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V S Journée SAF
-BDPDBuOF avec le soutien
de la MILDT
Coca et cocaïne : d’un siècle à l’autre
Coke and cocaine: from one century to another
Zorka Domic *
Mots-clés : Coca, Histoire, Usage.
Key-words: Coca, History, Drug-user.

C’est sur l’invitation du Dr Jorge Hurtado que le Dr Zorka Domic s’est rendue
obre dernier au séminaire International “Coca Soberania”,
ait la France. L’occasion d’élaborer de nouveaux projets de
développer dans une perspective de recherche et d’études
nco-boliviennes. Zorka a déjà eu l’occasion de travailler en
rejoindre l’équipe de Marmottan, où elle s’est très vite inté-
en charge des cocaïnomanes.
e la SAF consacrée à la cocaïne, elle a en retour convié le
, récemment nommé conseiller d’un nouveau “ministère de
Morales. Le nouveau président de la Bolivie, paysan cultiva-
igine Aymara, c’est-à-dire un Indien comme plus de 60 % de
ce pays, a été de toutes les luttes des paysans “cocaleros”.
t syndical d’abord, puis député et sénateur. Comme prési-
lui, c’est la coca qui s’invite sur la scène internationale, avec
ndément enracinée dans la culture des peuples des Andes.
ien différent de celui des trafiquants du coca-business et des
ricains de la “guerre à la drogue”. Éclairage…

La campagne internationale que le gou- plusieurs pauses en des lieux marqués par
vernement bolivien organise a pour objectif le souvenir d’un accident ou d’un crime,
de questionner la convention de Genève (de pour vénérer “les esprits du chemin”… en
1961) qui compte la feuille de coca comme mâchant les feuilles. Nul n’entreprend d’activité
plante vénéneuse… Evo Morales dit, quant à rurale qu’il n’ait d’abord accompli le rite dit de
lui, “qu’elle se trouve en prison à domicile” la Pachamama, la Terre mère. Les paysans se
et qu’il est temps de lui donner sa liberté. réunissent et lui jettent quelques feuilles, et ne
Pourquoi ? Vaste histoire… commencent leur labeur qqu’après
p avoir ppris leur
“acullico”” de feuilles. À la prochaine pause,
ils renouvelleront leur chique, et cela quatre ou
Essentielle dans les rites cinq fois dans la journée.
des peuples Andins Dans chaque mine, les travailleurs ont aménagé
un “autel” où trône une sorte de diable, portant
Cette plante est bien plus qu’un remède un sac de coca sur la poitrine, une cigarette à la
traditionnel, une drogue ancestrale. Elle bouche et la joue gonflée par une chique. Il est
est enracinée dans le terreau d’une vision doté d’un énorme phallus, dont l’orifice sert à
cosmique, syncrétique, animiste qui habite verser de l’alcool lors de l’initiation des nou-
depuis très longtemps cette population. Les veaux venus.
dieux sont partout : sous les eaux, dans la Quant au rôle de la coca dans la médecine
terre, les montagnes et sur les chemins. Le traditionnelle des Andes, il a été étudié par
voyageur, avant de prendre la route, jette l’ethnologue bolivien Zorilla, à partir des
quelques feuilles en l’air en offrande au travaux de l’ethnologue anglais d’origine tion technique, il cherche à maîtriser le réel,
dieu Soleil. En cours de route, il doit faire polonaise, Bronislav Malinowski. Zorilla pour satisfaire ses besoins. Par exemple, le mi-
part de l’idée que les relations de l’homme neur mâche la coca pour accroître son endu-
* Psychiatre,
y hôpital
p Marmottan et hôpital
p Paul- andin avec son milieu sont de trois ordres : rance au travail. La relation magique tente de
Brousse, service d’addictologie. domic.k@noos.fr technique, magique et religieux. Par la rela- faire pièce à l’imprévisible : aux forces de la

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nature, au destin, à l’amour, à la volonté des Un fortifiant de bonne qualité


autres… La mystérieuse et extraordinaire La chimie de la cocaïne en bref
lecture de feuilles, là encore, y pourvoit. La nutritionnelle
relation religieuse permet de remercier les Elle est celle d’un hydrocarbure dont les
dieux par des prières, adorations ou suppli- Côté plutôt “pro”, à partir des années 1970, plu- éléments (carbone, hydrogène, nitrogène
ques. Et la coca, objet d’offrande est, pour sieurs chercheurs se mettent à écouter les bons et oxygène) sont liés de façon covalente et
herboristes et connaisseurs de vertus médicina- se partagent des électrons.
