyer, qui le replace dans la problématique
très concrète des entrées et sorties sur une scène de théâtre.
C’est la chose la plus compliquée sur une scène de théâtre : comment on
fait entrer, et comment on fait sortir – un objet, un décor, un personnage,
un groupe, une lumière, une voix. Comment elle arrive, à quel moment
on la perçoit, et comment elle disparaît, comment on ne la perçoit plus.
C’est toute la complexité de l’art scénique 15.

À ce jeu-là, Éric Soyer et François Leymarie sont passés maîtres, en


jouant sur la simultanéité ou les subtils décalages dans les tops 16 son et
lumière, et leur coordination a permis de générer fulgurances et méta-
morphoses, en focalisant ou détournant savamment l’attention. Seul le
visionnage répété d’une captation vidéo permet, en tant que spectatrice,
de déceler la façon dont son et lumière s’interpénètrent dans les moments
de transitions, permettant, comme dans un montage cinématographique,
de glisser ou de basculer d’une image à une autre.
Dans Ma chambre froide 17, le personnage principal, Estelle, qui nous
est présentée en voix off par l’une de ses anciennes collègues, Claudie,

14. Extrait de l’entretien que j’ai réalisé avec Éric Soyer en novembre 2020.
15. Ibid. Voir également l’entretien avec Éric Soyer réalisé par Marion Boudier et Alice Carré
pour le dossier sur l’entrée en scène de la revue Agôn : « Ce fut comme une apparition »,
Agôn, no 5 : L’entrée en scène, 2012, en ligne à l’adresse suivante : https://doi.org/10.4000/
agon.2707 (mis en ligne le 22 août 2012 ; consulté le 31 mars 2021).
16. Le « top », dans le vocabulaire de la technique théâtrale, désigne le moment précis pour
envoyer un effet son ou lumière depuis la régie. Le « top » peut être donné par un repère
de texte, de déplacement, un comptage, etc.
17. Spectacle que j’ai vu à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2011, et revu de multiples fois grâce
à sa captation vidéo (l’une des seules disponibles dans le commerce) : Julien Bechara,
Ma chambre froide. Une création théâtrale de Joël Pommerat, La Compagnie des Artistes,
2012, 140 minutes (DVD).
128  NOÉMIE FARGIER

apparaît pour la première fois en situation de travail, nettoyant les toilettes,


musique pop à fond 18. Bien que la source d’émission ne soit pas visible, la
musique est vraisemblablement diégétique : elle émane de la situation
comme si elle était diffusée par la radio du supermarché ou avait été choi-
sie par Estelle pour faire le ménage. Cependant, accompagnant la voix off,
elle semble aussi se poser sur la scène. Et tandis qu’une découpe 19 dessine
au sol l’espace exigu des toilettes, sur lequel apparaissent les mouvements
circulaires de la ventilation, la focale lumineuse se resserre sur Estelle,
dans une double rotation suivant des mouvements inverses, ceux du pla-
teau et de la ventilation, jusqu’à ce qu’Estelle disparaisse dans le noir et
que, dans l’obscurité, le volume de la musique augmente. Ce mouvement,
qui semble mu par la musique même, suggère l’image d’un disque ou d’une
planète tournant sur elle-même, par un phénomène d’influence ou de
« valeur ajoutée » 20 du son sur l’image, telle que la nomme Michel Chion,
qui est ici généré par la musique et la voix off, rapportant les théories
d’Estelle sur l’univers. Il participe à la fluidité du fondu au noir et donne
la sensation d’une action continue, lorsque la musique et la voix s’inter-
rompent net, et que la lumière fait apparaître une nouvelle image, un
nouveau lieu.
Par leur recherche continuelle, sous l’impulsion de l’auteur et met-
teur en scène Joël Pommerat, Éric Soyer et François Leymarie mettent
non seulement leur matériau sensible au service d’une reconstruction du
réel, mais aussi de la création d’images fantasmatiques. Dans cette action
coordonnée du son et de la lumière pour reconstruire des espaces, ce que
l’on peut désigner comme décor est cependant la partie la plus manifeste
d’un travail sur l’espace, qui pose comme base la nécessité du silence et
du noir absolus.

L’invisible comme fond
Une fois les prémices d’un projet énoncées, la première étape consiste à
déterminer l’espace en termes volumétriques. Joël Pommerat et Éric Soyer
définissent ensemble un volume qui est celui de l’espace de jeu mais aussi
du public, ce qui implique de déterminer le dispositif scénique et la jauge.

18. Bad to the Bone de George Thorogood & The Destroyers, un tube de blues rock sorti en
1989.
19. Type de projecteur permettant une focalisation très précise et le dessin de surfaces ou
formes lumineuses, à l’aide de couteaux réglables et / ou de gobos (sortes de pochoirs
métalliques placés devant le projecteur).
20. Michel Chion, L’audio-vision, Paris, Nathan, 1990, p. 11.
  LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES…    129

Ce volume, Éric Soyer le nomme « contenant » 21. Car avant d’élaborer


un contenu visuel, les différents lieux prenant forme au gré d’apparitions
et disparitions successives, il s’agit en quelque sorte de partir de zéro et de
fabriquer intégralement l’espace de la représentation. La boîte noire n’est
pas celle du théâtre mais une reconstruction réalisée par le scénographe, de
laquelle toutes les images peuvent surgir. Ainsi ce n’est pas sur le plancher
et entre les murs du théâtre que ces décors immatériels prennent forme,
mais à l’intérieur de parois redessinant l’espace de la scène. La scénographie
fait disparaître les marques et les différences du lieu théâtral où prend place
la représentation, à de rares exceptions près. Si certaines scénographies
(comme celle de Cendrillon, 2011) se posent directement sur le plateau
du théâtre, la plupart reconstruisent sol et murs, et recouvrent a minima
le plateau d’un autre sol, absorbant la lumière et parfois le son (comme
c’était le cas pour Au monde).
Cette boîte dans la boîte n’est pas un modèle standard mais s’invente
pour chaque spectacle. Il s’agit d’une première scénographie, dans laquelle
la scénographie sonore et lumineuse peut s’inventer. Lorsque certains
éléments de l’architecture théâtrale sont mis en avant, comme un rideau
rouge scintillant dans Je Tremble (2008) 22, qui explorait une dimension
spectaculaire, il s’agit toujours d’une reconstruction et d’une réappropria-
tion. Pour les spectacles en cercle comme Cercles / Fictions et Ma chambre
froide, c’est tout un théâtre, plateau, systèmes d’accroches, coulisses, gradins
qui a été reconstruit. Ce volume, dans lequel le spectacle prend place,
scène et salle comprises, quel que soit le lieu de tournée, se traduit aussi
en volume de transport : deux semi-remorques, un maximum pour la
compagnie. Cette construction du théâtre en cercle, qui partait d’un désir de
rapprocher les spectateurs de la scène et de retrouver une intimité perdue
par l’accroissement des jauges, manifeste, par l’absolu qu’il incarne, le désir
d’une reconstruction totale de l’espace afin de maîtriser les conditions de
la représentation et surtout de sa réception :

L’environnement, on fait en sorte de le maîtriser pour pouvoir travail-


ler sur les notions d’échelle, et sur la perte de repères pour le spectateur,
la disparition des limites. On travaille assez peu avec l’environnement
naturel de la cage de scène. Avec notre contenant, on génère toutes les
illusions dont on a besoin pour fabriquer le spectacle. Illusion sonore,
lumineuse 23.

21. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie.
22. Sur ce rideau rouge scintillant, voir Joëlle Gayot et Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles,
Arles, Actes Sud, 2009, p. 42-45.
23. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie. Cette
exigence du noir est complexe, car contradictoire avec les normes de sécurité. Les sorties
130  NOÉMIE FARGIER

Cette nécessité de repartir de zéro, de faire abstraction de l’environ-


nement réel, se traduit, en termes visuels et auditifs, par la nécessité de
faire le silence et le noir :

Notre matière première c’est la qualité du noir. Ce qu’on exige des lieux,
c’est de pouvoir faire un noir total. C’est quelque chose qui est écrit dans
tous les contrats de vente des spectacles. Une fois qu’on peut faire le noir
alors on peut commencer à faire de la lumière 24.

Neutraliser l’acoustique
La construction d’espaces sonores, partant de cette abstraction du silence,
tend d’abord à maîtriser l’environnement de la représentation, autrement
dit l’acoustique de la salle, avant de recomposer sonorement des lieux et de
travailler à un rapprochement de la scène et de la salle. Lorsqu’Éric Soyer
évoque les ambiances sonores de Pôles (1995), composées de glouglous
de radiateurs, de grésillements de frigidaires, de bruits de chaudières,
rendant sensibles les « petits appartements un peu étouffants » 25 où avait
lieu l’action, et le froid à l’extérieur, François Leymarie revient sur le désir
de Joël Pommerat de « ne pas être dans l’abstraction d’un vrai silence » 26.

C’était l’absence, mais quand même une présence. Et assez contempo-


raine, dans le sens de l’époque, puisqu’un bruit de frigidaire c’est très
daté finalement. Ça mettait l’oreille dans quelque chose de concret, et
en même temps ça s’entendait quelquefois à peine. Ça permettait de ne
pas être dans le vrai silence. Je crois qu’il a beaucoup utilisé cette notion
du sonore invisible 27.

Si Joël Pommerat cherche à recréer le silence, c’est aussi parce que


l’acoustique des théâtres et la diction qui y est associée, cette projection de
la voix caractéristique de la technique de jeu traditionnelle, ne le satisfont
pas. Et alors que les comédiens jouaient « très bas » 28, et que le souci de leur
audibilité se faisait sentir, Joël Pommerat commence à penser un rapport
voix-salle et une hiérarchisation des différents plans sonores. Lorsqu’il
fait appel en 1993 à François Leymarie, qui a travaillé avec Jean-Jacques

de secours doivent en effet être signalées par des blocs lumineux, et seule leur obturation
permet de parvenir au noir complet.
24. Propos d’Éric Soyer recueillis lors de l’entretien croisé avec François Leymarie.
25. Ibid.
26. Extraits de mon entretien avec François Leymarie, juin 2018.
27. Propos de François Leymarie recueillis lors de l’entretien croisé avec Éric Soyer.
28. Extraits de mon entretien avec François Leymarie, juin 2018.
  LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES…  131

Lemêtre au Théâtre du Soleil sur des continuums instrumentaux accom-


pagnant les comédiens en direct, il a non seulement l’envie de reconstruire
sonorement des espaces, mais aussi de « poser les voix sur autre chose que
la résonance de la salle » 29.

Ne pas utiliser l’émotion première du jeu mais une accumulation d’infor-


mations et une couleur neutre d’abord. Et l’intégrer dans quelque chose
qui est multiple, entre l’espace, la lumière et le son, qui fait partie de la
perception de ce qu’il veut entendre des voix 30.

Lorsque la compagnie a eu les moyens financiers de s’équiper de


micros HF 31, leur usage s’est systématisé. Cela a permis d’autonomiser la
création d’espaces sonores vis-à-vis de l’acoustique des salles, tout comme
le contenant scénographique conçu par Éric Soyer permet une autonomie
vis-à-vis de leur volume. Le contenant sonore, c’est le système de diffusion,
à travers lequel passent tous les sons du spectacle : voix, ambiances, bruits,
musiques, qu’ils soient émis en direct ou enregistrés. S’ajustant aux salles
plutôt qu’il ne s’y adapte, il permet un rendu sonore équivalent d’un théâtre
à l’autre. Ce versant sonore du contenant spatial a permis au scénographe
de ne plus être limité sur les volumes et ainsi sur la conception des espaces.
La « neutralité » 32 à partir de laquelle chacun travaille a pour idéal une
forme d’invariabilité de l’œuvre scénique par rapport au lieu où elle est
représentée, avec en ligne de mire la perception des spectateurs.
Partant de cette neutralité acoustique et d’un système de diffusion sur
mesure, les possibilités pour construire des espaces sonores sont infinies.
Parce qu’il faudrait un livre entier pour les décrire et les analyser, je concen-
trerai ici ma réflexion sur l’idée de lieu, en énonçant les moyens proprement
sonores par lesquels les lieux sont représentés ou rendus sensibles.
Il y a d’abord ces enregistrements du réel, réalisés par François Leymarie
ou trouvés dans des sonothèques (ce qui n’était pas chose aisée lorsqu’il

29. Propos de François Leymarie recueillis lors de l’entretien croisé avec Éric Soyer.
30. Ibid.
31. Micro HF (haute fréquence) : microphone sans fil, auquel est associé un récepteur, situé
en régie. Il peut être de taille variée. Le terme de « micro HF » est néanmoins utilisé, dans
le contexte du spectacle vivant, pour désigner les microphones sans fil de petite taille, pla-
cés sur les interprètes et permettant d’amplifier leurs voix. Le micro HF est accroché au
costume (micro cravate) ou fixé au visage de l’interprète pour une retransmission opti-
male. La Compagnie Louis Brouillard a fait le choix de placer ces microphones sur la
joue des comédiens.
32. François Leymarie développe l’idée d’une « couleur neutre », qui servirait de base à
la création. Cette notion de neutre fait partie du lexique de la Compagnie Louis
Brouillard qu’analyse Marion Boudier dans Avec Joël Pommerat. Un monde complexe,
p. 154-155. Elle explique comment Joël Pommerat, dans le prolongement de la pensée de
Roland Barthes, vise à une « suspension du jugement » dans la représentation du réel.
132  NOÉMIE FARGIER

a commencé à travailler avec Joël Pommerat, au début des années 1990).


Des « sons naturalistes » 33, tels qu’il les nomme, enregistrés sur le terrain
ou reconstitués en studio, qui ne peuvent pas être utilisés bruts, mais
qui sont des matières premières importantes. Les effets de réverbération
(jouant sur la résonance) ou d’équalisation (permettant l’accentuation ou
la soustraction de certaines fréquences) appliqués à ces enregistrements, de
même qu’aux musiques, aux bruits et aux voix émises en direct, permettent
de recréer l’acoustique du lieu représenté (un supermarché, un hall de gare,
une église, une cave, un appartement) et de suggérer un espace contigu,
comme par exemple, lorsqu’une musique nous parvient depuis une pièce
voisine et perd un peu en aigus.
Le jeu sur les niveaux dessine différents plans sonores, et donne la
sensation d’une profondeur, laquelle est renforcée par la spatialisation
des émissions via le système de diffusion, dont certains haut-parleurs sont
dédiés à des sons spécifiques tels que les voix. Un mixage appliqué à l’espace
de diffusion permet de créer toutes les illusions, comme des play-back
de bruits ou de chants qui semblent véritablement émis par l’interprète.
Ce travail sur l’illusion et la sensation de présence permettent aussi
de modifier les proportions réelles du plateau et la distance entre la scène
et la salle. Grâce à la spatialisation de la diffusion et aux rapports entre
l’entendu et le vu, l’espace sonore gagne en profondeur et en largeur, en
générant à la fois une sensation de proximité physique avec les interprètes
et un élargissement de l’espace fictionnel par l’imagination.

La boîte noire, issue du développement des projecteurs électriques, s’est


imposée dans le dernier tiers du XXe siècle dans les théâtres occidentaux
comme le fondement nécessaire d’une esthétique théâtrale reposant sur la
vue 34. La boîte noire est devenue un standard pour les cages de scènes, et
un modèle esthétique. C’est à partir de ce modèle créant une sorte de cadre
dans le cadre ou de boîte dans la boîte, qu’Éric Soyer et Joël Pommerat
ont pensé et élaboré leurs « contenants », ne se satisfaisant pas de l’opacité
partielle offerte par les salles, et de toutes les scories visuelles et lumineuses
qu’elles laissent. Ils ont ainsi œuvré ensemble au perfectionnement d’un
modèle théâtral et à l’aboutissement d’une esthétique, poussée à son plus
haut degré d’exigence.
C’est à partir de ce contenant visuel mais invisible que le système de
diffusion sonore a pu s’inventer au sein de la Compagnie Louis Brouillard,
selon une élaboration patiente fondée sur l’expérience du plateau et l’écoute.

33. Extraits de mon entretien avec François Leymarie, juin 2018.


34. Voir Véronique Perruchon, Noir. Lumière et théâtralité, Villeneuve d’Ascq, Presses uni-
versitaires du Septentrion, 2016, p. 207-283.
  LE DÉCOR INVISIBLE. FRONTIÈRES VISUELLES ET DÉCORS SONORES…  133

Sur quel modèle ce système de diffusion sonore repose-t-il ? Cette boîte


noire de théâtre, coupée du monde ? Cette perspective sonore propre à
l’écoute, qu’il a fallu reconstruire, réintroduisant les sons du réel, pour sortir
de l’abstraction du silence ? En somme le modèle de cette reconstruction
sonore ex nihilo est-il le monde réel, la boîte noire de théâtre ou les autres
arts et médias sonores lui coexistant ?
Lorsqu’on analyse la dramaturgie des spectacles de Joël Pommerat
et son esthétique, le modèle cinématographique semble omniprésent.
Au niveau sonore, pour le rapport entre voix et ambiance, et les effets de
gros plans permis par la sonorisation des voix. En lumière, pour le cadre
visible que les éclairages dessinent et la notion de hors-champ. Au niveau
du jeu, pour le refus de la diction théâtrale et la recherche d’une intimité.
Au niveau des enchaînements de scènes, pour la réalisation de transitions
audiovisuelles en direct dignes des montages cinématographiques les plus
adroits.
Pourtant Joël Pommerat dénie au cinéma son rôle de modèle esthé-
tique. Parlant d’invisible, est-ce que cette influence constitue le point
aveugle de l’artiste dans l’appréhension de son propre travail ? Si l’auteur et
metteur en scène reconnaît que, comme la plupart des gens, il est d’abord
un spectateur de cinéma, puisque le nombre de films qu’il a vus dans sa vie
dépasse de loin le nombre de spectacles, il ne souhaite pas en faire trop de
cas, mais plutôt faire reconnaître l’originalité de son langage théâtral dans
un contexte historique et médiatique où il est pour lui acquis que notre
expérience du monde a été façonnée par le cinéma 35.
Pour revenir à notre interrogation initiale sur ce qui tient lieu de décor
dans les spectacles de Joël Pommerat, l’enquête que j’ai menée, à travers

35. Il s’exprime à ce sujet notamment dans l’un des entretiens réalisés par Joëlle Gayot pour
l’émission À voix nue sur France Culture, du 9 au 13 septembre 2013. « Je pense que si
j’avais un désir de cinéma, j’en ferais. Il y a une façon de faire du théâtre qui est propre
à quelqu’un comme moi qui a vécu cinquante ans dans un monde d’images. Je ne sais
pas à quel âge j’ai vu mon premier film. Peut-être à cinq ans, six ans au cinéma. Ma pre-
mière pièce je sais que je l’ai vue à treize, quatorze ans. Si je mets en rapport le nombre
de films que j’ai vus et le nombre de pièces de théâtre, on sait très bien de quel côté va
pencher la balance. Je suis nourri, comme vous, depuis le berceau, par l’image cinéma-
tographique, par l’image photographique. Je fais du théâtre avec ça. Et je n’ai pas l’im-
pression de devoir rendre des comptes à chaque fois que quelque chose qui se passe dans
un de mes spectacles peut être mis en relation avec le cinéma. C’est très étrange. Tous
les arts se pillent les uns les autres en quelque sorte. Ils ne se pillent pas, ça commu-
nique bien évidemment. Ce serait étrange que ça ne communique pas. Et c’est étrange
quand ça ne communique pas. Quand le théâtre est opaque, est complètement étanche
aux autres arts. Moi je vois encore des spectacles comme ça. C’est ça qui est probléma-
tique. ». Entretien audible à l’adresse suivante : https://www.franceculture.fr/emissions/
voix-nue/joel-pommerat-je-demande-davantage-l-acteur-de-se-depouiller-que-de-se-
remplir (consulté le 1er avril 2021).
134  NOÉMIE FARGIER

mes observations de spectatrice et les coulisses de leur fabrication, nous


amène à reconsidérer la notion même de décor. Bien que se prêtant à
l’analyse puisque relevant d’une construction élaborée, ces décors d’ondes
et d’éphémère apparaissent parfois comme indissociables des scènes elles-
mêmes. Ils sont au cœur d’une écriture scénique multisensorielle, et n’en
sont pas seulement le cadre mais la chair, la forme et le fond.

Noémie Fargier
École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
TRANSMISSIONS
CHEZ SOI SUR SCÈNE :
LE SPECTACLE DE LA 
DOMESTICITÉ DANS
LES PRATIQUES DÉCORATIVES AU 
THÉÂTRE DU SECOND XIXE SIÈCLE

Il faut voir pour croire : ainsi pourrait-on condenser les préoccupations


des artistes du décor de scène et leur réception par le public de la seconde
moitié du XIXe siècle. Quand une comédie se déroule dans un intérieur
bourgeois fastueux, il faut voir les meubles et les accessoires pour parfaire
l’illusion qu’ils existent. Après avoir assisté en décembre 1880 à la première
de Divorçons !, comédie de Victorien Sardou, le journaliste du Gaulois
dépeint la scène :

au lointain est un escalier dont les murs sont couverts de tableaux de


maîtres – j’aime à croire qu’ils sont de maîtres. – A droite, une serre
vitrée encombrée de plantes rares – j’aime à croire qu’elles sont rares 1.

Dans les relations des individus à la matérialité qui les entoure, le


théâtre se place comme un lieu de diffusion des pratiques et des représen-
tations sociales, et pour mieux convaincre et divertir le public, il l’invite
à voir et à se sentir chez lui sur scène. La présence d’objets inanimés sur
scène n’est pas nouvelle au milieu du XIXe siècle. En revanche, leur usage
mute à la fois dans la quantité d’accessoires et dans la nature même de
ceux-ci : il s’agit d’une multitude de véritables objets du quotidien, dans
une fidélité au réel la plus absolue. Certains théâtres tapissent les pans de

1. Frimousse, « La soirée parisienne. Divorçons ! », Le Gaulois, 7 décembre 1880, p. 3. Divorçons !


est une comédie de Victorien Sardou et Émile de Najac, créée le 6 décembre 1880 au
théâtre du Palais-Royal.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 137-150
138  BARBARA BESSAC

mur, posent tapis au sol, meublent dans les moindres recoins, tableaux au
mur, bibelots et vases fleuris sur les cheminées ; les armoires débordent
de linge, et pendant la performance, on remplit les tasses de thé et on
manipule le journal, les lettres et l’argenterie dans une gestuelle qui se veut
la plus naturelle possible. Le journaliste Léo Lespès demande d’ailleurs
en 1856 : « [l]a vie elle-même n’a-t-elle pas ses accessoires ? » 2, car c’est pour
ressembler le plus possible à la vie que le théâtre imite sa matérialité. En
se calquant sur le monde hors du théâtre, et notamment dans les espaces
privés, la frontière entre réel et imaginaire que constituait le proscenium
s’efface. La disparition de cette frontière crée le phénomène d’illusion, tel
qu’il est décrit par le décorateur Jean-Pierre Moynet en 1873 :

si la mise en scène est faite avec soin, si les décors sont bien peints, les
accessoires et les costumes consciencieusement étudiés, les spectateurs
peuvent se croire transportés dans le milieu même où l’auteur a placé
ses personnages : il y a illusion 3.

La scène, éclairée, décorée, meublée, saturée de bibelots, devient le


prolongement des intérieurs privés. Aussi le décor de scène doit-il suivre
les mêmes règles d’aménagement que les habitations, ce que remarque
Germain Bapst en 1893 lorsqu’il constate que « [c]es comédies, dont l’action
se déroul[e] dans des milieux mondains, [se sont] successivement modifiées
quant à leur mise en scène, comme [se sont] modifiés et insensiblement
transformés les agencements des intérieurs » 4. De Léo Lespès à Germain
Bapst, le théâtre semble avoir suivi une progression constante vers des
décors toujours plus mimétiques, donnant à l’objet matériel une place
centrale dans le rendu visuel des performances. Quel est cependant l’usage
dramatique des objets domestiques sur scène ? Se contentent-ils de remplir
l’espace et de parachever le costume des comédiennes et comédiens ?
Comment l’objet est-il pensé, placé sur scène, situé dans les interactions
avec les personnes sur la scène ?
La disposition réfléchie du mobilier sur scène et sa relation au décor
peint compose ce que le sociologue Jean Baudrillard appelle le « système
d’ambiance », dans lequel l’objet perd son incidence pratique pour devenir

2. Léo Lespès, « Les accessoires au théâtre. Anecdotes et souvenirs de foyer », Le Figaro,


28 décembre 1856, p. 4. Le journaliste poursuit par une série d’exemples : « Le bonnet
de baptême est l’accessoire du nouveau-né. – L’anneau d’or est l’accessoire du mariage.
– La croix de bois et de pierre est l’accessoire de la mort. – La comédie humaine a ses
frais de mise en scène comme un vaudeville du Petit-Lazary. ».
3. Jean-Pierre Moynet, L’envers du théâtre, Paris, Hachette, 1873, p. 2.
4. Germain Bapst, Essai sur l’histoire du théâtre. La mise en scène, le décor, le costume,
l’architecture, l’éclairage, l’hygiène, Paris, Hachette, 1893, p. 583.
  CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ…  139

signifiant à part entière, et notamment garant d’authenticité 5. Cet article


entreprend ainsi l’analyse de la représentation de l’ambiance domestique
sur scène de la seconde moitié du XIXe siècle, illustrée par des comédies
richement accessoirisées où l’intérieur est au cœur de l’intrigue. Dans
l’enchevêtrement de la décoration théâtrale et de la décoration intérieure, le
théâtre d’alors révèle que si le foyer privé entre sur scène, la théâtralité est
elle aussi présente dans l’aménagement des espaces domestiques. Les rituels
de l’ameublement sont ainsi reproduits dans les grands succès du théâtre du
Gymnase sous la direction d’Adolphe Lemoine dit Montigny (1805-1880),
ou dans les comédies de Victorien Sardou (1831-1908). Les mécanismes
d’association des personnes à leur environnement intime permettent au
public de mieux comprendre les personnages et l’intrigue sans l’intervention
des dialogues, ce qui est aussi notable dans les mises en scène d’intérieurs
outre-Manche, dans les pièces de Thomas William Robertson (1829-1871),
ou de Mrs Musgrave 6. Pour convaincre mais surtout divertir, l’intérieur
se doit d’être éblouissant ; le soin qui lui est apporté permet d’ouvrir les
fonctions d’artiste décorateur, régisseur et chef d’accessoires au com-
merce extérieur des arts décoratifs : les tapissiers, les grands magasins et
les maisons spécialisées.

