Vous êtes sur la page 1sur 314

Rituels de guérison chez les Navajos

Donald F. Sandner

Rituels de guérison
chez les Navajos

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Philippe Sabathé
Collection “Nuage rouge”
Créée et dirigée par Olivier Delavault
www.nuagerouge.com

Titre original : Navajo Symbols of Healing,


A Jungian Exploration of Ritual, Image, and Medicine
Tous droits de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
© 1979, Healing Arts Press – Donald F. Sandner, M.D.
© 1991, as Stated in the Original Edition – Inner Traditions

Illustrations du cahier photo couleur : © The Wheelwright Museum


of the American Indian, Santa Fe, Nouveau-Mexique.
Illustrations du cahier photo noir : © Jim Peterson.

Tous droits de traduction,


d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.

© Éditions du Rocher, 1996


© 2020, Groupe Elidia
Éditions du Rocher
28, rue Comte-Félix-Gastaldi - BP 521 - 98015 Monaco

www.editionsdurocher.fr

ISBN : 978-2-268-10350-1
EAN Epub : 9782268103433

Cet ouvrage est paru une première fois


aux éditions du Rocher dans la présente collection en 1996.
Ce livre est dédié avec amour et gratitude
à Joe et Jane Wheelwright
et à Natani Tso,
trois éminentes personnes-médecine.

Maintenant va de l’avant comme quelqu’un


qui a la longue vie,
Va de l’avant comme quelqu’un qui est heureux,
Va avec la bénédiction devant toi,
Va avec la bénédiction derrière toi,
Va avec la bénédiction en dessous de toi,
Va avec la bénédiction au-dessus de toi,
Va avec la bénédiction tout autour de toi,
Va avec la bénédiction dans tes paroles,
Va avec le bonheur et la longue vie,
Va mystérieusement.

(Extrait du Mythe de l’Émergence,


Wheelwright et Haile, 1949 : 54.)
Tribus et réserves indiennes d’Amérique du Nord.
Note de l’édition américaine

Les peintures de sable mentionnées dans ce livre sont identi-


fiées par le rappel de l’ouvrage de référence dans lequel elles ont été
trouvées, ou par leur numéro dans le catalogue du musée
Wheelwright de Santa Fe. Toutes les traductions de mélopées ou de
prières sont extraites des ouvrages originaux ou tirées
d’enregistrements effectués sur le terrain. Dans ce dernier cas, j’ai
fait appel à des traducteurs navajos connaissant parfaitement les
deux langues, afin d’en présenter des versions compréhen- sibles en
anglais.
Toutes les œuvres picturales et « poétiques » des Navajos étant
produites dans un contexte rituel, je me suis efforcé dans la mesure
du possible de ne pas les citer en dehors de leur cadre originel. Plutôt
que de recourir aux notes de bas de page ou de fin de chapitre, j’ai
préféré placer toutes mes références entre parenthèses dans le texte
même, en précisant, chaque fois que cela s’avérait nécessaire, le nom
de l’auteur, l’année de publication de l’ouvrage et le numéro de la
page concernée.
Je remercie vivement l’Institut C. G. Jung de San Francisco,
ainsi que Joe et Jane Wheelwright, pour le soutien financier apporté
à cette recherche ; David Jongeward pour son assistance dans les
premiers travaux sur le terrain ; Jim Peterson pour ses photographies
en noir et blanc ; et enfin Bill Blick, dont les soins constants ont
évité à mon jardin de redevenir totalement sauvage pendant mon
absence.
Remerciements

Pour l’autorisation qui m’a été accordée de reproduire des


extraits de leurs publications, je tiens à remercier : Harvard
University Peabody Museum, éditeur, Mary Wheelwright, auteur, et
le Wheelwright Museum, à Santa Fe (Nouveau- Mexique), pour
Texts of Navaho Creation Chants, rassemblés par Hosteen Klah,
1929 ; University of Arizona Press, à Tucson, pour diverses citations
et mélopées de Blessingway, de Leland C. Wyman, copyright 1970 ;
Wesleyan University Press pour des citations de A Magic Dwells : A
Poetic and Psychological Study of the Navaho Emergence Myth, par
Sheila Moon, copyright Wesleyan University 1970 ; University of
Washington Press pour des extraits de Prayer, the Compulsive Word,
de Gladys Amanda Reichard, copyright 1944 ; Aldus Books Limited
pour des citations de « Ancient Myths and Modern Man », de Joseph
Henderson, paru dans Man and His Symbols, de Carl G. Jung, publié
en 1964 ; Princeton University Press pour des extraits de The Hero
with a Thousand Faces, de Joseph Campbell, Bollingen Series XVII,
copyright Princeton University Press 1949, 1976, et pour le tableau I
de Navajo Religion : A study of Symbolism, de Gladys A. Reichard,
Bollingen Series XVIII, copyright Princeton University Press 1950,
1963 ; Basic Books Inc. pour des citations de The Interpretation of
Cultures, de Clifford Geertz, copyright Basic Books Inc. 1973 ;
Beacon Press pour des extraits de Navaho Witchcraft, de Clyde
Kluckhohn ; Cooper Square Publishers Inc. pour des citations de An
Apache Lifeway, de Edward Opler ; MacMillan Publishing Co. Inc.
pour des extraits de Magic, Faith and Healing, de Ari Kiev,
copyright Free Press of Glencoe (filiale de MacMillan) 1964 ; et
Harper & Row, Éditeurs, Inc. pour des citations de Myth and Reality
et Rites and Symbols of Initiation, de Mircea Eliade.
Introduction

Ce livre traite des principes généraux sous-tendant le processus


de guérison symbolique. Pour étudier ce processus, il est nécessaire
d’en présenter un exemple précis, et le meilleur que l’on puisse
trouver est sans aucun doute celui de la religion navajo. Quand j’ai
lu pour la première fois des descriptions cérémonielles des navajos,
et lorsque j’ai vu leurs peintures de sable, j’ai été frappé par
l’intensité et la vigueur de leurs symboles. En tant que psychiatre, il
m’a semblé qu’une étude du processus de guérison, qui est au cœur
de leur vie religieuse, pouvait nous apprendre quelque chose sur les
origines lointaines de nos propres pratiques thérapeutiques. Pour les
Navajos, soigner une personne malade ne consiste pas à s’occuper
des symptômes spécifiques qu’elle présente ou de ses organes
physiques, mais à remettre sa psyché en harmonie avec l’ensemble
des forces naturelles et surnaturelles qui l’entourent. J’ai constaté
que l’emploi d’images symboliques d’une grande puissance
suggestive pouvait amener chez leurs patients des améliorations
notables dans le sens de l’harmonie, et je pense que, d’un point de
vue psychiatrique, nous pourrions apprendre beaucoup d’eux dans ce
domaine.
Dans la religion traditionnelle des Navajos, le prêtre et le docteur
ne sont qu’une seule et même personne. La religion, la médecine et
l’art sont inextricablement mêlés dans une étonnante unité
d’objectifs. Pratiquement toutes les cérémonies religieuses sont aussi
des rituels de guérison, conçus pour restaurer la santé et l’harmonie
au sein de chaque individu, et conséquemment dans ses relations
avec les autres. En les observant, nous pouvons étudier le processus
de guérison symbolique dans une de ses formes originelles les plus
pures, au sein d’une culture qui lui a toujours accordé une
importance capitale.
Le plan de cet ouvrage est le suivant : le premier chapitre
propose une explication condensée de certaines idées modernes sur
le symbolisme, ainsi que de la manière dont elles sont liées aux
divers systèmes culturels et à l’art de guérir. J’y définis ce que
j’entends par guérison symbolique, en la comparant à d’autres
formes de guérison, et j’examine les différences essen- tielles qui
opposent ces thérapies. Le deuxième chapitre présente les hommes-
médecine navajos et résume les informations que j’ai pu réunir en
m’entretenant avec eux, soit à leur domicile, soit sur leurs lieux de
travail (les hogans de cérémonie). Leur formation, les méthodes
qu’ils emploient, leur attitude envers leur profession y sont exposées
en détail. Les troisième et quatrième chapitres sont des aperçus
généraux sur la religion navajo et sur la façon dont elle est tout
entière orientée vers la guérison symbolique. Cette idée est illustrée
par la description du déroulement rituel du Chant de la Nuit, et de la
manière dont il suit les étapes classiques de la guérison symbolique.
Le cinquième chapitre est une étude sur le rôle des préjugés
culturels dans la manifestation de la maladie, son diagnostic et les
méthodes utilisées pour sa guérison. Elle conduit, dans les trois
chapitres suivants, à un examen des quatre principes de base de la
guérison dans la culture navajo, et peut-être également dans d’autres
cultures. Le premier est le retour aux origines ; le second la
confrontation avec le mal et son utilisation ; le troisième la mort et
la renaissance ; et le dernier la restauration d’un univers stable. Le
neuvième chapitre traite des peintures de sable navajos perçues
comme des mandalas de guérison, et de la signification ésotérique du
Chemin du Pollen. Le dixième met en relation le système navajo des
chants (également appelés voies) avec d’autres systèmes de guérison
des cultures orales, et le onzième, pour finir, confronte ce système
avec les principes fondamentaux de la psychothérapie moderne.
J’ai basé cette étude sur les données ethnologiques recueillies
leur vie durant par un groupe restreint, mais éminent, d’anthro-
pologues qui, depuis la fin du xixe siècle, ont vécu et travaillé dans la
réserve des Navajos. Plusieurs d’entre eux ont appris la langue de
leurs hôtes1 — ce qui n’était pas une tâche facile — et sont devenus
presque aussi familiers de la pratique des chants que les chanteurs
eux-mêmes.
Washington Matthews, un médecin de l’armée, a été le premier à
étudier en détail la voie des chants navajos. Il vécut dans la réserve
de 1880 à 1884, puis de nouveau de 1890 à 1894, et il continua
d’écrire des articles sur la religion navajo jusqu’à sa mort, en 1905.
Il étudia le célèbre Chant de la Nuit sous la direction de Laughing
Doctor, qui avait la réputation d’être un de ses plus grands
pratiquants. Lorsqu’il souffrit d’une attaque de paralysie alors qu’il
étudiait ce chant, les Navajos eurent l’intuition que cet accident était
dû à la puissante influence de celui-ci. Matthews appartenait à la
vieille tradition de l’anthro- pologie descriptive, et présentait ses
observations telles quelles, avec très peu d’interpolations visant à
prouver une théorie particulière. La lecture de ses œuvres est un
plaisir rare, et ses traductions de mélopées et de prières navajos sont
une contri- bution de prix à l’histoire de la littérature mondiale.
L’un des meilleurs anthropologues de la vieille école, parmi tous
ceux qui étudièrent les Navajos, fut le père Berard Haile, un
missionnaire franciscain de St Michael, dans l’Arizona. Envoyé dans
la réserve à l’âge de vingt-six ans, il y vécut cinquante-quatre ans. Il
parlait remarquablement le navajo, et son travail apostolique lui
permit de se faire de nombreux amis très proches parmi les hommes-
médecine, de qui il obtint les versions les plus complètes que l’on
connaisse d’un grand nombre de mythes de la tribu. En raison du
respect qu’il leur inspirait, ils ne lui dissimulèrent pas d’importantes
parties de leurs récits, comme ils le faisaient souvent lorsqu’ils
livraient des informations à des étrangers. Ses écrits sur le mythe de
la Voie de la Bénédiction (publiés après sa mort par Leland Wyman)
constituent de brillants exemples de ce que peut produire un
chercheur passionné en révélant de larges fractions de matériel
mythologique aisément ignorées par ses confrères moins attentifs.
Haile livrait ses observations, mais ne les interprétait pas : il laissait
ce soin aux autres chercheurs.
Le plus grand de ceux-ci fut Gladys A. Reichard, une
anthropologue de terrain qui avait été l’élève de Franz Boas. Elle
consacra trente années de sa vie à étudier la religion navajo, et fut
même adoptée par la famille de son maître, Red Point. Elle se
spécialisa dans l’étude de la Voie Mâle du Projectile, et devint
probablement le seul non-Indien capable d’exécuter le chant, les
peintures de sable et l’ensemble des rites presque aussi bien que
n’importe quel chanteur navajo (Hatáli). Elle fut également la
première à percevoir que la religion navajo formait un système
symbolique unifié, dont chaque chant particulier s’intégrait dans un
ensemble organisé : « Une fois que la conno- tation symbolique d’un
certain nombre d’autres éléments a été bien comprise, on s’aperçoit
qu’ ils forment un tout cohérent qui laisse stupéfait, non à cause de
la valeur spécifique de ces éléments, mais en raison de la soigneuse
interconnexion de chaque partie, non seulement avec quelques
autres, mais à l’ intérieur d’une totalité. » (1944 b : 5.) Reichard fut
surprise de découvrir que les Navajos eux-mêmes n’étaient pas
conscients de ce fait. Un exposé détaillé de leur symbolisme fut
présenté dans son ouvrage général sur la religion navajo, publié dans
les Bollingen Series XVIII (1950), qui fait aujourd’hui autorité dans
ce domaine. Sa brève monographie, Prayer, the Compulsive Word
(1944), est un petit chef-d’œuvre, et ses ouvrages plus importants,
Navaho Medicine Man (1939) et Sandpaintings of the Navaho
Shooting Chant (1937, en collaboration avec Franc Newcomb),
contiennent quelques-unes des plus belles reproductions de peintures
de sable que l’on connaisse. Ses œuvres plus personnelles, Spider
Woman (1934) et A Navajo Shepherd and Weaver (1936), sont des
récits pleins de tendresse relatant sa vie au sein de sa famille
adoptive.
Clyde Kuckholn et Leland Wyman, deux éminents behavio-
ristes américains, ont publié plusieurs dizaines de livres et d’articles
sur tous les aspects de la vie et de la religion des Navajos.
Kluckholn, en collaboration avec Dorothea Leighton, a écrit le
meilleur ouvrage général sur la culture navajo (1946). Wyman s’est
spécialisé dans l’étude des chants et a écrit des comptes rendus
documentés d’une exceptionnelle valeur sur plusieurs voies
particulières (Voie de la Beauté, 1957 ; Voie de la Fourmi Rouge,
1965 ; Voie du Vent, 1962 ; Voie de la Bénédiction, 1970). Il est
aujourd’hui reconnu comme la plus grande autorité en matière de
religion navajo en dehors des Navajos eux-mêmes, dont l’approche
est nécessairement diffé- rente de la sienne.
Curieusement, plusieurs personnes dépourvues de toute
qualification professionnelle, n’ayant pas été formées au travail sur
le terrain, ont également joué un grand rôle dans notre connaissance
de la religion navajo. Mary Wheelwright, une femme de la haute
société bostonienne, fut fascinée par les chants navajos lors d’un de
ses voyages dans le Sud-Ouest. Elle y revint ensuite à maintes
reprises, afin d’aider à recueillir et à préserver des peintures de sable
et des récits mythologiques. En collaboration avec le plus illustre des
hommes-médecine navajos, Hosteen Klah, elle fonda à Santa Fe le
Museum of Navaho Ceremonial Art, devenu aujourd’hui le
Wheelwright Museum of the American Indian, qui conserve dans ses
archives des copies de plusieurs centaines de peintures de sable et
des textes sur la religion navajo et d’autres sujets voisins.
Maud Oakes, un artiste peintre américain, vint s’établir de sa
propre initiative dans la réserve et y recueillit des mythes et des
peintures de sable qui auraient autrement été perdus. Elle fut la
première à montrer, avec Joseph Campbell, comment les théories
junguiennes sur les symboles s’appliquaient aux productions des
Navajos. Where the Two Came to their Father : A Navaho War
Ceremonial (1943) est une présentation minutieuse et approfondie
du mythe, des peintures de sable et de l’interpré- tation symbolique
d’une cérémonie particulière.
Il y eut également Franc Newcomb, l’épouse d’un des
commerçants de la réserve, qui s’intéressa aux chants et fut en
mesure de découvrir des peintures de sable et d’assister à des
cérémonies exceptionnellement rares. Lors de ces cérémonies, elle
dut mémoriser avec précision toutes les peintures qu’elle voyait, car
il ne lui était permis ni de dessiner ni de prendre des notes pendant
leur déroulement. Son travail, qui s’étendit sur une période de vingt
ans, lui permit de constituer une collection sans égale, rassemblant
plus de cinq cents peintures de sable.
Hosteen Klah lui-même fit plus que tout autre pour rendre la
religion navajo accessible aux étrangers. Il invita des observa- teurs
à ses cérémonies, allant même jusqu’à rectifier certains des dessins
les plus anciens des peintures de sable, et à superviser leur
réalisation. Il accomplit aussi un geste sans précédent dans l’histoire
des Navajos lorsqu’il entreprit de tisser de magni- fiques tapis
reproduisant les peintures qui, d’œuvres de sable autrefois
éphémères, devinrent ainsi grâce à lui des objets d’art échappant aux
atteintes du temps. Plus tard, tous ses tapis et son matériel de
cérémonie, ainsi que de nombreux manuscrits des mythes liés aux
chants, furent préservés au Museum of Navaho Ceremonial Art. À sa
propre demande, il fut inhumé dans une tombe anonyme à proximité
du musée.
En présentant le symbolisme complexe des chants navajos, j’en
ai proposé des interprétations qui vont bien au-delà des
transcriptions littérales du matériel recueilli sur le terrain. Pour cela,
je me suis appuyé sur les concepts élaborés par plusieurs éminents
penseurs appartenant à d’autres champs de recherche. L’arrière-plan
philosophique de mon travail est basé sur les écrits de Ernst Cassirer
et de Susanne Langer sur les formes symboliques. Pour appliquer la
théorie des symboles au matériel anthropologique, j’ai été
essentiellement guidé par les travaux de Paul Radin, de Victor
Turner et de Clifford Geertz. Pour la partie de mes recherches qui
relève de la mythologie comparée, j’ai abondamment puisé dans les
ouvrages de Mircea Eliade et de Joseph Campbell.
Par dessus tout, en appliquant cette lecture des symboles au
processus de guérison des Navajos, je suis inspiré — tout comme
dans mon travail quotidien de psychothérapeute — par l’œuvre de
pionnier de Carl Gustav Jung. Jung a été le premier à montrer que
les symboles produits par ses patients et ceux que l’on trouve dans
les mythes et les cultures du monde entier sont fondamentalement de
même nature.
Mon propre travail dans la réserve, qui se poursuit depuis 1968
et consiste à interroger des hommes-médecine ainsi qu’à recueillir
tous les chants qui peuvent encore l’être, n’avait pas pour but
d’accroître l’énorme quantité de données ethno- graphiques déjà
rassemblées sur les Navajos. Je n’ai aucune formation particulière
dans ce domaine, et toutes mes décou- vertes et mes conclusions
d’ordre général ont été soigneusement vérifiées en les confrontant
aux études classiques sur la culture navajo. C’est le processus de
guérison qui m’intéressait ; en tant qu’analyste de formation
junguienne, j’étais surtout attiré par les symboles de guérison dont
j’avais entendu parler ou que j’avais rencontrés au cours de mes
lectures. Je voulais les découvrir dans leur contexte culturel
spécifique, les voir agir sur des patients, et je souhaitais aussi
m’entretenir avec les hommes qui les connaissaient et les utilisaient.
J’y suis parvenu dans une certaine mesure, mais j’étais, de surcroît,
douloureusement, conscient que le contexte historique dans lequel
s’était épanouie la religion navajo était en train de disparaître
rapidement. Le mode de vie traditionnel, mi-sédentaire, mi-nomade,
qui a créé et longtemps préservé ce magnifique système de guérison
symbolique est aujourd’hui gravement menacé, agressé qu’il est de
toutes parts par les exigences croissantes de la société techno-
logique moderne.
Que cette société et la religion traditionnelle des Navajos
puissent finalement trouver un terrain d’entente dépend en grande
partie de l’initiative et du discernement du petit groupe d’hommes-
médecine encore vivants qui ont passé toute leur
existence immergés dans leur religion. Leurs pensées sont profondes
et rigoureuses, leurs discours soigneusement pesés. Ils ne se confient
pas aisément, mais il est également rare qu’ils s’abstiennent
totalement de parler. Ils ont subi de dures épreuves et connu la
pauvreté ; cependant un grand nombre d’entre eux ont atteint le but
qui est le couronnement d’une vie consacrée au service des autres :
ils incarnent aujourd’hui le vieil homme ou la vieille femme sage,
parfaitement à l’aise dans sa propre culture, mais en même temps
universel par l’ampleur de sa vision. De tels anciens ne se
rencontrent pas fréquemment dans notre société, malgré l’aisance et
le confort dont nous semblons jouir. Peut-être est-ce justement cela
qui a fini par nous faire oublier le chemin depuis toujours ouvert
devant nos pas — celui de la sagesse intérieure. Sans doute une vie
ascétique, marquée de dures privations, rend-elle ce chemin plus
évident et plus souhaitable. Quoi qu’il en soit, les vieux chanteurs du
désert de l’Arizona ont su admirablement préserver les visions du
passé qui peuvent aujourd’hui encore, j’en suis intimement persuadé,
constituer la base de la sagesse de l’avenir.2

1. La langue des Navajos, ou plus précisément, comme Sandner en


parle plus loin, des Diné, (Diné les Gens, Dinétha le Pays du Diné
ou Dinéhé) est une langue de la vaste famille linguistique
Athapascane; ce groupe linguistique est massivement présent au
Canada, sur quasiment toute la Côte Nord-Ouest, en l’occurence
chez les « Peuples du Totem ». L’autre grande tribu voisine des
Navajos dans le sud-ouest américain (Arizona, Nouveau-Mexique)
locutrice de la même langue athapasque, avec quelques variantes, est
celle des Apaches. (O.D.).
2. Disparu en 1997, Donald F. Sandner serait certainement heureux
de constater qu’effectivement, aujourd’hui, en 2020, la spiritualité,
les traditions, la religion navajos, la connaissance des mythes de
Création du Monde selon le récit du Diné (Diné-Bahané, Éditions du
Rocher, coll. « Nuage rouge », 1992) en dépit de multiples
bouleversements démographiques, de
transformations/aménagements environnementaux et sociaux,
perdurent et que plusieurs hommes-médecine, depuis notamment
Hosteen-Klah, sont en activité. Sam Begay, mort en 2015, laisse
derrière lui une génération qui n’a pas « tout totalement perdu… ».
Voir Sam Begay – Marie-Claude Feltès Strigler, Moi, Sam Begay
Homme-médecine navajo, O.D. Éditions, coll. « Nuage rouge »,
rééd. Le Rocher, coll « Nuage rouge », 2019 ; Marie Cayol, Navajo
Mountain. La Tête de la Terre-Mère Naatsis’ áán, Éditions
L’Éphémère, coll. « Réalités », 2010 ; le témoignage d’Hosteen Klah
(Navaho Medecine Man and Sand Painter) a été traduit en français :
Franc Johnson Newcomb, Hosteen Klah, Homme-médecine et
peintre sur sable navaho, Éditions Le Mail, 1992 ; enfin, Gerald
Haussman, Meditation with the Navajo ; traduction française : Les
Navajos, Éditions le Mail, collection « Spiritualité des Indiens
d’Amérique ». 1992. (O.D.).
1
La guérison symbolique
La souffrance fait partie intégrante de la vie humaine. Elle est
inévitablement associée au processus de croissance, du premier âge à
l’enfance, de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, à la
vieillesse et à la mort. Si ce processus évolutif est bloqué à un niveau
quelconque, la souffrance augmente jusqu’à se manifester sous
forme de symptômes aigus et douloureux. Un docteur ou un homme-
médecine qui travaille avec des individus en détresse rencontre ce
fait pratiquement tous les jours. Il apprend que l’homme peut
endurer une extraordinaire quantité de souffrance légitime, mais
qu’il ne peut accepter la souffrance dépourvue de toute finalité. Pour
être assumée et surmontée, la souffrance doit avoir une signification.
En conséquence, le fondement de toutes les méthodes
psychoculturelles de guérison, qu’on les trouve dans les sociétés
connaissant ou ignorant l’écriture, est une structure symbo- lique qui
explique, ou à tout le moins intègre dans un cadre cohérent, la
souffrance des individus. Chaque homme a son lot de misères à subir
: l’effrayante monotonie de la vie quoti- dienne, l’irruption
désastreuse de la maladie ou du malheur, sans compter les
conséquences affligeantes de l’ignorance et de la perversité
humaines. Dans la structure symbolique de sa culture propre, chacun
essaye de découvrir un sens à ces épreuves, et un moyen de guérir
les maux qu’elles apportent avec elles.

Les symboles de vie


Quiconque parle des symboles doit définir au préalable l’objet de
son discours. Les philosophes, les anthropologues, les psychologues
et les théologiens ont tous des idées différentes sur la nature et la
fonction de ces symboles. Tenter de faire une synthèse de ces
positions parfois inconciliables reviendrait à nous engager dans une
entreprise dont nous ne verrions jamais la fin. Fort heureusement, la
plupart de ces conflits verbaux, et souvent verbeux, ont été abordés
de front et ramenés à leurs justes proportions par Suzanne Langer
dans Philosophy in a New Key (1942). Dans cet ouvrage, aussi actuel
aujourd’hui qu’à l’époque de sa parution, elle présente une théorie
du symbolisme à la fois élégante dans sa simplicité et universelle
dans son approche du problème. Si cette théorie ne satisfait pas tout
le monde, du moins prend-elle en compte tous les points de vue. La
partie de sa thèse qui nous concerne peut être résumée de la manière
suivante.
Un symbole est n’importe quelle chose susceptible de véhiculer
un concept. Cette chose peut être un mot, une formule
mathématique, une action, un geste, un rituel, un rêve, une œuvre
d’art, ou toute autre création humaine apte à illustrer un concept.
Celui-ci peut appartenir au domaine du rationnel et du langage, de
l’imaginaire et de l’intuition, du sensitif et du jugement, cela ne fait
aucune différence du moment que le symbole le représente
effectivement. Le concept est la signifi- cation du symbole.
Le langage est la première forme de symbolisme que Suzanne
Langer étudie ; elle montre qu’il présente une structure séquentielle
spécifique, qu’elle qualifie de discursive afin de le distinguer de la
seconde forme de symbolisme. De celle-ci elle écrit : « Les
significations de tous les autres éléments symboliques qui composent
un symbole plus vaste, articulé, ne peuvent être saisies qu’ à travers
la signification de l’ensemble lui-même, par leurs relations au sein
de la structure globale. Leur fonctionnement réel comme symboles
dépend du fait qu’ ils sont impliqués dans une présentation intégrale
et simultanée. Cette forme de sémantique peut être appelée
“symbolisme de présentation” pour caractériser sa différence
essentielle avec le symbolisme discursif du langage » (p. 97). On
peut citer comme exemples de symbolisme de présentation une
composition musicale, une peinture, un rêve, un mythe, ou un rituel
de guérison avec ses prières, ses mélopées et ses peintures de sable.
Il s’agit dans tous les cas de structures complexes, constituées de
centaines de parties reliées entre elles, mais dans lesquelles le
concept — le sens et le sensible — est porté par le tout. La
signification d’un symbole de présentation peut être transmise d’une
personne à une autre, d’un groupe à un individu et inversement, ou
d’une partie de la psyché à une autre, comme par exemple dans les
rêves non enregistrés par le conscient. Parfois, comme dans les
cérémonies de guérison navajos, les symboles de présentation
portent le génie de toute une culture. Ces symboles, qui façonnent la
psyché et la culture et les lient l’une à l’autre, sont appelés symboles
de vie par Suzanne Langer.
Les symboles de vie sont le champ d’étude privilégié des
anthropologues. Ernst Cassirer les qualifiait d’« organes de réalité »,
et Leslie White, les considérant comme « les éléments de base du
comportement humain et de la civilisation », écrivait à leur sujet : «
Tout le comportement humain tire son origine de l’utilisation des
symboles. C’est le symbole qui a transformé nos ancêtres
anthropoïdes en hommes et créé l’ humanité. Toutes les civilisations
n’ont été fondées et ne se perpétuent que par l’usage des symboles. »
(1949 : 22.)
Les symboles de vie donnent sa spécificité à une culture, et
gouvernent les pensées et les sentiments de ses membres. Par le
moyen de mythes des origines et de mythes cosmogoniques, se
dessine une image de ce qu’est le monde, de la manière dont il est
apparu et de ce que l’on peut en attendre dans l’avenir. Que les
événements sur lesquels cette vision du monde est basée soient vrais
ou non n’a aucune importance. Le mythe s’arrange avec les « faits »
dont il dispose et accomplit son œuvre en créant une interprétation
émotive-intuitive de ceux-ci. Les rites concrétisent quant à eux les
actes sacrés correspondant à la structure du monde définie par les
mythes. Ainsi la réalité mythologique et la pratique rituelle sont-
elles inséparables — se complétant et se parachevant l’une l’autre.
Non seulement ses rites, mais le mode de vie tout entier d’une
culture sont bâtis sur sa vision mythologique de la réalité. Ainsi que
l’a noté Clifford Geertz dans le cas des Navajos : « Le type d’
interaction intervenant entre le mode de vie et la réalité
fondamentale énoncée par les symboles varie d’une culture à
l’autre. Chez les Navajos, le sens de la mesure et une sage lenteur,
une obstination inlassable, une prudence empreinte de dignité
correspondent à une image de la nature perçue comme infiniment
puissante, mécaniquement répétitive et terriblement dangereuse. »
(1973 : 130.) Les idées dominantes sur la maladie, les méthodes de
guérison et l’attitude devant le mal constituent une grande partie de
cette intériorisation du monde naturel. Elles aussi doivent s’intégrer
au génie culturel propre créé par les mythes. Afin de remplir leur
rôle, elles doivent utiliser les symboles, remplis d’énergie numineuse
(sacrée), qui leur sont fournis par la culture. C’est de nouveau chez
Geertz que nous trouvons la description de cette fonction des chants
navajos :

L’effet de soutien du chant (comme la maladie la plus répandue


est la tuberculose, il ne peut dans la plupart des cas viser qu’à
soulager le mal) repose en dernière analyse sur sa capacité à fournir
au patient accablé un vocabulaire qui lui permettra de comprendre la
nature de son malheur et de le relier à l’univers qui l’entoure. De
même qu’un calvaire, la récitation du départ du Bouddha quittant le
palais de son père ou une représentation d’Œdipe roi dans d’autres
tradi- tions religieuses, un chant navajo est essentiellement destiné à
offrir une image spécifique et concrète d’une souffrance
véritablement humaine, donc supportable, assez puissante pour
s’opposer à la perte de sens émotionnelle résultant de l’existence
d’une douleur intense et brutale. (1973 : 105.)
Les symboles font cependant plus que cela. Ils peuvent non
seulement offrir un vocabulaire et une explication, mais aussi
modifier la psyché en donnant à son énergie une forme différente,
une forme capable de guérir. Comme l’écrivait Jung : « Les
symboles se comportent à la manière de transfor- mateurs, leur
fonction étant de convertir la libido, d’une forme “ inférieure” en
une forme “supérieure”. Cette fonction est si importante que le
sentiment commun lui accorde la plus grande valeur. » (1956 : 232.)
Dans le rituel de guérison navajo, les symboles agissent sur le
patient, qui est vulnérable, ouvert, prêt à les accueillir. Il s’identifie à
eux, sous la forme des images sacrées et de la personne de l’homme-
médecine. Les symboles le transforment et lui permettent de partager
leur pouvoir caché. Dans de telles conditions, le patient peut non
seulement être convaincu par leurs suggestions ou réconcilié avec
son sort, mais également guéri.
La validité d’une guérison de cette sorte est le sujet central de ce
livre. La guérison advient en réponse à la présentation d’un symbole,
intérieur ou extérieur, et peut se produire immédiatement ou à l’issue
d’un temps plus ou moins long. C’est une expérience qui, comme un
grand nombre d’expé- riences intérieures, doit avoir été vécue pour
pouvoir être appréciée. Mais elle peut être cliniquement observée
grâce au travail que fait la psychologie analytique moderne avec ses
patients. Lorsqu’elle survient, la personne se sent diffé- rente. Tout
se passe comme si deux compartiments jusqu’alors séparés de sa
psyché étaient brusquement entrés en communi- cation : il en résulte
une libération d’énergie et une sensation de soulagement. Jung disait
que la pertinence de l’inter- prétation d’un rêve peut être mesurée au
relâchement de la tension qu’elle entraîne chez le rêveur. Cette
expérience peut être de faible intensité, mais néanmoins perceptible,
ou au contraire s’imposer avec la force d’une révélation. Lorsque
c’est le cas, le patient a l’impression qu’elle se produit au centre de
sa psyché, d’où elle rayonne ensuite progressivement pour finir par
imprégner tous les sentiments et les actes de sa vie quotidienne.
J’ai soigné un jour un patient qui produisait très peu de rêves, et
qui ne pouvait pratiquement rien tirer de ceux dont il se souvenait.
Toutes les tentatives d’interprétation lui paraissaient seulement
intéressantes ; aucun relâchement de la tension n’en résultait, nulle
guérison symbolique ne semblait en vue. Puis un jour, sans que rien
ne le laissât supposer, il eut un « grand rêve » — un mandala qui
montrait la totalité de son monde intérieur. Sa place y était indiquée
par un X, et bien qu’il n’ait pas été certain de l’endroit où se trouvait
cet X dans son rêve, il y était indiscutablement et légitimement
présent. Cela le combla d’une manière qui me stupéfia litté-
ralement, et les symptômes inquiétants pour lesquels il était venu me
consulter ne semblèrent plus dès lors le perturber.
De telles manifestations symboliques, quand elles se produisent
avec une puissante certitude intérieure, peuvent modifier le cours de
toute une vie, amenant parfois un individu à emprunter des chemins
sur lesquels il n’aurait jamais osé s’aventurer auparavant. S’agit-il
d’authentiques guérisons ? J’affirme que c’est bien le cas. C’est cela
qu’un patient navajo est conduit à vivre lorsque les conditions sont
bonnes, et qu’il est confronté avec force et vigueur à un symbole
lourd de signification et imprégné de puissance numineuse. Une telle
expérience est un tout en elle-même, et peut être considérée à juste
titre comme une méthode de guérison.

Guérison scientifique et guérison symbolique


Il existe de nombreuses manières de classer les arts de guérir des
différentes cultures, mais celle que j’ai trouvée la plus significative
consiste à les diviser en deux grandes catégories : la guérison
scientifique et la guérison symbolique. Elles se chevauchent dans
une certaine mesure, et tout processus de guérison comporte
inévitablement au moins un peu des deux ; mais en règle générale,
dans une société donnée, l’une est ouvertement favorisée et
hautement prisée, tandis que l’autre est reléguée à une place
nettement inférieure. De ce point de vue, notre conception de la
médecine et celle des Navajos sont aux antipodes l’une de l’autre.
La guérison scientifique peut également être appelée guérison
objective, ou rationnelle. Elle s’appuie sur des obser- vations
empiriques pour constituer une solide base de connais- sances
anatomiques, physiologiques et pharmacologiques. Elle concentre
son attention sur des organes particuliers, rarement sur le corps
humain considéré comme un tout, et elle utilise des méthodes
dûment testées et éprouvées. Elle dispose d’une vaste panoplie de
techniques hautement spécialisées, allant des interventions
chirurgicales et des examens biochimiques de laboratoire d’une
extrême précision à l’emploi de médica- tions internes et externes
dont l’efficacité a été expérimenta- lement démontrée.
Parce que la biologie de l’homme est globalement la même pour
toute l’espèce, la médecine scientifique est par nature transculturelle.
Elle peut guérir aussi bien, dans ses limites propres, un aborigène
d’Australie qu’un employé de bureau américain. En présence d’une
inflammation de l’appendice, une appendicectomie est la meilleure
réponse, quelle que soit la culture à laquelle appartient celui qui en
souffre. La pénicilline et les antibiotiques combattent les infections
partout où ils sont judicieusement utilisés, indépendamment du
contexte culturel local. Les praticiens de la médecine scien- tifique
travaillent sur des principes et des faits, non sur des croyances. C’est
là leur force, mais aussi leur faiblesse, parce que ce type de thérapie,
bien que souvent efficace, n’est pas suffisant. Un fait scientifique
ignore les valeurs humaines. Il peut guérir un organe malade (et nous
en savons gré à la médecine objective), mais il ne peut satisfaire
l’individu dans sa recherche de l’harmonie avec son entourage et de
la paix au plus profond de lui-même.
Chaque culture dispose donc d’un autre type de médecine, qui
est symbolique et ne s’appuie pas sur une connaissance scientifique
détaillée des divers organes du corps humain. On peut parler à son
sujet de thérapie ou de guérison culturelle, car elle tire ses symboles
d’une culture spécifique, et les résultats qu’elle obtient dépendent de
l’identification des patients avec des forces surnaturelles (ou
intrapsychiques) grâce à la médiation des symboles. Toutes les
étapes successives de cette pratique médicale — nosologie,
étiologie, diagnostic, thérapie, pronostic — sont basées sur cette
identification symbolique.
Ce genre de médecine est placé par les Navajos au cœur même
de leur système, et reçoit d’eux la plus grande attention. Elle
s’appuie sur leurs rituels et leurs mythes, non sur des principes
physiologiques. La cause de la maladie et les soins qu’elle réclame
sont déduits de leur vision mythique du monde, et sont perçus dans
le cadre surnaturel plus vaste de la signification d’une vie humaine.
Le « docteur » est le chaman, ou l’homme-médecine, qui connaît
parfaitement les rites et les croyances propres à sa culture.
Il en découle que cette méthode ne peut pas être transcul- turelle.
Sa transmission d’une culture à une autre n’est possible que dans des
conditions très particulières. Dans une culture différente de la sienne,
toutes les connaissances durement acquises par un homme-
médecine, toutes ses « recettes », seraient pratiquement sans valeur ;
pire encore, elles seraient incomprises et condamnées. Le patient
doit partager la plupart des croyances fondamentales de l’homme-
médecine et de sa culture pour que la guérison symbolique puisse se
produire. Un des hommes-médecine que j’interrogeais ne dit rien
d’autre lorsqu’il m’expliqua : « Si le malade a vraiment confiance en
moi, je peux le guérir. S’ il n’a pas confiance, c’est son problème.
Lorsqu’une personne est mordue par un serpent, par exemple, on
peut utiliser des chants et certaines prières, mais si elle n’y croit pas
suffisamment, tout cela ne servira à rien. » Le patient est en grande
partie responsable de la réussite de la cure, et la fonction sociale de
celle-ci est fréquemment impor- tante, parce que seul le consensus
de la communauté, formant une unité culturelle, peut conférer une
valeur agissante à ses symboles. Si le scepticisme ou des conflits
avec d’autres modes de pensée jettent le discrédit sur eux, les
fondements mêmes du système de guérison s’effondrent.
Malgré les différences notables qui les séparent (voir le tableau I
ci-après), la guérison scientifique et la guérison symbolique ont un
certain nombre de points communs. Elles accordent toutes deux un
grand respect au « praticien », qui perçoit dans les deux cas des
honoraires importants. Elles exigent également de lui un temps de
formation et d’appren- tissage long et difficile, et qu’il soit reconnu
ou « pourvu d’une licence » par la collectivité. N’importe quel
guérisseur ne peut pas devenir un homme-médecine : il doit au
préalable obtenir l’approbation de ses maîtres, et faire la preuve qu’il
est capable de se servir des rites avec succès.
Les deux systèmes ont aussi de sérieuses faiblesses. La médecine
scientifique ignore souvent les sentiments humains du patient : il
m’est arrivé d’entendre parler d’une maladie comme d’un «
magnifique cas d’ulcère suppurant », parfois en présence même de la
personne concernée. Pourtant, jusque dans la culture la plus
scientifique, on trouve toujours un système symbolique de valeurs
opérant à l’arrière-plan. Ainsi les patients sont-ils considérés comme
des organismes biochi- miques défaillants, et les grands malades et
les vieillards sont-ils placés dans des pièces aux murs blancs,
entourés de machines et reliés à des tuyaux ou à des tubes, sans nul
souci de la terrifiante expérience que cela représente pour eux. Il y a
bien là un système de valeurs à l’œuvre, mais il est largement
inconscient et ne se soucie plus du tout du bien-être réel de l’homme.

Guérison Guérison symbolique ou


scientifique culturelle

classification basée sur des faits basée sur la mythologie


de la empiriques et des ou le système de
maladie lois scientifiques ; croyances d’une culture
(nosologie) rationnelle. particulière ; non
rationnelle.

technique de basée sur des basée sur les valeurs et les


guérison principes d’anatomie croyances d’une culture ;
et de physiologie ; ne peut être utilisée que
peut être appliquée dans la zone d’influence
efficacement quelle de celle-ci.
que soit la culture
dominante.

soignant un médecin ou un un chaman, un homme-


autre professionnel médecine, un prêtre ayant
de formation une connaissance absolue,
scientifique. totale des mythes et des
rites de sa culture.

patient doit obéir doit participer activement


passivement au à la thérapie ; porte
médecin, seul l’essentiel de la
responsable de la responsabilité et du succès
cure. de la cure.

fonction réduite ; parfois importante ; de


sociale de la totalement nombreuses personnes
cure inexistante. peuvent y participer,
aider.

prestige et relativement relativement importants.


honoraires importants.
du soignant

faiblesses ignore les sentiments ignore le patient en tant


humains du patient ; qu’organisme biologique ;
néglige les effets des néglige les causes
symboles culturels organiques et les règles
sur l’harmonie de les plus élémentaires des
l’esprit et du corps. soins physiques et de
l’hygiène.

La médecine symbolique, à l’inverse, oublie souvent que ses


patients sont des organismes biologiques, et néglige les règles les
plus élémentaires des soins corporels et de l’hygiène. Le système de
guérison des Navajos, à l’évidence, contient quelques éléments de
rationalité. Un des hommes-médecine que j’ai interrogés dans la
réserve savait remettre en place les os brisés d’une manière
véritablement scientifique. La terre chaude et les bains de vapeur
sont souvent utilisés pour soulager les douleurs dues à des blessures
ou à des rhumatismes, et les remèdes à base d’herbes employés
pendant les cérémonies ont certainement des effets physiologiques
bénéfiques. Il n’en reste pas moins que l’asepsie et les principes de
base de prévention des infections sont souvent ignorés. Reichard a
raconté dans un de ses ouvrages comment une vieille femme Navajo
a dû subir pendant plusieurs jours la fatigue et l’exposition au froid
exigées par une cérémonie de guérison, alors qu’elle souffrait d’une
grave pneumonie.
Il est hors de doute que souvent le temps et les ressources qu’il
faut trouver pour un chant peuvent retarder ou empêcher l’emploi, au
moment le plus approprié, d’un remède scienti- fique efficace. Si je
souffrais de la tuberculose, d’une appen- dicite ou d’un cancer à son
premier stade, je ferais appel sans hésiter à la médecine moderne.
Mais si j’étais atteint d’une de ces maladies pour lesquelles la
science n’a pas de traitement spécifique, comme un cancer à son
dernier stade ou certains troubles psychiques, je préférerais la
guérison symbolique des Navajos. Des deux côtés, il y a largement
place pour la tolérance et la compréhension mutuelles. De part et
d’autre, un effort sérieux d’autocritique et l’écoute du point de vue
opposé sont nécessaires pour que les deux systèmes parviennent à
travailler ensemble.

La structure de la guérison symbolique


Bien que la guérison symbolique ne soit pas scientifique, elle est
loin de n’être pour autant qu’un ramassis hétéroclite de vagues
élucubrations primitives. Elle a une structure précise, obéit à des
règles et à des procédures bien définies. Elle se divise en un certain
nombre de stades, qui ne se succèdent cependant pas toujours dans
un ordre préétabli et ne s’excluent pas néces- sairement les uns les
autres : il arrive souvent que deux d’entre eux se confondent ou que
plusieurs se déroulent simultanément, et dans certaines cultures
quelques-uns sont parfois très brefs, voire presque totalement
absents. Mais en règle générale, ces stades apparaissent dans un
ordre précis, chacun constituant la transition nécessaire pour
introduire le suivant. Le schéma ci-dessous, qui les décrit dans leurs
grandes lignes, offre un cadre général de réflexion permettant de
comprendre et de comparer les rites de guérison symbolique dans les
diverses cultures.
Premier stade : Préparation ou Purification. Avant que les
symboles de vie soient présentés et utilisés, l’homme-médecine ou le
chaman, de même que le patient, observent des rites de purification
afin de se préparer à cette rencontre. Les spectateurs, la pièce ou
l’aire de cérémonie sont également souvent purifiés. La purification
consiste à se laver, à passer dans une hutte de sudation, à prendre des
émétiques, à porter des vêtements particuliers et à s’abstenir de
différentes activités quotidiennes, comme manger certains aliments,
avoir des relations sexuelles ou effectuer certains types de travaux.
Deuxième stade : Présentation ou Évocation. La purification
achevée, les images symboliques appropriées à la cure choisie sont
confectionnées et présentées sous une forme visuelle ou auditive.
Outre la vue, le goût, l’odorat et le toucher peuvent jouer un rôle
dans ce processus. Les symboles doivent être présentés d’une
manière vivante et spectaculaire, au travers d’icônes, de statuettes,
de bâtons d’offrande de soi, de peintures de sable, ou de mélopées et
de prières fortement rythmées. La fumigation à l’aide d’une résine
spéciale, ou l’absorption de nourritures et d’herbes particulières, sont
également possibles. De cette façon, la présence symbolique devient
réelle. Une fois évoquées, les forces surnaturelles ou les divinités
investissent les symboles, l’homme-médecine et le patient de leur
présence numineuse. Tout est désormais prêt pour le moment le plus
important du rite.
Troisième stade : Identification — le point culminant de la cure.
L’homme-médecine ou le chaman, le malade, et parfois aussi les
spectateurs eux-mêmes, prennent l’identité, ou s’imprègnent
intimement, des puissances qui ont été évoquées et réifiées au stade
précédent. L’homme-médecine devient symboliquement le pouvoir
surnaturel, et dans le même temps peut accueillir en lui-même le mal
ou la partie du patient qui est à l’origine de sa souffrance. Il est alors
transformé en un être chargé de puissance, ce que Jung appelait une
personnalité mana. Si la cérémonie tourne court à ce moment-là, le
soignant et le soigné risquent tous deux d’être blessés par la force
évoquée échappant à tout contrôle rituel.
Quatrième stade : Transformation. L’homme-médecine ou le
chaman utilise le pouvoir extraordinaire qu’il a maintenant aux yeux
du patient et des personnes présentes pour obtenir les résultats
bénéfiques attendus. Il livre bataille, chasse la maladie, expulse le
mal, écarte le mauvais sort ou retrouve et ramène l’âme égarée du
malade. Symboliquement transformé, ce dernier est persuadé qu’il
va bientôt retrouver réellement la santé et l’harmonie, intérieure et
extérieure.
Cinquième stade : Libération. À ce stade interviennent des rituels
destinés à libérer le patient, l’homme-médecine et l’assis- tance des
puissantes forces symboliques qui ont été activées, afin de les
ramener à un état d’existence normal. Ayant fait l’expé- rience du
pouvoir de transformation du symbole, le malade doit maintenant
s’en dégager. Cela peut être accompli au moyen de mélopées ou de
prières appropriées, ou encore par des restric- tions imposées à son
sommeil ou à sa toilette jusqu’à ce qu’un certain temps se soit
écoulé. Avec ces pratiques s’achève le cycle de la guérison
symbolique.
Des scénarios de guérison dérivés de ce modèle peuvent être
recensés dans la littérature ethnographique de nombreuses cultures.
Leur contenu est variable, mais la structure symbo- lique demeure la
même. Ainsi que l’écrivait Ernst Cassirer :
« Partout et toujours, nous trouvons la confirmation du fait que l’
homme ne peut appréhender la réalité de son être que dans la
mesure où il parvient à la rendre perceptible dans l’ image de ses
dieux. » (1953 : 204.) Par la présentation de ces symboles, l’être
humain est mis en contact avec ses ressources intérieures. Si les
images de guérison sont suffisamment puissantes, si l’homme-
médecine est habile et résolu, et si l’engagement du patient est
profond et sincère, alors la disparition de la maladie peut être
raisonnablement espérée.
2
Les Gardiens du symbole
Les Navajos vivent sur un territoire qui couvre la plus grande
partie du nord-est de l’Arizona et s’étend également dans le nord-
ouest du Nouveau-Mexique et le sud-est de l’Utah. C’est un
territoire immense, en grande partie aride et déser- tique, couvert
d’une végétation clairsemée de pins pignons, de genévriers et
d’armoises. En son centre court la chaîne des monts Chuska, dont les
pentes occidentales portent de belles forêts de pins ponderosas,
d’épicéas et de trembles. De vastes canyons, comme le canyon de
Chelly et le canyon del Muerto, creusent leurs ramifications sur des
centaines de kilomètres au milieu des plateaux. Des formations
rocheuses aux couleurs splendides — rouge-orange, bleu-gris, noir
de jais — se dressent au-dessus du sol, tels des monuments
gigantesques construits et abandonnés par une ancienne race de
géants. Au premier abord, la région paraît vide et inhospitalière. Le
ciel attire immédiatement l’attention : des orages rapides y éclatent,
déversant des rideaux de pluie parés d’arcs-en-ciel qui cèdent
brutalement la place à un soleil étincelant dans une immensité d’un
bleu immaculé. La main de l’homme ne semble pas avoir touché ce
lieu. Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit que cette terre en
apparence inhabitée abrite en réalité une impor- tante population :
des centaines de petits hogans se nichent dans les vallons ou parfois
se perchent à flanc de colline, et des troupeaux de moutons paissent
dans le désert, comme jaillis de nulle part. Ici et là, on peut aussi
rencontrer un Navajo solitaire, immobile, le regard fixé au loin,
errant apparemment à des kilomètres de toute habitation visible,
alors que son hogan soigneusement camouflé se trouve peut-être au
détour de la pente la plus proche.
Ce pays est Dinetah, la terre ancestrale des Navajos, qui se
désignent eux-mêmes sous le nom de Dineh, le Peuple, ou de
Dinéhé, les Navajos. De nos jours, la réserve est bordée au nord par
les monts La Plata, à l’ouest par les San Francisco Peaks, au sud par
l’autoroute qui traverse Winslow et Flagstaff et à l’est par les déserts
s’étendant au pied des monts Chuska et Lukachukai. C’est là, sous
des abris de bois provisoires recou- verts de feuillage, et dans des
hogans dissimulés au fond des canyons ou dressés à l’écart sur les
plateaux désertiques, que vivent et travaillent les derniers hommes-
médecine navajos. Ils constituent de très loin le corps d’hommes-
médecine indigènes le plus important de toute l’Amérique du Nord.
Certains ont considérablement modifié les anciennes cérémonies,
mais la plupart pratiquent encore leur religion traditionnelle, non
altérée par les rites du Peyotl ou des emprunts au christianisme. Au
fil du temps, évidemment, des éléments étrangers ont été intégrés
dans la religion des Navajos, mais ils l’ont été à leur manière, en
respectant les subtiles nuances de leur pensée. À l’origine, c’était un
peuple de chasseurs nomades, qui s’éta- blirent relativement tard
dans le Sud-Ouest américain, où ils furent peu à peu sédentarisés, au
cours des siècles, par leurs contacts avec la paisible existence
villageoise des commu- nautés agricoles pueblos. Mais cette
évolution ne leur a pas fait perdre pour autant leur inclination de la
solitude, ni renoncer à leur farouche individualisme. Les rites qu’ils
accomplissent, à quelques rares exceptions près, sont tous pratiqués
pour le bénéfice d’un seul individu qui, lorsqu’il en éprouve le
besoin, consulte ses parents, engage l’homme-médecine, choisit la
cérémonie, fixe la date et paye le prix demandé. Il est toutefois
également vrai, comme l’affirme Reichard, que « chaque rite,
chaque cérémonie comporte un aspect sous-jacent concernant le
bien de la tribu, l’ idée d’une force orientée vers le bonheur de
toutes les personnes en contact, même de très loin, avec le rituel »
(1945 : 206).
Dans les cérémonies navajos, la guérison sociale occupe une
place importante. Kaplan et Johnson (1964 : 228) ont noté qu’on y
observe toujours une réaffirmation de la solidarité collective : objet
de manifestations d’intérêt et de gestes d’entraide, le patient se
trouve placé au centre même du groupe social. Une grande
cérémonie coûte si cher et est si difficile à organiser que les dons et
le travail de nombreux parents et amis sont nécessaires. Un rite de
guérison resserre le tissu social et favorise les marques d’affection à
l’égard du malade, mais l’arrière-plan social ou émotionnel de sa
maladie ne sont pas exposés en public : aucune confession de
culpabilité n’est demandée à lui-même ou à ses proches, comme
c’est parfois le cas dans les cérémonies de guérison d’autres cultures.
Les démonstrations d’émotivité et la libération cathartique sont des
plus réduites dans les rituels navajos, essentiellement caracté- risés
par la dignité et la retenue des participants. De l’obser- vation
directe, ou des témoignages des informateurs indigènes eux-mêmes,
il ressort clairement que la plus grande efficacité y est attribuée aux
prières, aux peintures de sable, aux mélopées et aux pratiques
rituelles — les éléments symboliques qui consti- tuent l’ossature des
cérémonies de guérison.
Traditionnellement, les Navajos n’ont jamais été dirigés par des
chefs tribaux investis d’un pouvoir sans partage. À la fois docteurs et
prêtres, leurs hommes-médecine étaient les repré- sentants
privilégiés de leur culture et jouissaient de la plus haute estime —
comme c’est encore le cas aujourd’hui [livre 1979]. Dans les villages
de leurs voisins pueblos, la situation est différente ; les hommes-
médecine y sont moins importants que les chefs de clans, qui
dirigent les grands cycles cérémoniels annuels sollicitant de bonnes
récoltes et des pluies abondantes. Jusqu’à l’instauration récente de
leur foire tribale, les Navajos n’avaient pas une seule cérémonie
annuelle. Leurs cérémonies étaient organisées spontanément, quand
le besoin s’en faisait sentir, bien que la plupart de leurs chants les
plus importants ne pussent avoir lieu qu’en hiver. La guérison était
— et demeure — l’une de leurs préoccupations essentielles, leur
souci étant moins de guérir physiquement les malades que de les
aider à restaurer une relation symbolique solide avec leur environ-
nement social, culturel et naturel. Cette tâche a été de tous temps
celle de l’homme-médecine.
L’homme-médecine navajo remplit sa fonction en manipulant
adroitement un mélange apparemment hétéroclite d’éléments
symboliques. Nous étudierons chacun d’eux séparément dans cet
ouvrage, mais dans la pratique ils sont intimement et
inséparablement mêlés. Quiconque assiste à une cérémonie peut
aisément observer que les peintures, les mélopées et les prières
renvoient constamment aux mythes fondamentaux de la religion
navajo. Les rites servent pour leur part à rendre manifeste le pouvoir
latent de tous les autres constituants. L’effet curatif est cumulatif, et
l’ensemble est appris et utilisé comme un tout indivisible par les
chanteurs navajos, qui sont les maîtres et les gardiens de ces formes
symboliques.
Les hommes-médecine que j’ai interrogés travaillaient tous
activement dans les environs de Lukachukai, dans l’est de la partie
centrale de la réserve. Je voulais voir comment ces hommes
exerçaient leur art et utilisaient les symboles dans le cadre de leur
pratique quotidienne. La plupart d’entre eux m’accordèrent un long
entretien, s’étendant pour certains sur plus d’une journée, et l’un
d’eux, Natani Tso, est devenu ensuite mon informateur bénévole
pendant plusieurs années. Ces entretiens ne visaient pas à leur
arracher des secrets (qui sont presque tous connus aujourd’hui), mais
à mettre en lumière des attitudes caractéristiques en matière
d’approche des maladies. Le fait d’être moi-même un professionnel
de la santé facilita grandement mes contacts avec eux, car dans leur
grande majorité ils reconnaissent l’efficacité de la médecine
occidentale et sont désireux de coopérer avec elle. Aucun d’eux ne
parlait couramment l’anglais, et comme ma connaissance du navajo
était également très rudimentaire, les entretiens furent conduits avec
l’aide des meilleurs interprètes disponibles et enregistrés tels quels
sur bandes magnétiques.

