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A N NA L S O F S C I E N C E ,

Vol. 69, No. 1, January 2012, 105126

L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō: une fenêtre sur la


science classique

G ABRIEL T HIRION
Bordeaux, France. Email: gabriel.thirion@gmail.com

Received 25 March 2011. Revised paper accepted 4 October 2011

Summary
Although the Copernican hypothesis is popularized in Japan by Shiba Kōkan’s
books published between 1793 and 1805, the whole of the conceptions of the
Occidental astronomy remains unknown at that time to most of the Japanese.
Through the publication of Ensei kanshō zusetsu in 1823, Yoshio Nankō does
achieve posthumously the project designed two years earlier by his young disciple,
Kusano Yōjun, to spread this knowledge widely among the society. The book is a
great and unprecedented success. Well known nowadays for its appendix (Chidō
wakumon) and the influence that its content, while claiming the mobility of the
Earth, did exert on the propagation of the heliocentrism in Japan until the very
end of the Edo period, the book also provides as we think an unexpected and
completely new platform for classical science, being the emissary of certain
concepts invented by Shizuki Tadao from his relentless studies of Newtonian
mechanics. Once we briefly recount Yoshio’s career and discuss the sources and
the morphology of his work, we give some arguments towards it.

Contents

1. Yoshio Nankō: éléments biographiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108


2. Entre syncrétisme scientifique et vulgarisation du savoir. . . . . . . . . . . . . 111
3. Une ouverture sur la science classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Avertissement: Les termes japonais et chinois sont suivis de leur traduction à leur
première occurrence. Concernant les noms d’auteurs japonais, nous avons respecté
l’usage selon lequel le patronyme précède toujours le prénom, y compris dans les
références bibliographiques japonaises. Les titres d’ouvrages et les mots transcrits
depuis le japonais ou le chinois sont notés en italique, à l’exception des noms propres.
Les traductions des titres d’ouvrages ne sont qu’indicatives.

La thèse de l’héliocentrisme n’est pas connue au Japon avant la fin du XVIIIe


siècle. Nombre de traités en chinois d’origine jésuite fondés sur la connaissance des
systèmes ptolémaı̈que ou tychonien, tous deux géocentriques, sont d’abord diffusés
dans les années 1720 ou 1730, après que le shogun Yoshimune (r. 17161745) ait

Annals of Science ISSN 0003-3790 print/ISSN 1464-505X online # 2012 Taylor & Francis
http://www.tandfonline.com
http://dx.doi.org/10.1080/00033790.2011.637469
106 Gabriel Thirion

atténué la politique de contrôle instituée en 1639.1 Ils auront une influence éminente
sur le développement de l’astronomie japonaise, où prédominent jusque là les
schémas traditionnels de la cosmologie chinoise, en offrant aux savants locaux une
vue d’ensemble de la science occidentale du ciel et des outils mathématiques
nouveaux et importants dans une langue qui leur était facilement accessible (à
l’inverse des langues européennes qui requièrent un apprentissage spécifique). En
Chine cependant, les jésuites qui sont tantôt hostiles tantôt indifférents aux idées de
Copernic quand ils en sont instruits observent avec soin la ligne de l’Église et
n’œuvrent pratiquement pas à les faire connaı̂tre.2 Certes le Lifa xichuan
(Héritage des sciences calendaires de l’Occident; non daté) produit par des jésuites
avec l’aide de lettrés chinois contient bien une « présentation de chacun des chapitres
du De revolutionibus de Copernic mais il ne [mentionne] nulle part sa thèse
héliocentrique ».3 C’est en 1760 que le missionnaire français Michel Benoist (1715
1774) en fait la première description satisfaisante en chinois.4 Ses travaux restent
méconnus au Japon jusqu’à ce que l’astronome shogunal Shibukawa Kagesuke
(17871856) en signale l’existence en 1846. L’événement marque le premier
apport sino-jésuite direct à la diffusion du copernicanisme au Japon,5 mais son
impact est mineur. La théorie est en effet divulguée cinquante ans plus tôt, non par

1
On peut citer en particulier le Chongzhen lishu (Traité calendérique de l’ère Chongzhen,
1634) des jésuites Adam Schall von Bell (15921666) et Giacomo Rho (15921638). Bien que conçu dans le
style des traités calendériques chinois, il représente au milieu du XVIIe siècle le plus haut degré
d’achèvement en astronomie européenne (en l’occurrence tychonienne) par les missionnaires présents en
Chine. Importé au Japon en 1733, il ne sera toutefois pas réédité, à la différence du Tianjing huowen
(Dialogue sur les classiques du Ciel, v. 1675) du lettré chinois You Yi qui connaı̂t un grand
succès jusqu’à la fin du règne des Tokugawa. Voir Shigeru Nakayama, A History of Japanese Astronomy
(Cambridge, 1969), 16667 ; Watanabe Toshio , Kinsei nihon tenmongaku-shi (Jō)
(Tōkyō , 1986), 39. Le Tianjing huowen, où sont abordés les géocentrismes de
Ptolémée et Aristote, ainsi que des éléments d’une cosmologie plus complexe qui rappelle les thèses de
Tycho Brahe, est déjà connu dans le milieu intellectuel japonais bien avant sa parution en 1730, notamment
par Shibukawa Harumi (16391715), personnage essentiel du paysage scientifique nippon au
XVIIe siècle, qui y puisera en partie pour élaborer et introduire en 1685 le premier traité calendaire
authentiquement japonais, le Jōkyōreki .
2
Sur l’introduction de l’astronomie occidentale en Chine par les jésuites, voir p. ex. Nicole Halsberghe et
Keizō Hashimoto, « Astronomy », in Nicolas Standaert (dir.), Handbook of Christianity in China.
Volume One : 6351800 (Leiden, 2001), 71137 ; Keizō Hashimoto, Hsü Kuang-Ch’i and Astronomical
Reform : the Process of the Chinese Acceptance of Western Astronomy 16291635 (Osaka, 1988) ; Minghui
Hu, « Provenance in Contest : Searching for the Origins of Jesuit Astronomy in Early Qing China, 1664
1705 », The International History Review, 24/1 (2002), 136 ; Han Qi, « The Role of the Directorate of
Astronomy in the Catholic Mission during the Qing Period », in Noël Golvers (dir.), The Christian Mission
of China in the Verbiest Era : Some Aspects of the Missionary Approach (Leuven, 1999), 8595 ; Augustı́n
Udı́as, « Jesuit Astronomers in Beijing, 16011805 », Royal Astronomical Society Quaterly Journal, 35/4
(1994), 46378.
3
Tadashi Yoshida, « La science newtonienne selon Shizuki Tadao », in F. Girard, A. Horiuchi et M.
Macé (dir.), Repenser l’ordre, repenser l’héritage : paysage intellectuel du Japon (XVIIe -XIXe siècles)
(Genève, 2002), 386.
4
Le 19 septembre 1760, Benoist soumet à l’empereur Qianlong sa Mappemonde (Kunyu quantu
) qu’il assortit d’un court texte (le Diqiu tushuo ou Explication illustrée de la Terre)
décrivant la théorie de Copernic. Celui-ci n’est largement diffusé qu’à partir de 1799. Voir Louis Pfister,
Notices biographiques et bibliographiques sur les jésuites de l’ancienne mission de Chine, 15521773, tome II,
notice de Michel Benoist n8377 (Shanghai, 1932), 820 ; Nathan Sivin, « Copernicus in China or, Good
Intentions Gone Astray », in Nathan Sivin (dir.), Science in Ancient China. Researches and Reflections
(Aldershot, 1995), 4651.
5
Shigeru Nakayama, « Diffusion of copernicanism in Japan », in Jerzy Dobrzycki (dir.), The Reception
of Copernicus’ Heliocentric Theory : Proceeding of a Symposium organized by the Nicolas Copernicus
Committee of the International Union of the History and Philosophy of Science, Toruń (Poland), 1973
(Dordrecht, 1972), 158.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 107

les astronomes traditionnels mais par une poignée de linguistes, seuls capables de
mener les « études hollandaises » (les rangaku6 ) qui en constitueront le moyen
d’introduction exclusif.
Le nom et la théorie de Copernic émergent en 1793 sous la plume de Motoki
Ryōei7 (17351794), traducteur officiel de Nagasaki, dans un ouvrage
intitulé Seijutsu hongen taiyō kyuri ryōkai shinsei tenchi nikyu yōhōki
(Les bases de l’astronomie, nouvelle
édition illustrée ; de l’usage des globes céleste et terrestre en accord avec le système
héliocentrique).8 Exempt de formulations mathématiques, le texte ne s’appuie pas sur
un livre d’astronomie avancée mais sur un manuel de référence pour la navigation.9 Il
explique avec justesse les mouvements des différents corps du système solaire, dont la
Terre est considérée pour la première fois comme un membre ordinaire, et donne les
clés d’une méthode de réduction des coordonnées géocentriques en coordonnées
héliocentriques. Bien que peu instruit en mathématiques,10 et moins soucieux de
comprendre et propager les thèses occidentales que d’en livrer de fidèles traduc-
tions,11 Motoki fait état d’une grande habileté linguistique en proposant une vision
générale inédite de la théorie copernicienne à travers une interprétation presque
complète du texte de George Adams.12 Toutefois aucun de ses travaux ne sera publié
durant le règne des Tokugawa .
Jouant un rôle fondateur dans l’introduction des thèses newtoniennes au Japon,
Shizuki Tadao13 (17601806), interprète officiel et élève de Motoki,
participe aussi à faire connaı̂tre l’héliocentrisme pour lequel il invente en 1798 le
terme (toujours en vigueur aujourd’hui) chidō (no) setsu (théorie du
mouvement de la Terre) dans une version préliminaire de son Rekishō shinsho
(Nouveau livre d’astronomie; trois volumes, 17981802).14 Mais malgré la
qualité de ses recherches, inégalées jusqu’au milieu du XIXe siècle, Shizuki ne les