Théâtralisation de l’aménagement intérieur
À la fois support de la création d’une identité individuelle et caution d’une
appartenance collective, les objets, neufs comme anciens, deviennent
plus accessibles pour les classes intermédiaires urbaines dans la seconde
moitié du XIXe siècle et par conséquent, leur valeur symbolique et les
mécanismes de leur acquisition mutent. Les intérieurs de ces populations
connaissent deux progressions conjointes : le soin particulier appliqué à
l’espace intérieur et l’accumulation d’objets dans ce dernier. Cette double
évolution permet de repenser la relation de l’objet au décor domestique
et invite à réfléchir à la manière dont les préoccupations d’aménagement
des intérieurs ont donné une place centrale aux objets dans la présentation
de soi aux autres. Néanmoins, plus qu’un amoncellement machinal, la
pratique de la collection d’objets répond aussi à des manœuvres réflé-
chies : classification du monde pour mieux l’appréhender, le connaître
et se l’approprier. L’accumulation d’objets dans les intérieurs doit être

5. Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 103-109.


6. Comme de nombreuses femmes dramaturges victoriennes, Mrs Musgrave n’était connue
que sous le nom de son mari. Voir sa mention dans Kate Newey, Women’s Theatre Writing
in Victorian Britain, Palgrave Macmillan, 2005, p. 223. Ses dates de naissance et de mort
sont inconnues à ce jour.
140  BARBARA BESSAC

appréhendée comme la composition inventive d’un décor quotidien, à la


manière de celle d’un décor de théâtre correspondant à l’environnement
d’une performance donnée : sélection d’artefacts précieux prouvant son
statut social, ou encore agrégat original reflétant le non-conformisme de
sa personnalité. Dans la culture bourgeoise, on attend des intérieurs qu’ils
créent une certaine atmosphère, qu’ils correspondent à celles et ceux qui
l’habitent. Le concept de la « création d’une atmosphère », tel qu’on le
rencontre chez Alan Crawford à propos de l’architecture victorienne 7, est
élargi par Imogen Hart dans son étude Arts and Crafts Objects, tendant
à prouver le « rôle crucial des intérieurs » pour « créer l’atmosphère » au
même titre que la structure architecturale 8. L’enjeu social que représente
la réception d’un ensemble décoratif est fondamental : la présentation de
soi et la réputation passent automatiquement par la décoration des inté-
rieurs, et la nature des objets qui les peuplent. Foisonnants, disparates, ils
donnent à la fois contenance et crédit aux hôtes, et garantie de similarité
sociale aux personnes invitées. À l’instar du sociologue Erving Goffmann,
qui transpose le vocabulaire théâtral à la vie quotidienne pour analyser
les mécanismes de représentation de soi dans les interactions sociales 9,
on peut appliquer ce même lexique à l’aménagement intérieur et à ses
arrangements. Il y a dans les foyers à la fois des artistes domestiques sur le
devant de la scène – maîtres et maîtresses de maison, hôtes –, des artistes
de coulisses – domestiques, tapissiers – et un public invité. Dans la vie
quotidienne comme au théâtre, l’objet s’intègre à la gestuelle des personnes
et devient le prolongement de soi. Le décor complète mais aussi parle de
lui-même : pour Léo Lespès, « les objets mobiliers [au théâtre] y jouent un
rôle » 10. Le décorateur Jean-Pierre Moynet écrit en 1873 que les accessoires
de théâtre sont des « objets nécessaires à l’existence des personnages qu’ils
représentent » 11.
L’objet peut être lui-même déclencheur d’intrigue – la lettre, le chapeau
ou le vêtement peuvent être prétexte à dispute, retournement ou dénoue-
ment – mais son rôle peut aussi être secondaire et implicite, ce qui ne le

7. Alan Crawford, « The Arts and Crafts Movement », in By Hammer and Hand : the Arts
and Crafts Movement in Birmingham, Alan Crawford (dir.), Birmingham, Birmingham
Museums and Art Gallery, 1984, p. 9.
8. « Crawford is right to highlight the importance of atmosphere in Arts and Crafts contexts,
but his restriction of “atmosphere” to architecture overlooks the crucial role of the interior
[…] interiors were expected to, and did “create atmosphere” », Imogen Hart, Arts and
Crafts Objects, Manchester, Manchester University Press, 2010, p. 3.
9. Erving Goffmann, La mise en scène de la vie quotidienne [1956], vol. 1 : La présentation
de soi, Paris, Minuit, 1996.
10. Léo Lespès, « Les accessoires au théâtre… », p. 3.
11. Jean-Pierre Moynet, L’envers du théâtre, p. 161.
  CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ…    141

rend pas moins important 12. Simultanément dans la décoration intérieure


comme dans la mise en scène, le mobilier gagne en importance et acquiert
une place centrale. Les chaises et les tables qui étaient autrefois alignées
contre les murs se retrouvent disposées parmi les personnes, et rehaussées
à leur statut. C’est Adolphe Lemoine, dit Montigny, qui enclenche cette
« révolution » 13 du décor au théâtre du Gymnase, bouleversant à la fois le
décor et les mouvements de scène. En plaçant au centre de l’espace scénique
une table autour de laquelle peuvent s’asseoir les comédiens et comédiennes,
et converser comme dans le cadre privé, il crée du mouvement dans le
jeu et renforce l’impression de vie sur scène. Le directeur est présent à
toutes les répétitions des pièces et examine consciencieusement le rendu
des productions. Chargé de la gestion du magasin de décors et concevant
les installations scéniques en étroite collaboration avec le régisseur, Jean-
Eugène Hérold, Montigny arbitre toutes les décisions relatives à l’aspect
visuel et matériel des pièces qu’il produit 14. Ses recherches sur le placement,
le déplacement et les interactions des interprètes découlent de sa volonté
de produire des échanges les plus naturels et réalistes possibles. Comme
le souligne Laurène Haslé : « ne s’intéressant pas à la déclamation du texte
ou à l’amplification, Montigny [explore] la justesse de jeu » 15. Léo Lespès
ironise sur le caractère tatillon du directeur et narre une anecdote des
coulisses du théâtre du Gymnase, saynète dans laquelle se répondent
Montigny et le chef des accessoires :

Dernièrement, le chef des accessoires fut mandé par M. Montigny.


— Vous vous négligez, dit-il.
— Comment cela, monsieur ?
— Vous ne mettez plus le même zèle.
— Qu’ai-je donc fait ? balbutia le fonctionnaire ébahi.
— Dans le second acte du Demi-Monde, il y a une pendule.
— Oui, monsieur, genre rocaille, appropriée selon vos ordres, à l’ameu-
blement.

12. Au sujet des objets « catalyseurs » au théâtre, voir Hélène Catsiapis, « Les objets au théâtre »,
Communication et langages, no 43, 3e trimestre 1979, p. 59-78.
13. L’expression de « révolution opérée par Montigny » est de Germain Bapst, Essai sur
l’histoire du théâtre…, p. 585.
14. Les charges qui reviennent à Montigny sont détaillées dans le renouvellement de son bail
avec le propriétaire des murs du théâtre du Gymnase, voir « Bail à M. Lemoine-Montigny
(21 mai 1867) : rapport de la commission spéciale chargée du renouvellement du bail à
l’assemblée générale du 3 mai », BNF, YF-966. Document numérisé accessible sur le site
Gallica.
15. Laurène Haslé, « Le cabinet du directeur de théâtre et la formation de l’auteur drama-
tique : l’exemple d’Adolphe Lemoine-Montigny », Revue d’histoire littéraire de la France,
120e année, no 3, 3-2020, p. 665.
142  BARBARA BESSAC

— Eh bien ! monsieur, dit sévèrement le consciencieux directeur, hier


encore elle retardait de dix minutes avec l’horloge de la Bourse 16.

Outre la table et les chaises canalisant les mouvements de scène, un


soin particulier est apporté à l’ameublement dans ses moindres détails,
car l’œil avisé du public est capable de déceler dans les objets la charge
symbolique et performative qui leur est associée.

Objets domestiques :
réceptacles à signification
Dans Le Demi-Monde d’Alexandre Dumas fils (1855), l’intérieur privé a une
importance de premier plan, car la mise en scène cherche à représenter
cette « société qui tient à la bonne compagnie par le luxe, à la mauvaise
par les mœurs » 17. Cet entre-deux social est synonyme de réussite pour
les parvenues, et de « classe des déclassées » 18 pour les autres. La comédie
met en scène le destin de plusieurs demi-mondaines, femmes déchues ou
arrivistes : Valentine, divorcée, Suzanne, baronne parvenue, la comtesse de
Vernières, veuve. Elles interagissent avec des personnages masculins plus
ou moins respectables, essayant à tout prix de tirer le meilleur parti avec
un mariage qui offrirait statut et fortune. Représenter le demi-monde au
théâtre revient inéluctablement à faire preuve de zèle sur la décoration :
on cherche à exagérer l’éclat et le faste, à émerveiller tout autant les autres
personnages que le public qui assiste au spectacle. Le décor sert à concrétiser
cette « peinture du vice élégant » 19. Il est donc peu étonnant que la rocaille
ait été choisie par Montigny pour le style d’ameublement : le goût néo-
Louis XV, en plus d’être à la mode, convoque l’idée de la démesure et des
excès. On associe alors Suzanne, la baronne parvenue, avec son mobilier,
imaginant que « [l]orsqu’elle s’est vue dans un salon tendu de damas jaune,
elle a pris un titre assorti à son ameublement » 20. Dans son intérieur, tout
est fait pour tromper sur la réalité de ses origines. Les armoiries qui ornent
les éléments de mobilier permettent une affiliation pérenne à l’objet : cette

16. Léo Lespès, « Les accessoires au théâtre… », p. 4.


17. Darthenay, « Programme des spectacles », Vert-vert, 23 mars 1855, p. 3.
18. Alexandre Dumas fils, Théâtre complet, vol. 2, Paris, Calmann-Lévy, 1890, p. 9.
19. Edmond About, « Théâtres. Le Demi-Monde, comédie de M. Alexandre Dumas fils »,
Revue des Deux Mondes, 31 mars 1855, p. 208.
20. Ibid., p. 207. Jules de Premaray avoue pour sa part qu’il est aisé d’être leurré par « la somp-
tuosité de bon goût des appartements » de la dame (« Théâtres », La Patrie, 26 mars 1855,
p. 1).
  CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ…    143

personnalisation est la preuve de la possession définitive au lieu d’un


emprunt. Dans le demi-monde, « on a des armoiries sur les panneaux de
sa voiture et sur son papier à lettre » 21. Au changement d’acte, l’intérieur
d’Olivier de Jalin, bien né quant à lui, contraste : bien que décoré avec
soin, il évoque un certain goût de la mesure. Il vit richement mais plus
sobrement, ce qui attise les railleries des demi-mondaines, qui jugent que
son logis n’est pas bien séduisant comparé à un appartement rue de la
Paix avec mobilier neuf :

Valentine. Mais vous êtes dans les nouveaux quartiers, dans un désert,
on pourrait s’y égorger, personne n’y verrait rien… Je mourrais d’en-
nui par ici. Moi j’ai trouvé, rue de la Paix, un amour d’appartement au
second de la rue, trois mille cinq cents francs, et le propriétaire met les
papiers. Le salon sera rouge et or, la chambre à coucher en brocatelle
jaune et le boudoir en satin de Chine bleu. Je renouvelle tout mon mobi-
lier, ce sera ravissant 22.

Le troisième décor, chez la vicomtesse, se compose d’un salon fas-


tueux où « l’or ruisselle sur les tables » 23. Ce décor est mieux connu que les
précédents grâce à une estampe illustrant la pièce, dans laquelle figure un
intérieur richement meublé dans le style Louis XV, et saturé de bibelots
décoratifs et de compositions florales 24. Montigny y a disposé non pas une
table au centre mais plusieurs groupements d’assises à divers endroits,
ce qui permet de diviser la scène en différents espaces dans lesquels se
déroulent des actions distinctes. Pour la critique, l’illusion est telle qu’il
semble qu’Alexandre Dumas fils comme Montigny ont glané ces scènes
du demi-monde directement dans les salons 25.
Les manuels instructifs de décoration, dont la publication s’intensifie
le long de la seconde moitié du siècle, répondent aux interrogations de

21. Jules de Premaray, « Théâtres », La Patrie, 26 mars 1855, p. 1.


22. Alexandre Dumas fils, Le Demi-Monde. Comédie en cinq actes en prose, acte I, scène II,
Paris, Michel Lévy frères, 1855, p. 11.
23. Jules de Premaray, « Théâtres », p. 1.
24. Le Demi-Monde, comédie d’Alexandre Dumas : estampes, BNF, département des arts du
spectacle, 4-ICO THE-1752. Document numérisé disponible sur le site Gallica.
25. « Aujourd’hui les auteurs dramatiques inventent un peu moins et observent un peu plus :
ils dépensent plus d’attention que d’imagination, et au lieu de chercher les types dans
leur cervelle, ils les cueillent dans les salons », Edmond About, « Théâtres… », p. 206.
Dans les « Lettres parisiennes » de L’Assemblée nationale, on s’amuse d’ailleurs de ce jeu
de miroir : « La moitié du demi-monde de Paris assistait de la galerie et du balcon à la
représentation du Demi-Monde, qu’on jouait sur la scène. Le spectacle était quand même
assez curieux. Le demi-monde spectateur avait une attitude originale. Quelques-unes des
héroïnes s’éventaient ; beaucoup d’autres avaient la gravité antique des sphinx. » (Amédée
Achard, « Lettres parisiennes », L’Assemblée nationale, 25 mars 1855, p. 1).
144  BARBARA BESSAC

la bourgeoisie qui désire meubler et décorer son logis du meilleur goût 26.
Souvent écrits par des femmes et adressés aux maîtresses de maison, ils
entraînent une codification de l’acquisition d’objets et de leur disposition.
Ils ritualisent leur exposition et fixent l’idée que la décoration permet de
rehausser son image sociale. Consciemment ou non, le public recherche
les signes auxquels se rattachent les objets. Le décor réaliste et détaillé sert
de point de référence pour identifier les personnages et leur appartenance
sociale à travers le décor qui les entoure. La présence de certains accessoires
sous-entend un rang social particulier, leur surabondance, l’intempérance
et le manque de vertu, et leur insuffisance ou absence, un déclassement.
Le public est directement impliqué pour déceler les supercheries des per-
sonnages tentant de dissimuler leurs problèmes d’argent sous les apparences
luxueuses, grâce à la reconnaissance et l’identification des stéréotypes
sociaux que suggèrent ces décors codifiés. Dans la scène d’ouverture de
Maison Neuve de Victorien Sardou (1866), Bastienne, employée de maison,
nettoie l’argenterie du foyer. Cette chorégraphie domestique constitue ici
un élément clé pour déterminer le capital social des personnages dont il
est question dans cet intérieur. L’image sociale qui se dégage de cet objet à
la fois utilitaire, précieux et décoratif, se lit au théâtre comme à l’intérieur
des foyers 27. De l’autre côté de la Manche, l’argenterie possède le même
rôle, et est même considérée comme le premier des symboles de statut de
l’Angleterre victorienne. Elle est pareillement exposée sur scène, comme
dans la comédie Ours (Les nôtres) (1866) de Thomas William Robertson 28.
Confrontant les sentiments humains – souvent, l’amour – avec les conven-

26. Voir Mme Pariset, Nouveau manuel complet de la maîtresse de maison ou Lettres sur
l’économie domestique, Paris, Librairie encyclopédique de Roret, 1852 ; Isabella Mary
Beeton, The Book of Household Management, Londres, S.O. Beeton, 1861 ; Eliza Warren,
How I Managed my House on Two Hundred Pounds a Year, Londres, Houlston & Wright,
1864 ; Louise d’Alq, Le maître et la maîtresse de maison [1882], Paris, bureaux des Causeries
familières, 1887 ; H.J. Jennings, Our Homes, and How to Beautify Them, Londres, Harrison
and sons, 1902. Voir aussi l’étude de Rachel Rich, « Designing the Dinner Party : Advice
on Dining and Décor in London and Paris, 1860-1914 », Journal of Design History, vol. 16,
no 1, 2003, p. 49-61.
27. Manuel Charpy constate, à travers l’étude des inventaires après décès, que l’argenterie
revêt tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle le rôle de gage du capital familial,
et que son entretien, auquel les domestiques consacrent chaque semaine plusieurs heures
de travail, est ritualisé à l’extrême et codifié dans des manuels à l’usage des employées
de maison. Voir Manuel Charpy, Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle
et identité sociale. Paris, 1830-1914, thèse d’histoire contemporaine, université de Tours,
2010, 2 vol., 1 368 p. (dactyl.), p. 338.
28. Thomas William Robertson, Ours. A comedy, Chicago, Dramatic Publication Company,
s.d. Au deuxième acte, entre en scène une desserte en argent sur pied sur laquelle est dis-
posé un véritable service à thé en porcelaine et argenterie. Des bibelots, des fleurs dans
des vases et des statuettes en tout genre s’étalent sur les meubles et les tables. Sur l’argen-
  CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ…    145

tions sociales, et parodiant la fièvre acheteuse des parvenus, ces comédies


symbolisent à la fois la consécration et la condamnation du matérialisme.
Pourtant dépeinte comme un vice, l’accumulation est attendue et appréciée
par la critique et le public.

Mise en spectacle de la décoration :
le personnage du tapissier
La scène théâtrale s’adapte au modèle des structures spectaculaires générées
au XIXe siècle, comme les Expositions universelles, les grands magasins
ou les musées. Elle aussi dispose et combine les objets afin de produire
une interprétation par rapport aux références sociales et culturelles du
monde réel, et façonne les représentations collectives 29. La mise en spec-
tacle de l’objet au théâtre sous-entend aussi la capacité à animer le décor.
Sa manipulation, mais aussi sa composition ou sa destruction pendant la
performance constituent un spectacle en soi. Les changements de décor,
traditionnellement dissimulés derrière le rideau, peuvent intervenir pen-
dant le jeu, notamment grâce à l’intervention du personnage du tapissier,
comme dans Maison Neuve.
La comédie de Victorien Sardou raconte le déménagement d’un
couple de commerçants désireux de s’adonner aux fastes du nouveau
Paris. Ils quittent ainsi leur maison bourgeoise meublée d’antiquités de
la rue Thévenot pour un immeuble neuf du boulevard Malesherbes où
leur intérieur scintille de dorure, bien qu’il soit surtout décoré de contre-
façons. Inévitablement, dans cet univers des apparences, ils ne tardent
pas à être dupés et à tout perdre. Alors que le décor de la rue Thévenot
était fixe, celui de l’intérieur neuf est animé : quand le rideau se lève sur
l’appartement, le tapissier achève de poser les tentures et de peaufiner la
décoration. La décoration des intérieurs de la maison neuve étant louée,
le tapissier a dans la fiction la fonction de décorateur de la comédie que
joue le couple. Il revêt une importance toute particulière : en construisant
le décor scénique pendant la pièce, il matérialise la mise en abyme de la
performance sociale dans la performance théâtrale. À la douzième scène
du troisième acte, après la disgrâce du couple désargenté, le tapissier

terie comme symbole social en Angleterre, voir Asa Briggs, Victorian things, Londres,
B.T. Batsford, 1988, p. 25.
29. Sur les représentations engendrées par les objets dans la littérature, voir Marta Caraion,
« Objets en représentation, XIXe-XXe siècles : une introduction », in Usages de l’objet.
Littérature, histoire, arts et techniques, XIXe-XXe siècles, Marta Caraion (dir.), Seyssel,
Champ Vallon, 2014, p. 7-37.
146  BARBARA BESSAC

change d’attitude, flairant une saisie à venir : « Aux bougies ! », ordonne-


t-il à ses employés. « Éteignez d’abord ! Aux échelles, vite ! » 30 et voilà les
personnages de décorateurs qui se mettent à démonter l’intérieur devant
le public ébahi : ils enlèvent les lustres, les banquettes, les jardinières,
avant de quitter le plateau en narguant les malheureux. Paradoxalement,
en hissant l’illusion du vrai à son comble, Victorien Sardou s’attire les
foudres d’yeux plus pointilleux encore que les siens : la critique lui reproche
l’invraisemblance de la scène :

Cette scène du tapissier a été accueillie par quelques sifflets, parce qu’elle
est fausse et inutile. Comment Sardou qui sait tout, qui cause procès
comme un avocat, et finance comme un banquier ; qui connaît par expé-
rience les droits du locataire et des fournisseurs, comment Sardou ignore-
t-il qu’aucune loi n’autorise un tapissier à enlever à trois heures du matin
des meubles dans une maison habitée 31 ?

Comme le résume un observateur du Charivari, « dans Maison Neuve


les protestations – et ceci est très fréquent au théâtre – se sont attaquées
à des histoires vraies » 32. Maison Neuve et les controverses qui l’accom-
pagnent démontrent que la relation à la matérialité et à l’intérieur est
au cœur des préoccupations du public. Le décor n’y est pas seulement
le cadre de l’intrigue, accompagnant les péripéties par des changements
manifestes dans les référentiels décoratifs, mais il est le sujet même de
l’intrigue. Victorien Sardou a peut-être conscience de l’invraisemblance
de la scène du tapissier, mais l’intervention de ce personnage permet
d’appuyer davantage son argument : la vanité, le neuf, le faux sont les
attributs d’un foyer instable et périssable. L’aménagement intérieur est
ainsi performé sur scène.
Le personnage du décorateur intervient dans d’autres performances les
années suivantes, et de manière plus originale encore en Angleterre dans
la comédie à succès Our Flat (« Notre appartement ») par Mrs Musgrave
(1889), au Prince of Wales’s Theatre de Londres. La pièce se déroule ici aussi
dans l’intérieur d’un couple qui tente de cacher son endettement sous un
mobilier rutilant qu’il ne possède pas. La saisie intervient vite et pendant
la pièce, l’intérieur se vide des meubles et bibelots. C’est alors que dans
une tentative désespérée de sauver son honneur, l’épouse, Mrs Sylvester,
entreprend de reconstruire elle-même un décor avec ce qu’elle a sous la
main : des cartons, boîtes et paniers à linge qu’elle dissimule sous des tissus.

30. Victorien Sardou, Maison neuve : comédie en cinq actes, en prose, acte III, scène XII, Paris,
M. Lévy, 1867, p. 153.
31. Albert Wolff, « Gazette de Paris », Le Figaro, 5 décembre 1866, p. 1.
32. Paul Girard, « Théâtres », Le Charivari, 6 décembre 1866, p. 2.
  CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ…    147

Immense succès, cette comédie conquit le public en le rendant complice


de la supercherie du décor. Dans Maison Neuve comme dans Our Flat,
le décor n’est pas la conséquence d’une altération de la situation sociale :
il est l’élément déclencheur qui va entraîner l’ascension, le déclassement
ou la stabilité apparente de la position sociale.