Formation et apprentissage
Devenir homme-médecine est une entreprise difficile qui exige
un travail considérable. Les connaissances qu’il faut acquérir, la
manipulation du matériel, la mémorisation exacte des mélopées, des
prières et des peintures font qu’un homme- médecine ne peut
généralement apprendre qu’un ou deux chants majeurs au cours de
sa vie (en pratiquer trois ou quatre relèverait déjà de l’exploit). Les
chanteurs les plus ambitieux connaissent seulement des parties de
quelques autres chants. Les efforts nécessaires pour maîtriser un
chant majeur des Navajos ont été parfois comparés à ceux qui sont
demandés pour réussir une licence dans une université moderne.
Le chant le plus couramment utilisé est celui de la Voie de la
Bénédiction, parce qu’il est court, ne coûte presque rien et peut être
pratiqué en de multiples occasions, à n’importe quelle époque de
l’année. Certains des chants les plus longs ne peuvent avoir lieu que
lorsque les serpents sont endormis pour l’hiver. Un grand nombre
d’entre eux, comme la Voie de la Nuit et la Voie du Sommet de la
Montagne, sont nettement moins employés de nos jours. Le chant
long le plus fréquemment exécuté dans la région de Lukachukai est
la Voie Mâle du Projectile.
J’avais entendu parler de deux chanteurs, un qui connaissait la
Voie du Coyote, l’autre la Voie de la Plume. Je n’ai pas pu retrouver
la trace du premier, et quand j’ai rendu visite au second, il était
gravement malade, souffrant d’une forte fièvre et de sérieux
problèmes articulaires. Lorsque je suis revenu le voir, un peu plus
tard, il avait été sorti de son hogan et transporté un peu plus loin sur
la route pour y mourir à l’écart. Quelquefois, le dernier service qu’un
vieux Navajo peut rendre à ses proches est de s’éteindre hors du
hogan familial, évitant ainsi aux siens d’avoir à payer les rites de
purification qui seraient autrement indispensables. Autrefois, lorsque
quelqu’un mourait dans un hogan, celui-ci devait être détruit, et tous
les parents du défunt étaient obligés d’aller s’installer ailleurs1.
Deux des plus vieux chanteurs avec lesquels je me suis entretenu
étaient Denet Tsosi, un ancien membre du conseil tribal âgé de
quatre-vingt-quatre ans, et Alan George, âgé de soixante-dix-huit
ans, qui connaissait la Voie de la Nuit. Tous deux étaient des
hommes actifs, très occupés. Quand j’ai interrogé Denet Tsosi, il
venait d’achever une séance qui avait duré toute la nuit, ce qui ne
l’empêcha pas de passer la matinée à répondre à mes questions sans
se montrer réellement fatigué. Il avait commencé à apprendre la
technique des chants au début de son adolescence, avec son frère
Red Mustache. Il l’accom- pagnait dans tous ses déplacements, le
regardant exécuter la Voie Mâle du Projectile, et au bout de six ans,
il avait senti qu’il pouvait la pratiquer lui-même. Il avait aussi
bénéficié de la cérémonie comme patient à quatre reprises, en payant
chaque fois le prix demandé. Plus tard, il avait également appris la
Voie Malfaisante du Fantôme et la Voie du Sommet de la Montagne.
Alan George, à l’inverse, n’avait commencé à apprendre la Voie
de la Nuit qu’aux environs de la cinquantaine. Il avait pris cette
décision parce que le chant l’avait aidé auparavant à deux reprises,
une première fois dans son enfance, après qu’il eut été blessé par une
chèvre, puis une seconde fois à l’âge adulte, lorsqu’il s’était fait un
tour de reins en soulevant des bûches trop lourdes. Il m’expliqua : «
J’ai été soigné par l’ homme-médecine avec des chants et des
herbes, et mon état s’est considérablement amélioré. Je me suis dit
que si personne ne connaît ni n’apprend plus nos chants, ceux-ci
vont disparaître. Je suis donc revenu et j’ai rejoint les miens pour
devenir homme-médecine. Plus tard, les docteurs, les hôpitaux et les
cliniques sont apparus. Je les respecte, je n’ai rien contre eux, mais
je reste convaincu que ma médecine doit continuer d’ être pratiquée.
»
Deux des hommes-médecine que j’ai rencontrés avaient été
formés par leur propre père. L’un d’eux avait commencé à apprendre
la Voie de la Bénédiction alors qu’il n’avait encore que seize ans. Il
me raconta : « Lorsque j’apprenais, j’accom- pagnais mon père
partout où on l’appelait. Je mémorisais les mélopées et les prières et
plus tard, j’ai pu me substituer à lui. Il m’encourageait à chanter, en
me reprenant quand je me trompais. Parfois, il me disait : “Récite
les prières pour moi pendant que je te regarde.” Quand je les ai
bien maîtrisées, il m’a appris le reste. Il m’a enseigné comment
conduire la cérémonie dans certaines situations, et quelles mélopées
je devais employer. C’est ainsi que j’ai été formé. » Il avait
également été le seul à avoir peur, la première fois qu’il avait dirigé
le rituel, peut-être parce qu’il était très jeune : « Naturellement, j’ai
été effrayé [la première fois]. Cela me préoccupait beaucoup. Mon
père m’a demandé de le remplacer. J’aurais aimé qu’ il soit avec
moi, mais je suis parti seul, puisque c’ était ce qu’ il voulait.
Quelque temps plus tard, il est tombé malade. Il m’a dit : “Mon fils,
j’ai passé toute ma vie à sauver des gens de la maladie. Aujourd’
hui, c’est moi qui suis malade, et je suis épuisé par tous ces chants
que j’ai chantés pour les autres. J’ai décidé que tu allais chanter
pour moi maintenant. Viens ce soir et offre des prières pour moi.
Prends les herbes à savon et lave-moi, puis bénis-moi et chante pour
moi toute la nuit.” C’ était la première fois que je faisais ça pour
mon père. Quand je pratiquais, j’ étais toujours nerveux et angoissé,
en particulier pour les douze premières mélopées, celles de la Voie
du Hogan, parce que si vous oubliez un seul mot à ce moment-là,
toute la cérémonie est à refaire. À l’ instant de commencer, je
tremblais comme une feuille. Je me demandais comment j’allais me
débrouiller avec mon instructeur comme patient. J’ai chanté toute la
nuit sans inter- ruption. De temps à autre, mon père m’ indiquait
une prière à rajouter ici ou là, et je me conformais à ses ordres. Au
fil des heures, j’ai fini par me détendre et je ne me suis plus fait de
souci. Mon père me faisait subir une épreuve importante. Quand le
chant a été terminé, il m’a dit que je l’avais exécuté correctement, et
que je vivrais de longues années. Il m’a également prédit que je
n’aurais pas à redouter la maladie, et c’est ce qui s’est produit. »
En règle générale, l’instructeur est un parent de l’élève ou un
membre du même clan, mais il peut parfois aussi n’être qu’un ami.
On assiste toujours au développement d’une relation très étroite
entre le maître et le disciple, à moins que quelque chose tourne mal
et que l’apprentissage soit brusquement inter- rompu, auquel cas leur
amitié naissante peut se transformer en une violente hostilité.
Plusieurs années de travail sont indispen- sables pour apprendre l’un
des chants majeurs. Le paiement se fait habituellement en bétail, en
nourriture, en hébergeant l’ins- tructeur, ou avec les premiers
bénéfices réalisés par l’apprenti, mais lorsque les deux hommes sont
des parents proches il peut arriver qu’aucune rétribution ne soit
demandée. La plupart du temps, la formation s’effectue sur le
terrain, lors de véritables séances de guérison, bien que des leçons
particulières soient quelquefois données pour compléter cet
enseignement. Souvent, l’instructeur se tient assis à côté de l’élève
lors de sa première prestation, afin de le guider, de corriger ses
erreurs et de lui apporter son soutien moral. Même si ces erreurs,
quand elles surviennent, ne sont jamais traitées à la légère, la
majorité des débutants ont ce jour-là l’impression d’avoir bien appris
leur chant et se sentent en mesure d’accomplir correctement leur
tâche.
Les principales qualités requises pour devenir un bon homme-
médecine sont l’intérêt et la patience. Natani Tso me dit à ce sujet : «
Il doit éprouver de l’ intérêt pour ce qu’ il fait. Il ne doit pas être
indifférent. Il lui faut aussi beaucoup de patience. S’ il se décourage
trop aisément, cela ne sert à rien qu’ il commence. Souvent, des
jeunes hommes pris de boisson me demandent ce que signifient tel
chant ou telle prière, mais j’estime qu’ il est inutile de leur
répondre. Leur esprit n’est pas clair. Il faut être réellement sérieux
pour apprendre les chants. » Lorsque je voulus savoir si les
hommes-médecine devaient à son avis avoir des rêves ou des visions
sortant de l’ordinaire, sa réponse fut très nette : « Il ne doit pas
nécessairement avoir une vision ou un rêve. Il doit seulement avoir
le désir d’apprendre. » Ses confrères exprimèrent unanimement la
même opinion : aucun don mystique ou visionnaire particulier n’est
indispensable pour devenir un bon chanteur.
De fait, un seul des hommes que j’interrogeai se rappelait avoir
eu une expérience visionnaire. Alors qu’il était très malade,
pratiquement à l’agonie, un ourson était descendu des montagnes
pour venir le lécher, à la suite de quoi il s’était promptement rétabli.

Les diagnosticiens
Chaque fois qu’il existe un doute sur l’origine d’une maladie ou
sur le chant à prescrire pour la guérir, les Navajos font appel à une
autre catégorie de spécialistes de la santé, qu’on appelle le plus
souvent des diagnosticiens. Ceux-ci sont capables d’entrer en transe
à volonté et d’établir le diagnostic d’une maladie en utilisant des
procédés divinatoires — tremblement des mains, observation des
étoiles, lecture dans le cristal ou « écoute ». Ces « voyants » ne sont
nullement formés pour cette tâche, mais utilisent un don naturel, qui
s’est manifesté spontanément chez eux. La plupart sont des femmes,
quoique certains hommes- médecine assurent parfois eux-mêmes le
travail de divination. Du fait de l’état altéré de conscience dans
lequel celle-ci est effectuée, ces techniques de voyance sont plus
proches des pratiques chamanistiques des Indiens des Plaines que les
cérémonies habituelles des rituels de guérison. Par ailleurs, les
devins ne jouissent pas du prestige ou du statut social élevé dont
bénéficient les hommes-médecine dans la société navajo.
J’ai assisté à une séance de divination au cours de laquelle une
jeune diagnosticienne devait découvrir de quel mal souffrait une
vieille femme Navajo, et déterminer quels rituels de guérison étaient
à employer pour soulager ses souffrances. La jeune femme paraissait
nerveuse au moment de se mettre au travail, et très intimidée par la
présence d’étrangers — ce qui contrastait fortement avec la dignité
stoïque habituelle des chanteurs. Elle n’interrogea pas la patiente,
affirmant au contraire qu’il était préférable qu’elle s’en abstienne,
mais elle la connaissait bien car elles appartenaient toutes les deux à
la même petite communauté. Elle expliqua qu’elle apprendrait tout
ce qu’elle avait besoin de savoir lorsqu’elle serait en transe. Elle
demandait dix dollars pour opérer, un tarif exceptionnel- lement
élevé, dû sans doute au fait qu’elle nous permit de la regarder faire,
de prendre des notes et de l’interroger avant et après sa prestation.
D’ordinaire, le prix d’une consultation est minime — une bague, un
bracelet, parfois un ou deux dollars.
La patiente s’assit sur le sol, les jambes tendues devant elle.
S’agenouillant à sa droite, en lui faisant face, la diagnosticienne prit
une expression sérieuse et commença à se concentrer. Elle sortit un
petit sac contenant du pollen, la substance sacrée du renouvellement
de la vie, et en déposa une pincée sur la plante des pieds, les jambes,
les mains, le sommet du crâne de la malade, puis à l’intérieur de sa
bouche. Elle s’écarta ensuite légèrement pour s’appliquer le pollen
de la même manière. Sur la face interne de son bras droit, du coude
au poignet, elle traça enfin une ligne de pollen, barrée de petites
flèches, qu’elle prolongea sur sa paume jusqu’à son pouce et son
petit doigt.
Une fois ces préparatifs achevés, elle adressa à son bras une
prière que l’on pourrait traduire à peu près ainsi : « Je veux que tu
me dises tout. Ne me cache absolument rien. » En réponse à cette
requête, son bras était supposé fonctionner durant toute la séance
d’une façon autonome, comme dans les expériences d’écriture
automatique. Parfois, cette prière est adressée aux esprits du Monstre
du Gila (l’héloderme), qui sont censés tout savoir et connaître
l’avenir. Les mouvements de la main sont alors censés être
provoqués par le lézard, qui secoue sa patte antérieure en la
soulevant au-dessus du sol.
Après la prière, la diagnosticienne se concentra profon- dément.
Sa main commença à s’agiter, avec un mouvement de va-et-vient
plus lent et plus important que ceux qu’on voit ordinairement dans
les crispations ou les tremblements involon- taires. Parfois elle se
déplaçait d’avant en arrière, parfois elle frappait légèrement la
patiente sur le crâne, les bras, les épaules, le front, les jambes, les
chevilles ou les pieds. À certains moments, elle semblait pointer
l’index sur diverses parties du corps, à d’autres elle paraissait se
refermer sur quelque chose. Le temps passant, sa main s’immobilisa
de plus en plus longtemps près de la poitrine de la malade et
commença à la désigner de plus en plus souvent. Les mouvements se
poursuivirent ainsi pendant une bonne vingtaine de minutes,
cependant que l’index montrait de plus en plus fréquemment le
plexus solaire de la patiente et que la diagnosticienne, épuisée, était
littéra- lement trempée de sueur.
Lorsque la main cessa de s’agiter, la jeune femme se détendit et
dit à la malade : « Tu sembles être en bonne santé, mais tu as des
problèmes de vue, et parfois tu ne te sens pas bien sans savoir
pourquoi. Tu as aussi quelque chose dans la poitrine. » Elle
expliqua ensuite que ces troubles pouvaient être soignés par la Voie
du Projectile, dont la patiente avait déjà bénéficié à deux reprises
mais qui lui serait probablement utile une troisième fois. Toutefois,
comme elle n’était pas gravement atteinte, le traitement pouvait être
remis à plus tard.
Après la séance, la diagnosticienne nous confia qu’elle exerçait
son art depuis quatorze ans. Elle avait découvert ses dons alors
qu’elle assistait à une séance de divination organisée pour un de ses
parents. Brusquement, sa main s’était mise à trembler de la même
manière que celle du devin. Plus tard, l’homme était venu la voir, lui
avait montré comment utiliser le pollen, et lui avait dit qu’elle
pouvait commencer à pratiquer. Aucune autre formation n’était
nécessaire.
Natani Tso, un des hommes-médecine qui établissent leurs
propres diagnostics par la méthode du tremblement des mains, m’en
fit une description plus subjective : « Dans le rituel de la Main-Qui-
Tremble, le pollen de maïs est une offrande au Monstre du Gila. Je
le dépose sur mon bras, avec deux pointes comme la langue du
lézard. Je commence par prier, puis je chante, puis je fais durement
travailler mon esprit. Au bout d’un moment, je sens des secousses
dans mes doigts, ma main se met à trembler et je ne suis plus là. »
Interrogé sur sa façon de poser le diagnostic, il me répondit : « Cela
dépend des signes que fait la main. Je me sers de mon esprit. Je me
demande ce que veut dire ma main. Elle tremble, parfois en
direction du patient, parfois en direction du sol, jusqu’ à ce que la
réponse correcte m’apparaisse. Lorsque j’ai trouvé, elle redevient
immobile. »
Dans certains cas, l’origine de la maladie peut être également
découverte grâce à la cristallomancie. Un des hommes-médecine
m’expliqua : « Je pratique aussi la divination par le cristal. Des
gens viennent me consulter et me demandent pourquoi le patient ne
va pas bien. Ils veulent que je leur donne une réponse. Parfois, je
peux leur dire de quoi il souffre. Je dessine une peinture de sable,
pas une peinture ordinaire, mais une que je confectionne avec de la
poudre de maïs blanc et jaune, puis je m’entoure de cristaux et de
cierges. Je ne sais pas pourquoi c’est ainsi, mais c’est très efficace.
Si j’essaye de lire dans les étoiles, le résultat est plus douteux, je ne
fais que deviner. Le cristal, lui, est beaucoup plus sûr. Il suffit que je
le regarde, et je sais ce qui ne va pas chez le patient. »
L’étiologie de la maladie
Certains des chants navajos sont prescrits pour répondre à des
situations précises, relevant de maux strictement organiques. La
Voie du Silex, par exemple, était utilisée autrefois pour soigner les
personnes souffrant de blessures ouvertes ou de fractures. Neal
Totsoni, qui connaissait encore ce chant bien qu’il ne le pratiquât
plus, me raconta comment il était employé : « Parfois, un homme se
casse un bras ou une jambe, et l’os brisé transperce sa chair. Vous
ne pouvez pas le remettre en place comme ça, sans préparation.
Vous avez besoin d’une cérémonie. Il vous faut des herbes pour
nettoyer la blessure. Pendant que vous-même ou votre assistant
chantez les mélopées, vous commencez à replacer l’os. Il faut être
très attentif et le faire correctement. C’est une opération très
délicate. »
La plupart des chants, toutefois, sont conçus pour combattre ce
que Kluckhohn et Wyman (1940) ont appelé les « facteurs
étiologiques », qui provoquent des maladies par « infection ». Les
infections détruisent l’équilibre naturel entre l’individu et son
environnement, et les chants ont pour but de le restaurer. Les sources
les plus importantes d’infection sont liées aux animaux chargés de
puissance. Selon un des informateurs de Kluckhohn et Wyman, il
existait autrefois trente-deux maladies différentes causées par divers
animaux. Elles résultaient toutes d’un contact inapproprié avec l’un
d’eux : être blessé par lui, le capturer, le tuer, le manger, ou même
en rêver. Apparemment, les animaux les plus susceptibles
d’engendrer des maladies sont l’ours, le daim, le coyote, le porc-
épic, l’aigle et le serpent.
L’exposition à des phénomènes naturels dangereux, comme la
foudre, des vents violents ou une trombe, peut également entraîner
des maladies. Un des pratiquants de la Voie du Vent donnait les
indications suivantes sur son emploi : « Vous pouvez être blessé par
un cyclone, un ouragan, un tourbillon, ou même des vents
ordinaires. S’ ils vous agressent et tordent votre esprit, vous avez
besoin de la Voie du Vent navajo. »
Les chants, à cause des pouvoirs qu’ils évoquent, peuvent aussi
être à l’origine d’infections. Celles-ci surviennent parfois avant la
naissance, quand une femme enceinte ou son mari regardent les
accessoires sacrés d’une cérémonie, sont témoins de certaines de ses
phases, ou transgressent l’un des interdits imposés aux participants
d’un rituel. Durant les quatre jours qui suivent une cérémonie, le
patient doit demeurer dans la solitude. Si une personne le touche à ce
moment-là, ou manipule ses affaires personnelles, elle risque de
tomber malade. Natani Tso expliquait : « Plusieurs choses peuvent
provoquer de violents maux de tête, des infirmités ou une paralysie
des membres chez un homme. Sa bouche peut se tordre, ses yeux
loucher. Ces déforma- tions se produisent souvent quand les tabous
d’un chant ont été violés. J’examine alors le patient. J’observe ses
yeux, son souffle, les mouvements de ses lèvres. À partir de là, je
peux dire s’ il a besoin d’un chant. »
Le contact avec les morts, ou avec les esprits des morts, est lui
aussi particulièrement dangereux. Interrogé sur les doléances
habituelles des personnes qui demandent à bénéficier de la Voie de
la Grande Étoile, Natani Tso répondit : « Le plus souvent, c’est après
un décès, quand quelqu’un a vu ou touché le cadavre. Un mort doit
être traité d’une certaine façon, afin d’ éviter qu’ il ait ensuite une
action maléfique. Plus tard, cela peut angoisser cette personne.
Peut-être pense-t-elle avoir laissé des traces près du lit ou de la
tombe. Toutes les traces doivent être effacées. Peut-être de la
poussière s’est-elle déposée sur sa peau pendant qu’elle manipulait
le corps. Elle a alors besoin de la cérémonie pour s’en laver. » Juan
Sandoval précisa : « Quand vous inhumez un cadavre, vous ne devez
laisser aucune trace. Votre sueur ne doit pas tomber sur le sol. Si
vous vous écorchez, il ne faut pas que votre sang coule par terre.
Vous ne devez pas non plus parler lors d’un enterrement. Lorsque
quelqu’un meurt, deux personnes seulement doivent laver et habiller
son cadavre. Toutes les autres vont dans un autre hogan pendant
que ces deux-là opèrent. Elles ne doivent porter que des mocassins
et avoir le corps couvert de cendres. Si ces règles ne sont pas
respectées, des maladies apparaissent plus tard, et tout le monde
sait que c’est parce que quelque chose n’a pas été fait correctement
lors de l’enterrement. »
Une des causes de maladie les plus fréquentes dans l’univers
culturel des Navajos est la sorcellerie. La sorcellerie est étroi- tement
liée à la peur des fantômes et des morts, et une grande partie du
rituel des chants est destinée à faire sortir le mal du patient et à le
renvoyer sur le sorcier ou la sorcière. Les sorciers sont des individus
qui troublent l’ordre social naturel en prati- quant l’inceste, en volant
les morts et en accumulant trop de pouvoir personnel. Les étrangers
et les inconnus sont ordinai- rement considérés avec la même
suspicion. Les chamans, à cause de leurs considérables pouvoirs,
sont souvent soupçonnés d’utiliser la sorcellerie pour nuire à leurs
ennemis.
Il appartient au diagnosticien, au patient, à sa famille et à
l’homme-médecine de déterminer l’origine de la maladie, puis de
décider quel chant et quelles cérémonies supplémen- taires sont le
mieux appropriés pour la combattre. Quelquefois, l’homme-
médecine ne joue qu’un rôle mineur dans l’établis- sement du
diagnostic, se contentant de répondre à la demande du diagnosticien
et des parents du malade. Le traitement des maladies strictement
physiques, tout comme celui des blessures et des fractures, est en
général confié à un hôpital ou à une clinique proche. Lorsque le
patient revient de l’hôpital, ou de n’importe quel séjour prolongé
parmi des étrangers, un chant peut toutefois être jugé nécessaire pour
son complet rétablis- sement. Quel qu’ait été le mal dont il souffrait,
c’est habituel- lement la sensation d’être en disharmonie avec lui-
même et avec son groupe social qui est à la base de ce besoin d’un
rituel réparateur.

Le coût d’un chant


Le montant des honoraires de l’homme-médecine est convenu à
l’avance avec le malade et sa famille, à l’issue d’un marchandage le
plus souvent long et difficile. Aucune guérison ne peut être espérée
si le coût du traitement n’a pas été correc- tement fixé. Natani Tso
expliquait en 1968 : « Il n’y a pas de prix moyen pour la Voie de la
Grande Étoile. Si un homme vient me voir, et que je sais qu’ il est
riche, il me paiera plus qu’un homme de condition modeste. Une
personne aisée peut me proposer quarante ou cinquante dollars,
alors qu’une personne pauvre m’offrira seulement un collier ou un
mouton. Dans tous les cas, j’accepte et je fais mon travail. » Au
défraiement de l’homme-médecine, il faut ajouter les cadeaux
spéciaux pour tous ceux qui participent à la cérémonie, de même que
la nourriture des personnes présentes pendant toute la durée du
chant, ce qui représente toujours une dépense considérable. En
moyenne, un chant de cinq nuits peut coûter de cinquante à cent
dollars ou plus, tandis que le coût total d’un chant de neuf nuits, avec
de nombreux visiteurs, peut s’élever jusqu’à cinq cents ou mille
dollars. La famille du patient est censée payer sa part de ces frais,
aussi bien en argent qu’en dons en nature ou en travail domestique.
C’est elle qui assure habituellement les repas et fournit la plupart des
animaux de boucherie. Ainsi l’accomplissement d’un chant
demande-t-il des efforts importants et une préparation minutieuse.

L’efficacité des chants


Lorsque je leur demandai s’ils pensaient que leurs chants
produisaient des résultats positifs, les hommes-médecine me
répondirent souvent — comme le font presque tous les prati- ciens
du monde — en me citant l’exemple d’une cure qu’ils estimaient
réussie. Natani Tso me raconta : « Une femme de Red Mesa avait été
hospitalisée à Albuquerque pour une opération de la vésicule
biliaire. Une fois rentrée chez elle, elle continua de se sentir mal,
mais lorsque j’ai pratiqué la Voie de la Bénédiction pour elle, elle
s’est trouvée parfaitement bien aussitôt après. » Il se souvenait
également d’une femme gravement blessée au cou par balle parce
qu’elle avait une liaison avec un homme marié. On l’avait conduite à
l’hôpital, où d’après les médecins elle avait seulement 50 % de
chances de se rétablir. Comme il ne pouvait rien faire pour elle à
l’hôpital, il avait pratiqué le rituel en demandant à la mère de la
blessée de tenir son rôle ; après le chant, celle-ci avait repris
conscience et s’était rapidement remise.
Neal Totsoni me confia pour sa part : « J’ai reçu un jour la visite
d’une femme qui saignait du nez depuis une semaine. Elle avait été
admise dans une clinique où on lui avait fait des piqûres, mais sans
résultat. Les médecins étaient impuissants à la soigner, aussi s’
était-elle adressée à un diagnosticien pratiquant le tremblement des
mains, qui lui avait indiqué la Voie du Vent. Je l’ai donc traitée. Le
dernier jour du chant, le saignement a commencé à s’atténuer. Je lui
ai fait prendre des bains rituels. La nuit suivante, à la fin du chant,
son sang a totalement cessé de couler. »
Les effets d’une cérémonie navajo ne se mesurent pas
uniquement en termes de guérison physique. Celle-ci peut bien sûr
se produire, elle est de toute façon vivement désirée, mais le but
véritable des chants est d’amener le patient à un état de calme et de
paix, libre de toute angoisse, de manière qu’il soit en mesure
d’accepter avec équanimité tout ce qui pourra lui arriver. Même s’il
a subi une opération chirurgicale et a recouvré la santé, il a encore
besoin des chants pour l’aider à restaurer son équilibre intérieur et
extérieur.

Les rêves
Les rêves ne jouent aucun rôle dans les rituels de guérison
navajos proprement dits, mais ils sont utiles pour aider à l’éta-
blissement des diagnostics, ainsi que pour leur valeur prémo- nitoire.
Alan George l’exprimait ainsi : « Les rêves sont très importants,
parce qu’ ils annoncent au rêveur quelque chose qui va lui arriver.
Les Blancs ne leur prêtent pas attention, mais nous, les Navajos,
pensons qu’ il faut en tenir compte. Nous les prenons très au sérieux.
Par exemple, si un de mes parents ou un de mes amis meurt, et que
je rêve de cette personne en bonne santé, se promenant ici et là, cela
signifie que son fantôme est revenu pour me tourmenter et que j’ai
besoin de prières. »
L’interprétation des rêves par les Navajos est relativement
simple. Ceux dans lesquels le rêveur tombe d’une falaise, se noie
dans un cours d’eau, ou est brûlé par un feu, sont considérés comme
des mauvais rêves. Ceux dans lesquels le rêveur ou une autre
personne meurt, est mordu par un ours ou un serpent, sont classés
parmi les très mauvais rêves. Les rêves de bonnes récoltes, de pluies
abondantes, de moutons et de chevaux en bonne santé sont
excellents. Ces interprétations paraissent aller de soi, mais il existe
cependant des exceptions. Ainsi, rêver que l’on est riche pourrait
être considéré comme de bon augure. Mais si le rêveur sait que cela
ne se produira jamais, alors la signification du rêve s’inverse et il est
perçu comme néfaste. Dans la plupart des cas, la cérémonie requise
pour soulager le rêveur est une partie ou la totalité de la Voie de la
Bénédiction.

Attitudes générales et perspectives


Confesser à l’homme-médecine que l’on a violé des tabous ou
commis d’autres actes répréhensibles fait en principe partie du
processus de guérison, et l’échec d’un chant est souvent imputé à
quelque information que le patient aurait dissimulée ou travestie.
Lorsque je leur demandais les raisons de leurs échecs, les hommes-
médecine — là encore comme tous les médecins du monde —
évoquaient rarement des défaillances personnelles ou des erreurs
qu’ils auraient commises. Selon eux, un chant non approprié avait
été prescrit au malade, ou celui-ci n’avait pas suivi correctement les
instructions qui lui avaient été données. De nombreuses choses, en
fait, peuvent rendre un rituel de guérison inefficace.
Les hommes-médecine étaient en règle générale très opposés à
l’usage du peyotl tel qu’il est prôné par la Native American Church,
mais leur attitude à l’égard des cultes chrétiens plus orthodoxes était
en revanche ouverte et tolérante. Neal Totsoni me raconta : « Ceux-
là n’entrent pas en concurrence avec notre religion. J’ai eu des
contacts avec le père B., et il s’est montré très amical avec moi.
Quand mon fils a été appelé dans l’armée, je suis allé le voir pour
qu’ il dise une prière à son intention. Il m’a demandé : “Vous avez
un sac à pollen, n’est-ce pas ?” J’ai acquiescé. Alors il m’a dit :
“Allez jusqu’ à l’autel, utilisez votre pollen et récitez une prière
pour votre enfant.” Ce que j’ai fait. Pour autant que je sache, il
n’existe qu’une seule divinité suprême. Nous lui donnons simplement
des noms différents. Vous l’appelez Dieu, nous l’appelons Begochidi
ou Begotsoi. »
Un autre chanteur voyait un rapport encore plus étroit entre la
religion chrétienne et celle des Navajos : « Mon défunt père, qui était
lui aussi un chanteur, avait une maison près d’ ici, et le père W.
nous rendait parfois visite avec son interprète. Ils prirent peu à peu
l’ habitude de venir nous voir très souvent. Mon père racontait ses
mythes de la création, et le père W. racontait ensuite les siens. Il y a
de nombreuses ressemblances entre eux. L’ histoire de Joseph et
celle du Visionnaire (dans la Voie de la Nuit) sont semblables, par
exemple. Le Déluge est présent dans le mythe navajo comme dans la
Bible. Il y a aussi douze Êtres Saints dans la religion navajo, et
douze apôtres dans le Nouveau Testament. »
Les hommes-médecine manifestaient un intérêt également très
vif, sinon plus grand encore, pour la médecine moderne, peut-être
parce qu’elle aussi, quoique pour des raisons diffé- rentes, met
l’accent sur le savoir et sur le professionnalisme des praticiens. Un
chanteur m’en parla en ces termes : « Pour ce qui me concerne, les
médecins blancs sont nos égaux. Si je tombais malade et ne pouvais
ni me soigner ni me guérir, c’est à eux que je ferais appel. Je ne
pense pas qu’une médecine soit supérieure à l’autre. Quand les gens
rentrent de l’ hôpital, ils apprécient souvent qu’un chant soit donné
pour eux. J’utilise fréquemment la Voie de la Bénédiction pour des
personnes qui doivent se faire hospitaliser, de la même manière que
je le fais pour les jeunes hommes mobilisés. Je les protège ainsi
pendant qu’ ils sont au loin. »
Denet Tsosi me confia : « Parfois, un Navajo doit être soigné
dans un hôpital. Votre médecine consiste à l’opérer, à l’ouvrir avec
un scalpel. Quand il rentre chez lui, il éprouve le besoin de
bénéficier d’une Voie de la Vie pour guérir sa blessure. Nous, les
Navajos, aimerions coopérer avec les Blancs pour préserver nos
traditions. Nous unir et travailler ensemble, Blancs et Navajos,
serait pour notre peuple la chose la plus bénéfique que l’on puisse
imaginer. »
Les hommes-médecine reconnaissaient tous que la pratique des
chants était en train de disparaître, et ressentaient ce déclin comme
une tragédie pour le peuple du Dineh. Tous ceux que je rencontrai
étaient d’un âge avancé. Il y avait bien dans la région quelques
jeunes chanteurs, qui ne désiraient pas être inter- rogés, mais aucun
des vieux hommes-médecine n’avait d’élève susceptible de prendre
un jour sa suite, et cela les inquiétait tous beaucoup. Les jeunes
Navajos étaient plus intéressés par la recherche d’un travail et la
possibilité de s’intégrer à la culture américaine ambiante que par
l’idée de consacrer du temps et de l’énergie à apprendre les anciens
chants. Alan George m’avoua : « J’aimerais beaucoup que de
nouveaux chanteurs soient formés, mais je sais bien que les chants
sont aujourd’ hui délaissés. Cela me préoccupe parfois.
Qu’adviendra-t-il s’ ils tombent dans l’oubli ? Nous deviendrons un
peuple qui ne pèsera plus rien dans la balance. »
Jusqu’à une date récente, il semblait inévitable que le système
des chants finisse un jour ou l’autre par être perdu, mais des
éléments nouveaux semblent aujourd’hui venir contredire cette
tendance. Les Navajos commencent à ouvrir des écoles indigènes —
comme celle de Rough Rock, ou le Navajo Community College de
Tsaile — où des cours universi- taires réguliers sont donnés sur les
rituels de guérison, la langue navajo et d’autres matières voisines. Ils
ont commencé aussi à accorder des bourses à leurs jeunes gens
pendant qu’ils étudient leurs arts et leurs connaissances sacrés. Le
centre culturel Ned A. Hatathli, sur le campus de Tsaile, est un
bâtiment de six étages qui allie la technologie la plus avancée au
meilleur de la tradition navajo. Il a des lignes nettes, des murs clairs
qui reflètent la lumière du soleil, mais il est construit en forme de
hogan et son entrée principale, selon l’ancienne coutume, fait face au
soleil levant. Il comporte des salles de classe, des salles de réunion,
des chambres souterraines pour abriter le matériel de cérémonie, des
salles d’enregistrement audio-visuel, un sanctuaire et plusieurs
pièces aménagées pour les chants.
Avec de telles installations modernes, ainsi que la colla- boration
de psychiatres comme Robert Bergman, qui donne des cours portant
à la fois sur les chants traditionnels et sur la médecine américaine à
la Demonstration School de Rough Rock, les Navajos essayent de
trouver un terrain de rencontre où l’on verrait se côtoyer dans la
pratique le traitement scientifique et le traitement symbolique des
maladies. Ils pourraient par là même trouver aussi un moyen de faire
pénétrer leur système de chants dans la conscience du monde
moderne.

1. Les Navajos évitaient – et dans certaines communautés de la tribu,


évitent encore – qu’une personne trouve la mort dans le hogan car ils
craignent par desssus-tout que l’esprit du défunt (le fantôme ou
chindi), ne vienne les tourmenter en ce lieu ; c’est aussi pourquoi le
hogan est détruit si le trépas s’y produit. (O.D.).
3
La religion navajo : ses éléments constitutifs
La religion des Navajos est une religion de la nature. Gladys
Reichard écrivait à son sujet : « La religion navajo doit être consi-
dérée comme une recherche de l’ harmonie, un effort pour établir un
rapport entre l’ homme et tous les éléments de la nature, la terre et
les eaux sous la terre, le ciel et la terre au-delà du ciel et, bien sûr,
la terre avec tout ce qu’elle contient et supporte. » (1939 : 14.) Tous
les constituants de la nature œuvrent ensemble ; les créatures
minuscules, apparemment insignifiantes, peuvent devenir aussi
importantes que les plus grandes et les plus puissantes. Les Navajos
ont bien un panthéon, mais ils ne lui ont pas assigné de hiérarchie.
Les dieux les plus élevés sont quelquefois éclipsés par des êtres sans
éclat, que l’on remarque à peine, mais qui peuvent faire ce que les
dieux sont incapables d’accomplir. Toutes les puissances de
l’invisible, à l’exception probable de Femme- Changeante, sont aussi
bien fastes que néfastes, en fonction de leur nature intrinsèque, de la
manière dont elles sont appro- chées, de leur humeur du moment et
du contexte dans lequel elles opèrent. « Par l’usage approprié des
facultés de l’ homme, une force neutre devient positive, la bonté
devient sainteté. Le mal est le résidu qu’aucune action n’a pu
réduire, et qui existait avant même toute connaissance du monde. »
(Reichard, 1945 : 208.)
La plupart des chants navajos ont pour objet de persuader les
dieux d’accorder le bien aux hommes, de les préserver du mal et
d’instaurer ou de rétablir l’harmonie naturelle. « L’ harmonie totale
est en elle-même une abstraction, qui n’est comprise que par les
chanteurs les plus perspicaces. La possibilité d’atteindre ce but n’est
cependant jamais mise en doute, même si tous ses aspects sont loin
d’ être clairement perçus. Le moyen d’y parvenir implique la bonté,
une condition plus ou moins naturelle et attendue de la plupart des
choses existantes, mais qui est susceptible, par l’ inter- vention
humaine, d’ être transformée pour produire la sainteté… La bonté
peut ne pas être suffisante pour chasser le mal, mais la sainteté l’est
toujours. » (Ibid.)
Si le rituel est accompli avec précision, la sainteté en est
inévitablement le résultat, et les dieux doivent s’incliner. Il n’y a ni
humilité dans la demande, ni repentir dans la prière ; une
connaissance exacte et des techniques maîtrisées sont les seules
choses qui comptent. Il existe de nombreux tabous, des règles
rituelles, des comportements appropriés ou impropres, mais la notion
de péché telle que nous la connaissons est absente. Le Navajo
affronte un univers dans lequel le divin n’est pas perçu comme
unilatéralement bon — une conception dont le christianisme n’a pas
fini de subir les conséquences négatives. Ses dieux sont ambivalents
: le mal, sous la forme d’une force hostile, est inextricablement mêlé
au bien. Ils se manifestent selon leur nature intrinsèque, et l’homme
doit compter sur son propre savoir et une habileté durement acquise
pour faire pencher la balance en sa faveur.
Mais il doit pour cela disposer de techniques. En consé- quence,
au moyen de danseurs masqués, de prières, de mélopées et de
peintures de sable, il décrit et personnifie les manifes- tations
symboliques de l’Essence de ces forces, puis s’identifie avec elles.
C’est de très loin le plus important moyen de guérison employé par
les Navajos. Le diagnostic, les récits mytholo- giques, la dramaturgie
des rites, les mélopées, les prières, les danses, les peintures de sable,
et même la prescription d’herbes comme remèdes ne sont que des
moyens d’aboutir à l’identifi- cation. Celle-ci entraîne finalement
l’union psychique, à travers l’homme-médecine, avec le dieu,
l’animal surnaturel ou le héros tutélaire qui apporte l’influence
bénéfique espérée.

La Voie des Chants


Lorsqu’elle subit le choc brutal de sa rencontre avec le monde
occidental, la religion navajo était probablement en train de
connaître un processus graduel de synthèse. Les divers chants
mythologiques étaient liés les uns aux autres autour d’un noyau
central constitué par le mythe des origines et la Voie de la
Bénédiction, exactement comme le sont les différentes parties d’une
écriture sacrée avant d’avoir été harmonisées et fondues en un texte
unique. Aujourd’hui, de nombreux chants sont éteints, d’autres ont
été simplifiés ou raccourcis, mais le système qu’ils représentent
demeure parfaitement cohérent.
Chaque chant est un ensemble complexe d’actions rituelles, de
mélopées, de prières et de peintures de sable plus ou moins centrées
autour d’un mythe des origines décrivant comment le héros, ou
l’héroïne, accomplit un voyage jusqu’à la terre des dieux pour
acquérir un savoir particulier et un pouvoir de guérison. Chacun des
chants est aussi une mine de symboles. L’utilisation symbolique des
noms de lieux, de la durée et de l’enchaînement des événements, des
nombres et des répétitions, des perceptions sensorielles comme la
lumière et les sons, ainsi que des formules récurrentes a été décrite
dans le détail avec une remarquable finesse (Reichard 1950). Chaque
chose, y compris celles qui sont tues ou ignorées, a une signification
et trouve sa place parmi les autres. Un homme-médecine, en tant que
tel, ne peut connaître qu’une petite partie de ce vaste ensemble
d’interconnexions.
Selon la classification de Kluckhohn et Wyman (1938), il existe
environ vingt-six chants, dont certains présentent un grand nombre
de variantes et de subdivisions (voir tableau II, pages 65 à 68).
Wyman affirme que neuf de ces chants sont probablement éteints de
nos jours, et que dix seulement continuent d’être régulièrement
exécutés. Outre ceux-ci, on trouve aussi diverses versions abrégées
de la Voie de la Bénédiction, des rites de chasse et de guerre
(aujourd’hui abandonnés), des cérémonies de prières plus brèves, et
des rites mineurs liés à des circonstances particu- lières, comme le
rite de puberté des jeunes filles.

LES PRINCIPAUX CHANTS ET LEUR EMPLOI


TRADITIONNEL

Chants Indications sur leur emploi, essentiellement


dérivé d’ événements du Mythe des Origines

GROUPE I, Utilisée pour s’assurer de bons augures, une


VOIE DE LA bonne santé ou un bienfait, pour éviter les
BÉNÉDICTION, effets néfastes des erreurs dans les rituels,
plusieurs pour dissiper les peurs nées des cauchemars,
subdivisions pour la protection des troupeaux, pour
soigner la démence, pour consacrer les objets
cérémoniels, pour guérir l’effet des éclipses
sur les femmes enceintes, ou pour installer
dans ses fonctions un chef ou un dirigeant.
De cette voie découlent le rite de puberté
féminin et les rites de bénédiction des
habitations et des semailles.

GROUPE II, VOIE DE LA SAINTETÉ :


Les chants de ce groupe sont utilisés pour guérir les effets des
offenses contre les Êtres Divins et des contacts avec les
puissances dangereuses. Ils stimulent principalement la bonté et
attirent la sainteté.

Voie de la Grêle Employée pour les personnes affectées par


(probablement l’eau, pour les pieds gelés, pour les douleurs
éteinte) musculaires, la fatigue et la claudication.

Voie de l’Eau Utilisée pour amener la pluie, pour ranimer


(probablement les noyés, pour soigner la paralysie et la
éteinte) surdité.

Voie du Employée pour soigner les infections des


Projectile, blessures dues à la foudre, aux serpents et
subdivisions Mâle aux flèches. Également utilisée pour les
et Femelle refroidissements, les fièvres, les
rhumatismes, la paralysie et les douleurs
abdominales.

Voie de la Fourmi Utilisée pour soigner les maux réputés être


Rouge provoqués par les fourmis rouges. Uriner sur
une fourmilière entraînerait l’anurie,
l’hématurie, des calculs de la vessie, des
douleurs pelviennes, des maladies
vénériennes, ou d’autres troubles rénaux et
vésicaux. Avaler une fourmi donnerait de la
fièvre, ou des douleurs stomacales ou
abdominales. Une piqûre de fourmi
provoquerait des prurits, des ulcères, des
exanthèmes, des furoncles, des boursouflures
et d’autres maladies de la peau. Cracher sur
une fourmilière causerait des maux de gorge.
Cette voie est employée pour les morsures et
les piqûres de tous les insectes venimeux et
des araignées, mais aussi pour les
rhumatismes, les articulations ankylosées et
le dos voûté.

Voie de la Grande Usages non révélés.


Étoile

Voie du Sommet Employée pour la « maladie du porc-épic »


de la Montagne, (constipation, anurie, troubles de la vésicule
plusieurs biliaire), les douleurs internes et la « maladie
subdivisions de l’ours » (troubles mentaux).

Voie de la Utilisée pour combattre toutes formes de


Perversité, perversité et de délire maniaque.
subdivisions Mâle
et Femelle

Voie de la Beauté, Employée pour les morsures de serpent, les


subdivisions Mâle rhumatismes, les maux de gorge et
et Femelle d’estomac, les troubles intestinaux, des reins
et de la vésicule, les douleurs aux pieds, aux
jambes, aux bras, dans le dos ou à la taille,
les chevilles et les genoux enflés, les prurits,
les mictions douloureuses, la gorge sèche, la
confusion mentale, la peur ou la perte de
conscience.

Voie de la Nuit, Utilisée pour certaines maladies de la tête,


de nombreuses comme la cécité, la surdité ou la démence,
subdivisions ainsi que pour le « mal du daim », qui se
traduit par une forme de rhumatisme.

Voie du Chien Usages inconnus.


(éteinte)
Voie du Grand Utilisée pour la cécité, les raideurs et les
Dieu courbatures.
(probablement
éteinte)

Voie de la Plume Employée pour les maladies de la tête, de la


(Chant de la même manière que la Voie de la Nuit.
Plume)

Voie du Coyote Utilisée contre la perversité, le délire


maniaque, la rage, les maux de gorge et les
troubles de l’estomac.

Voie du Vent En usage contre le « mal du vent » (troubles


navajo Voie du cardiaques et pulmonaires), le « mal du
Vent apache serpent » (troubles de l’estomac) et le « mal
chiricahua du cactus », caractérisé par des troubles de la
vision et des prurits sur tout le corps.

Voie de la Main- Employée contre les tremblements de la


Qui-Tremble main, la nervosité et les troubles mentaux.

LES PRINCIPAUX CHANTS ET LEUR EMPLOI


TRADITIONNEL

Chants Indications sur leur emploi, essentiellement


dérivé d’événements du Mythe des Origines

Voie de la Utilisée pour combattre le « mal de l’aigle »,


Capture de les maladies de la tête, les furoncles et les
l’Aigle Voie de ulcères, les maux de gorge, les jambes enflées,
la Perle les vomissements et les prurits.

Voie de l’Alène Employée pour les maux de tête, la calvitie, et


(éteinte) pour les personnes qui ont violé les interdits
liés à la vannerie.

Voie de la Terre Utilisée pour combattre le « mal de la terre »,


(éteinte) ainsi que les cauchemars liés à la terre.

GROUPE III, VOIE DE LA VIE : Le chant principal de ce


groupe est la Voie du Silex, qui comporte plusieurs subdivisions.
Son usage est réservé aux blessures résultant d’accidents :
claquages, entorses, foulures, fractures, bosses, tuméfactions,
coupures et brûlures.

GROUPE IV, VOIE MALFAISANTE : Toutes les cérémonies


de ce groupe sont destinées à exorciser les mauvais esprits.

Voie de la Probablement exécutée pour combattre les


Montée (Voie de fantômes propres à l’ethnie navajo.
la Main-Tendue-
vers-le-Haut)

Fourmi Rouge, Employée pour les maladies des reins et de la


Voie vessie.
Malfaisante

Grande Étoile, Utilisée pour les personnes ayant violé les


Voie tabous concernant la manipulation d’une
Malfaisante dépouille mortuaire, pour exorciser les
puissances maléfiques et pour dissiper la peur
de l’obscurité.

Projectile, Voie En usage pour la « maladie des fantômes »,


Malfaisante, pour les rêves de fantômes ou de mauvais
Mâle et Femelle, esprits, les maladies vénériennes, les frayeurs
nombreuses nocturnes.
subdivisions

Main-Qui- Usages inconnus.


Tremble, Voie
Malfaisante

Qui-A-Été- Usages inconnus.


Élevé-Sous-la-
Terre, Voie de
l’Émergence

Voie de Employée pour les infections dues aux


l’Ennemi monstres, les mariages ou les contacts avec
des étrangers (y compris les Anglo-Saxons et
les Mexicains).

Voie des Deux- Usages inconnus.


Qui-Sont-
Revenus-Pour-
le-Scalp
(éteinte)

Voie de tous les Usages inconnus.


Fantômes
(éteinte)

GROUPE V, CÉRÉMONIES DE GUERRE : Ce groupe se


compose de chants et de prières utilisés autrefois pour les raids et
la guerre, et qui ne sont plus en usage aujourd’hui.

GROUPE VI, VOIE DU GIBIER : Ce groupe est constitué de


rituels utilisés pour chasser les quatre animaux sacrés, l’Ours,
l’Aigle, le Daim et l’Antilope. N’est plus employé de nos jours.

Sources : Kluckohn et Wyman, 1938.

Oakes, Haile et Wyman, 1957.

Wyman, 1962, 1965, 1970.

La Voie de la Bénédiction est la cérémonie la plus courte (deux


nuits), la moins onéreuse et la plus populaire. Un chanteur l’a décrite
comme « la poutre maîtresse de la maison des chants ». Certaines de
ses parties sont intégrées dans la plupart des autres chants, parce
qu’elle est totalement positive. Elle est utilisée pour favoriser la
chance, obtenir la santé, un bienfait qu’on espère, pour contrecarrer
les effets négatifs des fautes commises durant l’exécution des rites,
pour dissiper les craintes résultant des cauchemars et des mauvais
présages, pour protéger les animaux domestiques et les troupeaux,
pour assurer l’équilibre mental, et dans d’autres buts plus généraux
du même genre. Plusieurs cérémonies en sont directement issues,
comme le rite pubertaire des jeunes filles et les rites de bénédiction
des habitations et des semences. Même s’il est dit que la Voie de la
Bénédiction n’est pas prescrite pour guérir les maladies, on peut
constater en voyant la liste de ses usages qu’elle corrige
effectivement les disharmonies, et la différence entre une maladie et
une rupture de l’harmonie, surtout pour les Navajos, n’est jamais
clairement définie. Le contenu de la Voie de la Bénédiction est
présenté d’une manière plus détaillée dans le chapitre vi de cet
ouvrage.
Découlant de la Voie de la Bénédiction, les autres voies sont
réparties en trois groupes principaux (selon Kluckhohn et Wyman,
1938). Le plus important est le groupe de la Voie de la Sainteté, qui
comprend les chants, ou voies, les plus connus. La plupart de ces
chants ont une structure s’étalant sur trois et cinq nuits, d’autres
durent jusqu’à neuf nuits. Il semblerait que la forme de cinq nuits
soit la base dont dérivent les autres, plus courtes ou plus longues. En
principe, chacun de ces chants doit être exécuté à quatre reprises au
cours de la vie d’un patient (pour les Navajos, le nombre quatre
symbolise la totalité et l’accomplissement). Ce n’est pas toujours le
cas, et de longues années peuvent s’écouler entre deux chants. En
théorie aussi, les quatre exécutions du chant doivent être assurées par
le même chanteur. L’objectif général des chants de la Voie de la
Sainteté est de stimuler la bonté et l’harmonie, d’invoquer les Êtres
Les symptômes pour lesquels un chant particulier est prescrit ont
un rapport plus ou moins étroit avec le mythe qu’il illustre. Ainsi la
Voie de la Grêle est-elle réputée excellente pour les douleurs
musculaires, la fatigue et la claudication car son héros, Garçon-
Pluie, a subi tous ces maux lorsqu’il dut affronter ses ennemis. La
Voie de la Nuit, de son côté, est conseillée pour soigner les maladies
de la tête — démence, cécité, surdité, etc. — parce que son héros en
fut menacé. La Voie du Projectile est employée pour guérir les
blessures provoquées par la foudre, les serpents et les flèches, qui
sont les motifs principaux de ses peintures de sable. La Voie de la
Beauté est recommandée pour le « mal du serpent », qui peut se
traduire par des rhumatismes, des maux de gorge et d’estomac, des
troubles intestinaux, des problèmes rénaux et vésicaux, ainsi que des
maladies de la peau — la plupart de ces symptômes ayant affecté
l’héroïne de ce chant lors de ses dangereuses aventures. On voit
donc que les symptômes de la maladie eux-mêmes sont utilisés pour
faciliter l’identification du patient avec le héros ou l’héroïne du
chant.
Le grand groupe suivant est celui de la Voie Malfaisante. La
plupart de ses chants ont une fonction d’exorcisme, et sont destinés à
combattre les attaques des esprits mauvais, des fantômes, des
sorciers et des étrangers au Dineh. Le noircis- sement du visage du
patient constitue l’un de leurs principaux rites. Les symptômes
majeurs liés à ces chants semblent être un soudain affaiblissement,
des étourdissements ou une perte de conscience. La Voie de la
Montée (de la Main-Tendue-Vers- le-Haut) a un rapport avec
l’émergence du Dineh des mondes inférieurs et est dirigée contre les
fantômes. La Voie Malfai- sante de la Fourmi Rouge concerne les
maladies des reins et de la vessie, qui peuvent être provoquées par
les piqûres de fourmis rouges. La Voie Malfaisante de la Grande
Étoile protège des forces de la nuit et de l’influence puissante des
astres. La Voie de l’Ennemi, quant à elle, met à l’abri des infections
de l’âme par les étrangers.
Le dernier groupe rassemble les chants de la Voie de la Vie, dont
le principal est la Voie du Silex, utilisée pour soigner les blessures
résultant d’accidents, comme les entorses, les fractures, les
tuméfactions, les coupures ou les brûlures. La Voie du Silex n’a pas
de durée précise. « Cela dépend de la condition du patient »,
expliquait un homme-médecine. « Parfois une semaine ou neuf
jours, quelquefois seulement de deux à quatre jours. » Elle utilise
essentiellement des herbes médicinales et des mélopées, dont le
thème central est la germination et la croissance des plantes cultivées
pour produire des remèdes. De nombreuses herbes différentes sont
employées.

Les mythes
Les mythes constituent la toile de fond dont s’inspirent plus ou
moins directement tous les chants. Chaque chant est associé à un
mythe particulier qui raconte son origine, ainsi que les tribulations
du héros ou de l’héroïne qui l’a reçu des dieux. À divers moments et
de diverses façons, les prières, les mélopées et les peintures de sable
de chaque chant font référence à son mythe, mais il n’y a
pratiquement jamais de correspondance exacte. Le mythe ne peut en
aucune manière être reconstruit à partir de la cérémonie. Il n’est
même pas indispensable qu’un homme-médecine sache grand-chose
sur le mythe relatif au chant qu’il dirige, bien qu’il doive connaître
ses rites dans les moindres détails. Toutefois, le fait qu’il soit
familiarisé avec le mythe sera considéré comme une garantie de la
qualité de son action.
En analysant la construction dramatique des mythes qui sous-
tendent les chants, Spencer (1957 : 86) a fait apparaître plusieurs
grands thèmes récurrents : l’acquisition d’un pouvoir surnaturel,
concernant en particulier la préservation de la santé ; le maintien de
l’harmonie au sein des relations familiales ; l’obtention finale du
statut d’adulte par le jeune héros. Ces thèmes courent comme des
leitmotive à travers les mythes, et la meilleure façon de les étudier
est d’analyser un de ceux qui ont inspiré un chant. J’ai choisi pour
cela le mythe de la Voie de la Grêle. Deux versions légèrement
différentes en ont été publiées, toutes deux livrées par Hosteen Klah,
la première à Gladys Reichard (1944 c), la seconde à Mary
Wheelwright (1946 a). Je présente ici le résumé de la version de
Reichard, qui me semble plus complète.
La Voie de la Grêle est liée à quatre autres chants, la Voie de
l’Eau, la Voie de la Plume, la Voie du Projectile et la Voie du Vent,
qui sont toutes en rapport avec la maîtrise des forces
atmosphériques. La Voie de la Grêle, aujourd’hui probablement
éteinte, fut la première cérémonie qu’apprit Hosteen Klah.

Le mythe raconte les aventures d’un héros, Garçon-Pluie, qui au


début de l’histoire est un joueur invétéré. Il dilapide en jouant les
biens de sa famille, et finit même par perdre l’insigne de
commandement de son père. Ses parents sont très fâchés et décident
de lui administrer le fouet en présence de tout le groupe. Mais la nuit
précédant son châtiment, Femme-Chauve- Souris vient le voir et le
recouvre de sa cape d’invisibilité, ce qui lui permet de s’enfuir.

Dans la plupart des mythes navajos, le héros est tout d’abord un


asocial — paresseux, insouciant, ou perdu dans ses rêves. Nul ne
s’attend à ce qu’il fasse un jour quelque chose de bien. Garçon-Pluie
est pire que les autres, mais il bénéficie néanmoins des faveurs d’une
créature féminine, Femme-Chauve-Souris, qui est associée à l’idée
d’obscurité. Elle représente également la sexualité, puisqu’elle est
supposée avoir une « aile-vagin », qui adhère aux rochers en faisant
un bruit de succion très caracté- ristique — et très embarrassant
(Reichard, 1950 : 383).

Il quitte alors la terre de sa famille ; un jour, il tombe sur une


maison splendidement aménagée, à l’intérieur de laquelle se trouve
une belle jeune femme au visage blanc et aux yeux sombres qui le
séduit d’un sourire. Il essaye de s’éloigner — probablement sans
trop de conviction — mais à chacune de ses tentatives, elle le
ramène à elle avec un éclair sinueux, des bande- roles de pluie, un
éclair arborescent et un arc-en-ciel. Après son quatrième échec, il est
obligé de rester. Ils sont surpris par le mari de la femme, Tonnerre-
d’Hiver, un des plus puissants et des plus irascibles des dieux. Il
perd immédiatement tout contrôle de lui-même et suscite un orage
de grêle qui met en pièces Garçon-Pluie.

Cette partie du mythe peut se lire à trois niveaux différents. Le


premier est une tentative évidente, directe d’invoquer les forces de la
nature. La jeune femme représente celles-ci sous une forme
relativement bénigne, et Tonnerre-d’Hiver, le redresseur de torts,
symbolise la puissance destructrice des orages hivernaux. Il est
semblable aux dieux du tonnerre du monde entier : d’un commerce
difficile, sujet à de violentes colères, et aisément enclin à infliger de
terribles punitions à tous ceux qui transgressent la loi. Un tel pouvoir
demande à être maîtrisé, c’est là le but avoué et l’un des thèmes
majeurs de tout le chant.
Le second niveau est celui des relations psychologiques, du «
roman familial » propre à la culture navajo. Le jeune héros aimerait
épouser la femme interdite (mère, sœur, bien- aimée, etc.), qui
appartient déjà à un autre. Il n’est pas assez fort pour faire aboutir sa
tentative de conquête, aussi doit-il affronter la colère du mari (père,
gardien, etc). Ce scénario mythologique s’accorde avec le système
matrimonial traditionnel des Navajos, dans lequel le jeune époux
devait aller vivre dans la famille de sa femme. Ainsi courait-il
fréquemment le risque de se trouver en conflit avec le père ou
d’autres parents de son épouse. Dans la société navajo, les femmes
possèdent ou gèrent la plupart des biens mobiliers et immobiliers,
aussi n’avait-il le choix qu’entre rester et se battre, ou prendre la
fuite et retourner chez sa mère.
Le troisième niveau d’interprétation concerne le rapport du héros
avec son monde intérieur et le développement de ses capacités
individuelles. Il est ici confronté à son anima (l’aspect féminin de sa
psyché), séduisante et attirante, mais aussi trompeuse, car il n’a pas
encore appris à maîtriser son agres- sivité et ses instincts
destructeurs. Sa colère masculine, intense et à ce stade encore
largement inconsciente, est symbolisée par Tonnerre-d’Hiver.

La nouvelle de la destruction de Garçon-Pluie est apportée par


Grande-Mouche aux autres tonnerres et aux vents, à la suite de quoi
un conseil extraordinaire des dieux est convoqué. Il en résulte
qu’avec l’aide de nombreux dieux, parmi lesquels Dieu- Qui-Parle,
Dieu-Qui-Appelle, le Peuple-Tonnerre, le Peuple- Vent, les fourmis,
les abeilles, le coléoptère, Garçon-Pollen et Begochidi, toutes les
parties du corps de Garçon-Pluie sont retrouvées et rituellement
rassemblées.

On retrouve ici le thème de la mort suivie d’une renais- sance qui


caractérise le symbolisme de toutes les initiations, qu’elles marquent
le passage de l’adolescence à l’âge adulte ou qu’elles répondent à
une vocation mystique (Eliade, 1958). Une telle épreuve requiert un
grand effort de la part du héros, et la mobilisation de toutes les
parcelles de pouvoir surnaturel qu’il peut mettre à son service.

Parce que Tonnerre-d’Hiver a introduit le mal dans l’univers, les


autres tonnerres rassemblent une troupe de guerre contre lui.
Femme-Changeante et ses fils-héros en sont informés, mais
lorsqu’elle arrive sur les lieux du conseil, elle refuse de participer à
la guerre en déclarant : « Il est certain que j’ai porté mes enfants
pour qu’ ils soumettent les monstres, pas pour qu’ ils se retrouvent
au milieu d’eux. » Ainsi ses fils ne peuvent-ils se joindre aux autres.
La guerre commence néanmoins, et il y a une série de terribles
batailles au cours desquelles de nombreux tonnerres sont tués ou
blessés. Finalement, lors du dernier affrontement, un ver et un
coléoptère utilisant « une sorte de pic à glace » percent l’armure de
Tonnerre-d’Hiver et le contraignent à battre en retraite.
Dans cet épisode, le pouvoir de décision traditionnel des femmes
est exercé par Femme-Changeante, la grande déité de la terre du
Dineh. Même pour les plus glorieux des héros, lorsque Femme-
Changeante dit non, c’est non : ils ne protestent pas.
Femme-Changeante demeure donc à l’écart du conflit, mais un
sacrifice coûteux est exigé des autres dieux pour acquérir la victoire
— extérieurement sur la puissance destructrice incon- trôlée de la
nature, intérieurement sur les instincts agressifs de la psyché. En fin
de compte, ce sont deux petites créatures apparemment insignifiantes
qui font pencher la balance en faveur des divinités coalisées.