6
Tradition philologique visant à appréhender les sciences occidentales via la traduction d’ouvrages
bataves. Elles seront pendant longtemps la porte d’entrée principale des savoirs européens.
7
Pour une biographie de Motoki, voir par exemple Nichiran kōryū no kakehashi * Oranda tsuji ga mita
sekai : Motoki Ryōei× Shōei fushi no sokuseki wo otte * :
× (Kōbe , 1998) ou, plus sommairement, Watanabe (note 1), 265
68 et Yoshikawa Keizō , Kokushi daijiten (Tōkyō , 1992) 13, 832.
8
L’auteur en fait déjà mention dans plusieurs textes antérieurs, d’abord dans Oranda chikyu zusetsu
(Explications illustrées de la Terre selon les Hollandais, 1772), puis dans Tenchi nikyū
yōhō (De l’usage des globes céleste et terrestre, 1774) mais son approche du sujet reste à
chaque fois incomplète. Selon Goodman, c’est dans le Taiyō kyūri ryōkaisetsu (Explica-
tions pour comprendre les lois naturelles du Soleil, 17891792) que Motoki aurait initialement exposé les
subtilités de l’héliocentrisme (voir Grant Kohn Goodman, The Dutch impact on Japan (16401853)
(Leiden, 1967), 102). En fait, si tel est bien le cas, cette exposition reste superficielle et seul l’ouvrage de
1793 en offre une vue précise.
9
Gronden der Starrenkunde, gelegd in het zonnestelzel bevatlijk gemaakt ; in eene beschrijving van’t
maaksel en gebruik der nieuwe Hemel- en Aard-Globen (Amsterdam, 1770) par Jacob Cornelis Ploos van
Amstel (17261798), traduisant A Treatise Describing the Construction and Explaining the Use of New
Celestial And Terrestrial Globes (London, 1766) de George Adams, Sr (v. 17201773).
10
Hideo Hirose, « The European influence on Japanese astronomy », Monumenta Nipponica, 19/3
(1964), 309.
11
Masayoshi Sugitomo et David Swain, Science and Culture in Traditional Japan (Rutland, 1989), 315 &
352.
12
Il traduit 325 des 360 paragraphes que comporte l’original. Voir Nakayama (note 5), 165.
13
Sur Shizuki, consulter Tadashi Yoshida, « The Rangaku of Shizuki Tadao: The Introduction of
Western Science in Tokugawa Japan », thèse de doctorat (Princeton University, 1974) ou, plus récemment,
Matsuo Ryunosuke , Nagasaki rangaku no kyojin : Shizuki Tadao to sono jidai :
(Fukuoka , 2007).
14
Nakayama (note 5), 180.
108 Gabriel Thirion

verra jamais circuler que sous forme de reproductions manuscrites, à l’instar de son
maı̂tre, leur influence étant limitée aux cercles intellectuels.
C’est Shiba Kōkan (17471818), artiste peintre et penseur indépendant,
qui popularise l’héliocentrisme au tournant des XVIIIe et XIXe siècles via la parution
de plusieurs traités à succès, dont Kopperu tenmon zukai (Explication
illustrée de l’astronomie copernicienne, 1805 ou 1808). Largement inspiré des
conceptions de Shizuki, le Yume no shiro (En échange du rêve, 18021820)
de l’astronome amateur et penseur néoconfucéen Yamagata Bantō (1748
1821) y contribue dans une moindre mesure, n’étant pas édité mais tout de même
bien connu et diffusé parmi les savants.
Grâce à l’Ensei kanshō zusetsu (Explication illustrée de l’astronomie
occidentale) paru en 1823, Yoshio Nankō (17871843) intensifie considérablement ce
mouvement, mais avec une approche plus didactique voire vulgarisatrice, en
soumettant à un lectorat élargi une synthèse convaincante, pratique et inédite, aussi
bien dans sa forme que dans son contenu, de toutes les représentations astronom-
iques occidentales jusqu’aux plus récentes. But manifeste de l’auteur: révéler à
chacun que « la Terre, la Lune [et les autres astres] tournent autour du Soleil »15*
autrement dit que la théorie du chidō no setsu surclasse toutes les conceptions
ancestrales du ciel héritées de la pensée chinoise*sans jamais s’opposer aux
représentations néoconfucéennes du gouvernement central, puisqu’en fait « [tout]
ceci est conforme à la voie ».16 Mais le livre a a posteriori une autre vertu, plus subtile:
il offre une tribune nouvelle et parfaitement inattendue à la science classique en se
faisant l’émissaire de certains des audacieux concepts inventés par Shizuki Tadao
durant son étude acharnée de la mécanique newtonienne.

1. Yoshio Nankō: éléments biographiques


17
Yoshio Nankō (17871843), de son vrai nom Yoshio Shunzō ,
naı̂t dans une importante famille d’interprètes de Nagasaki dont la tradition
intellectuelle remonte au moins à 1641. Tandis que la Compagnie hollandaise des
Indes orientales (Verenigde Oostindische Compagnie, VOC) se voit contrainte cette
année-là de déménager de Hirado à Nagasaki, l’arrière arrière-grand-père de Nankō,
Kimotsuki Hakuzaemon (?1651), qui officie déjà en tant que Grand
interprète18 en langue hollandaise, est amené à fonder au même endroit la maison de
traduction19 dans laquelle naı̂tra Nankō un siècle et demi plus tard. Entouré de
spécialistes de médecine hollandaise (ranpō.i ), devenue*parallèlement à

15
Voir Yoshio Nankō , Ensei kanshō zusetsu
, in Nihon shisō taikei : yōgaku (ge) , 65 (Tōkyō , 1972), 55.
16
: Yoshio (note 15), 55.
17
Yoshio Nankō n’apparaı̂t que dans très peu d’écrits. L’un des plus complets est sans doute celui de
Yoshikawa sur l’histoire des sciences médicales dans le fief d’Owari : Yoshikawa Yoshiaki , Owari
kyōdo bunka igaku-shi kō (Nagoya , 1955), 7194. Voir aussi Hirose Hideo
, Yoshio Nankō to Ensei kanshō zusetsu , in Nihon shisō taikei : yōgaku
(ge) , 65 (Tōkyō , 1972), 46672 ; Nihon gakushi-in , Meiji-zen
Nihon tenmongaku-shi (Tōkyō , 1979), 2023 ; Watanabe (note 1), 28085 et
431.
18
Fonction officielle de l’organisation administrative alors tout nouvellement instituée par le bakufu.
19
Le terme de « maison » est à prendre aussi bien au sens matériel qu’au sens professionnel, mais pas
plus chez les Yoshio que chez d’autres familles de traducteurs on ne peut dire précisément comment la
langue hollandaise était enseignée. Sur l’organisation des interprètes de Nagasaki, voir l’étude de Katagiri
Kazuo , Oranda tsūji no kenkyū (Tōkyō , 1985).
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 109

l’interprétariat*domaine de prédilection des Yoshio20 au fil du temps, Nankō fait


l’apprentissage de la discipline et verse dans les sciences avec succès dès un âge
précoce. Il occupera lui-même la charge de traducteur officiel, conformément à
l’usage selon laquelle la fonction se transmet de manière héréditaire au sein des
quelques maisons désignées par le gouvernement central. Parti quelques temps à Edo
pour un séjour dont il ne semble pas tirer satisfaction, il regagne le Kansai en 1816 et,
à l’occasion d’une escale à Nagoya, rencontre l’influent médecin-samouraı̈ Asa.i
Teian (17701829) qui le prend sous son aile et l’introduit auprès du
souverain local. C’est ainsi qu’il débute sa carrière en tant que médecin attaché près
le daimyô d’Owari , fonction d’autant plus importante qu’à l’époque d’Edo
(16031868), ce domaine féodal est administré par la plus puissante des Tokugawa
gosanke , les trois branches shogunales servant de vivier d’héritier en cas
d’extinction de la branche principale. L’auteur est connu sous différents pseudo-
nymes, dont Hakugen et Jōan , mais c’est sous le nom de plume de Nankō
qu’il écrit Ensei kanshō zusetsu dont nous faisons ici l’examen.
Comme en attestent ses travaux, Nankō possède une grande maı̂trise des études
hollandaises, mais les origines de sa formation sont incertaines. En 1790 son grand-
père, Yoshio Kōgyu (17241800), est impliqué dans une affaire de mauvaise
traduction concernant des exportations de cuivre et se voit écarté durant cinq ans de
sa fonction de Grand interprète. Cherchant un moyen de faire amnistier son propre
père assigné à résidence, le père de Nankō, Yoshio Sadanosuke (?1836?),
tente de recourir à la corruption mais il est démasqué. Démis à son tour de son poste
de traducteur, puis exilé de Nagasaki en 1791, autrement dit séparé de sa famille alors
que Nankō n’a encore que quatre ans et lui à peine plus de vingt,21 il est finalement
gracié en 1804 mais ne retrouve jamais sa fonction d’origine au sein de l’organisation
shogunale. Ces événements étayent le fait que Yoshio Gon.nosuke (1785
1831), l’oncle de Nankō, soit souvent présenté comme le tuteur de ce dernier ou, plus
précisément, celui qui lui aurait enseigné l’usage de la langue hollandaise,22 entre
autres savoirs. Brillant élève de Shizuki Tadao qui lui-même produit plusieurs
ouvrages de grammaire hollandaise dont il a pu tirer profit, Gon.nosuke étudie en
outre le français avec Hendrik Doeff23 (17771835), l’anglais avec Jan Cock
Blomhoff (17791853), tous deux directeurs de la VOC de 1803 à 1817, et de 1817
à 1823, puis le russe. Formé à la médecine, il participe à la création de l’école de
Franz von Siebold (17961866) pour les études hollandaises,24 le Narutaki-juku
, où il enseigne et pratique la discipline. Mais c’est surtout dans le domaine