le sorcier, un intermédiaire pour commu-
les et curatives des plantes. Ils assurent que la En tant qu’alcaloïde, la cocaïne est une
niquer avec eux. On a même retrouvé des coca a des qualités nutritionnelles qui en font
tombes, datant de 300 ans avant J.-C., dans base organique complexe : son pH est su-
un fortifiant. Dans le Nutritional value of coca, périeur à sept. Elle est peu soluble dans
lesquelles les morts avaient la joue gonflée James Dukee la compare à 50 autres plantes de l’eau et cristallise en grands prismes in-
d’une chique de coca : ceux qui les avaient l’Amérique latine. Il constate que ses apports en colores. Son goût est amer. Elle fond à
enterrés avaient pris soin de leur en mettre calories, protéines, hydrates de carbone, fibres, 98° C. Elle se dissout difficilement dans
dans la bouche pour faciliter leur passage phosphore, fer, vitamine A et riboflavine sont l’eau froide, mais facilement dans l’eau
dans l’autre monde. C’est dire à quel point supérieurs à ceux des autres plantes. Quelques chaude, l’alcool, l’éther et les acides.
cette “plante” ou “arbre” (traduction de années plus tard, Burchard et surtout Carter
“coca”), préside à la plupart des moments et Mamanii confortent cette position : l’homme
cruciaux de la vie de ces peuples des val- andin, en mâchant la feuille de coca, assimilerait
lées chaudes des Andes. Et cela depuis la l’alcaloïde principal tout en tirant parti des autres zerr rapporte à Vienne des feuilles de coca, il en
nuit des temps puisqu’il semblerait que les éléments. Une étude ultérieure, plus minutieuse envoie au célèbre chimiste Friedrich Wöhler.
Indiens Aymaras de Bolivie en aient mâché, et plus détaillée a été réalisée par l’université de Au cours de cette même année, l’un de ses élè-
avant même la conquête de l’Empire Inca Harvard et celle de San Simon en Bolivie. L’in- ves, le chimiste Albert Niemann, en isole un
(Xe siècle avant J.-C.). gestion de 100 g de feuille coca bolivienne étu- alcaloïde : la cocaïne.
diée équivaut à la diète quotidienne recomman- En 1872, Lossen n reprend l’étude des substances
dée en fer, en phosphore, en vitamines A, B2 et E, contenues dans la feuille de coca. Il en établit la
Un “poison” à exploiter dit ce rapport élaboré en 1975 par les Drs Duke, formule : C17H21NO4, composé organique et
Oulik k et Plowman. Une autre étude originale cristallin, avec du méthylecgonine benzoyle.