Tout le monde souhaite la paix, mais seuls Chauve-Souris et


Dieu-Noir (le Dieu-du-Feu primordial) se risquent à faire le voyage
jusqu’au repaire de Tonnerre-d’Hiver pour parlementer avec lui.
Effrayé par Dieu-Noir, qui le menace d’utiliser ses éclairs contre lui,
Tonnerre-d’Hiver accepte leur proposition. Une grande cérémonie
de paix est ensuite organisée, ainsi qu’une cérémonie de guérison
dans laquelle Garçon-Pluie est le patient et Tonnerre-d’Hiver
l’homme-médecine, assisté par Tonnerre- Noir. Tonnerre-d’Hiver est
toujours furieux contre Garçon- Pluie et compte le tuer pendant le
déroulement du rituel. Mais Garçon-Pluie, averti, se met à chanter. À
un moment donné de la cérémonie, il remplace les mots « Nous
sommes en grande paix » par la version de Tonnerre-d’Hiver, «
Nous sommes en grand danger. » Stupéfait et honteux, celui-ci
renonce alors à son projet meurtrier et se contente de manifester sa
rage en tourbillonnant autour de son patient, le couteau d’obsidienne
à la main.

Pour que la paix règne entre les dieux, Tonnerre-d’Hiver doit


être maîtrisé. C’est tout d’abord le Dieu-du-Feu primordial qui le
contraint à s’incliner. Puis la honte, dont le rôle est important dans la
culture du Dineh, l’empêche de tuer le patient qui s’est placé
volontairement entre ses mains. Mais il est toujours bouil- lonnant
d’une colère qu’il retient à grand-peine. Il est rarement évoqué dans
les prières, ou représenté dans les peintures de sable, parce qu’il est
trop difficile à contrôler.
À l’issue de la cérémonie, Garçon-Pluie est reconstruit, mais sur
le chemin qui le ramène chez lui, il rencontre Grenouille- Écailleuse
dans son carré de maïs. Grenouille le défie en lui proposant une
course autour de la montagne. Il accepte, persuadé que les jambes de
son adversaire ne sont pas assez puissantes pour lui permettre de
gagner. Mais Grenouille le vainc par la magie, en faisant tomber sur
lui une grêle dense qui le ralentit. Grenouille remporte la victoire et
gagne les parties du corps du héros, qui se retrouve lui-même
transformé en grenouille. Les dieux doivent être de nouveau appelés
à l’aide pour le tirer de ce mauvais pas, et il leur faut fouiller tout le
logis de Grenouille pour découvrir les morceaux de son corps et lui
rendre sa forme initiale. Dans une seconde course, Garçon- Pluie est
le vainqueur : cette fois, grâce aux dieux, la magie de Grenouille
n’agit pas sur lui. Comme prix de sa victoire, il ne prend que les
pieds, les jambes et la démarche de la grenouille, qu’il offre aux
dieux. Au bout de quatre jours, ceux-ci les rendent à Grenouille, en
lui confiant la responsabilité des nuages, de la pluie et du brouillard
pour le Peuple de la Terre.

Garçon-Pluie n’a pas encore appris la totalité de sa leçon. Sa


confrontation avec Grenouille rappelle, comme souvent dans les
chants, le danger toujours présent de l’inflation psycholo- gique.
Garçon-Pluie se croit meilleur sur tous les plans que cette créature
inférieure : plus beau, plus rapide, plus vif et plus intel- ligent. Mais
Grenouille manifeste des dons inattendus, résultant de son
ingéniosité et de sa sorcellerie. Elle vainc Garçon-Pluie en dépit de
son sentiment de supériorité, et il devient ce qui était l’objet même
de son profond dédain — une grenouille. Ce scénario est
fréquemment utilisé dans les chants pour permettre l’identification
du héros à un ennemi inconsidérément méprisé. Grenouille est une
partie de Garçon-Pluie lui-même, elle doit donc être reconnue et
respectée. Notre héros s’est engagé dans une épreuve stupide malgré
toutes les mises en garde qui lui ont été adressées, mais les dieux ont
eu une fois de plus pitié de lui, et tout finit par rentrer dans l’ordre
grâce au pouvoir réparateur des chants. Grenouille devient une force
bénéfique de la nature.

Après cela, Garçon-Pluie brûle de revoir les siens. Il pleure dans


sa solitude. Spermophile tente de le consoler mais n’y parvient pas,
aussi Dieu-Qui-Parle le conduit-il chez Tonnerre- Noir, où les dieux
vont le soumettre à une épreuve pour s’assurer qu’il est prêt à
rentrer. Il ne sera autorisé à retourner chez lui que s’il accepte d’y
être responsable des nuages sombres, de la pluie, de la neige et de la
glace. Il y consent avec réticence, et les dieux le laissent partir.
Il est reçu sous les acclamations ; le passé est oublié, et tous sont
impatients d’entendre son histoire. Il enseigne ce qu’il sait de la
cérémonie de guérison à son frère, qui sera désormais en mesure
d’en faire bénéficier les humains. Mais il ne peut pas rester, parce
qu’il est maintenant en partie divin, et il décide finalement de
rejoindre les dieux. Sa sœur désire l’accompagner, à cause des
choses merveilleuses qu’il a racontées. La famille est triste de les
voir partir, mais elle comprend que ce voyage est nécessaire, et
Dieu-Qui-Parle les emmène tous les deux au ciel sur la lumière de
l’aube. Le héros retrouve les dieux avec joie et sa sœur, d’abord un
peu effarouchée, se sent bientôt à l’aise en leur compagnie. Pour le
bien des hommes, Garçon-Pluie s’occupera désormais de la pluie, et
sa sœur sera responsable des plantes.

Chacun des niveaux d’interprétation symbolique du mythe atteint


ici son dénouement. Au premier niveau, Garçon-Pluie domine
dorénavant certaines forces de la nature. Il a la charge de la pluie et
de la neige, qui donnent leur fertilité aux terres des Navajos. Il a
également reçu, lors de la cérémonie organisée par les dieux, des
pouvoirs de guérison qu’il transmet à son peuple. Au second niveau,
il est devenu adulte en défiant et en affrontant le terrible père,
Tonnerre-d’Hiver, sans même avoir besoin pour cela d’être soutenu
par la grande mère, Femme- Changeante. Il a subi une initiation
rituelle au cours de laquelle il a été démembré et tué, pour être
reconstitué ensuite par les forces positives du monde naturel et
découvrir les pouvoirs héroïques dissimulés en lui. Au troisième
niveau, enfin, sa confrontation avec Tonnerre-d’Hiver signifie qu’il
a fait face à la rage et à la haine présentes en lui, dont l’effrayante
colère de Tonnerre-d’Hiver n’était qu’une projection. Il a survécu à
cet assaut, et ainsi mené à son terme ce que Jung appelait le travail
sur l’ombre dans le développement personnel — voir et intégrer ce
que chacun a de plus sombre et de plus terrifiant au fond de soi.
Il a également rencontré son aspect inférieur, sous la forme de la
vile et méprisable Grenouille. Ce n’est qu’en devenant lui-même
grenouille pendant un certain temps qu’il a pu réaliser qui était
véritablement Grenouille, et avoir l’humilité de l’accepter comme
une partie de lui-même. Il a été alors à même d’affronter l’élément
féminin de sa nature, son anima, qui, de séductrice et trompeuse au
début du récit, est devenue à ce moment-là une partenaire utile en la
personne de sa sœur. À la fin du mythe, Garçon-Pluie et sa sœur
forment un couple d’êtres divins, dotés des pouvoirs de fertiliser et
de guérir.

Les rites
Les mythes n’ont par eux-mêmes aucune substance tant qu’ils ne
sont pas matérialisés et intégrés dans les rites d’un chant. Le chant
de cinq nuits est souvent considéré comme la forme origi- nelle des
chants, dont celui de deux nuits serait un condensé et celui de neuf
nuits un développement. Chaque chant a ses rites particuliers, avec
des variantes plus ou moins nombreuses, mais une cérémonie
typique de cinq nuits, telle que l’ont décrite Kluckhohn et Wyman
(1940), débute au crépuscule, la nuit qui commence alors étant
comptée comme la première et le jour suivant comme le premier
jour. Le premier soir, après le coucher du soleil, le hogan est
consacré : l’homme-médecine applique de la farine de maïs, parfois
aussi une ramille de chêne, sur ses quatre poutres faîtières, de
manière à prévenir les dieux qu’un chant y est en cours et à protéger
le hogan de la foudre et des tempêtes de vent.
Les quatre premières soirées sont occupées par des rites de
purification et des chœurs relativement brefs. Les bouquets-
médecine de purification sont de petites bottes d’herbes ou de
plumes, liées ensembles par des fibres de yucca ou par un fil de
laine. Le patient ayant ôté ses vêtements, les bouquets sont apposés
sur diverses parties de son corps, puis rapidement dénoués afin que
les tiges ou les pennes glissent librement. Cette opération fait
symboliquement sortir la souffrance et les influences néfastes
concentrées dans l’organisme du malade. On lui applique également
des onguents et on lui fait boire des infusions. Ensuite le rhombe
vrombit, les objets ayant servi à la purification sont évacués, le
patient est brossé et inhale une fumée provenant d’herbes jetées sur
des braises ardentes. Pendant le chœur qui suit, entre dix et vingt des
mélopées spéci- fiques du chant sont entonnées, accompagnées ou
non selon les cas par un tambourinage sur un panier renversé.
Les quatre premiers matins ont lieu un rituel d’érection, une
séance de sudation et d’absorption d’émétiques et une cérémonie
d’offrandes. Le rituel d’érection est accompli avant l’aube.
L’homme-médecine et le patient gagnent ensemble un petit
monticule de terre préparé à l’avance, situé environ deux mètres à
l’Est de l’entrée du hogan. Là ils chantent, plantent des Bâtonnets de
prière dans le sol, répandent de la farine de maïs et récitent la prière
spécifique de ce rite. Le tertre qui reçoit les Bâtonnets symbolise le
chant en cours d’exécution et invite les dieux à y participer.
Immédiatement après, une séance de sudation et d’absorption
d’émétiques est organisée pour toutes les personnes participant au
chant. Un feu est allumé dans le hogan, et quatre petites peintures de
sable, représentant généralement des serpents, sont dessinées autour
du foyer. Puis tout le monde se dévêt et pénètre sous l’abri. Le
rhombe vrombit, le patient est enduit d’une lotion, une décoction
chaude, à base d’herbes, est préparée et circule de main en main.
Chacun se la passe sur le corps et en boit un peu. Si quelqu’un est
pris de vomissements, l’homme-médecine le nettoie et le frappe
violemment dans le dos avec sa brosse. D’autres rites d’exorcisme
peuvent être également pratiqués à ce moment de la journée —
application d’un tisonnier sur certaines parties du corps du malade,
fumigation, passage sur le feu (toutes les personnes présentes
doivent enjamber le foyer). Après ces diverses purifications, tous les
participants sont prêts pour le déjeuner.
Sitôt celui-ci achevé commence la cérémonie d’offrandes, au
cours de laquelle des Bâtonnets de prière, des « cigarettes » de paille
ou des sacs de « bijoux » sont préparés et déposés à quelque distance
du hogan. Les bijoux sont de petits éclats de pierres précieuses
enveloppés dans des carrés de tissu. Ils sont offerts dans le but
d’éveiller l’intérêt et de s’assurer les services des puissances
surnaturelles.
Le quatrième et dernier matin, le patient est soumis à un bain
rituel. Il est cérémonieusement lavé par l’homme-médecine à l’aide
d’une eau saponifiée, puis séché avec de la farine de maïs. Ensuite le
pollen lui est appliqué.
Les peintures de sable spécifiques au chant sont réalisées
pendant les quatre premiers après-midi. Lorsque la peinture est
achevée, on apporte les Bâtonnets de prière et on les plante autour
d’elle. Puis le patient et le chanteur répandent de la farine de maïs
sur elle ; enfin le patient s’asseoit dessus, le chanteur prend du sable
sur les personnages et l’applique sur les parties correspondantes du
corps du malade. Les Bâtonnets de prière peuvent lui être également
appliqués. Le dernier jour, des motifs symboliques sont parfois
peints sur la poitrine et le dos du patient, qui reçoit à cette occasion
un duvet d’aigle ou une perle votive qu’il doit conserver. Quand ces
rites ont été accomplis, le malade quitte le hogan, et les assistants de
l’homme-médecine recueillent le sable de la peinture dans des
couvertures pour aller le disperser à l’extérieur.
Dans certains chants de la Voie de la Sainteté, à la fin du rituel
de la peinture de sable une bouillie de farine de maïs non
assaisonnée est apportée. Après qu’elle a été dûment bénie avec du
pollen, l’homme-médecine en fait prendre quatre bouchées au
patient, qui mange ensuite le reste lui-même. Ce rite rappelle la
nourriture qui fut autrefois celle des Navajos et symbolise la
faiblesse du patient, qui doit être aidé comme un bébé pour
s’alimenter.
La cérémonie de la cinquième et dernière nuit débute en fin de
soirée. Elle commence avec les traditionnelles Premières Mélopées
du chant, puis des séries de mélopées sont chantées pratiquement
sans interruption jusqu’à l’aube. Dans certains cas, le patient et les
participants reçoivent de temps à autre du pollen. Dans les
cérémonies plus longues de neuf nuits, la dernière est souvent
entièrement occupée par des danses, exécutées en présence d’une
nombreuse assistance.
Aux premières lueurs du jour, les Mélopées de l’Aube sont
entonnées, et le malade sort à quatre reprises du hogan pour aller
respirer l’air matinal. Le chant prend fin avec une dernière mélopée
et une ultime prière. Au cours des quatre journées suivantes, le
patient est tenu de respecter un certain nombre d’interdits liés à
l’expérience qu’il vient de vivre. Il doit demeurer chez lui, en
prenant grand soin de ne toucher aucune chose vivante, et s’abstenir
de se laver, de se peigner, de changer de vêtements, ou de travailler
de quelque façon que ce soit.

Les mélopées
Les mélopées rassemblent la plupart des symboles utilisés dans
l’imagerie des chants. Elles accompagnent l’accomplis- sement des
rites pendant le déroulement d’un chant, ou sont chantées seules en
longues séries plus ou moins étroitement liées les unes aux autres.
Pratiquement tous les chants ont leurs mélopées propres de
purification, de fumigation, d’appo- sition, etc. Chaque chant
comprend également des séries spéciales de mélopées, formant des
groupes distincts dont chacun correspond à une partie du mythe qui
l’a inspiré.
Les mélopées sont parfois accompagnées au tambour ou à la
crécelle. L’emploi de la crécelle, confectionnée avec une coloquinte
ou des peaux d’animaux séchées, est un des traits caractéristiques
des chants. Pour tambouriner, les musiciens utilisent une vannerie
renversée, évoquant les instruments employés par les Êtres Saints.
Les battements rythmés aident le patient à « venir à la vie », et
symbolisent également la manière dont le mal est brutalement
expulsé de son corps.
Lors de la dernière nuit d’une cérémonie, les mélopées sont
chantées pratiquement sans interruption jusqu’à l’aube. Il en résulte
qu’un chant organisé l’hiver, où les nuits sont longues, s’achève
nécessairement sur un plus grand nombre de mélopées qu’un chant
d’été, où les nuits sont nettement plus brèves. La première et la
dernière mélopée sont dans tous les cas les plus importantes, mais au
moins une de chaque série doit être chantée au cours de la dernière
nuit.
Plusieurs centaines de mélopées sont associées à chaque chant,
mais toutes ne sont pas systématiquement utilisées lors de chaque
rituel de guérison. Pour la Voie de la Nuit, Washington Matthews ne
dénombra pas moins de vingt-quatre séries, repré- sentant au total
trois cent vingt-quatre mélopées. Il écrivit les lignes qui suivent à
propos de l’une d’elles :

Une des mélopées que je peux citer est celle des Premiers Danseurs,
qui est chantée au début du rituel lors de la dernière nuit de la grande
cérémonie de la Voie de la Nuit… Il a fallu huit jours d’une longue
et pénible prépa- ration sous la direction du chaman [le mot par
lequel Matthews désignait l’homme-médecine] pour que les quatre
chanteurs puissent la mémoriser avec exactitude. Cinq cents
personnes, peut-être, sont rassemblées pour assister aux cérémonies
publiques de la nuit ; certaines sont venues des confins les plus
lointains de l’immense territoire des Navajos ; toutes sont bien
décidées à veiller jusqu’à l’aube. Dans la foule se trouvent au moins
une vingtaine de critiques, qui connaissent la mélopée par cœur et
sont prêts à relever la moindre faute dans son exécution. Son texte
est très long, presque uniquement constitué de termes archaïques ou
dénués de toute signification, qui n’éveillent strictement rien dans
l’esprit des chanteurs. Cependant, aucune syllabe ne doit être omise
ni déplacée. Si la plus petite erreur est commise, elle est aussitôt
dénoncée par les critiques, la cérémonie désormais dénuée de toute
efficacité s’achève, et les cinq cents spectateurs cruellement frustrés
se dispersent. Fort heureusement, les Navajos ne se montrent pas
aussi pointilleux avec toutes leurs mélopées qu’ils le sont avec celle-
ci. (1894 b : 185.)

Pour des oreilles non habituées, les mélopées navajos peuvent


sembler répétitives et monotones, en particulier lorsqu’elles sont
psalmodiées sur un ton monocorde pendant une nuit entière. Mais
leur monotonie même, en abaissant le seuil de conscience des
chanteurs et des auditeurs, fait que leurs images constamment
répétées finissent par atteindre les couches profondes de
l’inconscient. Bien que nul n’y prête la moindre attention, chacun
des participants se trouve au bout d’un moment dans un état de
conscience modifié, et aucun d’eux n’est autorisé à dormir. C’est
dans cette situation particu- lière que l’imagerie symbolique des
mélopées peut produire ses plus grands effets.
Les mélopées sont liées les unes aux autres par un scénario
mythique relativement souple, qui décrit les actes des dieux ou des
héros du chant, ou présente les décors et l’atmosphère dans lesquels
se dérouleront les événements nécessaires à la guérison du patient.
Plus encore que les autres éléments constitutifs des chants, elles
incitent le patient à s’identifier à l’action en cours. Je donne ci-
dessous quelques exemples des plus significatives, prises en majorité
dans les traductions de Matthews, pour illustrer ce point. La
première est extraite de la Voie de la Nuit. Elle raconte une courte
partie du mythe, puis présente le chant entonné par Garçon-Aube
quand il se trouve en présence des dieux dans le canyon de Chelly :
Il y avait un kethawn (bâtonnet de prière) sombre de chaque côté
de la porte, et un rideau en barrait l’entrée. Lorsqu’il pénétra dans la
maison, il marcha sur un trait de lumière du jour, sur lequel il
répandit du pollen. Les occupants de la demeure prirent conscience
de la présence d’un intrus parmi eux et relevèrent la tête. Dieu-Qui-
Parle et Dieu-Qui-Appelle, qui étaient leurs chefs, lui lancèrent un
regard courroucé, et l’un d’eux s’écria : « Quel est cet étranger qui
entre chez nous sans y avoir été invité ? Est-ce l’un des Hommes de
la Terre ? Aucun d’eux n’a osé jusqu’ ici pénétrer en ce lieu. » À
quoi Garçon-Aube répliqua : « Ce n’est pas pour rien que je suis ici.
Regardez ! Je vous ai apporté des cadeaux. J’espère trouver des
amis parmi vous. » Puis il leur montra les objets précieux qu’ il leur
destinait et entonna ce chant :

Où demeurent mes proches, là je vais mon chemin.


Je suis l’Enfant de Maïs-Blanc, là je vais mon chemin. La Maison du
Rocher-Rouge, là je vais mon chemin.
Où des kethawns sombres sont sur le seuil, là je vais mon chemin.
Avec le Pollen de l’Aube sous mes pas, là je vais mon chemin.
……………………………………………….
Dans la Maison de la Longue vie, là je vais mon chemin. Dans la
Maison du Bonheur, là je vais mon chemin.
La Beauté devant moi, avec elle je vais mon chemin. La Beauté
derrière moi, avec elle je vais mon chemin.
La Beauté en dessous de moi, avec elle je vais mon chemin. La
Beauté au-dessus de moi, avec elle je vais mon chemin. La Beauté
tout autour de moi, avec elle je vais mon chemin. Avançant vers le
grand âge, avec elle je vais mon chemin.
Je suis sur la Voie de la Beauté, avec elle je vais mon chemin.
(Matthews, 1907 : 27-28.)

Cet exemple est une bonne illustration du pouvoir des mélopées :


lorsque Garçon-Aube eut fini de chanter la sienne, les dieux
décidèrent de l’accepter parmi eux et de commencer son instruction.
L’exemple suivant, également tiré des œuvres de Matthews, est
d’un style très différent. Ce sont la première et la douzième mélopée
d’une série de Mélopées du Tonnerre, faisant partie de la Voie-du-
Sommet-de-la-Montagne. On peut y apprécier le sentiment très vif
de la nature, et les images positives qu’il inspire, caractérisant un
grand nombre des mélopées navajos.

Première mélopée du Tonnerre


Thonah! Thonah !
Il y a une voix au-dessus,
La Voix du Tonnerre.
Parmi les nuages sombres,
Encore et encore elle retentit,
Thonah! Thonah !

Thonah! Thonah !
Il y a une voix en dessous,
La Voix de la Sauterelle.
Parmi les plantes,
Encore et encore elle retentit,
Thonah! Thonah !

Douzième mélopée du tonnerre


La Voix qui embellit la Terre !
La voix au-dessus,
La Voix du Tonnerre.
Parmi les nuages sombres,
Encore et encore elle retentit,
La voix qui embellit la terre.

La Voix qui embellit la Terre !


La Voix en dessous,
La Voix de la Sauterelle.
Parmi les plantes,
Encore et encore elle retentit,
La Voix qui embellit la Terre.
(Matthews, 1887 : 459.)

Toutes les mélopées ne sont cependant pas des évocations


poétiques de la nature et de ses richesses. Certaines sont chargées
d’une grande intensité dramatique, à l’instar de celle-ci, qui est
chantée par le héros de la Voie-du-Sommet-de-la-Montagne tandis
qu’il traverse une région inconnue en s’éloignant de sa terre natale,
située au nord :

Mais au lieu de regarder vers le sud, dans la direction qu’il avait


prise, il se tourna vers le nord, contemplant le pays où vivaient les
siens. Devant lui se dressaient les magnifiques sommets de la
Dibenca, avec leurs pentes couvertes d’épaisses forêts. Des nuages
couronnaient le massif, des averses roulaient sur ses flancs, et toute
la contrée rayonnait d’une éclatante beauté. Alors il lança à la terre :
« Aqalani » (Je te salue !), le sentiment de sa solitude et la nostalgie
de son foyer l’envahirent, il se mit à pleurer et chanta ceci :

Cette eau ruisselante ! Cette eau ruisselante !


Mon esprit se promène en elle.
Cette eau si vaste ! Cette eau si vaste !
Mon esprit se promène en elle.
Cette eau sans âge ! Cette eau ruisselante !
Mon esprit se promène en elle.
(Matthews, 1887 : 393.)

La plupart des mélopées ont pour objet d’accompagner les gestes


rituels en les associant aux actions du mythe, comme on le voit dans
la mélopée de la Voie de la Nuit par laquelle le patient s’identifie à
Garçon-Aube. Elle se récite pendant qu’il manipule les objets sacrés,
comme c’est fréquemment le cas dans les rites, afin d’être investi
d’une partie de leur pouvoir :

Je le tiens dans ma main, je le tiens dans ma main,


je le tiens dans ma main, je le tiens ma main.
Maintenant avec lui je suis Garçon-Aube.
Je le tiens dans ma main.
De la Maison du Rocher-Rouge. Je le tiens dans ma main.
Avec les kethawns sombres sur le seuil.
Je le tiens dans ma main.
Avec le Pollen de l’Aube sous mes pas.
Je le tiens dans ma main.
Au yuni, le coton rayé pend avec le pollen.
Je le tiens dans ma main.
Je fais un tour avec lui. Je le tiens dans ma main.
J’en prends un autre, je marche avec lui.
Je le tiens dans ma main.
J’arrive chez moi avec lui. Je le tiens dans ma main.
Je m’assieds avec lui. Je le tiens dans ma main.
Avec la Beauté devant moi. Je le tiens dans ma main.
Avec la Beauté derrière moi. Je le tiens dans ma main.
Avec la Beauté au-dessus de moi. Je le tiens dans ma main.
Avec la Beauté en dessous de moi. Je le tiens dans ma main.
Avec la Beauté tout autour de moi.
Je le tiens dans ma main.
Maintenant avançant vers le grand âge.
Je le tiens dans ma main.
Maintenant sur la Voie de la Beauté.
Je le tiens dans ma main.
(Matthews, 1907 : 31-32.)

On peut voir, au travers d’exemples de ce genre, que les


mélopées incitent fortement le patient à participer activement à
toutes les étapes du chant, mais on a néanmoins l’impression
qu’elles ne jouent qu’un rôle secondaire dans le rituel. Elles dressent
le décor, introduisent les personnages, créent l’atmos- phère,
décrivent le drame qui se joue, mais ce sont les prières et les
peintures de sable qui sont véritablement, semble-t-il, au cœur même
du processus de guérison.

Les prières
Plusieurs types de prières sont utilisés dans les chants. Certaines
sont très informelles, comme les courtes bénédic- tions du Pollen ou
les oraisons silencieuses intervenant à divers moments des
cérémonies. Il y a aussi les formules verbales, particulières à chaque
chant, telles que celles qui sont données pour la Voie de la Grêle.
Ces formules sont constituées de mots ou de noms, rangés dans un
ordre précis, qui doivent être prononcés avant que le chanteur
retourne sa vannerie afin de l’utiliser comme un tambour pour
accompagner les mélopées de la nuit. Les termes employés sont :
Terre, Ciel, Femme- Montagne, Femme-Eau, Obscurité, Aube, Dieu-
Qui-Parle, Dieu-Qui-Appelle, Maïs-Blanc, Maïs-Jaune, Pollen,
Coléoptère (Reichard, 1944 b : 10). On trouve également des
onoma- topées, des suites de sons symboliques évoquant
généralement le cri d’une des créatures surnaturelles associées au
chant, que le chanteur émet en accomplissant les actes rituels. Dans
la Voie du Projectile, elles imitent le roulement du tonnerre, dans la
Voie du Vent le sifflement du vent, et dans la Voie de la Nuit la voix
de Dieu-Qui-Parle.
Les prières les plus importantes sont les litanies psalmo- diées
par l’homme-médecine aux moments les plus décisifs du rituel. Il
peut les chanter seul, comme des bénédictions ou pour corriger des
erreurs dans la procédure, ou bien associer le patient à leur récitation
tandis que celui-ci tient un objet sacré dans ses mains. Le malade
répète la prière vers par vers à la suite de l’homme-médecine, parfois
avec une crainte respectueuse, d’autres fois mécaniquement.
Les prières ne supportent aucune erreur. Le patient peut oublier
un mot, bafouiller ou buter sur une expression et se reprendre, mais
l’homme-médecine, quoi qu’il arrive, est tenu de poursuivre
imperturbablement sa litanie, sans perdre son assurance ni
commettre la moindre faute. Certaines prières sont si sacrées qu’elles
ne peuvent jamais être récitées partiellement, ou deux fois dans la
même journée. Elles doivent être psalmo-diées sans coupures, avec
la plus grande concentration possible. Le but qu’elles visent est la «
compulsion (contrainte) par l’exac- titude du mot » (Reichard, 1944
b : 10) : elles s’appuient sur l’idée que si l’adresse aux dieux est
parfaitement formulée, ceux-ci sont obligés de donner satisfaction au
demandeur. « Une attitude de vénération, comme nous pourrions la
nommer, est ici nettement perceptible, mais il s’agit d’une
vénération pour l’ordre et la forme requise, non d’une humiliation
volontaire devant une quelconque divinité. » (Ibid., p 14.)
Les prières se divisent sommairement en deux grandes
catégories. Soit elles sollicitent le bien, recherchent une bénédiction,
font appel à des êtres surnaturels bienveillants, soient elles ont pour
but d’exorciser le mal, de restreindre son action, de détruire celui ou
celle qui l’a envoyé. De nombreuses prières contiennent en fait ces
deux aspects à la fois, mais l’accent y est généralement mis sur l’un
ou sur l’autre.
Il y a enfin les grandes prières d’invocation et de libération, qui
décrivent des quêtes de la Connaissance sacrée et du Pouvoir,
comme celle de la Voie de la Grande Étoile « qui requiert un jour et
une nuit pour être récitée [dans le mythe] et “conduit [le patient] à
descendre sous la terre, puis à monter dans le ciel et à revenir”,
récapitulant ainsi le thème majeur du mythe de la Grande Étoile »
(McAllester, 1956 : 87). Une autre célèbre prière, récitée celle-là
dans la Voie de la Nuit, raconte comment les Jumeaux-Guerriers et
Dieu-Qui-Parle vont chercher le malade dans la terre des morts, le
délivrent et le ramènent dans le monde des hommes (voir chapitre
VIII).

Les peintutres de sables


Un autre élément constitutif important des chants, tout aussi
efficace que les prières pour amener les patients à intégrer en eux les
pouvoirs de guérison divins, est la réalisation des peintures de sable.
Les Navajos en connaissaient autrefois plus de mille, toutes
associées à leurs cérémonies de guérison. Environ la moitié d’entre
elles sont aujourd’hui préservées sous diverses formes, et la plupart
peuvent être admirées au Wheelwright Museum of the American
Indian de Santa Fe, où des reproductions de dimensions variées,
obtenues grâce à une technique spéciale, sont exposées en
permanence et réguliè- rement changées.
Bien qu’on les désigne habituellement sous le terme générique
de « peintures de sable », celui-ci n’est pas tout à fait approprié, car
elles ne sont pas obligatoirement confectionnées avec du sable.
Certaines, en particulier celles de la Voie de la Bénédiction, sont
faites avec de la farine de maïs, du charbon de bois et des pétales de
fleurs étalés sur une peau de daim. La plupart des grandes peintures
sont exécutées à même le sol du hogan de cérémonie, avec des
sables de différentes couleurs. Leurs dimensions peuvent varier de
80 cm de côté pour les plus petites à plus de 4 m pour les grandes. Il
faut généra- lement plusieurs heures de travail pour en achever une,
pendant lesquelles les assistants de l’homme-médecine suivent
scrupu- leusement ses instructions, celui-ci étant le seul responsable
de l’exactitude de la représentation.
Il n’existe aucune règle précise quant à l’élaboration des
peintures de sable, excepté dans l’esprit même du chanteur. Aucune
esquisse n’en est faite à l’avance, et les seuls instruments employés
lors de leur réalisation sont un bâton à tisser pour égaliser le sable
répandu sur le sol et une corde tendue pour tracer les lignes droites.
Peu de couleurs sont utilisées, la plupart étant obtenues à partir de
grès pulvérisé. Le noir est fait d’un mélange de sable et de charbon
de bois, le blanc de gypse ou de grès blanc, le bleu de sable blanc
mêlé à un mélange de blanc et de noir, le jaune d’ocre ou de grès
jaune, le rouge de grès rouge. Il n’y a pas de vert, qui est
généralement remplacé par du bleu. Lorsque les matériaux ont été
soigneusement pulvérisés, le peintre prend une pincée de poudre
dans sa main droite, entre son pouce et son index joints, et la laisse
couler régulièrement, en déplaçant son bras, pour dessiner la forme
souhaitée. Cette technique paraît excessivement simple, à la portée
de tous, mais cette simplicité apparente est trompeuse, car quiconque
s’y est essayé une fois sait à quel point il est difficile de laisser
tomber à chaque instant juste la quantité de sable nécessaire. Quand
elles sont terminées, les peintures sont d’une étonnante beauté, avec
une texture rappelant celle d’un velours très fin et des personnages
ou des motifs symboliques aux couleurs éclatantes, ressortant
magnifiquement sur un fond de sable uni.
Chaque peinture est censée être la reproduction de celle qui fut
donnée par les dieux au héros du chant lors d’une de ses péril- leuses
aventures. Les seules innovations autorisées concernent la
décoration des sacs-médecine et celle des robes des person- nages.
Pour tout le reste, les peintures doivent être une copie exacte de leur
modèle mythique, et de nombreux observateurs ont pu attester
qu’elles le sont dans la plupart des cas.
Pour une cérémonie de longue durée comme la Voie de la Nuit,
il peut y avoir quatre petites peintures utilisées pour les rites
d’absorption d’émétiques les quatre premiers matins, puis quatre
peintures plus grandes les jours suivants. Bien que d’une très grande
valeur artistique, ces peintures ne restent en place environ qu’une
heure, le temps que le rite soit accompli. La plus grande partie des
peintures de la Voie de la Sainteté sont réalisées l’après-midi et
détruites avant le coucher du soleil, tandis que certaines peintures
d’exorcisme, comme celles de la Voie de la Grande Étoile, sont
faites la nuit et effacées avant l’aube. (On trouvera au chapitre ix une
étude plus précise des peintures de sable, envisagées comme des
mandalas de guérison.)
Lorsqu’une peinture est terminée, le sol devient un autel sacré
sur lequel « les dieux vont et viennent ». Le patient est alors
introduit dans le hogan, où il la découvre entièrement achevée. Voici
comment se déroule habituellement un rite de peinture de sable (il en
existe de nombreuses variantes) :

Avant le Rite :
La peinture est terminée.
Des bâtons votifs sont plantés sur son pourtour.
Des bols d’infusion d’herbes sont introduits dans le hogan par les
gardiens.
Des femmes apportent de la nourriture. Les hommes prennent leur
repas.
Le héraut annonce le début de la cérémonie.
Le patient entre, portant une vannerie de cérémonie remplie de farine
de maïs.
Il répand un peu de farine, en guise d’offrande, sur chaque
personnage de la peinture.
Il ôte ses vêtements.
L’homme-médecine le conduit jusqu’à la peinture de sable. Il
s’assied sur la peinture en faisant face à l’Est.
L’homme-médecine chante une prière en s’accompagnant de sa
crécelle.
Des bouquets de plantes médicinales sont appliqués sur le corps du
patient.
L’infusion d’herbes est distribuée, certains participants en boivent.

Le rite proprement dit :


L’homme-médecine verse de l’infusion sur ses mains.
Il les presse sur le visage des personnages représentés sur la
peinture.
Il pratique l’imposition des mains sur la tête du patient. En faisant
cela, il émet des onomatopées.
Le pouvoir des dieux est transféré sur le patient.
L’homme-médecine recommence l’opération en touchant le cou,
les épaules, la poitrine du malade.

Après le Rite :
Le patient et les personnes de l’assistance qui le désirent
subissent une fumigation.
Une aile en plumes d’aigle est utilisée pour débarrasser le patient
du sable qui adhère à sa peau.
Le patient sort du hogan.
Les participants au rite peuvent appliquer du sable sur leur corps.
Le sable de la peinture est raclé et recueilli dans une couverture,
les assistants de l’homme-médecine vont l’épar- piller à l’extérieur,
au nord du hogan.
Les remèdes des Navajos
Outre les hommes-médecine et les diagnosticiens, les Navajos
recourent à une autre sorte de médecins traditionnels, que l’on
pourrait appeler herboristes, ou plus exactement guérisseurs par les
plantes. Ces praticiens n’ont aucun lien avec les chants, puisque leur
tâche consiste uniquement à recueillir des herbes et à confectionner
avec elles des remèdes pour les maux courants de l’existence. Un
grand nombre des médications qu’ils prescrivent ne sont
probablement que des palliatifs ou des placebos, mais certaines
d’entre elles paraissent être étonnement efficaces. De tels remèdes ne
sont pas issus d’expérimentations scienti- fiques rigoureuses, et ne
font pas non plus partie du système de guérison symbolique
représenté par les chants. Les principes actifs qui leur donnent leur
valeur y sont involontairement mêlés à des substances inertes, dont
les propriétés curatives sont extrêmement réduites, voire
inexistantes. Lorsqu’ils sont jugés nécessaires, ces remèdes sont la
plupart du temps utilisés simplement, sans rites particuliers. Aucune
mélopée, aucune prière n’accompagne leur absorption ou leur
application, et ils ne sont liés à aucun mythe des origines.
Les hommes-médecine emploient eux aussi des herbes
médicinales dans leurs cérémonies rituelles. La vertu thérapeu-
tique de ces plantes vient essentiellement du fait qu’elles sont
mentionnées dans les mythes, ou ont été utilisées par les dieux lors
des cérémonies originelles pour guérir les héros des chants. Elles
sont cueillies avec des précautions particulières, souvent en récitant
des prières de circonstance. Pour la Voie de la Nuit, par exemple,
une des herbes utilisées ne peut être récoltée que lorsqu’un éclair
illumine le ciel. Les remèdes qui en sont tirés sont obligatoirement
préparés par des personnes qualifiées, et ne peuvent l’être qu’à
certaines périodes précises de l’année. Essentiellement symboliques,
ils sont employés d’une manière très semblable à celle des autres
constituants des chants, pour favoriser l’identification des patients
avec les puissances surna- turelles évoquées lors des actions
rituelles. Mais parmi les quelques centaines d’ingrédients qui les
composent, il s’en trouve certainement quelques-uns qui produisent
d’authen- tiques résultats au plan physiologique.
Kluckhohn et Wyman (1940 : 48-57) ont présenté une
description générale de l’usage de ces remèdes pendant le dérou-
lement des chants. Lors de chacun d’eux, l’homme-médecine a
habituellement recours à une lotion, à des émétiques et à des
fumigateurs. Ces derniers ont essentiellement une fonction de
purification, car la fumigation intervient souvent à la fin d’un rite ou
d’une cérémonie. Deux braises ardentes extraites du foyer central
sont placées devant le patient, ainsi que devant tous les participants
au chant qui le désirent. L’homme-médecine jette un mélange
d’herbes sur les braises, et chacun inhale l’épaisse fumée bleue qui
s’en dégage, en s’en frottant en même temps les bras et les jambes.
Les émétiques sont employés pendant les séances de sudation, afin
de purifier les personnes présentes en vue des rites ultérieurs. À
plusieurs reprises au cours des cérémonies, l’homme-médecine
applique la lotion du chant au malade et à d’autres personnes, qui en
boivent également et se lavent avec. Elle est supposée soulager les
maux de tête, apaiser la fièvre et dissiper les malaises d’origine
physique. Dans les chants de la Voie de la Sainteté, la lotion utilisée
contient de la menthe, de la menthe aquatique et du pouliot.
Chaque chant nécessite aussi un remède à base d’herbes que
Kluckhohn et Wyman appellent l’« infusion spécifique ». Celle-ci,
expliquent-ils, « est exclusivement réservée à un seul cérémonial. Il
semblerait même qu’elle soit considérée comme le véritable agent
thérapeutique de la plupart des chants. » (Ibid., p. 51.) Sa
composition est un secret jalousement gardé. Elle est parfois
préparée dans un récipient en coquille d’ormeau ou en carapace de
tortue et placée sur la peinture de sable, entre les mains de l’Arc-en-
Ciel-Gardien. Lorsque le chanteur l’offre au patient, il incline
d’abord la coupe en direction des principaux personnages de la
peinture, pour rappeler que ce sont eux qui donnent ce remède au
malade. Il la fait ensuite passer au-dessus du sable dans le sens de la
course du soleil, puis la tend au patient pour qu’il la boive. Ce geste
peut être répété quatre fois.
Dans les chants de la Voie de la Sainteté, le malade reçoit une
boulette de pollen pendant les rites de peintures de sable. Elle a un
peu moins de deux centimètres de diamètre et est constituée de
pollen, d’eau, de farine de maïs et de sable consacré, auxquels
s’ajoutent des fragments d’éléments ou de matières mentionnés dans
le mythe correspondant. Ainsi un peu de sang de poisson est-il mêlé
au pollen pour les chants de la Voie du Projectile, afin de rappeler
l’aventure qui conduisit Garçon-Divin chez le Peuple-Poisson.
Avant de donner la boulette au patient, l’homme-médecine la
présente à la peinture de sable, puis au soleil. Il la fait alors avaler au
malade en la plaçant dans sa bouche et en l’accompagnant de quatre
gorgées d’eau. Elle est supposée séjourner ensuite dans son corps
comme un esprit, y apportant avec elle les bienfaits attendus des
divinités du chant.
Outre les remèdes à base d’herbes, les Navajos, comme la
plupart des autres tribus indiennes font un large usage des loges de
sudation, des bains de vapeur, des sources chaudes et des lits de terre
chaude pour traiter les blessures et les maladies muscu- laires et
osseuses. Toutes ces méthodes ont la réputation d’être d’une grande
efficacité.

Le Panthéon navajo
Dans de nombreux chants navajos, le Soleil (Tsó Hanon, le
Porteur-de-Soleil) est considéré comme la source première de la
Puissance et de la Lumière. Gladys Reichard exprime l’opinion
unanime de tous les observateurs lorsqu’elle écrit : « Les rites des
Navajos sont tous dérivés de leur culte central du Soleil. En raison
de leur conception de la Création, qui résulte pour eux de l’union de
la lumière (chaleur, ardeur) et de l’eau (semence, fluides, humidité,
brumes), le Soleil, en tant que symbole de la Lumière, de l’ardeur et
de la chaleur, est supérieur d’une certaine manière à tous les autres
dieux ou esprits. Et puisque toutes les choses vont par deux — l’une
dominatrice et l’autre subordonnée, l’une plus forte et l’autre plus
faible —, Femme-Changeante est l’élément pondérateur de leur
couple. Son pouvoir, quoique qualitativement différent, est
quantitati- vement sans doute aussi grand que celui du Soleil. »
(1945 : 211.) Femme-Changeante (Istsá Natlehi) est le grand
symbole de la Terre avec ses variations saisonnières régulières, une
puissance féminine nourricière donnant, protégeant et renouvelant la
vie. Comme une mère aimante, il semble qu’elle soit toujours bien
disposée à l’égard de l’humanité.
Ainsi le Soleil et Femme-Changeante constituent-ils l’axe central
autour duquel évoluent tous les Êtres et toutes les Puissances de
l’Univers. Ils sont la source ultime de la santé et de l’harmonie ; ils
ont le pouvoir de fortifier et de rajeunir. De leur union sont nés les
Jumeaux-Guerriers, Tueur-de-Monstres (Nayenezgáni) et Enfant-de-
l’Eau (Tobadsistsíni), qui accom- plirent un périlleux voyage jusqu’à
la demeure de leur père, obtinrent de lui le pouvoir de tuer les
monstres et de libérer les Hommes (ce mythe est étudié au chapitre
VIII). Les Jumeaux et leurs parents, le Soleil et Femme-Changeante,
forment la « sainte famille » de la théologie navajo. Femme-
Changeante et le Soleil sont par ailleurs liés, chacun de son côté, à
un être surnaturel du même sexe, moins puissant, qui complète ou
prolonge leur personnalité : la Lune (Kléhanoai) est le frère plus
terne du Soleil, tandis que Femme-Coquillage-Blanc est la sœur plus
effacée de Femme-Changeante. Femme-Coquillage- Blanc, plus
ambiguë, n’inspire pas la même confiance absolue que sa sœur.
Cette « sainte famille » est apparue tardivement dans l’his- toire
mythique du Dineh. Dans les mondes inférieurs du mythe des
origines, les personnages principaux, victimes du mal et de la
sorcellerie, étaient Premier-Homme et Première-Femme. Coyote,
Begochidi, Dieu-Noir (Dieu-du-Feu), Femme- Sel, ainsi que de
nombreux peuples d’insectes et d’animaux étaient présents depuis le
commencement, et jouèrent un rôle important dans la lente ascension
des humains vers la lumière et la conscience.
À côté des divinités majeures vénérées en toutes circons- tances,
chaque chant semble avoir son propre mini-panthéon. La Voie de la
Grêle, par exemple, met en scène le Peuple-Tonnerre, dont
Tonnerre-d’Hiver et Tonnerre-Noir sont les principaux
représentants. Dans la Voie-de-la-Grande-Étoile, on invoque le
Peuple-Étoile, guidé par son chef avisé Grande-Étoile. La Voie de la
Nuit, quant à elle, fait appel à des dieux particuliers, généralement
appelés Yeis, qui lors de la dernière cérémonie nocturne sont
incarnés par des danseurs portant des masques bleus et des rameaux
d’épicea et chantant d’une voix de tête volontairement effrayante.
Les Yeis sont dirigés par Dieu-Qui- Parle (Hastyéyalti), qui est une
sorte de Père bienveillant pour les Héros du chant, leur donnant des
conseils et des leçons et les sauvant de tous les périls auxquels ils
sont exposés. Il est souvent identifié à l’Est et au Soleil levant. Son
cri, Wu hu hu hù, est semblable à l’appel matinal des rites pueblos
(Bierhorst, 1974 : 334). Son partenaire habituel est Dieu-Qui-
Appelle, parfois nommé aussi Dieu-de-la-Maison, qui semble
symboliser la vie familiale, la paix, la fécondité, et qui est associé
avec l’Ouest et le soleil couchant. Ainsi les deux dieux font-ils partie
du symbo- lisme solaire complexe de la tribu.
Le monde du Dineh foisonne de divinités de toutes sortes.
Chaque force naturelle, chaque élément du paysage, chaque plante,
chaque animal, chaque phénomène terrestre ou météo- rologique a
son propre pouvoir surnaturel, émanant de son essence, et peut être
représenté par un personnage ou par un symbole dans les peintures
de sable.
Et puis il y a Begochidi! Radicalement différent de tous les
autres dieux, il personnifie la coïncidence des opposés, la réunion
paradoxale des contraires (Reichard, 1950 : 386-390). D’un côté, il
est le fils du Soleil, associé à la lumière et au feu, une divinité solaire
créatrice de vie « qui eut des rapports avec toutes les choses de
l’univers ». Sous cet aspect bénéfique, il est le protecteur des
animaux domestiques et du gibier : c’est lui que l’on prie pour avoir
un bon cheval. Il est représenté sous la forme d’un personnage
solaire, avec des cheveux blonds ou roux et des yeux bleus. Natani
Tso disait de lui : « Begochidi a fait toutes les choses qui vivent sur
la terre. Lorsqu’ il devient trop vieux, il rajeunit. Il y en a deux,
(deux en un), un blanc et un jaune, Begochidi et Begotsoi. Il sait
absolument tout. Il nous a donné toutes les cérémonies que nous
pratiquons. » Je n’ai malheu- reusement pas pu obtenir de lui
d’autres précisions sur la diffé- rence entre les deux visages du dieu,
devant me contenter de l’explication, peu satisfaisante en
l’occurrence, que les divinités du Dineh vont toujours par deux.
Mais d’un autre côté, Begochidi est aussi un grand joueur et un
exceptionnel semeur de troubles. Il peut prendre toutes les formes
qu’il désire : arc-en-ciel, sable, eau, vent, insectes, etc. Il se rit des
autres dieux, leur envoyant des essaims d’insectes qui les piquent
cruellement, jusqu’à ce qu’ils aient satisfait toutes ses requêtes. Il se
glisse subrepticement derrière les jeunes filles et leur pince les seins
en criant : « Bego, bego » (son nom signifie Celui-Qui-Empoigne-
les-Poitrines). Lorsqu’un jeune chasseur vise une proie, Begochidi
lui tord les testicules et lui fait manquer sa cible. Il intervient
également, de la même manière facétieuse, quand un homme et une
femme font l’amour.
Parfois, Begochidi apparaît sous la forme d’un ver ou d’un
insecte rampant dans la poussière et représentant une chose obscène.
Bien qu’accordant une place de choix aux rapports sexuels et à la
procréation, il est aussi le protecteur des bardaches (travestis) et
s’habille comme une femme. Dans le mythe de la Voie de la Mite
(Spencer, 1957 : 148-150), il vit en tant que travesti parmi le Peuple-
Papillon, passant son temps à glisser ses mains dans leur entrecuisse
en ricanant : « Bego, bego ». Ils ne peuvent pas se marier tant qu’il
s’occupe d’eux. Un jour qu’il est au loin, les frères et les sœurs ont
des rapports incestueux, dont les conséquences sont catastrophiques :
atteints de la « folie des mites », ils se précipitent tous dans le feu. Il
faut utiliser la force pour les séparer. Finalement, on trouve le moyen
de les guérir en utilisant un médicament tiré des organes génitaux
d’une portée de coyotes, de renards bleus, de blaireaux ou d’ours.
Lorsque le remède leur est donné, frères et sœurs s’assoient dos à
dos, et des papillons sortent de leur bouche pour disparaître dans le
trou à fumée du hogan.
Si l’on cherche dans d’autres traditions un équivalent de la
nature ambiguë de Begochidi, on pense aussitôt à Mercure, qui joua
un si grand rôle dans l’œuvre des anciens alchimistes. Mercure était
associé au feu, le « feu universel et étincelant de la lumière naturelle
qui porte en lui l’esprit céleste » (Jung, 1967 : 209). Mais il pouvait
aussi être lascif et féminin, et était souvent figuré « en perpétuelle
cohabitation » avec lui-même (ibid., p. 217). Dans le Rosarium
philosophorum (Le Rosaire des philo- sophes), un texte alchimique
du xvie siècle, sa nature double était montrée d’abord comme une
cohabitation, puis comme une fusion de ses aspects masculin et
féminin, représentés par le Soleil et la Lune. « Il est le diable, un
sauveur qui montre le chemin, un illusionniste insaisissable, et la
divinité telle qu’elle se reflète dans la nature maternelle. » (Ibid., p
237.)
Ainsi Mercure et Begochidi rassemblent-ils tous deux en eux le
plus bas et le plus haut, le joueur de tours sensuel et l’union
mystique avec le divin, un lien simultané avec le Soleil et avec la
Lune, une sexualité animale et le dépassement transcendant de toute
sexualité. Chacun d’eux peut aider ou blesser, selon la manière dont
il est abordé. Dans ses dernières versions des mythes navajos, le
célèbre homme-médecine et tisseur Hosteen Klah semble avoir tenté
de faire un parallèle entre Begochidi et l’image chrétienne du Fils de
Dieu. Mais l’« Empoigneur-de- Poitrines » ne peut pas plus être
uniquement le Dieu de bonté du christianisme qu’il ne peut être
seulement un ferment de discorde diabolique. Avec lui, le Dineh a
réalisé une véritable union des contraires, à propos de laquelle Jung
écrivait : « Psychologiquement, cela signifie que la totalité humaine
ne peut être décrite qu’en termes antinomiques, ce qui est toujours le
cas lorsque l’on a affaire à une idée transcendantale. » (1954 : 312.)
Begochidi est un symbole unificateur, qui combine en lui le bien
et le mal, le haut et le bas, le pur et l’impur, le masculin et le
féminin; en tant que tel il représente sans doute l’un des concepts
intuitifs les plus audacieux des formes de spiritualité des religions
tribales, en l’occurence d’Amérique du Nord — une tentative
ingénieuse d’exprimer à travers l’image d’une divinité la nature
fondamentalement paradoxale de l’être humain. C’est probablement
ce que voulait signifier Klah lorsqu’il le décrivit une fois comme un
dieu aux yeux bleus, aux cheveux blonds ou roux, portant des
vêtements de femme (Reichard, 1950 : 387).
4
La religion navajo : l’exemple d’une Voie
Comment les éléments constitutifs de la religion navajo, que
nous venons de présenter, agissent-ils ensemble pour opérer les
guérisons qui sont le but de tous les chants ? La meilleure façon de
répondre à cette question est d’étudier le déroulement, jour après
jour, des cérémonies d’un chant de neuf nuits. Pour ce faire, la
source la plus fiable et la plus complète est le compte rendu détaillé
des rites de la Voie de la Nuit rédigé par Washington Matthews
(1902). Les quatre premières journées sont essentiel- lement
consacrées à la purification et à l’évocation (premier et deuxième
stades), qui cèdent la place les quatre jours suivants à l’identification
et à la transformation (troisième et quatrième stades). Lors de la
neuvième nuit, la dernière, ont lieu, d’une part, une récapitulation de
ce qui s’est produit précédemment et d’autres part, la libération du
patient des forces symboliques mises en action pendant le chant
(cinquième stade).

Les quatre premières journées


Le premier soir, après le coucher du soleil, le hogan de
cérémonie est consacré ; le chanteur, se déplaçant dans le sens de la
course du soleil, dépose de la farine de Maïs sacrée sur les Quatre
poutres principales de la structure. Puis un rite d’exorcisme est
pratiqué. Les assistants de l’homme-médecine, appelés pour la
circonstance Intercesseurs avec les entités spiri-tuelles1 pénètrent
dans le hogan vêtus de façons qui rappellent l’aspect « physique »
des dites entités et touchent le patient avec des branches de sumac
recourbées pour former des cercles, branches qu’ils laissent se
détendre aussitôt après. Afin de renforcer l’effet produit, les
officiants simulent les cris et la manière de se mouvoir des divinités
qu’ils incarnent. Cette mise en scène symbolise la libération du
patient, sa maladie étant alors supposée être emportée au loin par le
vent. Le même rituel est ensuite répété avec des quadrilatères
démontables de baguettes de saule, un des talismans sacrés du chant.
Dans le cadre des rites de purification des quatre premières
matinées, le malade doit prendre un bain de vapeur rituel. Il est
conduit pour cela par l’homme-médecine dans une petite loge de
sudation spécialement construite à cet effet, où de l’eau est déversée
sur des pierres chauffées au rouge. Les Interces- seurs interviennent
ensuite de nouveau, en lançant un grand cri pour l’inviter à sortir.
Lorsqu’il les a rejoints, ceux-ci le massent vigoureusement avec des
baguettes de prière, en prêtant une attention particulière aux parties
malades de son corps, sans cesser de lui remplir les oreilles de leurs
hurlements stridents.
La deuxième nuit, le patient est ceint de branches d’épicéa liées
ensemble, symbolisant les empêchements et les contraintes qui
l’emprisonnent. Deux hommes personnifiant les Jumeaux- Guerriers,
Tueur-de-Monstres et Enfant-de-l’Eau, apparaissent en brandissant
des couteaux de silex. Des mélopées annoncent leur arrivée :

Sur une terre divine il marche à grands pas,


Sur une Terre divine il marche à grands pas,
Voilà Tueur-de-Monstres qui marche à grands pas,
Tout en haut sur les sommets il marche à grands pas,
Sur une terre divine il marche à grands pas.
Sur une Terre divine il marche à grands pas,
Sur une Terre divine il marche à grands pas,
Voilà Enfant-de-l’Eau qui marche à grands pas,
Plus bas sur les collines il marche à grands pas,
Sur une Terre divine il marche à grands pas.
(Ibid., p. 84.)

En poussant des cris très sonores, les deux hommes coupent les
liens qui retiennent le malade prisonnier.
La quatrième nuit, un masque est placé sur son visage. Un jeune
arbre planté au centre du hogan est courbé jusqu’à ce que sa cime
puisse être glissée comme un crochet sous le rebord inférieur du
masque. Lorsqu’on le lâche, il se redresse brusquement, arrachant le
masque et découvrant le visage du patient. À la fin du quatrième
jour, les rites de purification et d’exorcisme sont pratiquement
achevés. Pour les accomplir, l’homme-médecine a été secondé par
ses assistants transformés pour l’occasion en « imitateurs-de-dieux »,
un procédé propre à la Voie de la Nuit, qui ne se retrouve dans aucun
autre chant.
Dans le même temps, les rites d’évocation (deuxième stade) vont
aussi leur train. Les quatre premiers matins, des jeux spéciaux de
Kethawns (Bâtonnets de prière) sont confectionnés et plantés dans le
sol afin d’inviter les dieux à assister au chant. Si la procédure a été
scrupuleusement respectée, ceux-ci ne peuvent pas se dérober.
Pendant la fabrication des Bâtonnets, des mélopées de ce genre sont
chantées :

Un petit est maintenant préparé ; un petit est maintenant préparé.


Pour Dieu-Qui-Appelle, il est maintenant préparé.
Un petit message est maintenant préparé.
Vers la piste de la Pluie Mâle, maintenant il est préparé.
Comme la pluie pendra du Ciel, maintenant il est préparé.
(P. 71.)

Des roseaux, dénommés cigarettes, sont également peints et


remplis de tabac indigène. Clos avec du pollen humide, ils sont
symboliquement allumés à une extrémité par un rayon de soleil
traversant un fragment de cristal de roche. Ces objets sacrés sont
ensuite placés dans les mains du patient et une longue prière est
entonnée, attirant l’attention des dieux sur l’offrande qui leur est
faite et précisant ce qui est attendu d’eux en retour :

J’ai accompli ton sacrifice.


Je t’ai préparé de quoi fumer.
Rétablis mes pieds pour moi.
Rétablis mes jambes pour moi.
Rétablis mon corps pour moi.
Rétablis mon esprit pour moi.
Rétablis ma voix pour moi.

Aujourd’ hui retire ton sort de moi.


Aujourd’ hui ton sort est écarté de moi.
Loin de moi tu l’as emporté.
Très loin de moi tu l’as déplacé.
Aujourd’ hui je vais guérir.
Aujourd’ hui de moi il est enlevé.
(P. 73.)

Les lignes précédentes ne sont qu’un court extrait de la prière,


mais elles laissent très clairement entendre que la divinité a quelque
chose à voir avec le malheur frappant le patient, en d’autres termes
qu’elle peut, selon les circonstances, faire le mal tout comme le bien.
Après la mise en place des objets sacrés, des mélopées sont
psalmodiées dans le hogan, dont les paroles tiennent pour acquis que
les entités spirituelles ont entendu l’appel et qu’ils sont en route.
Afin de rejoindre le patient, ils doivent emprunter un pont étroit qui
franchit le canyon de Chelly :

Venant de l’autre côté du canyon de Chelly il traverse,


Sur une fine corde horizontale de bleu il traverse,
Pour son kethawn de bleu, sur la corde il traverse.

Venant de l’autre côté du canyon de Chelly il traverse,


Sur une fine corde horizontale de blanc il traverse,
Pour son kethawn de noir, sur la corde il traverse.
(P. 74.)