20
C’est à partir de Juzan (?1723), petit fils de Kimotsuki Hakuzaemon, que la famille prend le
nom de Yoshio.
21
La date de naissance de Sadanosuke n’est pas connue. Cependant, son cadet (Kensaku ) étant né
en 1770, il ne peut être âgé de plus de vingt ans au moment de son exil en 1791.
22
Voir par exemple Yoshikawa Keizō , Kokushi daijiten (Tōkyō , 1992) 14, 389 ;
Watanabe (note 1), 282.
23
Dans l’introduction de son dictionnaire hollandais-japonais, communément appelé Dōyaku Halma
(ou Nagasaki haruma , achevé en 1833 mais publié à partir de 1855), Doeff voit
Gon.nosuke comme « le plus compétent en langue hollandaise parmi tous les membres de la guilde des
interprètes ». Cité dans Henk de Groot, « The Great Dutch-Japanese Dictionaries in Early Nineteenth
Century Japan », Voortgang, Jaarboek voor de Neerlandistiek, 22 (2004), 164.
24
Kishino Toshihiko , Keisuke to Owari no yōgaku , in Edo kara Meiji no
shizen kagaku wo hiraita hito * Itō Keisuke botsugo 100 nen kinen shinpojiumu
* , Nagoya ,
(Nagoya , 2001), 28.
110 Gabriel Thirion

linguistique, de par sa fonction de Grand interprète, et dans l’enseignement du


hollandais, qu’il excelle. Ceci étant, Gon.nosuke et Nankō ont une différence d’âge
inférieure à deux ans. Dans ces conditions, difficile de croire à l’assertion selon
laquelle le premier aurait transmis au second les subtilités d’une langue qui constitue
à l’époque un sommet de complexité pour l’esprit japonais et qui, de fait, nécessite un
apprentissage prolongé. Il est certain que Nankō et son oncle ont très bien pu
commencer leur instruction au même moment. À l’instar de Hirose, on peut aussi
supposer que Nankō a débuté son initiation à un âge plus tardif, et qu’il a reçu une
partie au moins de son savoir par l’intermédiaire de son oncle qui, pour sa part, aura
découvert la langue batave avec un peu d’avance.25
Nankō publie un premier ouvrage sur l’astronomie en 1822. Intitulé Seisetsu
kanshōkyō (Traité d’astronomie selon les théories de l’Ouest), il est rédigé
à la manière d’un court vade-mecum de l’astronomie occidentale et se présente sous
la forme d’un petit orihon26 ne dépassant guère les deux mille caractères. En 1823, il
poursuit avec Ensei kanshō zusetsu qui, cette fois, fait du même sujet une exposition
détaillée. Outre sa longueur relative (deux cent cinquante sept pages pour l’édition
originale et cent douze pour celle à laquelle nous nous référons27), l’ouvrage a ceci de
particulier qu’il est la somme des enseignements de Nankō retranscrits à l’origine par
son élève, Kusano Yōjun (?1821?)*comme le précise le préambule (Daigen
) rédigé en mars 1821 par Kusano*, et dont la publication constitue finalement
un hommage posthume du maı̂tre envers son disciple*comme on l’apprend dans
l’avant-propos de l’annexe produite et ajoutée par Yoshio en 1823.
Kusano Yōjun, lui-même spécialiste de médecine hollandaise, tient l’essentiel de
ses connaissances de Sadanosuke, père de Nankō.28 Sur ce point, on note que dans la
mesure où Yōjun et Nankō sont très certainement nés peu de temps l’un après l’autre,
dans la seconde moitié des années 1780, Yōjun n’aura pu commencer l’étude de la
médecine avec Sadanosuke que tardivement, après que celui-ci soit rentré d’exile en
1804. Plus tard, devenu médecin, Kusano fait un séjour dans l’ouest du Japon dans le
but de perfectionner son art. Sur le retour, il passe par Nagoya où il rencontre
Nankō, dont il décide de suivre les cours de sciences naturelles. À cet effet, le jeune
homme s’installe à Nagoya et, une fois reçus les enseignements de son maı̂tre, conçoit
le projet de les réunir sous la forme d’un livre. Kusano constitue une maquette
agencée selon ses goûts, puis part pour Ōsaka en 1821 dans le but de faire imprimer le
manuscrit, mais il décède la même année avant même que l’impression ait pu être
entamée. C’est donc Nankō qui, pour honorer la mémoire de son élève, en fait
aboutir la réalisation sous le titre que nous connaissons.
Avant tout médecin et linguiste, Nankō n’en est pas moins actif dans de multiples
domaines du savoir. Abritant ses activités professionnelles et scientifiques sous
l’enseigne Kanshōdō (École des phénomènes célestes), il produit une assez
longue liste d’écrits (une vingtaine d’ouvrages plus ou moins bien connus) traitant de
médecine, de grammaire, d’astronomie, de pharmacopée, de chimie et de météorologie.

25
Hirose (note 17), 470.
26
L’une des façons japonaises de confectionner un livre où chaque feuillet est relié au précédent et au
suivant par le côté de telle sorte que le livre forme un accordéon de papier.
27
Références mentionnées en note 15. La bibliothèque de l’université Waseda conserve de très beaux
exemplaires du premier volume, datant de 1826, et du Chidō wakumon, datant de 1823, consultables par le
public, ainsi qu’un exemplaire de 1879 du Seisetsu kanshōkyō.
28
Nihon gakushiin Nihon kagakushi kankōkai , Meijizen nihon tenmo-
ngakushi (Tōkyō , 1979), 202.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 111

D’une manière générale, il a eu une influence considérable sur le développement des


études occidentales du début de l’ère Bunka jusqu’à la fin de l’ère Tenpō
(1804 1844) et c’est sous son impulsion que commencent réellement les rangaku dans
le fief d’Owari. Le 2 septembre 1843, alors qu’il manipule du fulminate de mercure
dans le cadre d’une des expériences sur les détonateurs qu’il conduit depuis deux ans,
une explosion se produit et un tesson vient lui sectionner une artère de la main.29 Les
autorités le déclarent officiellement mort de maladie trois jours plus tard. Il est inhumé
dans le temple Hakurinji situé en plein centre de Nagoya.

2. Entre syncrétisme scientifique et vulgarisation du savoir


De par son succès public, Ensei kanshō zusetsu (plus loin appelé EKZ) jalonne
notablement la carrière du rangakusha30 Yoshio Nankō. Réédité au moins deux fois
avant 1828, si l’on en juge par les dates de publication de la trentaine d’exemplaires
aujourd’hui conservés dans les bibliothèques japonaise,31 il devient l’ouvrage de
vulgarisation et de référence en astronomie le plus populaire au milieu du XIXe siècle et
fait entrer dans le vocabulaire courant l’expression « mouvement de la Terre » forgée par
Shizuki, avant qu’elle ne s’installe définitivement dans les manuels des écoles primaires
du système éducatif moderne établi au Japon durant l’ère Meiji.32 L’ouvrage marque en
cela un moment clé dans la diffusion de la science classique au sein d’une société
nippone qui, à cette époque, reste étrangère aux représentations cosmologiques de
l’Ouest.
Selon le préambule que rédige Kusano Yōjun,

« Le présent ouvrage repose sur la traduction de nombreux passages


issus de livres de sciences naturelles occidentaux. Toutefois, c’est sur les thèses
de MM. Martin et Martinet qu’il fonde l’essentiel de son propos. »

D’après Goodman, le Traité d’astronomie de Lalande (1764) fait partie des sources à
mentionner.34 Peut-être Yoshio s’est-il inspiré de sa version hollandaise, l’Astronomia
of Sterrekunde (quatre volumes, 17731780) d’Arnoldus Bastiaan Strabbe (1741
1805), ou des travaux de Takahashi Yoshitoki (17641804) à travers le
Rarande rekisho kanken (Réflexion personnelle sur l’astronomie de
Lalande) de 1803. Toujours est-il que l’auteur japonais s’appuie essentiellement sur
deux ouvrages:35 d’une part, Filozoofische Onderwyzer; of Algemeene Schets der