Sa culture s’est étendue progressivement tout au de Montgomery y et Johnson n dans la région de
long de l’Amérique jusqu’aux Caraïbes, du côté Manchiguenga au Pérou, a porté sur la raison Stimulant et “narcotique”
de Ceylan, de l’Inde et de Java. d’être du recours de la coca comme “stimulant”
Les conquérants, notamment les évêques de des capacités de travail des coqueros. Ils posent d’un nouveau genre
l’Église catholique, ont commencé par en l’hypothèse que la coca permettrait une consom-
stigmatiser l’usage, comme étant idolâtre. mation plus lente des calories, donc une produc- Décrite, classée, nommée, analysée, la coca va
Rapidement, les Espagnols ont compris le tivité moins rapide à court terme, mais une capa- bientôt être testée comme remède. Mais, pen-
profit qu’ils pouvaient tirer de cette cou- cité de rendement prolongée. dant longtemps, on utilisera un peu au hasard
la coca et la cocaïne, mal distinguées l’une de
tume pour l’exploitation des mines d’or et
l’autre, sous des formes variées.
d’argent, les plantations, et aussi par son La découverte de l’alcaloïde En Angleterre, elle va susciter un énorme intérêt
commerce. Ce n’est pas pour autant que les lorsque le Journal britannique de médecinee ren-
détracteurs de cet usage “ethnique” vont Les premières feuilles n’arrivent en Eu- dra compte des performances pédestres de M.
baisser les armes. Le débat théologique du rope que trois siècles après la découverte Westen n lorsqu’il mâchait de la coca. La revue
XIXe siècle autour de la nocivité de la coca de l’Amérique, soulevant plus de mépris prédisait qu’elle deviendrait un “stimulant et
va revêtir, à l’aube de XXe siècle, les habits qu’autre chose. Il faut attendre que Carl von narcotique d’un nouveau genre”.
de la science, et les médecins succéder aux Linné (1707-1778) et Jean-Baptiste La- La littérature médicale française n’est pas en
prêtres. Depuis, les passions qui opposent marck (1744-1829) se mettent à analyser la reste. Charles Gazeau relève ses pouvoirs
les “pro” et les “anti” coca ne se sont ja- feuille. Pour sa part, Lamarck, dans son Ency- énergétiques et anorexigènes. Il recommande
mais refroidies ! clopédie méthodique botanique, lui donne le son utilisation par l’armée. En Allemagne,
Côté “anti” : en 1949, une commission nom d’Erythroxylon Coca. un médecin militaire bavarois, Théodore
d’études de l’organisation des Nations unies En Europe aussi, les opinions sont parta- Aschembrant, introduit secrètement de la
parcourt la Bolivie et le Pérou pour évaluer gées : le médecin allemand Von Poepping cocaïne dans l’eau consommée par les sol-
trouve que la coca, provoque de l’anémie et des dats bavarois durant les manœuvres et obtient
les conséquences néfastes de la mastication
troubles digestifs, tandis que le neurologue ita- d’eux d’excellents résultats.
de la coca (le coqueo). Elle conclut par un lien Paolo Mantegazzaa (1831-1910) est dithy-
compromis : “Si l’on n’admet pas que le rambique sur ses vertus. Il va jusqu’à déclarer :
coqueo soit une toxicomanie au sens mé- “Je préférais vivre un seul jour avec la coca que La genèse d’une panacée
dical du terme, on le définira comme une cent ans sans.” On doit sans doute à ces envolées
habitude nocive pour la santé, le rendement enthousiastes la commercialisation de chocolats, Dans la capitale de l’Empire austro-hongrois
au travail et les possibilités d’ascension so- bonbons, dentifrices, à base de coca… et bien des années 1880, un petit groupe de méde-
ciale.” Au même moment, deux médecins sûr la naissance du Coca-Cola (voir “En Bolivie, cins et amis font des expérimentations avec la
péruviens : Zapata Ortiz et Gutierrez de la coca pour aider à vaincre certains abus de cocaïne sur des animaux, (une grenouille, un
Noriega publient des articles qui entendent cocaïne” de J. Kempfer). chien). Sigmund Freud d et son ami et collègue,
prouver la nocivité de la coca. Lorsqu’en 1859, le naturaliste Karl von Scher- l’ophtalmologue Léopold Köningstein, réali-

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sent l’énucléation de l’œil chez un chien. Mais chronique, provoquera un véritable malaise diagnostic différentiel entre le début d’une
c’est à un autre ami de Freud, l’ophtalmologue dans la société américaine. L’amalgame psychose cocaïnique et le syndrome d’abs-
Carl Kollerr que revient le mérite de la premiè- avec “le péril noir”” est vite “plié” : la police tinence aux opiacés.