Durant la quatrième nuit, une veillée spéciale des dieux est


organisée. Personne ne ferme l’œil jusqu’à l’aube, et les divinités
viennent partager un repas communautaire avec les humains. Le
patient entre d’abord et bénit avec du pollen les masques sacrés des
dieux, qui ont été exposés au préalable dans le hogan de cérémonie.
Puis apparaissent les femmes, portant des jattes et des paniers de
nourriture préparée selon les vieilles recettes navajos. Un plat de
gruau sacré est apporté, un jeune homme et une jeune fille vierges en
offrent aux masques, à la suite de quoi chacune des personnes
présentes en mange une bouchée.
À la consommation rituelle du gruau succède un banquet
général, au cours duquel tous ceux qui le désirent peuvent déguster
les plats traditionnels de la cuisine navajo. Des mélopées sont
ensuite chantées jusqu’aux environs de minuit ; lorsqu’elles
s’achèvent, l’homme-médecine se lève, se dirige vers les masques et
se met à les secouer, afin de les sortir de leur sommeil, en
psalmodiant une mélopée d’éveil :

Il se meut, il se meut, il se meut, il se meut.


Au sein des terres de l’aube il se meut, il se meut.
Dans le Pollen de l’Aube il se meut, il se meut.
Avançant maintenant vers le vieil âge il se meut, il se meut.
Maintenant sur la Voie de la Beauté il se meut, il se meut.
Il se meut, il se meut, il se meut, il se meut.
(P. 110.)

Ces phrases sont prononcées à plusieurs reprises avec des


variantes. Quand il a achevé de secouer les masques, le chanteur
récite à voix basse une prière pour lui-même :

Dans la Beauté puissé-je demeurer.


Dans la Beauté puissé-je marcher.
Dans la Beauté mes parents mâles puissent-ils demeurer.
Dans la Beauté mes parents femelles puissent-ils demeurer.
Dans la Beauté puisse-t-il pleuvoir sur mes jeunes hommes.
Dans la Beauté puisse-t-il pleuvoir sur mes jeunes femmes.
Dans la Beauté puisse-t-il pleuvoir sur mes chefs.
Dans la Beauté puisse-t-il pleuvoir sur nous.
Dans la Beauté notre maïs puisse-t-il pousser.
Sur le Chemin du Pollen puisse-t-il pleuvoir.
Dans la Beauté devant nous, puisse-t-il pleuvoir.
Dans la Beauté derrière nous, puisse-t-il pleuvoir.
Dans la Beauté au-dessus de nous, puisse-t-il pleuvoir.
Dans la Beauté en dessous de nous, puisse-t-il pleuvoir.
Dans la Beauté tout autour de nous, puisse-t-il pleuvoir.
Dans la Beauté puissé-je marcher.
Des biens puissé-je acquérir.
Des pierres précieuses puissé-je acquérir.
Des chevaux puissé-je acquérir.
Des moutons puissé-je acquérir.
Du bétail puissé-je acquérir.
Me dirigeant vers le vieil âge
Sur la Voie de la Beauté
Puissé-je marcher.
(Pp. 111-112.)
Des mélopées sont ensuite psalmodiées jusqu’à l’aube. À l’issue
de cette quatrième nuit, le patient a été largement libéré de la
puissance du Mal, et un grand nombre de forces bénéfiques ont été
évoquées et concentrées, prêtes à favoriser sa guérison.
Le premier jour, lors d’un rite de peinture de sable centré autour
d’une petite peinture représentant les Quatre Montagnes Sacrées, le
processus d’identification lui-même (troisième stade) a déjà été
entamé. Tandis que le malade suivait la piste entourant les
montagnes, les chanteurs entonnaient :

En un lieu saint en compagnie d’un dieu je marche,


En un lieu saint en compagnie d’un dieu je marche,
Sur la Montagne Sacrée en compagnie d’un dieu je marche,
Sur une haute montagne en compagnie d’un dieu je marche,
Avançant vers le vieil âge en compagnie d’un dieu je marche,
Sur un Chemin de Beauté en compagnie d’un dieu je marche.
(P. 81.)

Quand le patient, conduit par l’homme-médecine, se rendait à la


loge de sudation en portant douze baguettes ornées de plumes,
l’invitation à l’identification était encore plus nette :

Avec cela je marche, avec cela je marche.


Maintenant avec Dieu-Qui-Parle je marche.
Voici ses pieds avec lesquels je marche.
Voici ses membres avec lesquels je marche.
Voici son corps avec lequel je marche.
Voici son esprit avec lequel je marche.
Voici sa voix avec laquelle je marche.
Voici ses douze plumes avec lesquelles je marche.
(P. 76.)

Le cinquième jour
Le malade prend un bain rituel et offre de nouveaux kethawns ;
ensuite a lieu la quatrième et dernière cérémonie dans la loge de
sudation, suivie de nouvelles mélopées, d’une séance de fumigation
et d’une prière dite par l’homme- médecine. L’après-midi, une
peinture de sable appelée l’Image- de-l’Endroit-Qui-Tremble est
réalisée. Le patient se dévêt, ne conservant qu’une bande-culotte (les
femmes n’enlèvent que leurs vêtements de dessus), et une plume
provenant de l’épaule d’un aigle est attachée à ses cheveux. Il se met
alors à trembler de tout son corps, comme s’il était pris de
convulsions. Secoué de spasmes, il suit les empreintes de pas,
dessinées avec de la farine de Maïs, qui le conduisent jusqu’à la
peinture de sable, sur laquelle il s’assied, les membres fléchis,
regardant en direction de l’Est. Pendant que la mélopée continue de
retentir, l’homme- médecine tend les bras et donne quelques coups
sonores sur un tambour dissimulé derrière lui. À ce signal, les
Intercesseurs qui attendaient à l’extérieur se précipitent dans le
hogan. Chacun des participants fait mine d’être très inquiet lorsque
les divinités s’approchent du malade et le touchent avec leurs
talismans, puis lui tournent le dos et disparaissent aussi rapidement
qu’elles sont apparues. Lorsque cette scène a été jouée quatre fois, la
cérémonie s’achève, le patient cesse de trembler et quitte à son tour
le hogan. Plus ses tremblements ont été violents, plus il est clair pour
tous que sa maladie était provoquée par les dieux de la Voie de la
Nuit, et qu’elle va maintenant être guérie.
La nuit suivante, la cinquième, est celle de l’initiation. Il s’agit
du rite d’initiation et de puberté des Navajos, autrefois imposé aux
jeunes gens des deux sexes de la tribu, et qui a depuis été intégré à la
Voie de la Nuit. À cette occasion, le tambour est « retourné », ce qui
signifie que ses battements vont faire partie du rituel. Après les
préparations d’usage, les « imitateurs-de- dieux » sortent du hogan
pour aller chercher les futurs initiés. Cette partie du chant n’est pas
réservée au seul patient ; tous les membres de la tribu qui désirent
être initiés aux mystères de la religion navajo peuvent en bénéficier.
Un dieu, en l’occurrence Dieu-Qui-Parle, arrive accompagné d’une
déité, et tous deux font pénétrer les candidats devant eux dans la
loge. Dieu-Qui- Parle porte deux grandes feuilles de yucca, la diéité
une peau de faon tachetée contenant du pollen. Les hommes vont
s’asseoir au nord, les femmes au Sud, les premiers se déshabillant
derrière des couvertures tandis que les divinités personnifiées
lancent de temps à autre des cris perçants.
Lorsque tout le monde est prêt, Dieu-Qui-Parle s’approche de
l’homme placé le plus au Nord. La déité émet un hululement et le
candidat se lève en rejetant ses couvertures. La déité lui applique de
la farine sur le devant des tibias, que le dieu frappe avec ses feuilles
de yucca. Elle procède ensuite de la même manière avec d’autres
parties de son corps, qui sont elles aussi frappées avec les feuilles de
Dieu-Qui-Parle. Tous les hommes subissent tour à tour ce traitement.
Les femmes, qui ne sont pas tenues de se déshabiller, restent assises
et ne sont pas frappées avec les feuilles, mais elles doivent garder la
tête courbée, pendant qu’un épi de maïs jaune est appliqué à divers
endroits de leur corps et que la déité les asperge de farine de maïs.
Quand tous les candidats ont subi l’épreuve, les divinités se
démasquent et le secret du Yeibichai est révélé. Depuis leur plus
tendre enfance, les jeunes Navajos ont appris à craindre les dieux
masqués. À la fin de l’initiation, ils peuvent constater que les
porteurs de masques ne sont pas des Êtres surnaturels, mais des
personnes qu’ils connaissent de longue date, qui se sont déguisées
pour l’accomplissement du rite. C’est la connaissance cachée à
laquelle ils ont le privilège d’accéder. Les candidats peuvent même
prendre les masques, s’en recouvrir le visage et regarder à travers les
ouvertures des yeux. Les masques sont ensuite arrosés de Pollen, et
chacun des assistants sollicite silen- cieusement des dieux ce qu’il
désire le plus.

Le sixième jour
La grande peinture de sable des Troncs Tournoyants est réalisée.
Elle représente la scène que découvrit le Héros du mythe de la Voie
de la Nuit lorsqu’il arriva au bord du Lac-Des Eaux-Tournoyantes. Il
vit une gigantesque croix formée par des troncs d’épicéas flottant à
la surface ; les dieux étaient assis à l’extrémité de ses bras,
composant avec elle un énorme swastika tournant dans le sens de la
course du Soleil (l’inverse du sens des aiguilles d’une montre). Dans
le mythe de la Voie de la Nuit, cette image est associée aux secrets
de la fertilité et de la guérison qui furent plus tard révélés au héros
par les dieux.
La peinture, d’environ trois mètres de diamètre, est confec-
tionnée à même le sol du hogan. Un bol d’eau mélangée à du
charbon de bois est placé en son centre pour symboliser le Lac sacré.
Les troncs de bois noirs en partent dans les Quatre Direc- tions en
dessinant une croix, et huit divinités, quatre dieux et quatre déités,
sont assises deux par deux sur chaque rondin. Quatre autres dieux
d’une taille plus importante, situés à l’exté- rieur du swastika,
semblent le faire tourner avec leurs baguettes. À l’Est se trouve
Dieu-Qui-Parle, reconnaissable à son masque blanc, à son plumet de
douze plumes d’aigle et à son sac en peau d’écureuil. Dieu-Qui-
Appelle lui fait face à l’Ouest, portant sa robe noire, son masque
bleu et sa baguette de charbon de bois. Au Nord et au Sud, deux
dieux bossus, revêtus d’une peau de mouflon, rappellent la première
rencontre du Rêveur (le héros de la Voie de la Nuit) avec les Êtres
Saints. Ils arborent des masques bleus, de fausses cornes de
moutons, et leurs sacs sont remplis de graines. Complétant le cercle
des dieux extérieurs sont dessinées les quatre plantes sacrées des
Navajos : le Maïs, le Haricot, la Courge et le Tabac. Un Arc-en-Ciel
Gardien entoure trois des côtés de la peinture, l’Est seul demeurant
ouvert sans symbole de protection (voir seconde page des planches
en couleurs, illustration du haut).
Lorsque la peinture de sable est achevée, le patient pénètre dans
le hogan et va s’asseoir sur le tronc situé à l’Ouest, en faisant face à
l’Est. Alors les assistants du chanteur incarnant les dieux entrent à
leur tour en hurlant et vont plonger leurs asper- soirs dans l’infusion
qui, contenue dans une calebasse, sert à asperger le malade et la
peinture. Le rite de la peinture de sable se déroule ensuite tel qu’il a
été décrit au chapitre précédent.
Durant le sixième après-midi, les dieux-mendiants — deux
Intercesseurs de l’homme-médecine avec les entitées, vêtus comme
il sied pour les évoquer — vont visiter les camps voisins, dont ils
doivent être revenus avant la tombée de la nuit. Lorsqu’ils
approchent d’un camp, ils se mettent à danser en poussant leurs
hurlements caractéristiques et en tendant une sacoche en peau de
faon destinée à recevoir les offrandes des habitants,
habituellement constituées de nourriture et de tabac. Dans la soirée,
des mélopées sont chantées, accompagnées au panier- tambour et à
la crécelle. À l’extérieur du hogan ont lieu les répétitions préparant
les grandes danses de la dernière nuit du chant ; des visiteurs et des
parents venus de toute la réserve commencent à se rassembler pour
assister à cette ultime cérémonie.

Du septième au neuvième jour


Les jours suivants, le processus d’identification du patient avec
les dieux (troisième stade) est de plus en plus marqué. Chaque jour,
une nouvelle peinture de sable est réalisée, et un rite identique à ceux
que nous connaissons déjà est observé. La peinture du septième jour
représente la danse de la dernière nuit, telle que les dieux l’ont
révélée dans la cérémonie origi- nelle du mythe, celle du huitième
jour montre les divinités de la Voie de la Nuit entourant un pied de
maïs, mais d’autres peintures évoquant divers thèmes du chant
peuvent également être utilisées.
Les « imitateurs-de-dieux » incarnent tour à tour de multiples
immortels, qui viennent tous offrir leur aide au patient en proférant
leurs cris propres. Les rites initiatiques peuvent être reproduits une
nouvelle fois, et les danseurs répètent activement leur rôle pour la
fête de la dernière nuit.
Le neuvième et dernier jour est généralement entièrement
consacré aux préparatifs de la cérémonie qui débutera au crépuscule.
Le malade et les participants au chant sont mis en condition, on
confectionne les masques et les kethawns, et la place pour la danse
est préparée.

La neuvième nuit
Les festivités publiques de la dernière nuit débutent avec l’une
des cérémonies les plus importantes du chant, la danse des Atsálei,
ou danse des Premiers Danseurs. Ceux-ci, au nombre de cinq,
représentent Dieu-Qui-Parle et quatre Oiseaux-Tonnerre mâles. Ils
portent des mocassins en peau de daim, de longues jambières bleues,
une bande-culotte ou un pagne rouge, une ceinture à clous d’argent à
laquelle est attachée une peau de renard bleu (renard argenté), un
grand nombre de magnifiques colliers, empruntés pour l’occasion, et
surtout les masques bleus des dieux Yei, garnis de plumes, le tout
ceint par un collier d’épicéa. Chacun des danseurs tient un rameau
d’épicéa dans la main gauche et une crécelle confectionnée à partir
d’une coloquinte séchée dans la main droite.
Le patient et l’homme-médecine sortent du hogan. Le malade
répand de la farine de maïs sur les danseurs, puis avec le chanteur,
face à l’Est, ils entonnent une prière d’invo- cation. Pendant ce
temps, les danseurs ne cessent de se balancer d’un côté à l’autre, un
silence total règne sur la foule quand l’homme-médecine commence
à évoquer l’Oiseau-Tonnerre mâle sombre :
À Tsegihi (Maison-Blanche),
Dans la Maison faite de l’Aube,
Dans la Maison faite de la Lumière du Crépuscule,
Dans la Maison faite du Nuage sombre,
Dans la Maison faite de la Pluie Mâle,
Dans la Maison faite de la Brume sombre,
Dans la Maison faite de la Pluie Femelle,
Dans la Maison faite de Pollen,
Dans la Maison faite de Sauterelles,
Où un rideau de brume sombre masque l’entrée,
Dont le chemin qui y mène emprunte l’Arc-En-Ciel,
Où l’ éclair en zigzag se tient au sommet,
Où la Pluie Mâle se tient au sommet…

Après avoir décrit la demeure du dieu afin de préciser son


identité, comme c’est très souvent le cas au début des prières
navajos, le chanteur sollicite ensuite sa présence à la cérémonie
finale :

Ô Dieu Mâle !
Avec tes Mocassins de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec tes Jambières de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec ta Chemise de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec ton Bandeau de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec ton Esprit enveloppé de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec le Tonnerre sombre au-dessus de toi, rejoins-nous en prenant
ton essor.
Avec le Nuage façonné à tes pieds, rejoins-nous en prenant ton
essor.
Avec la lointaine obscurité faite du Nuage sombre au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Mâle au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Brume sombre au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Femelle au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Éclair en zigzag décoché très haut au-dessus de ta tête,
rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Arc-En-Ciel suspendu très haut au-dessus de ta tête, rejoins-
nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite du Nuage sombre à l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Mâle à l’extrémité de tes
ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Brume sombre à l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Femelle à l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Éclair en zigzag décoché très haut au-dessus de l’extrémité
de tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Arc-En-Ciel suspendu très haut au-dessus de l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’obscurité proche faite de Nuage sombre, de Pluie Mâle, de
Brume sombre et de Pluie Femelle, rejoins-nous.
Avec l’obscurité sur la Terre, rejoins-nous.
(Matthews, 1902 : 143.)

À la suite de cette invocation de l’homme-médecine, et de la


participation active du patient aux Puissances Divines, vient la
description de la transformation espérée du malade en un homme
régénéré (quatrième stade) :

Par bonheur je recouvre la santé.


Par bonheur je redeviens calme à l’ intérieur.
Par bonheur mes yeux retrouvent leur pouvoir.
Par bonheur ma tête est apaisée.
Par bonheur mes membres retrouvent leur pouvoir.
Par bonheur j’entends de nouveau.
Par bonheur pour moi le sort est écarté.
Par bonheur je peux marcher.
Insensible à la douleur, ainsi puis-je marcher.
Éprouvant la lumière à l’ intérieur de moi, je marche.
Plein de joie et d’entrain, je marche.
(P. 144.)

En réponse aux prières et aux danses qui invoquent le dieu à


l’extérieur du hogan, les chanteurs demeurés à l’inté- rieur
confirment qu’il a entendu l’appel et qu’il est en train d’y répondre :

Au-dessus de ses Tonnerres,


Ses pensées sont dirigées vers toi,
Il s’ élève dans ta direction,
Maintenant de ta maison,
Il s’approche pour toi.
Il arrive pour toi.
Il atteint la porte,
Il entre pour toi.
Près de l’ âtre
Il mange le plat préparé pour lui.
« Ton corps est fort,
Ton corps est saint, maintenant », dit-il.
(P. 153.)

À l’extérieur, la fin de la Première Mélopée marque le début de


la danse qui doit se prolonger toute la nuit ; des équipes de danseurs
spécialement entraînés se relayent désormais sans interruption
jusqu’à l’Aube. Chaque équipe se compose de Dieu-Qui-Parle, du
Clown Tonenili, de Six dieux Mâles et de Six divinités Femelles.
Celles-ci sont personnifiées par des hommes de petite taille ou des
adolescents, mais leur rôle peut parfois être tenu par des femmes ou
des bardaches2. Les danseurs, dont le corps est enduit d’argile
blanche, portent des ceintures à clous d’argent d’où pendent des
peaux de renard, des jupes courtes aux couleurs criardes, de longues
jambières de laine, des jarretières et des mocassins. Ils ont aussi des
masques bleus, qui laissent leur chevelure flotter librement derrière
eux, et ils tiennent à la main des crécelles et des branches, mais ils
n’arborent plus ni les colliers d’épicéa ni les plumes d’aigle des
Premiers Danseurs.
Pendant toute la durée de leur danse, ils ne cessent de faire
entendre leur chant strident, aux notes aiguës, et se meuvent en
cadence, traînant les pieds d’une manière très particulière, en
formant de longues lignes qui se rejoignent ou se séparent, avancent
ou reviennent vers leur point de départ. Il se dégage d’eux une
saisissante impression d’étrangeté, comme s’ils venaient d’un autre
monde, et c’est exactement l’effet recherché par les gestuelles. Ils
incarnent après tout les dieux, qui sont certes venus rendre l’espoir et
la santé aux hommes, mais qui restent cependant à tout jamais
différents d’eux. Leurs mouve-ments appuyés, déformés et grossis
par la lueur vacillante des feux de camp, les désignent bien comme
des immortels, des êtres situés au-delà de la condition humaine. La
même danse est répétée toute la nuit, en règle générale quarante-huit
fois, chacune des quatre équipes se produisant à douze reprises.
Cette saynète religieuse autant que mythologique dure environ dix
heures et doit impérativement s’achever à l’Aube. Comme les
cérémonies de la Voie de la Nuit sont toujours organisées l’hiver, la
température aux petites heures du jour est glaciale, et l’assistance est
plongée de ce fait dans un état d’engourdis- sement hypnotique, ce
qui représente une condition idéale pour
« voir » les dieux.
Mais il y a le Clown ! Alors que les gestes et les déplacements
des autres danseurs sont parfaitement synchronisés, Tonenili
s’efforce vainement de les imiter, se met en travers de leur chemin,
se trouve sans cesse au mauvais endroit ou en train de faire des
mouvements inappropriés. Il démarre trop tôt, s’arrête avant que la
danse soit achevée, perd ses vêtements, tente d’attraper leurs peaux
de renard, ou essaye souvent d’organiser une collecte à laquelle
personne ne prête la moindre attention. Il apporte un soulagement
comique essentiel à la tension drama- tique de l’atmosphère. Sans le
clown, qui est aussi pitoyablement humain que les dieux sont
impitoyablement inhumains, les bienfaits divins ne pourraient pas
être dispensés.
À l’intérieur du hogan de cérémonie, l’homme-médecine, le
patient et les chanteurs poursuivent pendant ce temps leur travail de
transformation. Les mélopées de différentes séries sont chantées
dans l’ordre tout au long de la nuit. Lorsque la danse a pris fin à
l’extérieur, les Dernières Mélopées sont entonnées :

De l’ étang dans la vallée blanche,


Le jeune homme en quête,
Le dieu accepte ses sacrifices,
Grâce à cela il guérit maintenant.

Des mares dans la prairie verte,


La jeune femme en quête,
Il accepte son sacrifice,
Grâce à cela il guérit maintenant.
Grâce à cela les tiens te remercient.
(P. 153.)

La Voie de la Nuit s’achève sur ces mélopées, mais le patient


doit revenir dormir dans le hogan de cérémonie les quatre nuits
suivantes (cinquième stade : libération). Il lui est interdit de se
coucher avant le crépuscule, d’absorber certains aliments, et il doit
demeurer seul pendant toute cette période.

1. Soit différentes divinités, ou Déités, issues du mythe de Création


du Dineh. (O.D.).
2. Le terme de bardache (Nadleh chez les Navajos) est utilisé pour
désigner le « troisième genre » ; c’est une réalité physique qui
apparaît dans des histoires, des rites et des mythes issus de plusieurs
tribus indiennes. (O.D.).
5
La crainte de la possession Aperçu historique
Concernant la guérison symbolique, de récents travaux
ethnographiques [livre 1979] (Kiev, 1964 ; Middleton, 1967 ;
Turner, 1970) ont démontré que non seulement la compré- hension
et la description d’une maladie, ainsi que la méthode préconisée pour
la guérir, mais son contenu même et les formes qu’elle peut prendre
dépendent de la culture au sein de laquelle elle se manifeste. En
conséquence, afin d’appréhender le schéma culturel général de la
maladie et de la guérison propre aux Navajos, il est nécessaire
d’étudier auparavant l’ensemble des changements culturels auxquels
ils ont été soumis au cours de leur histoire connue.
De nombreuses preuves linguistiques amènent à penser que les
Navajos atteignirent l’Amérique du Nord lors de l’une des dernières
vagues de migration venues de Sibérie, en empruntant le pont de
terre des îles Aléoutiennes. La langue athapascan, que les Navajos
ont en commun avec leurs cousins Apaches de l’Est, est également
parlée, sous une forme dialectale, par plusieurs tribus de moindre
importance du nord-est du Mexique, du nord de la Californie, de la
Colombie britannique, de l’Alaska et du nord-ouest du Canada
(Driver, 1961). Driver suppose qu’une langue athaspacan unique,
compréhensible par tous ces groupes, était parlée il y a deux ou trois
mille ans dans la région subarc- tique du Mackenzie, au nord de
l’actuel territoire canadien du Yukon. Parties du Yukon, de petites
bandes émigrèrent ensuite en direction du sud, atteignant le sud-
ouest du continent au xive ou au xve siècle. Bien que les langues des
groupes issus de ces migrations soient demeurées semblables,
pratiquement toutes leurs autres caractéristiques ne tardèrent pas à
diverger. Ainsi les Hupas, un groupe de langue athapascan qui vit
sur la côte septentrionale du Pacifique, partagent-ils aujourd’hui
avec les autres ethnies de la région un amour immodéré des richesses
matérielles et du prestige social, alors que les Navajos, à l’inverse,
jugent hautement suspecte une trop grande concen- tration de biens
dans les mains d’un seul individu.
Avant leur arrivée dans le Sud-Ouest, les Navajos vivaient en
petites bandes nomades, pratiquant une religion chamanique que l’on
rencontre de nos jours encore chez les tribus de langue athapascan
des régions subarctiques. Une religion du même type, basée sur la
quête de la vision, est également pratiquée par la plupart des tribus
avec lesquelles ils entrèrent probablement en contact lors de leur
long exode en direction du Sud. Dans la religion de la quête de la
Vision, non seulement les chamans ou les hommes-médecine, mais
aussi presque tous les hommes de la tribu, recherchent
volontairement des expériences extatiques sous la forme de visions
ou de manifestations d’esprits protec- teurs (Lowie, 1954 ; Eliade,
1964). Les Apaches, qui furent moins influencés par les traditions
des Pueblos que les Navajos, ont conservé une grande partie de ces
anciens rites, et leurs hommes-médecine sont plus proches des
chamans que ceux des Navajos.
Les premiers témoignages de la présence des Navajos dans le
Sud-Ouest se trouvent dans le secteur des Quatre Coins, désigné
aussi sous le nom de district de Gobernador (Schaafsma, 1966). Les
plus anciens vestiges navajos, datant du xvie siècle, consistent en
fragments de poterie monochrome et en quelques branches
fourchues ayant servi à former l’armature tripode des hogans. Cette
phase de la culture navajo, appelée phase Dinetah, dura d’environ
1560 à 1696. Durant cette période, les Navajos s’installèrent dans les
vallées de la San Juan et de ses affluents à partir des plaines du cours
supérieur du Rio Grande (Hester, 1962). Il est intéressant de signaler
qu’aucune peinture rupestre remontant à cette époque n’a été
découverte.
En 1696, fuyant la terrible répression qui suivit leur révolte
contre les Espagnols, de nombreux Pueblos du Rio Grande vinrent
s’établir dans le Nord, où ils vécurent en étroite association avec les
Navajos pendant toute la phase Gober- nador, qui dura jusqu’en
1775. « En l’espace de quelques années, les Navajos ont adopté le
style architectural, les techniques de fabri- cation artisanales et les
accessoires religieux des Pueblos, sans compter de nombreux
éléments non matériels de leur culture, comme le système des clans,
la descendance matrilinéaire, la résidence matri- locale, les mythes
des origines et un grand nombre de cérémonies rituelles. » (Hester,
1962 : 91.) Le changement de leur mode de vie, lorsqu’il se
produisit, fut aussi rapide que définitif. L’agri- culture devint une de
leurs activités principales, et des vestiges de plantations de maïs, de
haricots, de piment, de coton, de courges, de potirons et de pastèques
datant de cette époque ont été retrouvés. Ils se mirent également à
élever des moutons, des chèvres, des chevaux et des bœufs. Leurs
premières peintures rupestres remontent aussi à cette période, et
Schaafsma n’hésite pas à écrire à leur sujet : « Il est fort probable
que le goût que développèrent alors les Navajos pour la
représentation des sujets religieux sous une forme stylisée et
pittoresque fut inspiré par les murs traditionnels, les autels, voire les
peintures de sable des Pueblos. » (1966 : 9-10.)
Des objets utilisés dans la Voie de la Nuit, la Voie de la Sorcière,
la Voie-du-Sommet-de-la-Montagne, la Voie de l’Ennemi et la Voie-
du-Corral-de-l’Antilope ont été découverts dans des ruines datant du
xviiie siècle, qui montrent que la religion navajo était déjà à ce
moment-là bien engagée sur la voie qui devait la conduire à la
foisonnante complexité du siècle suivant. Un grand nombre de
divinités peintes à cette époque sur les roches ressemblent aux
personnages des peintures de sable actuelles, et certaines d’entre
elles sont même aisément reconnaissables : Enfant-de-l’Eau, Bossu,
Bouche-Poilue, ainsi que les Jumeaux-Guerriers, dont les symboles
apparaissent sur des boucliers. Deux boucliers décorés ont été
retrouvés au confluent de la Pine et de la San Juan — le cœur du
pays navajo, où les deux rivières sacrées se croisent dans le mythe
des origines de la tribu. Ces boucliers peints, témoignant d’un reste
d’influence des Indiens des Plaines, sont les productions les plus
caractéristiques de l’art navajo de cette période, tout comme les
étoiles dessinées sur les plafonds des grottes et les représenta- tions
stylisées d’épis ou de plants de maïs. On ne trouve ensuite plus
aucune trace archéologique entre 1775, lorsque furent réalisées les
dernières peintures rupestres, et 1880, quand les premières peintures
de sable furent remarquées par des obser- vateurs d’origine
européenne.
Pendant des siècles, les Navajos ont vécu, aussi bien géogra-
phiquement que socialement, au point de confluence et de conflit de
deux couches antagonistes d’associations cultu- relles. La couche la
plus ancienne — caractérisée par l’indivi- dualisme, la quête
personnelle de la Vision et une vie nomade libre — a été
graduellement recouverte, puis enfouie sous les valeurs empruntées
aux Pueblos, où l’individu était absorbé par la communauté, la quête
de la Vision rejetée au profit d’une religion organisée, et la
sédentarité préférée au nomadisme.
À l’époque moderne, une autre influence majeure s’est imposée
aux Navajos : celle du mode de vie américain, où dominent non
seulement la sédentarité et l’idée de religion organisée, mais
également l’individualisme et le sens de la destinée personnelle. Ce
modèle a une puissance d’attraction extraordinaire, et les Navajos
s’y adaptent aussi rapidement qu’ils le peuvent. Avec leur
exceptionnelle aptitude à adopter et à assimiler — sans s’y perdre
pour autant — les caractéristiques des autres peuples, ils pourraient
bien finir par constituer d’ici peu de temps le seul groupe tribal
d’Amérique du Nord ayant une culture vivante encore intacte, et
demeurant liée à l’histoire des Indiens.

La variable culturelle
Dans son introduction à l’étude de la psychiatrie des peuples
primitifs, Kiev a mis en avant l’importance décisive de l’approche
culturelle. Ce point avait déjà été souligné dès 1938 par Hallowell,
qui partait de sa théorie selon laquelle les réponses apprises
l’emportent chez toute personne sur les schémas de comportement
innés. Ces réponses apprises, ou acquises, sont déterminées par les
idées, les croyances et les institutions traditionnelles, qui
conditionnent les expériences affectives de l’individu. Ainsi la
culture est-elle le cadre majeur de référence pour toutes les réactions
émotionnelles, dont elle dicte à la fois la force avec laquelle elles
s’expriment et la forme particulière qu’elles peuvent prendre (1964 :
24).
Dans toute étude sur les manifestations névrotiques, qu’elles
apparaissent dans des sociétés ignorant ou connaissant l’écriture, les
variables culturelles et subculturelles doivent être prises en compte.
Parmi tous les grands psychanalystes, seuls Fromm (1955), Erikson
(1950) et Horney (1937) ont accordé au contexte culturel la place
prédominante qui lui revient. Alors que le cadre familial et les
relations interpersonnelles vécues depuis la naissance donnent à la
névrose son « degré de présence » dans chaque individu, la culture
ambiante détermine sa forme et son contenu social. La famille et
chacun de ses membres sont immergés dans la culture comme des
poissons dans l’océan. Des décennies d’études anthropologiques ont
montré que la culture est au cœur de l’homme ; l’objectivité, en
conséquence, n’est qu’une pure illusion quand il s’agit de juger
d’une culture à partir du point de vue d’une autre.
Derrière la variable culturelle existent certaines facultés
psychologiques, comme l’aptitude de l’esprit humain à dissocier et à
compartimenter, qui peuvent conduire aux divers aspects de la
névrose. Si nous tenons pour évident que l’esprit humain a un besoin
vital de demeurer intègre et de maintenir des relations harmonieuses
avec ses différentes parties, nous devons aussi comprendre que ceci
ne peut être accompli que s’il est capable de supporter douleurs et
conflits. Afin d’éviter la « souffrance légitime », comme l’appelait
Jung, qui n’est autre que la difficulté à vivre dans un monde
conflictuel, la psyché a la capacité de dissocier automatiquement une
fraction d’elle- même d’une autre, et même de ne conserver aucune
conscience de ce sacrifice. Lorsque la douleur devient insupportable,
elle peut ainsi être isolée ou amputée, mais les affects s’en vont avec
elle.
Pierre Janet, dans ses études sur l’hystérie, fut le premier à parler
longuement de la dissociation. Elle est déterminante dans les
phénomènes hystériques, mais joue également un rôle dans la
névrose obsessionnelle et dans diverses autres manifes- tations
névrotiques. Freud a définitivement établi que les parties détachées
(refoulées) de la conscience ne disparaissent nullement, mais
reviennent au contraire d’une manière insis- tante, compulsive, pour
imposer à l’esprit des images, des idées et des comportements non
désirés. Jung (1960) a montré comment ces parties isolées du
conscient peuvent s’organiser elles-mêmes en petites constellations
symboliques autonomes, auxquelles il a donné le nom de «
complexes à tonalité affective ». Ces complexes peuvent être
représentés par des symboles anthropo- morphes, théomorphes ou
thériomorphes; ce sont des centres d’énergie psychique susceptibles
d’envahir passagèrement ou partiellement la conscience et de diriger
les actes et les pensées d’un individu.
Selon Jung, « L’existence des complexes jette de sérieux doutes
sur l’affirmation naïve de l’unité de la conscience, qui est assimilée
à la “psyché”, et sur la toute-puissance de la volonté. » (1960 : 96.)
Jung associait par ailleurs les complexes au symbolisme des rêves : «
La psychologie des rêves nous montre aussi clairement que nous
pourrions les désirer comment les complexes apparaissent et
prennent une forme personnifiée quand il n’y a pas de conscience
inhibitrice pour les supprimer » (page 97.) En ce sens, les complexes
sont des éclats de psyché. Jung a également défini avec précision le
problème central de la dissociation névrotique : « Une des causes les
plus répandues est le ‘conflit moral’, qui résulte en dernière analyse
de l’ impossibilité apparente, pour un individu, d’affirmer la totalité
de son être. » Si ce processus va suffisamment loin, permettant au
complexe d’acquérir assez d’énergie, alors « l’ inconscient aide le
complexe à assimiler jusqu’ à l’ego lui-même, le résultat étant une
substitution temporaire et inconsciente de personnalité connue sous
le nom d’“ identification au complexe” » (page 98). Selon son degré
de gravité, un tel état serait qualifié par la psychiatrie moderne de
névrose d’angoisse, d’hystérie de conversion, d’amnésie partielle, de
fugue, voire de dédou- blement schizophrénique de la personnalité
ou de psychose.
Les malades qui en sont frappés attribuent souvent ces troubles à
des forces extérieures à eux-mêmes, et il est vrai qu’elles viennent
de l’extérieur de l’ego conscient. Pour une personne naïve, l’esprit
est entièrement « à l’extérieur », dans une identité projetée avec les
forces naturelles et sociales environ- nantes. Ces fragments
psychiques séparés ou non désirés sont ressentis comme des
intrusions : intrusion d’un objet, intrusion d’un esprit, effets
maléfiques de la sorcellerie, ou punition infligée par un être
surnaturel pour avoir violé un tabou. C’est fréquemment une forme
de possession intrusive, ayant sa source à l’extérieur, qui détruit
l’intégrité de l’individu et provoque la maladie mentale.
Afin de voir comment le « facteur moral » entre dans la
formation de modèles névrotiques culturellement déterminés, il est
nécessaire d’examiner le centre du conflit moral à l’inté- rieur de la
culture prise dans son ensemble. Ceci fut compris dès 1853 par un
des pionniers de la recherche sur la pathologie et le traitement de
l’hystérie — un champ d’étude particuliè- rement fertile. Dans un
ouvrage intitulé On the Pathology and Treatment of Hysteria, Robert
Carter, un médecin généraliste perspicace, fit l’observation suivante :

On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une émotion qui est


fortement ressentie par un grand nombre de personnes, mais dont les
manifestations naturelles sont constamment réprimées en raison du
respect des conventions sociales, soit précisément celle dont les
effets patholo- giques sont le plus fréquemment constatés. Cette
hypothèse est amplement confirmée par les faits ; la passion sexuelle
chez les femmes est le sentiment qui correspond le plus exactement à
cette description, et dont les influences néfastes sur l’organisme sont
les plus familières et les plus répandues. Après elle, par ordre de
puissance, peuvent être mentionnées les émotions ayant un caractère
permanent, mais qui sont habituellement dissimulées parce qu’elles
sont déshonorantes ou peu flatteuses, telles la haine ou l’envie ;
après encore, d’autres traits également permanents, comme le
chagrin ou l’inquiétude, mais qui, n’étant pas socialement
discrédités, sont moins susceptibles d’être réprimés.
(Cité dans Veith, 1965 : 201.)

Ces remarques concernaient la société européenne du milieu du


xixe siècle, mais on pourrait les modifier légèrement et les appliquer
à n’importe quelle autre société, moderne ou archaïque, où le centre
des conflits moraux serait seulement déplacé.
Il y a dans toute culture, ainsi que le souligne Geertz, un génie
implicite : « Le génie d’un groupe d’ hommes est la tonalité, la
marque distinctive, la qualité de leur mode d’existence, leur style et
leurs dispositions esthétiques et morales ; c’est l’attitude sous-
jacente envers eux-mêmes et envers leur monde qui est reflétée par
leur vie. » (1973 : 127.) Mais chaque culture est distincte des autres,
chacune a une tendance spécifique et évolue vers un but qui lui est
propre. Chaque culture est une mise en œuvre diffé- rente des
relations entre l’homme et la nature. Pour citer de nouveau Geertz : «
Les rites d’ initiation élaborés, comme chez les Australiens ; la
transmission de légendes philosophiques complexes, comme chez les
Maoris; les prouesses spectaculaires des chamans, comme chez les
Esquimaux; les sanglants sacrifices humains, comme chez les
Aztèques ; les cérémonies de guérison obsessionnelles, comme chez
les Navajos ; les grands banquets communautaires,
comme chez divers peuples de Polynésie — toutes ces pratiques et
un grand nombre d’autres semblent résumer le plus puissamment
possible pour chacun des peuples qui les a adoptées la totalité de ce
qu’ il connaît de la vie. » (Page 132.)
La liste précédente, pour réduite qu’elle soit, révèle également
que, dans son aire de développement spécifique, une culture peut
parfois aller trop loin. À l’instar de nombreux individus, les cultures
semblent évoluer dans certaines directions et ne pas toujours savoir
comment s’arrêter. Des manifestations culturelles deviennent
souvent excessives, au moins sous un de leurs aspects particuliers. À
l’origine, cet aspect peut avoir été une source d’enrichissement
culturel — un accroissement des chances de survie et un facteur de
croissance. Mais en prenant de l’importance, il devient quelquefois
un fardeau pour les membres du groupe, une tradition paralysante, et
pour finir un foyer de destruction. D’un point de vue exempt de tout
parti pris, si tant est que cela puisse exister, une culture peut créer le
bon aussi bien que le mauvais.
Il y a toujours eu et il y aura toujours, dans chaque culture, des
individus qui ne parviennent pas à se plier aux exigences de l’ordre
social. Ceux-là souffrent souvent de désordres mentaux et réclament
des soins appropriés à leur état. Dans les classes moyennes de la
société européenne de la fin du xixe siècle, la sexualité était trop
fortement réprimée. Il en résulta une véritable épidémie de névrose
hystérique, pour laquelle les travaux de Charcot, de Janet et de Freud
finirent par permettre d’éla- borer une cure. Si une tendance
culturelle, quelle qu’elle soit, pousse trop loin son développement, et
qu’un grand nombre de personnes sont atteintes de maladies
psychiques à cause d’elle, cela signifie qu’un bouleversement
culturel important est en train de s’amorcer. Ce fait nous amène à
considérer la névrose comme un signal d’alarme culturel indiquant
un excès. La culture n’a pas tous les droits : elle doit tenir compte de
la psyché et ne pas dépasser certaines limites, faute de quoi elle
devient une culture malade, et si aucun remède à son mal n’est
trouvé, elle est condamnée à périr.

Les états de possessions


Quelle qualité particulière se trouve-t-elle en excès, au point
focal de la culture des Navajos, créant la peur et l’ambivalence qui
nécessitent chez eux d’aussi longues cérémonies de guérison ? Pour
tenter de répondre à cette question, il nous faut d’abord nous pencher
sur l’importante étude réalisée par les psycho- logues Kaplan et
Johnson concernant les manifestations de la maladie mentale chez
les Navajos (1964). En examinant plus de six cents cas, ils ont repéré
quatre formes distinctes de psycho- pathologie. L’une d’elles est la
schizophrénie, une affection que l’on rencontre à des degrés divers
dans pratiquement toutes les cultures. Les trois autres, dont deux
sont névrotiques et la troisième plus proche d’un trouble caractériel,
sont directement liées à notre interrogation. Il s’agit de la folie des
mites, de la maladie des fantômes et de la violence meurtrière.
La folie des mites, également appelée Iicháa, semble être la
maladie mentale la plus répandue chez les Navajos (ibid., p. 210).
Parmi ses symptômes figurent essentiellement la nervosité, avec des
moments de perte de maîtrise de son comportement, des
convulsions, des accès de fureur et de violence. L’épilepsie idiopa-
thique a quelquefois été confondue avec elle, mais il s’agissait le
plus souvent de cas indiscutables d’hystérie. Ses principaux
symptômes peuvent être résumés par l’expression « attaques et répits
». Ce désordre psychique est associé à l’inceste, et relié au mythe de
la Voie de la Mite.
Le second type de troubles, la maladie des fantômes, est supposé
être en relation étroite avec les puissances maléfiques et la
sorcellerie. Ses symptômes comprennent l’affaiblissement, des
mauvais rêves, la perception de dangers imaginaires, la confusion, la
perte d’appétit, des étouffements, des évanouis- sements, des
vertiges et une angoisse généralisée. Un obser- vateur, William
Morgan, a remarqué des périodes de peur et d’anxiété intenses,
résultant du sentiment d’impuissance du patient devant l’irruption,
dans sa conscience, de contenus inconscients sur lesquels il ne
pouvait exercer aucun contrôle ; ceux-ci se traduisaient par des
fantasmes, des cauchemars et des hallucinations. La personne
atteinte sent qu’une force mauvaise extérieure à elle-même, peut-être
un fantôme, s’acharne sur elle. Elle n’est plus maîtresse de son
comportement. Un de mes informateurs me décrivit le cas d’une
femme aux pieds enflés, souffrant de douleurs internes, qu’il ne
parvenait pas à guérir jusqu’à ce qu’elle lui eût avoué qu’elle avait
tenu la tête d’une mourante sur ses genoux un long moment après
que celle-ci eut rendu son dernier souffle, ce qui pouvait être à
l’origine de sa maladie.
Le troisième syndrome, la violence meurtrière, est lié à l’ébriété
(alcoolisme aigu ou chronique) [ibid., p. 216]. Quiconque a séjourné
assez longtemps dans la réserve navajo n’a pas pu ignorer qu’un
éthylisme grave y sévit d’une manière endémique, et pourtant ce
syndrome a été considérablement négligé. Kaplan et Johnson
soutiennent pour leur part qu’il s’agit d’une autre forme de
possession. Les individus qui en souffrent ont fréquemment de
violents accès de fureur ; des meurtres brutaux ou des suicides sont
souvent liés à ces troubles caractériels. À l’inverse des hystériques,
qui ne se sentent pas responsables de leurs actes, ces personnes sont
censées savoir qu’elles sont violentes et asociales, mais s’en moquer
complè- tement. Dans la mesure où cette maladie frappe
essentiellement les hommes, elle peut être liée, de la même manière
que chez les autres Indiens, à la perte du prestige séculaire des
activités masculines chez les Navajos. Ne pouvant plus se livrer à
leurs occupations traditionnelles, comme la chasse et la guerre, les
hommes Navajos ne jouent plus leur rôle d’antan à l’intérieur de la
tribu, leur seule sphère d’activité propre demeurant celle des
cérémonies religieuses. S’ils pouvaient à l’avenir trouver de la fierté
et un sens de l’accomplissement personnel dans leur travail, il est
probable que la violence meurtrière finirait par disparaître de la
réserve.
Toutes ces pathologies ont pour point de départ un phénomène
de dissociation, conduisant à un état de possession et à un
comportement socialement inadapté. Kaplan et Johnson concluent de
leur étude que c’est la possession, quoique définie d’une façon à la
fois plus souple et plus subtile, qui se trouve au centre de la
conception navajo de la maladie mentale (p. 206). Je pense que cette
constatation est en accord avec l’évolution historique de l’adaptation
culturelle des Navajos, qui se manifeste de plusieurs manières
importantes dans leurs rites et leurs attitudes mentales : 1) par leur
peur excessive des morts et de leurs fantômes; 2) par leur élaboration
de cérémonies longues et complexes, fixées par des règles strictes
basées sur la seule connaissance ; 3) par leur refus de la possession
psychique et leur désintérêt envers la quête de la Vision ; 4) par les
fortes réticences de la plupart de leurs hommes-médecine
traditionnels à l’égard des cultes du Peyotl.

La peur des morts et de leurs fantômes


Les Navajos redoutent particulièrement tout ce qui est
susceptible d’entraîner une possession psychique. Leur peur la plus
vive est celle des morts, non de la mort elle-même ni de l’au-delà,
mais des cadavres et des fantômes qui leur sont liés. Les cérémonies
funéraires sont réduites à l’essentiel : on se débarrasse du corps le
plus rapidement possible, tout en prenant toutes les mesures utiles
pour s’en protéger.
Kluckhohn (1962 : 141) a observé que chaque élément des rites
d’inhumation a pour but d’empêcher ou de dissuader le défunt de
revenir tourmenter ses proches. Même les animaux morts, à
l’exception de ceux qui ont été tués pour être mangés, sont
dangereux. Enterrer quelqu’un nécessite un tel luxe de précau- tions,
parfois difficiles à respecter, que les Navajos sont toujours
infiniment soulagés lorsqu’un Blanc accepte de les décharger de
cette responsabilité (p. 138). Cette peur quasi maladive est liée à la
crainte des fantômes, qui peuvent « pourchasser les vivants, leur
sauter sur le dos, tirer sur leurs vêtements ou les couvrir de
poussière ou d’ordures. Leurs agissements ne sont pas seulement
effrayants en eux-mêmes, ce sont également de mauvais présages,
annonciateurs de catastrophes. Quand un Navajo croit avoir aperçu
un fantôme, ou en a vu un en rêve, il est persuadé que lui-même ou
un de ses parents va mourir dans un avenir proche si le traitement
rituel approprié n’est pas appliqué avec succès. » (P. 139.)
Tout ceci est en parfait accord avec ce que me confia Natani Tso
: « Au début, lorsque les Navajos émergèrent des premiers mondes
dans celui-ci, les premiers décès se produisirent. Le mort
redescendait en dessous. On répandit des cendres à l’endroit où il
avait été enterré, de façon que cet endroit soit désormais tabou. La
personne devenait un être malfaisant ou un fantôme. » Quand je lui
demandai si tous ceux qui meurent deviennent des fantômes, il me
répondit par l’affirmative : « Ils deviennent effec- tivement des
fantômes. Nous le savons. Ils sont tout autour de nous, ils
poursuivent les gens. C’est la raison pour laquelle nous avons la
Voie Malfaisante, pour chasser les mauvais esprits. »
Juan Sandoval, qui connaissait la Voie-Malfaisante- Du-
Fantôme, me décrivit les rites funéraires des Navajos : « Autrefois, il
n’y avait pas de cimetière. On enterrait les morts dans des grottes ou
dans des trous creusés dans le sol. Aujourd’ hui, il y a des cercueils.
Le corps doit d’abord être nettoyé et habillé. Les deux personnes qui
s’en chargent ont accepté de s’occuper de l’ inhumation. Pendant
qu’elles préparent le cadavre, toutes les autres vont dans un autre
hogan. Les deux fossoyeurs ne portent que des mocassins et des
pagnes-culottes, et leur corps est couvert de cendres. Personne ne
chante. Il est seulement interdit de parler, de manger et de se laver
tant que le mort n’a pas été enterré. Même les enfants ne peuvent
pas sortir jusqu’ à ce que tout soit terminé. Si une femme est
enceinte, il faut éviter qu’elle voie le cadavre. Pendant l’
inhumation, les deux personnes ne doivent pas laisser de traces
autour de la fosse. Toutes celles qu’elles font devront être effacées.
Il leur faut aussi veiller à ce qu’aucune goutte de sueur, ou de sang
provenant d’une écorchure ou d’une blessure, ne coule sur la tombe.
Elles ne doivent pas non plus parler. Si elles commettent la moindre
erreur lors de l’enterrement, cette erreur se retournera ensuite
contre elles, les rendra malades, et elles auront besoin de mon
chant. »
On m’a également raconté que, dans l’ancien temps, le hogan
dans lequel une personne mourait était détruit, et que ses autres
occupants devaient aller vivre ailleurs. Cette peur des défunts
explique pourquoi les Navajos furent pratiquement la seule tribu
indienne, dans les années 1890, à ne pas adhérer à la religion de la
danse des Fantômes1 : ils ne voulaient pas se joindre à un
mouvement où l’on communiquait avec les morts et où l’on
considérait ceux-ci comme des gardiens de la tradition. Dans de
nombreuses cultures, les vivants attendent des morts ou des ancêtres
— de ceux qui ont vécu avant eux — qu’ils soient des guides et des
protecteurs spirituels, et éprouvent à leur égard une crainte mêlée de
respect. Les Navajos, quant à eux, ne connaissent que la crainte.
Pour eux, la partie bonne d’un défunt retourne se fondre dans la
nature ; seule la partie mauvaise demeure pour harceler les
survivants. Généralement malveillante, elle provoque la maladie des
fantômes et d’autres sérieuses difficultés. Mon impression est que
derrière cette volonté farouche d’éviter les morts se dissimule un
désir secret d’être possédé, d’entrer en communion avec eux et
d’avoir des visions extatiques. Mais ce souhait est violemment
réprimé par la culture de la tribu.

Les restrictions rituelles


Les chants eux-mêmes sont soumis à des règles très strictes. Les
prières et les mélopées doivent être récitées ou chantées sans la
moindre erreur, les peintures de sable reproduites le plus fidèlement
possible, avec seulement quelques variantes permises dans des
détails minimes. L’homme-médecine doit garder la tête froide, avoir
la main sûre, et faire preuve d’autant de concen- tration qu’un
chirurgien dans son travail, où la place accordée à la spontanéité et à
l’invention est quasiment inexistante. Le système des chants dans
son ensemble est remarquable pour l’intrication habile et efficace de
ses différentes parties symbo- liques. Mais il présente aussi un autre
aspect, qui constitue sans doute le revers de la médaille : l’obligation
de respecter un nombre considérable de tabous et de se soumettre à
des cérémonies interminables peut être financièrement et émotion-
nellement très éprouvant.
Le système des chants est construit autour d’un noyau central
d’agents symboliques de puissance, qui peuvent aussi bien infecter
quelqu’un que le guérir. Parmi eux (pour n’en citer que quelques-
uns) figurent la grêle, l’eau, les éclairs, le tonnerre, les étoiles, les
ours, les mites, les papillons, les serpents, l’obs- curité, les cerfs, le
maïs, les aigles, le vent, les flèches, le silex, les montagnes et bien
évidemment les fantômes. Les animaux, en particulier, ont toujours
joué un rôle important dans les voyages spirituels des chamans et les
quêtes de la vision. Ils apportent des infections et des maladies, mais
seulement lorsqu’ils sont approchés ou manipulés d’une manière
inappropriée. Un de mes informateurs me raconta qu’il avait
pratiqué la Voie du Vent pour un homme et une femme qui avaient
vu un serpent franchir leur porte alors qu’ils étaient en train de
manger. L’homme avait lancé un bâton qui avait blessé le reptile, et
la famille avait été éclaboussée de sang. Le même homme-médecine
avait organisé une Voie du Projectile pour un homme qui gardait des
moutons près de Ponderosa Springs quand la foudre avait frappé un
pin et tué cinq de ses bêtes ; le berger était malade depuis qu’il avait
inhalé les vapeurs résultant de l’explosion.
Les agents de puissance doivent être approchés d’une manière
appropriée. C’est ce qui se produit pendant l’exécution des chants.
À côté des héros du mythe, les animaux et les phénomènes de la
nature apparaissent dans les peintures de sable sous la forme du
Peuple-Vent, du Peuple-Tonnerre, du Peuple-Éclair, du Peuple-
Serpent, du Peuple-Coyote, etc. Le patient est de nouveau mis en
contact avec eux, rituellement et avec tout le respect qui leur est dû,
et parce que son approche est cette fois correcte, ils sont dès lors
contraints de le guérir.
Le refus des états de possession
On pourrait penser que les hommes-médecine navajos rivalisent
en importance sociale et en force personnelle avec les chamans des
tribus plus septentrionales, tout en réprimant en eux la prédisposition
innée de ces chamans aux transes de possession et aux
comportements extatiques. À la place de ces manifestations
spectaculaires, les Navajos utilisent les symboles.
Dans les cultures des Indiens des Plaines, des autopunitions
cruelles, des sacrifices douloureux, des vœux contraignants, des
tortures savantes visent à éveiller la pitié des Êtres surnaturels. Les
Navajos se sont dégagés de toutes ces pratiques mortifica- trices. Ils
ne cherchent pas de visions, refusent d’être possédés par un esprit,
ne formulent pas de vœux, ignorent les immola- tions et ne
sollicitent pas l’apitoiement des dieux. Quand un Indien des Plaines
est visité par des forces surnaturelles, il est contraint de se plier à
leur volonté. Chez les Sioux, par exemple, un animal peut apparaître
dans un rêve et révéler au rêveur un chant particulier, susceptible de
guérir certaines maladies. Dès lors, celui-ci n’a plus le choix de son
avenir : il doit utiliser ce
chant pour soigner ses semblables.
Un homme-médecine sioux rêva qu’un bison venait le chercher
pour le conduire jusqu’à la demeure du Peuple-Bison, où il reçut un
chant et le pouvoir de guérir (Densmore, 1943). Dans les mythes
navajos, des aventures semblables arrivent aux héros des chants,
mais pas aux hommes-médecine. Un Navajo qui entreprend de
devenir homme-médecine prend sa décision en toute liberté, sans
attendre de vision ni s’engager par un vœu, et peut à tout moment
décider de renoncer ou de suivre une autre voie. Par ailleurs, les rites
permettant l’établissement des diagnostics, qui impliquent certaines
formes de transes, sont totalement indépendants de l’exécution des
chants. Il arrive parfois que l’homme-médecine fasse son propre
diagnostic, mais cet acte n’est jamais relié au cérémonial de guérison
; les diagnosticiens de leur côté ne jouissent pas, dans la société
navajo, de la même considération que les chanteurs.
En outre, si les Navajos sont attentifs aux rêves, comme nous
l’avons déjà vu, ils ne les emploient jamais d’une manière directe,
comme le font par exemple les Yumans, qui vivent juste à l’ouest de
la réserve, le long du Colorado. Chez les Yumans, un vieil homme-
médecine qui avait visité en rêve le monde des esprits était réputé si
puissant que ni la chaleur ni le froid ne pouvaient l’affecter ; il
guérissait grâce à des chants que les êtres surnaturels lui avaient
donnés, ainsi qu’à son père avant lui (Densmore, 1965). Chez les
Navajos, les rêves ne sont que des présages, annonciateurs de
bonheur ou de malheur. Ils ne guérissent qu’exceptionnellement, et
ne confèrent ni prestige ni puissance à ceux qui les font ; seule la
connaissance a ce pouvoir. Tous les états modifiés de conscience
sont regardés avec dédain par les Navajos, et ne jouent qu’un rôle
très accessoire dans leurs cérémonies. Ils se méfient par principe de
l’utilisation des rêves, des transes, des extases et des visions.