Logiques commerciales
Au théâtre, les tapissiers ne sont pas seulement des personnages de fiction.
Les artistes du décor, dont les compétences s’apparentent traditionnelle-
ment à celles de peintres polyvalents sur très grand format, collaborent avec
les chefs des accessoires, lesquels laissent peu à peu place aux boutiquiers,
habiles connaisseurs des modes et goûts du public en matière de bibelots.
Cette relation artistique et commerciale particulière confirme la demande
de réalisme du public et annonce les mécanismes de la publicité des objets
via le théâtre. La scène constitue un espace publicitaire pour les tapissiers
et l’économie de la décoration d’intérieur, puisque les meubles et objets
sur scène sont les mêmes marchandises que celles exposées en magasin,
et qu’ils sont disposés dans une démonstration d’usage, à la manière de
suggestions d’aménagements qui commencent à apparaître dans les espaces
commerciaux 33. Corrélée à la libéralisation accrue de la société, cette logique
s’installe dans les décennies suivantes. Dans les années 1890, cette relation
prend un nouveau tournant avec l’implication croissante des entreprises
d’ameublement et les maisons d’ébénisterie. Ces enseignes développent
des relations privilégiées avec les théâtres en exposant leurs produits sur
scène, ce qui est moins le cas pour les grands magasins de produits divers.
Comme le souligne Manuel Charpy, « les grands magasins, emblématiques
d’un nouveau capitalisme commercial où le spectacle de la marchandise
doit permettre d’écouler des produits préfabriqués sont paradoxalement
peu présents dans les théâtres » 34. Les intérieurs sur scène varient ainsi
selon le goût local : en 1894, une adaptation de Divorçons ! de Victorien
Sardou au Daly’s Theatre de Londres requiert le concours du magasin de
mobilier anglais Oetzmann & co pour meubler copieusement le plateau, en
échange de la mention de la marque dans les documents promotionnels de

33. Voir par exemple les catalogues des magasins londoniens Oetzmann & co, proposant
des combinaisons de mobilier et accessoires pour des pièces entières, et dont les illus-
trations rappellent celles, publiées dans la presse, des plateaux de théâtre qu’ils four-
nissent. Guide to House Furnishing, Oetzmann & co, 1879, musée des Arts décoratifs,
Paris, W715.
34. Manuel Charpy, « Attractions. Spectacles vivants et grands magasins (1860-1940) », Revue
d’histoire du théâtre, no 276, 4e trimestre 2017, p. 130.
148  BARBARA BESSAC

la pièce 35. Cette même enseigne meuble des ensembles décoratifs entiers
pour les pantomimes et les comédies du Prince of Wales’s Theatre, avec
le même dispositif de vente d’intérieurs complets qu’elle utilise dans les
espaces d’exposition de ces magasins de Hampstead road.
Le commerce des arts décoratifs développe ainsi une double fonction :
la vente au public et la location aux entreprises théâtrales. L’étude d’inven-
taires comme ceux de la Maison Soubrier à Paris montre l’apparition
progressive d’une section « théâtres » dans leurs activités, parallèlement à
l’inclusion du dispositif théâtral dans l’organisation des espaces de vente 36.
Les magasins passent en effet de l’exposition de meubles par type à la
reconstitution d’intérieurs entiers au mobilier assorti, par style ou par
période, appliquant les méthodes de la décoration théâtrale à l’installation
commerciale. Les maisons offrent aux théâtres des réserves de mobilier
varié pouvant servir dans de nombreuses performances se déroulant dans
un intérieur contemporain. Ces dépôts sont régulièrement actualisés ;
les décors évoluent ainsi au gré des modes, et combinent le travail de
peintres décorateurs reconnus avec un mobilier dernier cri. Comme dans
Le Demi-Monde, le décor choisi pour encadrer Les Demi-Vierges, comédie
de Marcel Prévost, utilise le motif décoratif pour appuyer la caricature des
personnages incarnant la figure féminine de la parvenue ou de la demi-
mondaine. Alors que le décor de la première version de 1895 au théâtre
du Gymnase exhibe un intérieur japonisant, du mobilier en osier et des
costumes de la Maison Paquin, la version de 1900 à l’Athénée met en scène
les actrices dans « des meubles du dernier genre anglais » 37. Ce « genre
anglais » désigne le décor modern style fourni par la Maison Soubrier, qui
s’harmonise avec les décors peints par M. Roncin-Rubé. La diversité des
activités de la Maison souligne la porosité des dispositifs spectaculaires et
commerciaux de la fin du siècle, l’entreprise fournissant à la fois l’exposition
du théâtre et de la musique au palais de l’Industrie (1896), le magasin du
parfumeur Delettrez rue royale (1897), les ameublements du nouvel hôtel
Ritz (1898), le salon Louis XIII des décors de la pièce fantastique d’Henry
Revers Violon fantôme (1898), ou les décors Art nouveau de la comédie

35. Programme de Fazziamo Divorzio, Archives D’Oyly Carte / Savoy Theatre, Victoria &
Albert’s Theatre and Performance collection, THM/73/8/1.
36. Musée des Arts décoratifs, fonds Soubrier (maison), MAD-AN-AD-Soubrier.
37. « Théâtres », La Liberté, 1er octobre 1900, p. 3. Pour la version de 1895, voir les défets de
presse, BNF, département des arts du spectacle, 4-ICO THE-1798. Certaines illustra-
tions sont disponibles sur Gallica. Quant à la version de 1900 au théâtre de l’Athénée,
les décors sont de M. Roncin-Rubé et de la Maison Soubrier, voir BNF, département
des arts du spectacle, 4-ICO THE 4676. Illustrations disponibles sur Gallica : départe-
ment estampes et photographie, FT 4-NA-237 (5) et album de portraits de Reutlinger,
PET FOL-NA-260 (9).
  CHEZ SOI SUR SCÈNE : LE SPECTACLE DE LA DOMESTICITÉ…    149

Les Médicis d’Henri Lavedan au théâtre des Variétés, en collaboration avec


Amable 38. Emblématique des relations entre spectacle et arts décoratifs, la
Maison Soubrier poursuit sa double fonction, à la fois magasin et location
pour le théâtre, jusqu’au milieu du XXe siècle. L’entreprise a depuis décidé
de se concentrer uniquement sur la location de mobilier, et notamment
pour les plateaux de cinéma, activité qu’elle poursuit de nos jours.
Plus qu’une simple reconstitution fidèle, les évolutions du décor de la
comédie bourgeoise dans la seconde moitié du XIXe siècle montrent un
processus de spectacularisation de l’intérieur domestique, en appliquant les
méthodes des décorations de grandes productions à la comédie de salon.
Fusionnant avec les interprètes, les accessoires scéniques complètent « la
triple forme » de la comédie humaine selon Balzac, à savoir « les hommes,
les femmes et les choses, c’est-à-dire les personnes et la représentation
matérielle qu’ils donnent de leur pensée » 39. Rejeté par les avant-gardes au
tournant du XXe siècle, le décor réaliste et détaillé passe du côté du cinéma
où il devient la norme pour l’immense majorité des films 40. Les premiers
décorateurs de cinéma viennent d’ailleurs le plus souvent du milieu du
théâtre, et les pratiques du placement de produit s’observent dès les pre-
mières œuvres cinématographiques de la fin du XIXe siècle 41.

Barbara bessaC
Université Paris Nanterre / Université de Warwick

38. Les Médicis d’Henri Lavedan au théâtre des Variétés, décors Amable et Maison Soubrier,
BNF, département des arts du spectacle, 4-ICO THE-3979. Document numérisé acces-
sible sur le site Gallica.
39. Honoré de Balzac, « Avant-propos à la Comédie humaine », in Œuvres complètes, t. 1,
Paris, A. Houssiaux, 1855, p. 20.
40. Voir Gwenaële Rot, Planter le décor. Une sociologie des tournages, Paris, Presses de Sciences
Po, 2019, en particulier le chapitre 7 : « La fabrique d’un espace de signes », ainsi que Oleg
Lebedev, « “La robe sans couture de la réalité” : André Bazin et l’apologie du réalisme
cinématographique », Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 12, no 4, 2016, en ligne
à l’adresse suivante : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=870 (consulté le
11 mars 2021).
41. Voir à ce propos Jean-Pierre Berthomé, « Les décorateurs du cinéma muet en France », 1895.
Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 65, 2011, en ligne à l’adresse suivante : http://journals.
openedition.org/1895/4437 (mis en ligne le 1er décembre 2014 ; consulté le 11 mars 2021) et
Delphine Le Nozach, « Les produits et les marques dans les films. Un processus d’inser-
tion symbolique et communicationnel », Communication &  management, vol. 10, no 1,
2013, p. 38-49.
LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE
ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE
DU DÉCOR DANS LA FICTION 
HISTORIQUE À TRAVERS 
L’EXEMPLE DU CHEVALIER DE
MAISON-ROUGE (1847-1914)

Le théâtre historique de la seconde moitié du XIXe siècle fait souvent partie


d’une production commerciale qui présente des mises en scène spectacu-
laires et grandioses. C’est avant tout une stratégie industrielle qui incite la
Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL), dès 1908,
à adapter des romans à l’écran – sans préciser l’emprunt souvent théâtral
de pareilles mises en scène – dans le but d’en importer le succès et un
public toujours plus nombreux. Si une telle évidence s’impose aujourd’hui
dans les études cinématographiques 1, il nous semble cependant qu’elle
mériterait d’être complétée par une approche qui relèverait aussi bien de
l’histoire culturelle que de l’analyse esthétique, à l’endroit précis du décor.
On reproche souvent à ce cinéma d’importer les défauts supposés de ce
théâtre, de proposer des mises en scène « théâtrales » 2 aussi bien dans les

1. Alain Carou, Le cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre. 1906-1914, Paris,
École nationale des Chartes – AFRHC, 2002.
2. Georges Sadoul parle du « style théâtral de Capellani ». Georges Sadoul, Le cinéma devient
un art. 1909-1920, t. III, Paris, Denoël, 1951, p. 23. Cet imaginaire a en partie été questionné
par des publications récentes et notamment le numéro de 1895. Mille huit cent quatre-
vingt-quinze consacré à Capellani, no 68, hiver 2012 : Albert Capellani. De Vincennes à Fort
Lee, Jean A. Gili et Éric Le Roy (dir.). Voir aussi le travail de David Bordwell, en ligne à
l’adresse suivante : http://www.davidbordwell.net/blog/2011/07/14/capellani-trionfante/
(mis en ligne le 14 juillet 2011 ; consulté le 17 juin 2021). Mais un travail précis de com-
paraison et d’analyse théâtre / cinéma, à partir de sources premières, reste à mener pour
déconstruire cet imaginaire.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 151-168
152  MÉLISSA GIGNAC

émotions représentées que dans les décors, via notamment le cadre fixe et
frontal de la prise de vues. Notre hypothèse est que la théâtralité 3 désigne
davantage un imaginaire du cinéma de cette période – véhiculé notamment
par les documents promotionnels et les discours sur le cinéma – qu’une
réalité filmique.
Nous proposons comme terrain d’exploration de cet imaginaire une
étude comparative des mises en scène théâtrales et cinématographique du
Chevalier de Maison-Rouge. Ce drame révolutionnaire, issu du roman
d’Alexandre Dumas père, a été porté à la scène par Dumas lui-même et
Alexandre Maquet (en 1847, au Théâtre historique ; en 1869 et 1888 au théâtre
de la Porte Saint-Martin) puis au cinéma par Albert Capellani 4 en 1914.
Il raconte, pendant la Révolution française, l’histoire d’amour contrariée
entre Maurice Lindey, citoyen révolutionnaire, et Geneviève Dixmer, mariée
à un royaliste dont elle partage les opinions. Le couple officiel héberge par
ailleurs le chevalier de Maison-Rouge, qui cherche désespérément à faire
libérer Marie-Antoinette de la prison du Temple. Dans la tradition du
roman historique, l’Histoire sert de prétexte à une intrigue romanesque.
Les archives théâtrales et cinématographiques nous permettent de com-
parer les matérialisations et incarnations effectives de l’œuvre romanesque
au théâtre et au cinéma, à une période charnière. Les décors marquent
les esprits de plusieurs générations de spectateurs, aidés qu’ils sont par
les reprises et succès de la pièce sur plusieurs décennies. Le spectaculaire
n’est pas en reste. À la suite du théâtre, le cinéma importe l’intrigue à
l’écran. Dès lors se pose la question de l’appropriation ou de l’emprunt à
l’endroit du décor. Réputé pour être un « théâtre d’action » 5, connu pour
ses effets spectaculaires à plus grande échelle (guerre en plein air, incendies
embrasant tout un décor par le biais d’effets spéciaux, etc.), encouragé pour
tourner sur les lieux mêmes des événements historiques, le cinéma révolu-
tionne-t-il le décor du Chevalier de Maison-Rouge ? Quel sera l’apport du
cinéma à ce drame ? Dans quelle mesure poursuit-il l’esthétique théâtrale
ou s’y oppose-t-il ? La référence au théâtre, dans le processus de fabrication
comme de réception, relève-t-elle uniquement de l’intrigue romanesque,
du partage d’un imaginaire, d’une réalité esthétique ?

3. Nous utiliserons ce terme à la fois comme référence imaginaire, réelle et symbolique. À ce
propos, voir Marguerite Chabrol et Tiphaine Karsenti, Théâtre et cinéma. Le croisement
des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
4. Albert Capellani est administrateur et metteur en scène au théâtre de l’Alhambra, avant
de devenir metteur en scène au cinéma, chez Pathé, en 1905. Au regard du succès de ses
films et de son talent, il devient directeur artistique de la SCAGL, créée en 1908 par Pierre
Decourcelle et Eugène Gugenheim.
5. E.L. Fouquet, « Le cinéma, théâtre d’action », Le cinéma et l’écho du cinéma réunis, no 32,
4 octobre 1912, p. 1.
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    153

Entre spectaculaire et intimisme (1847)
Le drame est joué pour la première fois au Théâtre historique le 3 août 1847.
L’adaptation comporte douze tableaux. L’appréhension de la première
mise en scène de 1847 se fait à travers une unique source iconographique :
l’esquisse du décor du onzième tableau, « une berge sous le pont Notre-
Dame » 6. Le recours à des sources écrites sert de palliatif aux images man-
quantes mais s’avère parfois décevant comme en témoigne la publication
de la pièce dans Le Théâtre contemporain illustré. Ce texte se vante de
faire « apprécier, par la lecture » le drame, tout en « réduisant l’ouvrage à
sa valeur réelle, en le dépouillant, dans le recueillement du cabinet, des
illusions de la représentation, des prestiges du théâtre et de l’animation
des personnages » 7. L’ascèse revendiquée dans le drame écrit nous per-
met cependant de comprendre l’apport de la scène au texte par quelques
substantifs que nous retrouvons dans les critiques parues en 1847, tels
« illusions », « prestiges » ou encore « animation ». Les articles concordent
pour attribuer le succès de la pièce au faste de la mise en scène. Le Journal
des théâtres reconnaît qu’elle « est un chef-d’œuvre de difficultés vaincues
[qui] produit un grand effet sur les masses » 8. Théophile Gautier voit quant
à lui « une merveille de mise en scène » 9. Les sources vantent le succès
public de la pièce qui fit courir tout Paris 10.
Cependant, le caractère spectaculaire de la mise en scène est aussi la
raison pour laquelle la pièce est vilipendée, les critiques ne partageant pas
nécessairement le goût du public. Ainsi Le Journal des théâtres poursuit :
De tous les romans de M. Alexandre Dumas, celui du Chevalier de Maison-
Rouge, parce qu’il est le moins bon peut-être, était celui qui présentait
le moins d’inconvénients pour une transformation scénique. […] tout
cela se fond, se perd dans un ton, dans une teinte unique, la couleur
sanglante de la Terreur.

6. Charles Séchan, Le chevalier de Maison-Rouge : esquisse du décor de l’acte V, tableau 11 :


une berge sous le pont Notre-Dame, 1847, BNF, 8-LJ9-3872, en ligne à l’adresse suivante :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7000093j.r=le%20chevalier%20de%20maison%
20rouge?rk=42918 (consultée le 17 mai 2021).
7. Michel Lévy frères, éditeurs du Chevalier de Maison-Rouge : drame en cinq actes et douze
tableaux, d’Alexandre Dumas et Auguste Maquet, dans la revue Le Théâtre contemporain
illustré, 9e et 10e livraisons, 1853, n. p., BNF, Arts du spectacle, YF-9 (9).
8. « Premières représentations », Le Journal des théâtres, 7 août 1847, p. 2, BNF, Arts du
spectacle, 8-RF-25373.
9. Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis 25 ans, Paris, Hetzel,
1858-1859, p. 137.
10. Au sujet des succès rencontrés par Dumas au Théâtre historique, voir Arthur Pougin,
Le théâtre historique d’Alexandre Dumas, extrait de La Revue du théâtre, 1889, p. 257-
274, BNF, Arts du spectacle, RT3082.
154  MÉLISSA GIGNAC

Voilà surtout ce qui a tenté M. A. Dumas, voilà son élément essentiel ; les
moyens sur lesquels il a compté pour obtenir le succès, ce ne sont pas le
style, la passion, la marche rigoureuse d’une action fortement nouée, le
destin de hardis caractères, l’intelligente invention de faits habilement
préparés ; non, cette fois, il a fait fonds, hélas ! sur le spectacle de che-
vaux, de canons, de tambours, de piques, de grilles, de cachots et sur la
guillotine dont on aperçoit presque les degrés 11.

L’auteur de l’article se dit en droit de réclamer « des succès moins faciles


et des travaux plus sérieux » 12. Le reproche a déjà été adressé à Dumas par
le passé 13. Le caractère matériel de la mise en scène prend le pas sur le texte,
lui ôtant sa primauté. Il garantit l’afflux du public mais désigne à cette date
un usage massif des effets scéniques et la « recherche d’un débordement
des sens » 14 plus qu’un effet de sens. Dans ce processus, les décors ne sont
pas en reste. L’Argus précise ainsi que « [l]es décorations de MM. Cicéri,
Séchan, Diéterle, Decqlechin et Chevalier, ont été applaudies à plusieurs
reprises » 15. L’article paru dans Le Journal des théâtres mentionne pour
sa part « des décors qui sont très-beaux » et « la mise en scène qui a fait le
plus grand honneur à l’habile et intelligent directeur M. Hostein 16 » 17. Une
autre source évoque une « magnifique mise en scène » grâce notamment aux
tableaux 18 : « comme spectacle, le drame nouveau offre une suite de tableaux
exécutés avec une vérité qui, seule, suffirait pour exciter la curiosité et
l’intérêt de la foule » 19. Puis l’auteur mentionne comme impressionnants les

11. « Premières représentations », p. 2.


12. Ibid.
13. Amélie Calderone, « “Je ne fais pas de la spéculation mais de la littérature”. Le théâtre roman-
tique entre événement dramatique et monument commercial. L’exemple d’Alexandre
Dumas », Revue d’histoire du théâtre, no 276, octobre-décembre 2017, p. 73-86.
14. Cette notion de spectaculaire a été pensée en lien avec la mise en scène et synthétisée par
Roxane Martin, dans L’émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral
français (1789-1914), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 9.
15. L’Argus, 8 août 1847, p. 3. À propos des décorateurs voir Claude Schopp, « II. Directeurs »,
Cahiers Alexandre Dumas, no 36, 2009, p. 14-17.
16. Hippolyte Hostein (1814-1879) est le directeur du Théâtre historique et joue un grand
rôle dans la mise en scène.
17. « Premières représentations », p. 3.
18. « On donne aussi le nom de tableau à certaines divisions matérielles de certains ouvrages
compliqués au point de vue de la mise en scène. Tout changement de décor qui se fait
dans le cours d’un acte implique un tableau nouveau. », Arthur Pougin, Dictionnaire his-
torique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent. Poétique, musique, danse,
pantomime, décor, costume, machinerie, acrobatisme…, Paris, Librairie Firmin-Didot
et Cie, 1885, p. 699.
19. « Théâtres de Paris », Le Journal des théâtres, août 1847, BNF, Arts du spectacle, 8-RF-
25373.
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    155

décors de la cour du Temple, du cachot de Marie-Antoinette, du Tribunal


révolutionnaire ou encore de la Conciergerie.
Théophile Gautier vante « des décorations et des costumes qui sont
exacts et pittoresques » et se laisse émouvoir par la « décoration très pit-
toresque qui nous fait pénétrer dans la retraite de Geneviève » 20. Le terme
« pittoresque » laisse deviner que le plaisir de l’œil repose sur la dimension
plastique du décor. Son apparition, au XVIIIe siècle, permet de définir un
paysage qui mérite d’être représenté en tableau 21. Cette prédominance du
scénique et du visuel sur le texte fait concevoir la mise en scène de 1847
comme relativement novatrice, depuis le Romantisme. Une seconde source
écrite consacre plusieurs pages à la mise en scène de ce drame, vécue de
l’intérieur. L’acteur Adolphe Laferrière 22, interprète de Maurice Lindey,
publie ses Mémoires en 1876, en consacrant plusieurs pages au Chevalier :

Il est certain qu’il y avait là tout un art nouveau, et que ce travail d’où
allait sortir l’œuvre était un spectacle aussi étrange qu’il était grandiose
et, parfois même, émouvant. […]
Quel bruit ! quel vacarme ! quel désordre admirablement réglé, et sur-
tout quelle rapidité entraînante ! […]
[I]l y a bien véritablement un art, art spécial, nouveau venu peut-être
dans l’histoire du théâtre, mais devenu l’indispensable collaborateur des
dramaturges modernes : l’art de la mise en scène.
Eh bien ! Dumas avait ce génie : il était aussi grand metteur en scène qu’il
était puissant écrivain dramatique […].
Je ne crois pas que le relief et le mouvement aient pu aller plus loin, ni
qu’on n’ait jamais développé à un degré plus remarquable le secret de
faire vivre et parler les masses 23.

De fait, si les tableaux deviennent marquants pour le public, c’est aussi


et surtout grâce à l’animation des décors qui passe par une mise en scène
foisonnante. Toutes les sources mentionnent les accessoires véritables sur
scène (canons, armes, etc.), les masses de figurants, recrutés dans la rue 24,

20. Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis 25 ans, p. 130.
21. « Le mot [pittoresque] se répand en dehors du langage pictural à propos d’une chose
digne d’être peinte (1738, draperies pittoresques), d’un paysage, d’un lieu qui retient l’at-
tention par son caractère original (1749), inspirant la mode des voyages pittoresques qui
se multiplient à la fin du XVIIIe et au XIXe siècles », Alain Rey, Dictionnaire historique
de la langue française, Paris, Le Robert, 1998, p. 2260.
22. Adolphe Laferrière (1806-1877) est un acteur français qui débute au Théâtre-Français.
Il obtient par la suite un engagement au théâtre de la Porte Saint-Martin grâce à Frédérick
Lemaître. Il interprète plusieurs rôles dans les pièces d’Alexandre Dumas, père et fils.
23. Adolphe Laferrière, Mémoires de Laferrière, t. II, Paris, Dentu, 1876, p. 254-257.
24. Vincent Robert, « Théâtre et révolution à la veille de 1848 : Le Chevalier de Maison-Rouge »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 186-187, 2011, p. 30-41.
156  MÉLISSA GIGNAC

mais aussi la dimension sonore du spectacle : bruits, vacarme, cris et, bien
entendu, chant 25. De quoi exercer une véritable fascination sur le public.
Il faut attendre la mise en scène de 1888 pour trouver mention d’une
dimension esthétique négligée dans les différentes critiques de la pièce
de 1847. À l’occasion d’une nouvelle mise en scène au théâtre de la Porte
Saint-Martin, on apprend d’un critique et ancien spectateur de 1847,
que deux tableaux ont été ôtés pour ramener le spectacle à une durée
plus raisonnable (la première mise en scène durant six heures d’après
les sources). C’est l’occasion pour lui de regretter le retrait d’une scène
en particulier :

Ce travail au sécateur, pratiqué d’une main experte et discrète, a taillé,


dans le nombre, plus d’un rameau fleuri et odorant. Il en est un que je
regrette pour ma part. A travers cette peinture affreusement ressemblante
d’un temps affreux, touchante et vraie par accalmies, il y avait place pour
les rêveries du souvenir. Les agitations furieuses et la fatalité sombre de la
Terreur revivaient dans cette fresque ébauchée avec une brosse fougueuse
qui ne manquait au besoin ni de force ni de grâce. Je n’ai jamais oublié
la scène, très inaperçue du public de 1847, où le chevalier de Maison-
Rouge, jouant sa vie encore une fois pour le salut de la reine, posait
respectueusement ses lèvres sur l’image de l’illustre captive. La mélancolie
contenue qu’exprimait le geste de l’acteur, les singulières harmonies d’un
petit salon garni de boiseries peintes en gris doux et comme crépusculaire,
tout parlait à mon âme reportée vers ces temps d’angoisses suprêmes ;
je croyais entendre le dernier soupir de la monarchie expirante, et, par
une dernière illusion, je respirais ces vagues parfums qu’exhalent encore
les grandes galeries de Versailles et les bosquets de Trianon défunt.
Le médaillon du chevalier de Maison-Rouge a partagé leur sort 26.

Ce texte, outre le fait qu’il soit instructif sur une dimension jusque-là
inédite de la mise en scène de 1847, pousse le chercheur à être attentif aux
biais qui sont les siens dans l’appréhension de sources parcellaires, qui ne
rendent compte de la mise en scène qu’incomplètement. Les artistes des
ateliers à l’origine des décors sont systématiquement mentionnés pour
le brio de leur contribution mais c’est parfois au détriment de ce qui fait
véritablement le sel de la mise en scène. En 1847, par exemple, il s’agit d’un
jeu intimiste, qui donne la primauté au geste sur la parole, par le biais d’une

25. Théodore E. B., Le Dernier chant des Girondins, air chanté dans le Chevalier de Maison-
Rouge, au Théâtre historique, Paris, Imp. Chassaignon, 1847, BNF, YE-55471 (743). Sur
cette question voir Olivier Bara, « Le Théâtre-Historique, théâtre en musique », Cahiers
Alexandre Dumas, p. 18-30.
26. Un Monsieur de l’orchestre, « La Soirée Théâtrale », Le Figaro, 29 décembre 1888, no 364,
p. 3.
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    157

scène qui symbolise, par l’intermédiaire d’un objet médiatisé – le portrait
de la reine – la disparition de la monarchie. Le décor « crépusculaire » qui
l’accueille est celui d’un « petit salon garni de boiseries peintes » qui n’a
rien de spectaculaire. Cet indice, éclos au détour d’une critique tardive,
nous met sur la voie d’un régime de représentation pluriel qui articule
débordement de sens et effet de sens. On constate le jeu d’équilibriste pour
les metteurs en scène (Dumas et Hostein), dans l’articulation du drame
historique et intime 27.