re pratique d’anesthésie locale en chirurgie hu- d’Atlanta lui impute 70 % des crimes commis À la même période, le pharmacologue
maine. Quelques mois plus tard, une nouvelle dans la ville. Une grotesque légende prétend Lewin reconnaît que la cocaïne permet
fois, les trois médecins viennois sont réunis alors que, grâce à la cocaïne, le Noir est insen- au morphinomane de supporter, au moins
pour soulager le père de Freud qui souffrait de sible aux balles de revolver ! Cela n’empêche temporairement, le sevrage, mais il prédit à
l’un de ses yeux. Koller examine le malade et pas les esclavagistes du Sud d’en fournir “à Freud, Hammond et Wallé, que l’unique
diagnostique un glaucome. Köningstein prati-
leurs Noirs”, tout particulièrement aux dé- résultat sera l’usage simultané des deux pro-
que, avec succès, l’opération. Koller, assisté de
Freud, le fils, utilise la cocaïne comme anes- bardeurs et aux cueilleurs de coton de Loui- duits. Il appelle cela “la passion géminée”.
thésique local : la carrière thérapeutique de la siane. Pour améliorer leur productivité ! En France, Joseph Grasset, à Montpellier,
cocaïne vient de commencer. semble être le premier à proposer ce type
Revues et journaux multiplient les publi- La coco à Montmartre de thérapeutique. Il est rejoint en cela par
cations et articles sur cette substance qui Paul Garnier qui a la charge de l’infirmerie
révolutionne, effectivement, la médecine : Si les intoxications par la cocaïne existent dans spéciale de la préfecture de police. En 1889,
une simple application locale pour des in- tous les milieux, elle a aussi, à Paris, ses scè- l’aliéniste Magnan précise de façon magis-
terventions chirurgicales des plus comple- nes “dédiées”. Essentiellement : Montmartre, trale la sémiologie psychique du cocaïnisme
xes sur un sujet lucide, des algies rebelles et, en avril 1908, il conclut à l’existence de
la Butte. Et ses fashion victimss : les femmes
soulagées ! La cocaïne se trouvait promue deux variétés de cocaïnomanie : l’une d’ori-
au rang de “panacée universelle des misè- galantes. Dans le Bulletin de la Société clini-
que de médecine mentalee de novembre 1912, gine thérapeutique, suite a des traitements en
res humaines”. ORL, l’autre étant la complication de la mor-
Il faut dire, qu’à cette époque, il n’existait pas les médecins Beaussard, Briand d et Vinchon
exposent le cas de “Renée”, la danseuse, qui phinomanie. C’est à cette variété qu’appar-
de législation sur les stupéfiants. D’où pro- tient “le délire cocaïnique” ” systématisé. Des
bablement l’attitude très libre que l’on a pu à la cocaïne ajoute l’éther et le champagne.
De “Jeanne l’Apache” ” qui a délaissé la cou- psycho-délires s’accompagnant de désordres
adopter alors à l’endroit de la consommation et accidents divers qui rapprocheraient le co-
de drogues, soit à des fins thérapeutiques, soit ture pour les établissements de nuit, consomme
d’étude de leurs effets sur l’organisme. de la cocaïne, de l’alcool et du Véronal. De caïnisme de l’alcoolisme à l’absinthe.