29
Arima Seihō , « Kakuretaru kagaku senkakusha », Kagaku chishiki
, 12 (1930), cité dans Kimura Makoto , « Kagakushi kobore hanashi » ,
Kōgyō kayaku kyōkai-shi , 28/4 (1967), 303.
30
Spécialiste des rangaku.
31
Voir le catalogue en ligne du Kokusho sōmokuroku (http://base1.nijl.ac.jp/tkoten/about.
html).
32
Nakayama (note 5), 18081.
33
Yoshio (note 15), 69.
34
Goodman (note 8), 11112.
35
Yoshio cite bien les noms de Martin et Martinet, mais pas les titres de leurs œuvres auxquelles il se
réfère. Celles-ci ont vraisemblablement été identifiées dans la première moitié du XXe siècle.
112 Gabriel Thirion

Hedendaagfche Ondervindelyke Natuurkunde36 (Amsterdam, 1744) d’Isaak Tirion


(17051765), la version hollandaise d’un célèbre traité37 de Benjamin Martin (1704
1782); d’autre part, l’édition hollandaise originale de Katechismus der Natuur38
(quatre volumes, 17771779) écrit par Johannes Florentius Martinet (17291795),
dont on ignore cependant l’année de la publication employée par Yoshio.
Rapidement on remarque que ce sont surtout les idées de Martin, bien plus que
celles de Martinet, qui sont reprises dans EKZ, même si elles ne retrouvent pas leur
forme dialogique initiale, excepté dans le chapitre annexe. Cela tient logiquement à la
relative pauvreté du Katechismus der Natuur, en termes de contenu astronomique, qui
se contente d’un discours trop général et peut-être insuffisamment structuré sur le
firmament et les corps célestes.39 Mais cela n’est pas sans lien non plus avec la figure
récurrente de Dieu auquel Martinet se réfère sans cesse.40 Légitime dans une étude de
théologie naturelle qui s’inscrit a posteriori dans le courant des Lumières chrétiennes,
cet amalgame perpétuel des vérités dogmatiques avec les connaissances issues du
monde moderne aura possiblement suscité la prudence de Yoshio. À l’opposé, les
éléments d’astronomie en provenance du livre de Martin se font plus audibles, et l’on
devine que Yoshio a pu tirer grand profit de l’organisation rigoureuse des idées à
laquelle s’emploie le professeur de mathématiques et opticien-constructeur londo-
nien, et de leur rassurante « laı̈cité ».
Ceci étant, identifier avec précision toutes les sources d’EKZ est un travail de
longue haleine, car elles n’y sont pour ainsi dire jamais nommément évoquées. Des
noms se distinguent de temps à autre: Shizuki Tadao, dont certains concepts tirés du
Rekishō shinsho imprègnent toute la substance du texte, depuis la préface signée Hata
Kanae41 (17611831), jusqu’aux dernières lignes de l’annexe, en passant par le
préambule de Kusano, et constituent la base des explications fournies sur les
mouvements des astres; John Keill (16711721), professeur d’astronomie de
l’université d’Oxford, mathématicien et l’un des meilleurs continuateurs de Newton,
sur lequel Shizuki a longtemps travaillé, si bien que l’on ne sait si Yoshio a lu Keill
dans le texte ou Keill traduit par Shizuki; Newton (16431727) lui-même; William

36
Yoshio indique lui-même avoir recouru à une édition de 1744 (Yoshio (note 15), 146). La première
traduction de Martin par Tirion remonte à 1737.
37
Benjamin Martin, The Philosophical Grammar ; Being a View of the Present State of Experimented
Physiology, or Natural Philosophy (London, 1735).
38
Selon une lettre en provenance de Batavia que cite Le Rotterdamse Courant du 27 novembre 1784, un
certain Sammon Sammé, Landheer van Tamba (Sammon Sammé, seigneur de Tanba), préparait à l’époq-
ue*soit quarante ans avant EKZ*une traduction japonaise du Katechismus, ce dont le biographe de
Martinet, A. van den Berg (17331807), nous dit que l’auteur avait été informé (voir Ahasuerus van den
Berg, Levensberichten van J.F. Martinet (Amsterdam, 1796), 345). Mikami suppose que Yoshio était peut-
être connu sous le nom de Sammon parmi les Hollandais de Nagasaki (voir Y. Mikami, « On a Japanese
Astronomical Treatise Based on Dutch Works », Nieuw Archief voor Wiskunde, 9 (1910), 233), mais cela est
tout simplement impossible car Yoshio n’était pas encore né en 1784. Aussi le nom de Sammon Sammé ne
sonne pas japonais a priori et aucune traduction du Katechismus n’a jamais été retrouvée au Japon.
39
Over het uitspansel en de hemelsche lichaamen : Johannes Florentius Martinet, Katechismus der Natuur
(Amsterdam, 1777), XIV.
40
Grâce aux outils numériques, nous savons que le mot « Dieu » apparaı̂t déjà 135 fois dans le seul
premier volume du Katechismus contre 19 dans The Philosophical Grammar. The British System of Edu-
cation considère le Katechismus comme un « ouvrage excellent, concis, bien écrit et rempli de citations
et d’observations pieuses tirées de la Sainte-Écriture ». Voir Joseph Lancaster, The British System of
Education (Washington, 1812), 104.
41
Auteur confucéen, connu pour son talent de calligraphe et de poète, Hata Kanae enseigne au
Meirindō , l’une des principales écoles domaniales (hankō ) d’Owari.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 113

Whiston (16671752), théologien et mathématicien anglais, une source de Martin42


que Yoshio se contente de citer indirectement; mais aussi Robert Hooke (16351703),
Galilée (15641642), William Molyneux (16561698), Gassendi (15921655),
Descartes (15961650), Francesco Fontana (15801656), Cassini (16251712), James
Short (17101768), Charles Bonnet (17201793), Christian Huygens (16291695),
Lalande (17321807), Philippe de Lahire (16401718), Halley 16561742), Ulugh
Beg (13941449), Giovanni Battista Riccioli (15981671), Hevelius (16111687),
John Flamsteed (16461719), James Bradley (16931762) et Regiomontanus (1436
1476). À la lumière de cette longue liste de savants assez hétérogène, il va sans dire
que Yoshio est allé bien au-delà des deux seuls traités de Martin et Martinet dont ces
noms sont en majorité absents, même si l’on peut regretter de ne savoir avec certitude
de quelles œuvres originales ou secondaires ils proviennent.43
Il y a beaucoup à dire sur la morphologie du livre dont l’analyse mériterait à elle
seule un article. Son agencement thématique tranche admirablement avec la forme
traditionnelle des traités d’astronomie japonais élaborés depuis l’introduction de la
science calendérique chinoise au VIIe siècle, où quatre sujets sont mis en question: les
mouvements du Soleil, les mouvements de la Lune, la réconciliation des deux dans
l’élaboration du calendrier lunisolaire et la prédiction des éclipses.44 Peu étudié dans
son pays d’origine ou en dehors,45 encore moins traduit, l’ouvrage écrit en japonais
classique se compose de trois volumes et d’une annexe: le premier, sorte d’entrée en
matière illustrée et relativement généraliste, explique notamment les systèmes
astronomiques de Ptolémée, de Tycho Brahe et de Copernic. Il traite aussi la
question des orbites planétaires et plusieurs autres problèmes afférents à la taille et
aux mouvements des corps célestes connus; le deuxième évoque avec une précision
accrue la nature des différents types d’astres tels le Soleil, les planètes, la Terre, la
Lune mais aussi la question de l’année tropique, des éclipses, etc.; le troisième aborde
en profondeur le cas de chaque planète indépendamment des autres, le cas des étoiles
fixes, des constellations, des comètes, etc.; enfin, l’annexe intitulée Chidō wakumon
(Dialogue sur le mouvement de la Terre46) traite exclusivement de la théorie
de la mobilité terrestre autour du Soleil (mouvement de révolution) et des
phénomènes collatéraux (mouvement de rotation sur son axe, rotondité, gravitation,
etc.) sous la forme d’un bref dialogue alternant dix questions et réponses, à la
manière des ouvrages de sciences naturelles européens de l’époque, dont ceux de
Martin et Martinet.
D’une manière générale, EKZ s’adresse non pas au camp des spécialistes, comme
cela est toujours le cas des traités calendériques ou d’astronomie conventionnels,
mais à celui des profanes, en offrant un discours débarrassé des aspects techniques et
focalisé sur les objets: les astres avec leurs particularités physiques et de mouvements.
Cette relative simplicité du propos est liée au fait qu’à l’origine, EKZ est un