La reconstitution historique : entre quête 
d’authenticité et imaginaire (1869-1888)
C’est au théâtre de la Porte Saint-Martin, alors dirigé par Raphaël Félix 28,
que le Chevalier de Maison-Rouge réapparaît en 1869. L’épisode du temps
des Girondins est mis en scène sur douze tableaux dont une illustration
est parvenue jusqu’à nous via une image de presse au support non iden-
tifié. Le quatrième tableau, reproduit en noir et blanc, représente la cour
du Temple (fig. 1).
Ce qui frappe avec cette illustration, c’est qu’elle masque d’emblée
plus qu’elle ne montre le décor qui se fait oublier derrière le nombre de
figurants sur scène, les accessoires qui constituent autant de symboles
révolutionnaires (bonnets phrygiens, braies et cocardes, piques et armes
diverses, la charrette au premier plan), ou encore le mouvement glo-
bal du peuple à l’unisson. L’unité visuelle du lieu s’accorde avec l’action
représentée. Les révolutionnaires sont tous unis dans un même but, qui
est constitutif de la dramaturgie de la pièce : lutter contre la monarchie,
instaurer et défendre la Révolution, y compris par la force et la violence.
Sur cette illustration, on observe un travail en trompe-l’œil qui valorise le
lieu historique, avec les donjons de la prison du Temple, forteresse dont
il paraît impossible de s’échapper (rappelons que la libération de la reine
est l’un des enjeux du drame). Cette illustration du décor rend compte de
la fonction remplie par celui-ci : il n’est pas un élément décoratif global et
ajustable à tous les récits mais bien « une présentation topographique et
historique du lieu dramatique » 29. Il donne au drame, « une couleur locale

27. Florence Naugrette, Le théâtre romantique. Histoire, écriture, mise en scène, Paris, Seuil,
2001, p. 196-204.
28. Raphaël Félix (1825-1872) est acteur, imprésario de sa sœur Rachel et directeur du théâtre
de la Porte Saint-Martin (1868-1871).
29. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, CNRS, 1965,
p. 16.
158  MÉLISSA GIGNAC

Fig. 1 – Gravure du quatrième tableau du Chevalier de Maison-Rouge,


15 x 18 cm, théâtre de la Porte Saint-Martin, 1869 (BNF – IFN-8436959).
et historique » 30 visible (et certainement audible) dès le lever de rideau.
Les poutres au premier plan, confèrent aussi à l’ensemble une illusion de
profondeur et d’espace qui ajoute à l’ampleur du drame représenté.
Si l’on en croit la majorité des critiques parues à l’occasion de cette
nouvelle représentation, l’apport véritable de la mise en scène de 1888 se
situe du côté de la recherche de vérité historique, notamment à l’endroit
du décor. La quête de l’exactitude documentaire, expérimentée également
dans la peinture d’histoire 31 qui sert d’inspiration, frappe dans sa mise en
œuvre sur scène. Le Figaro, dans sa rubrique « La Soirée Théâtrale », relate
le souci de cette recherche documentaire en amont du spectacle :
Le singulier est que cette reconstitution s’est faite avec des documents…
anglais, les seuls, paraît-il, relatifs à cette période de notre histoire qui
soient d’une authenticité absolue. […]
Ce fut l’anglais John Wild qui dessina de visu toute une série de scènes
révolutionnaires, entre autres, la Comparution de la Reine devant le
Tribunal de sang, et qui fit graver ses dessins à Londres en 93, 94 et 96. Cette
série est presque introuvable aujourd’hui ; pourtant le musée Carnavalet

30. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, p. 18.
31. Pierre Sérié, La peinture d’histoire en France. 1860-1900, Paris, Arthena, 2014.
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    159

en possède quelques précieux exemplaires que le directeur de la Porte-


Saint-Martin à fait reproduire par son très habile dessinateur Thomas.
On peut en citer plusieurs qui sont de vrais chefs-d’œuvre de pitto-
resque. […]
Le dernier acte, très saisissant, est un composé du tableau de Muller, le
Dernier appel des condamnés, et de celui de Flameng, le Dernier banquet
des Girondins. Il fait le plus grand honneur à MM. Lavastre et Carpezat 32.

La mise en scène au théâtre de la Porte Saint-Martin oscille donc


entre l’exigence vériste de la fin du siècle (telle que revendiquée par André
Antoine notamment) et le caractère spectaculaire. Mais c’est un autre
aspect de la mise en scène qui retient l’attention de la critique. L’éclairage
d’un décor en particulier suscite l’admiration :
Le Tribunal révolutionnaire, où les Girondins sont condamnés à mort, est
conçu dans la même note. […] Ce tableau sinistre est rendu plus sinistre
encore par la façon dont il est éclairé.
Pas de rampe, ni de portants, ni de lustre. La salle est dans une opaque
obscurité, et la scène ne reçoit de lumière que de quelques quinquets
fumeux accrochés aux murailles ou pendants de la voûte, et qui jettent
sur les figures une lueur vague et falote 33.

Les images de la pièce parvenues jusqu’à nous mettent en scène cet éclairage.
L’affiche montre la lumière directionnelle sur le personnage de
Geneviève, qui risque sa vie, et la relative obscurité du Tribunal révolu-
tionnaire, accentuant la dramaturgie de la scène (fig. 2). Il en va de même
de l’illustration du tableau qui, sans en faire l’unique source de lumière
de la scène, valorise quand même à l’image son originalité, par contraste
avec le caractère sombre du reste du décor (fig. 3). L’obscurcissement
du décor participe à la valorisation du drame humain, en attirant l’œil
sur l’émotion du personnage au visage éclairé. Une source du début
du XIXe siècle, citée par Cristina Grazioli, atteste de la conscience du rôle
que joue la lumière par l’intermédiaire du « décorateur intelligent qui en
exploite les potentialités » : « l’aspect général de la scène […] pourrait lui-
même devenir expressif. […] Le décorateur, à son tour, devra “mettre en
rapport tout l’espace visible environnant, et répandre la pâleur, la tristesse
sur toute l’extension de la scène” » 34.

32. Un Monsieur de l’orchestre, « La Soirée Théâtrale », p. 3.


33. Ibid.
34. Pietro Gonzaga, Information à mon chef, ou éclaircissement convenable du décorateur-
théâtral Pierre Gothard Gonzague sur l’exercice de sa profession, Saint-Pétersbourg,
Alex. Pluchart, 1807, p. 49-52. Cité par Cristina Grazioli, « “Peindre avec la lumière” : la
naissance d’une esthétique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles », Revue d’histoire du
théâtre, no 273, janvier-mars 1917, p. 63.
160  MÉLISSA GIGNAC

Fig. 2 – Affiche du Chevalier de Maison-Rouge, lithographie en couleur,


58 x 43 cm, Paris, imp. F. Appel, théâtre de la Porte Saint-Martin, 1888
(BNF – IFN-53187382).

Fig. 3 – Destez Paul, gravure du Tribunal révolutionnaire du Chevalier de


Maison-Rouge, 22 x 28 cm, Le Monde illustré, 1889 (BNF – IFN-8436958).
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    161

Fig. 4 – Affiche du Chevalier de Maison-Rouge d’Albert Capellani


(1914 – LE CHEVALIER DE LA MAISON-ROUGE – Albert Capellani
– PATHÉ FRÈRES © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé).

L’art technique du cinéma
L’affiche du film d’Albert Capellani reprend les éléments qui ont fait le
succès des adaptations théâtrales (fig. 4).
La SCAGL exploite la valeur marchande du portrait et du nom de
Dumas. L’affiche met en scène le tableau devenu le plus célèbre, le Tribunal
révolutionnaire, animé par une reprise de l’éclairage au quinquet qui fait
apparaître Geneviève sur le banc des accusés, en morte vivante tant sa
peau est livide.
Les photographies d’exploitation 35 présentent des scènes de liesse
révolutionnaire, rassemblant une forte figuration dans des pauses caracté-
ristiques (indignation, euphorie, horreur, etc.), dignes des conventions de
la scène théâtrale 36. L’analyse de ces sources promotionnelles a longtemps
induit en erreur les historiens du cinéma, qui ont souvent décrit le « style
théâtral de Capellani » 37 selon les codes des images publicitaires, sans véri-
tablement analyser les images filmiques pour elles-mêmes. Le film répond

35. Fondation Pathé, PHO – P – 1965 à 1976 ; puis PHO – P – 769 à 774.
36. Charles Aubert, L’art mimique, Paris, E. Meuriot, 1901.
37. Georges Sadoul, Le cinéma devient un art. 1906-1914, t. III, p. 23.
162  MÉLISSA GIGNAC

pourtant à des enjeux très différents. Depuis Sadoul, plusieurs ouvrages et


articles ont été consacrés à Capellani pour le réhabiliter 38. Il est convenu
aujourd’hui qu’il ne cède pas au pittoresque dans l’utilisation qu’il fait des
décors, de même qu’on reconnaît son recours aux légers mouvements de
caméra pour valoriser l’espace dans les extérieurs réels. Mais l’analyse
du film prouve une connaissance et une valorisation bien plus fines des
possibilités techniques offertes par le cinéma à l’endroit des décors, y
compris en studio : le film se détache du théâtre – et ne relève donc pas de
la théâtralité – dans le rapport qu’il établit entre le spectateur et le décor.
Le film ne reprend pas littéralement la mise en scène de théâtre (1888),
au niveau esthétique. Bien loin d’éclairer de façon dramatique le Tribunal
révolutionnaire (comme l’affiche nous invitait à le penser), Capellani
réserve l’éclairage en clair-obscur aux manigances du chevalier pour libérer
la Reine : le personnage creuse un tunnel sous la prison du Temple pour
la libérer. Le metteur en scène et son opérateur de prise de vues, Pierre
Trimbach 39, déploient une maîtrise technique remarquable en faisant surgir
de l’obscurité le visage aux aguets du personnage. La physionomie, et les
sentiments dont elle se pare, est alors extraite du décor pour mieux les
faire surgir aux yeux du spectateur, restituant la dimension humaine du
drame historique, en adaptant la tradition théâtrale au nouveau médium.
Le clair-obscur, associé au gros plan sur le visage de l’acteur, traduit le
caractère tumultueux et contradictoire des sentiments du personnage
– désir de libérer la Reine ; peur de se faire prendre et de la condamner.
Le décor, dans la fiction historique au cinéma, parvient donc à se faire
oublier, s’éloignant ici de l’esthétique théâtrale qui le donnait toujours à
voir. Le cinéma ne réduit pas non plus le décor à un lieu historique réel
qui servirait de « théâtre » au drame. Il adapte sa mise en scène en fonction
de ses ressources propres.
À la différence du théâtre, les décors ne sont pas présentés aux specta-
teurs d’un seul tenant. Ils sont au contraire filmés de plusieurs manières,
révélant aux spectateurs de multiples facettes. La dramaturgie se déploie
avec eux dans le temps. Il en va ainsi de la tannerie de Dixmer, filmée à
différentes reprises, comme en témoignent les images suivantes (fig. 5).

38. Concernant Albert Capellani, voir Albert Capellani. De Vincennes à Fort Lee (1895, no 68).
Voir spécifiquement dans ce numéro l’article sur les décors de Jean-Pierre Berthomé :
« Décors et espace dans les films français de Capellani », p. 137-150. Voir aussi Christine
Leteux, Albert Capellani. Cinéaste du romanesque, Grandvilliers, La tour verte, 2013. Voir
également le livret qui accompagne l’édition Pathé du coffret DVD (2010).
39. Pierre Trimbach est un opérateur de prise de vues important de la SCAGL. Il a publié ses
mémoires dans un livre riche d’enseignements sur sa pratique : Pierre Trimbach, Quand
on tournait la manivelle… Il y a 60 ans… Les mémoires d’un opérateur de la Belle Époque,
Paris, éditions CEFAG, 1970.
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    163

Fig. 5 – Photogrammes du film Le Chevalier de Maison-Rouge : les variations


du décor de la tannerie (© Pathé distribution, édition DVD, 2010).

Outre le teintage, qui marque la temporalité ou l’atmosphère, on


constate plusieurs cadrages et surtout, plusieurs éclairages pour un même
décor. Lorsque Lindey est fait prisonnier, une couleur bleu nuit et un éclai-
rage par la fenêtre à gauche du cadre nous montrent le choix stratégique
de Dixmer qui cherche à voir Lindey (alors à l’extérieur) sans être vu de
164  MÉLISSA GIGNAC

Fig. 6 – Photogrammes du film Le Chevalier de Maison-Rouge : les variations


du décor du salon de Dixmer (© Pathé distribution, édition DVD, 2010).
l’intérieur (la contiguïté des espaces est rendue sensible aux spectateurs
grâce au montage), pour mieux le faire prisonnier. Lindey ignore alors qu’il
est traqué, à la différence du spectateur. Or cette apparence du décor dans
le film (teintage bleu nuit, source directionnelle de la lumière, accentuation
du caractère sombre de la pièce) contraste avec son apparence première,
ainsi que les autres scènes qui le représentent par la suite. Le décor se plie
donc à la technique qui permet de décupler l’intensité dramatique en
fonction des scènes. Il en va de même du salon des Dixmer qui est filmé
à de multiples reprises, avec des éclairages, des teintages et des cadrages
très variables (fig. 6).
On le constate, le montage n’est pas le seul élément technique à entrer
en jeu. Il semble plutôt être un élément quasi secondaire tant le soin apporté
aux ressources filmiques (et non plus seulement profilmiques) dans sa
valorisation est patent. Nous constatons que pour qu’un décor devienne
cinématographique et se détache du rapport au spectateur fixe, frontal
  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    165

et éloigné, il doit nécessairement entrer en interférence avec les autres


ressources de la mise en scène (et notamment les ressources techniques :
variation d’angles et d’échelles, colorisation des images, éclairage, etc.).
C’est en ce sens que nous empruntons à Olivier Goetz l’idée suivante : à
la réalité matérielle du décor « s’incorporent des éléments de langage et
d’affect » 40 pris en charge par la mise en scène dans sa globalité. Autrement
dit, le décor « n’est jamais une pure donnée visuelle, il comprend une charge
affective au sein d’un contexte bavard » 41 qui se déploie dans le temps.
Albert Capellani restitue le drame romanesque en le réduisant, dans
certaines scènes clés, à son essence même – l’opposition entre l’amour et la
prise de position idéologique – grâce à la valorisation du décor, qui cache ou
montre, reflète ou expose l’intériorité des personnages qui l’habitent. Ainsi,
après leur première rencontre, Maurice ne cesse de penser à Geneviève.
L’amour s’oppose fièrement à la prise de position idéologique pour montrer
toute l’ambiguïté du personnage de Lindey, pris entre son idéal politique
et ses sentiments. À l’image, cela se traduit par l’effacement progressif
des symboles révolutionnaires au profit de la présence amoureuse de
Geneviève (fig. 7).
Ainsi au début du film découvrons-nous l’intérieur de Maurice Lindey.
À droite de l’image, nous observons Maurice attablé à son bureau. À gauche
du cadre nous découvrons le buste de Marianne, positionné devant la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La rêverie de Maurice va
bientôt laisser place, grâce à un cache et une surimpression, au souvenir
de Geneviève qui éclipse le symbole féminin de la Révolution. Cette scène
de rencontre, à gauche du cadre, avait été pleinement traitée plus tôt dans
le film. Il s’agit d’un remploi, permettant de représenter le souvenir. Plus
tard, lorsque nous retrouvons Geneviève, faisant du crochet dans son
intérieur aristocratique, le même type de mise en scène s’installe, dévoilant
la réciprocité des sentiments de l’épouse, infidèle en pensées et qui songe à
son amant en devenir. Plus loin enfin dans le récit, lorsqu’elle emménage
chez Maurice, grâce à l’éclairage, les symboles républicains s’obscurcissent
dans le cadre. Ils ne disparaissent pas mais deviennent presque invisibles,
supplantés par la présence réelle de Geneviève qui se traduit par des fleurs
au sein de cet univers masculin, ainsi qu’un teintage violet, caractéristique
de cette présence féminine. Le buste de Marianne s’efface progressive-
ment au profit de Geneviève établissant une rivalité tacite entre les deux
femmes, celle de pierre, qui incarne la politique et l’idéal révolutionnaire,

40. Olivier Goetz, Le geste Belle Époque, Strasbourg, ELiPhi, 2018, p. 5. Olivier Goetz applique
cette idée à l’analyse du geste en expliquant que l’analyste ne peut le réduire à une action
physique ou visuelle.
41. Ibid.
166  MÉLISSA GIGNAC

Fig. 7 – Photogrammes du film Le Chevalier de Maison-Rouge :


le rôle de l’éclairage dans l’opposition symbolique entre l’idéal politique
et le sentiment amoureux (© Pathé distribution, édition DVD, 2010).

à l’exigence meurtrière, l’autre de chair et de sang, mortelle par nature,


incitant à l’amour autant qu’au risque. L’une et l’autre sont exclusives.
Mais le buste ne désarme pas face à Geneviève et reste malgré tout visible
à l’écran, symbolisant et rappelant sans cesse aux spectateurs le danger
encouru par les personnages.

Au théâtre comme au cinéma, le décor doit être envisagé dans un


« contexte bavard » 42 avec lequel il dialogue (éclairage, jeu d’acteur, cadrage,
etc.). Si le décor du théâtre historique du XIXe siècle à la réputation d’être
spectaculaire et fastueux, notons que l’analyse de ce drame, dans ses dif-
férentes versions scéniques, prouve la coexistence d’une lecture qui fait
honneur à l’intimité des personnages et à leurs souvenirs, par un éclairage
et d’autres éléments de mise en scène qui lui donnent sens. Le cinéma
reprend bel et bien certaines caractéristiques de l’esthétique théâtrale, sans
tomber dans la « théâtralité » à laquelle on l’a souvent réduit. Force est de
constater que la « théâtralité » de la scène comme de l’écran correspond
davantage à un imaginaire qui méconnaît les caractéristiques des deux
arts : « l’artifice ne connote pas systématiquement le théâtral, de même

42. Olivier Goetz, Le geste Belle Époque, p. 5.


  LA THÉÂTRALITÉ DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN : LE RÔLE DU DÉCOR…    167

que tous les effets de théâtralité ne relèvent pas d’une esthétique factice » 43.
L’analyse du film démontre une fine interprétation du texte, par Capellani,
qui utilise l’Histoire comme prétexte à une intrigue amoureuse et qui pro-
pose plusieurs expérimentations esthétiques. Au théâtre, certains mauvais
esprits allaient même jusqu’à qualifier le drame de « Terreur Bourgeoise
à l’eau-de-rose » 44 dès 1869. Capellani n’est pas dupe et jongle habilement
avec le positionnement institutionnel du cinéma (qu’il incarne en tant que
directeur artistique de la SCAGL) et ses exigences artistiques. Autrement
dit, il assure un succès public et d’estime – par le biais d’une adaptation
romanesque – tout en menant à bien ses expérimentations esthétiques
au cinéma.

Mélissa gignaC
Université de Lille

43. Jacques Gerstenkorn, « Lever de rideau », in Cinéma et théâtralité, Christine Hamon-


Siréjols, Jacques Gerstenkorn et André Gardies (dir.), Lyon, Aléas, 1994, p. 15.
44. « Le Chevalier de Maison-Rouge à la Porte-Saint-Martin », BNF, Arts du spectacle, FOL-
ICO-THE 794.
QUAND LE CINÉMA S’INVITE
À L’OPÉRA DE PARIS :
DÉCORS MOUVANTS
ET IMAGES PROJETÉES
DANS LES ANNÉES 1920-1930

Lorsque la nouvelle direction de l’Opéra s’installe en 1914, le cinéma a déjà


conquis le public. Face à cet engouement les réactions du théâtre lyrique
sont variées, laissant entrevoir des relations possibles entre le cinéma et
l’opéra. Les directeurs des maisons lyriques dont Jacques Rouché 1, à la
tête de l’Opéra de Paris, tentent alors d’adapter les procédés du cinéma à
la scène à des fins stratégiques mais aussi pour moderniser l’équipement
scénique. En cette période de bouleversement artistique, les expérimen-
tations de la direction de l’Opéra sont observées par la presse spécialisée.
Ainsi, comment Jacques Rouché a-t-il su associer cinéma et art lyrique sur
la vaste scène du palais Garnier ? Comment s’est-il emparé des techniques
du cinéma pour concevoir de nouvelles mises en scène et à quelles fins ?
Entouré d’un cénacle d’artistes sensibles à ses ambitions, le directeur
de l’Opéra se lance dans une entreprise audacieuse en présentant des
spectacles conçus avec des éléments caractéristiques du cinéma. C’est ce
que l’étude de trois mises en scène originales nous permet d’interroger.
Tout d’abord, La Tour de feu (1928), où, en quête de réalisme, Rouché
provoque une collaboration entre le décorateur Maxime Dethomas 2 et

1. Jacques Rouché (1862-1957) est le directeur de l’Opéra de Paris entre 1914 et 1945 après
avoir dirigé le théâtre des Arts de 1910 à 1913. Amateur d’art et attaché à la modernité, il
participe de près à l’évolution de la décoration scénique au cours de la première moitié
du XXe siècle.
2. Maxime Dethomas (1867-1929) est peintre et décorateur de théâtre français. Proche colla-
borateur de Jacques Rouché, il travaille à ses côtés au théâtre des Arts et à l’Opéra de Paris.

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 169-184
170  ALEXANDRA BELLOT

la cinéaste Germaine Dulac 3 ; puis L’Illustre Frégona (1931) qui s’appuie


sur les décors mobiles de Georges Mouveau 4 s’apparentant aux fondus
enchaînés et enfin La Damnation de Faust (1933) où les décors lumineux
d’Ernest Klausz 5 accompagnent de façon inédite la montée dramatique
de l’œuvre.

Le cinéma à l’Opéra de Paris
Alors qu’au début des années 1920, les théâtres lyriques connaissent une
baisse de fréquentation, la ferveur du cinéma est d’abord vécue comme
une crainte. Dans ce contexte concurrentiel, le directeur de l’Opéra envi-
sage une première rencontre cinéma-opéra pour contrer le refus d’une
augmentation de la subvention et la baisse d’affluence en annonçant une
série de projections de films. En tant que symbole de modernité, l’entrée
du cinéma à l’Opéra s’inscrit dans l’attachement que porte le directeur au
rajeunissement de la maison comme le souligne ce journaliste :

Une seule ressource, dit-on, reste à M. Rouché : celle d’organiser dans le


monument de Garnier des séances de cinéma alternant avec des repré-
sentations théâtrales. Au premier abord la proposition a quelque chose
de choquant. Mais il faut bien se montrer moderne. Et est-il rien de plus
moderne que le triomphant cinéma 6 ?

Parallèlement, André Antoine 7 explore la question de l’interpénétra-


tion des arts sur scène et vante les rapports entre le cinéma et la musique :

[O]n sait à quel point la musique est l’accompagnement indispensable de


l’écran ; elle fait corps avec la projection […] L’initiative de M. Rouché

3. Germaine Dulac (1882-1942) est une cinéaste française considérée comme une figure
majeure de l’avant-garde cinématographique. À son sujet, consulter : Germaine Dulac,
au-delà des impressions, Tami Williams (dir.), 1895, revue d’histoire du cinéma, no hors-
série, juin 2006.
4. Georges Mouveau (1878-1959) est un décorateur de théâtre français œuvrant principale-
ment pour l’Opéra de Paris et l’Opéra-Comique.
5. Ernest Klausz (1898-1970) est un artiste hongrois. Connu en France pour son travail à
l’Opéra de Paris, il s’intéresse aux relations entre la peinture et la lumière sur scène.
6. Claude Marsey, « L’opéra d’hier et d’aujourd’hui. En fera-t-on un cinéma ? », Floréal,
2e année, no 44, 29 octobre 1921, p. 1032.
7. André Antoine (1858-1943) est un homme de théâtre influent, à la fois directeur de théâtre
et critique dramatique. S’intéressant au rapport entre la scène et la salle, il est désigné
comme étant le premier metteur en scène en France.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…     171

viendrait donc singulièrement à son heure […] Si l’admirable orchestre


de l’Opéra est utilisé pour ces spectacles […] le succès est certain, le ren-
dement matériel sera énorme 8.

Envisagée depuis 1921, l’entrée du cinéma à l’Opéra s’effectue en 1924


avec la projection du film d’aventure historique Le Miracle des loups de
Raymond Bernard conçu dans des décors de Robert Mallet-Stevens 9.
En juin 1924, un journaliste déclare : « L’Opéra, déjà maître de la musique
et de la danse, va s’annexer le cinéma » 10. Au lendemain de la soirée, André
Antoine entrevoit les possibilités de construire des spectacles conjuguant
la technique et la modernité du cinéma avec le talent des musiciens :

Quelles conditions plus satisfaisantes pour une exécution de grand style


que la collaboration d’un orchestre comme celui de l’Opéra ? Si cette ten-
tative réussit, elle peut ouvrir un immense débouché pour nos composi-
teurs et par cette fusion de deux arts, nous orienter vers de magnifiques
spectacles et des réalisations nouvelles 11.

Le réalisateur Pierre Maudru 12 participe au débat qui s’opère dans le


quotidien Comœdia et suggère l’utilisation des ressources du cinéma pour
moderniser les présentations scéniques de l’Opéra :

Le cinématographe, par ses truquages, ses « trompes-l’œil », sa mobilité,


son découpage, par sa perpétuelle prestidigitation, par la facilité avec
laquelle il nous transporte d’un décor dans un autre, résout aisément
une gamme de problèmes très ardus 13.

Rouché, qui montre un intérêt permanent pour les relations permises


entre la scène, l’image projetée et la lumière, perçoit le recours aux res-
sources techniques du cinéma comme un nouveau moyen d’allier l’effet
spectaculaire et la modernité. Ses soirées cinématographiques s’attirent
les louanges des critiques mais aussi du public, comme le montre la mise
en scène de La Tour de feu.