Deux exemples témoignent de cette “bou- “Françoise” ” qui dépense tout son argent aux Le regard médical évolue, la cocaïnomanie
limie” d’expérimentations, et de l’inflation courses et en cocaïne. De “Blanche” qui en est cesse alors d’être un prolongement de la mor-
rapide des indications qui en a résulté. Le à sa troisième hospitalisation et qui veut “repi- phinomanie. En 1886, apparaissent les pre-
premier vient de l’Amérique, du laboratoire quer” sa sortie. miers cas de psychoses accompagnées d’hal-
pharmaceutique Park Davis : utilisation en Pendant les années folles, la cocaïne est un per- lucinations tactiles : “les cristaux perforants”
grande et petite chirurgie, en ophtalmolo- sonnage de la littérature. Elle séduit les surréa- et les fameuses “punaises cocaïniques” ” à qui
gie, ORL, gynécologie, urologie, chirurgie listes. C’est aussi l’époque de la consommation le consommateur livre une chasse délirante.
dentaire, dans le traitement de l’alcoolisme des préparations commerciales, vantées par
et de l’opiomanie.
Le deuxième vient d’Europe et de Freud.
des publicités fracassantes, tel le vin Mariani, La drogue de la modernité
Pour lui, en plus d’être un anesthésique local, très apprécié dans les milieux artistiques et lit-
la cocaïne peut être utilisée comme stimulant téraires. Proust en parle dans À la recherche du La cocaïne, mise hors la loi par le “Harrison
lorsqu’un travail physique ou mental supplé- temps perdu. En 1914, le trafic en provenance Narcotic Act” ” de 1914, disparaît de l’actualité
mentaire est requis, dans le cas d’indigestion, de l’Allemagne est tel que des “patriotes” par- pendant une période relativement courte. Dans
de cachexie, d’asthme. Elle peut combattre lent d’offensive toxique, pour “affaiblir la race les années 1920-1930, elle refait surface dans
les effets de la morphine et de l’alcool, être un française” ”! les couches les plus riches de la population, et
aphrodisiaque… Face à cette épidémie de cocaïnomanie et à aussi dans les milieux du jazz et du cinéma.
la montée en charge désastreuse du trafic, les Elle circule à Broadway comme à Hollywood.
pouvoirs publics sont conduits à faire voter des Une nouvelle forme de commerce illicite se
La cocaïne mondaine lois qui placeront définitivement dans l’illéga- structure, par cercles concentriques : show-
business, puis hommes d’affaires, musiciens
et la peur du Noir lité l’usage de la cocaïne et par la même occa-
Noirs, enfin scène publique élargie (processus
sion de la feuille de coca. Aussi bien en Europe
décrit par Grinspoon et Bakalar).
L’expérimentation de la prise nasale, plus qu’aux États-Unis. La cocaïne gagne
g g ce dernier cercle aux
simple et plus efficace que l’injection, pen- États-Unis, à bas bruit, au début des an-
dant la dernière décennie du XIXe siècle, va
en répandre rapidement l’usage dans toutes
L’usage toxicomaniaque nées 1970, alors que l’héroïne est encore
la drogue “dure” la plus consommée. Elle
les classes sociales. La poudre blanche, “la et thérapeutique devient la drogue in des années 1980, celle
drogue du plaisir”, “la neige”, s’invite à de l’aspiration à plus de compétitivité, d’in-
toutes les fêtes. Les barmans en ajoutent Au début, la cocaïne se trouve souvent as- sertion, de réussite sociale, au détriment
sur demande au whisky et les colporteurs sociée à des produits opiacés, ce qui crée des opiacés des décennies du drop out. À
la vendent de porte à porte. Cette période alors une confusion entre les deux substan- l’heure actuelle, la cocaïne occupe la pre-
va s’étendre jusqu’aux années 1930, mo- ces. Le neuropsychiatre Erlenmayer signale mière place parmi les drogues consommées
ment où son utilisation massive, abusive et que certains médecins ne savent pas faire le par les Américains.