42
Voir Isaak Tirion, Filozoofische Onderwyzer ; of Algemeene Schets der Hedendaagfche Ondervindelyke
Natuurkunde (Amsterdam, 1744), 119 ; Martin (note 37), 129.
43
Les livres occidentaux importés au Japon durant l’époque d’Edo furent variés et fort nombreux. À ce
sujet, voir Matsuda Kiyoshi , Yōgaku no shoshiteki kenkyū (Kyōto , 1998).
44
Nakayama (note 1), 123.
45
Quelques courts paragraphes sont consacrés à EKZ dans les ouvrages japonais sur l’histoire de l’a-
stronomie au Japon. En langues occidentales, le cas est rarissime ; bien que succincte, l’analyse la plus
complète est probablement celle qu’en a fait Mikami en 1910. Voir Mikami (note 38), 23134.
46
En japonais, et ce encore aujourd’hui, l’expression chidō qui se retrouve dans chidōsetsu
(communément traduit par « théorie de l’héliocentrisme ») signifie littéralement « mouvement de la Terre ».
114 Gabriel Thirion

assemblage de notes de cours. Cependant on est surtout frappé de voir que l’ouvrage
ne se focalise pas sur le couple Soleil-Lune et que, au contraire, il étudie un à un tous
les corps célestes dont il fournit une quantité de représentations schématiques ou
figuratives. Celles-ci contribuent à l’installation d’un nouveau paradigme dans la
pensée scientifique japonaise de l’époque, celui de la théorie ou du modèle. Ceci dit, il
faut garder à l’esprit que EKZ n’a pas pour vocation première d’être publié. Si Yoshio
prend le parti d’y adjoindre le Chidō wakumon dont il est l’auteur exclusif, avant de
faire imprimer l’ensemble, c’est certainement qu’il y voit l’occasion de faire connaı̂tre
au plus grand nombre cette théorie du mouvement de la Terre, encore neuve au
Japon, à laquelle il croit avec force; et l’on voit qu’à la différence de Motoki qui ne
faisait que traduire, Yoshio entend défendre.
Dans le Daigen de Kusano, les astres sont vus comme décrivant des figures,47 ce
qui constitue une autre différence fondamentale avec l’astronomie sino-japonaise
traditionnelle fondée de longue date sur les chiffres et peu versée dans la géométrie. Il
y a là certainement l’un des points des théories occidentales les plus étonnants pour le
public japonais, qui participe littéralement à donner du volume aux représentations
du ciel. D’une manière générale, EKZ est pensé dans le souci permanent de faciliter
la compréhension du lecteur et l’image en constitue justement l’un des principaux
expédients. Riche de quatorze planches, tantôt schématiques tantôt figuratives,
toujours détaillées et presque toutes en pleine page,48 le premier volume recourt à un
constant va-et-vient entre texte et illustration. Ces planches qui épousent et fortifient
le discours semblent avoir été expressément choisies ou conçues*par Kusano ou par
Yoshio?*pour le livre et, tout du moins, pour un public japonais, car elles sont
directement annotées en langue vernaculaire. Nombre d’entre elles semblent
empruntées à Martin; c’est ainsi que l’on retrouve minutieusement reproduites les
illustrations de la surface lunaire49 (Figure 1), des planètes Jupiter et Saturne50 et du
mouvement orbital de la Terre selon les saisons,51 dont les détails ne trompent pas.
La mappemonde de la page 90 (Figure 2) est même une copie déclarée de la figure
XXXI52 de The Philosophical Grammar. A contrario, l’illustration du système
copernicien selon Yoshio (figure 3) s’éloigne davantage de celle du savant anglais,53
sans compter que ce dernier ne montre rien*à l’instar de Martinet*des systèmes
ptolémaı̈que et tychonien, quand Yoshio prend le temps d’en expliquer et d’en figurer
toutes les spécificités.
En partie semblables aux gravures présentes dans les travaux sur l’astronomie de
Shiba Kōkan, les autres figures nous laissent dans le doute. De prime abord, nous
soupçonnions une origine européenne commune aux publications de Yoshio et Shiba.
Après examen du Mundus subterraneus (deux volumes, 16641678) d’Athanasius
Kircher (16011680) où, comme il est parfois dit, Shiba aurait puisé, il s’avère que
seul le croquis de la Lune en page 62b du tome I correspond un tant soit peu à ce que

47
Yoshio (note 15), 64.
48
Voir l’édition originale de 1823.
49
Tirion (note 42), 102b (chapitre Selenography, or the philosophy of the Moon de l’original : Martin
(note 37), 118b).
50
Tirion (note 42), 116b (dans l’original : Martin (note 37), 154b).
51
Martin (note 37), 202b. Nous n’avons pas trouvé cette planche dans notre édition hollandaise (un
oubli ou une dégradation ?), mais étant donnée la très grande ressemblance entre le schéma de Yoshio et
l’original de Martin, nous ne doutons pas que le savant japonais y aura eu accès dans la sienne.
52
Tirion (note 42), 176b (dans l’original : Martin (note 37), 192b).
53
Tirion (note 42), 92b (The Copernican or Solar Syftem dans l’original : Martin (note 37), 106b).
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 115

Figure 1. Bōenkyō wo motte tai.in wo miru no zu La Lune vue


au télescope Yoshio, op. cit. in. n. 15, 88.

l’on trouve dans EKZ. En aparté, on ne voit pratiquement rien de commun non plus
entre Kircher et Shiba en matière de représentations des astres et des phénomènes
célestes, si ce n’est une vague ressemblance entre le Schema corporis solaris (page 64b
du Mundus subterraneus) et le Nichirin-chu kokuten-zu (en page 46 de
l’Oranda tensetsu (Astronomie hollandaise), 1796) présentant tous deux le
soleil maculé de taches noires. Dans le Chiten kyūri-ron (De la révolution
de la Terre, 1827), Katayama En.nen (1764?) affirme que Shiba s’est

Figure 2. Chikyū bankoku ryakuzenzu Planisphére Yoshio, op. cit. in. n. 15, 90.
116 Gabriel Thirion

Figure 3. Kopperu no tenzu Le ciel selon Copernic Yoshio, op. cit. in. n. 15, 87.

notamment inspiré de Motoki Ryōei, ainsi que d’un auteur hollandais répondant
(phonétiquement) au nom de Bo.isu .54 Il s’agit d’Egbert Buys (v. 17251769)
dont le Nieuw en volkomen woordenboek van konsten en weetenschappen (Nouveau
dictionnaire complet des arts et des sciences, 17691778), paru en dix volumes
abondamment illustrés, trouve effectivement un écho important chez les rangakusha à
la fin du XVIIIe siècle,55 en particulier chez Shiba,56 au demeurant artiste, qui
découvre en 1783 les techniques hollandaises de gravure. On note ainsi de
nombreuses similitudes entre, d’un côté, les planches de Buys et Motoki (surtout
celles du Shinsei tenchi nikyū yōhōki évoqué en introduction, qui reproduit
scrupuleusement l’intégralité des planches du traité original d’Adams) et, de l’autre,
celles de Shiba, dont les sources iconographiques sont ainsi en bonne part dévoilées.
Concernant EKZ, toutes les incertitudes ne sont pas levées, mais il est clair que
l’influence de Motoki57 et par extension d’Adams, de Shiba,58 de Buys, et surtout de
Martin peuvent y être détectées, signe d’un remarquable œcuménisme intellectuel.
Ajouté à l’exactitude et à la richesse intrinsèques des planches, tout ceci traduit à la
fois la volonté de l’auteur de fournir des informations justes sur des sujets
compliqués, de rester fidèle aux conceptions occidentales les plus modernes qu’il
souhaite véhiculer et d’accompagner le lecteur, sans le perdre au milieu d’un texte

54
Voir page 32 de l’édition originale du Chiten kyūri-ron. Un exemplaire existe dans les fonds de la
bibliothèque de l’Université Waseda.
55
Matsuda (note 43), 536 ; Donald Keene, The Japanese discovery of Europe, 17201830 (Stanford,
1969), 75.
56
Calvin L. French, Shiba Kōkan : Artist, Innovator, and Pioneer in the Westernization of Japan (New
York & Tokyo, 1974), 180. Sur Shiba et son œuvre, on pourra consulter en japonais : Naruse Fujio
, Shiba Kōkan : shōgai to gagyō (Tōkyō , 1995).
57
Les schémas de Yoshio sur « les positions visibles et masquées » des planètes inférieures et supérieures
sont en effet semblables aux illustrations du Shinsei tenchi nikyū yōhōki (qui reproduit scrupuleusement
celles d’Adams) sur le même phénomène. Il en va de même pour le schéma du système tychonien.
58
On retrouve aussi des similitudes frappantes entre EKZ et le premier volume du Kopperu tenmon zukai
de Shiba.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 117

savant, en lui offrant la possibilité de se raccrocher à une iconographie extrêmement


claire et pertinente. Plus généralement, les planches des différents textes cités, dont on
entrevoit la complexification graduelle, sont un indicateur inattendu de la circulation
des idées qui s’opère chez les savants japonais de l’astronomie, en ce sens qu’elles
rendent plus immédiatement perceptible que les écrits le mouvement d’appropriation,
de correction et de réarrangement du savoir des aı̂nés par leurs successeurs au fil des
apports extérieurs d’informations nouvelles.
L’aspect didactique d’EKZ est par ailleurs renforcé par une approche des idées
structurée. Cela transparaı̂t doublement dans la table des matières insérée immé-
diatement après la préface: d’abord dans le fait même de son existence*qui n’est pas la
règle*et de son niveau de détail, ensuite dans l’amplitude considérable du périmètre
des objets astronomiques traités. Plus loin, la présence de consignes pratiques pour la
réalisation par le lecteur de dispositifs astronomiques en papier visant l’apprentissage
par l’expérience59 et d’un vaste lexique présentant par répartition phonétique 233
termes astronomiques hollandais aussi divers que planète inférieure (naiyusei ),
écliptique (kōdō ) ou mouvement lévogyre (sasen ), leur translittération en
katakana pour en connaı̂tre la prononciation approchée, leur équivalent japonais
exprimé en kanji et le numéro de page de la première occurrence de chaque mot,
confirme le sentiment que la complétude et une certaine forme de pédagogie sont ici des
leitmotivs. Les nombreux articles « académiques » du livre moyen qui, toutes
proportions gardées, sont dignes de l’Encyclopédie de par leur rigueur, leur degré de
précision et un certain dénuement idéologique, accentuent notre sentiment. À une
époque et en un lieu où la pratique de la médiation scientifique ne va pas de soi, la
morphologie globale du texte dénote l’aptitude manifeste de l’auteur à faire la synthèse
de conceptions astronomiques d’origines et de natures variées, et à vulgariser sans en
ternir la substance un propos qui reste difficile, en lui prêtant une forme et un contenu
« japonisés » immédiatement intelligible pour son public. À cet égard, EKZ est déjà un
ouvrage novateur dans le paysage culturel japonais du début du XIXe siècle.