8. André Antoine, « Le cinéma à l’opéra », Cinémagazine, no 12, 8-14 avril 1921, p. 3.


9. Robert Mallet-Stevens (1886-1945) est un artiste pluridisciplinaire s’intéressant au décor
de cinéma dans les années 1920, voir Robert Mallet-Stevens, Le décor au cinéma, Paris,
Éditions Séguier, 1996.
10. Jean-Louis Croze, « L’entrée du Cinéma à l’Opéra », Comœdia, 13 juin 1924, p. 4.
11. André Antoine « Le cinéma à l’Opéra » Comœdia, 18 octobre 1924, p. 2.
12. Pierre Maudru (1892-1992) est scénariste et réalisateur. Passionné de théâtre et de musique,
il devient un critique musical influent dans le quotidien Comœdia.
13. Pierre Maudru, « Le cinématographe et l’Opéra », Comœdia, 12 janvier 1925, p. 4.
172  ALEXANDRA BELLOT

La Tour de feu (1928)
Une collaboration originale entre
le décorateur Maxime Dethomas
et la cinéaste Germaine Dulac
En 1924, le compositeur Sylvio Lazzari 14 termine la musique et le livret
de sa nouvelle œuvre La Tour de feu, un drame lyrique en trois actes
se déroulant en Bretagne. Les maquettes de décors et de costumes sont
confiées au décorateur familier de la maison, Maxime Dethomas. Ici, la
tour de feu fait référence à un phare, lieu du conflit passionnel. Pour ce
drame, Dethomas conçoit trois décors : le premier représente une chapelle
située en bord de mer. Le décor du deuxième acte (fig. 1) représente la base
du phare. L’œuvre est conçue afin d’amener progressivement la situation
dramatique du dernier acte. Pour ce tableau, celui de la tempête de nuit,
Dethomas dresse l’intérieur du phare cerné par la fureur des éléments
(fig. 2). Les maquettes des décors révèlent un certain réalisme d’intention
et d’exécution. Toutefois, l’artiste propose un troisième décor audacieux
alliant une construction complexe et l’emploi de projections d’images.
En effet, conçu sur deux niveaux, ce décor communique par un escalier en
colimaçon, variant ainsi les mouvements des acteurs. De plus, Rouché et
son décorateur sont amenés à réfléchir sur la meilleure façon de proposer
aux spectateurs l’équivalent visuel de la mer déchaînée. Pour concevoir cette
mise en scène originale, une collaboration artistique est engagée entre le
directeur de l’Opéra, Maxime Dethomas et la réalisatrice Germaine Dulac
chargée de capter des images. La correspondance conservée 15 autour de
la production signale les difficultés de réalisation et les allers-retours de
Germaine Dulac entre Biarritz, Dieppe et Saint-Malo, avant d’effectuer
les prises définitives en Normandie 16. Projeté sur la partie inférieure de la
toile peinte, le film d’une durée de quarante minutes 17 représente : « Un
ouragan […] en Bretagne, sur une côte abrupte et désolée » 18. Les images
sont projetées par transparence de sorte que les vagues se fondent dans la
surface peinte. La presse spécialisée s’empare de la nouveauté et fournit

14. Sylvio Lazzari (1857-1944) est un compositeur français d’origine autrichienne. Trois de
ses cinq opéras, composés entre 1889 et 1925, sont situés en Bretagne.
15. La correspondance est conservée à la bibliothèque-musée de l’opéra (BMO).
16. Georges Mouveau, « Lettre à Jacques Rouché », datée du 31 octobre 1927, dossier d’œuvre
La Tour de feu, BMO, NLAS-47 (1-20).
17. « Théâtre et Cinématographe », Chronique des lettres françaises, 6e année, no 31, janvier-
février 1928, article non signé citant les propos d’Émile Vuillermoz.
18. G.L, « “La Tour de Feu” à l’Opéra », Comœdia, 12 janvier 1928, p. 1.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…     173

Fig. 1 – La Tour de feu, acte II, La Rampe, 15 janvier 1928, p. 13


(BNF, département droit, économie, politique, JO-60609).

Fig. 2 – La Tour de feu, maquette de décor en volume, Maxime Dethomas,


1928 (BNF, département bibliothèque-musée de l’opéra, MAQ 647).
174  ALEXANDRA BELLOT

de précieuses indications au sujet de la technicité d’une telle mise en scène


et de la recherche d’harmonie entre la toile peinte et le film. En ce sens,
le musicien et critique Émile Vuillermoz 19 souligne l’exigence de la mise
en scène :

Le décor de Maxime Dethomas a été conçu de telle sorte que sur le


« champ » de la mer qui fuit jusqu’à l’horizon on puisse projeter par des
dispositifs spéciaux de véritables vagues animées du rythme exigé par
la partition 20.

Par ailleurs, une projection lumineuse mouvante emplit le ciel de


nuages chassés par le vent. Cet élément de mise en scène est présenté par
L’Illustration qui fait paraître un schéma explicatif et signale :

[…] deux cabines […] placées près du fond de la scène […] projettent
[…] les images des vagues sur une toile colorée de teintes glauques […]
Ces images sont légèrement déformées, par suite de l’effet d’obliquité des
rayons de projection et de l’emploi d’un objectif spécial 21.

Enfin, plusieurs détails du procédé technique sont apportés aux lecteurs :

Entre ces deux projections on trouve […] une lanterne dissimulée à la


vue du spectateur par le phare […] lanterne qui projette à travers un
disque de verre peint et mobile les images des nuages sur une toile de
fond peinte […] La toile sur laquelle se déroulent les projections […] est
placée au-dessous d’une gaze transparente […] sur laquelle sont peints
quelques nuages, afin de parfaire l’illusion 22.

En devenant un élément constitutif du spectacle, la projection ciné-


matographique doit se doter d’un caractère particulier et intégrer la com-
position : « [l]e problème consistait à rendre le cinéma “lyrique” en lui
faisant accomplir le même effort de transposition que les autres éléments
artistiques de l’œuvre » 23. Le journal signale aussi une prise de vues ori-
ginale ôtant aux projections toute précision excessive. Par ce procédé,
les prises de vues de Germaine Dulac perdent leur aspect documentaire

19. Émile Vuillermoz (1878-1960) est un critique de musique et de cinéma. Il est considéré
comme étant l’initiateur de la critique cinématographique, voir Pascal Manuel Heu,
Le Temps du cinéma. Émile Vuillermoz père de la critique cinématographique. 1910-1930,
Paris, L’Harmattan, 2003.
20. « Théâtre et Cinématographe », p. 104.
21. Voir le schéma explicatif dans « La Tour de feu », L’Illustration, 21 janvier 1928, p. 22.
22. Ibid.
23. « Théâtre et Cinématographe », p. 105.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…     175

et revêtent un caractère plus artistique. Le modernisme de la mise en


scène est applaudi par la presse. L’acte de la tempête est perçu comme
« la principale attraction, pour ne pas dire distraction, de ce spectacle » 24.
Pour Vuillermoz, au fait de la question du cinéma, l’emploi de projections
d’images est essentiel pour matérialiser les phénomènes météorologiques
sur scène tels que la tempête :

[I]l est bien évident que la toile peinte, les planches découpées et les car-
tonnages offraient des matérialisations trop grossières et trop rigides. Une
tempête est un kaléidoscope et une fantasmagorie lumineuse. C’est dans
ce domaine qu’il fallait chercher une transposition possible 25.

Avec la mise en scène de La Tour de feu, Rouché présente un spec-


tacle conçu au-delà des limites traditionnelles du décor de scène. Comme
la musique, le film devient une expression du drame et un dialogue est
mené entre les effets combinés des toiles peintes et des écrans animés.
Au début des années 1930, la création de La Tour de feu enrichit de la sorte
les débats portant sur les relations entre le cinéma et le théâtre. En 1932,
Ciné-Comœdia interroge les spécialistes : « Le Cinéma doit-il compléter le
Théâtre et particulièrement le théâtre musical ? » et Edmond Marc évoque
à l’occasion l’expérience de La Tour de feu :

[C]ette adjonction du cinéma au théâtre a déjà été tentée, et avec plein


succès : c’est au cinéma que nous devons, par exemple, le très beau décor
maritime de la Tour de Feu. Et nous estimons que, comprise de cette
manière, c’est-à-dire tentée avec discernement et discrétion, là, où en
fait de décors, la carence du théâtre devient flagrante, cette collabora-
tion peut être une chose parfaitement légitime 26.

Avec la création de La Tour de feu, Rouché insère des séquences fil-


mées à la scène pour renforcer l’effet dramatique et guider l’imaginaire.
Par ailleurs, le rythme offert par le cinéma captive le directeur attaché à
proposer des mises en scène les plus ingénieuses. La création de L’Illustre
Frégona en 1931 en témoigne. Ici, Rouché introduit par l’entremise des
décors ces questions de mobilité qui s’apparentent à des effets de montage
cinématographique.

24. André Lévinson, « Une importante innovation à l’occasion de la reprise de la “Tour de


feu” », Comœdia, 6 janvier 1933, p. 1.
25. « Théâtre et Cinématographe », p. 104.
26. Edmond Marc, « Le Cinéma doit-il compléter le Théâtre et particulièrement le théâtre
musical ? » Ciné-Comœdia, 16 septembre 1932, n. p.
176  ALEXANDRA BELLOT

L’Illustre Frégona (1931)
L’emploi de la mobilité du cinéma :
l’utilisation de la scène tournante
À la scène, la quête du mouvement tente de répondre à plusieurs difficul-
tés. Tout d’abord celle de la durée des spectacles. Puis, vient la question
de la fluidité sur scène avec la possibilité de suivre chaque interprète
dans ses déplacements et de passer rapidement d’une scène à une autre.
Traditionnellement à l’Opéra, on parle de changement à vue, réalisé
depuis le début du XIXe siècle à l’aide de plusieurs astuces de machinerie
tels que : l’utilisation du rideau de manœuvre, la toile métallique, le rideau
de nuage et plus tardivement l’emploi de la scène tournante. Celle-ci est
inventée à l’Opéra royal de Munich à la fin du XIXe siècle. Le metteur
en scène Max Reinhardt 27 l’utilise et la perfectionne notamment pour
Faust au Deutsche Theater en 1909. Dans les années 1910, le travail de
Reinhardt dévoilé en partie par Jacques Rouché demeure une référence
en matière d’innovations scéniques et de recherches esthétiques. Le pro-
cédé arrive progressivement sur les scènes françaises. En 1921 lors de la
réfection du Grand Théâtre de Lyon la direction l’équipe d’une double
scène tournante dite parapluie 28. Cette construction se compose de deux
disques l’un formant le cintre, l’autre comprenant le plancher de scène
et un dessous. Ce dispositif permet soit de préparer un acte pendant
que l’autre se joue, soit de faire défiler plusieurs actes sans interruption.
L’Opéra n’est pas la première scène parisienne à utiliser ce système
puisqu’en 1923, la Comédie-Française construit une scène tournante pour
l’œuvre de Molière, Le Sicilien 29 (fig. 3). C’est au début des années 1930
que sont menées à l’Opéra des réflexions sur l’utilisation d’une scène
tournante. En effet, en janvier 1930, le décorateur Nicolas Benois 30 et
Jacques Rouché échangent au sujet des diverses expériences de l’artiste au
Théâtre royal de Rome, au sein duquel une scène mécanique est installée

27. Max Reinhardt (1873-1943) est un metteur en scène autrichien qui dirige le Deutsches
Theater à Berlin. Attaché à développer toutes les ressources de la scène, il mène des
recherches pionnières en matière de mise en scène et occupe une place dominante dans
le monde du théâtre allemand de la première moitié du XXe siècle. À son sujet, consulter :
Marielle Silhouette, Max Reinhardt. L’avènement du metteur en scène, Paris, Sorbonne
Université Presses, 2017.
28. Jean Gandrey-Rety, « Lyon, ville d’Art », Comœdia, 26 février 1922, p. 1-2.
29. Asté D’Esparbès, « M. Granval et son décor tournant », Comœdia, 7 janvier 1923, p. 1.
30. Nicolas Benois (1881-1988) est un décorateur de théâtre russe travaillant notamment pour
les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Il occupe le poste de décorateur principal de la
Scala de Milan.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…     177

Fig. 3 – Décor tournant pour la Comédie-Française, Comœdia, 7 janvier 1923,


p. 1 (BNF, département droit, économie, politique, JOD-123).

depuis 1929. L’artiste vante tout particulièrement le système inventé par


le constructeur Ansaldo :

Sans aucun doute le système d’Ansaldo triomphe sur toutes les autres
expériences faites jusqu’à présent sur les scènes des grands théâtres euro-
péens. Le changement et la préparation des décors deviennent d’une sim-
plicité extraordinaire ce qui permet maintenant de réaliser des mises en
scène vraiment grandioses sans tant de frais et sacrifices 31.

31. Nicolas Benois « Lettre à Jacques Rouché », datée du 6 janvier 1930, fonds Rouché, BMO,
FONDS ROUCHE-251.
178  ALEXANDRA BELLOT

La première utilisation d’une scène tournante à l’Opéra est proposée


à l’occasion de la création de L’Illustre Frégona de Raoul Laparra 32. Cette
« zarzuela » en trois actes est une forme de théâtre populaire espagnol,
accompagné de musique et de chant. Ici, l’héroïne est confiée à un couple
d’aubergistes et fait fonction de « frégona », c’est-à-dire de servante. Un étu-
diant s’éprend d’elle et après plusieurs péripéties devient son prétendant.
L’Illustre Frégona réunit plusieurs attraits : le spectaculaire par le genre de
l’œuvre, l’originalité de la mise en scène, la rapidité des changements de
décors et la mise à l’honneur de la danse espagnole. L’œuvre est divisée en
deux parties par un entracte et la seconde comporte un important ballet.
Le directeur de l’Opéra se charge de la mise en scène et confie la réalisation
des décors à Georges Mouveau, décorateur familier de la maison. Tous deux
imaginent un plateau tournant de seize mètres de diamètre qui permet,
sans baisser le rideau, la vision alternée des divers lieux d’action : la place
publique, le patio, l’auberge 33. Par ce procédé ingénieux, la circulation des
comédiens et des danseurs est facilitée et devient plus fluide. L’action ne
s’interrompt pas, et selon ses besoins, la plaque tournante présente aux
spectateurs l’une ou l’autre partie du décor. En ayant recours à un nouveau
procédé, Jacques Rouché inscrit son spectacle dans la modernité scénique.
En effet, le directeur mise sur une machinerie spectaculaire et cherche à
satisfaire le goût du public par la rapidité des changements de décors.
Pierre Maudru salue la technicité de la machinerie :

pivotant avec précision, elle laisse à l’action toute sa prestesse ; elle per-
met des changements de tableaux immédiats et amusants, à une époque
où le théâtre se rapproche de plus en plus du cinématographe dont les
formules condensées, la mobilité du décor, les raccourcis, ennemis de
toute longueur inutile, conviennent au goût de rapidité qui caractérise
notre temps 34.

Ce spectacle est construit selon une progression à la fois sonore et


rythmique. En utilisant le plateau tournant, Rouché anime véritable-
ment la scène. À cet égard, Pierre Blois évoque un « effet de vie réelle » 35.
L’importance du rythme s’adjoint à l’idée du décloisonnement sur scène.
Les comédiens et danseurs ne sont plus prisonniers des toiles peintes qui

32. Raoul Laparra (1876-1943) est un compositeur français. Également critique musical, il a
mené des recherches sur la musique et la danse populaire espagnole.
33. Quelques mois avant la première représentation, le journal L’Illustration publie plu-
sieurs photographies des décors afin de présenter le nouveau procédé créé pour la scène
de l’Opéra (« L’Illustre Frégona », L’Illustration, 7 mars 1931, p. 28).
34. Pierre Maudru, « L’Illustre Frégona », Comœdia, 18 février 1931, p. 1.
35. Pierre Blois, « Ut dièse & ré bémol », L’Européen, 25 février 1931, p. 3.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…     179

limitent habituellement leur action ; ici elle est démultipliée. De ce fait, on


retrouve une grande liberté de circulation sur scène offrant une énergie
scénique nouvelle. Comme le soulignent plusieurs critiques, L’Illustre
Frégona trouve l’apogée de son succès dans son tableau final composé prin-
cipalement de danses. La combinaison des danses et du plateau tournant
avec le défilement des décors fait de ce dernier tableau un mouvement
tourbillonnant, pour lequel Raymond Balliman évoque « une frénésie
dansante » 36. L’auteur Tristan Klingsor 37 reconnaît le triomphe de ce tableau
et l’apport considérable de la scène tournante dans la mise en scène d’une
œuvre telle que celle de Laparra :
Quand cette agréable farce touche à sa conclusion, Raoul Laparra, pour
son plaisir et pour le nôtre, confie aux instruments d’entraînants airs de
danse […] Alors, le plateau tournant évolue lui aussi. Et il est certain que
ce mouvement du décor, des personnages faisant des pas sur des rythmes
bien marqués, donne au spectateur une sorte de vertige 38.

Par cette nouvelle conception du changement à vue, le rapprochement


entre la mise en scène de L’Illustre Frégona avec les techniques du cinéma est
évident et on peut aisément l’apparenter au système des fondus enchaînés.
En 1931, ce spectacle se distingue comme une offensive au cinéma. L’effort
de la maison porté par Rouché est largement salué par la presse. Raymond
Balliman partage son impression de fraîcheur et de nouveauté :
Quel changement ! Ici, ce n’est plus le matériel national qu’on nous pré-
sente. Ce sont des décors délicieux en leur pittoresque exactitude, des
costumes évocateurs. Et le plateau tournant, dont on a tant parlé, inven-
tion récente, constitue une innovation des plus ingénieuses et des plus
utiles pour la machinerie. De la sorte, tandis que la musique séduit, que
la pièce divertit, le spectacle enchante les yeux 39.

Associés à des décors de toiles peintes, projections d’images et plateau


tournant peuvent ainsi participer à la modernisation des mises en scène de
l’Opéra. Cette évolution esthétique sur scène s’affirme lorsque le plateau
est dépourvu de tous décors traditionnels conçus en toile peinte. Cette
prouesse artistique, où se mêlent jeux de lumière et projections, est illustrée
par la création de la mise en scène de l’œuvre de Berlioz, La Damnation
de Faust en 1933.

36. Raymond Balliman, « Premières Représentations et Prises de Rôles », Lyrica, février 1931,


p. 1933.
37. Tristan Klingsor (1874-1966) est un peintre et auteur français. D’abord poète, il consacre
une partie de sa carrière à l’étude des grands maîtres de la peinture.
38. Tristan Klingsor, « Nouveau spectacle à l’opéra », La Semaine à Paris, 20 février 1931, p. 34.
39. Raymond Balliman, « Reprises », Lyrica, mai 1932, p. 2196.
180  ALEXANDRA BELLOT

La Damnation de Faust (1933)
L’immatérialité du décor par la lumière :
les décors d’Ernst Klausz
Dès 1925, Pierre Maudru, au lendemain du succès de la projection du
Miracle des loups, s’interrogeait sur l’apport des projections d’images sur
scène et pensait qu’elles pouvaient renforcer la portée dramatique de la
mise en scène de La Damnation de Faust 40 :
Le répertoire lyrique nous fournit des exemples multiples de passages
dont la réalisation réclame le secours de l’objectif, mais je ne crois pas qu’il
en existe de plus saisissant que la « Course à l’abîme » de La Damnation
de Faust.
Sa production, à la scène, a été partout imparfaite. L’actuelle direction
de l’Opéra ne saurait se froisser de cette constatation, puisqu’elle n’a
point présidé aux études de l’œuvre, et la direction précédente ne peut
s’en formaliser davantage, car lorsqu’elle monta la légende dramatique
de Berlioz, le cinématographe ne nous donnait pas encore les satisfac-
tions qu’il nous procure aujourd’hui 41.

En janvier 1928, la presse annonce une reprise de l’œuvre de Berlioz 42 et


en août, Comœdia évoque les recherches menées par Jacques Rouché et le
directeur de la scène Pierre Chéreau (1878-1948) afin d’offrir à l’œuvre une
nouvelle mise en scène : « suivant les données d’éclairage et de machinerie
les plus modernes » 43. Rapidement, l’annonce du projet capte l’attention
de plusieurs artistes comme la chorégraphe Gabrielle Bloch 44, qui dirige
les ballets de la danseuse Loïe Fuller 45 :
J’ai appris par hasard que vous alliez monter La Damnation de Faust :
Loïe m’avait longuement causé de ce projet qui nous intéressait tant, et
nous avions toutes deux travaillé longuement de nouveaux effets (de
lumière et même de cinéma). Vous intéresseraient-ils ? Je serais pour ma

40. Dans les années 1920, La Damnation de Faust est présentée à l’Opéra dans la mise en
scène élaborée en 1910 par Paul Stuart, construite autour de plusieurs décors réalisés dans
la tradition de la toile peinte.
41. Pierre Maudru, « Le cinéma et l’Opéra », Comœdia, 12 janvier 1925, p. 4.
42. « Théâtre », L’Intransigeant, 9 janvier 1928, p. 5.
43. « Petit courrier », Comœdia, 11 août 1928, p. 3.
44. Gabrielle Bloch (1870-1961) est une chorégraphe et réalisatrice française. Elle collabore
principalement avec la danseuse Loïe Fuller et reconstitue certaines de ses danses les plus
célèbres à l’écran.
45. Loïe Fuller (1862-1928) est une danseuse américaine, surnommée « Fée lumière ». Elle a
recours aux technologies innovantes de son époque, dont la projection de lumières colo-
rées, dans la conception de ses ballets.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…   181

part très heureuse si je pouvais réaliser ce projet si cher à Loïe, et pour


elle et pour moi-même 46.

Pour cette nouvelle présentation scénique, Rouché envisage en pre-


mier lieu un projet pictural et sollicite Étienne Ret 47, pour la réalisation
des décors 48. Le peintre propose des maquettes de décors destinés à être
traditionnellement plantés sur scène 49. Pour les scènes d’illusions fantas-
tiques, Rouché souhaite recourir aux ressources du cinéma et se tourne
vers le décorateur Eugène Frey 50 qui expérimente le décor lumineux à
l’Opéra de Monte-Carlo. Malgré une collaboration fructueuse entre le
peintre et le décorateur 51, ce projet ne satisfait pas le directeur qui se
met en quête d’un nouveau collaborateur capable de porter à la scène la
partie fantasmagorique de l’œuvre. Il propose une association à la société
Gaumont qui ne peut lui répondre favorablement car avec l’avènement
du cinéma parlant l’entreprise doit se réorganiser 52. En 1933, il fait part de
ses difficultés à la presse :
Les propositions que, depuis trois ans, j’adressai d’abord au plus musi-
cien des érudits du film, ensuite au maître des transpositions modernes
du cinéma furent étudiées avec diligence. Perplexités artistiques, hésita-
tions pécuniaires… telles furent les causes d’un renoncement 53 !

Comme le souligne Mathias Auclair 54, Rouché profite de cet article


pour justifier de l’utilisation du cinéma pour son spectacle et espère attirer

46. Gabrielle Bloch « Lettre à Rouché », datée du 8 août 1928, citée dans Mathias Auclair
et Pierre Vidal, « Le musicalisme sur la scène de l’Opéra de Paris. Les décors lumineux
d’Ernest Klausz pour La Damnation de Faust », in Noter, annoter, éditer la musique.
Mélanges offerts à Catherine Massip, Cécile Reynaud et Herbert Schneider (dir.), Paris,
BNF, 2012, p. 597.
47. Étienne Ret (1900-1996) est un peintre et décorateur français. Élève de Maurice Denis,
il est membre du Salon d’automne.
48. Mathias Auclair, « À la recherche d’un art total. Ernest Klausz à l’Opéra de Paris », Revue
de la BNF, no 37, 2011/1.
49. Étienne Ret « Lettre à Jacques Rouché », datée du 11 septembre 1928, BMO, ARCHIVES
OPERA 20-756 (1-13).
50. Eugène Frey (1863-1930) est un peintre et décorateur belge. Il invente un dispositif de
décors lumineux utilisé notamment à l’Opéra de Paris.
51. Étienne Ret, « Lettres à Jacques Rouché », datées des 18 avril, 25 juillet et 22 août 1929,
BMO, ARCHIVES OPERA 20-756 (1-13).
52. Société Gaumont-Franco-Film-Aubert « Lettre à Jacques Rouché », datée du 7 août 1930,
BMO, dossier d’œuvre La Tour de feu, NLAS-47 (1-20).
53. Jacques Rouché, « “La Damnation de Faust” et l’emploi du cinéma au théâtre », Le Matin,
7 mars 1933, p. A.
54. Conservateur général des bibliothèques, Mathias Auclair est directeur du département
de la musique de la Bibliothèque nationale de France. Mathias Auclair et Pierre Vidal,
« Le musicalisme sur la scène de l’Opéra de Paris… », p. 599.
182  ALEXANDRA BELLOT

un artiste répondant à ses ambitions. C’est Ernest Klausz qui lui permet
de mener à bien son projet. Klausz connaît la scène et travaille plus par-
ticulièrement sur la question de la peinture en mouvement 55. Évoluant à
Berlin, les relations entre la musique et la peinture sont au cœur de ses
préoccupations artistiques. Dans un article publié dans la revue Rythmes
et couleurs, il évoque ses premiers contacts avec Rouché :

En 1931, je proposais à M. Rouché, directeur de l’Opéra de Paris, d’in-


troduire les projections. Il m’énumérait les impossibilités qui s’oppo-
saient à leur réalisation : le verre des dispositifs éclatait, la gélatine et les
couleurs brûlaient dans la température très élevée des appareils de pro-
jections ; par conséquent, la projection n’était pas assez lumineuse, le
dessin était doublement déformé par la projection ; et puis d’où proje-
ter ? Sur quel écran ? Enfin, comment éclairer la scène et les personnages
sans nuire à la projection 56 ?