La méfiance à l’égard de la religion du Peyolt


Dans les limites du territoire des Navajos, leur religion tradi-
tionnelle est confrontée à trois rivales : la religion chrétienne
(essentiellement représentée par les catholiques et les mormons), la
médecine moderne et la religion du Peyotl. La religion navajo et ses
concurrentes ne s’opposent pas dans tous les cas ; il leur arrive
parfois de coopérer, quoique avec la plus grande circons- pection.
Les deux premières sont totalement étrangères (non indiennes), mais
ont largement fait la preuve de leur valeur, chacune dans son
domaine respectif, aussi semblent-elles jouir d’un certain respect
parmi les hommes-médecine. À dire vrai, ce respect est parfois teinté
d’une légère amertume quand les chanteurs navajos rappellent avec
insistance que leur tradition médicale et religieuse doit avoir sa place
au côté de celle des Blancs.
Concernant le peyotl, en revanche, les hommes-médecine que
j’ai interrogés ont toujours nié qu’il y eût le moindre rapport entre
ses cultes et leurs propres cérémonies de guérison. Denet Tsosi
m’expliqua : « Je ne le comprends pas du tout [l’usage du peyotl].
Cela ne m’ intéresse pas, aussi n’ai-je jamais cherché à en savoir
plus. Il y a de nombreuses années, quand je suis arrivé dans cette
région, un groupe se réunissait à Wheatfield. Je ne l’ai appris que
plus tard, alors qu’ il n’existait déjà plus. J’ étais membre du
conseil, à cette époque. Quand je suis allé à Window Rock, le chef
de la police m’a convoqué. Il m’a dit : “On m’a informé qu’ il y
avait une réunion du Peyotl près de chez vous. Que pouvez-vous
nous dire à ce sujet ?” Je lui ai répondu que j’ ignorais de quoi il
parlait. Si j’avais été plus curieux, en ce temps-là, j’aurais pu
étudier la question, mais je ne l’ai pas fait. Et je n’en ai jamais eu
envie depuis. Le peyotl est un cactus qui est utilisé par certains
Mexicains. Il a été introduit en Oklahoma et au Texas, puis chez
d’autres groupes d’Indiens, comme les Utes et les Pueblos de Taos.
Il provoque un dédoublement de personnalité. C’est ce qu’ il fera
aussi aux Blancs, s’ ils en prennent. »
Lorsque je lui demandai dans quelle mesure la religion du Peyotl
interférait avec la pratique des chants, Denet Tsosi me répondit : «
Quand j’ai appris mes chants, les Navajos ne connais- saient rien
d’autre. Personne ne parlait du peyotl. Les chants étaient la seule
chose employée contre les maladies. Un homme de Fort Defiance,
qui est un habitué de longue date du peyotl, vient me voir chaque
fois qu’ il a besoin d’une cérémonie navajo. Un jour, il m’a dit : “Si
tu ajoutais le peyotl à ton traitement, il deviendrait encore plus
efficace.” Je lui ai répondu qu’ il faisait appel à moi pour mes
chants parce qu’ il pensait que cela lui faisait du bien, mais que je
ne voulais pas mélanger les deux. Je me méfie de ces utilisateurs du
peyotl, ils sont capables d’en glisser en cachette dans mon sac-
médecine. Je lui ai expliqué que s’ il avait encore confiance dans les
chants, il devait les faire et abandonner le peyotl, et que s’ il n’avait
plus confiance, il valait mieux pour lui qu’ il renonce aux chants et
qu’ il ne se fie plus qu’au peyotl. »
Un autre homme-médecine, Natani Tso, précisa : « Un grand
nombre d’adeptes de la Native American Church2 viennent me voir.
Ils sollicitent mes soins quand ils sont souffrants. Ils ont besoin des
chants comme tout le monde. Il n’y a strictement aucun rapport
entre les deux choses. »
Afin de mieux comprendre l’attitude hostile de mes interlo-
cuteurs à l’égard du peyotl, il est nécessaire de dire ici quelques mots
de la religion qui s’est créée autour de lui. Elle a été décrite avec
précision par Aberle (1966) et La Barre (1938)3. Le mouvement, qui
est plutôt un ensemble de cultes variant d’une région à l’autre, n’a ni
clergé ni dogme officiel. Quoique chrétienne jusqu’à un certain
point, c’est véritablement une religion pan-indienne. Elle est née au
Mexique, mais s’est répandue ensuite parmi les tribus indiennes de
l’Amérique du Nord, où elle a trouvé des dizaines de milliers
d’adeptes. Elle a récemment pris pied dans la réserve des Navajos,
où elle se présente aujourd’hui de fait en concurrente de la religion
tradi- tionnelle de la tribu. Son principal sacrement étant la consom-
mation du peyotl, une petite cactacée du nord du Mexique et du sud-
ouest des États-Unis contenant une substance halluci- nogène, la
mescaline, elle a rencontré une vive opposition de la part des Indiens
traditionalistes, ainsi que de nombreux Blancs. On m’a cependant
raconté que, dans certaines parties de la réserve, les hommes-
médecine ont une attitude plus amicale, ou du moins plus tolérante, à
l’égard du peyotl.
Le culte du Peyotl a de nombreux points communs avec la
religion traditionnelle des Dinéhé. Chaque assemblée est tenue à la
demande d’une personne, avec un objectif précis — généra- lement
pour obtenir une guérison, mais parfois aussi pour rendre grâce aux
dieux ou pour solliciter une faveur particulière. Cette personne est
l’équivalent du patient dans les chants navajos, pour le bénéfice
duquel tous les rites sont organisés. À l’instar des cérémonies
navajos, les assemblées du culte du Peyotl ont lieu dans un hogan et
durent une nuit entière, scandée par de nombreuses mélopées
traditionnelles et par le rythme rituel du tambour à eau. Les
participants se déplacent dans le sens des aiguilles d’une montre.
Chaque assemblée est dirigée par un homme, appelé le Guide, qui
est responsable de son dérou- lement du début jusqu’à la fin. Le
rituel est fortement imprégné du symbolisme lié à la Voie du Peyotl :
on y trouve un autel décoré du symbole suprême, le Chef-Peyotl ; un
oiseau incan- descent représenté à l’aide des braises du charbon; des
nourri- tures symboliques, essentiellement du maïs, des fruits et de la
viande ; ainsi que de puissantes cérémonies spéciales nommées
Imploration de l’Eau de Minuit et du Matin. Il y a également la Voie
de Vie appelée Chemin du Peyotl, symbolisant l’har- monie et
l’amour fraternel, qui peut être comparée au Chemin du Pollen de la
tradition navajo (Laney, 1972).
Malgré ces ressemblances, il existe une différence fonda-
mentale entre le culte du Peyotl et l’authentique religion navajo :
dans le premier, l’émotion religieuse est directement ressentie et
s’exprime avec une totale spontanéité, tandis que dans la seconde
elle est médiatisée par les symboles, la connaissance et le rituel. J’ai
pour ma part été favorablement impressionné par la valeur
thérapeutique du culte du Peyotl, qui offre un exutoire aux émotions
fortement réprimées des Navajos, en particulier des hommes, dans
une atmosphère chaleureuse, fraternelle et empreinte de piété. C’est
là une fonction que leur religion tradi- tionnelle n’était peut-être pas
totalement préparée à remplir.

Conclusion
Toutes les considérations avancées dans ce chapitre montrent
que la peur de la possession a joué un rôle déterminant dans
l’élaboration de la religion et des autres aspects de la culture des
Navajos. Leur attitude traditionnelle à l’égard des rêves visionnaires
et de l’expérience mystique directe n’est pas ouver- tement hostile,
mais gentiment décourageante. La crainte de la possession est à la
base de leur peur excessive des fantômes et des morts, des nombreux
interdits entourant leurs rites funéraires, des maladies
psychonévrotiques à forme de possession propres à la tribu, décrites
par Kaplan et Johnson, ainsi que du jugement ambivalent porté par
leurs hommes-médecine sur l’usage du peyotl.
L’autre aspect important de la culture navajo — l’envers de la
crainte de la possession — est la foi en la raison et en la
connaissance pour élaborer une éthique réglant la conduite des
individus ainsi qu’un système complexe de guérison des maladies.
Étudiant le code moral des Navajos, Ladd (1957) a qualifié ceux-ci
de rationnels, prudents et pragmatiques. Lorsqu’ils sont confrontés à
un problème, ils sont persuadés qu’en en discutant longuement, en
l’examinant sous tous ses aspects, ils finiront nécessairement par lui
trouver une solution raisonnable. En elle-même, la référence à
l’autorité ou à la tradition n’est pas suffisante. La solution proposée
doit être prudente, sans danger pour le bien-être de l’individu et du
groupe, et avant tout pratique. Les Navajos ne croient qu’en ce qui
fonctionne. Leurs discussions ont essentiellement trait à ce qui a déjà
fonctionné dans le passé et à ce qui fonctionnera peut-être dans le
futur.
Ce mode de pensée est étroitement lié à leur conception d’un
ordre universel. Pour eux, le monde est rempli de forces naturelles
qui agissent en obéissant à des lois précises édictées par des Êtres
surnaturels. Par une connaissance aussi exacte que possible de ces
règles, tout leur système de guérison cherche à contrôler les forces
qui sont à l’origine de la rupture de l’har- monie, et de la maladie.
Ainsi ce système est-il fondamenta- lement rationnel, bien que
déduit de prémisses très différentes de celles qui sont à la base de la
médecine scientifique.
Il est important pour les Navajos que la maîtrise et la clarté de la
conscience s’opposent au désir inconscient de chacun de
« se laisser aller » et d’être emporté hors de lui-même. Leur amour
de l’empire sur soi est tel qu’il ne leur a jamais permis de sacrifier
ces valeurs au profit des visions extatiques. Il n’y a pas non plus de
place dans leur vision du monde pour le péché tel que nous le
concevons. Reichard explique à ce sujet : « Le code dit à un Navajo
ce qu’ il devrait ou ne devrait pas faire, quelle punition il encourt —
non pour avoir transgressé la loi, mais pour corriger son erreur…
La notion navajo la plus proche du concept de péché est “ être
déréglé, manquer de contrôle” : une définition qui implique une
rationalisation, non l’apaisement d’une mauvaise conscience, la
reconnaissance d’une erreur, non un sentiment de culpabilité. »
(1950 : 125.) Les lois qui gouvernent l’univers, y compris les
cérémonies de guérison, ont été formulées au commencement, quand
les premiers êtres vivants émergèrent du monde souterrain. Elles
n’ont cessé de régir la vie depuis ce temps.

1. Les Navajos ne furent pas vraiment concernés par cette danse qui
se produisit à des milliers de kilomètres au nord. En 1890, la danse
des Fantômes (ou des Esprits) Ghost Dance, est arrivée chez les
Sioux lakotas, dans les Plaines du Nord, par le biais de Wovoka, un
Paiute considéré comme prophète par ses pairs ; cette «
manifestation » aboutit alors au massacre de Wounded Knee dans le
Dakota du Sud le 29 décembre 1890. L’équivalent était déjà
cependant survenu en 1881 avec le prophète apache cibecue,
Nakaïdoklini; la transe collective à peu près de même nature que la
Ghost Dance aboutit à la bataille de Cibicue Creek le 30 août 1881
dans la réserve de Fort Apache, bataille qui porta un coup sévère aux
Apaches. (O.D.).
2. Il s’agit de l’Église indienne d’Amérique, lié à la religion « pan-
indianiste » (c’est- à-dire répandue dans toutes les tribus d’Amérique
du Nord) du Peyolt. (O.D.).
3. Pour une des dernières études en date considérée à ce jour comme
la plus aboutie, voir Omer C. Stewart, Peyote Religion. A History,
1987. Édition française : Le Peyolt. Sacrement de l’Amérique
indienne, Le Rocher, coll. « Nuag rouge », 2001. (O.D.).
6
Le retour aux origines
Mircea Eliade a écrit au sujet du mythe des origines : « En tant
que modèle exemplaire de toute “création”, le mythe cosmogo-
nique peut aider le patient à faire un “nouveau commencement” de
sa vie. Le ‘retour aux origines’ offre l’espoir d’une renaissance.
Tous les rituels de guérison que nous avons examinés jusqu’ ici
visent à un retour aux origines. Nous avons l’ impression que pour
les sociétés archaïques, la vie ne peut pas être ‘réparée’, mais
seulement ‘recréée’par un retour aux sources. Et la “source des
sources” est le prodigieux jaillissement d’ énergie, de vie et de
fécondité qui se produisit lors de la Création du Monde. » (1968 :
30.)
Ainsi la présentation du mythe des origines dans les mélopées,
les prières et les peintures de sable navajos n’a-t- elle pas
uniquement un but d’éducation et de remémoration, mais offre-t-elle
aussi au patient la possibilité de s’identifier aux forces symboliques
qui créèrent jadis l’univers, et, en se fondant en elles, de se recréer
lui-même sain et parfait, tel qu’il aurait été au commencement du
monde. Le mythe de la guérison est une partie du mythe
cosmogonique, et ne peut être séparé que partiellement et
analytiquement du mythe plus vaste qui l’englobe. Le mythe des
origines des Navajos se trouve au cœur même de leur complexe
religieux, et tous les mythes mis en actes dans les chants sont issus
de ce tronc central. Aussi le retour aux origines est-il le premier
principe de la guérison symbolique. Afin de comprendre la nature de
ce retour dans le contexte culturel navajo, il nous faut étudier ici le
mythe cosmogonique originel sur lequel tout le système de guérison
des Dinéhé est bâti.

Le mythe des origines


De multiples versions du mythe des origines ont été recueillies
auprès des hommes-médecine navajos. Je ne me réfèrerai ici qu’à
trois d’entre elles, considérées comme les plus authentiques et
provenant des sources les plus sûres. La première a été publiée par
Washington Matthews (1897). La deuxième est le mythe de
l’Émergence tel qu’il apparaît dans Hanelthnayhe, ou la Voie- de-la-
Main-Tendue-vers-le-Haut, recueilli par Berard Haile (1908) et
réécrit par Mary Wheelwright (1949). La troisième a été donnée à
Mary Wheelwright par Hosteen Klah (1942). Ces versions
présentent certaines différences, mais celles-ci n’altèrent en rien leur
unité fondamentale. Nous allons suivre à travers elles les principales
étapes de la progression du mythe, en rapportant chacune d’entre
elles au processus de guérison et à ses effets sur le patient.
L’idée de base commune à toutes les versions est celle de
l’Émergence hors de l’obscurité et du chaos pour accéder à la
Lumière et à l’Ordre. Le mythe est marqué par trois temps forts, ou
événement signifiants, qui constituent à eux trois le fondement de la
culture navajo : la croissance et le dévelop- pement de Femme-
Changeante, la grande Déité de la Terre ; la naissance de ses deux
Fils Jumeaux, Tueur-de-Monstres et Enfant-de-l’Eau, qui ouvre le
cycle des mythes héroïques ayant engendré les chants ; le voyage des
Jumeaux jusqu’à la demeure de leur Père-Soleil, afin de recevoir de
lui le pouvoir de débar- rasser le monde des monstres malfaisants et
de le préparer pour l’expansion de la culture navajo. Nous allons
voir maintenant comment ces trois événements sont racontés dans la
Voie-de- la-Main-Tendue-vers-le-Haut, l’histoire de l’ascension des
premiers êtres vivants des quatre mondes inférieurs jusqu’au
cinquième, le monde actuel.
Ce type particulier de mythe des origines, qui décrit comment
l’homme sortit d’une série de mondes situés à l’inté- rieur de la terre,
est commun parmi les Indiens du Sud-Ouest, et il est probable que
les Navajos s’inspirèrent pour le leur de mythes similaires trouvés
chez les Pueblos. Dans les mythes pueblos, l’univers est formé de
couches successives, et le Créateur — androgyne chez les Zuñis,
féminin chez les Keres — fit apparaître les premiers humains dans la
couche inférieure. Le Père-Soleil créa ensuite deux Fils, qui
descendirent dans cette matrice pour conduire les Hommes jusqu’au
monde actuel. Ces Fils-Héros tuèrent également les monstres qui
peuplaient la terre et la rendirent habitable pour l’humanité. En ces
temps reculés, tous les êtres se comprenaient : les animaux, les
herbes, les arbres, les pierres pouvaient parler, et les dieux se
montraient directement, plutôt qu’en s’incarnant dans des danseurs
masqués (Parsons, 1939 ; Underhill, 1965).
Dans le mythe navajo, il n’est question ni d’une création
originelle par le Père-Soleil, ni d’une aide envoyée du Ciel pour
guider les hommes. Le premier monde est noir (rouge dans la
version de Matthews), c’est un endroit aride et lugubre. On n’y
trouve ni montagnes, ni pierres, ni végétaux ni lumière, bien que
plusieurs puissances chtoniennes latentes y soient présentes, prêtes à
déclencher la montée vers la Lumière des premiers êtres vivants. Ce
monde correspond à ce qu’Erich Neumann a appelé le royaume
maternel, dans lequel la conscience de l’ego est encore infantile et le
côté maternel prédominant, et à propos duquel il écrivit : « Toute
chose grande et embrassante qui contient, entoure, enveloppe,
abrite, protège et nourrit toute chose plus petite appar- tient au
royaume primordial de la mère. » (1954 : 14.)
Les êtres primordiaux, les premières formes de vie, vivent dans
ce monde sous la forme d’insectes, qui sont neutres ou exempts de
tout mal. Il y a également Dieu-Noir, le Dieu-du- Feu navajo, qui
représente le contrôle et la fabrication du feu, et qui a vu le jour avec
la terre. C’est une force masculine sombre profondément enfouie
dans le sein de la Mère. Lent et flegma- tique, parfois décrit comme
très âgé, il est aussi courageux, demeurant calme en face du danger.
Les offrandes qui lui sont destinées doivent être parfaitement
appropriées. Selon la version de Wheelwright, c’est une divinité
jalouse et coléreuse, qui mit le feu au premier monde et contraignit
les autres êtres vivants à aller chercher refuge dans le deuxième.
Premier-Homme et Première-Femme étaient eux aussi présents
dans le monde inférieur, où ils seraient nés, selon certains, de la
transformation de deux épis de maïs primor- diaux. Dans le mythe,
ils semblent jouer un rôle généralement positif dans l’ascension des
êtres, mais il se dégage sans cesse d’eux une forte impression de mal
et de sorcellerie. Le premier monde abritait également Femme-Sel
— probablement une forme chtonienne primitive de Femme-
Changeante. Consi- dérée comme la compagne de Femme-
Changeante avant qu’il y ait des hommes sur la terre, elle est
obstinée et pragmatique, mais cependant encline à venir en aide à
l’homme, quoique dépourvue de toute compassion. Selon certaines
variantes du mythe, Begochidi et Coyote étaient déjà là eux aussi.
À cause de la colère de Dieu-du-Feu (version de Klah), ou parce
qu’ils ne parvenaient pas à contrôler leurs pulsions sexuelles et
commettaient l’adultère (version de Matthews), ou encore parce que
le monde inférieur n’était pas habitable (version de Haile), les êtres
primordiaux montèrent et attei- gnirent le deuxième monde.
Dans celui-ci, qui est rouge (Haile) ou bleu (autres versions), ils
bénéficièrent de l’hospitalité généreuse du Peuple-Hirondelle, mais
ils ne tardèrent pas à pratiquer de nouveau l’adultère avec les
femmes, en particulier avec l’épouse du Chef, et leurs hôtes leur
demandèrent finalement de repartir. Premier-Homme s’engagea dans
une lutte acharnée avec le Peuple-Félin, dont les membres étaient
des voleurs, et remporta la victoire grâce à son pouvoir magique
(Haile).
Dans le deuxième monde, Begochidi fabriqua un couple de
Jumeaux, un mâle et une femelle, et en fut satisfait. Puis il donna à
Dieu-du-Feu l’autorisation de les tuer, et confectionna avec leurs
corps les figurines symboliques appelées Ethkay-nah- ashi — les
mystérieux transmetteurs de la vie. Il souffla dans la figurine Mâle et
il y eut un grand bruit : le coton qu’il avait planté dans les Quatre
Directions se dressa et se transforma en nuages. Quand il souffla
dans la figurine Femelle, les Quatre Plantes sacrées se mirent à
croître sous les nuages. Ainsi la végétation fut-elle créée et les êtres
en furent-ils heureux. Mais Dieu-du-Feu menaçait de brûler de
nouveau les eaux, aussi s’éle- vèrent-ils tous jusqu’au troisième
monde (Klah et Wheelwright, 1942).
Dans celui-ci, les êtres rencontrèrent le malfaisant Peuple-
Serpent, et Premier-Homme plaça des stries jaunes et rouges à l’Est,
représentant la maladie. Les habitants durent lui faire cadeau d’un
disque de coquillage parfaitement circulaire, après quoi il retira ces
obstacles. Dans ce monde, on accusa Premier- Homme d’être
mauvais, et il répondit : « C’est exact, mes petits- enfants, je suis
rempli de mal. Mais il y a un temps pour l’employer, et un temps
pour le retenir. » (Haile.)
Dans ce monde, Begochidi créa les rivières : une rivière femelle
courant d’Ouest en Est et obliquant vers le Sud, et une rivière mâle
coulant du Nord au Sud, croisant la rivière femelle, puis tournant en
direction de l’Ouest. Ces deux cours d’eau formaient un gigantesque
swastika, dont le centre fut appelé l’Endroit-où-les-Eaux-se-
Croisent. En soufflant dans la substance morte de Ethkay-ah-ashi,
Begochidi donna ensuite vie aux animaux aquatiques, aux monstres,
à la foudre, aux cyclones, aux oiseaux, aux arbres et à tout ce qui vit.
Il fit de nouveaux hommes et de nouvelles femmes, et toute la
création, qu’il confia aux hermaphrodites, ne parla qu’une seule
langue (Klah et Wheelwright, 1942).
Dans cette progression ascendante de monde en monde, l’énergie
de Coyote et la ruse de Premier-Homme, quoique parfois mauvaises,
furent indispensables. Ce mouvement ascensionnel constant des
premiers êtres était nécessaire, soit parce que les premiers mondes
étaient arides, hostiles, habités par des peuples animaux dangereux
(Haile), soit parce que les êtres eux-mêmes étaient malfaisants,
incapables de s’empêcher d’offenser leurs hôtes animaux en se
livrant à l’adultère (Matthews), soit encore parce que Dieu-du-Feu,
offusqué par quelque affront, les forçait à s’enfuir en brûlant l’un
après l’autre tous les mondes où ils tentaient de s’arrêter (Klah).
Lorsque le quatrième monde, bleu ou blanc, fut atteint, l’unité
primitive fut enfin rompue. Il est dit que les êtres étaient toujours
mauvais quand ils pénétrèrent dans ce monde, mais qu’ils y
trouvèrent les Quatre Montagnes se dressant dans les Quatre
Directions, avec leurs couleurs et leurs qualités propres. La terre
commençait à prendre sa forme et ses contours. Ce qui avait été
autrefois statique, stérile, indistinct et inconscient était désormais
hissé jusqu’à la Lumière et à la Conscience.
Le hogan fut conçu par Premier-Homme comme un cosmos en
miniature, avec son entrée à l’Est, ses quatre branches fourchues
représentant les divinités, et toutes les puissances de l’univers
rangées à leurs places respectives autour du Centre, qui était aussi le
Centre du Monde. Les organes génitaux mâle et femelle furent
façonnés, et la première séparation des sexes eut lieu. Dans cette
phase, Coyote joua un rôle important, en expliquant notamment : «
Aucun d’entre vous ne semble capable de mesurer ce que sont ces
choses. Je me promène beaucoup et je n’ai guère de bon sens, mais
je l’ai compris. Vous devez prêter la plus grande attention à cette
cérémonie parce qu’elle vous concerne tous, parce qu’elle est la
Création de la Naissance. » (Haile, 1949 : 14.)
Depuis le début, le contrôle des impulsions sexuelles avait été
particulièrement difficile. Finalement, arguant d’une prétendue faute
commise par les femmes, les hommes décidèrent de se séparer
d’elles. Cette rupture porta le drame cosmique un pas plus loin que
la séparation du Ciel et de la Terre, symbolisant l’éternelle
séparation du masculin et du féminin, jusqu’alors unis dans un
inceste inconscient. Ayant choisi eux-mêmes de rompre, les hommes
s’en tirèrent mieux que les femmes. Ils chassèrent, plantèrent, et
déterminèrent la manière appropriée d’accomplir toute chose ; les
premières cérémonies virent le jour à cette époque. Pendant ce
temps, les femmes sombraient dans la paresse, la négligence et la
débauche.
Mais le besoin sexuel ne put être totalement contrôlé dans aucun
des deux camps. Selon une version ancienne du mythe, Blaireau
voulait copuler avec les femmes. Il avait un pénis recourbé comme
un crochet qui les rendait folles de désir. Elles se masturbèrent avec
des épis de maïs, ou essayèrent de traverser la rivière à la nage pour
rejoindre les hommes. Certaines perdirent même la tête et moururent
de désir inassouvi (Stephen, 1930 : 98, d’après une version recueillie
en 1885). Les hommes travaillaient plus durement, mais ne parve-
naient pas non plus à maîtriser leur sexualité. Ils utilisaient un foie
d’antilope percé d’un trou pour se masturber. Certains, qui
copulaient avec des cerfs, périrent frappés par un éclair. D’autres,
qui tentaient de faire l’amour avec une antilope femelle ou un
mouton des Rocheuses, furent tués par un crotale ou par un ours.
Finalement, ils décidèrent de rappeler les femmes et, après
d’importantes cérémonies de purification, rétablirent avec elles des
relations normales (ibid., p. 99). Bien que nécessaire, la séparation
des sexes ne devait cependant pas aller trop loin !
Les humains étaient alors encore dans un état « mauvais »
(incontrôlé), dont la description dans le mythe navajo rappelle les
récits de la Bible parlant de la licence et de la promiscuité sexuelle
des hommes dans les temps qui précédèrent le Déluge. Les Navajos
eurent eux aussi leur déluge. Une fois de plus, ce fut Coyote —
certains disent avec l’aide de Femme-Araignée — qui déroba un
enfant aux longs cheveux noirs à Monstre- de-l’Eau dans sa demeure
aquatique. Il le cacha pendant quatre jours sous sa couverture,
jusqu’à ce que le vol soit découvert et le bébé restitué, mais
auparavant un grand bruit se fit entendre à l’Est et se propagea
rapidement. Begochidi, qui savait qu’il s’agissait d’une tempête de
pluie, envoya des oiseaux en recon- naissance dans les Quatre
Directions. Une corneille volant vers l’Est vit une Tempête Noire qui
approchait ; une pie partie en direction du Sud rapporta qu’une
Tempête Bleue était en chemin ; revenant de l’Ouest, Oiseau-
Mouche parla d’une Tempête Jaune ; au Nord, Colombe reconnut
une Tempête Blanche. Alors les hommes, les animaux et toutes les
choses créées rassemblèrent des plantes et les placèrent dans un
grand roseau. Le roseau grandit démesurément, jusqu’à toucher le
sommet du Ciel, et Criquet fut le premier à traverser la croûte de
boue et d’eau qui le formait pour atteindre le monde actuel (Klah et
Wheelwright, 1942).
Comme personne n’osait s’y aventurer, Begochidi s’y rendit lui-
même. Il découvrit une île au milieu des eaux, se dirigea vers un
nuage blanc à l’Est et y trouva Dieu-Qui-Parle. Sur un nuage bleu au
Sud il vit un Gardien-des-Graines. À l’Ouest, sur un nuage jaune, il
reconnut Dieu-Qui-Appelle, et au Nord un autre Gardien-des-
Graines. Ils se réjouirent tous (Klah et Wheelright, 1942). Dans ce
cinquième monde, toutes les choses furent correctement placées. Les
courses du Soleil et de la Lune furent fixées. L’aube, l’obscurité, les
vents, les étoiles, les saisons, tout commença à fonctionner de
manière appropriée. L’organe génital mâle demeura dans le ciel,
l’organe femelle sur la terre. La séparation des sexes était enfin
achevée, la matrice de la mère transcendée avec succès.
Dans son étude du mythe des origines, Sheila Moon explique : «
Mais un dernier principe spirituel unificateur restait encore à
trouver. Au commencement, la terre chaude, sombre (Mère-Nuit-
Nature) abritait toutes les créatures dans son sein. Cet état n’est
plus… Car quand la conscience devient un objectif, la totalité
inconsciente doit être abandonnée, perdue, et l’unité indifférenciée
se désintègre. Cette unité doit être ensuite recons- tituée et
confirmée, mais d’une autre manière et par un autre type de
principe féminin. Pour cela sont nécessaires une vie de l’Éros noir
déterminée par le temps, et que les rapports soient commandés par
l’esprit. Femme-Changeante est née à ce moment-là, avec Obscurité
pour Mère et Aube pour Père. » (1970 : 175.)
Ainsi le temps, l’espace et la conscience furent-ils établis hors de
l’obscurité et du chaos. Le cycle du mythe des origines s’achève là
où commence celui de la Voie de la Bénédiction. La matrice
maternelle n’emprisonne ni n’étouffe plus, mais a été transformée en
« l’aspect psycho-spirituel du féminin, l’image contenue dans l’idée,
présidant à la formation de l’homme contre les monstres. En tant que
telle, elle va au-delà de la nature, au-delà des rythmes lunaires
cycliques de l’existence primitive ; ceci est indiqué par le refus de
Femme-Changeante de reconnaître Premier-Homme et Première-
Femme comme ses parents. » (Ibid., p. 178.) Femme-Changeante
donne naissance aux Héros Jumeaux fondateurs de la culture navajo
; elle est remplie de sollicitude maternelle à l’égard de ses enfants,
mais cependant soucieuse de les laisser libres de rejoindre leur Père-
Soleil. Elle est le grand symbole de la régénération perpétuelle dans
la vie de la terre et de l’homme. Située au cœur même du mystère
navajo, elle représente la sagesse suprême, acces- sible à ceux-là
seuls qui ont approfondi et intégré en eux la signification de ces
puissants symboles. « Elle est la mère d’une manière
transformatrice et libératrice. Elle est le divin et l’ éternel à ‘ l’
intérieur’ de la substance et de la matière. » (P. 179.)

Les mélopées de la Création


La structure de la guérison symbolique peut être appréhendée
d’une manière vivante dans le cycle de mélopées rassemblées par
Hosteen Klah pour présenter le mythe des origines. Son Chant de la
Création original comprenait 568 mélopées accom- pagnant les
diverses étapes de cette thérapie. J’en donnerai ici quelques
exemples significatifs, recueillis par le Dr Harry Hoijer (1929). Les
mélopées ont plus d’intensité dramatique et agissent plus
directement que les mythes, le mythe d’un chant n’étant que
l’arrière-plan narratif des processus — purification, évocation,
identification, transformation — qui se déroulent au cours de la
récitation des mélopées et des prières et l’accomplis- sement des
rites.
Le stade préliminaire de la purification est illustré par une
mélopée chantée dans la loge de sudation. Elle exprime
essentiellement l’idée que chaque chose a été mise à sa place au
commencement, et par conséquent qu’elle est dans sa forme pure,
originelle :

La Terre a été déposée ; la Terre a été déposée ;


La Terre a été déposée ; elle a été faite.

L’esprit de la Terre a été déposé,


Son sommet est revêtu de toutes les choses qui croissent,
Il a été déposé.
Les Paroles sacrées ont été déposées ;
La Terre a été déposée ; elle a été faite.

Le Ciel a été dressé ; le Ciel a été dressé ;


Le Ciel a été dressé ; il a été fait.

Le Ciel Noir a été dressé,


Son sommet est revêtu de tous les Êtres Célestes,
Il a été dressé ;
Les Paroles sacrées ont été dressées ;
Le Ciel a été dressé ; il a été fait.
(Mélopée de la Loge de Sudation n° 8, première partie.)

La mélopée se poursuit en décrivant l’établissement similaire des


montagnes, des eaux, des esprits des Eaux, des Nuages et du
Brouillard.
Le meilleur exemple des mélopées liées au second stade, celui de
l’évocation, est la Mélopée du Tabac. Pour les Indiens, fumer du
tabac a toujours été un acte rituel, la fine fumée bleue produite à
cette occasion représentant une communication avec le monde des
esprits. La Mélopée du Tabac décrit la préparation d’une offrande
aux dieux :

Je la prépare pour lui, je la prépare pour lui ;


Moi, je suis lui, qui marche avec des semelles moelleuses.
Je la prépare pour lui ;
Avec une pipe de coquillage blanc, je la prépare pour lui ;
Avec de larges feuilles, je la prépare pour lui ;
Avec une plante, je la prépare pour lui.
Tandis qu’ il fume, qu’ il souffle la fumée, une multitude d’êtres
Arrivent portant des semelles moelleuses, ils entrent jusqu’ à moi ;
Et comme ils entrent avec moi, ils sortent avec moi ;
Bien que beaucoup entrent, aucun n’est blessé ; je la prépare pour
lui ;
Moi, je suis Sahanahray Bekay Hozhon, je la prépare pour lui.
(Mélopée du Tabac n° 3, troisième partie.)
Les mots navajos du dernier vers, Sahanahray Bekay Hozhon,
sont une formule sacrée intraduisible, dont l’équivalent le plus
proche pourrait être « la Beauté suprême et la Paix » (voir chapitre
ix, pages 251-252).
Le point culminant des cérémonies, aussi bien des mélopées, des
prières, que des rites de peintures de sable, est le troisième stade,
celui de l’identification du patient, de l’homme-médecine et de
l’assistance à l’une des puissantes divinités évoquées par les actes
cérémoniels. Ce processus est illustré par une mélopée, citée ici dans
son intégralité, dans laquelle le chanteur s’iden- tifie à l’esprit même
de la Terre, Femme-Changeante, bien que celle-ci ne soit à aucun
moment désignée par son nom :

C’est beau en vérité, c’est


beau en vérité, c’est beau en vérité, c’est beau en vérité, c’est beau
en vérité.
Moi, je suis l’Esprit à l’ intérieur de la Terre ;
c’est beau en vérité, c’est beau en vérité,
c’est beau en vérité, c’est beau en vérité.
Les pieds de la Terre sont mes pieds ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
Les jambes de la Terre sont mes jambes ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
La force physique de la Terre est ma force physique ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
Les pensées de la Terre sont mes pensées ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
La voix de la Terre est ma voix ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
La plume de la Terre est ma plume ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
Tout ce qui appartient à la Terre m’appartient ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
Tout ce qui entoure la Terre m’entoure ;
c’est beau en vérité [répété trois fois].
Moi, je suis les Paroles sacrées de la Terre ;
c’est beau en vérité [répété huit fois].
(Mélopée de l’Esprit de la Terre n° 12.)
Dans cette mélopée, l’esprit de la Terre n’est plus distinct de
l’être humain. Femme-Changeante est une partie de l’Essence de
l’Homme, comme il est une partie de la sienne. La transfor- mation
conduisant à la guérison du patient s’opère à travers la beauté de son
image.

Les peintures de sable


Les peintures de sable de la Voie de la Bénédiction ont pour
principaux thèmes la fertilité, Femme-Changeante, et l’Émer- gence
de l’homme dans le monde actuel. Le Maïs, le Peuple- Maïs,
Garçon-Pollen et Fille-Coléoptère y figurent fréquemment, et
Femme-Changeante n’est elle-même représentée dans aucune autre
peinture que dans celles de la Voie de la Bénédiction. Dans l’une
d’elles, appelée le Grand-Champ-de-Maïs, on la voit sous
l’apparence d’une jeune fille vêtue de blanc, aux longs cheveux
noirs, se tenant entre deux pieds de maïs géants qu’elle touche de ses
mains. Dans d’autres, elle est montrée en compagnie de Coléoptère
et de Garçon-Pollen. Parfois, le Lieu de l’Émergence est figuré par
un cercle dessiné au centre de la peinture, avec les Montagnes
sacrées, les Plantes sacrées, les nuages, les animaux terrestres et les
oiseaux disposés tout autour. Le patient est placé au cœur de ce
monde, environné de symboles de la croissance, de la fertilité et
d’une immense puissance créatrice (Wyman, 1970 : 65-102).
Une des peintures de sable de la Voie de la Bénédiction, dite de
la Terre Blanche, est une représentation abstraite très évocatrice du
passage de l’être humain sur la terre. Son motif central est un grand
rectangle blanc surmonté d’un plus petit symbolisant le monde
actuel, le cinquième. Au bas de la peinture, les empreintes de pas de
l’homme surgissant des mondes inférieurs suivent une piste rouge et
bleue, la piste des âmes non initiées. L’homme doit en premier lieu
franchir le seuil, gardé par deux Êtres Saints, les Ethkay-nah-ashi,
dont le nom signifie « Ceux-Qui-Vont- Ensemble ». Ce sont les
dieux au travers desquels l’esprit humain est introduit dans la
substance. Après que l’homme a été créé entre leurs bras tendus, sa
piste prend une couleur jaune. Elle est désormais bénie et devient le
Chemin du Pollen (voir chapitre ix).
Ce chemin parcourt le monde présent sous la forme d’un pied de
maïs qui traverse de part en part les deux rectangles. Le plant est
entouré d’un champ blanc bordé de jaune — le champ de cérémonie
sacré de la vie humaine. Les empreintes de l’homme suivent ce
chemin de bas en haut, rencontrant d’abord sur la droite la courbe de
l’Arc-En-Ciel Femelle, puis sur la gauche son opposé
complémentaire, la ligne brisée de l’Éclair Mâle. Des deux côtés de
la tige, dans le champ blanc, se trouvent des repré- sentations de
Dontso — Grande-Mouche. En tant que messager spirituel, elle
indique aux Héros du chant ce qu’ils doivent faire ou éviter, quand
ils doivent obéir ou se rebeller. Ayant atteint le sommet du petit
rectangle, le chemin se prolonge ensuite, toujours marqué
d’empreintes, au-delà d’Oiseau-Bleu, qui symbolise les nouveaux
commencements et la joie spirituelle.

Le cycle de la Voie de la Bénédiction


Le principe du retour aux origines trouve sa meilleure illus-
tration dans le cycle de la Voie de la Bénédiction. La Voie de la
Bénédiction débute à la sortie du Lieu de l’Émergence et inclut tous
les événements importants qui se produisirent par la suite, de la mise
en place des formes intérieures dans toutes les choses à la
construction du premier hogan et à la tenue de la première cérémonie
couvrant une nuit entière. Elle parle aussi de Femme-Changeante et
de sa croissance miraculeusement rapide jusqu’à la puberté. Son rite
pubertaire devint plus tard le modèle de tous les rites de passage
subis par les adolescentes Navajos à l’occasion de leurs premières
menstrues.
Peu de temps après avoir atteint sa maturité sexuelle, Femme-
Changeante fut fécondée par le Soleil et donna naissance aux
Jumeaux-Guerriers, Tueur-de-Monstres et Enfant-de-l’Eau. Avec
eux commence un nouveau cycle (analysé au chapitre VIII), dans
lequel ils accomplissent un voyage semé d’embûches jusqu’à la
demeure de leur Père-Soleil, afin d’obtenir de lui le pouvoir de
chasser les monstres de la terre. À Femme- Changeante est
également attribué le don du maïs, du gibier et des animaux
domestiques au genre humain. Dans certaines versions du mythe, il
est même affirmé que les ancêtres des Navajos furent créés à partir
de petites boulettes de sa peau.
Plus tard, quand les dieux commencèrent à s’éloigner des
hommes, Femme-Changeante fut persuadée par ses fils d’aller
s’installer sur une île située au large du rivage occidental (certains la
placent à l’ouest de la côte californienne). Comme elle se montrait
très réticente, craignant de se retrouver toute seule, on lui promit
qu’elle y vivrait dans un palais aussi beau et aussi luxueux que la
demeure du Soleil à l’Est. On lui offrit aussi de régner sans partage
sur les pluies et la végétation, de bénéficier d’une jeunesse éternelle
et d’avoir la garde de la « route de la perfection » (sa’ah naaghái
bik’eh hózhóó). Tout cela ne la convainquit cependant pas, jusqu’à
ce que la guerre risquât d’éclater. Le dernier à la quitter dans sa
nouvelle résidence, fut Enfant-de-l’Eau, son fils préféré. Elle avait
espéré qu’il resterait avec elle, mais quand il lui apprit qu’il voulait
rejoindre son frère, elle accéda à son désir. Le mythe raconte : «
Quand son petit disparut de sa vue dans l’obscurité, et bien qu’elle
eût laissé partir tous les autres rapidement, sans manifester de
chagrin, Femme-Changeante se mit à pleurer. » (Reichard, 1950 :
418.)
Une partie de la Voie de la Bénédiction aborde ensuite le mythe
de l’origine des clans, qui traite de la formation des clans navajos ;
puis le chant s’achève sur l’histoire de l’enlèvement de deux enfants
à la destinée particulière, de leur voyage jusqu’à la demeure de
Femme-Changeante dans l’Ouest, où la Voie de la Bénédiction leur
est enseignée, et de leur retour chez eux pour rapporter la cérémonie
à leur peuple. Les enfants repartirent par la suite, à la manière des
Héros des chants, afin d’aller vivre en compagnie des immortels,
mais les Navajos ont conservé et conservent encore pieusement de
nos jours ce précieux héritage.
La Voie de la Bénédiction n’est pas liée à la guérison d’une ou
de plusieurs maladies spécifiques, mais à l’établissement — ou au
rétablissement — de la paix et de l’harmonie. Tout ce qui a un
rapport quelconque avec le mal, la sorcellerie volon- taire ou
involontaire, l’imperfection ou le désordre est banni de l’essentiel de
son rituel. La Voie de la Bénédiction vise à la dissi- pation des
troubles mentaux qui détruisent l’équilibre harmo-nieux des
individus. Wyman a écrit à son sujet :

La pratique de la Voie de la Bénédiction touche la naissance et


l’adolescence, le foyer ou le hogan, les mariages, la conservation et
l’acquisition des biens, la protection contre les accidents, les
avertis- sements dans les rêves et les images, ainsi que les efforts
pour prolonger la vie aussi longtemps que possible. Aucune autre
cérémonie du système navajo n’offre son aide aux indigènes à
chaque moment de leur existence comme le fait la Voie de la
Bénédiction. Elle propose un remède pour les rêves troublants et les
vaines imaginations. Dans les relations sociales, elle rend les
dirigeants plus forts. Dans le domaine religieux, elle rattrape les
fautes et les erreurs commises par les pratiquants. Elle procure un
puissant moyen d’accéder aux plaisirs de l’existence. Elle fait du but
de la vie — la longévité — une possibilité réelle. (1970 : 8.)
Selon les hommes-médecine navajos eux-mêmes, la Voie de la
Bénédiction est la principale souche d’où sont issus tous les autres
chants. Dans une étude sur la céramique navajo, David Brugge a pu
établir que la Voie de la Bénédiction a pris sa forme actuelle vers le
milieu du xviiie siècle, comme « le noyau d’une réaffirmation du
mode de vie athapascan » (1963 : 22-25). Ainsi les poteries
montrent-elles qu’elle date au moins de cette époque, voire peut-être
de temps plus anciens. Les Navajos la font remonter pour leur part à
la première cérémonie célébrée par leurs ancêtres au bord du Lieu de
l’Émergence.
L’accomplissement d’une Voie de la Bénédiction occupe la plus
grande partie de deux journées consécutives. Elle se déroule le plus
souvent sans peintures de sable ni Bâtonnets de prière. Aucune herbe
médicinale n’est employée, aucune mélopée- remède n’est chantée.
Les préparatifs commencent l’après-midi du premier jour, pendant
lequel toutes les provisions nécessaires sont rassemblées.
Habituellement un petit groupe de personnes, comprenant des
parents du malade et des amis de l’homme- médecine, assistent aux
séances, et le patient doit fournir de quoi les nourrir pendant deux
jours. À l’une des cérémonies auxquelles j’assistai, le patient amena
un mouton vivant qui, une fois tué et préparé, procura de la viande
pour toute la durée de la rencontre. Il était également tenu d’apporter
à l’homme- médecine une vannerie rituelle, plusieurs pièces de tissu
imprimé ou de satinette de couleurs différentes, ainsi que trois
mètres de tissu blanc. Pliés ensemble, ces tissus formèrent « l’autel
», sur lequel le chanteur déposa le contenu de son sac-médecine.
Au début de la cérémonie, l’homme-médecine se purifie
généralement en se lavant les cheveux avec de l’eau saponifiée, puis
se pare de ses plus beaux bijoux et dispose sur l’autel les objets
rassemblés dans son sac-médecine de la Voie de la Bénédiction. Le
plus important d’entre eux est le Sac-de-Terre-de-Montagne, qui
contient un peu de terre de chacune des Quatre Montagnes sacrées
délimitant les frontières du pays navajo. De fait, ce sac est le seul
objet rituel absolument indispensable pour l’exé- cution des rites de
la Voie de la Bénédiction. Chaque portion du sol sacré doit être,
selon la règle, conservée dans une peau de daim ne portant pas de
trace de blessure, et un objet permettant son identification est fixé au
bas de chaque sachet. Du pollen ou d’autres produits sont parfois
rajoutés, puis l’ensemble est enveloppé dans la peau de daim, avec
une perle d’un coquillage blanc attachée à l’extérieur pour marquer
la position du sachet provenant de l’Est. Une fois clos, le Sac-de-
Terre-de-Montagne ne doit plus être ni réouvert ni réarrangé, et il est
gardé précieu- sement, comme un héritage sacré, par le chanteur et
sa famille ou son clan.
Le sac-médecine que j’ai vu contenait également un éclat
d’obsidienne, un sachet de pollen associé à un fragment de roche
organique pour le maintenir « vivant », deux éclats de bois
provenant d’arbres frappés par la foudre, et deux Bâtonnets de prière
permettant un dialogue en état de conscience modifié, un mâle et un
femelle, le premier portant une perle de turquoise et le second une
perle d’un coquillage blanc. Une plume attachée au sac lui procurait
sa vitalité et son énergie. Lorsque les prières les plus importantes
étaient récitées, le patient tenait dans ses mains le Sac-de-Terre-de-
Montagne et les deux Bâtonnets de prière.
Le véritable pouvoir de la Voie de la Bénédiction n’émane
cependant pas de ses actes rituels, aussi utiles soient-ils, mais des
mélopées et des prières qui identifient le patient aux formes
intérieures de la terre elle-même. Les Navajos croient que toutes les
choses naturelles seraient en elles-mêmes dénuées de vie s’il n’y
avait leur forme intérieure, qui est personnifiée sous une apparence
humaine. Pour eux, la forme intérieure donne la vie à toute chose.
Lors de la première cérémonie tenue au bord du Lieu de
l’Émergence, Premier-Homme créa ce que l’on suppose être la
forme de la terre et les formes intérieures de toutes les choses, qui
devinrent les Êtres Saints. « Lorsqu’ il les eut couverts à quatre
reprises, comme cela a été précédemment décrit, un jeune homme et
une jeune fille se dressèrent les premiers. Absolument sans égal dans
le monde pour leur beauté, ils avaient de longs cheveux descendant
jusqu’ à leurs cuisses… Fixer les yeux sur eux était impossible, tant
leur regard était étonnamment brillant. “C’est la seule fois où
chacun de vous peut les voir, car à l’avenir nul d’entre vous ne les
verra plus jamais. Bien qu’ ils demeurent dorénavant tout autour de
vous, quoiqu’ ils prennent désormais soin des moyens de votre
subsistance jusqu’ à la fin de vos jours, aucun de vous ne les verra
jamais plus”, leur dit-il… Premier-Homme annonça : “Toutes ces
choses (qui existent) auront des formes intérieures”, mais il n’ajouta
rien de plus. » (Wyman, 1970 : 112.)
Les deux Êtres créés par Premier-Homme sont habituel- lement
appelés Garçon-Longévité et Fille-Bonheur, mais ces deux noms ne
donnent qu’une faible idée de leur pouvoir numineux. Ensemble, ils
symbolisent le maintien et la perpé- tuation des conditions heureuses
du passé dans le présent et dans l’avenir. Ils représentent la pensée et
la parole, les accom- plissements majeurs de la vie humaine, grâce
auxquels — en particulier par la prière — l’homme peut entrer en
contact avec le monde surnaturel. Ils sont les formes intérieures de la
terre, et en tant que tels l’objectif ésotérique de la Voie de la
Bénédiction. Parce qu’ils réunissent en eux le masculin et le féminin,
l’hiver et l’été, la pensée et la parole, la joie et la durée, ce sont des
exemples très puissants de symboles réconciliateurs et transfor-
mateurs. Ils peuvent difficilement être visualisés, en raison de la
lumière qu’ils émettent, mais si leurs significations cachées sont bien
comprises — ce qu’il n’est possible d’obtenir qu’au travers de la
méditation — alors les aspects extérieurs qu’ils symbo- lisent
peuvent devenir la réalité intérieure des individus (ibid., p. 29-30).
La première phase du déroulement de la Voie de la Bénédiction
est la création du Hogan dans lequel la cérémonie doit avoir lieu.
Celle-ci commence réellement lorsque les Quatre Poutres principales
de la structure ont été bénies et que sont chantées les mélopées du
Hogan, qui s’achèvent sur une prière récitée par l’homme-médecine,
tandis que le patient tient entre ses mains le Sac-de-Terre-de-
Montagne. Les mélopées du Hogan le consacrent à la fonction
religieuse qu’il doit remplir jusqu’au lendemain. Elles racontent la
construction et la bénédiction du premier hogan. Le pilier qui se
dresse à l’Est est dédié à Femme- Terre, celui qui se trouve au Sud à
Femme-Montagne, ceux de l’Ouest et du Nord respectivement à
Femme-Eau et à Femme- Maïs. Les prières et les mélopées qui
suivent la consécration développent essentiellement, avec de plus en
plus de force, le thème de l’identification du patient avec les formes
intérieures de la terre, les montagnes, Femme-Changeante, Dieu-
Qui- Parle et diverses autres divinités. Voici un exemple de prière à
la forme intérieure de la terre :

C’est étonnant, étonnant… yi ye !


C’est la forme intérieure même de la Terre qui continue de se
mouvoir avec moi,
qui s’est dressée avec moi, qui se tient debout avec moi,
qui demeure en vérité immobile avec moi.
Maintenant c’est la forme intérieure de la longévité,
et maintenant du bonheur qui continue de se mouvoir avec moi,
qui s’est dressée avec moi, qui se tient debout avec moi,
qui demeure en vérité immobile avec moi.
Étonnant, étonnant.
(Wyman, 1970 : 136.)

Le processus d’identification est décrit avec un grand luxe de


détails, sans omettre la plus subtile nuance. S’il est vécu et accueilli
avec suffisamment de concentration, il peut animer le symbole et
activer son pouvoir de guérison.
Les mélopées rappellent comment Femme-Changeante fut
découverte au sommet de Gobernador Knob par Dieu-Qui- Parle et
Premier-Homme. Voici un extrait de la série relatant cet épisode :

Maintenant sur le sommet de Gobernador Knob il l’a trouvée,


il l’a trouvée, ni yo o.
Dieu-Qui-Parle l’a trouvée,
il a trouvé Femme-Changeante, ni yo o.
Le Nuage sombre, la Pluie Mâle, l’Arc-En-Ciel et les Eaux
recueillies par la Terre
étaient là quand il l’a trouvée.
Le cri répété de Coléoptère avec sa jolie voix
était là quand il l’a trouvée.
Comme longue-vie-et-bonheur il l’a trouvée.
Devant elle, tout était béni,
derrière elle tout était béni,
quand il l’a trouvée, il l’a trouvée, ni yo o.
(Ibid., p. 141-142.)
À la suite des mélopées racontant la maturation rapide de
Femme-Changeante, ainsi que son premier et son second rite de
puberté, un grand nombre d’autres mélopées décrivent Dieu- Qui-
Parle dans son rôle de mentor et d’éducateur. Cette section du chant
est appelée Partie de la Bénédiction de la Voie de la Bénédiction, et
est considérée comme sa série de mélopées la plus importante.
Lorsque Femme-Changeante alla s’établir dans sa demeure à
l’Ouest, elle partit sans avoir laissé d’instructions pour l’accom-
plissement de la Voie de la Bénédiction. Aussi deux enfants de
Dieu-Qui-Parle-Cristal-de-Roche durent-ils être conduits jusque
chez elle pour y apprendre le chant. Ils furent enlevés dans un champ
de maïs et, avant de pénétrer dans sa maison, furent soumis à un bain
purificateur à cause de l’odeur humaine qui leur collait à la peau.
Le second jour de la Voie de la Bénédiction, un petit monticule
de terre, appelé Butte-de-Terre-du-Maïs, est dressé au Centre du
Hogan. C’est sur ce monticule, marqué d’une croix blanche en farine
de maïs, qu’est préparée la mousse de savon de racines de yucca que
l’homme-médecine utilise dans un rite de purification, pour laver le
patient de la même manière que le furent les deux Enfants. La
mousse est appliquée au malade en remontant des pieds jusqu’à la
tête. Une seconde application, similaire, est ensuite effectuée avec de
la farine de maïs. Au travers de ce rituel, le patient est identifié aux
divinités du Maïs, ainsi qu’aux deux Enfants qui furent, dans le
mythe, enlevés et instruits par Femme-Changeante. Pendant les
différentes phases du bain, l’homme-médecine chante des mélopées
qui associent le malade aux formes intérieures du Maïs et du Pollen.
La dernière nuit, des mélopées sont psalmodiées sans inter-
ruption depuis environ dix ou onze heures du soir jusqu’à l’aube.
Comme je l’ai expliqué précédemment, le nombre de ces mélopées
varie selon la saison et l’heure du lever du soleil. Différentes séries
peuvent être chantées, mais la cérémonie commence toujours avec
les mélopées du Hogan et s’achève avec celles de l’Aube. Il peut
également être fait appel à d’autres séries, comme les mélopées de
Dieu-Qui-Parle, des Formes Intérieures des Montagnes, de la Terre,
les mélopées évoquant les Origines de Femme-Changeante, celles du
Hogan de Dieu-Qui-Parle, la Partie de la Bénédiction de la Voie de
la Bénédiction, les mélopées du Coléoptère, etc.
Voici, à titre d’exemple, les paroles d’une des mélopées de
l’Aube :
‘e ye… il y a un frisson dans la demande qu’ il me lance, il
m’appelle.
Garçon-Cristal je suis quand il m’appelle.
Au sommet de Blanca Peak il me demande,
Voici que c’est Garçon-Dieu-Qui-Parle qui me demande, ni yo o.
Il porte un petit rouge-gorge bleu comme plumet quand il m’appelle.
À sa cime un coléoptère se balance quand il m’appelle, ni yo o.
Je marche dans le Pollen quand il m’appelle, ni yo o.
Un Arc-En-Ciel aux couleurs sombres m’enveloppe quand il
m’appelle.
Avec lui diverses couleurs m’enveloppent quand il m’appelle.
Avec leur pollen, le gardant invisible, il m’enveloppe quand il
m’appelle.
Maintenant je suis la longue vie, maintenant le bonheur quand il
m’appelle.
Devant moi tout est béni quand il m’appelle, derrière moi tout est
béni quand il m’appelle, il y a un frisson dans sa demande, ni yo o.
(Ibid., p. 160.)

Aux toutes premières lueurs du jour, le patient sort du hogan, se


tourne vers l’Est et respire à quatre reprises l’air matinal.
Même une présentation aussi brève et nécessairement super-
ficielle de cette belle et touchante cérémonie permet de se rendre
compte que la Voie de la Bénédiction est une exploration à la fois
méthodique et mystique des profonds mystères de la fertilité et de la
guérison. Le patient est immergé dans les origines et l’histoire
mythologique du chant. Les images sont construites
systématiquement, détail après détail, en une progression lente et
rigoureuse. Le malade est étroitement et répétitivement relié aux
formes intérieures de la Terre, de Femme-Changeante, du Maïs, de
Dieu-Qui-Parle et d’autres divinités. La beauté et la puissance de
chaque être immortel sont patiemment et longuement décrites, et
l’impact émotionnel est constamment souligné par des expressions
de surprise ou de ravissement. Les mélopées, le mythe, les rites et les
prières, intensément et intimement mêlés, concourent à produire
chez le patient l’intense concentration indispensable pour qu’il
s’unisse psychi- quement à ces Forces Rayonnantes, qui peuvent le
libérer de la souffrance et du chagrin, lui rendre sa force et sa
vitalité, lui montrer le chemin d’une vie longue et heureuse.
L’homme-médecine Natani Tso en train de dessiner le Peuple-
Étoile, une peinture de sable de la Voie de la Grande Étoile. (Donald
Sandner.)
Un hogan de cérémonie, à l’intérieur duquel sont accomplis
la plupart des rituels de guérison navajos.
Un homme-médecine navajo psalmodiant une des mélopées de la
Voie de la Bénédiction.
Pour se purifier, l’homme-médecine se lave les cheveux avant
d’entamer les rites de la Voie de la Bénédiction.
L’homme-médecine dirige durant une nuit entière l’exécution des
mélopées qui concluent la Voie de la Bénédiction.