3. Une ouverture sur la science classique


Communément cité pour son rôle dans la popularisation du copernicanisme au
Japon, l’Ensei kanshō zusetsu nous paraı̂t au moins aussi important pour celui qu’il
joue, moins spectaculairement et de manière presque fortuite, dans la diffusion de
certains concepts newtoniens, via son adhésion quasi dogmatique à la pensée
de Shizuki Tadao. Dans le préambule du texte, seul lieu d’expression personnel de
Kusano Yōjun, on retrouve déjà les éléments de cette pensée. Comme le veut l’usage,
Kusano amorce son propos par quelques respectueuses considérations sur la
généalogie et les talents qui ont valu tant de succès à son maı̂tre dans la pratique
médicale, puis il en vient sans tarder à sa principale préoccupation. Il dit:

59
Les huitième et dixième (a & b) figures du premier volume s’accompagnent d’explications sur la
manière de reproduire avec du papier les dispositifs expérimentaux qu’elles illustrent, le premier consistant
à simuler le mouvement diurne, c’est-à-dire le mouvement apparent de rotation de l’ensemble du ciel en un
jour sidéral, pour n’importe quelle lieu, à condition d’en connaı̂tre la latitude, et le second de se figurer en
bloc l’ensemble des mouvements et positions relatives du trio Soleil-Terre-Lune à chaque moment du jour,
du mois ou de l’année, tout en fournissant les correspondances entre quatre séries de données de l’a-
stronomie (dont trois sont typiquement locales) : les douze maisons zodiacales (jūnikyū ), les douze
mois occidentaux, les vingt quatre séquences saisonnières traditionnelles (ki ou « souffles ») et les vingt
huit divisions célestes (nijūhachishuku ), qu’on appelle « mansions » et qui sont détaillées aux
pages 150151 de notre édition.
118 Gabriel Thirion

« Ce livre est exclusivement [moppara ] fondé sur la théorie du


mouvement de la Terre et expose le phénomène [ que l’auteur nous fait
lui-même lire katachi, littéralement la forme, la figure] où la Terre,
accompagnée des cinq planètes, tourne autour du Soleil placé au centre
[du monde]. »

Malgré un parti pris évident pour la thèse héliocentrique dont le lecteur découvre
qu’elle est la raison du livre, Kusano ne rejette pas les fondements de la pensée
traditionnelle. À l’instar des nuages, de la pluie ou du vent, « Tout en ce monde
est, pour lui, soumis au principe du mouvement et du repos. »,61 autrement dit
toutes les choses et tous les phénomènes terrestres dépendent à ses yeux des
principes supérieurs du yin et du yang.62 Cette notion de mouvement et repos est
un élément important chez Shizuki qui cherche à refonder les bases de la
cosmologie copernicienne et de la physique newtonienne sur les principes de la
philosophie orientale. Wai-Ming Ng estime que Yoshio, dont Kusano tire
l’essentiel de son savoir en sciences naturelles, a été profondément influencé par
Shizuki,63 dont on constate qu’il réaffirme nombre des idées dans son Chidō
wakumon. On voit ici que l’influence du penseur s’exerce aussi sur Kusano
puisqu’on retrouve dès le préambule l’un de ses concepts les plus originaux, le
64
shin.yūjutsu ou « voyage de l’esprit »65 qui, pour Yoshio et son disc-
iple, est peut-être la clé pour faire admettre au lecteur l’authenticité de
l’héliocentrisme.
C’est dans le Rekishō shinsho66 évoqué précédemment que Shizuki développe le
principe du voyage de l’esprit. Produit de vingt années de réflexion, cet ouvrage
suppose un bouleversement majeur de la pensée scientifique japonaise qu’il introduit
d’abord à la mécanique classique via une exposition des lois de Kepler, y compris la

60
Yoshio (note 15), 64.
61
: Ibid.
62
À l’instar du confucianisme, le yinyang qui, selon le Nihon Shoki (720), apparaı̂t au Japon
sous le règne de l’impératrice Suiko (524628), joue un rôle notable dans le développement de la pensée
e
nippone, mais de façon nettement plus précoce puisque dès le X siècle, il s’impose au sein de l’aristocratie
comme l’une des principales voies rituelles, parallèlement au shintō et au bouddhisme, influençant jusq-
u’aux structures mêmes de l’état japonais dont il nourrit en bonne partie les traditions.
63
Wai-Ming Ng, The I ching in Tokugawa thought and culture (Honolulu, 2000), 146.
64
La graphie semble la plus fréquente aujourd’hui.
65
Voir Yoshida Tadashi , « Shinyūjutsu kara ‘‘sekai no fukusūsei’’ he
», in Shizuki Tadao botsugo 200 nen kinen kokusai shinpojiumu hōko-
kusho Nagasaki , (Nagasaki
, 2007), 1007 ; Annick Horiuchi, « Les effets du rangaku sur la pensée japonaise  Le Nouveau Livre
d’astronomie de Shizuki Tadao », in Pascal Griolet et Michael Lucken (dir.), Japon pluriel 5 : actes du
cinquième colloque de la Société française des études japonaises, Paris, 1921 décembre 2002 (Arles, 2004),
11526.
66
Pour une étude détaillée sur le Rekishō shinsho, se reporter à Tadashi Yoshida , « ‘‘Rekishō
shinsho’’ no kenkyū , Nihon bunka kenkyūjo kenkyū hōkoku
, 25 (1989), 10752 et « ‘‘Rekishō shinsho’’ no kenkyū
2 , Nihon bunka kenkyūjo kenkyū hōkoku , 26 (1990),
14376.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 119

troisième;67 il traite ensuite de la force centripète et des propriétés des ellipses, des
démonstrations de Huygens sur la force centrifuge et le mouvement cycloı̈de, pour
exposer enfin la mécanique newtonienne englobant l’ensemble, qui avalise le principe
d’une action instantanée entre deux masses distantes. Le Rekishō shinsho est
assurément le plus approfondi et le plus détaillé des travaux entrepris en mécanique
durant l’époque d’Edo, ce qui en fait l’un des apports majeurs à l’astronomie
théorique japonaise du moment. Pourtant Shizuki n’est pas davantage publié que
Motoki, ses travaux n’ayant jamais circulé que sous forme de copies manuscrites.
En astronomie, Shizuki insiste sur l’utilité de pouvoir étendre sa vision au-delà de
ses propres capacités en faisant usage du télescope, car c’est un instrument qui a
« cette vertu de permettre à l’observateur de faire voyager son regard [measobi ]
68
à dix mille lieues alors que lui-même demeure à la même place ». La projection dans
le lointain*pris au sens d’un truchement épistémologique*, qu’implique le concept
de measobi, suggère une hyper-accentuation des sens rendue possible par les
instruments. Or malgré leur capacité à démultiplier les aptitudes naturelles des
hommes, ils leur rappellent en même temps l’existence des limites physiques. Sous la
pression de cette fatalité, le « voyage du regard » subit une mutation: il devient
« voyage de l’esprit », une véritable méthode d’appréhension de la réalité par la
pensée, dégagée de tout a priori et de toute contingence.
Selon Yoshida, la préface d’EKZ rédigée par Kusano présente bien la thèse de
Shizuki.69 Elle rappelle en effet que toute personne possède un corps limité à des
principes tels le fait qu’il y a un haut et un bas en tout, une hiérarchie (kisen ), le
mouvement et le repos (dōsei ) ou la grandeur et la petitesse (daishō ). Ce
sont là des réalités physiques dont les choses concrètes sont tributaires, les corps ne
pouvant se départir de leur matérialité (yūkei ). Mais chacun possède aussi une
âme à laquelle sa propre immatérialité (mukei ) confère des aptitudes
extraordinaires, comme le stipule Kusano :

« Aussi tout être possède un esprit immatériel. Sans entrave, celui-ci


s’envole dans l’espace, se joue de l’eau et du feu, et pénètre le métal et la
pierre. Dans l’immensité, il se rend au-delà du ciel des étoiles fixes, quand dans
l’infime il s’enfouit au cœur du plus fin des duvets.71 C’est là un art pour
apprendre, un art que l’on appelle voyage de l’esprit. »

67
Uehara Sadaharu , « Wa ga kuni ni okeru kepurā no daisan hōsoku no juyō * Asada
Gōryū no ‘Gosei kyochi no kihō’ wo chūshin ni shite *
, Tenkai , 88/981 (2007), 68.
68
Cité dans Horiuchi (note 65), 122.
69
Yoshida (note 65), 105.
70
Yoshio (note 15), 65.
71
Le terme shūgō renvoie au pelage des animaux qui change à l’automne et dont les pointes
semblent être particulièrement fines à ce moment-là. Il représente l’idée de quelque chose de micro-
scopique.
120 Gabriel Thirion