L’artiste propose non pas des projections cinématographiques mais


un perfectionnement du procédé d’Eugène Frey : des clichés peints sur des
supports transparents – afin qu’ils puissent être projetés et réalisés dans des
matériaux résistant à la chaleur 57. Dans un entretien accordé à Raymond
Bayer, l’artiste précise sa définition du décor de scène :

Ce que l’on nomme communément « le décor », doit devenir une image


scénique en mouvement, c’est-à-dire : non plus un cadre pour situer l’ac-
tion, un décor rigide, bâti dans l’espace, incapable de marcher « ensemble »,
dans le temps, avec les autres arts, mais une partie puissante, mouvante
émouvante de l’œuvre d’art total 58.

C’est particulièrement la rencontre entre les arts visuels et l’opéra


qui intéresse l’artiste. Il cherche à dynamiser la mise en scène et aspire à
ce que l’opéra soit une œuvre d’art total ; une quête qui le rapproche de
l’entreprise de Rouché à l’Opéra. Cette notion « d’art total » héritière du
concept allemand Gesamtkunstwerk du XIXe siècle et initiée par Richard
Wagner se réalise à travers l’union des arts. Ici, Rouché, Chéreau et Klausz
mutualisent leurs compétences et proposent une mise en scène complexe
combinant décors en toile peinte et projections. Par ailleurs, l’installation
d’un grand proscenium offre différents niveaux et lieux d’action. De plus,

55. Mathias Auclair, « À la recherche d’un art total. Ernest Klausz à l’Opéra de Paris ».
56. Ernest Klausz, « Projection mouvantes au grand Opéra de Paris », Rythmes et couleurs,
9e année, no 42, juin 1964, p. 14.
57. Ibid.
58. Ibid., p. 13.
  QUAND LE CINÉMA S’INVITE À L’OPÉRA DE PARIS : DÉCORS MOUVANTS…   183

un double système de rideaux est employé sur scène réduisant alors le


vaste cadre. Cet aménagement permet de jouer certaines scènes devant
le rideau pendant que les machinistes changent de décors. Une seconde
scène surélevée où se déroule le drame fantastique est constituée à ses
extrémités par des escaliers qui aboutissent devant la rampe. Trois plans
s’offrent alors à l’évolution des interprètes. La mise en scène s’inspire
des recherches menées par le metteur en scène Adolphe Appia 59 sur la
construction de l’espace en fonction du drame. Ici, seul le fond de scène
constitue le tableau changeant aussi souvent que nécessaire par le biais des
projections. Au moyen de ce procédé, la mise en scène ne nécessite pas
de lourdes manœuvres. Il suffit d’une plaque de verre sur laquelle l’artiste
peint le paysage agrandi par projection. Ainsi, cela réduit les dépenses
exigées par la confection et la manutention des décors. Pierre Lalo décrit
précisément le travail de Klausz :

L’essentiel de cette mise en scène est constitué par une toile de fond sur
laquelle sans cesse se peignent des projections ; non pas des projections
précises de cinéma, mais des couleurs, des lumières, des formes mou-
vantes, qui à tout moment se métamorphosent en d’autres formes, d’autres
lumières et d’autres couleurs 60.

L’artiste offre « une suite de vastes fantasmagories entre ciel et terre,


une sorte de spectacle cosmique qui s’accorde fort justement avec la nature
du poème de Gœthe, comme avec celle de la musique de Berlioz » 61. Dans
un commentaire, le critique d’art Robert Brussel restitue l’apport des
projections :

Des projections où apparaissent des cristallisations singulières, où passent


d’hallucinants paysages et le mélancolique troupeau des nuages projeté
par le cinéma, où alternent avec l’Assomption de Marguerite et son cor-
tège de blancs bouquets de flocons de neige, les lueurs sinistres de l’orage,
la douceur d’un ciel pastoral et les horreurs de la pluie de sang 62.

Pour l’épisode du songe de Faust, Madeleine Portier dans son compte


rendu de Comœdia décrit les effets de mises en scène et leurs apports
esthétiques :

59. Adolphe Appia (1862-1928) est un décorateur et metteur en scène suisse. Il compte parmi
les premiers théoriciens de la mise en scène. Son travail sur l’espace et la lumière a une
influence durable sur l’art de la scénographie.
60. Pierre Lalo, « Reprise à l’opéra de “la Damnation de Faust” », Le Journal, 25 mars 1933,
p. 6.
61. Ibid.
62. Robert Brussel, « La musique au théâtre », Le Figaro, 24 mars 1933, p. 4.
184  ALEXANDRA BELLOT

Le voici endormi au milieu des lutins qui, en groupes harmonieux veillent


sur son sommeil : tandis que Méphisto module l’air célèbre auquel l’ac-
compagnement des seuls instruments à vent donne une si mystérieuse
douceur « Voici des roses », d’irréelles et gigantesques corolles vont glisser
sur l’écran, auxquelles succéderont des paysages de songes, rives enchan-
teresses de mondes inconnus 63.

Globalement la reprise de La Damnation de Faust dans les décors


et projections de Klausz est un grand succès et marque une étape dans
l’évolution du décor de scène comme le signale Henry Malherbe qui précise
au lendemain de la première : « Avec l’aide de la projection lumineuse, le
théâtre lyrique ne souffre plus de ses contraintes et reprend pied dans l’art
moderne » 64. La stylisation de la partition de Berlioz trouve son pendant et
son amplification dans le travail de Klausz, plaçant ainsi l’œuvre « dans un
cadre pleinement approprié à sa signification » 65. Enfin, la revue spécialisée
La Rampe souligne avec insistance le fait qu’une modernisation complète
de la présentation de l’œuvre de Berlioz était indispensable pour saisir
complètement sa portée 66.
Souligner le fantastique, suggérer la fureur des éléments, démultiplier
la force dramatique ou encore accélérer le rythme sur scène sont autant
d’opportunités offertes au théâtre lyrique par le cinéma. L’étude des trois
mises en scènes dévoile comment à l’Opéra, le directeur-metteur en scène a
su annexer à la scène les techniques du cinéma. Par la projection d’images
documentaires, le recours au plateau tournant, ou encore en débarrassant
la scène de tous décors peints, Jacques Rouché saisit le rôle scénographique
que peuvent assumer les images projetées, la machinerie complexe et la
lumière dans le cadre grandiose du palais Garnier. Il propose des traduc-
tions visuelles innovantes aux œuvres des plus grands compositeurs et offre
ainsi aux spectateurs de nouvelles clés pour capter toutes leurs subtilités.

Alexandra bellot
Sciences Po Bordeaux

63. Madeleine Portier, « La reprise de “La Damnation de Faust” », Comœdia, 24 mars 1933,


p. 2.
64. Henry Malherbe, « La musique », Le Temps, 29 mars 1933, p. 3.
65. Raymond Balliman, « La Damnation de Faust », Lyrica, mars 1933, p. 2337.
66. Myr-Chaouat, « Reprise de La Damnation de Faust, de Berlioz », La Rampe, 15 mars 1933,
p. 12.
CONCEVOIR UN DÉCOR 
ÉCORESPONSABLE
AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE

Comment mieux penser la cohérence des tournées ? Com-


ment sortir des diffusions courtes ? Comment s’ancrer terri-
torialement au long terme ? Comment les nouveaux enjeux
planétaires s’intègrent-ils dans les esthétiques ? Comment
l’imaginaire du spectacle vivant peut-il aider à sortir du capita-
locène ? Je n’ai pas de solution, ni de grille normative à édicter,
mais je voudrais qu’on prenne des temps collectifs pour penser
à ça, qu’on tienne des assises de l’Art dans une planète abîmée.
Barbara Métais-Chastanier 1

En cette période où l’écologie responsable se trouve au cœur de la réflexion


citoyenne, s’interroger sur l’usage de nouveaux matériaux dans le domaine
de la conception du décor théâtral et cinématographique paraît indispen-
sable. La construction actuelle des décors ne peut plus continuer ainsi,
sous peine de rester l’un des domaines de production contemporaine les
plus polluants. L’économie circulaire doit prendre le pas sur l’économie
linéaire aujourd’hui dominante 2.

1. Barbara Métais-Chastanier, citée par Eric Demey, « Le spectacle vivant face au défi éco-
logique », Sceneweb, en ligne à l’adresse suivante : https://sceneweb.fr/actu-le-spectacle-
vivant-face-au-defi-ecologique/ (mis en ligne le 27 octobre 2019 ; consulté le 11 mars 2021).
Voir aussi la tribune de l’autrice, « La culture comme pétrole », Libération, 7 juillet 2019.
2. « Actuellement, le taux de circularité de l’économie mondiale serait de l’ordre de 9 %.
Selon la Fondation Ellen MacArthur, il pourrait s’écouler de 15 à 20 ans avant que l’éco-
nomie circulaire dépasse l’économie linéaire. » Daniel Normandin et Emmanuel Raufflet,
« Dossier économie circulaire : l’heure des choix – une transition nécessaire », Gestion,
en ligne à l’adresse suivante : https://www.revuegestion.ca/dossier-economie-circulaire-
lheure-des-choix-une-transition-necessaire (mis en ligne le 4 décembre 2020 ; consulté
le 4 février 2021).

DOUBLE JEU, no 18, 2021, Concevoir le décor de théâtre et de cinéma, p. 185-198
186  ROMAIN FOHR

Je partirai ici des conclusions de mon article pour le Centre national


des arts du cirque de Châlons-en-Champagne à paraître en décembre 2021
intitulé « De l’usage des nouveaux matériaux dans les scénographies au
21ème siècle » dans lequel je fais état de la situation et des solutions offertes
aux scénographes au théâtre et au cirque. Cette révolution que j’appelle de
mes vœux se met en place au moment où le monde des arts se voit totale-
ment contraint par la crise sanitaire liée à la Covid-19. Tous les matériaux
nocifs et dangereux sont connus. Les modalités pratiques liées au recyclage,
au réemploi vont peu à peu devenir la norme. La valorisation de nouveaux
matériaux s’appuyant sur une approche holistique tend à devenir la règle
en dépit des contraintes économiques. Les créateurs réinterrogent leurs
priorités entre sobriété, besoins fondamentaux et gaspillage.
Ce questionnement déborde les arts du cirque et le théâtre, puisque
les musées, le cinéma, la publicité et l’architecture ont engagé des ques-
tionnements similaires suite à des rapports non élogieux concernant le
caractère antiécologique dans ces différents domaines.

En 2006, une étude pointait du doigt Hollywood et ses studios comme le


deuxième plus gros pollueur de la Californie après l’industrie du pétrole.
[…] Selon une étude réalisée en 2010 par l’organisme Ecoprod [sur le
cinéma français], le bilan carbone du secteur dégage 1,1 million de tonnes
de CO2, soit l’équivalent de 410 000 allers-retours Paris-New York en
une année 3 !

Toute la chaîne de production d’un décor cherche les solutions res-


ponsables pour rééquilibrer les pratiques de cet artisanat. L’hyperconsom-
mation dispendieuse doit désormais laisser la place à une écoconception,
une écoparticipation et une réduction de l’impact carbone 4. Au théâtre et
au cinéma, les directeurs techniques et les techniciens ainsi que les artistes
accomplis (ou en formation) ont engagé une réflexion sur ce problème
de santé publique.
Nous aborderons tout d’abord dans notre contribution les solutions
proposées au cours des rencontres Green Screen de Bruxelles des 6 et 7 juin

3. Sophie Benamon, « Le cinéma est-il écolo ? », L’Express, en ligne à l’adresse suivante :


https://www.lexpress.fr/culture/cinema/le-cinema-est-il-ecolo_1731898.html, (mis en
ligne le 13 novembre 2015 ; consulté le 4 février 2021).
4. Voir ces deux ouvrages références : Victor Papanek, Design pour un monde réel. Écologie
humaine et changement social, Paris, Mercure de France, 1974, en particulier les passages :
« Tableau de vie : matériaux de construction » (p. 62), « Consommation ostentatoire :
design et environnement. Pollution, surpopulation, faim et environnement “designé” »,
(p. 260-292), « Tableau Besoin fictif » (p. 324) ; William McDonough et Michael Braungart,
Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini, trad. fr. Alexandra Maillard, Paris, Éditions
Alternatives, 2011.
  CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE    187

2019 concernant les processus liés au non-recyclage ainsi que la remise en


cause de la norme actuelle du décor à usage unique. Puis, nous détaillerons
les nouvelles solutions pratiques pour remplacer les différents matériaux
incriminés et pour fabriquer des éléments de décor selon de nouveaux
processus ; nous préciserons les différents points en amont et en aval de la
construction sur lesquels s’accordent les professionnels avec de nouveaux
usages utiles dans les métiers de la décoration. Pour terminer, nous pré-
senterons les pistes innovantes et pleines d’espoir de l’équipe de création
autour de la metteure en scène Marie-Hélène Gendreau au Québec (de
la conception à la réalisation d’un décor propre avec réemploi), du festi-
val d’Aix-en-Provence (guide méthodologique pour la concrétisation de
l’objectif zéro déchet) et du théâtre de l’Aquarium à la Cartoucherie de
Vincennes (atelier de construction de décor au service de l’élaboration
d’un décor pour une compagnie en résidence).

Les nouveaux processus écoresponsables
fondés sur le rejet d’un circuit linéaire
des matériaux
Le modèle du circuit linéaire pour les constructions, avec premièrement
une extraction de ressource, puis une fabrication et enfin la production
d’un nouveau déchet, doit trouver des alternatives. En utilisant de nouveau
les éléments décoratifs, la circularité s’enclenche dans le temps. Après ce
premier usage très court (création puis tournée), l’alternative écologique
conduit soit au recyclage qui transforme le matériau, soit au réemploi
qui modifie la fonction de ce matériau sans transformation. L’étude de
l’impact de cette seconde vie des décors a mené à comparer le bénéfice
d’un produit recyclé ou réemployé.
À l’exemple de l’acier européen recyclé en Chine qui engendre une
immense empreinte carbone, le recyclage n’est pas toujours valable pour
l’industrie européenne du décor de cinéma et du théâtre, aussi la piste du
réemploi est le plus souvent choisie. Les domaines artistiques interrogent
leur pratique, car ils reconnaissent désormais que l’art pollue. Dans le
cadre des conférences Film France des 16 et 17 janvier 2020 au parc floral
de Paris, les décorateurs de cinéma ont présenté une exposition sur ce
thème. S’appuyant sur les rencontres Green Screen citées plus haut, les
organisateurs ont exemplifié toutes les pistes pour changer de modèle sur
ce thème de l’écologie responsable des décors. Les représentants français
(Écoprod, Éco Déco, Pixetik, Centre national du cinéma et de l’image
animée) ont rencontré leurs homologues européens (Belgique, Espagne,
188  ROMAIN FOHR

Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Slovaquie, Suède) pour lister les


modèles écoresponsables.
Les incitations financières à la transition écologique fonctionnent
auprès des producteurs. En 2018, l’Europe lance des financements pour
réaliser des décors écologiques : une enveloppe de 11 millions d’euros a
finalement été distribuée pour 135 projets. En Belgique, le gouvernement
flamand priorise l’économie circulaire et élabore le plan « Vision 2050,
une stratégie à long terme pour la Flandre » 5. Pour cela, toutes les chaînes
de production de création de décor doivent accepter de s’approvisionner
auprès de fournisseurs qui commercialisent des matériaux réutilisables,
biosourcés, ou biodégradables. Pour arriver à la totalité de matériaux
réutilisables, la solution d’avenir doit envisager le recyclage dès l’achat des
matériaux de construction. En outre, les coûts énergétiques (fabrication
et transport) sont désormais pris en compte avec un système d’étiquetage
obligatoire. Le producteur belge Michael Van den Eynde (et sa structure
Everstory) possède des ateliers et studios en Belgique et en Allemagne.
Il initie la collaboration d’artistes et techniciens en mutualisant les outils
techniques (caméra, projecteurs), les lieux de stockage ou de formation
continue 6. À Anvers, Kringverhuur, dirigé par Kathleen Verkhoeven, a
créé dix entrepôts avec des accessoires et mobiliers déjà utilisés 7. Une loi
belge de financement ordonnait jusque-là la destruction ou la revente
systématique des achats sur une production subventionnée. Initialement
à Bruxelles, Rreuse est désormais un réseau international représentant les
entreprises sociales actives dans le réemploi, la réparation et le recyclage 8.
Plus largement, Rreuse engage près de 105 000 personnes par le travail, la
formation et le bénévolat. La plateforme internet In Limbo, coordonné
au théâtre de la Monnaie de Bruxelles par Sophie Cornet 9, organise les

5. Voir https://fr.unesco.org/creativity/policy-monitoring-platform/integration-de-culture-
dans-3 (consulté le 4 février 2021).
6. Voir https://www.everstory.be/hire-us (consulté le 4 février 2021).
7. Voir https://kringverhuur.be/ (consulté le 4 février 2021).
8. Voir https://www.rreuse.org/activity-report-2019-2/ (mis en ligne le 31 juillet 2020 ;
consulté le 4 février 2021).
9. Responsable durabilité depuis neuf ans après une formation comme écoconseillère dans
les domaines de la culture et du développement durable. Elle accompagne les tournages
de télévision et de cinéma en Belgique puis se tourne vers le théâtre et l’opéra. Lors d’un
entretien, elle nous a expliqué le souhait d’associer le comité de direction, les chefs de
service et l’ensemble des salariés dans cette démarche. En décembre et janvier dernier, et
pour la première fois, un container à décor a été recyclé à 80 % par la société belge Retrival
grâce à un financement de la Monnaie. Cela fait gagner de l’argent au théâtre et cela crée
de l’emploi. En effet, le port d’Anvers loue les emplacements de 200 containers avec des
décors qui ne serviront peut-être jamais plus. Le réseau des opéras européens (Fedora)
souhaite engager une réflexion sur leur transformation dans un objectif de durabilité.
  CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE  189

dons et les échanges de matériels issus du spectacle 10. Elle s’est associée
à Rotor Déconstruction qui réemploie les panneaux en bois, poutres en
métal, vitrines en verre, plexiglas, câbles d’électricité, tuyauterie, plomberie,
outils de nettoyage, projecteurs de théâtre, rideaux de spectacle, mobilier.
Depuis 2005, Rotor Déconstruction promeut les matériaux de construction
contemporain qu’il démonte sur ses chantiers (brique, carrelage, faux-
plafonds, luminaires, portes, parois vitrées, mobilier encastré, sanitaires,
moquette, plancher technique, tuiles, couvre-murs, bordures en pierre,
barrière en fer forgé) pour ensuite qu’un acheteur se réapproprie l’élé-
ment et réinvente une façon de construire à partir de ce matériel usagé 11.
Le réemploi n’est pas du recyclage puisqu’il n’y a pas de transformation
du matériau : celui-ci est nettoyé et reconditionné 12.
En Europe, la banque de données Opalis est créée pour accroître ce
réemploi. Une classification de tous les éléments offre un catalogue d’objets
photographiés, comme avec les antiquités architecturales exposées sur le
site 13. Des clichés de colonnes (en fonte, en pierre de taille), ainsi que des
boiseries, huisseries, consoles ouvragées, potelets, sculptures, gargouilles,
abreuvoirs, fontaines, cache-boulins sont présentés avec un descriptif et
leur prix. En France, la Réserve des arts à Pantin reprend tous les principes
énoncés ci-dessus 14. La réhabilitation du théâtre Sala Beckett de Barcelone
en 2016 est un bel exemple d’utilisation du réemploi : les traces du théâtre
délabré demeurent visibles, avec des ajouts harmonieux de matériaux

10. Voir https://toestand.be/fr/projets/in-limbo/overinlimbo (consulté le 4 février 2021).


La plateforme est coordonnée par Toestand et fondée par la Monnaie, Zinneke et
Rotor.
11. Voir http://rotordb.org/en (consulté le 4 février 2021). Voir les articles à paraître d’Aude-
Line Dulière (chercheuse et architecte basée à la Architectural Association à Londres)
pour de nouveaux usages dans les studios de cinéma avec trois propositions : des espaces
tampons (type container) où les éléments de décor seraient disponibles gratuitement sur
un parking du studio, une interface web qui listerait les décors avant leur démolition en
vue de leur récupération, un investissement budgétaire en main-d’œuvre au stade de la
démolition pour prolonger la vie des matériaux.
12. « Pour le comprendre, prenons l’exemple d’une poutre en acier sur un chantier de démo-
lition. Si elle suit la filière du recyclage, elle sera évacuée avec le reste de la ferraille.
La poutre sera ensuite fondue dans des fours à 1 600 °C pour en refaire de l’acier ; une
opération très énergivore. Dans le cas du réemploi, la poutre en acier sera démontée et
conservée intacte. Par la suite elle pourra être remise en œuvre telle quelle, après avoir
éventuellement été nettoyée et vérifiée. » Adeline Van Hoof, « Zone à déconstruire. Petit
tour d’horizon du réemploi et de la déconstruction », en ligne à l’adresse suivante : http://
rotordb.org/en/stories/zone-deconstruire-petit-tour-dhorizon-du-reemploi-et-de-la-de-
construction (consulté le 4 février 2021).
13. Voir https://opalis.eu/fr/materiaux/antiquites-architecturales (consulté le 4 février 2021).
14. Voir https://www.lareservedesarts.org/ (consulté le 4 février 2021).
190  ROMAIN FOHR

et éléments rapportés, escalier, fenêtre, dallage 15. Aux États-Unis, Film


Biz réutilise les matériaux de l’industrie du divertissement (cinéma, clip,
publicité, télévision, théâtre) soit en les vendant, soit les louant ou en les
donnant à des associations 16. Toutes ces expériences nous montrent que le
réemploi tend à être priorisé dans l’industrie de la construction de décor,
car réutiliser les matériaux sans transformation est plus écologique.