L’homme-médecine et son patient, qui tient dans ses mains les objets
sacrés du paquet médecine, récitent ensemble une prière de la Voie
de la Bénédiction.
Le patient d’une Voie de Bénédiction se purifie à l’aide d’eau
saponifiée.
L’homme-médecine asperge rituellement le patient au cours de la
Voie de la Bénédiction.
7
La maîtrise rituelle du mal
Peu de temps avant sa mort, Kluckhohn écrivait : « Alors que l’
interprétation globale de n’ importe quel mythe, ou des mytho-
logies, doit s’appuyer sur la manière dont les différents thèmes sont
combinés entre eux […] il n’en reste pas moins vrai que la simple
récurrence de certains motifs dans des aires culturelles histori-
quement ou géographiquement séparées les unes des autres nous
enseigne quelque chose sur la psyché humaine. Elle suggère que l’
interaction d’une certaine sorte d’appareil biologique dans une
certaine sorte de monde physique avec des données incontournables
de la condition humaine (la dépendance des enfants, deux parents de
sexes différents, etc.) conduit à des constantes dans la formation des
productions imaginaires, des images suggestives. » (1960 : 48.)
Le mal, sous forme de haine ou d’animosité, est l’une de ces
données incontournables. S’il pouvait se manifester librement, il
détruirait le tissu social de toute culture. Aussi y a-t-il toujours eu
des méthodes symboliques efficaces pour l’isoler et le maîtriser.
Dans l’article cité ci-dessus, Kluckhohn notait également que, de
tous les phénomènes culturels, ceux qui ont trait à la sorcellerie sont
de loin les plus répandus dans l’espace et dans le temps. Selon une
étude à grande échelle du matériel recueilli par les ethnologues,
certains thèmes précis réappa- raissent même avec une étonnante
fréquence : 1) la croyance en l’existence d’animaux monstrueux, qui
se déplacent la nuit à une vitesse prodigieuse et se rassemblent en
sabbats pour pratiquer le mal ; 2) l’idée que la maladie, l’émaciation,
et finalement la mort, peuvent résulter de leurs actions magiques,
ou de l’introduction de certaines substances toxiques dans le corps
de la victime ; 3) un lien variable, mais presque toujours repérable,
entre la sorcellerie et l’inceste.
Ces éléments se rencontrent avec une telle régularité que
Clements (1932) a émis l’hypothèse qu’ils font partie d’un complexe
culturel né à l’époque du Paléolithique, qui s’est maintenu et
répandu ensuite dans le monde entier. Même s’il en est ainsi, le fait
est que ce complexe présente une grande diversité, tant en intensité
que par les formes qu’il prend, selon le génie de la culture
particulière dans laquelle il a dû s’intégrer. Il peut être une véritable
obsession dans telle culture, à peine une vague réminiscence dans
telle autre. La sorcellerie, qui joua un si grand rôle dans l’Europe
médiévale et persista dans l’Ancien Monde jusqu’à l’époque
moderne, est une des manifestations de ce phénomène. Quoique
toujours liée aux formes héritées du passé, elle présente des
subdivisions, qui attestent qu’elle peut être vouée au bien (magie
blanche) tout autant qu’au mal (magie noire).
Dans son étude désormais classique sur la sorcellerie navajo,
Kluckhohn (1967) n’a découvert aucune preuve décisive de
l’existence de sorciers parmi ce peuple, mais de nombreux récits font
néanmoins état de leurs activités, et la plupart des Dinéhé croient en
eux. Premier-Homme et Première-Femme furent les premiers à
exercer une forme élémentaire de sorcellerie durant la période qui
précéda l’Émergence; ils furent les créateurs de la Voie de la
Sorcellerie. Les sorciers sont supposés moudre la chair des cadavres,
de préférence d’enfants, en une poudre semblable à du pollen, qu’ils
déposent ensuite dans le hogan des personnes qu’ils veulent faire
périr. Celles-ci présenteraient bientôt des symptômes alarmants,
comme une langue noire et gonflée, des évanouissements, des
syncopes, et finiraient par s’affaiblir jusqu’à mourir d’épuisement.
Les sorciers, hommes ou femmes, sont toujours associés à la mort et
à l’inceste. Une partie de l’initiation à la Voie de la Sorcellerie
consisterait pour le candidat à tuer un de ses enfants ou de ses
proches parents. La cupidité et l’envie motivent largement le sorcier
: on dit qu’il accumule beaucoup de biens précieux en pillant les
tombes. Il peut se déplacer la nuit et apparaître sous la forme de
divers animaux : loups, coyotes, ours, hiboux, renards ou corneilles.
Les sorciers se retrouvent aussi parfois dans des assemblées, qu’un
informateur décrivit comme « seulement de mauvais chants »
(Kluckhohn, 1967 : 25-30).
Kluckhohn donna le nom d’envoûtement à une deuxième
catégorie de la sorcellerie navajo, qui est probablement une
subdivision de la Voie de la Sorcellerie. L’envoûteur n’est ni aussi
terrifiant ni aussi intrinsèquement mauvais que le sorcier. Il
accomplit son œuvre de destruction à distance, au moyen de sorts ou
de charmes spéciaux, en utilisant des résidus de sécrétions
corporelles ou des fragments d’objets personnels de la victime
potentielle, qu’il enfouit dans une tombe ou sous un arbre frappé par
la foudre. Il lance alors son sort et attend que la personne meure. Le
sort peut être psalmodié comme une prière, chanté, ou récité comme
une formule magique, et il n’est pas exclu que des peintures de sable
« malfaisantes » viennent accroître ses effets. On raconte que
souvent, l’envoûteur confec- tionne une ou plusieurs figurines de la
taille d’une poupée, représentant sa victime, auxquelles il fait subir
d’horribles supplices. Richard Van Falkenberg a découvert une de
ces statuettes, sculptée dans du bois de pin, dans une grotte proche
de Lukachukai, avec une perle de turquoise enfoncée dans le cœur.
Non seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les
récoltes et un grand nombre d’autres biens personnels peuvent être
envoûtés de cette manière. Selon certains, des vents spéciaux et des
animaux particuliers, notablement les chiens, seraient également
susceptibles de produire des envoûtements. En faisant secrètement
appel aux jeteurs de sorts, les personnes faibles, dépendantes ou
âgées peuvent menacer, voire éliminer, celles qu’elles jugent trop
puissantes, arrogantes ou tyranniques (Kelly, Lang et Walters,
1972).
La troisième catégorie de sorciers, que l’on pourrait appeler les
magiciens, serait d’après Kluckhohn d’une origine plus récente. Le
magicien projette à l’intérieur de sa victime un objet ou une matière
qui la blesse ou la rend malade. Interrogés sur les « armes » qui
peuvent être ainsi employées par les magiciens, les informateurs de
Kluckhohn ont mentionné les cendres d’un hogan hanté, des perles
ayant appartenu à la personne visée, des éclats d’os ou de dent d’un
cadavre, du sable provenant d’une fourmilière de fourmis rouges,
des morceaux de yucca, des cories1, des piquants de porc-épic, des
poils de cerf, des vibrisses de chat sauvage, ou des fragments de
roches brûlées lors d’une séance de sudation. Les objets sont projetés
dans le corps de la victime au moyen d’une technique appelée «
projection de la graine ». À l’instar des sorciers et des envoûteurs, il
semblerait que les magiciens soient tenus de tuer un enfant ou un
proche parent pour avoir le droit d’être initiés aux secrets de leur art
(Kluckhohn, 1967 : 34-35).
La quatrième catégorie de sorcellerie navajo définie par
Kluckhohn est la Voie de la Perversité. Il pensait qu’il s’agissait de
la combinaison de plusieurs activités maléfiques, dont l’une était
l’emploi de certaines plantes, notamment la datura et le sumac
vénéneux, pour concocter des « philtres d’amour », ou pour garantir
un succès au jeu, à la chasse, ou dans des affaires commerciales. Il
lui donnait le nom de « sorcellerie délirante ». La victime choisie
absorbait sans le savoir une des plantes de la préparation en prenant
sa nourriture, en fumant une cigarette, ou même en recevant un
baiser (le baiser de Judas !). Les prati- quants de la « sorcellerie
délirante » ne s’engageaient pas en principe dans les actions
nettement plus criminelles des autres groupes de sorciers.
La Voie de la Perversité peut aussi être reliée à un chant utilisé
pour guérir les victimes de la « sorcellerie délirante ». Il n’a jamais
été décrit, mais il était réputé efficace non seulement pour les
personnes souffrant d’une atteinte de « sorcellerie délirante », mais
aussi pour les femmes frappées de lubricité. Il avait des liens étroits
avec la Voie du Coyote et la Voie de la Mite. Ses rites incluaient
peut-être l’absorption de datura, ainsi que l’usage de Bâtonnets de
prière et de petites peintures de sable. Il est probablement éteint
aujourd’hui (ibid., p. 36-42).
La bile animale est un antidote spécifique contre la sorcel- lerie.
Les biles d’aigle, d’ours, de couguar et de mouffette sont les plus
fréquemment utilisées, mais on parle également de celles du loup, du
blaireau, du cerf ou du mouton. Un autre antidote puissant est le
maïs pilé, que les Navajos peuvent porter sur eux quand ils ont
l’impression de se trouver dans une zone dangereuse (ibid., p. 47).
La connaissance des cérémonies et la possession de matériel sacré
offrent aussi une protection certaine contre les actes de sorcellerie.
Les chanteurs confirmés, qui maîtrisent bien leur art, se sentent plus
à l’abri que les hommes ordinaires des attaques des sorciers. Mais
les chanteurs, par ailleurs, sont souvent suspectés d’être eux-mêmes
des adeptes de la sorcellerie. Les cérémonies de prières, en
particulier les prières de libération, sont très efficaces contre la
sorcellerie. Les chants de la Voie Malfaisante peuvent être
également utilisés (p. 50-51). Parfois, l’on considère que la guérison
d’une maladie provoquée par la sorcellerie n’est possible que si le
coupable est contraint de se confesser, ou mieux encore s’il meurt.
Autrefois, les personnes accusées de sorcellerie étaient souvent
exécutées, parce que cela paraissait être le seul moyen de sauver la
victime, mais quelquefois une confession était jugée suffisante, à la
suite de laquelle le sorcier était simplement envoyé en exil.
Tout ceci constitue un moyen brutal et spectaculaire de contrôler
l’hostilité excessive. Kluckhohn écrivait à ce sujet : « L’existence de
cette croyance [en la sorcellerie] dans la culture navajo permet
l’expression socialement tolérable de l’agression directe et
substitutive. Elle canalise les manifestations de l’agres- sivité… Je
ne veux pas dire que, étant données la quantité et la nature de
l’agressivité présentes dans la société navajo, la croyance en la
sorcellerie doive nécessairement s’y être développée. Mais
seulement que, dans les conditions évoquées ci-dessus, des formes de
soulagement social doivent obligatoirement exister. Quand d’autres
formes seraient inadaptées, et lorsque les schémas de la sorcellerie
se sont avérés historiquement valables, la croyance en la sorcellerie
est une manière très efficace de soulager non seulement les tensions
communes à toutes les sociétés, mais aussi les tensions propres à la
structure sociale des Navajos. » (1967 : 106.) Bien sûr, de nombreux
innocents, hommes et femmes, suspectés de sorcel- lerie, furent
torturés et exécutés au fil des siècles, non seulement en Europe et
dans les États puritains de l’Est américain, mais également au sein
des tribus indiennes. C’était le prix à payer pour une certaine forme
de régulation des tensions sociales.

Les prières d’exorcisme


Le déplacement social de la colère excessive et de l’agressivité
dans le mode symbolique de la sorcellerie lui donne sa réalité et sa
vitalité. Elle devient ainsi un authentique véhicule du mal et doit être
neutralisée par d’autres systèmes symboliques, les chants, qui au
moyen de symboles peuvent attirer le bien et éloigner — ou
exorciser — le mal.
À l’inverse du dogme chrétien, où les êtres célestes, anges ou
démons par exemple, sont unilatéralement voués au bien ou au mal,
la religion navajo admet des divinités intermédiaires, ambiguës, qui
peuvent être tout aussi bien fastes que néfastes. Certaines, comme
Femme-Changeante, sont presque exclusi- vement bonnes, tandis
que d’autres, tel Tonnerre-Blanc, sont quasiment toujours
destructrices. Coyote, la personnification de la malignité égoïste,
apporte souvent l’énergie et la profonde sagesse permettant
d’intégrer le côté négatif des choses comme un des éléments
nécessaires de la Création. Ce fait est illustré, par exemple, par son
insistance à inclure la mort dans la destinée de l’homme, alors que
les autres Êtres divins étaient partisans de laisser les hommes vivre
pour toujours. Coyote introduit aussi le désordre et le non-sens dans
ce qui pourrait être autrement trop ordonné et dénué de tout imprévu.
Bien que la religion navajo cherche avant tout à intégrer toutes
les choses existantes dans un cadre d’harmonie cosmique, il demeure
toujours un résidu, appelé tcindi, qui ne peut être inclus dans cette
harmonie, et doit être rejeté. Tcindi est associé aux diverses formes
de sorcellerie et d’envoûtement; son expulsion est accomplie par les
prières d’exorcisme. Grâce à la formulation exacte, au mot près, du
texte de la prière, et à des manipulations symboliques soigneusement
contrôlées, la puissance maléfique est subjuguée et soumise à la
volonté de l’homme-médecine. Dans certains types de prières, le mal
est chassé au-delà des limites de la terre et le sorcier est détruit ; dans
d’autres, il est simplement concentré dans un espace limité et
neutralisé par les bénédictions du chanteur. Dans les deux cas,
l’homme- médecine s’identifie au patient dans son combat contre le
mal, et dans pratiquement toutes les prières, il affronte celui-ci dans
une telle proximité qu’il finit presque par s’identifier lui-même à la
puissance malfaisante. Dans quelques prières il va même jusqu’au
bout, jusqu’à l’identification véritable, courant par là le risque de
subir lui-même les effets du mal afin d’en libérer le malade. Le
danger semble plus apparent que réel, mais dans le contexte d’un
système rituel où le mal est le mal, l’affaire est néanmoins des plus
sérieuses.
La première prière que nous allons étudier fut dite par Natani
Tso en août 1969, dans son hogan de cérémonie situé près de Rock
Point. Il venait tout juste d’achever une peinture de sable
représentant quatre divinités du Peuple-Étoile, chacune tenant une
longue flèche dans une main et un grand arc dans l’autre. Les
combinaisons de couleurs de la peinture, reprises dans la prière,
étaient comme des variations sur un thème musical, qui répètent à
maintes reprises les mêmes arrangements de notes en introduisant
chaque fois de légères variantes. Le premier guerrier était bleu
sombre et délinéé de blanc, le deuxième bleu clair avec un contour
jaune, le troisième majoritairement jaune avec une silhouette bleu
sombre, et le quatrième, complétant le thème, était blanc entouré de
bleu sombre. Les couleurs vives, plus masculines, étaient partout
tempérées par des tons tendres, plus féminins. Par le procédé
symbolique de la multi- plication et de la complémentarité des
couleurs, les quatre guerriers formaient un tout dans lequel les
aspects masculins, plus affirmés, contrastaient harmonieusement
avec les aspects féminins, plus effacés. Le fait que les personnages
portaient des armures de silex et brandissaient des armes formidables
rendait leur puissance étonnamment perceptible.
La prière commence par l’évocation de l’Éclair et du Serpent,
qui sont tous deux des puissances du Ciel, pour protéger le patient.

Sur Terre, venant des extrémités des pieds du Grand Serpent,


Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
me protéger ;
Venant de la pointe du genou du Grand Serpent Noir,
Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi ;
Venant des extrémités du corps du Grand Serpent Noir,
Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi ;
Venant des extrémités de la main du Grand Serpent Noir,
Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi ;
Venant des pointes de l’ épaule du Grand Serpent Noir,
Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi ;
Venant des pointes des lèvres du Grand Serpent Noir,
Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi ;
Venant des extrémités de la tête du Grand Serpent Noir,
Le Silex Noir, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi ;
Silex Noir, avec ton Bouclier de cinq doigts autour de moi,
Avec lui maintiens la peur loin de moi,
Maintiens la Chose effrayante loin de moi,
Tiens-là et arrête-là !
Silex Noir, le pouvoir que tu détiens dans ton sac-médecine
À l’endroit où les Serpents Noirs se rencontrent et se croisent,
Érige un Bouclier protecteur devant moi.
Après cela je serai à l’abri derrière lui.
Alors je serai sauf.
Derrière lui, la Chose effrayante ne m’atteindra pas et ne me
prendra pas.
La Chose effrayante ne m’a pas atteint. La peur ne m’a pas touché.
Je suis celui qui est derrière, sauvé de la Chose effrayante. Nous
sommes tous derrière, sauvés de la Chose effrayante. Chacun de
nous, derrière, est sauvé de la Chose effrayante. La peur ne nous a
pas touchés !
La peur ne nous a pas touchés !
Nous sommes sauvés !
Nous sommes sauvés !
Je suis heureux !
Je suis heureux !
Pah !

La première évocation est adressée à la Terre, sur laquelle le


patient se trouve, et où vont se dérouler tous les événements du
drame à venir. La couleur du serpent est soigneusement précisée ;
dans cette section de la prière il est noir, porteur de l’armure de silex
et de l’éclair. Dans les parties suivantes, d’autres couleurs, d’autres
formes et d’autres matières seront utilisées, mais celle-ci est
nettement la plus sombre et la plus violente. Les trois autres sections
deviennent plus claires et moins dramati- quement tendues au fur et
à mesure que le thème est développé.
Le pouvoir est toujours censé être concentré dans les extré-
mités, les parties les plus saillantes du corps de la divinité. De ces
extrémités, il jaillit en rayonnant et entre dans le patient. Le Bouclier
de cinq doigts fait référence à un mouvement des mains passant
alternativement devant et derrière le corps, dessinant de la sorte un
Bouclier protecteur circulaire à l’intérieur duquel le malade peut se
tenir à l’abri.
Dans les dernières lignes de la citation ci-dessus, il est affirmé
triomphalement que le pouvoir magique effrayant qui le visait a
manqué le patient, le laissant sain et sauf. Le « pah » final est une
onomatopée rituelle, exprimant que la peur et le mal qui se
trouvaient à proximité du malade ont été emportés au loin.
La deuxième section de la prière reprend les mêmes énoncés/
formules, mais en faisant appel à des couleurs et à des matières
différentes. Elle débute ainsi :

Sur la Terre, venant des extrémités des pieds du Grand Serpent


Bleu,
Le Silex Bleu, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
me protéger ;
Venant de la pointe du genou du Grand Serpent Bleu,
Le Silex Bleu, réuni à l’Éclair, se dresse comme un Bouclier pour
moi.

La suite parle des extrémités du corps, des mains, des épaules,


des lèvres et de la tête du Grand Serpent Bleu. Dans les deux
sections suivantes, on retrouve les mêmes énumérations dans le
même ordre, mais le Grand Serpent est d’abord jaune, puis blanc.
Ces sections ont un caractère moins âprement combatif que la
première, avec son éclair trouant la noirceur, mais le texte s’y
déploie de la même manière et aboutit à une conclusion identique.
La partie de la prière qui vient ensuite invoque pour le bénéfice
du patient toutes les parties du corps et de l’être du Serpent-
Guerrier. Elle est également divisée en quatre sections, chacune
correspondant à une couleur. Elle commence de cette manière :

Serpent Noir, le pouvoir que tu possèdes dans tes pieds,


C’est ce que nous allons utiliser ;
Le pouvoir que tu possèdes dans tes jambes,
C’est ce que nous allons utiliser ;
Le pouvoir que tu possèdes dans ton corps,
C’est ce que nous allons utiliser ;
Le pouvoir que tu possèdes dans ton cerveau,
C’est ce que nous allons utiliser ;
Le pouvoir que tu possèdes dans ton esprit,
C’est ce que nous allons utiliser…

Sont également évoqués et décrits les pouvoirs présents dans la


Coiffure, l’Arc, la Flèche et le Couteau du Serpent Noir, qui sont
employés pour arrêter la puissance malfaisante, la maintenir à l’écart
à l’aide du Bouclier et sauver le patient.
La même séquence est répétée pour les diverses parties du corps,
de l’esprit et des armes du Grand Serpent Bleu, puis du Serpent
Jaune et enfin du Serpent Blanc. La prière s’achève alors avec la
formule d’exorcisme proprement dite :

Du fin fond de l’Est


Le pouvoir de la Chose maléfique s’est détourné de moi ;
Du fin fond du Nord
Le pouvoir de la Chose maléfique a provoqué lui-même sa chute
vers le Nord.
Une marque sanglante a été laissée, pointant vers le Nord.
Sa tête pointe vers le Nord,

Ses sourcils, ses yeux, sa chevelure, sa bouche, son nombril, son


jet d’urine, sa hanche, ses genoux et ses pieds pointent vers le Nord.

Le pouvoir malfaisant du sorcier a été retourné contre lui et


celui-ci est tombé en direction du Nord, qui pour les Navajos est
Noir et toujours défini comme l’origine du Mal personnifié. Il est
entraîné jusqu’aux limites de la Terre, puis au-delà, dans l’« espace
extérieur », où le Pouvoir malfaisant pénètre en lui et le tue.
Parlant de la prière d’exorcisme navajo, Reichard écrivait : «
L’exorcisme est donc accompli soit à partir d’un espace limité, le
cercle de confusion, en direction de l’extérieur vers l’espace sans
limites, soit à partir d’un espace ouvert en direction d’un cercle de
protection placé sous bonne garde. » (1944 b : 16.) La prière qui
précède illustre la première de ces deux techniques, l’« espace »
mentionné n’étant pas l’espace interstellaire des astronomes, mais
une région mythologique située au-delà des confins connus de la
terre sacrée. Après que le mal a été expulsé et détruit, une ligne est
rituellement tracée afin de l’empêcher de revenir (car il n’est bien
entendu pas totalement mort). Cette ligne, comme on pouvait le
supposer, est fractionnée en multiples de quatre :

Au loin il est parti derrière la première rivière boueuse,


Au loin il est parti derrière la deuxième rivière boueuse,
Au loin il est parti derrière la troisième rivière boueuse,
Au loin il est parti derrière la quatrième rivière boueuse.

Au loin il est parti derrière la première roche rouge,


Au loin il est parti derrière la deuxième roche rouge,
Au loin il est parti derrière la troisième roche rouge,
Au loin il est parti derrière la quatrième roche rouge.

Ces strophes sont répétées deux fois encore, en désignant Quatre


Bâtons Rouges, puis Quatre Nuits sombres. Pour les Navajos, le
Rouge est la couleur du poison, du mal et du danger. Dans cette
partie de la prière sont utilisés les outils symboliques de la
multiplication, comprenant des images complémentaires, des
répétitions croissantes et des symboles de complétude. La prière
continue ensuite de décrire la destruction du maléfice :

Et puis dans le hogan du sorcier,


Dans l’entrée de son hogan,
Dans l’espace entourant son hogan,
Sur les chemins de son hogan, Dans le coin de son hogan,
Dans l’ âtre de son hogan,
À l’arrière de son hogan,
Le pouvoir du sorcier (retourné contre lui) rétrécit son cerveau.
Ses larmes commencent à couler,
Il se courbe.
Il ne peut plus penser,
Il ne peut plus redresser la tête grâce à sa sorcellerie,
Il ne parle pas.

La chose maléfique est alors exorcisée, exilée pour toujours dans


le pays des « gens qui ne bougent pas ». Au-delà des lignes
magiques de protection, elle a été complètement et impitoya-
blement détruite. Un tel châtiment a de quoi donner à réfléchir à tous
ceux qui seraient tentés d’utiliser la sorcellerie à leur profit.
Pour finir, toute chose doit être ramenée à sa place et réintégrée
dans l’harmonie du monde :

La Terre revient en face de lui.


L’espace extérieur revient en face de lui.
Les tournesols reviennent en face de lui.
Le Ciel rouge se dresse devant lui.
Les Montagnes ont regagné leur place.
Les Rochers ont regagné leur place,
Les Arbres ont regagné leur place,
Toute la végétation pousse de nouveau à sa place,
Tout est redevenu beau.
J’ai échappé à la peur.
J’ai échappé à la peur.
Nous sommes tous sauvés !
Nous sommes tous sauvés !
Les dieux me bénissent.
Les dieux me bénissent.
Je suis heureux !
Je suis heureux !
Je suis heureux !
Je suis heureux !

La quadruple répétition finale annonce en principe l’achè-


vement de la prière, mais après un bref instant de réflexion, Natani
Tso rajouta une autre partie, une prière de bénédiction qui ne faisait
plus aucune mention d’une quelconque « chose malfaisante ».

L’identification avec le mal


Une autre prière, dans laquelle l’homme-médecine va encore
plus loin en ne se contentant pas d’affronter le mal, mais en
s’identifiant purement et simplement avec lui, a été recueillie par
Gladys Reichard (1944 b : 59-93). Elle fait partie de la Voie
Malfaisante Mâle du Projectile. Le chanteur invoque délibérément le
mal, le prend symboliquement en lui, puis le chasse (Natani Tso ne
s’aventurait pas jusque-là). C’est l’un des moments les plus
solennels et les plus dangereux de tous les chants, car la moindre
erreur commise pendant son dérou- lement pourrait avoir de
sérieuses conséquences à la fois pour l’homme-médecine et pour le
patient. La prière ne compte pas moins de 399 lignes, et utilise de
nombreuses répétitions crois- santes qui ajoutent à son pouvoir —
mais ne favorisent guère sa lisibilité. En voici quelques extraits :

Tout comme tu es celui dont s’ écartent les nuées du mal,


Que les nuées du mal s’ écartent de moi.
Tout comme tu es celui que redoute le mal,
Que je sois redouté par le mal.
Tout comme tu es celui qui chasse le mal d’un clignement d’œil,
Que je chasse le mal.
Invisible aux armes de la sorcellerie du mal, que je puisse aller.
Tout comme tu es celui qu’ épargne la faiblesse,
Que la faiblesse me quitte pour la même raison.
Tout comme tu es celui que la faiblesse à peine effleure,
Que la faiblesse ne fasse que m’effleurer.
Tout comme tu es celui qui est devenu semblable au mal,
Que je devienne aussi semblable au mal.
(Lignes 201-213.)

L’identification est à ce moment totale, et la fermeté d’esprit et


d’intention est invoquée par le chanteur :

Tout comme tu es celui qui se tient (fermement) à cause d’elle,


Que je me tienne ferme à cause d’elle.
Tout comme tu es celui qui se rétablit en comptant sur elle,
Que je me rétablisse grâce à elle.
(Lignes 214-217.)

S’étant assuré la maîtrise du mal, l’homme-médecine le disperse


alors :

Assurément, ce jour, le pouvoir de toute sorte de mal


Pour un point au-dessus est parti.
À l’opposé il est parti,
Pour un point intérieur il est parti.
Tout est normal de nouveau.
Tout est normal de nouveau.
Assurément, ce jour, puis-je aller et venir à l’aise.
Invisible pour toutes les formes de pouvoirs malfaisants, puis-je
aller et venir.
(Lignes 226-233.)

Cette partie de la prière s’achève sur une bénédiction et une


réaffirmation de l’état de bonne santé désiré :

Garçon Naturel je suis redevenu, dis-je.


Avec la sécurité devant moi je peux aller,
Avec la sécurité derrière moi je peux aller.
(Lignes 236-238.)
Garçon Naturel je suis redevenu.
Toutes ces choses je suis devenu.
Toutes ces choses je suis devenu.
Tout est de nouveau redevenu beau.
Tout est de nouveau redevenu beau.
(Lignes 241-245.)

Peinture de sable de la Terre de l’Esprit Blanc, pour la Voie de la


Bénédiction.
Peinture de sable des Troncs Tournoyants, pour la Voie de la Nuit.

Peinture de sable de l’Émergence, pour la Voie de la Bénédiction.


Peinture de sable de la Terre Blanche, pour la Voie de la
Bénédiction.
Peinture de sable des Êtres Saints et des Bisons, pour la Voie Mâle
du Projectile.
Peinture de sable du Peuple-Serpent, pour la Voie Mâle du
Projectile.

Peinture de sable du Serpent sans Fin, pour la Voie de la Beauté.


Peinture de sable du Ciel Nocturne, pour la Voie de la Grêle.
Peinture de sable des Saints-Hommes et des Oiseaux-Tonnerre, pour
la Voie Mâle du Projectile.

Peinture de sable du Père-Ciel, pour la Voie de la Bénédiction.


Peinture de sable des Premiers Danseurs de la Nuit, pour la Voie de
la Nuit.

Peinture de sable de la Terre-Mère et du Père-Ciel, pour la Voie


Mâle du Projectile.

Les cérémonies d’exorcisme


La Voie de l’Ennemi, qui est l’une des plus importantes
cérémonies d’exorcisme des Navajos, appartenait probablement
autrefois au groupe des chants de Guerre. Elle se différencie des
autres voies par le fait qu’elle peut concerner plus d’un patient à la
fois, et être dirigée conjointement par plusieurs hommes-médecine.
Tenue pendant l’été, elle est utilisée pour combattre les infections
résultant des contacts avec les étrangers (et les monstres) — elle fut
longtemps employée, par exemple, quand les jeunes Navajos étaient
appelés sous les drapeaux et incorporés loin de leur réserve. Le
rituel, qui dure trois jours, commence dans le hogan du patient et se
poursuit les jours suivants dans des endroits différents. Les trois
lieux où il se déroule sont distants les uns des autres d’environ une
journée de cheval. Pendant les temps morts entre les cérémonies, les
participants se distraient en pariant, en racontant des histoires ou en
se faisant des cadeaux (Reichard, 1934 : 233-243). Le symbole le
plus significatif de ce chant est un trophée, repré- sentant le fantôme
de l’ennemi, qui est attaqué et rituellement tué. Autrefois, il
s’agissait le plus souvent du scalp d’un ennemi réel des Navajos,
mais de nos jours le trophée peut n’être qu’un peu de peau ou
quelques cheveux d’un étranger à la tribu.
Le noircissement est aussi l’un des traits caractéristiques les plus
fréquents de la Voie de l’Ennemi. Le patient a la tête enduite d’un
onguent noir, passé en particulier sur son menton et sur son crâne, et
que les membres de l’assistance s’appliquent aussi sur le visage. Son
corps est ensuite frotté avec du suif blanc et recouvert de suie. Un
onguent rouge sert à lui peindre le visage, tandis que son corps est
décoré de taches blanches représentant des étoiles. Ce maquillage
élaboré est nécessaire, dit-on, parce que Tueur-de-Monstres lui-
même se noircissait pour effrayer les horreurs dont il devait
débarrasser la terre. Les étoiles et la couleur noire protègent
également les hommes en les rendant invisibles la nuit, lorsque les
forces du mal sont le plus suscep- tibles de se promener en liberté
(Reichard, 1950 : 627-628).
Le troisième jour, les Danseurs Noirs font leur apparition. Ils
exécutent une danse de la Boue, pendant laquelle ils s’emparent
parfois du patient, le lancent en l’air, puis le couchent face contre
terre dans une vasière. Ceci a pour effet supposé de relâcher
l’emprise que les esprits mauvais ont sur lui. Lorsque le malade a été
ainsi libéré, d’autres spectateurs peuvent être saisis de la même
manière par les danseurs et plongés eux aussi dans la boue, afin que
leurs mauvais esprits malmenés les quittent également.
Au cours de la soirée qui suit cette cérémonie d’exorcisme, une
danse publique est organisée, populairement appelée danse des
Squaws. Les jeunes filles à marier invitent les jeunes hommes à se
joindre à elles dans une ronde. Au bout de plusieurs tours, chaque
cavalier doit offrir à sa partenaire un paiement symbo- lique pour
conserver le privilège de danser avec elle. Ce jeu se poursuit toute la
nuit, avec beaucoup de rires et d’amicales provocations. La danse de
ce genre à laquelle j’assistai moi-même était une fête très détendue, à
l’atmosphère bon enfant. Chacun dansa et chanta pendant des heures
d’affilée, but aussi plus que de raison, chahutant et plaisantant, et les
paris sur les chevaux furent les seuls rituels que je pus observer. De
toute évidence, les fantômes avaient été définitivement vaincus.
La Voie de la Grande Étoile, un autre chant d’exorcisme navajo,
comporte de nombreuses actions rituelles liées au processus de
purification symbolique. Elle dure cinq jours et peut être donnée à
n’importe quel moment de l’année. Natani Tso m’a indiqué de quelle
manière et dans quel ordre sont accomplis ses principaux rites.
Le premier soir, puis ensuite chaque soir jusqu’à la fin du chant,
a lieu un rituel de dénouement, appelé wohltrahd, utilisant des
touffes d’herbes liées par des fils de laine. Au moment où ces touffes
sont appliquées en divers endroits du corps du malade, elles sont
déliées, et le patient est libéré de sa maladie comme les herbes de
leurs liens.
Le premier matin, un feu est allumé selon le procédé tradi-
tionnel de frottement ; il doit être entretenu et continuer de brûler
pendant toute la durée du chant. Après cela, les rituels sont chaque
jour pratiquement les mêmes. À la suite d’une séance de sudation et
d’absorption d’émétiques a lieu le tse-panse, ou rite des Cerceaux,
au cours duquel le patient s’avance jusqu’au hogan de cérémonie le
long d’un chemin initiatique, en arrivant de l’Est le premier jour et
des trois autres directions les jours suivants. Il porte des ceintures et
un bracelet en griffe d’ours, un duvet de prière est fiché dans ses
cheveux, et il tient un Bâtonnet de prière à la main, tandis que
l’homme-médecine l’accompagne en psalmodiant des prières et des
mélopées. Chemin faisant, il enjambe quatre petits monticules de
terre, symbolisant les Quatre Montagnes Sacrées, et passe à travers
cinq Cerceaux de transformation. Le Premier Cerceau, en bois de
chêne tendre, est Noir; le Deuxième, en bois d’arbineau, est Bleu ; le
Troisième, en chêne dur, est Jaune ; le Quatrième, en bois de cèdre,
est Blanc ; et le Cinquième est en bois de rose rouge. Le patient
porte sur la tête un linge de coton blanc : lorsqu’il franchit le premier
cerceau, le linge est abaissé jusqu’à son menton, puis de plus en plus
bas à chaque passage d’un nouveau cerceau, si bien qu’après le
cerceau rouge il l’aban- donne derrière lui comme une vieille peau,
symbolisant par ce geste la mue qui permet sa renaissance.
Vient ensuite le rite de l’Habit d’Épicéa, lors duquel une longue
corde de fibre de yucca, à laquelle sont accrochées des branches
d’épicea, est enroulée autour du corps du malade. Son visage est
recouvert de rameaux d’épicea, et des Plantes sacrées sont attachées
au sommet de sa tête. L’« Habit » est alors découpé avec une lame
de silex, libérant une fois de plus symbo- liquement le patient de
l’enchevêtrement du mal.
En fin d’après-midi, une peinture de sable est réalisée, repré-
sentant le plus souvent Homme-Grande-Étoile ou des membres du
Peuple-Étoile. À une heure précise de la nuit, lorsque la Lune et les
étoiles occupent la bonne position dans le ciel, le malade s’assied sur
la peinture. L’homme-médecine se met alors à prier, en décochant
au-dessus de sa tête des flèches minuscules, lancées avec un arc
minuscule, destinées à mettre en fuite les fantômes. Lors de la
dernière nuit, le corps du patient est noirci, et il demeure assis sur la
peinture de sable jusqu’à l’aube, qui marque la fin du chant.

Le mythe de la Grande Étoile


La signification de ces rites sera sans doute plus aisée à
comprendre si j’inclue ici une partie du mythe de la Voie de la
Grande Étoile, qui m’a été racontée par Natani Tso en 1969. Il s’agit
d’une version abrégée, mais elle s’accorde dans ses grandes lignes
avec le mythe recueilli par Mary Wheelwright auprès de Yuinth-nezi
en 1933 (McAllester, 1956 : 3-55). Tout comme les rêves, les
mythes peuvent être interprétés à de nombreux niveaux : celui-ci met
l’accent sur le conflit entre la nature héroïque de l’homme, définie
par sa soif d’accomplissement spirituel, et sa nature de « coyote »
(son ombre), essentiellement manifestée par sa concupiscence et sa
paresse. L’identité cachée de ces deux natures est révélée plus tard
au cours du mythe, dans lequel est relatée l’histoire du Héros
Blaireau, qui monte jusqu’au Ciel, obtient la Connaissance et les
Pouvoirs du chant de la Grande Étoile, puis revient sur la Terre pour
en faire bénéficier ses habitants.

Blaireau fut celui qui initia ce chant. Coyote vint le voir et lui dit
: « Viens, montons au sommet de ces falaises. Il y a des aigles là-
haut. » Coyote était intéressé par la femme de Blaireau et voulait
jouer un bon tour à celui-ci. Il le persuada d’esca- lader une falaise
pendant que lui-même restait en bas. Quand Blaireau atteignit le
sommet, il ne découvrit aucun nid d’aigle, seulement des sauterelles.

Coyote fait appel à l’appétit matériel de Blaireau pour l’entraîner


dans cette dangereuse ascension, dont le résultat est une « inflation »
presque fatale. Ce n’est donc nullement une aspiration spirituelle qui
pousse notre héros à entreprendre sa quête.
Tandis que Blaireau se trouvait au sommet de la butte, Coyote
souffla sur sa base à partir de chacune des Quatre Directions. La
butte se mit à grandir démesurément, jusqu’à ce qu’elle ait
pratiquement atteint le Ciel, puis s’arrêta. Blaireau dut y demeurer
quatre nuits. Il n’y avait rien à boire ni à manger. Je ne sais pas ce
qu’il fit.

Coyote accentue « l’inflation ». Il veut se débarrasser de Blaireau


afin de pouvoir avoir une relation sexuelle illicite avec sa femme.
Mais dans le même temps, cette « inflation » accrue rapproche
considérablement le Héros de son objectif spirituel.

Quatre Serpents-Coureurs aperçurent Blaireau du haut du Ciel.


Ces serpents étaient des Êtres Saints. Ils étaient comme des
sentinelles à l’entrée du Monde Supérieur. Les [autres] Êtres Saints
leur dirent d’aller chercher Blaireau et de le ramener avec Eux. Ils
descendirent donc jusqu’à la falaise, formèrent un filet en
s’entrecroisant et emportèrent Blaireau dans le Ciel. À cette époque,
Blaireau était une personne, tout comme Coyote et les Serpents-
Coureurs. Les Serpents étaient des sortes de Gardiens du Monde
Supérieur.

Dans le monde céleste des Navajos, le Peuple-Serpent est


étroitement associé au Peuple-Étoile. Ces Serpents veillant au
firmament ont peut-être la même origine que les Oiseaux- Tonnerre
chez d’autres tribus indiennes, ou que le Serpent Ailé de la
mythologie mexicaine. Leur lien avec le Ciel vient en partie du fait
que, lorsqu’ils se faufilent rapidement dans l’herbe, leur corps
évoque le zigzag d’un éclair. Ceux dont il s’agit ici sont sous
contrôle rituel, et ils font accomplir au héros en position « d’inflation
» les premiers pas de son voyage initiatique.

Lorsqu’il atteignit le Monde Supérieur, Blaireau constata que les


êtres qui y vivaient formaient une communauté. Ils lui donnèrent de
la viande de cerf à manger, et il leur parla de lui-même, leur
racontant toute sa vie. Le Peuple-Étoile lui enseigna alors un savoir
secret concernant les morts. Il demeura dans le Ciel durant quatre
ans, étudiant les différentes subdivi- sions de la Voie de la Grande
Étoile jusqu’à ce qu’il les connaisse toutes à la perfection. Puis on
lui ordonna de rentrer chez lui, en rapportant ses nouvelles
connaissances à son peuple.

Cette partie du mythe a été considérablement réduite par Natani


Tso, soit parce qu’il n’en connaissait pas lui-même les détails, soit
parce qu’il ne souhaitait pas les révéler en raison du caractère sacré
de cet enseignement.
Selon d’autres versions, il y avait dans le monde supérieur deux
Cercles concentriques d’habitations, formés chacun de Quatre
Maisons placées dans les Quatre Directions. Le Cercle intérieur était
celui du Peuple-Oiseau, le Cercle extérieur celui des Êtres les plus
puissants, le Peuple-Étoile. Celui-ci se montra très amical avec
Blaireau, lui donnant de nombreux conseils utiles — qu’il
s’empressa d’ailleurs de ne pas suivre. Néanmoins, en ignorant ces
avertissements, il fut capable d’acquérir les pouvoirs qui lui
permirent d’apprendre la Voie de la Grande Étoile. Ainsi l’avait-on
prévenu de ne pas s’approcher de l’endroit où se trouvait le trou par
lequel on pouvait regagner la terre. Il s’y rendit cependant, parce
qu’il mourait d’envie de la voir. Alors le troglodyte des rochers
laissa choir sur sa tête une grosse roche qui le cloua au sol. Ses amis
du Peuple- Étoile s’aperçurent de sa disparition, le cherchèrent et
finirent par le découvrir sous la roche, mais elle était trop lourde et
ils ne parvinrent pas à la déplacer. Ils capturèrent le troglodyte,
refusant de le libérer tant qu’il n’aurait pas soulevé la pierre. Il y
consentit, mais à la condition de pouvoir enseigner à Blaireau trois
des mélopées du chant.
Il est vraisemblable que les troglodytes, tout comme d’autres
créatures liées à la Terre — abeilles, guêpes (Vents-De-La-Main-
Gauche) — représentent dans le mythe les forces qui rattachent le
Héros à la Terre. Ces créatures minuscules, mais tenaces, le
détournent sans cesse de sa quête spirituelle, et doivent en
conséquence être neutralisées. C’est pourquoi Blaireau aida les
Aigles à vaincre le Peuple-Abeille, le Peuple-Faucon à défaire les
Guêpes puis à faire la paix avec le Peuple-Troglodyte, et finalement
les Aigles à battre les Vents-de-la-Main-Gauche. Après ces exploits,
le Peuple-Étoile le considéra comme un authentique héros, et
commença à lui enseigner les rituels de la Voie de la Grande Étoile.

Les Serpents-Coureurs s’entrecroisèrent de nouveau et le


déposèrent à l’endroit où il avait vécu auparavant. Puis ils dispa-
rurent dans le Ciel. Il était parti depuis quatre ans, et sa maison était
maintenant abandonnée. Il découvrit le tisonnier derrière la porte,
qui lui parla et lui apprit que Coyote était venu et avait emmené sa
famille en direction de l’Est. Il se dirigea donc vers l’Est, où il
trouva une autre cabane en ruines, dont le tisonnier l’informa que sa
famille et Coyote avaient vécu ici un an avant de repartir de nouveau
vers l’Est. La même mésaventure lui survint à quatre reprises.

Pendant que le Héros était au loin, accomplissant sa mission


spirituelle, sa nature de Coyote était restée chez lui, remplissant ses
devoirs d’époux et de père.

Lorsqu’il atteignit la quatrième cabane, il y trouva sa femme et


ses enfants dans un état pitoyable. Il s’adressa à ses enfants, mais
après quatre années d’absence, ceux-ci ne furent même plus capables
de le reconnaître. Il leur donna de la viande de cerf qu’il avait
rapportée de chez les Êtres Saints. Il entendit ensuite Coyote hurler à
l’extérieur et vit qu’il revenait avec un vieux sac pouilleux contenant
un lapin. Coyote traita les enfants de Blaireau de mendiants, et leur
intima l’ordre de sortir à sa rencontre afin de l’accueillir comme il se
devait. Puis il atteignit l’entrée du logis et s’aperçut qu’ils étaient
avec leur père.

Une nouvelle fois, le Héros et Coyote se retrouvent face à face.


Mais cette fois, le Héros a été transformé et a désormais son propre
centre spirituel, ce qui met sa nature de Coyote dans une position
nettement désavantageuse.

Quand il pénétra dans la hutte, il vit que Blaireau avait une belle
pièce de viande de cerf, bien meilleure que le lapin décharné qu’il
avait lui-même rapporté. Il dit : « Cousin, donne-m’en un morceau. »
Blaireau obtempéra, mais en intro- duisant discrètement dans la
viande une petite étoile du monde céleste, que Coyote avala avec le
reste. Aussitôt après, il sortit précipitamment de la maison. On
l’entendit courir tout autour, puis le bruit de ses pas cessa
brusquement. Coyote s’était tout simplement effondré à cause du
morceau d’étoile à l’intérieur de lui. Blaireau sortit à son tour et vit
qu’il était mort. L’étoile brûlait dans sa gorge. Quand Blaireau revint
dans la maison, il réalisa que sa femme était malade d’avoir dû vivre
avec Coyote. Il pratiqua donc sur elle la Voie Malfaisante (de la
Grande Étoile), et elle se rétablit. C’est à cette occasion que la Voie
Malfaisante fut utilisée pour la première fois.

Le principe héroïque triomphe, et le voleur-tricheur, victime de


sa propre avidité, ne peut assimiler la substance spirituelle émanant
du Peuple-Étoile. Ses plans sont pris en défaut, mais il va néanmoins
survivre et poursuivre ses intrigues.

Pendant ce temps, une petite chenille géomètre arriva et traîna le


cadavre de Coyote derrière elle en direction du Nord. C’est pourquoi
les prières de la Voie Malfaisante sont toujours dirigées vers le
Nord. Afin d’aider son épouse à reprendre des forces, Blaireau sortit
cueillir des baies et des herbes. Tandis qu’il cherchait ces plantes, la
peau de Coyote lui tomba bruta- lement dessus. C’était bien Coyote
de nouveau, et il désirait toujours cette femme.

Là où la concupiscence est en cause, Coyote ne renonce jamais.


Mais dans cette partie du mythe, son identité, jusqu’alors passée
sous silence, est révélée : le héros est Coyote, et même s’il a
surmonté avec succès les épreuves spirituelles qui lui ont été
imposées, sa nature originelle de tricheur avide n’est jamais bien
loin.
Ses yeux ne pouvaient plus rien voir, parce que la peau les
recouvrait. En avançant à l’aveuglette, il se heurta à quatre sortes
d’arbustes. Il demeura une nuit près de chacun d’eux, et plus tard ce
fut le bois de ces arbustes qui fut utilisé pour confectionner les
cercles du rite des Cerceaux. Finalement, un yucca-baïonnette fit des
trous dans sa peau. Après quatre nuits passées dans les buissons,
Blaireau pria Grande-Mouche d’aller informer Garçon-Sacré de ce
qui lui était arrivé. Il demanda que deux membres du Peuple-Étoile
soient envoyés à son aide. Ils vinrent et organisèrent une cérémonie
spéciale de guérison avec cinq grands Cerceaux, un pour chaque
Direction. Lorsque Blaireau rampa à travers le dernier Cerceau, la
peau de Coyote se détacha de lui. C’est pourquoi, dans nos
cérémonies, le patient porte un habit blanc et le laisse tomber au
moment où il franchit le cinquième Cerceau. C’est ainsi que la Voie-
Malfaisante-de- la-Grande-Étoile a commencé. Les Étoiles ont
accompli cette cérémonie particulière qui a aidé Blaireau à se
débarrasser de la peau de Coyote. C’est le sens des prières, du
premier au dernier jour. Ce chant est destiné aux gens qui souffrent
de la gorge, ou qui ont la gorge enflammée, comme Coyote après
avoir avalé l’étoile. Et aussi à ceux qui ont perdu la vue, comme
quand la peau de Coyote recouvrait les yeux de Blaireau. Ou encore
à ceux qui tombent malades et maigrissent, comme la femme de
Blaireau pour avoir trop longtemps vécu avec Coyote. Coyote est
vraiment mauvais. Il est toujours en train de tramer quelque chose.
Je ne sais pas où il va chercher tout ça. Dans le cas de la femme de
Blaireau, il n’était intéressé que par le sexe. C’est de cette manière
que la Voie de la Grande Étoile a commencé. Il s’agit vraiment de la
Voie Malfaisante. Je n’en connais pas plus à son sujet.
À l’occasion de ses affrontements avec sa propre nature de
Coyote, le Héros est contraint d’entreprendre un voyage jusqu’à un
plan supérieur et là, par son refus de tenir compte des avertis-
sements qui lui sont donnés, il crée en lui-même un nouvel ordre
psychique. Ayant développé ses nouveaux pouvoirs, il doit
néanmoins encore subir une transformation sur la terre. Il lui faut
établir de nouvelles relations avec son épouse, qui deviendra elle-
même par la suite une femme-médecine. Comme à l’issue de
presque tous les mythes, après que le Héros a enseigné à sa famille
ses connaissances rituelles récemment acquises, il ne lui est plus
possible de rester sur terre. Il doit impérativement rejoindre les Êtres
Saints, avec lesquels il est désormais trop familier. Il devient en
quelque sorte un sauveur, qui sacrifie sa vie terrestre pour le bien de
ses proches.
Dans un commentaire sur le mythe de la Grande Étoile,
McAllester écrit : « Le Peuple-Étoile rappelle qu’il doit toujours y
avoir trois sortes d’humains, les Hommes-Serpents, les Hommes-
Coyotes et les Hommes-Étoiles, et que du mélange de ces classes ne
peuvent résulter que des problèmes et des compli- cations. Ici, les
trois formes d’énergie vitale sont clairement définies, et l’on réalise,
en fin de compte, que c’est là la signi- fication profonde de tout le
mythe. Le Serpent est l’éveil, le Coyote l’animalité présente dans
l’homme, et l’Étoile sa spiri- tualité. » (1956 : 86.)

Coyote
Ainsi que Natani Tso le fait remarquer à la fin de son récit,
Coyote est le symbole même du tricheur, de celui qui trame ou
complote toujours quelque chose pour en tirer bénéfice — un
personnage archétypal que Jung, à la suite des ethnologues
américains, a appelé le trickster (le « joueur de tours »). Paul Radin
(1956) a montré que le cycle du trickster est l’un des cycles
mythologiques les plus anciens et les plus répandus parmi les tribus
indiennes. Les traits les plus primitifs du trickster sont d’être
excessivement cupide et vorace, entièrement dominé par ses
appétits, et éternellement vagabond. Il n’a pas d’autre but dans la vie
que de semer le trouble partout où il passe, et pourtant, dans la
mythologie navajo, ce fut Coyote qui déroba le feu à Dieu-Noir et
l’apporta à Premier-Homme et à Première- Femme. Capable de
contrôler le Soleil et les processus essentiels de la vie, il présida à la
naissance de la sexualité génitale et de la procréation. Il vola
l’Enfant de Monstre-de-l’Eau et provoqua le Déluge, mais il est
aussi lié à la fertilité et à une certaine forme de sagesse pratique.
Dans les mythes qui ont inspiré les chants, Coyote a une attitude
nettement hostile à l’égard des person- nages héroïques, mais c’est
souvent son opposition même qui les amène malgré eux à
entreprendre leur quête spirituelle. Le Héros découvre le sens, mais
Coyote a la vitalité qui lui permet de donner chair et vie à ce sens.
Une caractéristique plus intéressante de Coyote, son rapport à la
mort, apparaît dans un autre récit de Natani Tso :
Au commencement, quand les Navajos émergèrent des mondes
inférieurs dans le monde actuel, la première mort se produisit… La
personne redescendit en bas. Les gens répan- dirent des cendres afin
que cela soit désormais tabou, pour que d’autres ne risquent pas de
devenir des esprits ou des fantômes. Lorsqu’on lui demanda : «
Qu’arrive-t-il aux Navajos quand ils meurent? » il répondit : «
L’esprit revient à la première mort, en bas, là où il est lié avec l’
émergence des premiers mondes. À cette époque, Première-Mort a
dit : “Je serai là, en dessous, descendez, revenez vers moi.” Le
corps se décompose, devient un squelette, mais il y a un esprit qui
retourne à Première-Mort. »
Lorsqu’on lui demanda : « Première-Mort est-elle une personne
? » il répondit : « Première-Mort était une femme. Depuis ce temps,
au lieu de la vie sans fin, il y a eu la mort. Il a été décidé qu’ il
devait y avoir la mort, parce que la naissance serait elle aussi sans
fin. Les gens meurent donc de vieillesse, et Première-Mort les attend
en bas. “Ne soyez pas effrayés, descendez avec moi”, leur dit-elle.
Elle est le chef des morts, leur reine. »
Lorsqu’on lui demanda : « Coyote joue-t-il un rôle dans tout ceci
? » il répondit : « Oui, quand tout a été bien réglé, il s’est dressé
brusquement. Il a dit que si quelqu’un était en train de se promener
et mourait brusquement, il en ferait son repas. “Après que
Première-Mort aura eu sa part, je prendrai ce que je veux, c’est-à-
dire le meilleur. Je serai entre la mort et la vie. Cette part me
revient. Je mangerai la chair qui se trouve entre la mort et la vie
sans fin.” »

Coyote est l’un des personnages les plus énigmatiques de la


mythologie nord-américaine ; néanmoins, en tant que trickster, il a
des équivalents partout. Chez les Winnebagos, il est Wakdjunkaga,
le Rusé. Sur la côte Nord-Ouest, il est Raven (Corbeau), qui est
également associé à la Création, a des appétits insatiables et obtient
tout ce qu’il veut par la violence et la fourberie. Chez les Sioux
oglalas, il est Spider (Araignée), la progéniture du Rocher. Dans
l’Est, il est représenté par son cousin, Fox (Renard), qui provoque
des troubles mentaux, séduit les jeunes hommes et les jeunes filles et
ensorcelle les gens en leur faisant perdre la mémoire afin qu’ils
tombent en son pouvoir. Il a été comparé au fauteur de désordres
Loki dans la mythologie nordique, à Maui dans la mythologie
polyné- sienne, à Hermès-Mercure dans la mythologie gréco-
romaine, mais il est beaucoup plus cru, plus animal, plus érotique,
plus franchement ambigu que chacune de ces divinités. Il est très
difficile à l’intellect rationnel de l’appréhender, mais il ravit
l’imagination. Une fois que son image lubrique de trompeur
infatigablement à l’œuvre a été perçue par l’œil intérieur, elle ne
quitte plus l’esprit. Chacun peut facilement se reconnaître en lui,
guettant aux frontières de l’obscurité, blessé par la lumière, haïssant
le héros pour ses accomplissements glorieux, mais en même temps
attiré par son éclat. Coyote est l’animal qui, au travers de ses
douloureuses traversées des matrices successives de la Terre, est
devenu partiellement divin.
Dans ses commentaires sur le mythe du trickster, Jung écrivait :
« Si à la fin du mythe du trickster le sauveur est entr’aperçu, cette
prémonition réconfortante ou cet espoir signifie qu’une calamité de
quelque sorte s’est produite et a été consciemment assimilée… Dans
l’ histoire des collectivités, comme dans celle des individus, tout
dépend du développement de la conscience. Celui-ci amène la
libération progressive de l’emprisonnement dans l’ incons- cient, et
apporte de ce fait aussi bien la lumière que la guérison. » (1959 :
271.) Coyote joue un rôle décisif dans ce processus de libération : il
oblige le héros à devenir conscient. Aucun des deux partenaires ne
saurait exister sans l’autre. Ce sont les deux grands adversaires
symboliques de toutes les mythologies, chacun s’opposant et
s’annulant dans l’autre. Et pourtant dans l’espoir, jamais vain, de
leur réconciliation résident tous les espoirs de complétude et de
progrès de l’humanité.

1. Cories : petits coquillages recueillis sur la côte ouest des U.S.A.


8
Mort et renaissance : le processus du
renouvellement
La mort suivie d’une renaissance symbolise dans les mythes un
événement psychique particulier : la perte du contrôle conscient de
soi et la soumission à des matériaux symboliques surgis de
l’inconscient. Ce passage est toujours vécu comme un grand
sacrifice, comme la mort à soit, à son ego. De tous les processus de
base de la guérison symbolique, c’est celui qui est le plus
étroitement associé à la maturation et à la croissance. Le
développement de la personnalité est habituellement perçu comme
cumulatif, une expansion progressive dans le temps au fur et à
mesure que la conscience acquiert de l’expérience et de la sagesse.
Mais souvent cette expansion se révèle un jour n’avoir été que la
poursuite d’idéaux illusoires. On assiste alors à un arrêt brutal de la
croissance, marqué par une dépression où tout ce qui avait
auparavant de la valeur est brusquement remis en cause, ou bien,
plus sévèrement, à l’apparition de graves troubles physiques. À ce
stade, aucune demi-mesure ne peut être efficace : une transformation
complète est nécessaire pour que soit assurée la survie de l’individu.
À l’instar du soleil, le vieil ego doit se préparer à plonger dans les
ténèbres du monde souterrain inconscient, afin de s’y régénérer en
vue d’une nouvelle aube.
Le processus symbolique de mort-renaissance se rencontre
chaque fois qu’une crise existentielle profonde nécessite des rites de
transformation, par lesquels l’énergie psychique de vieux schémas
de pensée usés est reportée sur des schémas nouveaux plus
fonctionnels. Les rites de guérison représentent un des aspects de
cette transformation, les rites de passage en constituent un autre.
Parmi ces derniers figurent les cérémonies tribales traditionnelles
d’initiation, avec leurs épreuves et leurs rituels destinés à faire
accéder les jeunes gens au statut de membres de plein droit de la
collectivité. On y trouve également les initiations à des cultes
particuliers, aux religions à mystères et aux sociétés secrètes. Même
les symboles associés aux rites funéraires dépeignent la mort comme
la préparation à une nouvelle naissance.
Les initiations et les rituels de guérison des chamans sibériens,
par exemple, présentent le même symbolisme mort- renaissance que
celui que l’on rencontre dans les mythes et les prières navajos. Les
chamans vivaient ces expériences symbo- liques dans un état de
transe extatique et les ressentaient comme réelles. Chez les
Toungouzes, le futur chaman était supposé être percé de flèches
jusqu’à ce qu’il perde conscience ou meure. Ses ancêtres ouvraient
alors son corps et en sortaient les os un à un pour les compter. Il ne
devenait un chaman que si le compte était bon. Chez les Bouriates,
une autre tribu sibérienne, l’initié était censé être dépecé avec un
couteau, à la suite de quoi sa chair et ses organes, découpés, étaient
cuits dans une marmite.
Mircea Eliade résume ces divers scénarios de la manière suivante
: « En premier lieu, torture entre les mains de démons ou d’esprits,
qui jouent le rôle de maîtres-initiateurs ; deuxièmement, mort
rituelle, vécue par le candidat comme une descente aux enfers ou
une montée au ciel ; troisièmement, résurrection du candidat, l’
introduisant à un nouveau mode d’ être — le mode d’ être de l’“
homme consacré”, c’est-à-dire désormais capable de commu-
niquer personnellement avec les dieux, les démons ou les esprits. »
(1958 : 91.) Lorsque le chaman a démontré sa capacité à mourir et à
renaître de ses cendres, il est dès lors en mesure d’accomplir la
même chose au bénéfice d’une personne malade. Il peut soit faire
lui-même, en état de transe, le voyage surnaturel nécessaire pour
guérir le patient, comme c’était habituellement le cas en Sibérie, soit
accompagner ce dernier tout au long d’un voyage symbolique, basé
sur des images, des mythes et des prières.
Parmi les mythes navajos, l’équivalent le plus proche de ces
pratiques chamaniques est le processus de guérison du Monstre du
Gila, qui symbolise le pouvoir de guérir acquis par l’homme-
médecine. Il est décrit dans le mythe de la Voie du Silex ; je
reprends ici un extrait de la traduction originale de Berard Haile
(1943 a). Cette partie, rappelant le mythe de la Voie de la Grêle,
débute après que Tonnerre-Blanc, furieux que le héros ait séduit son
épouse, l’a « mis en pièces au-delà de toute possibilité d’
identification ». La famille et les amis de la victime font alors appel
au Monstre du Gila, la seule créature capable, selon eux, de le
reconstituer et de lui rendre la vie.

Grande-Mouche, qui garde la porte du Monstre du Gila, les


informe que celui-ci sait ce qu’il faut faire. Des offrandes lui sont
apportées à quatre reprises, avec un paquet supplé- mentaire à
chaque nouvelle tentative. Au grand désespoir de la famille, elles
sont ignorées jusqu’à ce que Grande-Mouche explique comment
elles doivent être préparées et présentées. Bien qu’ayant des
soupçons sur l’identité de la personne qui a révélé le secret de son
sacrifice, le Monstre du Gila accepte et fume enfin le tabac qui lui
est offert. Toutefois, bien qu’on le presse d’intervenir au plus vite, il
prend tout son temps pour se rendre sur les lieux de la cérémonie,
tandis que les parents du Héros se lamentent, minés par le chagrin et
craignant qu’il ne puisse pas ramener leur fils à la vie.
La méthode du Monstre du Gila consiste à se faire couper en
morceaux d’abord, puis reconstituer et ramener à la vie, afin de
donner un exemple de sa capacité à guérir le Héros. Après que les
différentes parties de son corps ont été éparpillées et rassemblées, le
Vent les parcourt pour leur rendre le souffle vital, le Soleil les éclaire
pour que les yeux du Héros clignent de nouveau, et finalement les
Deux Poches d’Agate du Monstre du Gila marchent rituellement sur
le corps reconstruit, et il revient à la vie.

Ayant démontré sur lui-même son pouvoir de reconstituer les


corps après qu’ils ont été démembrés, le Monstre du Gila, à l’instar
des chamans sibériens, est maintenant prêt à faire un travail
identique avec son patient.

Les diverses parties du corps du Héros sont recueillies et remises


en place. Son sang est récolté par les fourmis, ses nerfs replacés par
les araignées, ses yeux et ses oreilles par le Soleil, son corps et sa
chevelure par la Lune et le Peuple-Obscurité, son visage par le
Peuple-Aube, son esprit par Dieu-Qui-Parle et Garçon-Pollen, et ses
« moyens de locomotion » par Fille- Coléoptère. La participation de
Tonnerre est ensuite nécessaire, et après avoir reçu les offrandes
appropriées, celui-ci crée un orage, similaire à celui qui avait
primitivement détruit le Héros, et par lequel ce dernier revient cette
fois à la vie. Pour finir, Soleil rétablit ses oreilles et remet en place
ses nerfs optiques, le Peuple-Vent leur rend leur mobilité, et il est
ramené chez lui sur un brancard préparé par le Peuple-Araignée et le
Peuple- Oiseau. Des mélopées de guérison sont psamoldiées pendant
toute la durée de ces opérations.

Dans une partie ultérieure du mythe, les spectateurs eux-mêmes


sont mis en pièces par des Oiseaux dansants, mais le Monstre du
Gila parvient à les sauver lors d’un rite de guérison collectif. Puis il
fait tomber du ciel une pluie de Silex qui anéantit les Oiseaux
destructeurs, et la cérémonie s’achève pour le plus grand bien de
tous.