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Le retour de la cocaïne en France


Freud, l’expérimentateur
Même processus en France où la consom-
mation de cocaïne refait surface à la fin des Certes, Freud a joué un rôle effectif dans la découverte de l’action anesthésique locale de la
années 1970, auprès d’une clientèle fortunée, cocaïne, mais il s’intéressait surtout à son action stimulante, qui aurait pu combler une lacune
g
exigeante. Avec un décalage g de quelques
q q an- des ressources thérapeutiques en psychiatrie.
nées par rapport aux États-Unis, l’Europe est • L’auto-expérimentation. Elle démarre le 30 avril 1884. Il écrit : “Voici comment je puis
confrontée à la même évolution dans une lar- décrire l’action de la cocaïne administrée par voie interne : si l’on en prend une dose
ge couche de la société désignée comme “le efficace (0,05 g à 0,10) dans les meilleures conditions de bien-être et si l’on ne s’oblige ensuite
monde des affaires ou du spectacle”. Ces usa- à aucun effort particulier, on ne soupçonne – pour ainsi dire – aucun effet, on ne constate rien
gers abusifs résolvent les inconvénients d’or- de surprenant. Par contre, si l’on prend cette même dose d’hydrochloride de cocaïne lorsqu’on
dre médico-psychologique de leurs consom- ne se sent pas très bien, les choses se passent tout autrement : après un peu de temps (dix à
mations, la plupart du temps sans faire appel vingt minutes), on a l’impression d’avoir atteint le maximum de vigueur mentale et physique.
à une aide médicale, avec quelques tranquilli- On se sent en pleine euphorie, mais cet état ne diffère nullement de l’état dans lequel on se
sants qqu’ils se procurent
p très facilement. sent habituellement… Cet effet dû à l’alcaloïde disparaît petit à petit après un certain temps
À partir des années 1980, l’usage de la cocaïne sans provoquer de dépression. L’obtention de l’état de bien-être grâce à l’effet ‘d’effacement’
des signes de malaise et d’inconfort s’explique parce qu’il est dû à la suppression d’un état de
gagne le cercle du “grand public” à Paris, ce
déplaisir chez un sujet sain, mais perturbé par ses symptômes subjectifs tels que la fatigue,
qui fait craindre une expansion
q p explosive
p des
l’asthénie ou l’hypochondrie.”
cocaïnomanies. À ce moment là, je commence
à rencontrer à l’hôpital Marmottan des usagers
• La période “féconde” dans la démarche. Il expérimente alors les effets du produit en tant
que médecin, mais dans un registre autre que celui de la thérapeutique : celui du plaisir, du dé-
avec des problèmes de cocaïne, encore peu plaisir et du désir. Ainsi le passage de la médecine à la psychanalyse emprunte le détour de cet
nombreux : l’héroïne est encore la drogue la “alotrion”, pour reprendre le mot curieux qu’il utilisait pour qualifier, quarante ans plus tard,
plus consommée parmi la clientèle. Marmottan sa passion d’alors. Mais la vérité est que Freud va prendre régulièrement de la cocaïne pendant
où l’on vient “pour décrocher de la poudre”. Je au moins douze ans. Peut-être cherchait-il, par l’induction d’un état altéré de sa conscience,
vais donc m’intéresser à la consommation de la une clé pour son auto-connaissance, comme l’avait fait Moreau de Tours en consommant du
cocaïne chez les patients héroïnomanes, puis- haschich cinquante ans auparavant. Années cruciales pour la psychanalyse, à propos desquelles
que je m’aperçois qu’ils en consomment aussi, le psychanalyste argentin, Emilio Rodrigué écrit : “On pourrait dire que si les rêves sont
en drogue “secondaire” ” (la polytoxicomanie la via regia de l’inconscient, la cocaïne en a électrifié les rails.”