Renouvellement de l’artisanat
du décorateur avec d’anciens matériaux
et de nouvelles techniques
Les études scientifiques liées aux matériaux écologiques existent, il suffit
de s’en emparer pour les mettre en pratique. Ma contribution « De l’usage
des nouveaux matériaux dans les scénographies au 21ème siècle » 17 présente
les matériaux écologiques, résistants et d’une grande sécurité pour les
circassiens qui peuvent désormais se substituer aux produits nocifs en
vogue depuis les années 1960 18. Les résines (formaldéhyde) contiennent
des nanoparticules toxiques. Les solvants (perchloroéthylène) sont interdits
depuis 2008 mais ils sont toujours utilisés dans les ateliers de peinture.
Les vernis (toluène, xylène) très volatiles sont classés par les médecins
du travail comme dangereux. Issus des hydrocarbures, tous ces maté-
riaux ont été utilisés pour faciliter le travail du décorateur, du peintre,
du constructeur puis des techniciens de plateau. Désormais, des produits
biodégradables sont disponibles afin de remplacer le polyéthylène, le PVC
(polychlorure de vinyle) et le tissu synthétique (polymères). Le papier et le
carton recyclés, la colle naturelle, la fibre de bananier et de bois, le pigment
naturel, la pierre naturelle, le liège, le bambou, la laine de bois, l’ardoise,

15. Voir https://www.world-architects.com/en/flores-and-prats-barcelona/project/sala-bec-


kett-international-theatre-and-drama-centre (consulté le 4 février 2021).
16. Voir https://www.filmbizrecycling.org/ (consulté le 4 février 2021).
17. À paraître dans la revue bilingue en ligne Carte en décembre 2021 sous la direction de
Cyril Thomas.
18. André Veinstein relatait en 1968 dans son ouvrage Le théâtre expérimental (Paris, La renais-
sance du livre) que l’Institut scénographique de Prague avait créé une section « Chimie
et technologie » qui « poursuit des études de chimie appliquées aux matériaux : textiles,
matières plastiques, technique d’utilisation au théâtre des matériaux industriels, ainsi
que des procédés de traitement, de coloration et d’ignifugation ; d’autre part, des études
technologiques portant sur le décor de théâtre et le décor de télévision. » (p. 50). Cet ins-
titut et ses recherches attenantes ne semblent plus exister en 2021 en République tchèque.
Voir Romain Fohr, Du décor à la scénographie, Lavérune, L’Entretemps, 2014, p. 215.
  CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE  191

la ouate de cellulose sont autant de produits accessibles et à moindre


coût. Des matières moins connues et moins accessibles dans le commerce
comme le re-nylon 19, l’encre écoresponsable et la galalithe (ivoirine) ont
également été expérimentés pour des usages artistiques.
Les décorateurs possèdent les éléments pour une nouvelle organisation
artisanale. Même s’il reste des efforts à faire pour le marquage précis des
produits et leur contrôle accru, la réglementation européenne recom-
mande aux industriels de notifier la qualité écologique des contenus et
des contenants 20. Des matériaux sont encore à proscrire, comme la fibre
de verre. Ces quelques exemples nous montrent que toute la chaîne de
production des décors au cinéma et dans les arts vivants est prête à changer
complètement de rapport aux matériaux mobilisés. Il suffit désormais aux
pouvoirs publics de financer et valoriser les équipes qui font cet effort
écologique afin de promouvoir et non entraver ces productions. Un faible
surcoût nécessaire sur le prix (environ 5 % aujourd’hui sur les produits du
bois par exemple) n’impacterait pas les productions.
Jusque dans les années 1980, les feuilles à décor étaient stockées dans
les studios de cinéma européens. La surconsommation a mené à un usage
unique des feuilles à décor souvent jetées après la prise. Elles ne pouvaient
plus être stockées faute de hangars disponibles et d’une équipe de main-
tenance pour les gérer. Pour la construction d’une boîte à l’infini, une
technique écoresponsable consiste à garder la plus grande partie des feuilles
à décor. Le châssis en bois doit pouvoir être réutilisé. Une toile de jute aux
fibres naturelles (ou voilette) est agrafée sur le panneau, puis recouverte de
papier kraft appliqué grâce à une colle à papier peint écologique Erfurt 21.
Tel un palimpseste, le papier kraft biodégradable pourra ensuite être
détaché facilement pour une prochaine utilisation de la feuille à décors.
Pour le remplacement éventuel de la feuille à décor, Julien de Visscher 22 a

19. Nylon réhabilité (filet de pêche par exemple).


20. Voir https://www.embaleo.com/blog/quelles-sont-les-normes-environnementales-
europeennes-pour-lemballage/#norme-pefc (consulté le 4 février 2021).
21. Seule marque avec ces caractéristiques à notre connaissance.
22. Lors de sa formation de comédien au Conservatoire royal de Bruxelles, il s’occupe des
décors pour les examens. La demande augmente à sa sortie, c’est pourquoi il décide de créer
l’atelier de menuiserie MCB. Il travaille avec les metteurs en scène Christine Delmotte-
Weber (théâtre des Martyrs Bruxelles), Daniel Hanssens (Comédie de Bruxelles), et au
théâtre en Liberté. Puis, il propose cinq décors par an en leasing à la Comédie Claude
Volter (Bruxelles) et au théâtre de la Valette (Ittre). Le Mods est désormais fabriqué grâce
une machine qui peut traiter tous les types de bois. 1 000 pièces peuvent être fabriquées
par jour. Un partenariat se met actuellement en place avec la Monnaie à partir de bois
de récupération. Voir Émilien Hofman, « Économie circulaire. Un décor au carré »,
Trends-Tendances, 5 mai 2016, p. 63, en ligne à l’adresse suivante : http://mcb-atelier.
be/wp-content/uploads/2017/04/Trends.pdf (consulté le 4 février 2021).
192  ROMAIN FOHR

imaginé le « Modular Wood System » (Mods) : un assemblage de modules


de bois recyclé (50 cm x 50 cm x 10 cm d’épaisseur) qui forme un support
solide, maniable et adaptable pour une surface pariétale 23. Le but est de ne
plus jeter, mais de réutiliser ces modules grâce à la possibilité du montage et
démontage systématique de la structure. L’étape de la démolition disparaît.
Puisque les matériaux écologiques existent, il s’agit de modifier les
usages lors de la construction des décors. Des matériaux comme la thibaude
de chanvre, de jute, de lin ou de feutre, enduit, plâtre, pâte à papier, pein-
ture, carton aggloméré, lin, chanvre, vermiculite, sont biodégradables,
sans empreinte écologique et peuvent être utilisés pour les sols, les murs,
les plafonds. Pour l’ornement des surfaces, la marque de peinture Naé
recouverte d’un vernis satiné Arbre de Noé, tout comme l’enduit Bricolisse
répondent à toutes les normes sanitaires. Pour le recyclage de la peinture
restante, la marque Circouleur reprend tous les fonds de pots et les recon-
ditionne. Ces différentes marques sont de qualité, disponibles en quantité,
bien conditionnées, avec un bon temps de séchage, sans inconvénient
olfactif, avec une large gamme de couleurs et accessibles financièrement
selon l’étude réalisée par Écoprod, Éco Déco et Pixetik. Les bâches de
protection en toile plutôt qu’en matière plastique sont désormais privilé-
giées.
Les décorateurs qui le souhaitent désormais peuvent trouver les moyens
d’utiliser moins d’eau pour le nettoyage, et tester des machines pour le
lavage des feuilles à décor et des outils (pinceaux, rouleaux). Le système de
nettoyage Tornado 24 créé en 2006 nettoie efficacement les pinceaux avec
une bonne économie d’eau, et donne la possibilité de recueillir la peinture
séparément qui sera ensuite filtrée et recyclée dans les sites adéquats 25.
Pour remédier à l’usage du polystyrène non recyclable (composé
de résidus de pétrole), et continuer à créer de grands volumes faciles à
sculpter et patiner, les décorateurs préconisent le retour au staff qui se
compose de pierre de plâtre (gypse) et de fibres minérales ou végétales
(lin, chanvre, coton, poudre de marbre ou de chaux). Le souci demeure
l’approvisionnement du plâtre (dans les carrières à 50 km de Paris) et de la
fibre de lin (fabriquée artisanalement à 100 km de Paris depuis la fermeture
des filatures industrielles). Le plâtre est puisé dans le milieu naturel, il
n’est pas renouvelable après son extraction. De plus, la qualité du plâtre
induit aussi un temps de cuisson qui demeure énergivore. La feuille de

23. Voir https://www.mods.be/ (consulté le 4 février 2021).


24. Voir par exemple la démonstration du nettoyage d’un rouleau de peinture : https://
www.youtube.com/watch?v=ay9J_3QAsVk (mis en ligne le 13 février 2017 ; consulté le
4 février 2021).
25. Voir http://cogetrad.com/recyclage-peintures-solvants/ (consulté le 4 février 2021).
  CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE  193

pierre permet de créer des stèles factices et des surfaces minérales avec la
simplicité technique d’un papier peint encollé.
En plus du changement des matériaux, les techniques passées de trans-
formation employées pour la construction d’un décor doivent désormais
être adaptées écologiquement : extrusion (fabrication de produits plats
et longs par écoulement de matières liquides) ; pultrusion (ou extrusion
par tirage qui met en œuvre en continu des tubes et profilés en maté-
riaux composites) ; injection (ou injection-soufflage qui met en forme
le matériau pour fabriquer des corps creux, tels des flacons et des bou-
teilles) ; calandrage (opération qui consiste à faire passer une matière
entre deux cylindres pour la lisser ou la lustrer, ou pour produire un film
ou une feuille) ; enduction (action d’enduire la surface d’un textile d’une
couche protectrice pour en modifier l’aspect ou lui conférer des qualités
particulières). Par conséquent, les prochaines études doivent permettre
de trouver les moyens d’adapter les machines de transformation à ces
nouveaux matériaux.

Écoconception des décors
en France et au Canada
En France, le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence a innové en 2012, en
créant le premier un poste permanent pour le développement durable dans
une structure culturelle. La volonté de la direction est de faire construire
des décors en maîtrisant toutes les étapes, de la conception à la construc-
tion. Les déchets dont nous ne connaissons pas l’origine (non sourcés)
s’avèrent le principal problème. La réutilisation des décors est devenue un
enjeu important. La plateforme d’échange de l’atelier n’est pas uniquement
destinée au monde du spectacle vivant, mais aussi aux musées et défilés de
mode. Deux obstacles demeurent : l’impossibilité de proposer ces décors
fragiles pour des lieux extérieurs et le respect de la propriété intellectuelle
du scénographe après l’exploitation scénique.
Publié en 2018, le guide méthodologique de l’atelier du festival a été
rédigé par Yannick Le Guiner, designer spécialisé en écoconception et
fondateur du pôle Éco Design 26, dans le cadre du projet d’accompagnement
des équipes du festival à l’écoconception. Toute la chaîne de production
d’un spectacle est abordée : direction, bureau d’études, ateliers, logistique

26. Yannick Le Guiner est accompagné par : Véronique Fermé, chargée du développement
durable au festival d’Aix-en-Provence ; David Vinent-Garro, coordinateur écoconcep-
tion au sein de l’équipe du bureau d’études du festival ; Max-Hans Gorse, programmeur
de la matériauthèque et de l’outil d’aide à la décision.
194  ROMAIN FOHR

(transport et stockage), machinistes, metteur en scène, scénographe, copro-


ducteur, fournisseur. Si ces actions peuvent engendrer des économies,
le guide met en avant le besoin de concertation et d’un temps long pour
intégrer cette culture écoresponsable dans la construction d’un décor.
Il aborde toutes les étapes pour le bureau d’études, les ateliers, la logistique
et les machinistes afin de valoriser cette action. Il détaille :

Fiches Action Bureau d’Études


1. Optimiser l’usage des matériaux
2. Concevoir pour réutiliser
3. Optimiser la fin de vie
4. Mesurer, informer, arbitrer : logiciel d’aide à la décision
Fiches Action Ateliers
1. Optimiser la gestion des flux
2. Sensibiliser et impliquer les fournisseurs
3. Constituer une éco-matériauthèque
Fiches Action Logistique
1. Optimiser la tournée
2. Transporter et stocker en Container
Fiches Action Machinistes
1. Sensibiliser et Former les machinistes 27.

À Montréal (Québec), les 30 000 tonnes de décors de scène non recy-


clés annuelles ont fait réagir les autorités. Les artistes peuvent engager de
nouveaux processus dans la conception des décors au théâtre. Dans ce
cadre, l’organisme Écoscèno privilégie les matériaux à faible incidence
environnementale, l’approvisionnement de matériaux responsables, l’uti-
lisation des biens en partage ou en location 28. Le second objectif consiste à
prolonger la durée de vie des biens (entretien, réparation), et à les remettre
ensuite en circulation (don et vente). Enfin, une seconde vie des matériaux
est pensée (recyclage et compostage).
Avec le théâtre Jean Duceppe (Montréal), Écoscèno a élaboré pour la
première fois en 2020, la création d’une scénographie avec le concours d’une
conseillère en écoconception dès l’origine d’un projet. Trois axes constituent
les nouvelles étapes de l’élaboration d’un décor : chercher des éléments
déjà utilisés (des arbres qui étaient dans un décor de télévision), penser
au démontage futur de tous les éléments (privilégier la visserie même si

27. Le guide méthodologique du festival d’Aix-en-Provence, Écoconception aux ateliers du


festival. Pour des décors d’opéra à moindre impact, octobre 2018, p. 4. Le guide cite la pro-
duction Carmen, Georges Bizet, direction Pablo Heras-Casado, 2017 comme une pro-
duction zéro déchet.
28. Voir https://ecosceno.org/ (consulté le 11 mars 2021). Écoscène propose son expertise
dans trois domaines : la formation, l’écoconception, le réemploi.
  CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE    195

cela demande plus de temps), choisir des matériaux légers et récupérables


(aluminium, plancher travaillé sur une seule face du bois). La création
de la pièce Les Enfants a demandé une grande écoute entre les différents
protagonistes car cela nécessite une constante adaptabilité des différents
artisans constructeurs et de l’équipe artistique 29.
À Paris, le théâtre innovant dans ce domaine est le théâtre de l’Aqua-
rium 30. L’usage d’anciens matériaux et parties de décor, et leurs processus
de réemploi se trouvent au centre d’une nouvelle réflexion pour la direction
afin que la circularité des éléments d’un décor puisse devenir habituelle.
Dans les anciennes cartoucheries du bois de Vincennes, les deux nefs
(100 mètres par 18 mètres) du théâtre ont fière allure. La première accueille
le hall d’accueil des publics et une salle frontale fixe, et la seconde nef, une
salle avec un gradin démontable et l’atelier technique. L’atelier qui nous
intéresse se réorganise depuis la nomination de la compagnie La vie brève
à sa direction en juillet 2019. En 1972, lors de sa construction, les 450 m²
de l’atelier du théâtre servaient à construire des décors sous la direction
de ses fondateurs Jacques Nichet, Didier Bezace et Jean-Louis Benoît 31.
Depuis 2002, la construction des décors des productions de l’Aquarium
est délocalisée. Au cours des deux directions successives (Julie Brochen
jusqu’en 2008, puis François Rancillac jusqu’en 2019) l’atelier de construc-
tion de décors est devenu un espace de stockage. Depuis la création du
lieu, la majorité des décors des metteurs en scène résidents sont gardés
en l’état sur site, ce qui a créé une accumulation importante dans l’atelier
et dans la nef Renaud-Barrault, que le théâtre partage avec le Théâtre du
Soleil pour son stockage. Les différents modules, meubles, projecteurs,
accessoires et costumes ont aussi été gardés depuis la création du lieu.
Toutes les machines-outils sont encore utilisables, que La vie brève a enrichi
d’équipements portatifs pour la petite et moyenne construction, même si
une mise aux normes de l’atelier demeure nécessaire pour accueillir de
gros volumes de construction.

29. Les Enfants de Lucy Kirkwood, mise en scène de Marie-Hélène Gendreau, décor de
Marie-Renée Bourget Harvey, conseillère en écoconception : Judith Dufour-Savard,
Québec, 2020. Voir la vidéo produite par le théâtre Duceppe : https://www.youtube.com/
watch?v=P7h0QAgY7iI&feature=youtu.be (mis en ligne le 19 février 2020 ; consulté le
4 février 2021).
30. Membre de l’association Arviva (Arts vivants, arts durables). Voir https://arviva.org/
(consulté le 11 mars 2021).
31. Les trois metteurs en scène fondateurs quittent successivement le théâtre de l’Aquarium
pour prendre la direction d’autres lieux : Jacques Nichet (1942-2019) pour le théâtre
des Treize vents à Montpellier en 1986, Didier Bezace (1946-2020) pour le théâtre de la
Commune à Aubervilliers en 1997 et Jean-Louis Benoît (né en 1947) pour le théâtre de
la Criée à Marseille en 2001.
196  ROMAIN FOHR

En 2019, l’association du théâtre de l’Aquarium est dissoute et un legs


des matériaux et des pièces de décor d’un volume d’environ 200 m³ est
voté. L’équipe en place procède d’abord à une expertise de six mois qui
amorce les bases d’une écologie circulaire en lien avec ses partenaires (la
mairie de Paris dans le cadre de son plan d’économie circulaire, appliqué
aux lieux et établissements culturels parisiens, Paris Initiative Entreprise,
la Réserve des arts à Pantin). En octobre 2020, Paris Initiative Entreprise
finance pour un an le poste d’une cheffe de projet à mi-temps au théâtre.
La seconde phase, qui dure six mois, met en œuvre le traitement logi-
ciel du stock par section, matériaux, norme, famille, taille. À l’image du
logiciel réservé aux usagers du festival d’Aix-en-Provence, un inventaire
priorise les choix. Il est décidé de ne pas avoir de « matériauthèque » et de
ne pas s’engager dans le recyclage, mais plutôt dans le réemploi, qui sera
assorti d’un processus d’écoconception au bénéfice des équipes artistiques
accueillies en résidence.
L’équipe cherche désormais la possibilité de formations et d’exper-
tises complémentaires, ainsi que des financements, à l’horizon de l’au-
tomne 2021, pour la pérennisation du poste de cheffe de projet, la mise
en œuvre d’actions de collecte et de revalorisation, et, à partir de 2022,
l’amélioration des performances de l’atelier (isolation, systèmes d’aspira-
tion). La cheffe de projet, actuellement à mi-temps, pourra ainsi former et
organiser le lien avec les équipes artistiques en résidence. Dès maintenant,
les artistes résidents 32 se voient proposer l’accès au stock dès le début du
processus de création.
Enfin, puisque les écoles de scénographie s’engagent à leur tour dans
ces procédés de création, le théâtre accueille désormais les étudiants en
troisième année de la section scénographie (classe de Brice Lebourcq) des
Arts décoratifs qui conçoivent actuellement des projets 100 % en réemploi,
puis feront l’objet d’installations présentées en ouverture du festival Bruit
au théâtre de l’Aquarium en juin 2021.
Cet état des lieux de l’écoconception des décors de théâtre et de cinéma
montre que nous ne sommes qu’à l’orée d’une révolution. Le domaine du
spectacle vivant est très en retard par rapport au mouvement de prise en
compte des questions écologiques dans les autres secteurs de la société,
mais il s’engage lentement et avec méthode dans la mise en place de scé-
nographies écoresponsables. Les expertises et les propositions adaptées
existent avec toutes les étapes nécessaires à une meilleure organisation.
Certaines pratiques encore discrètes peuvent être célébrées. Un label pour-

32. À l’exemple de Sébastien Daucé qui a proposé de traiter une partie de la scénographie
de la prochaine création scénique (Cupid and Death mise en scène Jos Houben et Emily
Wilson) en réemploi.
  CONCEVOIR UN DÉCOR ÉCORESPONSABLE AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE    197

rait permettre de valoriser les efforts de ce nouveau type de production.


Même si quelques obstacles demeurent, il semble qu’un retour en arrière
isolerait la scénographie et ses décors de cinéma et de théâtre.
Tous les acteurs de la construction de décor s’interrogent sur les nou-
veaux modus operandi. Beaucoup de décorateurs prennent conscience
d’un retour utile à une forme de lenteur artisanale qui existait au début
du XXe siècle au cinéma et au théâtre. Ce changement engage-t-il seulement
les matériaux et les techniques des créateurs de décors ? Une réflexion
globale entraînera-t-elle les premières étapes de changements liés : à la
formation continue et la santé des salariés, à l’économie du spectacle
vivant (création, production, diffusion), à l’organisation des ateliers et des
espaces de stockage des théâtres, à la valorisation de nouveaux métiers ?
La section scénographie (à l’initiative d’Annabel Vergne) des Arts
décoratifs initie depuis une année des rencontres entre professionnels et
étudiants pour lister les nouvelles pratiques utiles à l’avenir. Le propre
des artisanats est de se renouveler, nous sommes à un carrefour pour
engager de nouvelles pratiques et ouvrir de nouvelles perspectives plus
écoresponsables, plus éthiques, plus citoyennes.

Romain Fohr
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
COMPTE RENDU

André Gide et le Théâtre. Un parcours à retracer, Vincenzo Mazza (dir.),


Paris, Classiques Garnier (Bibliothèque gidienne ; 17), 2021, 452 p.

Gide est-il aussi un homme de théâtre ? Voici la question posée par le


volume de Vincenzo Mazza, qui recueille les actes du colloque international
organisé à Paris en 2017 avec le soutien de la fondation Catherine Gide.
Ce bel ouvrage collectif, impossible à résumer ici, se compose de vingt-trois
contributions, divisées en six sections distinctes.
Comme l’explique Jean Claude dans l’avant-propos, le sujet est com-
plexe. D’abord, il faut souligner que, très jeune, l’écrivain porte déjà son
attention à tout ce que les salles de spectacle offrent au public (D.H. Walker
en parle dans son article). Lecteur infatigable, il se forge ainsi rapide-
ment des goûts bien définis, ce qui l’incite à prendre la plume. À la fin
du XIXe siècle, alors qu’il peine encore à se frayer un chemin dans le monde
littéraire, Gide s’essaie pour la première fois à l’écriture dramatique, à
laquelle il continuera de revenir tout au long de sa carrière. Longuement
considérées comme marginales, ses œuvres et adaptations pour la scène
n’ont que faiblement retenu l’attention de la critique, au moins jusqu’aux
années 1970. Mais tout n’a pas encore été dit, loin de là, d’où la nécessité
– comme l’indique le titre même du volume – de retracer un parcours
qui se présente sinueux et parfois contradictoire. L’objectif poursuivi est
double, car si ces pages souhaitent contribuer à une meilleure connaissance
de l’auteur, être protéiforme par excellence, elles aspirent également, et
de manière plus générale, à proposer un autre regard sur l’histoire du
théâtre du XXe siècle. C’est pourquoi, dans son introduction, V. Mazza
met l’accent sur le choix d’une perspective élargie par rapport à d’autres
ouvrages (une bibliographie sélective est donnée aux pages 423 à 428).
Au-delà de la production dramatique de Gide, sont étudiés ses propos
sur le théâtre dans le Journal mais également dans la presse. C’est le cas
des « Lettres à Angèle », publiées dans L’Ermitage, et bien plus tard, des
200  PAOLA CODAZZI

Interviews imaginaires, pour Le Figaro. Sans négliger les considérations


qu’il exprime dans la correspondance avec ses amis, dont Roger Martin
du Gard (H. Baty-Delalande en éclaire les moments forts).
« Maeterlinck pour le drame – […] Moi pour le roman » 1, affirme Gide
en 1891, à une époque où pourtant la génération à laquelle il appartient
aspire à prendre part au mouvement de rénovation du théâtre alors en cours.
Cette ambition perce à la lecture des conférences qu’il prononce respecti-
vement à Weimar et à Bruxelles (sur lesquelles P. Schnyder et M. Vukušić
Zorica reviennent), au moment où Saül paraît au Mercure de France.
Premier drame de l’écrivain – étudié par F. Lestringant, A. Ben Damir et
F. Canovas –, il est considéré comme le point de départ d’une recherche qui
s’achève en 1931 avec Œdipe, pièce qui fait l’objet des articles d’A. Voegele
et d’E. Chashchina. De la même décennie date Robert ou l’intérêt général,
œuvre à la genèse et à la rédaction problématiques, comme l’explique
P. Masson. Gide se heurte à de nombreuses difficultés, ce qui représente
une constante de ses incursions dans l’écriture dramatique. Rien d’étonnant
alors que certains de ses projets soient restés à l’état d’ébauche : c’est le
cas d’Ajax, dont traite l’article de P. Pollard. Et pourtant, Gide possédait
un réel talent pour le théâtre : un sens du dialogue hors pair, qui donne
à beaucoup de ses textes, comme le remarque S. Poliakov, un potentiel
dramatique non complètement assumé.
Et que dire du rapport de Gide à la représentation ? Plusieurs contri-
butions mettent en lumière que la réalisation scénique représente pour
l’auteur un aspect problématique : il sent son texte lui échapper, prendre
une forme qui n’est pas celle qu’il avait imaginée. Peu de metteurs en scène
ont eu sa confiance, parmi lesquels il faut citer Jacques Copeau, qu’il aide
pour ses Frères Karamazov (voir l’article de F. Toussaint). Ensemble, selon
l’analyse de L. Burgholzer, ils collaborent à la première de Saül, portée
à la scène en 1922, au Vieux-Colombier (dont Copeau est le directeur).
À ce propos, l’écrivain parle de « four noir », une expression reprise par
C. Debard dans son article, centré sur l’accueil fait par la critique dramatique
aux premières pièces jouées. Gide essuie bien des déboires au cours des
années, mais malgré la déception qu’il ressent, il ne manque pas d’enthou-
siasme et d’audace. Il s’engage en effet dans la traduction et l’adaptation
de deux pièces de Shakespeare : Hamlet (partiellement reproduit dans
l’ouvrage, p. 343-363) et la tragédie historique Antoine et Cléopâtre (voir
les contributions de M. Della Casa et V. Mazza). Pour cette entreprise, il
s’associe à Jean-Louis Barrault, qui sera à ses côtés également à l’occasion
d’un autre projet d’envergure : en 1947, Gide présente au théâtre Marigny

1. Lettre d’André Gide à Paul Valéry du 26 janvier 1891, in André Gide, Paul Valéry,
Correspondance. 1890-1942, Peter Fawcett (éd.), Paris, Gallimard, 2009, p. 52.
  COMPTE RENDU. ANDRÉ GIDE ET LE THÉÂTRE. UN PARCOURS À RETRACER…   201

sa version du Procès de Kafka (examinée par O. Colomb et M. Fuhrer).


Une reprise aura lieu à l’Odéon dix ans après la mort de l’auteur, comme
on peut le lire dans le répertoire proposé en fin de volume – il comprend
les principales représentations des œuvres de Gide en langue française
(p. 411-421). Si on voulait inclure d’autres aires géographiques, il y aurait
presque certainement assez de matériel pour un autre livre, comme les
contributions de P. Fossa et de M. Longo le laissent deviner. En Italie, la
notoriété de Gide en tant qu’auteur dramatique s’établit essentiellement
au début du siècle grâce aux revues littéraires, qui portent à l’attention du
lectorat de la péninsule les textes de l’auteur. Les représentations sont en
revanche rares et plutôt tardives, comme celle du Roi Candaule préparée
par le sicilien Cutrufelli en 1951.
Au regard de cet aperçu, le théâtre apparaît pour Gide comme une
tentation constante – tant du point de vue de la réflexion que de la création
proprement dite – et parallèlement, comme l’objet de frustrations succes-
sives, liées à la conviction que si le texte ne peut pas se suffire lui-même, la
scène condamne l’auteur à un choix impossible : ou bien demeurer fidèle à
lui-même, se vouant à l’insuccès, ou bien aller à la rencontre du public, et
donc se trahir. En mettant en lumière sous divers angles ce paradoxe qu’il
a tenté sans succès de surmonter, le livre offre au lecteur un témoignage
précieux du dramaturge que Gide a été et de celui qu’il aurait pu être.

Paola CoDazzi
Université de Haute-Alsace, ILLE UR 4363
RÉSUMÉS

Joséphine Jibokji
Desseins de cinéma :
sur l’inventivité des maquettes de décors
Les « maquettes de décors » sont des dessins ayant servi à la construction
d’un film sans y figurer. Elles peuvent prendre des formes diverses, éléva-
tions de façades ou dessins d’ambiance, esquisses crayonnées ou gouaches
colorées. Leur histoire s’inscrit dans une histoire générale de la réception
du dessin, longtemps considéré comme une étape préparatoire. Cet article
propose d’évaluer la possibilité d’écrire une histoire de ces maquettes de
décors indépendante des films pour lesquels elles ont été créées.
“Set models” are sketches that were been used in the design of a film but
are not featured in it. They may take various forms, from front elevations
or ambient drawings, to pencil sketches or colored gouaches. Their own
history is part of a broader narrative about the reception of sketches as
they were long considered to be just a preparatory stage. This article aims to
assess the possibility of a written history regarding those set model sketches
independently of the films for which they were created.