De fait on comprend que l’esprit est « doué d’une force de pénétration (tsuriki
) omnipotente, qu’aucun obstacle ne peut entraver. »,72 que grâce à elle, l’homme
n’est plus contraint par les limites physiques, et qu’il peut partir librement à la
recherche des vérités du monde et des mouvement vrai des corps célestes, dont celui
de la Terre autour du Soleil.
Il est troublant de voir à quel point le « voyage de l’esprit » se confond avec
« l’expérience de pensée » telle que la conçoit Galilée, et après lui Newton. Soucieux
de mettre au jour la substantifique moelle des phénomènes*les lois de la nature*
par des moyens empiriques, mais incapable d’abolir les perturbations accidentelles
dues à l’imperfection principielle de tout contexte expérimental, Galilée considère
que l’expérience de pensée peut être une source de preuve et un moyen de connaı̂tre,
dans la mesure où elle offre aux phénomènes un lieu d’expression vierge de toute
interférence.73 Dans la mécanique newtonienne, que Shizuki appréhende à travers la
philosophie néoconfucéenne et dont le travail imprègne profondément Yoshio et
Kusano, la distinction galiléenne entre phénomènes purs et événement contingents
continue d’exister sous la forme d’une distinction nouvelle faite entre les régularités
universelles et les conditions initiales dans lesquelles se produisent les phénomènes
naturels, ces conditions étant hasardeuses par essence.74 De fait, si certaines
régularités universelles restent dissimulées au regard du physicien classique (comme
par exemple le phénomène de rotation absolue75), l’expérience de pensée peut jouer
le rôle d’abstracteur et permettre d’établir des vérités avec autant d’autorité que
l’empirisme ordinaire.76 Selon les descriptions qu’en font Shizuki et, dans une
moindre mesure, Kusano, le « voyage de l’esprit » semble ainsi extrêmement proche
des conceptions de Galilée et Newton sur la manière dont on peut acquérir du savoir,
en dépit de la difficulté ou de l’impossibilité matérielle de mettre le monde en
question avec ses propres sens. On pourrait dire que ce voyage est un moment où l’on
s’abstrait du réel pour prendre sur lui une sorte de recul gnoséologique dans lequel la
vision haptique*au sens où l’entend Gilles Deleuze, quand « la vue elle-même
[découvre] en soi une fonction de toucher, qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle,
distincte de sa fonction optique »77*serait un outil de connaissance métempirique.
Dans le lexique de l’astronomie hollandaise qui accompagne EKZ (pp. 7184), le
terme shin.yūjutsu est posé comme traduction du mot denkbeeld signifiant
« imagination » (sōzō no i , selon une note de l’éditeur) ou « idée », en
néerlandais contemporain. Ce choix est-il une invention de Yoshio ou un emprunt à
Shizuki? La réponse est incertaine car nous ne savons pas si Shizuki avait déjà
proposé cette équivalence sémantique dans ses travaux entre les années 1780 et 1800.
Mais cela conforte l’idée d’une forte corrélation entre « voyage de l’esprit »
et « expérience de pensée » dont la racine commune reste l’imagination départie
dans les deux cas d’une certaine forme d’a priori matériel.

72
Horiuchi (note 65), 122.
73
James W. McAllister, « Thought Experiments and the Belief in Phenomena », Philosophy of Science,
71/5 (2004), 116475.
74
Voir James W. McAllister, « Universal Regularities and Initial Conditions in Newtonian Physics »,
Synthese, 120 (1999), 32543.
75
Sur l’expérience de pensée faite par Newton pour s’assurer de l’existence de la rotation absolue, voir
par exemple Ronald Laymon, « Newton’s Bucket Experiment », Journal of the History of Philosphy, 16
(1978), 399413.
76
McAllister (note 73), 1169.
77
Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation (La Roche-sur-Yon, 1981), 99.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 121

Avec ou sans instrument, il paraı̂t donc difficile d’appréhender toute la réalité du


cosmos. Dès lors Kusano note que si les hommes vivaient sur la « lointaine Lune », il
leur serait impossible de percevoir ni sa rotondité (entai ), ni ses mouvements (undō
) dans l’espace, tant elle est grande (gettai shidai ) et eux proportionnelle-
ment si petits (hito shishō ). Ils estimeraient, comme ils le font présentement, être
sur une surface plate et immobile (heimen fudō no daichi ) et verraient
alors la Terre depuis la Lune comme ils voient actuellement la Lune depuis la Terre,
c’est-à-dire telle qu’elle est réellement: une sphère en mouvement. Pour parvenir à cette
compréhension nonobstant leur condition matérielle, il leur faut s’exercer au voyage de
l’esprit (kono jutsu wo kensei shite ).
Une fois menée cette démonstration du principe et de l’utilité de laisser voyager
son esprit pour acquérir des connaissances et, de fait, s’octroyer la possibilité
d’admettre l’héliocentrisme, Kusano s’attache à expliquer au lecteur la fondamentale
différence qui existe entre mouvement apparent, ou vu (shidō ), et mouvement
vrai, ou réel (jitsudō ) car, comme l’enseigne Shizuki, « le mouvement décrit par
un corps peut [. . .] revêtir des apparences multiples selon les points d’observation
adoptés [ganshin ] et selon que l’observateur [shisha ] est lui-même en
mouvement ou non. »78 Ce faisant Kusano recourt à la métaphore du bateau
(kaihaku no tatoe , couramment employée par Shizuki79), qui paraı̂t d’abord
dans la préface de Hata Kanae, mais cette fois de façon plus aboutie et plus
pédagogique :

« Lorsqu’on se trouve sur un bateau qui descend une rivière, on ne le


voit pas avancer; c’est la rive, au contraire, que l’on voit s’éloigner. C’est cela
qu’on appelle mouvement apparent. Mais en fait, ce n’est pas la rive qui
s’éloigne, c’est le bateau qui avance. C’est cela qu’on appelle mouvement vrai. »

De même, poursuit-il, si pour deux choses identiques on voit l’une, proche de soi,
bouger beaucoup et rapidement, on verra l’autre, plus éloignée, lente et presque
inerte. Ainsi bien que ces choses soient identiques, elles paraissent animées de
manières différentes car la perception de leur mouvement est asservie à la vitesse et à
la distance entre elles et leur observateur. Et voilà en peu de mots illustrée la notion
(newtonnienne) de relativité du mouvement, essentielle à la compréhension du
système de raisonnement sur lequel s’appuie le livre. Et Kusano de préciser: « celui
qui lit ce livre doit, avant tout chose, bien faire la distinction [entre les mouvements
apparent et vrai]. »,81 car sans cela, les points cruciaux lui en seront inaccessibles.
Cette menace plane bel et bien sur le lecteur dans de nombreux passages. La
section intitulée « Mouvement direct et rétrograde, accélération et décélération, arrêt

78
Horiuchi (note 65), 120.
79
Voir Yoshida (note 3), 390.
80
Yoshio (note 15), 65.
81
: Yoshio (note 15), 66.
122 Gabriel Thirion

et positions visibles et masquées [des planètes inférieures et supérieures] »,82 aux pages
140142, en est un bon exemple. Elle aura certainement laissé dans la perplexité toute
personne étrangère aux notions développées précédemment. Dans le système
planétaire tel que Yoshio le décrit, il existe cinq planètes:83 deux situées à l’intérieur
de l’orbite terrestre*Mercure (Suisei ) et Vénus (Kinsei )*et trois situées à
l’extérieur*Mars (Kasei ), Jupiter (Mokusei ) et Saturne (Dosei ). En
fonction des positions de ces planètes et de la Terre par rapport au Soleil, il arrive que
celles-ci ne soient plus visibles durant la nuit car elles sont en un point de leur orbite où
elles passent sous l’horizon terrestre. C’est en substance le phénomène qu’illustrent les
schémas de la page 95 d’EKZ (Figures 4 and 5) qui, dans le premier livre, sont
présentés seuls, sans aucun commentaire ni référence, si ce n’est un titre laconique. En
parcourant l’article d’explication qui leur est dédié dans le dernier livre, on s’aperçoit
qu’il est question de mouvement apparent et de mouvement réel, comme souvent dans
EKZ. Le terme « arrêt », par exemple, n’indique pas que les planètes cessent de se
déplacer autour du Soleil, mais que sur une certaine partie de leur orbite, leur
mouvement apparent, vu depuis la Terre, nous fait croire qu’elles sont arrêtées. C’est
le cas entre les points et du schéma 4. Il en va de même pour les autres termes :
entre les points et , les planètes semblent avoir un mouvement ralenti par rapport
à leur vitesse en d’autres points de leur orbite, d’où l’idée d’une décélération. Et, entre
les points et , elles semblent accélérer.
La même idée est développée dans le troisième article du livre moyen, intitulé
Taiyō (le Soleil, p. 100102), où Yoshio aborde le phénomène des taches noires à
la surface de la « grande sphère de feu » (daikakyū ):

« Ces taches apparaissent d’abord à l’est, puis progressent et finissent


par disparaı̂tre à l’ouest, et c’est alors qu’elles réapparaissent. Elles font ainsi le
tour du Soleil en vingt-quatre ou vingt-cinq jours. Dans la mesure où le Soleil
est une sphère, quand les taches se manifestent à l’est, elles se déplacent