La Quête du Héros
La plus haute expression du symbolisme mort-renaissance est la
transformation du Héros, ou Sauveur, qui aboutit à l’inté- gration
souhaitée de l’humain et du divin. Tous les héros sont différents ; ils
sont les produits de la culture dans laquelle ils apparaissent, et sont
marqués par les caractéristiques et les idiosyncrasies de cette culture.
Mais leurs histoires présentent des traits communs sous-jacents,
reflétant l’expérience de lui-même que tout homme connaît dans la
réalité intérieure de sa vie psychique, où il entend l’appel de
l’aventure et se met en quête dans l’obscurité pour combattre,
vaincre et conquérir un grand trésor, qu’il rapporte ensuite pour le
bénéfice de tous.
Le héros fondateur est exemplaire pour la culture qu’il repré-
sente, mais il n’en constitue pas la norme. Ceci est particuliè- rement
évident lorsqu’on examine les mythes traditionnels du christianisme.
Le Christ est une image idéale, celle du Héros- Rédempteur, mais
celle-ci s’applique à l’homme intérieur, non à l’homme du commun.
De la même manière, le Héros navajo est un paradigme pour sa
culture, mais nullement un modèle applicable dans la vie
quotidienne des Dinéhé ordinaires.
Chaque mythe navajo a son ou ses propres héros — des héroïnes
dans deux des cas qui nous sont connus — et les tribu- lations de
chacun d’entre eux sont légèrement différentes. Les prototypes de
tous ces Héros sont les Jumeaux-Guerriers, Tueur- de-Monstres et
Enfant-de-l’Eau (ou Enfant-Né-de-l’Eau). Ils partent à la recherche
de leur Père-Soleil afin d’obtenir de lui le pouvoir de débarrasser la
Terre de ses monstres et d’y instaurer la culture navajo. Il existe de
nombreuses versions du mythe : celle que j’utilise dans cet ouvrage a
été recueillie par Maud Oakes (1943) auprès de l’homme-médecine
Jeff King.
Ce mythe est pratiquement universel par la portée de son
symbolisme. Il peut être aisément compris comme un voyage
archétypique jusqu’au centre de la source, représentée par le Soleil,
pour acquérir la puissance et la bénédiction nécessaires pour
affronter les démons qui hantent le monde psychique intérieur de
l’homme. J’en rappelle ici, en les résumant, les détails les plus
caractéristiques :

Femme-Changeante vivait seule dans un hogan, mais elle


souffrait de sa solitude. Un jour, elle sortit se promener, s’assit au
soleil et s’endormit. Quand elle se réveilla, elle eut l’impression
étrange que quelqu’un s’était trouvé auprès d’elle pendant son
sommeil. Deux jours plus tard, elle donna naissance à un enfant de
sexe mâle. Elle creusa un trou près du foyer de son hogan et l’y
cacha. Puis, souhaitant se laver, elle alla se placer sous l’eau qui
coulait d’une corniche. Deux autres jours plus tard, elle mit au
monde un second garçon. Elle éleva les deux enfants ensemble, les
protégeant des Géants et des Monstres qui voulaient les tuer. Ils
grandirent très vite, et à l’âge de douze ans ils furent prêts pour leur
grande aventure. Ils partirent à la recherche de leur Père.

La plupart des Héros des chants navajos sont nés de parents


ordinaires, mais l’origine des Jumeaux-Guerriers est proprement
extraordinaire. Leur Mère, la déité de la Terre Femme-Changeante,
est fécondée de Lumière et d’Eau par le Père-Soleil. L’enfance des
Héros se déroule dans des conditions humbles, périlleuses, et ils
doivent impérativement retrouver leur père pour faire reconnaître
leur hérédité céleste, leurs droits de naissance.

Lors de leur voyage, ils durent franchir un grand nombre de


difficiles obstacles. Le premier fut Garçon-Dune, qui attrapait les
voyageurs et les faisait périr en les enfouissant dans le sable. Ils se
tinrent sur des puits jaillissants et prièrent le monstre de les épargner.
N’ayant jamais été interpellé de la sorte auparavant, il les laissa
passer.
Ils arrivèrent ensuite près d’une vieille femme portant un ballot.
C’était Femme-Vieil-Âge. Surprise de les rencontrer en un lieu que
les hommes s’abstiennent généralement de fréquenter
volontairement, elle leur conseilla de ne pas suivre son chemin. Mais
ils ignorèrent sa mise en garde, s’engagèrent sur la piste et devinrent
rapidement vieux et décrépits. Prenant pitié d’eux, la vieille femme
revint sur ses pas, chanta et frotta leurs corps jusqu’à ce qu’ils soient
redevenus de nouveau jeunes et forts.

Pour découvrir leur père, les Jumeaux doivent éviter le chemin


de la mortalité — celui des simples mortels. Ils ne le font, comme
beaucoup d’autres héros, qu’après avoir désobéi. Mais, avec l’aide
de la vieille femme qui garde ce passage, ils sont alors reconstruits
dans une autre dimension.

Puis ils rencontrèrent Femme-Araignée, qui vivait dans un petit


logis creusé dans le sol. Il semblait trop étroit pour eux, mais ils
purent y pénétrer sans difficulté. (Ils n’étaient plus soumis aux lois
de l’espace et du temps.) Elle leur donna de la nourriture qui se
reconstituait magiquement, en plaçant à l’intérieur un morceau de
turquoise pour l’aîné et un coquillage blanc pour le cadet. Quand ils
les eurent avalées, elle leur donna encore une plume d’aigle vivante,
en leur expliquant : « Quoi que vous fassiez, ne la montrez jamais ;
cachez-la près de votre cœur. Elle vous aidera et vous protègera
lorsque vous serez en danger. Ne dites pas à votre père que je vous
l’ai donnée, car c’est à lui que je l’ai volée. »

Tout comme Femme-Vieil-Âge est le symbole de la mortalité


physique, Femme-Araignée représente la fatalité. Elle a fait don aux
Navajos de l’art de tisser (de faire des trames dans le temps et
l’espace). Elle vit sur un pic élevé, inaccessible, au milieu du canyon
de Chelly. Elle est bienveillante, mais il ne faut pas s’y fier
aveuglément. Elle offre aux Jumeaux une plume d’aigle vivante,
dérobée au Père-Soleil, sans laquelle ils ne pourraient pas survivre
aux épreuves qui les attendent. Cette plume est un symbole de
l’esprit indestructible. On peut compter sur elle parce que c’est
l’élément immortel de la psyché humaine, qui cherche et trouve
toujours le bon chemin.

Après avoir quitté Femme-Araignée, ils atteignirent les


redoutables Roseaux-Coupants, qui promirent d’abord de les laisser
passer sans encombre, puis entreprirent de les tailler en pièces.
Nullement effrayés, ils s’accrochèrent à leurs plumes et survolèrent
sans peine le passage dangereux. Ensuite ils se glissèrent entre les
Rochers-Qui-Se-Referment, puis évitèrent de justesse le Peuple-
Queue-de-Chat, qui poignarde impitoya-
blement les voyageurs. Grâce à l’aide de leur guide spirituel Petit-
Vent, d’Homme-Arc-En-Ciel, qui pouvait leur faire franchir
n’importe quel obstacle, et de leurs plumes, ils échappèrent à tous les
périls.
Ici les Jumeaux se trouvent au seuil de l’autre monde, les
Rochers-Qui-Se-Referment, à propos duquel Ananda K.
Coomaraswamy a écrit : « Quiconque veut se transférer de ce monde
dans l’autre, ou en revenir, doit le faire à travers l’“ intervalle”
unidimensionnel, situé hors du temps, qui sépare des forces
complémentaires mais opposées, et dont le franchissement, pour être
possible, doit être “ instantané”. » (1947 : 486.) Il ne faut montrer ni
hésitation ni peur lors de ce passage, sans quoi le voyage sera achevé
avant même d’avoir commencé.

Puis ils durent s’arrêter devant une étendue d’eau si vaste qu’elle
montait jusqu’au ciel et se confondait avec lui. Les Jumeaux étaient
perdus, mais ils firent confiance à leurs plumes et les laissèrent les
emporter au loin. Ils dirent : « Nous saurons où nous allons lorsque
nous y arriverons. »

Une fois passé le seuil, les Jumeaux se trouvent devant


l’immense océan sans repères de l’autre monde (du monde
intérieur). Ils ne savent pas comment s’y orienter, mais les Plumes-
Esprits connaissent le chemin.

Ils franchirent la Grande Eau et atteignirent la demeure du Soleil,


qui était gardée par Quatre Ours, Quatre Grands Serpents, Quatre
Grands Vents et Quatre Tonnerres. Ils y rencontrèrent la fille du
Soleil, qu’on appelait Fille-Turquoise, Femme-Coquillage-Blanc ou
encore Petite-Fille-de-l’Obscurité (des noms également donnés à
leur Mère, Femme-Changeante). Elle les interrogea et ils lui dirent
qui ils étaient. Sachant le danger qu’ils couraient, elle essaya de les
dissimuler dans des nuages roulés au-dessus de l’entrée. Ils avaient
tous les deux leur plume cachée près de leur cœur. Le Soleil rentra
alors, de fort mauvaise humeur, en se plaignant d’avoir vu des
étrangers pénétrer chez lui. Il déroula tous les nuages jusqu’à ce
qu’il ait découvert les Jumeaux.
Le péril était extrême. Soleil ne les crut pas lorsqu’ils affir-
mèrent qu’ils étaient ses Fils, aussi leur imposa-t-il de pénibles
épreuves afin de les tester. Il les fit d’abord entrer dans une loge de
sudation, si chaude que les pierres placées à l’intérieur se fendaient
et volaient en éclats. Mais sa fille eut pitié d’eux et creusa des trous
dans le sol. Lorsque la loge fut chauffée et que les pierres
commencèrent à éclater, les Jumeaux se trouvèrent en sécurité au
fond des trous. Soleil fut stupéfait de découvrir par la suite qu’ils
n’avaient pas souffert.
Il essaya ensuite de leur faire manger de la bouillie de farine de
maïs empoisonnée, mais ils furent prévenus par leur amie la
Chenille-Géomètre, qui leur indiqua quelle portion ils pouvaient
avaler sans danger. Impressionné, Soleil commença à croire qu’ils
étaient peut-être ses Enfants.
La dernière épreuve fut la pire de toutes. Soleil les conduisit dans
une pièce où se dressaient Quatre Poteaux, un Noir, un Bleu, un
Jaune et un Blanc, couverts de couteaux de silex aux lames effilées.
Il plaça l’aîné au sommet du Poteau Noir en lui demandant de
s’allonger le visage tourné vers le sol, puis le fit basculer au-dessus
des couteaux. Serrant étroitement sa plume contre lui, le garçon
passa entre les lames et atterrit sain et sauf sur ses pieds. Ce fut
ensuite le tour du cadet — avec le même résultat. Soleil, seulement à
demi convaincu, réitéra alors l’épreuve en utilisant les deux derniers
poteaux. Lorsque les Jumeaux eurent de nouveau touché le sol sans
avoir été blessés, il les reconnut enfin comme ses Fils.

Les Jumeaux sont confrontés au Père-Terrifiant, qui n’a aucune


pitié ni tendresse à leur égard. Il veut les faire périr, et de la manière
la plus horrible qu’il puisse imaginer. Le thème de la mort-
renaissance est illustré ici par la totale soumission des garçons à la
volonté de leur Père. Ils ne lui résistent pas, ne protestent même pas,
n’émettent pas la moindre plainte. Ils se montrent totalement passifs,
intimement convaincus qu’ils seront finalement épargnés. Et leur
confiance est justifiée, car ils sont sauvés par des aspects cachés du
Père lui-même : la vigilance de sa Fille et les plumes de Femme-
Araignée. La nature férocement agressive du Soleil est frustrée de sa
victoire (ou adoucie) par son côté féminin plus sensible. Toute la
scène est une initiation dont l’issue est fixée à l’avance. Elle fait
partie de l’expérience nécessaire aux Jumeaux : ils doivent obéir à
leur Père, qui les menace d’une mort presque certaine, en risquant
leur vie sur la foi d’une promesse secrète de salut.
Dans une version différente du mythe, ils doivent subir
également l’épreuve du froid le plus glacial, mais leur amie Loutre
vient à leur secours, se couche sur eux et les réchauffe (Reichard,
1939 : 39).
Toutes ces épreuves par la chaleur, le froid, le dépècement, sont
des expériences chamaniques caractéristiques d’initiation et de
guérison.

Alors le Soleil, montrant enfin son aspect généreux, offrit aux


Jumeaux de choisir ce qu’ils voulaient parmi ses richesses,
contenues dans quatre grandes pièces ouvertes sur les Quatre
Directions. Les garçons les examinèrent toutes, mais ne deman-
dèrent que la médecine et les armes qui leur permettraient de tuer les
Monstres errant sur la Terre. Le Soleil en fut désolé — les Monstres
étaient ses Enfants, eux aussi — mais il accepta à contrecœur de les
aider. Sa Fille modela leurs corps, en employant une magie spéciale,
jusqu’à ce qu’ils soient beaux et forts, et les appela ses Frères. Soleil
leur donna des armures en Silex, une Noire pour l’aîné, une Bleue
pour le cadet, plaça dans leur bouche une figurine humaine longue
de quatre pouces, et les appela par leurs noms de guerriers, Tueur-
de-Monstres et Enfant-Né-de-l’Eau. Ils étaient désormais prêts à
redescendre sur Terre, aussi les emmena-t-il jusqu’au Trou du Ciel,
afin de vérifier leur connaissance de la géographie terrestre. Quand
ils eurent montré leur savoir, avec l’aide fidèle de Petit-Vent, il leur
dit : « Je vais vous donner ma sagesse avant que vous redescendiez.
Vous devrez toujours l’utiliser et la transmettre, afin qu’elle
demeure éternellement sur la terre. » Il confia aussi à chacun d’eux
une plume différente de celles qu’ils avaient reçues de Femme-
Araignée, et ils partirent. Ils atterrirent à l’aube sur le mont Taylor,
revêtirent leurs armures et empoignèrent les armes — flèches et
lances d’éclairs — dont Soleil les avait pourvus. Ils étaient
maintenant prêts pour le combat.

Avec ces armes et l’aide de leur père, les Héros tuèrent Grand-
Géant, le symbole des appétits sensuels indisciplinés de l’homme, et
posèrent les bases de la nouvelle culture des Dinéhé.
Ils détruisirent aussi un grand nombre de monstres de moindre
importance, parmi lesquels (selon d’autres versions) figuraient
Monstre-Cornu, Monstre-Qui-Tue-Avec-Ses-Yeux, les Monstres-
Oiseaux-des-Rochers, Monstre-Donneur-de- Coups-de-Pied,
Monstre-Ours-Chasseur, Monstre-Pierre-Qui- Se-Déplace et Vagin-
Engloutisseur. Ils voulurent également tuer Femme-Vieil-Âge,
Femme-Froid, les Créatures-de-la-Pauvreté et Homme-de-la-Faim,
mais ils y renoncèrent, ayant compris que ceux-ci étaient des
limitations nécessaires à l’orgueil de l’être humain. Finalement, ils
se retrouvèrent épuisés, malades et amaigris par tant de combats et
de tueries, et la Cérémonie de Guerre des Navajos fut chantée à
quatre reprises pour eux, afin qu’ils puissent retrouver leurs forces et
leur santé.

Les Jumeaux-infirmes
Offrant un contrepoint au mythe des Jumeaux-Guerriers,
vainqueurs et Héros fondateurs d’une culture, on trouve dans le
chant de la Nuit le mythe dit des Jumeaux-Infirmes (Matthews, 1902
: 216-265). Dans ce mythe, la fille d’une famille pauvre vivant près
du canyon de Chelly fut épousée en secret par Dieu- Qui-Parle —
une divinité bien moins puissante que le Soleil, et de ce fait
beaucoup plus proche de l’humanité. Elle eut tout d’abord peur d’en
parler à ses parents, mais quand elle donna le jour à deux Jumeaux,
ils les acceptèrent et pensèrent qu’ils étaient peut-être d’origine
divine. À l’instar des Jumeaux- Guerriers, ils quittèrent leur foyer
très jeune pour se mettre à la recherche de leur père, mais furent loin
de connaître le même succès que leurs cousins. Pris dans une
avalanche, ils s’en sortirent vivants, mais l’aîné y perdit la vue et le
cadet fut estropié.
Comme ils représentaient désormais un fardeau trop lourd pour
leurs proches, ils furent chassés de chez eux et contraints d’errer
sans fin dans leur pitoyable état, en n’ayant d’autre ressource que
d’implorer l’aide des dieux. Elle leur fut refusée à maintes reprises,
parce qu’ils n’avaient pas d’offrandes conve- nables à présenter,
mais Dieu-Qui-Parle, tout en les protégeant en secret, prit fait et
cause pour eux, laissant entendre aux autres dieux que ces enfants
infirmes faisaient peut-être partie de leur progéniture. Lorsqu’ils
eurent subi plusieurs épreuves — nettement moins rigoureuses que
celles qui avaient été infligées aux Jumeaux- Guerriers — qui
permirent de les identifier comme des Enfants de Dieu-Qui-Parle, les
autres dieux cessèrent de leur être hostiles et acceptèrent d’organiser
pour eux une cérémonie de guérison. Malheureusement, pendant le
déroulement du rituel, les Jumeaux ne purent s’empêcher de crier de
joie en pensant qu’ils allaient être guéris, violant de ce fait le tabou
très strict qui interdisait à quiconque de parler dans la loge de
sudation. La cérémonie prit fin sur le champ et les dieux
s’éloignèrent, furieux, laissant les garçons continuer de souffrir de
leurs infirmités.
La description du départ des Jumeaux mutilés pour une nouvelle
errance sans fin, dorénavant sans nul espoir de secours, est l’un des
textes les plus poignants de toute la littérature mythologique. Voici
la traduction qu’en a donnée Matthews :

Le pauvre aveugle demanda donc à son frère de remonter sur


son dos. Ils se mirent en route, descendant tristement le
canyon et regrettant amèrement ce qu’ils avaient fait. Ils ne
savaient maintenant plus où aller, ni quelle piste suivre ; ils
n’avaient aucun but ; ils pleuraient en marchant, et tout en
pleurant, ils se retrouvèrent en train de chanter. Au début, ce
ne furent que des syllabes sans signification, puis des mots
leur vinrent à la bouche. La musique enveloppa leur chagrin,
leurs pensées furent absorbées par leur chant. Les Êtres
Saints, qui se tenaient groupés derrière eux, les entendirent et
se demandèrent les uns les autres :
« Pourquoi chantent-ils ? Que chantent-ils donc ainsi ? » puis
chargèrent leur père de les ramener. Quand Dieu-Qui- Parle
les eut rattrapés, il leur dit : « Revenez, les Yeis désirent vous
revoir et vous parler. » Le frère aveugle lui répondit :
« Je ne reviendrai pas. Ils étaient en colère et nous ont
ordonné de partir. Ils ne cherchent qu’à s’amuser à nos
dépens. » Mais l’estropié protesta : « Retournons, et écoutons
ce qu’ils ont à nous dire. » Lorsqu’ils eurent fait demi-tour,
quelqu’un leur demanda : « Que chantiez-vous en cheminant
de la sorte ? » Ils répliquèrent : « Nous ne chantions pas,
nous pleurions. »
« Pourquoi pleuriez-vous ? » « Nous pleurions parce que
vous nous avez chassés, et que nous ne savions plus où aller.
» Les Yeis insistèrent : « Quel genre de chant chantiez-vous
? Nous sommes certains d’avoir entendu des paroles. » Les
garçons rétorquèrent de nouveau : « Nous ne chantions pas,
nous pleurions. » Quand les Yeis eurent répété quatre fois
leur question, le Jumeau estropié répondit enfin : « Nous
avons commencé par pleurer, puis nous nous sommes mis à
chanter ; notre cri est devenu un chant. Nous ne le
connaissions pas auparavant. Mon frère aveugle l’a composé
pendant que nous marchions, et voici ce qu’il chantait :

De la plaine blanche où demeure l’eau,


De là nous venons.
Privés d’yeux, l’un portant l’autre,
De là nous venons.
Privés de jambes, l’autre portant l’un,
De là nous venons.
D’où les herbes guérissantes poussent près de l’eau,
De là nous venons.
Grâce à elles les yeux nous seraient rendus,
De là nous venons.
Grâce à elles, les jambes nous seraient rendues,
De là nous venons.
Des vertes prairies parsemées d’ étangs,
De là nous venons.
Privés de jambes, l’un portant l’autre,
De là nous venons.
Privés d’yeux, l’autre portant l’un,
De là nous venons.
Des étangs où poussent les herbes guérissantes,
De là nous venons.
Grâce à elles les jambes nous seraient rendues,
De là nous venons.
Grâce à elles, les yeux nous seraient rendus,
De là nous venons.

Les dieux, en entendant cela, décidèrent de ne plus jamais


abandonner leurs propres Enfants; les Jumeaux apprirent d’eux
comment utiliser leur intelligence pour se procurer les offrandes
appropriées. Après quoi, une nouvelle cérémonie de guérison fut
organisée, et les deux garçons recouvrèrent une parfaite santé. La
Fille de Dieu-Qui-Appelle les remodela afin de les rendre aussi
beaux que ses Frères.
Dans ce mythe, nous pouvons percevoir comment les mélopées
des chants navajos, ou du moins certaines d’entre elles, naquirent
d’un authentique désir de plénitude et de santé. Ce sentiment,
lorsqu’il est suffisamment puissant, trouve son expression dans une
mélopée, et celle-ci ne peut pas ne pas émouvoir les dieux, les
contraignant à accorder ce qui leur est demandé. Les Jumeaux-
Guerriers, audacieux, impétueux, ne reculant devant rien, apportent
de plus grands bienfaits à l’humanité ; mais les Jumeaux-Infirmes,
reprenant le même schéma mythologique, le transposent sur un autre
plan — moins héroïque, plus humble, en d’autres termes plus proche
de l’homme ordinaire. Ils font fléchir les dieux, non par leur courage
ou leur endurance, ni même par leur ruse, mais par la nostalgie qu’ils
portent dans leur cœur et qu’ils expriment dans un simple chant. Et
les dieux ne peuvent pas les ignorer.

Les Héros des Chants


Les Jumeaux-Guerriers ont incontestablement une origine divine,
et le mythe narrant leur rencontre avec leur Père-Soleil semble être
plus ancien que ceux qui inspirent les autres chants. Les Héros de
ceux-ci sont en règle générale de simples humains au début de leurs
aventures, et ce n’est qu’après avoir subi une série d’épreuves parmi
les êtres surnaturels qu’ils deviennent semblables à des dieux.
Chacun a son caractère propre et sert à transmettre, à travers son
mythe, un enseignement particulier, mais certains thèmes récurrents
sont présents dans un grand nombre de chants. Personnellement, je
considère que les mythes les plus importants et les plus émouvants
sont ceux qui mettent en scène Garçon-Pluie (Voie de la Grêle),
Jeune-Frère (Voie de la Grande Étoile), le Rêveur, appelé aussi le
Visionnaire (Voie de la Nuit), Celui-Qui-s’Éduque-Lui-Même (Voie
de la Plume) et Garçon-Mendiant (Voie de la Perle).
Le Rêveur de la Voie de la Nuit (Matthews, 1902) était un
garçon des plus paisibles. Il était chéri des dieux, et n’eut pas pour sa
part à subir de trop sévères épreuves. Sa famille se moquait de lui
parce qu’il n’avait aucun sens pratique et ne s’intéressait pas à la
chasse. Mais bientôt ses proches se rendirent compte que ses
prédictions se réalisaient souvent, et ils commencèrent à changer
d’attitude à son égard. Mais il était trop tard ! Un jour, alors qu’il
peinait à suivre ses frères plus robustes pendant une expédition de
chasse, il se retrouva face à face avec les dieux Yeis, qui lui
apparurent sous la forme de moutons des Rocheuses. Il essaya tout
d’abord de leur décocher des flèches, mais quand il réalisa que son
bras ne parvenait pas à tendre la corde de son arc, il comprit à qui il
avait affaire. Les dieux s’adressèrent à lui fort aimablement, et
n’eurent pas besoin d’insister longtemps pour qu’il accepte de les
suivre.
Ils le conduisirent jusqu’à l’endroit où se déroulait une
magnifique cérémonie de la Voie de la Nuit (également appelée
Yeibichai) organisée pour la fille de Dieu-Qui-Appelle. Dieu-Qui-
Parle était supposé veiller sur sa sécurité, mais il fut tellement
fasciné par les danses qu’il ne s’aperçut pas que Coyote enlevait le
jeune homme. Finalement, les dieux se rendirent compte qu’il avait
disparu et, très inquiets pour son sort, se mirent à le chercher partout.
Quelqu’un se souvenant l’avoir vu s’éloigner en compagnie de
Coyote, des Bâtonnets de prière magiques furent utilisés pour
déterminer la direction qu’ils avaient prise, et la poursuite
commença. Coyote avait emmené le Rêveur dans le Ciel par le
sommet du mont Taylor, en lui faisant franchir de nombreux
passages très dangereux. Il y avait entre autres Quatre Loges de
sudation très chaudes, Quatre Toupies qui distrayaient l’attention des
voyageurs et qui les égaraient, Quatre Quenouilles qui déformaient
leur corps, et des monstres qui les coupaient en petits morceaux.
Parce qu’ils connaissaient les mots rituels appropriés, Coyote et le
Rêveur avaient pu franchir ces obstacles sans péril. Leurs
poursuivants firent de même et finalement, avec l’aide du grand dieu
Begochidi, le garçon put être récupéré. Les dieux lui demandèrent
alors de revenir et d’apprendre le chant dans ses moindres détails.
Après avoir rendu une brève visite à sa famille, le Rêveur fut
initié grâce à de nombreux voyages, au cours desquels il put voir un
grand nombre de splendides cérémonies. La plus belle de toutes eut
lieu dans la Maison-Blanche1, dans le canyon de Chelly, où la
plupart des dieux, y compris Dieu-du-Feu lui-même, se trouvèrent
réunis. Lorsqu’elle fut terminée, ils décrétèrent que la Maison-
Blanche devait rester à jamais telle qu’elle avait été pour la
cérémonie ; elle est toujours là.
Au bout d’un certain temps, le Rêveur revint parmi les siens et
enseigna la cérémonie à son jeune frère, ce qui ne lui prit pas moins
de six années. Un jour, il dit à son cadet qu’il allait devoir partir,
mais qu’il continuerait de veiller sur sa famille et serait présent lors
de chaque cérémonie. S’élevant dans les airs, il passa alors au travers
d’une avancée rocheuse proche, qui s’ouvrit devant lui comme une
porte, et personne ne le revit plus jamais sur terre.
Dans ce mythe, le Héros ne fait absolument rien pour influer sur
son destin, mais le subit au contraire passivement, tout comme il
accepte sans résistance de se laisser enlever par Coyote. Il est
entièrement confiant, débordant même de bonne volonté. Il ne risque
sa vie qu’une seule fois, lorsqu’il voyage en compagnie de Coyote,
mais tout se passe bien et sa vie n’est jamais réellement menacée.
Ici, le thème de la mort-renaissance apparaît sous sa forme la plus
atténuée.
D’une tout autre trempe est le héros de la Voie de la Plume,
Celui-Qui-s’Éduque-Lui-Même (Matthews, 1897 et 1902). Plus
agressif et indépendant d’esprit que le Rêveur, il court des dangers
nettement plus grands, qui requièrent plus d’audace et de
détermination de sa part. Il est favorisé par les dieux, mais il n’est
pas leur favori, comme l’était le Rêveur. Il doit se battre et souffrir
pour accomplir son propre destin.
Au début, Celui-Qui-s’Éduque-Lui-Même était un joueur
invétéré. Lorsqu’il eut perdu au jeu la plus grande partie des biens de
sa famille, ses frères, menaçant de le tuer s’il conti- nuait, le
contraignirent à aller vivre loin d’eux, dans la disgrâce et la misère,
auprès de sa grand-mère et de sa nièce. Insatisfait, incapable de tenir
en place, il décida alors de vivre sa propre aventure. À cet effet, il
commença à creuser un tronc, dans lequel il espérait s’enfermer pour
descendre la San Juan. Les dieux eurent connaissance de son projet
et tentèrent de l’en dissuader, à cause des périls qu’il allait
rencontrer, mais il refusa de les écouter. Impuissants à le convaincre,
ils l’aidèrent donc à creuser le tronc avec un éclair et à le garnir de
hublots en cristal de roche et de coussins de nuages. Son animal
favori, une dinde, ne pouvant supporter de vivre sans lui, décida de
l’accompagner en descendant à pied la vallée de la San Juan. Les
dieux cachèrent dans ses plumes les semences destinées au futur
jardin du Héros.
La suite du mythe comprend tous les éléments caractéris- tiques
d’une épopée maritime nocturne : enfermement dans une minuscule
embarcation close, immersion dans les eaux, attaques de monstres et
de divers ennemis, interventions salva- trices des dieux, et délivrance
finale du voyageur jeté sur un rivage inconnu. En descendant la
rivière dans son tronc évidé, le Héros fut d’abord capturé par les
Pueblos, mais ceux-ci furent dispersés par une tempête. Puis il fut
entraîné au fond, dans la demeure de Monstre-de-l’Eau, qui refusa
de le libérer jusqu’à ce que Dieu-du-Feu, s’étant rendu sur les lieux,
l’ait menacé de brûler l’eau en représailles. Finalement, à l’issue
d’autres épreuves victorieusement surmontées, Celui-Qui-s’Éduque-
Lui-Même émergea au centre d’un vaste tourbillon que la légende
situe près de la source de la San Juan (cette partie du mythe se
trouve également dans la Voie de la Nuit). Le tronc se mit à
tournoyer, en faisant des cercles de plus en plus larges, pour
s’échouer en fin de compte sur la rive d’une nouvelle terre. Quand le
tronc fut ouvert, le héros en descendit et prit un nouveau nom, Celui-
Qui-Flotte. Il avait dominé les terreurs du monde inférieur.
Sur le rivage, il fut accueilli par sa dinde, qui le réconforta et
laissa tomber de ses plumes des graines de courge, de maïs, de
melon et de tabac. Il les planta, et elles poussèrent avec une
exceptionnelle rapidité. Mais le héros se sentit de nouveau incapable
de demeurer en place et repartit bientôt à l’aventure. Suivant une
lumière qu’il avait aperçue dans la nuit, il découvrit un hogan dans
lequel une jeune femme était occupée à coudre une peau de cerf.
Ayant honte de se montrer à elle dans ses vêtements pouilleux, il se
dévêtit et se présenta seulement vêtu de son pagne-culotte. À sa
grande surprise, le père de la jeune fille l’accueillit à bras ouverts
comme son beau-fils. Mais cette attitude était un piège, car il essaya
aussitôt après de faire inhaler à son hôte du tabac empoisonné.
Prévenu de cette tromperie, le héros parvint à renverser les rôles et
fit prendre au vieillard un tabac si fort que celui-ci perdit
connaissance. En remerciement des soins qu’il lui apporta, Celui-
Qui-s’Éduque-Lui-Même obtint la main de la jeune femme.
Il emmena son épouse visiter sa propriété et lui apprit comment
préparer et faire cuire le maïs. Elle s’en montra ravie. À leur tour, la
jeune femme et son père lui firent voir leur élevage, que l’on ne
pouvait atteindre que par un passage souterrain fermé par des portes
magiques. Là, des salles ouvrant sur les Quatre Directions abritaient
d’importants troupeaux de cerfs, d’antilopes, de moutons des
Rocheuses et d’élans. Plus tard, le Héros révéla son nom secret à son
épouse, et apprit que celui de son beau-père était Éleveur-de-Cerfs.
Jusqu’à une date récente, outre leur nom de clan et leur nom
anglicisé, les Dinéhé avaient également un nom secret, appelé « nom
de guerre », porteur de puissance et rarement divulgué (Kluckhohn
et Leighton, 1962 : 114-115). Celui qui connaissait le nom secret
d’une autre personne disposait d’un certain pouvoir sur elle. Le nom
de guerre et le caractère d’Éleveur- de-Cerfs évoquent fortement les
traits habituellement attribués aux possesseurs d’animaux dans les
mythologies des Indiens d’Amérique du Nord : élevant d’immenses
troupeaux dans une réserve secrète, ils ne les lâchaient en liberté que
lorsqu’ils avaient l’assurance que les chasseurs agiraient avec discer-
nement, en respectant la vie de leurs animaux.
Les plantes que le Héros du mythe fit pousser, ainsi que sa dinde,
étaient connues dans le Sud-Ouest bien avant l’arrivée des Navajos.
Elles faisaient partie de la culture des Anasazis- Pueblos, antérieure
de plusieurs siècles à celle des Navajos. Le mythe fait ainsi référence
à la confrontation qui eut lieu autrefois entre le mode de vie
sédentaire et agricole du Sud, représenté par le Héros, et les
anciennes coutumes de chasse du Nord, figurées par son beau-père.
Parmi les Navajos, l’agri- culture finit par l’emporter sur la chasse en
raison de la dispa- rition progressive du gros gibier sur les terres de
la réserve.
Dans la suite du mythe, le vieil Éleveur-de-Cerfs se révéla être
un puissant sorcier, très difficile à vaincre. Il pratiquait l’inceste avec
sa fille, et entra dans une rage terrible quand le Héros emmena celle-
ci avec lui. Il essaya de l’empoisonner à plusieurs autres reprises
mais chaque fois, prévenu, le Héros s’abstint de manger la portion
qui contenait le poison. Il attira ensuite son beau-fils dans un canyon
en cul-de-sac, où ses ours familiers pourraient l’acculer et le tuer.
Mais le héros se tint prudemment près de l’entrée du défilé et tendit
une embuscade aux ours lorsqu’ils arrivèrent. Le vieillard fut très
affligé par la mort de ses animaux favoris. Après plusieurs autres
tentatives de meurtre de ce genre, le Héros finit par affronter
directement le vieil homme, en l’accusant de pratiques maléfiques.
Éprouvé par ses nombreuses défaites devant une sagesse et une
puissance supérieures à tous ses artifices, Éleveur-de-Cerfs reconnut
être un sorcier et demanda à être soigné. Le héros accéda à sa
requête, le guérissant au moyen d’un rituel qu’il inaugura à cette
occasion, la Voie de la Plume.
Plus tard, le Héros rentra dans ses foyers pour apprendre la
nouvelle cérémonie à ses proches, mais ne resta avec eux que le
temps nécessaire pour cet enseignement. Dès qu’un des membres de
sa famille fut à même de pratiquer correctement le rituel, il partit
rejoindre sa femme, qui l’attendait dans leur nouvelle demeure sur la
rive du Lac-des-Troncs-Tournoyants.

Les Héroïnes des Chants


Les femmes occupent une place privilégiée dans la société et la
culture du Dineh. En premier lieu, elles possèdent la plus grande
partie des biens. En second lieu, la descendance des individus est
matrilinéaire : un Navajo appartient au clan de sa mère, étant
seulement « né pour » celui de son père, et lorsqu’un homme se
marie, il est supposé aller vivre dans la famille de son épouse. Par
ailleurs, les femmes jouissent d’une grande autorité dans les affaires
familiales et sont responsables des tâches les plus importantes : ce
sont elles qui s’occupent des récoltes, qui prennent soin des
animaux, qui tissent (source majeure de revenus pour les familles et
la tribu) et qui assurent la majorité des travaux domestiques.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de trouver dans la
mythologie navajo des Héroïnes dont les aventures sont aussi
périlleuses, mouvementées et hautes en couleur que celles de leurs
homologues masculins. Elles jouent également un rôle non
négligeable dans l’enseignement des grandes cérémonies de
guérison. Au premier rang de ces Héroïnes figurent deux Sœurs,
Glíspah et Bispalí, dont l’histoire débute dans le mythe de la Voie de
l’Ennemi (Haile, 1938 b). Une partie de ce mythe raconte comment
les Dinéhé lancèrent une puissante attaque contre les Pueblos de
Taos, avec l’intention de s’emparer de deux scalps sacrés. Les
courageux guerriers qui ramèneraient les trophées convoités seraient
récompensés en obtenant la main des deux ravissantes jeunes
femmes. Mais lorsque la bataille s’acheva, il s’avéra, à la grande
consternation de tous, que les scalps avaient abouti entre les mains
de deux hommes très âgés, très laids et jouissant d’une très mauvaise
réputation. Cette situation étant inacceptable, diverses épreuves de
sélection des soupirants furent organisées, à l’issue desquelles les
jeunes filles seraient données en mariage aux deux prétendants qui
se montreraient les plus habiles au tir à l’arc. À la grande honte des
autres concurrents, les deux vieillards remportèrent aisément toutes
ces épreuves. Malgré cela, les guerriers n’acceptaient toujours pas
que les deux Sœurs soient livrées à des hommes aussi méprisables.
Après avoir dansé toute la soirée, les jeunes femmes fatiguées
s’éloignèrent un moment pour aller chercher un peu d’eau fraîche.
Elles sentirent alors une douce odeur de tabac provenant de l’endroit
où les hideux vieillards avaient aménagé leur abri. En s’approchant,
elles aperçurent à leur grande surprise deux jeunes hommes d’une
grande beauté, portant de fins vêtements, de magnifiques bijoux et
de superbes armes. Elles les prièrent de les laisser fumer un peu de
tabac doux, mais lorsqu’elles en eurent inhalé quelques bouffées,
leurs sens furent si obscurcis que leurs hôtes n’eurent aucun mal à
les persuader de passer la nuit avec eux. L’aînée, Vispalí, dormit
avec Homme-Ours, et la cadette, Glíshpah, demeura avec Homme-
Serpent.
Au matin, lorsqu’elles se réveillèrent, elles découvrirent avec
horreur qu’au lieu des jeunes hommes avenants de la veille, elles
étaient couchées à côté des deux horribles vieillards. Dégoûtées,
elles voulurent se dégager, mais un grondement d’ours d’un côté et
un crépitement de reptile de l’autre les en empêchèrent. Leurs
parents furent pris de colère quand ils apprirent ce qui s’était passé,
et condamnèrent les deux coupables à être fouettées à mort. Ne
pouvant plus rejoindre leur camp, Glíshpah et Bispalí n’eurent alors
d’autre solution que de s’enfuir dans la nature, poursuivies par leurs
effroyables prétendants, qui les suivaient à la trace en utilisant une
fumée magique. Bientôt, elles réali- sèrent qu’elles ne pourraient
leur échapper qu’en prenant des routes différentes. Elles se
séparèrent donc, en pleurant à chaudes larmes, sans savoir si elles se
reverraient un jour. L’aînée partit vers l’Ouest et devint l’Héroïne de
la Voie du Sommet de la Montagne, tandis que la cadette,
s’éloignant en direction de l’Est, fut à l’origine de la Voie de la
Beauté.
Fille-Ourse
Bispalí trouva refuge dans les montagnes, où elle fut recueillie et
nourrie dans une grotte par des protecteurs surnaturels. Elle y
demeura longtemps, donnant finalement naissance à une petite Fille-
Ourse, dont les membres, la poitrine et l’arrière des oreilles étaient
couverts de fourrure, mais le visage parfaitement humain. Elle
entama ensuite un voyage vers la puissance, au cours duquel elle
rencontra de nombreux Êtres Saints et apprit d’eux les rituels de la
Voie du Sommet de la Montagne. Son Époux-Ours essaya de la
récupérer, mais elle fut défendue par ses gardiens, qui finirent par la
renvoyer chez elle en gardant son enfant avec eux. Bien accueillie
par sa famille, elle se maria quelque temps plus tard et eut un fils,
qui fut également élevé par les ours. La suite du mythe raconte les
aventures de celui-ci, ainsi que celles de Dsilyí Néyani, le Héros
masculin de la Voie du Sommet de la Montagne (Spencer, 1957 :
126-133).
Il apparaît clairement dans le mythe, ainsi qu’au travers d’autres
éléments de la Voie du Sommet de la Montagne, que la Sœur aînée,
Bispalí, est étroitement associée aux Ours et aux pouvoirs de l’Ours.
La Mère-Ourse est une figure très fréquente dans la mythologie
indienne, en particulier sur la côte Nord- Ouest. On peut voir chez
les Haidas une magnifique sculpture de la Mère-Ourse agonisante,
nourrissant deux oursons dont les dents déchirent ses mamelles.
Ainsi, selon les mythes indiens, la Voie Féminine conduisant à la
maîtrise des instincts sauvages consisterait à épouser l’animal
(présent en tout humain) et à prodiguer amour et soins maternels à sa
progéniture — une voie bien différente de la Voie Masculine,
uniquement faite d’affrontements et de victoires.
Les Dinéhé pensent parfois que les ours sont des êtres humains
déguisés, en particulier à cause de la manière dont les femelles
allaitent leurs petits. Quelquefois ils les considérent même comme
leurs ancêtres. Ils sont supposés être de puissants guérisseurs,
associés aux montagnes, aux herbes médici- nales et au feu. Leurs
pouvoirs sont si grands que les Navajos les redoutent : ils ne les
chassent que très rarement et ne se nourrissent jamais de leur chair.
Des Ours gardent l’entrée de la Maison du Soleil, et, dans la Voie du
Projectile, un imitateur- de-dieu figurant un Ours fait brusquement
irruption dans le hogan et se rue sur le patient, provoquant en lui un
trauma- tisme (une forme ancienne de thérapie de choc) qui fait
partie de la cure.
L’aspect sombre, ou maléfique, du pouvoir de l’Ours est incarné
par Fille-Qui-se-Change-en-Ourse, l’homologue négative de
l’Héroïne du Chant. Elle est aussi appelée Déesse- Ourse ou, en
raison des nombreuses pendeloques en sabot de cerf qu’elle porte,
Jeune-Femme-Qui-Tinte. Elle est l’épouse de Coyote.
À l’origine, Fille-Qui-se-Change-en-Ourse était une jeune
femme belle et vertueuse. Elle s’occupait de la maison de ses douze
frères et, lorsqu’un prétendant se présentait à elle, elle lui imposait
de difficiles épreuves dont il devait sortir vainqueur avant de pouvoir
la demander en mariage. Coyote décida de tenter sa chance et
comme sa force vitale, à la différence de celle des humains, ne
résidait pas dans sa poitrine mais était dissimulée à l’extrémité de
son museau et à la pointe de sa queue, il était pratiquement
indestructible. Les frères de la jeune fille, furieux, tentèrent de le tuer
mais n’y parvinrent pas. Une des épreuves qu’il dut affronter fut de
tuer Géant-Brun et de ramener son scalp à celle qu’il souhaitait
épouser. Au cours d’une autre épreuve, elle le broya à trois reprises à
coups de gourdin, puis l’écrasa avec des pierres et répandit ses restes
dans la nature. Chaque fois, il revint à la vie, quoique avec plus de
difficultés la quatrième fois que les trois précédentes. Après cela,
elle ne put plus refuser de l’épouser ; elle se rangea bientôt de son
côté, s’opposant à ses frères, et devint aussi malfaisante que lui.
Il lui enseigna la sorcellerie et elle fut bientôt capable, comme
lui, de cacher sa force vitale à l’extérieur de son corps. Pour s’en
assurer, Coyote la tua à quatre reprises, et chaque fois elle ressuscita.
Elle pouvait aussi se changer en Ourse quand elle le désirait.
Témoins impuissants de sa transformation, ses frères prirent peur et
s’enfuirent, mais elle se lança à leur poursuite et les tua l’un après
l’autre, à l’exception du plus jeune, qui se réfugia dans un trou
profond que les dieux l’aidèrent à creuser dans le sol. Grâce aux
tours magiques que lui avait appris Coyote, Jeune-Femme-Qui-Tinte
ne tarda cependant pas à découvrir sa cachette. Ayant réussi à l’en
faire sortir, avec l’intention de le tuer lui aussi, elle lui proposa de
s’occuper de lui comme auparavant et s’offrit à peigner sa chevelure.
Comme il s’asseyait devant elle, Vent, un de ses protecteurs, lui
conseilla d’observer l’ombre de sa sœur. Il vit son nez s’allonger, se
trans- former en museau, et juste à l’instant où elle s’apprêtait à lui
arracher la tête d’un coup de dents, il bondit et se précipita vers
l’endroit où était dissimulée son énergie vitale, dont les dieux lui
avaient révélé l’emplacement.
Comme sa puissance bénéfique était désormais supérieure aux
pouvoirs maléfiques de sa sœur, il parvint sans peine à la tuer (le
symbolisme mort-renaissance étant ici utilisé pour ramener vers le
bien une personne vouée au mal). Il tint ensuite une cérémonie pour
lui rendre la vie, en la transformant cependant au cours du processus
en une ourse des plus ordinaires, hantant pour toujours les forêts des
montagnes, fuyant les hommes mais utilisant ses pouvoirs pour le
bien de tous. Avant de la ressus- citer, toutefois, il avait tranché ses
mamelles et les avait lancées dans les branches d’un pin, où elles
s’étaient changées en pignons comestibles, qui servent depuis cette
époque à nourrir les hommes pendant les périodes de disette.

Femme-serpent
L’histoire de la sœur cadette, qui inspira la Voie de la Beauté, est
une illustration plus complète et plus unifiée du voyage vers le
pouvoir de l’héroïne navajo, et ne diffère du voyage typique du
héros que par l’importance relative accordée à certains épisodes. La
version présentée ici est un résumé extrait du mythe recueilli par
Haile (1932) et publié par Oakes, Berard et Wyman (1957).

Après s’être séparée de son aînée, Glíshpah continua de fuir sous


la Pluie et les Éclairs. Le bas de son vêtement ayant été arraché, elle
dut plaquer contre son bas-ventre une poignée de tiges de riz
sauvage. Comme elle s’agenouillait pour boire, elle entendit la voix
d’un beau jeune homme lui dire que ce n’était pas là un endroit pour
les gens de la surface de la Terre. Elle lui raconta son histoire, et il la
conduisit dans un domaine souterrain, où elle vit des jardins et de
magnifiques hogans. C’était le pays des parents de son époux, le
Peuple-Serpent.

Comme dans la Voie de la Plume, le voyage s’effectue ici dans


le monde inférieur et amène l’Héroïne à rencontrer les serpents, qui
sont étroitement liés aux notions de fertilité et de guérison. À
l’exception de son erreur initiale avec Homme-Serpent, elle subit
tout d’abord des épreuves qui lui sont imposées sans qu’elle ait
commis la moindre faute. Mais ensuite, à l’instar des Héros, elle
commence à ignorer les instructions qu’elle reçoit.

Lorsqu’elle s’apprêta à aller dormir, le premier soir, ses hôtes lui


demandèrent de ne pas rallumer le feu, lui expliquant que leur
apparence était hideuse et qu’ils ne désiraient pas qu’elle les voie
ainsi. Elle le ralluma néanmoins, et se retrouva entourée de reptiles
gigantesques, proprement terrifiants. Elle tenta de s’enfuir, mais ne
découvrit aucune issue, et dut rester dans cette situation jusqu’à
l’aube. Le lendemain, ses hôtes lui reprochèrent de les avoir fait
souffrir en les piétinant pendant toute la nuit.

On trouve ici une expression originale, très forte, du symbo-


lisme classique de « la Belle et la Bête ». Au début, l’héroïne
souhaitait s’unir à un beau jeune homme, mais au lieu de celui-ci,
elle doit vivre avec des serpents hideux et effrayants, qui l’entourent
et la gardent prisonnière. Il lui faut cependant assumer cet état (ce
qu’elle fait), et c’est grâce à ces compagnons très éloignés de son
rêve initial qu’elle va trouver l’opportunité de développer ses
pouvoirs.

Un jour, elle prépara un plat de haricots et de maïs, mais les


plantes qu’elle utilisa pour ce faire grossirent magiquement jusqu’à
remplir tout le hogan. Ses hôtes l’admonestèrent : elle aurait dû
savoir que deux grains de maïs et deux haricots suffi- saient
amplement. Une autre fois, elle ouvrit deux cruches qu’on lui avait
fermement conseillé de ne pas toucher : des ouragans de poussière,
de grêle et de pluie s’en échappèrent. Les serpents eurent le plus
grand mal à regagner leurs hogans et à rétablir la situation. Ils
montrèrent toutefois beaucoup de patience et de compréhension à
son égard.

On voit décrite dans cette partie du mythe l’éducation d’une


déesse. Femme-Serpent a en elle des pouvoirs de fécondité
potentiels qu’elle ne reconnaît pas encore et ne sait ni utiliser ni
contrôler. Elle peut multiplier la nourriture ou libérer la pluie mais, à
l’instar de tout apprenti-sorcier, elle n’est pas capable de maîtriser ou
d’arrêter ce qu’elle a déclenché.
Ses hôtes interdirent à l’Héroïne de s’éloigner en direction de
l’Est, du Sud et du Nord, mais elle s’empressa bien entendu de leur
désobéir. Le premier jour, elle alla se promener vers l’Est et se
retrouva prise dans des tiges de courge, dont elle ne put être dégagée
qu’à l’aide de couteaux en silex. Le lendemain, se dirigeant vers le
Sud, elle rencontra Homme-Crapaud près d’un étang. C’était un
sorcier, et il lui lança des boules de vase qui pénétrèrent dans son
corps et abîmèrent toutes ses articu- lations. Fort heureusement,
Grand-Homme-Serpent avait de plus grands pouvoirs que le sorcier :
il retira d’elle les projec- tiles et les renvoya à Homme-Crapaud, qui
devint lui-même boiteux et estropié. Le troisième jour, elle partit
vers le Nord et le pire se produisit : elle fut écrasée sous un rocher
lancé sur elle par des Hirondelles des falaises. Elle ne put être
recons- tituée qu’après que de grands efforts eurent été accomplis
pour rassembler toutes les parties de son corps (comme pour le héros
de la Voie de la Perle), à la suite de quoi Vent insuffla en elle une
nouvelle vie.

Le symbolisme mort-renaissance signifie que l’individu qui


passe victorieusement l’épreuve quitte le plan des simples affaires
terrestres quotidiennes pour pénétrer dans les domaines surnaturels
et en revenir plus tard, s’il a réussi son parcours, doté de nouveaux
pouvoirs. Comme dans la plupart des autres mythes, l’Héroïne subit
ici un véritable démembrement, une annihilation totale de sa
personne, dont elle ne peut guérir que grâce à l’intervention
conjuguée de nombreuses puissances surnaturelles. Dans la dernière
et la plus éprouvante de ses mésaventures, Glíshpah affronte
volontairement le danger, affirmant qu’elle est toujours rentrée saine
et sauve jusqu’alors et qu’elle ne voit pas pourquoi il n’en irait pas
ainsi une fois de plus. Elle commence à reconnaître ses pouvoirs et à
se fier à eux.

Elle passa quatre jours à apprendre la Voie de la Beauté de son


époux Serpent, qu’auparavant elle craignait et haïssait. Il pratiqua
également la cérémonie pour elle. Après cela, ils ne pouvaient plus
vivre ensemble comme mari et femme. Alors elle décida de rentrer
chez elle pour transmettre ses précieuses connaissances à ses
proches. Sur le chemin du retour, elle rencontra sa sœur aînée, qui
était maintenant en mesure d’enseigner la Voie-du-Sommet-de-la-
Montagne. Les deux sœurs s’embrassèrent longuement, en pleurant
de joie. Au début, elles avaient peur de pénétrer dans leur ancien
logis, mais elles rassemblèrent tout leur courage et entrèrent ; on ne
les reconnut tout d’abord pas, puis elles furent accueillies à bras
ouverts. Elles enseignèrent leurs cérémonies à leur plus jeune frère et
quand il n’en ignora plus rien, elles repartirent. L’aînée rejoignit le
Peuple-Ours, tandis que la cadette retournait vivre chez le Peuple-
Serpent, où on lui confia la responsabilité des nuages, de la pluie, du
brouillard et de la végétation, pour le bénéfice du peuple de la
surface de la Terre.

L’Héroïne est maintenant à l’aise avec son mari, dont la laideur


et l’aspect répugnant ne sont plus que des cauchemars de son passé.
Dans une autre version du mythe, ils vivent heureux ensemble, et
elle n’est autorisée à rentrer chez elle qu’après lui avoir juré de
revenir plus tard auprès de lui. À la fin de son apprentissage, elle est
pleinement consciente et maîtresse de tous ses pouvoirs, et est
réellement devenue une déesse de la Fertilité et de la Guérison. Les
peintures de sable de la Voie de la Beauté incluent toutes sortes de
serpents, et la cérémonie est bénéfique pour toutes les infections
dues aux serpents, qui se manifestent par des douleurs articulaires,
des maux de gorge et d’estomac, des dysfonctionnements des reins
et de la vessie, des maladies et des irritations de la peau, des troubles
mentaux ou des pertes de conscience (Oakes et Wyman, 1957 : 17-
18).

Le schéma des mythes


Il est intéressant de comparer les mythes navajos au schéma
classique des mythes héroïques. Joseph Campbell, en étudiant les
grands mythes héroïques de l’histoire des peuples, en a tiré une
formule condensée, d’application quasi universelle, qu’il a appelée
le mono-mythe :

Le héros mythique, quittant la cabane ou le château où il a


toujours vécu, est attiré par ruse, enlevé, ou se dirige de son propre
gré, jusqu’au seuil de l’aventure. Là, il rencontre une ombre qui en
garde l’entrée. Il peut soit vaincre soit convaincre cette puissance et
entrer vivant dans le royaume de l’obscurité (combat contre le frère,
contre le dragon, offrande, sortilège), soit encore être tué par elle et
aboutir dans le monde des morts (démembrement, crucifixion). Au-
delà du seuil, le héros se retrouve dans un domaine peuplé de forces
inconnues et pourtant étrangement familières, dont certaines le
menacent (épreuves) et d’autres viennent magiquement à son aide
(guides). Lorsqu’il atteint le centre de cet univers — le but de son
voyage — il est soumis à une ultime épreuve et obtient sa
récompense. Son triomphe peut être concrétisé par une union
sexuelle avec la déesse-mère (mariage sacré), une reconnaissance
par le père- créateur (rachat divin, consécration), sa propre
divinisation (apothéose), ou bien, si les puissances lui sont
demeurées hostiles jusqu’au bout, par le vol pur et simple de ce qu’il
est venu chercher (rapt d’une déesse, vol du feu). Dans tous les cas,
le résultat est une expansion de sa conscience, et par conséquent de
son être même (illumination, transfiguration, éveil, libération). Sa
dernière tâche consiste ensuite à revenir parmi les hommes. Si les
dieux lui sont ou lui ont été favorables, il accomplit ce voyage de
retour sous leur protection (envoyé, émissaire) ; dans le cas
contraire, il doit s’enfuir et est poursuivi (fuite avec trans- formation,
franchissement d’obstacles). Quand il atteint de nouveau le seuil, les
puissances transcendantes doivent s’y arrêter et renoncer à le
rattraper ; il quitte alors le royaume des ombres pour réintégrer le
monde des vivants, qui est régénéré ou restauré par ce qu’il rapporte
avec lui (élixir). (1949 : 245.)

Dans les variantes navajos de ce scénario mythologique type, le


personnage héroïque est généralement issu d’une famille humble. Il
peut être chassé de chez lui à cause de son compor- tement
irresponsable (Voie de la Grêle, Voie de la Beauté, Voie- du-
Sommet-de-la-Montagne), tourné en ridicule à cause de ses visions
(Voie de la Nuit), ou attiré dans l’autre monde par une ruse de
Coyote (Voie-de-la-Grande-Étoile). Il peut partir de lui-même à
l’aventure (Voie de la Plume, Voie du Vent navajo) ou être capturé
par des ennemis, comme les Pueblos ou les Utes, et obligé de
s’enfuir (Voie de la Perle, Voie-du-Sommet-de-la- Montagne). Il
peut être séduit dès le début de son voyage par la femme d’un Être
surnaturel puissant, comme Tonnerre-Blanc (Voie de la Grêle, Voie
du Silex) et être confronté d’emblée à un terrible péril, ou au
contraire être favorisé dès l’origine par les dieux et se mettre en
route d’une manière paisible, en bénéficiant de leur aide (Voie de la
Nuit, Voie de la Plume). S’il pénètre dans le monde céleste, il peut
en franchir le seuil grâce à l’intervention de serpents ailés (Voie de
la Perle, Voie-de-la- Grande-Étoile), de moutons des Rocheuses
(Voie de la Nuit) ou de puissants oiseaux (Voie du Projectile). S’il
descend dans le monde souterrain, ce peut être au sein d’un tronc
évidé (Voie de la Nuit, Voie de la Plume) ou en tombant dans un lac
(Voie du Coyote, Voie du Projectile). Il est alors testé, soumis à des
épreuves, puis formé à la pratique d’une cérémonie de guérison
sacrée. Il est constamment en danger, parfois même totalement
anéanti et ramené à la vie par la collaboration de plusieurs
puissances surnaturelles (Voie de la Grêle, Voie-de-la-Grande-
Étoile, Voie de la Beauté, Voie du Vent navajo, Voie de la Perle,
Voie du Silex).
Au travers des difficultés et des épreuves conduisant à son
expérience de mort-renaissance, il acquiert de la force et devient de
plus en plus sûr de lui. Bien qu’à l’origine il puisse avoir été entraîné
malgré lui dans l’aventure, par le hasard, la séduction ou la ruse, il
est bientôt assez conscient pour choisir de son propre chef de la
vivre jusqu’au bout, et va jusqu’à ignorer les avertissements et les
conseils qui lui sont donnés par ses hôtes. Parfois, il a même
suffisamment de pouvoir pour aider ceux-ci à vaincre leurs ennemis.
À la suite de ses victoires et de l’ensei- gnement sacré prodigué par
ses guides, il tire de son épopée un triple bénéfice : il conquiert une
femme et l’épouse, découvre les secrets de l’agriculture et apprend la
voie des chants.
Tout d’abord, il peut y avoir une conquête sexuelle, aboutissant
au mariage du Héros avec une femme gardée par un protecteur
jaloux. C’est le thème central de la Voie de la Perversité :

Le Héros était un pauvre mendiant qui vivait avec sa grand-mère


près des villages hopis. Ils parvenaient à grand-peine à subvenir à
leurs besoins et un jour, parce que le jeune homme avait détruit des
Bâtonnets de prière sacrés, ils furent chassés par les Hopis. Mais le
garçon était aimé des dieux. Ils ne lui enseignèrent cependant pas
une cérémonie de guérison qu’il pût ramener à son peuple, mais lui
donnèrent l’amour et lui apprirent l’art magique de la chasse pour
son propre usage. Grâce à cet art, il put attirer les femmes Hopis
dans les bois et les séduire les unes après les autres. Sa grand-mère
bénéficia elle aussi de ce don et se mit à séduire de la même manière
les jeunes hommes du village. À eux deux, ils conquirent tous les
jeunes gens et jeunes filles des environs ; personne ne se montra
longtemps réticent à leurs avances. Pour finir, le garçon séduisit
même les Vierges Sacrées (non déflorées par le Soleil), obtint le
consentement de leurs pères et en épousa quelques-unes. Il
poursuivit inlassablement ses entreprises de séduction, traitant
brutalement les femmes qui se livraient à lui, les rejetant parfois et
allant jusqu’à provoquer leur mort. Mais à l’inverse de Don Juan, il
ne fut jamais puni pour ses innombrables aventures.
(Kluckhohn, 1967 : 158-174, résumé.)