Sandrine Dubouilh et Rafaël Magrou
Concevoir, vérifier, dialoguer :
les multiples vertus de la maquette scénographique
Alors que les outils de modélisation numérique en 3D sont de plus en plus
utilisés dans la conception spatiale, les maquettes physiques restent un
matériau de prédilection tant dans la formation des scénographes que dans
la pratique de nombreux créateurs. Outre leur capacité à tester des solutions
spatiales et techniques, ces constructions à échelle réduite se révèlent être un
204  DOUBLE JEU, N O  18, 2021

médiateur efficace entre les différents partenaires du plateau et des ateliers.


Manipulables et ludiques, elles sont un outil de projection dont le pouvoir
d’interprétation se prolonge au-delà de l’instant T de sa présentation aux
équipes. Objets martyrs, fréquemment démantelées, il arrive cependant
qu’elles perdurent et deviennent archive ou encore objet scientifique.
Even though 3D modeling software is increasingly used for space design,
physical models remain a preferred method for the training of stage designers
as well as a tool for many creators. In addition to their role as a testing
ground for technical and spatial solutions, these small-scale designs are an
effective interface between the stage and production crew. They are easy
to handle and fun to play with and they are a way of envisioning a design
whose power of interpretation goes beyond the moment of its presentation
to the production team. These models are mistreated and often dismantled
but they do occasionally survive to become archives or objects of study.

Léa Chevalier
L’enseignement du métier de décorateur de cinéma
à l’IDHEC en France (1943-1966)
Institutionnalisation d’une pratique
En 1943, l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) ouvre
ses portes et propose un enseignement théorique et pratique des métiers de
la technique. Les chefs décorateurs en exercice durant la période s’inves-
tissent activement dans l’enseignement de leur activité. Dans l’espoir de
préserver leur savoir-faire, ils élisent et instruisent leurs héritiers selon
un ensemble de règles strictes en accord avec le rôle qu’ils attribuent au
décor de cinéma. Ils forment ainsi un corps professionnel fermement
uni derrière une pratique commune et un académisme caractéristique
de la qualité française. À partir d’un ensemble de sources préservées à
la Cinémathèque française, cet article propose d’étudier le contenu des
cours et le programme pédagogique des décorateurs entre 1945 et 1966.
The Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) opened in 1943
and provided theoretical and practical courses on technical production. The
productions designers working during the period were actively involved in
the teaching of their trade. In order to preserve their craft, they chose their
successors and taught them a strict set of rules that were indicative of their
own vision concerning the importance of set design in filmmaking. As a
result, they formed a professional corporation firmly united behind shared
practices and a set of conventions that were typical of French quality in
  RÉSUMÉS    205

filmmaking. Using sets of archives kept at the Cinémathèque française, this


article proposes to examine the contents of the production designers’ lectures
and educational curriculum between 1945 and 1966.

Charline Granger
Mécanique, décoration et architecture :
les ambitions totalisatrices de Pierre Boullet
(Essai sur l’art de construire les théâtres,
leurs machines et leurs mouvements, 1801)
À cheval entre les arts mécaniques et les beaux-arts, les activités de machi-
niste et de peintre décorateur de théâtre se trouvent sous-déterminées d’un
point de vue théorique au XVIIIe siècle. Pierre Boullet, machiniste, tire
profit, dans son Essai sur l’art de construire les théâtres, du statut ambigu
de ces professions pour justifier sa capacité à envisager le théâtre dans
ses aspects à la fois techniques, à l’instar d’un architecte, et esthétiques, à
l’instar d’un poète.
Overlapping the fields of mechanical arts and the fine arts, the works of the
machinist and the theatre painter-decorator were underdetermined from
a theoretical point of view in the 18th century. In his essay called Essai sur
l’art de construire les théâtres, Pierre Boullet, a machinist, took advantage
of the ambiguous status of these professions to justify his ability to consider
the theatre in its technical aspects, like an architect, and in its aesthetical
aspects, like a poet.

Quentin Rioual
Faire décor du réel : la respiration décorative
dans le Pelléas et Mélisande de Georgette Leblanc
à l’abbaye Saint-Wandrille (1910)
Au début du XXe siècle, l’expression « décor réel » apparaît sous la plume
de différents artistes et chroniqueurs rendant compte de séances théâ-
trales. Parmi elles, le Pelléas et Mélisande mis en scène en 1910 par l’artiste
Georgette Leblanc au cœur de l’abbaye Saint-Wandrille. Dans un premier
temps, l’article interroge le sens et les caractéristiques de divers usages de
l’expression avant, dans un second temps, d’étudier spécifiquement les
problématiques posées par le décor réel de la séance de 1910. Sur la base
206  DOUBLE JEU, N O  18, 2021

d’archives et au moyen des concepts de « respiration » et de « faire décor »,


sont mis en lumière les antagonismes et tensions à l’œuvre dans un décor
qui, pour être réel, n’en est pas moins conçu et déconstruit, notamment
par le spectateur.
In the early 20th century, the expression “décor réel” (location sets) was used
by some artists and journalists reporting on theatrical performances. Among
these performances was Pelléas et Mélisande, produced in 1910 by the artist
Georgette Leblanc at the center of the abbey of Saint-Wandrille. First, this
article will examine the meaning and characteristics of this expression as it
was used. Then, it will study specifically the issues raised by the location set
in this 1910 production. Using archival documents and through the concepts
of respiration (breathing) and faire décor (set creating), the antagonisms
and tensions at work within these location sets will be examined. Those sets
may be real, but they still are artificial and deconstructed, including by the
audience itself.

Marie Cléren
Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov,
« un nouvel art décoratif » (1914-1924) ?
Soutenus par Serge de Diaghilev, Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov
ont exercé leurs talents au sein de la troupe des Ballets russes mais ils
ont participé aussi activement à la vie festive parisienne, laissant des
traces chatoyantes de leur passage dans les bals des artistes russes. Artistes
polyvalents, à la fois peintres et poètes, ils ont contribué à l’élaboration
de décors et de costumes, et se sont investis dans la chorégraphie et la
mise en scène, en prenant part à la rédaction des livrets et à la création de
spectacles. Proches des futuristes italiens et russes ainsi que des cubistes,
ils ont développé les principes du rayonnisme qui caractérise toute leur
production scénique.
Supported by Serge de Diaghilev, Natalia Gontcharova and Mikhaël Larionov
exercised their talents within the Ballets russes company. They also actively
took part in the festive Parisian lifestyle, leaving shimmering memories of
their visits to the balls organized by Russian artists. They were versatile artists,
both painters and poets, and they contributed to the development of sets and
costumes. They were very much involved in choreography and direction by
writing librettos and producing shows. They were close to the Italian and
Russian Futurists as well as the Cubists and developed the principles of
Rayonism which is a main feature of their whole stage production work.
  RÉSUMÉS    207

Noémie Fargier
Le décor invisible. Frontières visuelles
et décors sonores dans les spectacles de
la Compagnie Louis Brouillard (Joël Pommerat)
Cet article se penche sur l’articulation entre visible et audible dans ce
qui tient lieu de décor dans les spectacles de Joël Pommerat. Il analyse
la perception du décor depuis la salle, et s’intéresse aux coulisses de sa
fabrication, à travers les témoignages inédits d’Éric Soyer et François
Leymarie, respectivement créateur lumière scénographe et créateur sonore
auprès de Joël Pommerat depuis plus de vingt-cinq ans.
This article explores the links between the visible and the audible in what
stands as a stage set in Joël Pommerat’s productions and analyses the per-
ception of the stage set from the audience’s vantage point. It also takes a look
behind the scenes of its productions through the exclusive accounts of Éric
Soyer and François Leymarie, lighting and set designer and sound designer
respectively for over twenty-five years with Joël Pommerat.

Barbara Bessac
Chez soi sur scène : le spectacle de la domesticité
dans les pratiques décoratives au théâtre 
du second XIXe siècle
Décor de nombreuses comédies de la seconde moitié du XIXe siècle, l’espace
domestique s’expose au théâtre grâce à une reconstitution précise d’inté-
rieurs meublés et décorés sur scène. Prenant part au spectacle, l’objet quoti-
dien devient autant réceptacle à signification que placement de produit pour
les commerçants qui fournissent les décors. Ces décors réalistes influencent
à la fois les goûts du public et nourrissent leurs représentations collectives.
As the setting of numerous comedies in the second half of 19th century,
domestic interiors were on display at the theatre through faithful recreations
of carefully furnished and decorated rooms on stage. Everyday items took
part in the production and became signifiers as well as product placement
for the retail traders furnishing the sets. Those realistic stage sets influenced
the audiences’ tastes and fuelled their collective imagination.
208  DOUBLE JEU, N O  18, 2021

Mélissa Gignac
La théâtralité de la scène et de l’écran : le rôle
du décor dans la fiction historique à travers l’exemple 
du Chevalier de Maison-Rouge (1847-1914)
Ce texte propose une étude comparative des mises en scène théâtrales et
cinématographique du décor du Chevalier de Maison-Rouge (porté à la
scène en 1847 au Théâtre historique, puis en 1869 et 1888 au théâtre de la
Porte Saint-Martin ; et adapté pour l’écran en 1914 par Albert Capellani pour
la SCAGL). Le but est de s’interroger sur la prétendue « théâtralité » de ce
film en analysant les caractéristiques du décor au théâtre puis au cinéma.
Quel va être l’apport du cinéma à ce drame ? Dans quelle mesure poursuit-il
l’esthétique théâtrale ou s’y oppose-t-il ? La référence au théâtre, dans le
processus de fabrication comme de réception, relève-t-elle uniquement de
l’intrigue romanesque, du partage d’un imaginaire, d’une réalité esthétique ?
This article is a comparative study of the sets in the film and theater produc-
tions of the Chevalier de Maison-Rouge. This play was performed in theaters
in 1847 at the Théâtre historique, then in 1869 and 1888 at the théâtre de la
Porte Saint-Martin before its screen adaptation by Albert Capellani for the
SCAGL in 1914. The aim of this article is to question the so-called “theatri-
cality” of the film production, analyzing the characteristics of the stage set
and the film set. What does cinema bring to this play? To what extent does
the screen adaptation follow the aesthetics of the theatrical production, or
does it oppose it? Is the reference to the theater, both in the production and
the reception process, linked only to the dramatic story, to the sharing of an
imaginative vision, or to an aesthetic reality?

Alexandra Bellot
Quand le cinéma s’invite à l’Opéra de Paris : 
décors mouvants et images projetées
dans les années 1920-1930
Haut lieu de l’effervescence artistique parisienne, l’opéra Garnier ouvre
ses portes à l’art cinématographique au début des années 1920. Le recours
aux techniques du cinéma est rapidement perçu par la direction du théâtre
comme une opportunité à saisir pour moderniser les mises en scène des
nouveaux spectacles lyriques. Projections d’images sur scène, utilisation
  RÉSUMÉS    209

d’un plateau tournant et création de décors lumineux participent au renou-


veau de la décoration scénique dans la première moitié du XXe siècle.
The opéra Garnier was the capital of Parisian artistic vitality. In the
early 1920s, it opened its doors to the art of cinema. The use of techniques
borrowed from the cinema was quickly perceived by the management of the
theater as an opportunity to modernize the directing of all new classical
productions. Image projection on the stage, rotating sets and illuminated
sceneries contributed to the renewal of set design in the first half of the
20th century.

Romain Fohr
Concevoir un décor écoresponsable
au cinéma et au théâtre
Cette contribution envisage les éléments actuels œuvrant pour une construc-
tion écologique des décors de théâtre et de cinéma. À partir de l’expérience
de professionnels en Europe et en Amérique du Nord, nous abordons les
solutions proposées pour pallier le non-recyclage du décor à usage unique.
Nous détaillons ensuite les nouveaux usages destinés à remplacer des
matériaux incriminés. Pour terminer, nous présentons les pistes innovantes
de création autour de la metteure en scène Marie-Hélène Gendreau au
Québec, du festival d’Aix-en-Provence et du théâtre de l’Aquarium à la
Cartoucherie de Vincennes.
This article examines the existing developments regarding the eco-friendly
design of theater and film sets. From the experiences of professionals in the
business based in Europe and North America, we study the available solutions
mitigating the non-recycling of single-use sets. Then, we examine the new
practices that will replace the various incriminated materials. Finally, we
present the innovative and creative experiments done around the director
Marie-Hélène Gendreau in Québec, at the festival d’Aix-en-Provence and
the théâtre de l’Aquarium at the Cartoucherie de Vincennes.
NOTES SUR LES AUTEURS

Alexandra Bellot est docteure en histoire de l’art et archiviste. Actuellement


chargée d’archives à Sciences Po Bordeaux, elle a soutenu une thèse à
l’université de Poitiers en 2018 intitulée L’évolution de la décoration théâtrale
sur les scènes de l’Opéra et de l’Opéra-Comique entre 1914 et 1936 sous la
direction de Claire Barbillon, professeure en histoire de l’art et directrice
de l’école du Louvre, et de Cécile Auzolle, maître de conférences habilité
à diriger des recherches en musicologie contemporaine. L’étude présente
dans ce volume s’inscrit dans la continuité de sa thèse et notamment de
la troisième partie : « Adéquation avec le goût des années 1920-1930 »,
chapitre I : « Dialectique cinéma / opéra ».

Barbara Bessac est doctorante en histoire de l’art (université Paris


Nanterre) et en études théâtrales (Université de Warwick). Sa thèse,
intitulée Objets d’arts vivants. La circulation des arts décoratifs entre
les scènes théâtrales parisienne et londonienne 1851-1908, propose une
relecture de l’historiographie des arts appliqués et du design en y incluant
le rôle significatif des arts de la scène.

Pierre Causse a été attaché temporaire d’enseignement et de recherche


(ATER) en arts de la scène à l’université de Caen Normandie. Sa thèse,
rédigée au sein de l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans
les modernités (IHRIM, UMR 5317) sous la direction d’Olivier Bara, est
intitulée Météores en scène, de la représentation du temps qu’il fait à la
création de l’atmosphère (1827-1947). Il est également auteur et dramaturge.

Léa Chevalier est doctorante allocataire à l’université de Caen-Normandie


et de Lausanne (UNIL). Chercheuse invitée puis associée à la Cinémathèque
française (Bourse Jean-Baptiste Siegel), sa thèse Bernard Evein décorateur
peintre : vers une Modernité esthétique du décor de cinéma en France (1950-
1980) sous la direction de Valérie Vignaux et Benoît Turquety, porte sur
212  DOUBLE JEU, N O  18, 2021

la place de la technique du décor de cinéma conçu et pensé par Bernard


Evein, dans l’avènement d’un cinéma moderne en France.

Marie Cléren est agrégée de Lettres modernes, certifiée « Théâtre ». Sa thèse


en littérature comparée, intitulée Danse et poésie plastiques (France, Italie,
Allemagne et Suisse, 1909-1933) et dirigée par le professeur Bernard Franco,
université Paris IV – Sorbonne, paraîtra en 2021 dans la collection « Pers-
pectives comparatistes », aux éditions Classiques Garnier. Ses recherches
portent sur les transferts artistiques culturels au temps des avant-gardes.
Enseignante en charge des options « Théâtre » au lycée Marcel Gambier à
Lisieux, chargée de cours à l’INSPÉ / université de Caen et conférencière
à l’université Inter-Âges de Normandie, elle s’intéresse aussi aux problé-
matiques de la scène contemporaine.

Sandrine Dubouilh est architecte DPLG, professeure en études théâtrales


à l’université Bordeaux Montaigne et professeure en Arts et techniques
de la représentation à l’ENSA Paris-Val de Seine. Ses recherches portent
principalement sur l’histoire architecturale des lieux scéniques du XXe siècle
(Une architecture pour le théâtre populaire, Paris, AS, 2012 ; articles sur
l’histoire des salles du Trocadéro dans le cadre du projet ECHO) et la
scénographie.

Noémie Fargier, docteure en études théâtrales, spécialisée en « sound stu-


dies », est chercheuse postdoctorale à l’EHESS. Elle a contribué notamment
à l’ouvrage Le son du théâtre (M.-M. Mervant-Roux et J.-M. Larrue (dir.),
Paris, CNRS, 2016) et au numéro de la revue Sociétés & représentations
dédié aux Sons et cultures sonores (no 49, printemps 2020). Noémie Fargier
est également autrice, metteuse en scène et créatrice sonore.

Romain Fohr a obtenu son doctorat en Arts du spectacle à l’université de


Picardie Jules Verne en 2008. Il enseigne à l’université Sorbonne Nouvelle
– Paris 3 où il fait ses recherches sur l’espace scénique et l’esthétique
du théâtre contemporain. Il est diplômé de l’Académie supérieure d’art
dramatique Pierre Debauche et de l’École européenne de la jeune mise en
scène Gaston Baty. Comme scénographe metteur en scène, il est respon-
sable de différentes productions vues à travers l’Europe et le Maghreb. Il a
publié successivement, Scénographie, 40 ans de création (avec L. Boucris et
J-F. Dusigne, 2010), Du décor à la scénographie. Anthologie commentée de
textes sur l’espace scénique (2014) et La scène circulaire aujourd’hui (avec
G. Freixe, 2015) à L’Entretemps.

Mélissa Gignac est maître de conférences à l’université de Lille et cher-


cheuse au Centre d’étude des arts contemporains. Ses recherches portent
  NOTES SUR LES AUTEURS    213

sur la reconnaissance de la mise en scène au cinéma par l’intermédiaire


du film de long métrage fictionnel, en France et aux États-Unis. Elle a
récemment codirigé un numéro de la revue Déméter intitulé Fantasmes
du cinéma américain en France (https://demeter.univ-lille.fr/categorie4/
hiver2020) ainsi qu’un ouvrage collectif, publié par l’AFRHC en 2020 :
Le scénario : une source pour l’histoire du cinéma.

Charline Granger est actuellement chercheuse post-doctorale à l’uni-


versité Paris Nanterre sur le projet ANR des registres de la Comédie-
Française. Elle est l’auteure d’une thèse en cours de publication intitulée
L’ennui du spectateur. Thermique du théâtre, 1716-1788, à paraître chez
Classiques Garnier.

Joséphine Jibokji est docteur en histoire de l’art et maître de conférences


en études cinématographiques à l’université de Lille. Ses recherches portent
sur les interactions entre l’histoire de l’art et le cinéma de fiction, ainsi que
sur l’analyse esthétique des archives de films. Elle a publié sa thèse sous le
titre Objets de cinéma (INHA – CTHS, 2019), puis a codirigé les ouvrages
Muséoscopies. Fictions du musée au cinéma (Presses universitaires de Paris
Nanterre, 2018) et Art-historical Moments in Cinema (Aracne editrice,
2020). Elle a publié des textes sur des artistes et cinéastes français (Alain
Resnais, Jacques Tati, Jacques Demy et Yves Klein) et étrangers (Hideo
Nakata, Michael Mann, Peter Greenaway).

Architecte DPLG, Rafaël Magrou est commissaire d’exposition, journaliste


critique (Théâtre(s) et La Scène) et auteur. Maître de conférences à l’ENSA
Paris-Malaquais, il a créé un studio de Master axé sur les lieux de spectacle
et la scénographie de spectacle vivant, en partenariat avec la Comédie-
Française. Il finalise actuellement un doctorat à l’université Bordeaux
Montaigne, analysant la spatialité dans l’œuvre de l’auteur-metteur en
scène Joël Pommerat, afin de questionner la notion de quatrième mur
dans le théâtre contemporain.

Docteur en études théâtrales de l’université Paris Nanterre, Quentin Rioual


est metteur en scène et chargé de cours en histoire de la scénographie à
l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Suite à la thèse
qu’il a consacrée aux premières mises en scène des pièces de Maurice
Maeterlinck (1891-1919), il oriente son enseignement et sa recherche vers
l’histoire sociale et matérielle du décor, depuis les réformes du tournant
des XIXe et XXe siècles jusqu’à l’écoscénographie contemporaine. Comme
metteur en scène, il prépare pour 2022 la pièce Dans une sorte de désert, une
création par écriture de plateau autour de la figure de Georgette Leblanc.
214  DOUBLE JEU, N O  18, 2021

Valérie Vignaux est historienne du cinéma en France. Professeure à


l’université de Caen Normandie et membre du LASLAR EA 4256, elle a
rédigé ou dirigé une quinzaine d’ouvrages dont récemment Edgar Morin
et le cinéma (Caen, Presses universitaires de Caen, 2021). Ses recherches
croisent histoire des idées et histoire sociale à travers l’étude des critiques et
théoriciens, et celle des usages non commerciaux du cinéma. Elle a présidé
l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)
de 2015 à 2018 et a été invitée à enseigner l’histoire du cinéma français à
l’université de Berkeley, Californie en 2018. Elle codirige avec Julie Ansel-
mini (professeure de littérature française) un programme de recherche sur
la critique (2020-2022 – RIN).
TABLE DES MATIÈRES

Pierre Causse, Léa Chevalier, Valérie Vignaux : Introduction.


Regards sur le décor de théâtre et de cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Sources et méthodologies
Joséphine Jibokji : Desseins de cinéma : sur l’inventivité des maquettes
de décors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Sandrine Dubouilh, Rafaël Magrou : Concevoir, vérifier, dialoguer :
les multiples vertus de la maquette scénographique . . . . . . . . . . . 41
Léa Chevalier : L’enseignement du métier de décorateur de cinéma
à l’IDHEC en France (1943-1966). Institutionnalisation d’une
pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

Construire l’illusion
Charline Granger : Mécanique, décoration et architecture : les ambi-
tions totalisatrices de Pierre Boullet (Essai sur l’art de construire
les théâtres, leurs machines et leurs mouvements, 1801) . . . . . . 75
Quentin Rioual : Faire décor du réel : la respiration décorative dans
le Pelléas et Mélisande de Georgette Leblanc à l’abbaye Saint-
Wandrille (1910) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Marie Cléren : Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov, « un nou-
vel art décoratif » (1914-1924) ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Noémie Fargier : Le décor invisible. Frontières visuelles et décors
sonores dans les spectacles de la Compagnie Louis Brouillard
(Joël Pommerat) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
Transmissions
Barbara Bessac : Chez soi sur scène : le spectacle de la domesticité
dans les pratiques décoratives au théâtre du second XIXe siècle . . 137
Mélissa Gignac : La théâtralité de la scène et de l’écran : le rôle du
décor dans la fiction historique à travers l’exemple du Chevalier
de Maison-Rouge (1847-1914) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Alexandra Bellot : Quand le cinéma s’invite à l’Opéra de Paris :
décors mouvants et images projetées dans les années 1920-1930 . . 169
Romain Fohr : Concevoir un décor écoresponsable au cinéma et au
théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

Paola Codazzi : Compte rendu. André Gide et le Théâtre. Un


parcours à retracer, Vincenzo Mazza (dir.), Paris, Classiques
Garnier (Bibliothèque gidienne ; 17), 2021, 452 p.. . . . . . . . . . . . . 199
Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Notes sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
DOUBLE JEU

no 1 : L’acteur créateur


no 2 : René Allio
no 3 : Sacha Guitry et les acteurs
no 4 : Scènes de séduction et discours amoureux
no 5 : Représentations de l’Autre au théâtre et au cinéma
no 6 : Action et contemplation
no 7 : Alain Resnais et le théâtre
no 8 : Les images aussi ont une histoire
no 9 : D’un Chéreau l’autre
no 10 : Figurations du pouvoir
no 11 : Cinéma et théâtre américains : influences, relations, transferts
no 12 : Marcel Achard entre théâtre et cinéma
no 13 : François d’Assise à l’écran
no 14 : Violences et passions : retour sur Henry Bernstein
no 15 : Drôles d’endroits pour une rencontre : l’acteur amateur au cinéma et au
théâtre
no 16 : Écrits de spectateurs : théâtre et cinéma
no 17 : L’œuvre et les institutions : approches internationales

Prochain numéro
no 19 : Exils. Mettre en scène les phénomènes migratoires en Europe
depuis 2000, du fait médiatique à la scène et aux écrans
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Téléphone : +33 (0)2 31 56 62 20
Internet : www.unicaen.fr/puc · Courriel : puc@unicaen.fr
ongtemps restés à l’ombre des ateliers et des studios, les décorateurs
L se trouvent rarement au centre de l’attention. Loin des usuelles pers-
pectives dramaturgiques ou auteuristes, ce numéro de Double Jeu propose
de mettre en lumière les techniques et le savoir-faire de ce groupe profes-
sionnel. Au croisement du théâtre et du cinéma, il interroge les manières
de penser et fabriquer les décors : comment sont-ils conçus ? Quel est leur
rôle et leur statut ?
Les textes organisés en trois axes problématiques questionnent les métho-
dologies d’approche du décor au regard des diverses ressources mises à
disposition dans les fonds d’archives. Forts de ces premières recherches,
les auteurs écrivent une histoire des pratiques et examinent les processus
de représentation du réel au théâtre, au cinéma mais aussi à l’opéra entre
le XIXe et XXIe siècle.

Numéro dirigé par Pierre Causse, Léa Chevalier et Valérie Vignaux. Avec
les contributions d’Alexandra Bellot, Barbara Bessac, Léa Chevalier, Marie
Cléren, Sandrine Dubouilh, Noémie Fargier, Romain Fohr, Mélissa Gignac,
Charline Granger, Joséphine Jibokji, Rafaël Magrou et Quentin Rioual.

ISSN : 1762-0597
ISBN : 978-2-38185-162-4 15 €

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