n’avait pas le même caractère qu’aujourd’hui). • Le prosélytisme discutable et discuté. Freud envoyait de la cocaïne à sa fiancée Mar-
La pratique du speed balll (i.v. d’héroïne et de co- tha Bernays, “pour donner à ses joues une teinte rose”. Dans les lettres qu’il lui écrivait,
caïne) est présente de façon régulière, occasion- on peut lire, en réel et en direct, les effets de la drogue. Il recommandait avec insistance
nelle ou périodique, mais n’est pas évoquée spon- le produit à ses amis et à ses confrères. Il en donnait à ses sœurs. Bref, il était en train de
tanément. Pour les uns, elle rajoute du “piquant devenir “un danger public”. D’ailleurs, son article Cocaïnomanie et cocaïnophobie a
au shoot”. Pour d’autres, elle provoque un état toutes les apparences d’un plaidoyer face aux accusations des médecins. Pour lui, la coca
de tension désagréable, à éviter. Certains héroï- est “la plante divine” et la cocaïne “la substance magique”. Il en prescrit à son ami et
nomanes recourent périodiquement à la cocaïne, brillant collègue, le Dr Fleischl Marxov qui cherchait bien péniblement à se déshabituer
recherchant, parfois inconsciemment, des effets de la morphine. Fleichl Marxov en devint dépendent et mourut d’une overdose !
pharmacologiques qui augmentent l’omnipoten- L’échec est douloureux et il admit que le résultat “en voulant faire sortir le diable à
ce de leurs pulsions, notamment destructrices. l’aide de Belzébuth” n’était pas concluant…
L’épisode cocaïne pour l’héroïnomane vient
rompre l’équilibre fragile qu’il essaye de garder
moyennant la prise quotidienne d’héroïne, sorte marijuana et pasta, portent le nom de pitillo. Enfin, le free base, une autre forme fumable
de barrière de défense qui pourrait le protéger Les effets psychologiques intenses et de très de la cocaïne (dans de petites pipes à eau en
de la folie, de la destruction ou du suicide. “Je courte durée, le rush, sont ressentis quelques verre), forme alcaline libérée de son sel, s’est
ne touche pas à ça, c’est trop”, dit-t-il pour si- secondes après avoir avalé la fumée. La sen- trouvé une place sur le marché.
gnifier l’indicible de la jouissance et de l’horreur sation d’euphorie se transforme, elle aussi en Aujourd’hui, la mythologie, dont toute nouvelle
rencontrées au cours de ces expériences. Ou quelques secondes, en état de labilité affective drogue s’entoure, n’est plus. Dans les pays
bien “c’est elle que je préfèree (la cocaïne), mais allant d’une simple instabilité affective, de européens, la situation est similaire à celle
elle est trop bonne”… l’anxiété, à une angoisse massive. La “noya”, du continent américain. La polytoxicomanie
l’état de paranoïa permanent dans lequel se est la règle parmi les usagers de drogues et il
La pasta et le crack trouvent les pasteleros fait de la pasta “un nous faut imaginer et pratiquer une nouvelle
laboratoire de la peur”, dont il devient pri- clinique de l’excès, par lequel le corps est uti-
Au début des années 1970, se développe en sonnier volontaire et obligé. lisé comme un petit laboratoire chimique qui
Amérique du Sud une forme particulière En 1986, pour la première fois, les autorités reçoit des signaux répétitifs pour consommer
d’utilisation de la cocaïne : la forme fumable. françaises mentionnent le crack. Les trafiquants des produits prothétiques du narcissisme. Une
La pasta de coca contient entre 40 et 85 % de font croire que le crack français est différent de clinique nouvelle pour une population de pa-
sulfate de cocaïne et plusieurs solvants utili- l’américain dont la mauvaise réputation n’est tients réputés très difficiles (trop), facilement
sés dans la préparation (éther, kérosène etc.). plus à faire à des usagers qui ont besoin de se stigmatisés, marginalisés, rejetés, y compris
En Bolivie, les cigarettes, mélange de tabac, raconter que “le caillou” ” antillais est autre… du système de soins.

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