82
: Yoshio (note 15), 14042.
83
Yoshio n’évoque jamais Uranus découverte par Herschel en 1781. L’édition en hollandais de The
Philosophical Grammar (1744) sur laquelle il travaille ne peut en aucun cas contenir cette donnée. Appli-
quée au livre de Martinet, la question est intéressante car elle nous renseigne sur l’année d’édition
employée par l’auteur japonais dont nous disions plus haut qu’elle est inconnue. En effet les quatre vol-
umes originaux du Katechismus (17771779) ne mentionnent pas l’existence d’Uranus. La planète a bien
été observée à maintes reprises durant l’époque moderne, mais elle a toujours été considérée comme une
étoile du fait d’un albédo relatif peu important. En revanche, un reprint anglais du Katechismus (1793) que
nous avons consulté, évoque bel et bien la présence d’Uranus au-delà de l’orbite de Saturne. Il est donc fort
à parier que Yoshio s’est servi de l’une des premières éditions hollandaises du Katechismus parues avant
1781, voire peut-être de la toute première. Ceci dit, il faut aussi se demander s’il ne veut pas tout simpl-
ement se conformer à la thèse originale de Copernic qui ne connaissait que six planètes, et s’il n’a pas choisi
en conséquence d’ignorer volontairement la découverte de Herschel. Car même si Uranus n’est observée au
Japon par Adachi Shinjun (17961841) qu’en 1824, elle est y déjà connue longtemps avant cela.
84
Yoshio (note 15), 101.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 123

Figure 4. Naiyūsei fukken nado no zu Schéma des positions visibles et


masquées, etc. des planètes inférieures Yoshio, op. cit. in. n. 15, 95.

lentement. Une fois arrivées vers le milieu [du Soleil], elles vont [plus]
rapidement et, se déplaçant à l’ouest, elles ralentissent de nouveau. Ce n’est
pas le mouvement vrai [des taches] ; [mais] c’est par notre point de vue terrestre
que se crée cette différence [entre le mouvement observé et le mouvement vrai
des taches]. »
L’article ajoute que si le mouvement apparent du Soleil fait croire que l’étoile
tourne autour de la Terre, provoquant les jours et les nuits aussi bien que le froid et la
chaleur, c’est bien au mouvement vrai de la Terre elle-même sur son axe et autour du
Soleil qu’il faut imputer ces changements.
Finalement, qu’il s’agisse du mouvement des planètes, des taches solaires ou
d’autres composantes de l’astronomie comme les orbites cométaires que Yoshio
envisage dans les mêmes termes (p. 153155), tout ceci revient à l’observation du
mouvement apparent d’un corps sur une orbite (elliptique). Horiuchi résume les
arguments de Shizuki sur ce point : « Le mouvement décrit par un corps peut [. . .]
revêtir des apparences multiples selon les points d’observation adoptés et selon que
l’observateur est lui-même en mouvement ou non. C’est le cas par exemple d’un
solide qui effectue un mouvement circulaire uniforme. Un observateur placé dans le
plan du cercle mais à l’extérieur du cercle, verra ce corps se déplacer le long d’un
segment de droite à une vitesse variable. »85 C’est bien ce que nous explique Yoshio à
sa manière: les planètes, leurs satellites et tous les corps non fixes, autrement dit

85
Horiuchi (note 65), 120.
124 Gabriel Thirion

Figure 5. Gaiyūsei fukken nado no zu Schéma des positions visibles et


masquées, etc. des planètes supérieures Yoshio, op. cit. in. n. 15, 95.

presque tout sauf les étoiles, se déplacent en apparence à des vitesses variables selon
leur position orbitale vue depuis la Terre; aussi tout, ou presque, est en mouvement et
est soumis à la régularité et à l’universalité des lois qui régissent le monde.
***
Les quelques éléments présentés ici montrent à quel point Yoshio et Kusano sont
imprégnés des théories de Shizuki (et par extension de Newton) avec lequel ils
affirment continument leur parenté intellectuelle. Le Chidō wakumon s’inscrit
évidemment dans cette tendance. Il s’appuie de manière explicite sur la lecture du
Rekishō shinsho pour justifier par exemple que la Terre n’est pas secouée en tous sens
malgré les mouvements qu’elle opère (interrogation n85).86 Il introduit aussi le
concept d’inryoku , équivalent japonais de « force d’attraction » forgé par

86
Yoshio (note 15), 160.
L’Ensei kanshō zusetsu (1823) de Yoshio Nankō 125

Shizuki,87 pour expliquer pourquoi, même si notre planète est ronde et suspendue
dans l’espace, les eaux des océans ne fuient pas vers les cieux comme des torrents ou
encore pourquoi la Terre ne tombe pas quand rien ne semble la retenir dans les airs
(interrogation n82).88 En un mot, tout indique que pour Yoshio et son élève, la
logique de Shizuki s’apparente à un prisme auquel chaque idée du livre doit passer,
comme s’il s’agissait du seul moyen valide pour appréhender la marche véritable de
l’univers. Ils souscrivent d’ailleurs sans réserve à la description qu’en fait la science
occidentale sur un plan purement matériel. Mais des divergences subsistent entre les
auteurs. En effet si Yoshio fait le choix d’ajouter son Dialogue sur le mouvement de la
Terre à la maquette préparée par son disciple, c’est probablement qu’à ses yeux, elle
ne va pas assez loin en matière d’héliocentrisme, ou plutôt qu’elle l’étaye de manière
trop ésotérique, trop élitiste pour être comprise par le plus grand nombre. À travers
ses trois tomes de base, EKZ reste un livre pour le moins compliqué, faisant appel à
de nombreuses notions nouvelles pour le public japonais dans les années 1820. Le
Dialogue tend à compenser ce déséquilibre en proposant une sorte de digest
copernico-newtonien convaincant et respectueux de la pensée néoconfucéenne,
laquelle s’éploie en filigrane d’un bout à l’autre du livre. En ce sens, EKZ s’inscrit
tout entier dans la tradition des travaux de Shizuki. Il est toutefois difficile de
résoudre ce qui, dans cette omniprésence de la pensée chinoise traditionnelle, relève
de la déférence et de la dialectique. Comme l’a longtemps fait Shizuki avant
d’adopter une position plus nuancée,89 Yoshio s’appuie sur une opinion ancienne*
développée notamment par Mukai Genshō (16091677) et Arai Hakuseki
(16571725), deux lettrés confucéens aux avant-postes des études
hollandaises*disposant que la science chinoise perçoit les principes immatériels et
fondamentaux des choses tandis que la science occidentale est experte de leurs
causes matérielles (Shina ha ki ni tsūji, Seiyō ha mono ni tassu
90
). Il entérine ainsi la valeur spirituelle du Livre des mutations91 en
tant qu’il permet de « percer les mystères de la création » (zōka no myō wo kiwameru
koto ). Mais il réfute le caractère absolu de la morale
confucéenne, laissant entendre que ceux qui observent aveuglément l’Eki et
attribuent péremptoirement la vertu yō (yang en chinois) aux astres qu’ils voient
mobiles et la vertu on (yin) à la terre qu’ils estiment inerte, sont dans l’erreur car ils
se bornent aux apparences. Il soutient que l’on ne peut s’éveiller à la compréhension
des véritables causes des phénomènes (en l’occurrence astronomiques) sans prendre
conscience de la relativité de tout point de vue et de tout mouvement. L’acceptation

87
À l’époque où paraı̂t le Rekishō shinsho (17981802), la plupart des termes de la science européenne
de pointe sont absents du registre notionnel japonais, y compris celui des savants. Pour traduire les con-
cepts qu’il rencontre dans son étude des textes hollandais, Shizuki conçoit les éléments d’un nouveau
lexique scientifique qui comprend des mots tels force centrifuge (enshinryoku ), pesanteur (jūryoku
), élasticité (danryoku ), matière (busshitsu ), particule (bunshi ) ou encore gravitation
(inryoku ). Le terme de vide (shinkū ), qu’il invente aussi, est toujours employé dans la physique
japonaise contemporaine. Voir Torii Yumiko , « Shizuki Tadao no shōgai to gyōseki * Ima
naze Shizuki Tadao nanoka » in Shizuki Tadao botsugo
200 nen kinen kokusai shinpojiumu hōkokusho , Naga-
saki , (Nagasaki , 2007), 10.
88
Yoshio (note 15), 159.
89
Voir Nakayama (note 1), 18086.
90
Yoshio (note 15), 161.
91
Eki ou Ekikyō .
92
Yoshio (note 15), 162.
126 Gabriel Thirion

de cette relativité est un lieu de convergence majeur avec Shizuki. Mais alors que
Shizuki n’a lui-même jamais cherché à défendre la thèse géostatique, ni à la réfuter,
du fait justement de son strict respect du principe de relativité du mouvement,93
Yoshio (et Kusano à sa suite) plaide ouvertement en faveur d’une Terre mobile, et
c’est là leur différence essentielle. Aussi, contrairement à ce qu’on peut lire chez
certains historiens passés trop rapidement sur son cas, Yoshio n’est pas seulement un
ambassadeur de la cosmologie copernicienne au Japon, il est*peut-être fortuite-
ment, nous l’admettons*le porte-voix d’une plus large frange du savoir européen au
fondement même de la science classique, dont Ensei kanshō zusetsu constitue l’une
des plus belles contributions à la culture japonaise populaire dans la première moitié
du XIXe siècle.

93
Yoshida (note 3), 389 et 391.
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