Celui-Qui-s’Éduque-Lui-Même (Voie de la Plume) enleva sa


fille au vieux sorcier-éleveur et utilisa son pouvoir, en dépit des
attaques obstinées de son beau-père, pour assurer définitivement et
fructueusement son mariage. Le héros de la Voie du Coyote épousa
la femme de Coyote dans chacune des quatre maisons qu’il visita
dans les Quatre Directions. Garçon-Mendiant, dans la Voie de la
Perle, épousa Fille-Aigle lorsqu’il séjourna dans la maison d’Aigle
pour y apprendre la cérémonie de la Perle.
Le mariage du Héros n’est toutefois pas toujours une réussite.
Dans la Voie du Vent navajo, le jeune homme fut prévenu par ses
protecteurs qu’il ne devait en aucun cas assister à une cérémonie de
la Voie Femelle du Projectile. Il s’y rendit néanmoins et fut « gagné
» dans un concours par une jeune femme apparemment très belle.
Elle l’emmena chez elle et l’endormit au moyen de pratiques
magiques. Lorsqu’il se réveilla, le lendemain matin, il découvrit une
vieille mégère hideuse couchée près de lui, dans un hogan misérable,
où pendaient des lambeaux de chair humaine servant de nourriture à
son épouse. Le nom de celle-ci était Femme-Qui-Vous-Met-à-
Sécher. Il tenta de s’enfuir, mais elle vivait sur une mesa élevée dont
il était impossible de descendre par des moyens seulement humains.
Quand il en fit le tour, elle le poursuivit sans relâche, en traînant la
jambe, jusqu’à ce qu’il soit à bout de forces. Deux jeunes tourterelles
des bois apparurent alors et lui dirent d’une voix chargée de
sarcasme : « N’ étais-tu pas enclin, jusqu’ ici, à t’attribuer plus de
valeur que tu n’en as ? Il est maintenant tout à fait clair que tu n’es
qu’un homme ordinaire. » Elles se moquèrent longuement de lui,
mais lui donnèrent également à boire et à manger, et lui indiquèrent
comment descendre de la mesa avec l’aide de Grand-Serpent. Il put
ainsi échapper à son funeste destin (Spencer, 1957 : 179-180).
À la différence de celui de la Voie du Vent, le mariage des Héros
des autres mythes avec des femmes du Peuple-Coyote, du Peuple-
Serpent, du Peuple-Bison, du Peuple-Aigle ou d’autres peuples-
animaux semble secondaire par rapport à l’acquisition de leurs
pouvoirs. Dans le cas des Héroïnes, leur mariage avec un homme
surnaturel est véritablement au centre du mythe et représente un lien
puissant, faisant d’elles d’authentiques parentes des Êtres Saints, les
unissant intimement et irréversi- blement au monde divin.
Le deuxième bénéfice que certains des héros navajos retirent de
leur voyage est la découverte de l’agriculture, destinée à supplanter
l’ancien mode de vie tribal basé sur la chasse. Dans la Voie de la
Plume, par exemple, la dinde du Héros faisait tomber de ses ailes des
graines qui avaient été cachées sous ses plumes par les dieux, et
aidait son maître à planter un jardin magique, où poussaient
miraculeusement des haricots, du maïs, des courges, des melons et
du tabac. Le héros enseignait ensuite ses nouvelles connaissances à
son épouse et à son peuple (Spencer, 1957 : 170). Dans la Voie du
Coyote, le Héros était initié au secret de la culture du maïs par le
Peuple-Coyote lors de son séjour dans le monde souterrain
(McAllester, 1956 : 102-104). La troisième acquisition des Héros et
des Héroïnes dans l’outre-monde était la connaissance des rituels et
des cérémonies de la Voie des Chants, qui constituent le cœur même
de la culture navajo. L’apprentissage des chants demandait beaucoup
de temps, parce que chaque détail devait être assimilé et retenu de
mémoire ; en outre les peintures de sable, bien que repro- duites à
l’origine sur des rouleaux sacrés, étaient ensuite toujours détruites
sous cette forme et confiées à la seule mémoire du héros. Lorsque
celui-ci avait tout appris, il était autorisé, et même fortement
encouragé, à aller retrouver sa famille sur terre afin de lui
transmettre son savoir sacré. Sur le chemin du retour, il rencontrait
souvent Hibou, qui lui donnait d’ultimes instructions et un encens
spécial à faire brûler chez lui. Il était généralement bien reçu par les
siens, parfois même accueilli à bras ouverts, en dépit de l’hostilité
qu’ils avaient manifestée à son égard au moment de son départ,
parce qu’ils se rendaient immédiatement compte de sa
transformation et prenaient conscience de ses nouveaux pouvoirs.
L’enseignement de la cérémonie durait plusieurs années.
Souvent, le plus jeune frère du Héros, qui paraissait jusqu’alors peu
éveillé et paresseux, apprenait les rites plus vite et mieux que
quiconque. Dans la Voie de la Grêle, le Héros emmenait sa sœur
avec lui dans le monde céleste et lui confiait une partie de ses tâches.
Dans tous les mythes, lorsque la cérémonie était parfaitement
connue d’un jeune frère ou d’un autre parent, le Héros ressentait un
désir irrépressible de rejoindre le monde surnaturel. Désormais trop
sacré pour demeurer sur Terre, il était pleinement admis, comme une
de ses forces, dans le grand concert harmonieux de la nature —
dorénavant invisible aux yeux des hommes, mais néanmoins
toujours présent et bien intentionné à leur égard.

Prière de Libération
Les mythes fournissent l’arrière-plan nécessaire pour la mise en
œuvre du symbolisme de la mort-renaissance, mais ils ne touchent
pas directement le patient. Avec les prières, à l’inverse, celui-ci
devient un participant actif du rite, et le symbolisme des mythes
prend vie en s’enracinant dans sa conscience. L’homme- médecine
entonne la prière, qui dure généralement une heure environ, et le
malade la répète après lui mot pour mot. Une des plus célèbres de
ces prières, dans laquelle le symbolisme mort- renaissance est décrit
au moyen d’images précises d’une grande force évocatrice, fut
révélée à Washington Matthews (1888) par un vieux chanteur. Le
vieil homme, âgé de plus de soixante-dix ans, se portait garant de
l’ancienneté de cette prière et la consi- dérait comme l’une des plus
puissantes de son répertoire. Elle ne pouvait pas être récitée plus
d’une fois dans la même journée, et aucune de ses parties ne devait
être séparée des autres ni employée hors de son contexte global
originel. Le vieil homme l’utilisa dans le but de neutraliser les effets
négatifs résultant de la révélation du mythe des origines à un
étranger — ce qu’il venait justement de faire avec Matthews. Elle est
probablement extraite de la Voie de la Nuit.
La première partie, l’invocation, décrit l’approche des puissants
Jumeaux-Guerriers, Tueur-de-Monstres et Enfant-Né-de-l’Eau, qui
se mettent en route à l’appel de l’homme- médecine et du patient
pour venir soulager les souffrances de ce dernier. Le premier partant
de l’Est (monts Jemez), le second arrivant de l’Ouest (monts San
Francisco), ils se rejoignent au cœur du pays navajo (monts Carrizo)
et se dirigent ensuite ensemble vers le Lieu de l’Émergence. Au
début, seuls sont cités les noms des lieux géographiques, puis, avec
un art très subtil, ils sont peu à peu mêlés à ceux des lieux mythiques
jusqu’à ce que, sans solution de continuité perceptible, le malade soit
progressivement conduit des paysages familiers de sa terre natale
jusqu’aux terres inconnues du pays mythique où se déroule l’action
principale de la prière.
Dans le texte original, la plupart des strophes débutent par
l’expression « De nouveau de ce côté-ci », qui a été omise ici afin de
limiter les répétitions.

1. Du sommet des monts Jemez, Tueur-de-Monstres vient à mon


aide.
Du sommet des pics San Francisco, Enfant-Né-de-l’Eau vient à
mon aide.

2. Du sommet de la Montagne-Noire, Tueur-de-Monstres vient à


mon aide.
Des Crêtes Blanches, Enfant-Né-de-l’Eau vient à mon aide.

3. Du sommet des monts Carrizo,


Tueur-de-Monstres vient à mon aide.
Du sommet des monts Carrizo, Enfant-Né-de-l’Eau vient à mon
aide.

4. Au Lieu de l’Émergence, Tueur-de-Monstres arrive pour se


porter à mon aide.
Au Lieu de l’Émergence, Enfant-Né-de-l’Eau arrive pour se
porter à mon aide.
Bien que les Vents-Légers en gardent la porte, Tueur-de-
Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
lui aussi un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

Le Lieu de l’Émergence est le seuil du pays mythique, où les


Jumeaux-Guerriers, avec l’aide de leurs baguettes de pouvoir,
commencent à descendre dans le monde inférieur afin d’y récupérer
le corps subtil du patient qui s’y trouve en détresse. Chaque étape de
leur descente est répétée quatre fois, formant une séquence de
modulation de couleurs. Les couleurs indiquent le ton donné à la
prière, et ont aussi leur contrepartie visuelle dans les peintures de
sable. Le niveau des nuages, que les Jumeaux traversent d’abord,
montre une suite de couleurs devenant progressivement de plus en
plus douces : noir, bleu, jaune, blanc.

5. Dans la première pièce faite du Nuage Noir,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

6. Dans la deuxième pièce faite du Nuage Bleu,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

7. Dans la troisième pièce faite du Nuage Jaune,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

8. Dans la quatrième pièce faite du Nuage Blanc,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.
La prière utilise les mots qu’emploierait le patient, afin d’établir
une relation étroite entre lui-même et les héros. Enfant-Né-de-l’Eau
suit toujours son frère Tueur-de-Monstres, avec lequel il forme un
couple de complémentaires. Leurs baguettes symbolisent les
pouvoirs qui leur ont été accordés par le Père-Soleil. Celle d’Enfant-
de-l’Eau est légèrement moins puissante que celle de son aîné, parce
qu’il est le plus doux et le moins impétueux des deux. En
poursuivant leur descente, les frères traversent les quatre pièces de
brume, qui présentent exactement la même succession de couleurs
que celles de l’étape précédente. Après la « quatrième pièce faite de
brume blanche », ils atteignent le lieu qui permet de passer de ce
premier monde mythique dans le suivant.

13. À travers les Rivières-Rouges-Qui-se-Croisent Tueur-de-


Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

L’apparition de la couleur rouge indique que cet endroit est


maléfique et rempli de périls. Outre le symbolisme de la couleur et
du lieu, des animaux se manifestent maintenant, gardant les
différents niveaux que les Héros doivent franchir pour atteindre le
corps subtil du patient. Ce sont des animaux puissants — Ours,
Serpent, Coyote, Faucon — mais ils ne peuvent pas arrêter les
Jumeaux-Guerriers munis de leurs Baguettes Pouvoir.

14. À travers la première pièce faite de la Montagne Noire, Et


malgré que l’Ours Rouge en garde la porte,
Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

15. À travers la deuxième pièce faite de la Montagne Bleue,


Et malgré que le Grand Serpent Rouge en garde la porte,
Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

Ils traversent ensuite la troisième pièce faite de la Montagne


Jaune et la quatrième pièce faite de la Montagne Blanche,
respectivement gardées par Coyote-Rouge et Faucon-Rouge.
Après quoi les Jumeaux atteignent la Terre des Morts, dont il est
quelquefois dit qu’elle est gouvernée par une femme, qu’ils doivent
vaincre pour arracher le patient à son emprise. Cette idée implique
qu’une partie de la personne malade, proba- blement son corps
subtil, se trouve déjà au Pays des Morts, tandis que l’autre, son corps
physique, est encore sur Terre, gisant sans forces sur le sol de son
hogan. J’ai conservé ici toutes les répétitions de la prière, afin de
bien mettre en évidence la progression dramatique conduisant à la
confrontation finale — et décisive — de la cérémonie.

18. De nouveau devant l’entrée de la Hutte au sol Rouge,


La demeure de Femme-Chef,
Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il arrive avec son frère pour se porter à mon aide.

19. Sur le pourtour de la hutte, Tueur-de-Monstres avec sa


Baguette Noire ouvre un passage pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Ensemble ils viennent à mon aide.

20. À côté du foyer de la Hutte,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Ensemble ils viennent à mon aide.

21. Au centre de la Hutte,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il vient à mon aide.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Ensemble ils viennent à mon aide.
Les répétitions croissantes, avec leur lenteur calculée, ont pour
but de fixer totalement l’attention du patient sur l’action de la prière
et de le conduire pas à pas sur le chemin de la guérison symbolique.

22. À l’arrière de la Hutte,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Derrière lui, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi jusque
Là où gisent mes pieds,
Là où gisent mes membres, Là où gît mon corps,
Là où gît mon esprit,
Là où gît la poussière de mes pieds, Là où gît ma salive,
Là où gît ma chevelure.

Les trois derniers éléments mentionnés — salive, poussière,


cheveux — peuvent faire référence aux substances corpo- relles
souvent utilisées en sorcellerie. Les Jumeaux Guerriers emploient
trois instruments de pouvoir pour aider le malade : leurs baguettes
colorées, leur grand couteau de pierre et leurs Bâtonnets de prière «
parlants » sacrés. Tous ces objets, portés par les « imitateurs-de-dieu
», apparaissent dans la Voie de la Nuit.

23. Tueur-de-Monstres place son Grand Couteau de silex et son


Bâtonnet de prière dans ma main.
Avec eux, il me fait tourner dans le sens de la marche du Soleil
jusqu’ à ce que je sois face à lui.
« Femme-Chef! Mon petit-fils m’est maintenant rendu.
N’essaye pas de le chercher.
Ne dis pas un mot.
Maintenant nous repartons avec mon petit-fils.
Il m’a été rendu. »
L’épreuve cruciale est terminée. Les Jumeaux-Guerriers ont
vaincu la mort pour libérer le patient (qu’ils appellent leur petit- fils).
Commence maintenant pour eux le voyage de retour dans le monde
quotidien.

24. De nouveau au centre de la Hutte,


Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Il sort et revient sur ses pas devant moi.
Je sors et reviens sur mes pas derrière lui.
Derrière moi, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il sort et revient sur ses pas derrière moi.
Ils sortent et reviennent sur leurs pas avec moi.

Cette strophe est répétée pour les différentes parties de la Hutte,


puis les trois voyageurs affrontent une nouvelle fois les montagnes
gardées par des Animaux. Ils atteignent et franchissent les Rivières-
Rouges-Qui-se-Croisent, et traversent ensuite les pièces des Brumes
et des Nuages pour arriver finalement au Lieu de l’Émergence.

40. De nouveau au Lieu de l’Émergence,


Bien que les Vents-Légers en gardent la porte,
Tueur-de-Monstres avec sa Baguette Noire ouvre un passage
pour moi.
Sur le chemin du retour il grimpe devant moi.
Sur le chemin du retour je grimpe derrière lui.
Derrière moi, Enfant-Né-de-l’Eau avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Sur le chemin du retour il grimpe derrière moi.
Sur le chemin du retour ils grimpent avec moi.

Comme ils approchent de leur but, les lieux qu’ils traversent


redeviennent familiers, et les noms géographiques réappa- raissent
dans la prière : ils ont quitté le monde surnaturel. En conséquence,
Tueur-de-Monstres et Enfant-Né-de-l’Eau, qui sont de redoutables
guerriers, cèdent leur place de guides, pour la dernière partie du
voyage de retour, à Dieu-Qui-Parle et Dieu-Qui-Appelle, deux
divinités plus pacifiques, plus proches du patient dans sa vie
quotidienne et son environnement de tous les jours.

45. De nouveau à l’endroit d’où je peux voir dans quelle


direction se dresse mon hogan,
Dieu-Qui-Parle avec sa Baguette Blanche ouvre un passage
pour moi.
Sur le chemin du retour il ressort devant moi.
Sur le chemin du retour je ressors derrière lui.
Derrière moi, Dieu-Qui-Appelle avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Sur le chemin du retour il ressort derrière moi.
Sur le chemin du retour ils ressortent avec moi.

47. De nouveau au milieu de mes grands champs,


Magnifiques avec leur Maïs Blanc,
Magnifiques avec leur Maïs Jaune,
Magnifiques avec leur Maïs Rond,
Magnifiques avec leurs Maïs de toutes sortes,
Magnifiques avec leurs Sauterelles,
Dieu-Qui-Parle avec sa Baguette Blanche ouvre un passage
pour moi.
Il le suit pour revenir devant moi.
Je le suis pour revenir derrière Lui.
Derrière moi, Dieu-Qui-Appelle avec sa Baguette ouvre un
passage pour moi.
Il le suit pour revenir derrière moi.
Ils le suivent pour revenir avec moi.

De la même manière, le malade est ensuite accompagné par les


deux dieux jusqu’à l’entrée de son hogan, sur le pourtour de son
hogan, près du foyer de son hogan, au centre et à l’arrière de son
hogan.
Alors il peut réintégrer son corps physique, qui gisait jusqu’alors
sur le sol dans une condition pitoyable, et le monde qui l’entoure
retrouve son harmonie.

52. De nouveau vers l’arrière de mon hogan,


Dieu-Qui-Parle avec sa Baguette Blanche ouvre un passage
pour moi.
Il s’assied devant moi.
Je m’assieds après lui.
Derrière moi, Dieu-Qui-Appelle avec sa Baguette Bleue ouvre
un passage pour moi.
Il s’assied après moi.
Ils s’asseyent près de moi.
Ils s’asseyent avec moi sur le sol de mon hogan,
Là où gisent mes pieds,
Là où gisent mes membres,
Là où gît mon corps,
Là où gît mon esprit,
Là où gît la poussière de mes pieds,
Là où gît ma salive,
Là où gît ma chevelure.

Le patient reprend possession de ses pieds, de ses membres, de


son corps, de son esprit, de la poussière sous ses pieds, de la salive
dans sa bouche, de ses cheveux, qui ont désormais retrouvé la santé
et l’équilibre. La dernière strophe de la prière, dans la plus pure
tradition des chants, est alors une bénédiction, une expression de
gratitude, qui clôt le rituel de guérison.

55. Le monde devant moi est rétabli dans la Beauté.


Le monde derrière moi est rétabli dans la Beauté.
Le monde en dessous de moi est rétabli dans la Beauté.
Le monde au-dessus de moi est rétabli dans la Beauté.
Les choses autour de moi sont toutes rétablies dans la Beauté.
Ma voix est rétablie dans la Beauté.
Tout s’achève dans la Beauté.
Tout s’achève dans la Beauté.
Tout s’achève dans la Beauté.
Tout s’achève dans la Beauté.
1. Maison-Blanche, appelée aussi Maison du Zénith, car lorsque le
soleil est au point zénithal, celle-ci resplendit de clarté. (N.d.T.)
9
Les mandalas de guérison et le Chemin du
Pollen
Une des principales fonctions que la guérison symbolique
partage avec la mythologie en général est la construction d’un
monde symbolico-imaginaire dans lequel l’individu peut se sentir à
l’aise, en sécurité et libre de toute inquiétude. Parfois — et c’est le
cas chez les Dinéhé — ce monde rassurant et ordonné est figuré par
des mandalas. Mircea Eliade écrivait au sujet de ces derniers : « Le
mandala est avant tout une ‘ imago mundi’; il représente le cosmos
en miniature, et en même temps le panthéon. Son élaboration
équivaut à une re-création magique du monde… L’opération a sans
nul doute un but thérapeutique. Devenant symboliquement
contemporain de la Création du Monde, le patient est immergé dans
la plénitude originelle de la vie ; il est imprégné par les forces
gigantesques qui, in illo tempore, ont rendu la Création possible. »
(1968 : 25.)
Ces représentations de l’ordre cosmique sont quelquefois des
peintures (ou des peintures de sable) constituées d’un motif plus ou
moins schématique montrant l’équilibre des forces contraires ou
complémentaires dans l’univers symbolique. Les Tibétains et les
Indiens d’Amérique du Nord ont développé cette forme d’art à un
degré inconnu dans le reste du monde. Ces derniers, en particulier,
n’ont pas seulement utilisé le mandala dans leurs peintures de sable,
sur leurs boucliers de guerre et dans leurs peintures rupestres, mais
l’ont également projeté dans l’espace et dans le temps.
L’homme-médecine des Sioux oglalas, Black Elk, a décrit un
mandala de ce genre, tel qu’il était perçu par les membres de sa tribu
— bien qu’ils l’aient conçu sous la forme d’une roue-médecine :

Tout ce que fait le Pouvoir du Monde est en forme de cercle. Le Ciel


est rond, et j’ai entendu dire que la Terre est ronde comme une balle,
et ainsi sont toutes les étoiles. Le vent, dans sa plus grande
puissance, tourbillonne. Les oiseaux font leurs nids en rond, car leur
religion est la même que la nôtre. Le Soleil se lève et redescend en
faisant un cercle, la Lune fait de même, et ils sont ronds l’un et
l’autre. Même les saisons, dans leurs changements, forment un grand
cercle et reviennent toujours à la place où elles étaient. La vie de
l’homme est un cercle, d’enfance à enfance, et ainsi en est-il de toute
chose qui est mise en mouvement par le Pouvoir. Nos tipis étaient
ronds comme les nids des oiseaux, et ils étaient toujours disposés en
cercle, le Cercle de la Nation, nid fait de nombreux nids où nous
couvions nos enfants selon la volonté du Grand-Esprit.
(Black Elk, 1961)1

Les Navajos situent ce mandala circulaire sur deux plans


différents. Le premier, à l’instar du cercle des Sioux oglalas, est lié
aux caractéristiques physiques de leur terre traditionnelle et à la
ronde annuelle de la vie et des saisons. Il attribue une signi- fication
symbolique à chaque partie du Vieux Pays (Dinetah), et ancre
fermement les mythes des origines et les épopées des Héros des
Chants dans une réalité matérielle incontestable. Il met chaque chose
en relation avec les autres et avec la totalité qu’elles composent : la
géographie (l’espace), le déroulement du temps, et les divers stades
de la vie humaine. Tout est contenu dans le tout, ordonné et
harmonieux. J’ai choisi de donner à ce type de représentation le nom
de mandala macrocosmique, afin de le distinguer du second niveau
de symbolisme exprimé dans les peintures de sable, qui reflète cet
ordre universel à l’intérieur du microscosme humain.

Le mandala macrocosmique
Les figures principales du mandala macrocosmique des Navajos
sont les Quatre Montagnes sacrées qui constituent les limites du
territoire navajo et ont une réalité physique, bien que quelquefois
celle-ci puisse être sujette à caution. Ces montagnes sont les
demeures des entitées spirituelles (ou dieux). Par ailleurs, en relation
avec l’idée de totalité qu’elles sous-tendent, chacune d’elles, avec sa
direction spécifique, est chargée d’un grand nombre de significations
symboliques, parmi lesquelles celles des couleurs jouent l’un des
rôles les plus importants, comme on peut le voir dans le tableau III
ci-après (Reichard, 1950 : 20).
Sis Najini est la Montagne sacrée de l’Est. Elle a été alter-
nativement identifiée à plusieurs sommets de la région, dont Blanca
Peak, au Colorado, et Pelado Peak, au Nouveau- Mexique (Wyman,
1970 : 18). Elle est généralement associée au Blanc, quoique sa
couleur puisse être différente lors de certaines cérémonies
particulières. Elle est surmontée par la Lumière de l’Aurore et fixée
à la Terre par l’Éclair. Les symboles ornant sa cime sont le
Coquillage Blanc et une couronne de Nuages Sombres ; sa plante est
Maïs-Blanc-Tacheté, son animal Colombe ou Pigeon. Sa voix
ressemble au Tonnerre émis par le bec de Jeune-Aigle et elle est
animée par Vent-Tacheté. Ses occupants sont Garçon-Cristal-de-
Roche, Fille-Cristal-de- Roche, Garçon-Coquillage-Blanc, Fille-
Coquillage-Blanc, Garçon-Aurore et Fille-Aurore. Elle abrite aussi
Éclair Blanc, les Nuages Sombres, la Pluie Mâle et le Maïs Blanc, et
sa divinité tutélaire est Dieu-Qui-Parle (xa’ete’ é’’ óyan). La forme
intérieure (l’Essence) de cette montagne est décrite dans la Voie de
la Bénédiction sous l’apparence d’un Être de Beauté, entièrement
vêtu de coquillages blancs, enveloppant le chanteur dans son regard
et appelant d’une voix mélodieuse. Des mélopées semblables sont
chantées pour chacune des trois autres Montagnes sacrées et pour les
formes intérieures qui leur donnent leur pouvoir.
Tso Dzil, la Montagne-de-la-Langue, est la Montagne sacrée du
Sud. Identifiée depuis toujours au mont Taylor, elle est représentée
par la couleur Bleue et associée à la mi-journée et à la chaleur du
Soleil. Elle est surmontée par le Ciel bleu et fixée à la Terre par un
grand Couteau de Pierre. Le symbole de sa cime est une Turquoise,
sa plante est Maïs Bleu et son animal est Rouge-Gorge-Bleu. Elle est
animée par Vent-Bleu et habitée par Garçon-Turquoise, Fille-
Turquoise, Garçon- Qui-Porte-une-Turquoise et Fille-Qui-Porte-un-
Épi-de- Maïs. On y trouve le Brouillard Sombre, la Pluie Femelle et
les animaux sauvages. Sa divinité tutélaire est Dieu-Noir. Sa forme
intérieure est représentée par un Être de Beauté vêtu de Turquoise.
Doko’o’slid est la Montagne-au-Sommet-Brillant de l’Ouest,
identifiée au mont Humphreys dans les San Francisco Peaks. Elle est
représentée par la couleur Jaune, surmontée par la lumière Jaune de
la fin du jour et fixée à la Terre par un rayon de Soleil. Le symbole
de sa cime est l’Ormeau, son animal Fauvette Jaune et sa plante
Maïs Jaune. Garçon-Maïs-Blanc, Fille-Maïs-Jaune, Garçon-
Lumière-du-Soir et Fille-Ormeau y vivent, et elle abrite les Nuages
Sombres, la Pluie Mâle, Maïs Jaune et les Animaux sauvages. Sa
divinité est Dieu-Qui-Appelle. Sa forme intérieure est figurée par un
Être de Beauté vêtu d’Ormeau.
Dibe Ntsa, la Montagne-du-Grand-Mouton, est la Montagne
sacrée du Nord. Sa localisation est incertaine, bien que quelques
anciens affirment qu’il s’agit d’Hesperus Peak, dans le Colorado.
Représentée par la couleur Noire, elle est dominée par l’Obs- curité
et liée à la Terre par un Arc-En-Ciel. Le symbole ornant sa cime est
le Jais, son animal est le Merle Noir et sa plante le Maïs bigarré. Ses
habitants sont Garçon-Pollen, Fille-Coléoptère, Garçon-Obscurité et
Fille-Obscurité, sa divinité tutélaire est Tueur-de-Monstres et elle
abrite le Brouillard Sombre ainsi que toutes sortes de plantes et
d’animaux, parmi lesquels les espèces composant le gibier noble.
Dans les chants, sa forme intérieure est décrite comme un Être de
Beauté couvert de jais.

Ces Quatre Montagnes ne sont pas les seuls lieux géogra-


phiques de la réserve ayant des liens étroits avec la mythologie du
Dineh. Le centre du territoire navajo est ordinairement désigné
comme la Montagne-Autour-de-Laquelle-le-Mouvement-A- Été-
Accompli. Ce sommet, qui pourrait être Huerfano Mesa ou
Gobernador Knob (Spruce Hill), est le lieu où Femme- Changeante
aurait vu le jour et vécu les premières années de sa vie, avant d’aller
s’installer plus tard sur une île située au large de la côte du
Pacifique. Ses fils, les Jumeaux-Guerriers, sont supposés vivre sur
Navaho Mountain, tandis que dans le canyon de Chelly, une haute
falaise isolée serait la demeure de Femme-Araignée. Dans le même
canyon se trouvent également les ruines de la célèbre Maison-
Blanche, où les dieux se réunirent pour la première grande tenue de
la Voie de la Nuit. Même les monstres ont laissé leur souvenir
visible dans la réserve : une coulée de lave près de McCarty’s serait
le sang répandu et figé de Grand-Géant, et Shiprock Mesa le cadavre
pétrifié de Monstre- Qui-Fait-Tomber-de-la-Falaise, tous deux
combattus et tués par les Jumeaux-Guerriers. Le confluent de la Pine
et de la San Juan est parfois considéré comme « l’Endroit-où-les-
Eaux-se- Croisèrent », et plus en amont, sur la San Juan, serait situé
le mythique Lac-des-Troncs-Tournoyants. L’emplacement exact du
Lieu de l’Émergence a été totalement oublié aujourd’hui, mais
certains pensent qu’il se trouverait quelque part dans les monts
Colorado. Les exemples de ce genre sont innombrables. Les
itinéraires fantastiques des Héros et des Héroïnes navajos sont
marqués par des étapes et des arrêts identifiables dans le monde réel,
et des cartes d’une grande précision ont même été dressées pour
suivre les traces de leur passage dans les montagnes et les canyons
du pays navajo (Oakes et Wyman, 1957 : 36-37).
Tout ce symbolisme géographique a un but bien précis : lier la
mythologie à la réalité physique, de la même manière que le font les
prières lorsqu’elles commencent en désignant des lieux connus, pour
entraîner ensuite le récitant dans des contrées situées hors d’atteinte
du monde sensible. Ce procédé permet à la psyché de se fixer tout
d’abord sur des images familières, telles que montagnes, rivières ou
canyons, puis d’aller progres- sivement au-delà, pour pénétrer dans
le paysage mythique intérieur où se déroulent les événements de
l’âme.
Non seulement la géographie mais aussi la succession des
saisons font partie du grand cercle évoqué plus haut par Black Elk,
qui n’est pas statique mais animé d’un mouvement rythmique
incessant. Dans son récit du mythe de la Création, Hosteen Klah
affirmait ainsi :

Ils ont fait le Soleil de feu avec un arc-en-ciel tout autour, et ont mis
Homme-Turquoise à l’intérieur pour être son esprit. Ils ont placé
l’Automne et l’Hiver à l’Ouest et au Nord, le Printemps et l’Été au
Sud et à l’Est ; le mois d’octobre, revendiqué par Coyote, se trouve à
moitié dans l’Été et à moitié dans l’Hiver, et est appelé pour cela le
Mois-Changeant. Puis tous les esprits sont allés prendre les places
qui leur revenaient, et ils ont installé le Soleil et la Lune, les Étoiles
et les Vents. Dieu-du-Feu a placé l’Étoile Polaire, et les autres dieux
se sont occupés des autres constellations, les femmes se chargeant de
la Voie Lactée et de diverses autres étoiles… Ils ont réparti les
quarante-huit Cyclones sous les bords du monde, dans les Quatre
Directions, afin de le soutenir, et envoyé d’autres Vents faire de
même pour le Ciel et les Étoiles. Ensuite Begochidi a pris les
Ethkay-nah-ashi, les mystérieux trans- metteurs de la vie, a fait un
signe à toute la Création, et celle-ci est devenue vivante et a
commencé à se mouvoir à des vitesses différentes.
(Hosteen Klah, 1942.)

Le mandala microcosmique
Le drame mythologique des Navajos est également rejoué, sur
une échelle plus réduite mais avec une plus grande intensité, dans le
microcosme de leurs peintures de sable. Mircea Eliade écrivait à leur
sujet : « La cérémonie (navajo) comprend aussi l’exécution de
peintures de sable complexes, qui symbolisent les diverses étapes de
la Création et l’ histoire mythique des dieux, des ancêtres et de l’
humanité. Ces dessins (qui ressemblent étrangement aux mandalas
de l’Inde et du Tibet) font revivre successivement, dans leur ordre
initial, les événements qui eurent lieu dans les temps mythiques. En
entendant raconter le mythe cosmogonique, puis le mythe des
origines, et en contemplant les peintures de sable, le patient est
projeté hors du temps profane et introduit dans la plénitude du
temps primordial ; il est “ramené en arrière” jusqu’ à l’origine du
Monde et devient ainsi témoin de la cosmogonie. » (1968 : 25-26.)
Il est en effet remarquable, comme Eliade le souligne, qu’une
méthode présentant de telles similitudes soit également utilisée au
Tibet. Les Tibétains dessinent quatre grands quadrila- tères dans le
sable, sur le sol de leurs temples, comme le font les Navajos dans
leurs hogans. Ils les orientent aussi dans les Quatre Directions et
mettent en relation au centre du mandala les puissances gouvernant
ces dernières. Les peintures des Tibétains sont habituellement encore
plus complexes que celles des Navajos, et il leur faut beaucoup de
temps — parfois plusieurs semaines — pour les préparer. Utilisées
pour certains rites initiatiques, elles sont détruites à la fin de chaque
cérémonie et doivent être redessinées pour la suivante. Les mandalas
tibétains ne sont probablement pas réalisés expressément dans un but
thérapeutique mais, tout comme ceux des Navajos, ils sont supposés
provoquer d’importantes transformations dans la psyché de ceux qui
participent aux rituels au cours desquels ils sont employés (Tucci,
1969).
Les peintures de sable des Dinéhé offrent aussi des ressem-
blances avec certains codex précolombiens du Mexique. L’un de
ceux-ci, étudié par Cottie Arthur Burland (1950), était réalisé sur des
peaux blanchies, comme certaines peintures des Navajos. Son
orientation dans les Quatre Directions, les personnages divins
gardant les Points Cardinaux, la présence de Quatre Plantes sacrées,
l’utilisation du symbolisme des couleurs — toutes ces
caractéristiques rappellent les mandalas du Dineh.
Cependant, l’objectif essentiel des peintures de sable navajos
n’est pas d’orienter le patient dans les différents plans du cosmos
(macrocosme et microcosme), ni même de célébrer les événe- ments
marquants de la mythologie, mais de l’amener à s’iden- tifier aux
images de pouvoir représentées dans les dessins. Ainsi que le notait
Reichard : « Par le processus d’identification, un symbole figurant
un pouvoir devient ce pouvoir même. Par conséquent, comprendre le
symbole avec ses multiples signi- fications revient à comprendre le
pouvoir représenté et les techniques requises pour l’invoquer. »
(1950 : 149.) Chaque peinture de sable est un générateur d’énergie
psychique. Elle concentre un pouvoir en un point de l’espace et
l’homme- médecine, en employant le support physique du sable,
transfère ce pouvoir sur le malade. Celui-ci n’acquiert pas seulement
le pouvoir des personnages sacrés qu’il regarde ou qu’il touche — il
devient ce pouvoir.
Quelles sont les images qui apparaissent dans les mandalas
navajos ? Le plus souvent, ce sont des Êtres surnaturels person-
nifiant les forces du monde naturel. Dans beaucoup de cas, les
peintures de sable ne montrent que quatre Êtres Saints debout les uns
à côté des autres. Dans d’autres, les personnages sont reproduits de
nombreuses fois — toujours par multiples de quatre — afin
d’accroître le pouvoir condensé dans le dessin. Assez fréquemment,
les Êtres Saints sont disposés en cercle, selon la forme la plus
traditionnelle des mandalas. Un point de référence important,
comme le Lieu de l’Émergence, une pièce d’eau, un feu central, la
demeure des dieux ou le principal héros du chant, est couramment
placé au centre de la peinture. Autour de ce point focal, les Pouvoirs
Saints qui sont évoqués sont disposés dans les Quatre Directions :
Nord, Est, Sud et Ouest. Ces pouvoirs peuvent être le Peuple-Vent,
le Peuple- Étoile, le Peuple-Cactus, le Peuple-Cyclone, le Peuple-
Bison, les Oiseaux-Tonnerres ou le Peuple-Serpent.
Au Nord-Est, au Nord-Ouest, au Sud-Est et au Sud-Ouest
figurent généralement des éléments mineurs, tels que les Quatre
Plantes sacrées — le Maïs, le Tabac, le Haricot et la Courge — qui
parvinrent à l’origine aux Navajos en provenance des vallées du
Mexique. Autour de la peinture est habituellement représenté un
personnage ou un symbole protecteur, comme l’Arc-En-Ciel-
Gardien. Une ouverture est toujours ménagée à l’Est, avec pour la
surveiller deux petits gardiens qui peuvent être des serpents, des
ours, des insectes ou d’autres minuscules créatures. Les Montagnes
sacrées, symbolisées par des cercles rappelant leurs couleurs
respectives, sont parfois situées à l’exté- rieur du motif central fixant
les limites de la peinture dans les Quatre Directions. Dans certains
mandalas, elles peuvent être représentées par de petits monticules de
terre ou des vases posés à l’envers, tandis que des bols ou des jattes
pleins d’eau figurent les Lacs sacrés. Les variantes dans la
réalisation des peintures sont de toute manière innombrables, et dans
chacune d’entre elles, un ou plusieurs des éléments de base que nous
venons de décrire peuvent être absents.
Quelquefois, les peintures mettent en évidence un épisode
particulier des aventures du Héros du chant, ou des tribula- tions des
ancêtres des Navajos dans leur progression verticale de monde en
monde jusqu’au nôtre. C’est le cas des peintures montrant le déluge,
ou Coyote dérobant le feu. Celles de la Voie de la Perle et des Deux-
Qui-Retrouvèrent-Leur-Père forment une série de tableaux illustrant
le mythe d’une manière très détaillée.
Les peintures les plus simples sont celles qui se limitent à définir
l’espace dans lequel doit s’accomplir un rite précis. Des empreintes
de pas ou d’autres signes indiquent où le patient doit se tenir debout
ou s’asseoir, et quel parcours doivent suivre les assistants de
l’homme-médecine personnifiant les divinités pendant le
déroulement de la cérémonie. Quelquefois, l’empla- cement d’un
autel ou de l’endroit où doit être exécuté un acte rituel spécial est
également signalé.
Une autre catégorie de peintures de sable est constituée par celles
qui représentent un Lieu — une « Terre » — ayant la forme d’un
grand rectangle, d’un ovale ou d’un losange. Dans une des peintures
de la Voie de la Bénédiction, la Terre-Mère, probablement assimilée
à Femme-Changeante, est figurée par un grand corps ovale jaune
surmonté d’une petite tête rectangu- laire arborant des cornes à
l’extrémité bleue. Le Soleil, lui aussi bleu, est placé entre ses cornes
et la Lune, blanche, apparaît près de sa queue. Son visage porte les
quatre couleurs du cycle des jours : la blancheur de l’Aube, la
noirceur de la Nuit, le bleu du Ciel de la mi-journée et la lueur jaune
du Crépuscule. Son épine dorsale est une tige de Maïs, et elle tient
dans ses mains les semences de toutes les plantes alimentaires et
médici- nales que l’on trouve sur la Terre. Dans l’ovale de son corps,
les Montagnes sacrées sont dessinées à la place de certains de ses
organes : le mont Jemez symbolise son Cœur, les monts Taylor et La
Plata son Foie, Huerfano Mesa ses Reins et le mont San Francisco sa
Vessie. Elle est entourée par le bleu de l’Océan.
Le pendant de la Terre-Mère est une autre peinture de la Voie de
la Bénédiction représentant le Père-Ciel. Il est figuré sous la forme
d’un grand rectangle noir, dont chaque coin est apparemment fixé au
sol par quatre séries de triangles de couleurs symbolisant des nuages.
Dans ce cadre sombre, les deux éléments les plus importants sont le
Soleil, reconnaissable à ses cornes bleues, et la Lune, dotée de
cornes blanches. La Voie Lactée est disséminée parmi de
nombreuses autres constel- lations. L’Étoile de l’Orient apparaît à
l’Est, la Grande-Étoile- Médecine se trouve au Sud-Ouest, les
Étoiles-Jumelles sont près du centre, entre les deux grands
luminaires, l’Étoile de Coyote est placée au Sud, au-dessus de la
Petite Étoile-Médecine, et la Grande-Queue-de-Serpent traverse le
rectangle du Sud au Nord. Une poudre blanche, évoquant la brume,
est répandue sur toute la peinture.
Une des plus belles peintures de sable, utilisée pour la Voie Mâle
du Projectile, montre la Terre-Mère et le Père-Ciel côte à côte, leurs
têtes reliées par une fine ligne de pollen jaune et leurs queues par un
mince chemin d’Arc-En-Ciel. Le Père-Ciel a un corps noir, en forme
de losange, mais sa queue est du même bleu que le corps également
en forme de losange de la Terre- Mère, dont la queue est noire
comme le corps de son partenaire. De la même manière que dans le
symbole chinois du T’ai Ki, qui réunit le yin et le yang, chaque
élément de cette peinture contient en lui-même une partie de l’autre,
rappelant que les contraires du monde et de l’existence sont toujours
complémen- taires, et non irrémédiablement opposés.

Le symbolisme des couleurs, de la disposition et des


nombres
Les couleurs et la disposition des éléments sont les principes
directeurs qui donnent son unité organique à tout le système des
chants navajos. La disposition est la place qu’occupe chaque
personnage, par rapport aux autres ou à l’ensemble de l’œuvre, dans
la composition d’une peinture de sable. Dans le contexte spécifique
de la Voie des Chants, elle est étroitement liée au symbolisme des
nombres.
J’ai déjà signalé que pour les Navajos, chaque direction est
représentée par une couleur qui lui est propre, mais ce symbo- lisme
des couleurs s’étend en réalité bien au-delà d’une simple orientation
géographique. Outre qu’elle indique une direction, chacune des
couleurs utilisées dans les peintures de sable est associée à un
moment de la journée, une saison de l’année, un des âges de la vie
humaine, et l’un des mondes inférieurs d’où émergèrent autrefois les
premiers êtres. Les plus importantes de ces couleurs symboliques
sont le Blanc, le Bleu, le Jaune, le Noir et le Rouge.
Le Blanc est habituellement la couleur de l’Est et de l’Aube.
C’est aussi la couleur du printemps, de la jeunesse et du monde
supérieur que l’humanité a fini par atteindre. Le Blanc représente les
nouveaux débuts et la pureté spirituelle ; il est la source des bienfaits
que l’homme demande chaque matin dans ses prières lorsque le
Soleil se lève. Évoquant l’éloignement et une certaine froideur, il est
la couleur attribuée à la Lune dans les peintures de sable. C’est une
force bénéfique très puissante, mais il peut aussi être maléfique. La
Terre de l’Esprit est toujours blanche, ainsi que les Ethkay-nah-ashi,
les mystérieux transmetteurs de la vie. Dieu-Qui-Parle est souvent
vêtu de blanc, et de nombreuses déités (ou dieux) sont dessinées
avec les bras levés, de couleur blanche pour signifier une
bénédiction spirituelle. Mais il existe aussi des Êtres Blancs
destructeurs, comme Tonnerre-Blanc et Grand-Serpent-Blanc, qui
peuvent être malfaisants et sont très difficiles à apaiser.
Le Bleu est la couleur du Sud et de la chaleur étouffante de la
mi-journée. Il représente l’été, la force de l’âge chez l’homme, et
dans la plupart des mythes le deuxième des mondes inférieurs que
l’humanité dut traverser pour sortir de l’Obscurité Primor- diale.
C’est une puissance éminemment bénéfique, associée à la chaleur du
Soleil qui déverse la force vitale sur la Terre et permet la croissance
de toutes choses. Le Vert n’étant pas utilisé dans les peintures de
sable navajos, le Maïs et toutes les plantes y apparaissent en bleu. La
Turquoise, la substance constituant le Masque bleu du Soleil,
apporte la chance et le bonheur. Le Rouge-Gorge-Bleu est synonyme
de félicité spirituelle, et la pluie, la chaleur et la fertilité sont
symbolisées par la couleur bleue. Mais malgré ce côté
majoritairement bienfaisant, le Bleu a aussi un aspect négatif — une
puissante Étoile-Bleue qui porte malheur, et un grand Serpent-Bleu
qui est le maître des épidémies.
Le Jaune est la couleur de l’Ouest et de la Lumière déclinante du
Crépuscule. Il représente l’automne, la maturité avancée de
l’homme, ainsi que le troisième des mondes inférieurs traversés par
l’humanité lors de son ascension vers la Lumière. Sa plus grande
qualité est d’être la couleur du Pollen et du Chemin du Pollen, qui
est le summum, la quintessence de la réalisation spirituelle. Presque
jamais maléfique, il apporte le plus souvent un bien-être tant
physique que spirituel. Tous les objets jaunes, comme la pierre de
jaspe et les fleurs jaunes, sont supposés avoir des vertus curatives.
Durant les rituels de guérison, le pollen jaune, contenu dans des sacs
spéciaux, est largement répandu sur les participants afin de les bénir
et d’attirer sur eux de nombreux bienfaits. Le Jaune désigne
l’Essence des Choses et symbolise une sagesse parvenue à maturité.
Il est féminin, à l’inverse du blanc : dans les cérémonies, la farine de
maïs jaune est offerte aux femmes, la farine de maïs blanche aux
hommes.
Le Noir est la couleur du Nord et de la Nuit, de l’Hiver, de la
Vieillesse et de la Mort. Il est associé au premier et au plus bas des
mondes inférieurs ; le Lieu de l’Émergence est souvent représenté en
Noir. Le Noir est essentiellement une couleur négative, liée au mal,
aux mondes inférieurs, à la destruction et à la sorcellerie. Vent-Noir,
Grêle-Noire et Éclair-Noir sont des entités destructrices. Néanmoins,
le Noir a aussi un côté bénéfique : les Montagnes Noires situées au
Nord, et quelquefois à l’Est, sont des barrières protégeant les
Navajos des attaques de leurs ennemis ; le Tonnerre Noir et les
Nuages Noirs, bien que redoutables, apportent la pluie et la fertilité.
Le Rouge ne correspond à aucune direction, mais il est utilisé
pour symboliser la puissance brutale, la force vitale, le danger et le
poison. Dans certains mythes, il représente le plus bas des mondes
inférieurs. Dans une peinture de sable, une tache rouge à l’extrémité
d’une flèche ou sur la tête d’un serpent indique la présence de poison
et le risque de mort qui en découle. Les coiffes rouges portées par les
guerriers rappellent leur pouvoir de tuer. La Voie-de-la-Fourmi-
Rouge, dérivée du mythe des origines, emploie plusieurs peintures
de sable dans lesquelles le Rouge est la couleur dominante du
Peuple-Fourmi, généralement considéré comme dangereux ou
venimeux. D’un autre côté, le Rouge peut représenter la force vitale :
lorsque des animaux sont dessinés, une ligne rouge allant de leur
bouche à leur cœur figure souvent leur force de vie. Associé au Bleu,
le Rouge peut aussi être la couleur de l’Arc-En-Ciel-Gardien qui
entoure et protège un grand nombre de peintures. Enfin, le Rouge est
également la couleur de la chaleur et des flammes. Une Croix Rouge
dessinée au centre ou à la périphérie d’une peinture indique la
présence d’un feu. Il existe une peinture de sable des Déesses-
Montagnes où celles-ci sont vêtues de Quatre Pyramides Rouges de
feu. Les peintures décrivant la cérémonie de la danse du Feu de la
dernière Nuit des Chants portent en leur centre une Croix Rouge
symbolisant le grand feu autour duquel évoluent les danseurs.
Si les couleurs lui confèrent sa substance, la disposition de ses
principaux éléments donne sa forme au microcosme des peintures de
sable. Quelquefois, un seul grand pouvoir surna- turel est figuré dans
une peinture, mais ce cas est relativement rare, et implique souvent
l’existence d’une seconde peinture présentant l’autre membre du
couple : il en va ainsi des repré- sentations séparées du Soleil
masqué de Bleu et de la Lune masquée de Blanc, ou de la Terre-
Mère et du Père-Ciel.
Quelques Êtres de pouvoir n’ont pas de Jumeau ni de pendant et
apparaissent toujours seuls dans les peintures. Ils sont habituellement
considérés comme négatifs, tels Grand-Serpent- Blanc ou Étoile-
Noire. Il y a aussi Vent-Tourbillonnant, qui est le plus souvent
destructeur, et Oiseau-Tonnerre, dont il est très difficile de se
concilier les bonnes grâces. Outre ces cas précis, certains des Héros
des Chants sont parfois dessinés seuls, et parmi les Êtres Saints,
Begochidi est une divinité solitaire.
La plupart des pouvoirs majeurs sont figurés par paires dans les
peintures de sable : c’est le cas du Soleil et de la Lune, ou du Soleil
et de Femme-Changeante. La Terre-Mère et le Père-Ciel, Femme-
Changeante et Femme-Coquillage-Blanc, Dieu-Qui-Parle et Dieu-
Qui-Appelle, les Jumeaux-Guerriers, les Jumeaux-Infirmes,
Homme-Saint et Garçon-Saint, Femme- Sainte et Fille-Sainte,
Premier-Homme et Première-Femme, Fille-Coléoptère et Garçon-
Pollen (symboles du pouvoir régéné- rateur) sont les exemples les
plus fréquents de ces associations, et de nombreux autres pourraient
être trouvés sans peine.
On rencontre deux types de couples dans les peintures : ceux qui
réunissent des opposés, comme la Terre-Mère et le Père-Ciel, et
ceux qui associent des complémentaires, comme Tueur-de-Monstres
et Enfant-de-l’Eau. Tueur-de-Monstres est agressif et impitoyable,
son frère cadet est plus doux et plus humain, mais ils sont toujours
perçus comme inséparables. Lorsqu’un couple de ce genre est
représenté dans une peinture de sable, ses deux éléments peuvent
être dessinés côte à côte, mais le plus souvent ils sont placés de
manière à former un angle droit, sur l’axe Nord-Sud ou Est-Ouest du
tableau.
Ces paires fréquentes conduisent tout naturellement à des
groupes de quatre : Quatre est le nombre clé de la mytho- logie
navajo. C’est le nombre de la stabilité et de l’équilibre, de
l’orientation dans ce monde, dans le monde supérieur et dans les
mondes inférieurs, de l’accomplissement et de la totalité. Dans les
peintures de sable, quatre personnages peuvent être placés côte à
côte, ou plus souvent aux Quatre Points Cardinaux. Newcomb écrit à
ce sujet : « Chaque peinture de sable met en évidence les Points
Cardinaux, les Quatre Coins de la Terre, où se dressent les Quatre
Montagnes Sacrées, les Quatre Parties du Jour et les Quatre Saisons
de l’Année. Il y a quatre ou huit Plantes sacrées, quatre Monstres de
l’Eau, quatre Tonnerres, et quatre, huit ou douze Bâtonnets de
prière sont répartis autour du bord de la peinture lorsque celle-ci est
achevée. » (1956 : 10.) Le nombre Quatre a aussi de multiples autres
applications : on compte Quatre Âges de la vie humaine ; une
personne qui a besoin d’une cérémonie de guérison doit en
bénéficier à quatre reprises au cours de son existence, et lorsqu’une
question ou une requête sont répétées quatre fois, elles doivent
impérativement recevoir une réponse. Une puissante « quaternité »
de person- nages héroïques se trouve au centre de la Voie du
Projectile : Homme-Saint, Garçon-Saint, Femme-Sainte et Fille-
Sainte.
Afin d’accroître les pouvoirs invoqués, le Quatre se trouve
fréquemment représenté dans les peintures de sable par un de ses
multiples. Dans une des peintures de la Voie de la Nuit, l’image de
Dieu-du-Feu est reproduite seize fois autour d’un épi de maïs. Dans
la peinture du Peuple-Mirage, le carré noir central est entouré par
huit personnages. Dans les peintures de la Voie de la Perle, le héros
est transporté dans le monde supérieur, après sa dernière danse, par
vingt-quatre ou quarante- huit Aigles et Faucons. Ces multiplications
n’induisent aucun changement dans la signification de l’œuvre, mais
augmentent seulement son pouvoir.
Le Trois, souvent figuré par le triangle, est un nombre actif,
habituellement associé aux éléments et aux animaux qui vont et
viennent librement entre la terre et le monde supérieur. Il est utilisé
pour représenter les oiseaux, la pluie, les nuages et les vents.
Newcomb a noté que les plantes dessinées dans les peintures de
sable ont toujours trois racines, les pieds de maïs trois extrémités, les
nuages de pluie trois faces, que les robes des danseurs ont trois
glands de chaque côté (pour symboliser la pluie) et que les flèches
ont un triple empennage (1956 : 12). La plupart des cérémonies de
guérison courtes durent par ailleurs trois jours ou trois nuits.
Le Cinq est souvent le nombre des éléments mineurs dans les
peintures de sable. Les Tonnerres sont représentés avec cinq trombes
d’eau, Tueur-de-Monstres et Enfant-de-l’Eau tiennent fréquemment
Cinq Éclairs dans leurs mains, et leur armure de silex est dessinée
avec cinq pointes à l’avant et à l’arrière. Le Cinq alterne avec le
Quatre comme unité principale pour les répétitions incluses dans les
prières. Habituellement, un groupe de cinq contient quatre éléments
identiques et un cinquième qui diffère des autres par un ou plusieurs
détails particuliers. Dans les peintures de sable, on peut ainsi voir
Quatre images tournées dans les Quatre Directions, associées à une
cinquième, plus spéciale, placée au centre. Dans les mythes, il peut y
avoir Quatre Frères au destin plus ou moins ordinaire et un
cinquième, généralement le plus jeune, qui est appelé à devenir un
homme-médecine.
Au-delà de cinq, le symbolisme numérique des Navajos est
nettement moins rigoureux. Dans les ritualismes tribaux, il existe Six
Directions, l’Est, l’Ouest, le Nord, le Sud, le Haut et le Bas, mais
elles ne peuvent pas être toutes représentées dans les peintures de
sable. Si le Centre est lui aussi considéré comme une direction, on en
compte alors Sept. Le dix et le onze ne semblent pas avoir de
signification particulière. Le huit est le plus souvent un multiple de
quatre, marquant simplement un accroissement de pouvoir, tout
comme le seize, le vingt-quatre et le quarante-huit. Le neuf est le
nombre de nuits des chants les plus longs, mais il n’a pas réellement
de valeur symbolique, puisqu’il est divisé en quatre journées de
préparation, quatre journées d’identification avec les pouvoirs de
guérison des peintures, et une dernière nuit de récapitulation et de
libération du patient.
Le douze est synonyme de sainteté et d’accomplissement. Une
des peintures de sable de la Voie de la Bénédiction, appelée les
Douze-Êtres-Saints (Oakes, 1943 : 55), se compose de douze
rectangles représentant chacun une puissance majeure. Il y a d’abord
la Terre Jaune, le Ciel Bleu, l’Obscurité Noire, l’Aube Blanche et la
Lumière du Jour Jaune. Puis viennent le Soleil, Dieu-Qui-Parle,
Dieu-Qui-Appelle, Maïs-Mâle, Maïs-Femelle, Fille-Coléoptère et
Garçon-Pollen. Selon l’homme-médecine Jeff King, cette peinture
était particulièrement sacrée et généra- trice de bienfaits
exceptionnels (ibid.).
Des formules de douze noms, associées aux chants et rarement
révélées, ont également une grande valeur sacramen- telle. Elles ne
peuvent être prononcées qu’à certains moments de la cérémonie, et
l’ordre des noms qui les composent doit être rigoureusement
respecté. Reichard (1950 : 272) a cité, dans son ordre exact, l’une
des formules employées pour la Voie de la Grêle : Terre, Ciel,
Femme-Montagne, Femme-Eau, Obscurité, Aube, Dieu-Qui-Parle,
Dieu-Qui-Appelle, Maïs-Blanc, Maïs- Jaune, Garçon-Pollen, Fille-
Coléoptère.
Le Treize a des connotations sinistres, maléfiques. Dans
l’histoire de Fille-Qui-se-Change-en-Ourse, la famille compte treize
personnes — la jeune sorcière et ses douze frères. Et le calendrier
navajo se divise en douze mois lunaires, plus un treizième mois
irrégulier, appartenant à Coyote, qui est considéré comme néfaste.

Les peintures de sable de la Voie de la Grêle


La Voie de la Grêle est un bon exemple de l’utilisation du
symbolisme des mandalas des peintures de sable pour s’assurer le
contrôle des forces naturelles les plus puissantes et les plus
dangereuses. L’objectif essentiel de ce chant est de protéger l’être
humain des colères terrifiantes de Tonnerre-d’Hiver, puis d’apaiser
la divinité et de transformer finalement son pouvoir destructeur en
pouvoir de guérison. Le nom du chant lui-même est probablement un
rappel des effets dévastateurs de la grêle, produite par les nuages
d’orage blancs hivernaux (Tonnerre-d’Hiver).
Dans le mythe, dont une partie a été analysée au chapitre III de
cet ouvrage, Garçon-Pluie était chassé par sa famille à cause de sa
passion du jeu. Errant à l’aventure, il était d’abord séduit par la
femme de Tonnerre-d’Hiver, puis mis en pièces par son mari jaloux.
Les autres forces de la nature se coalisaient alors pour lui venir en
aide et essayer de le restaurer. Il y avait une grande guerre entre les
puissances naturelles bénéfiques et l’irascible Tonnerre-d’Hiver.
Femme-Changeante et ses fils, les Jumeaux-Guerriers, refusaient d’y
prendre part, mais Tonnerre-d’Hiver était finalement contraint de
capituler. Lors de la conférence de paix, il acceptait même de tenir le
rôle d’homme-médecine dans la grande cérémonie organisée pour
guérir Garçon-Pluie de sa maladie et de son épuisement, et le
remettre en rapport harmonieux avec la nature.
Tout n’était cependant pas gagné pour autant car Tonnerre-
d’Hiver, malgré sa promesse de guérir le jeune homme, était
toujours en colère contre lui et prévoyait de le tuer au cours de la
cérémonie. Mais le Héros était prévenu par son Guide et, durant la
récitation des mélopées, il substituait à la phrase « Nous sommes en
grande paix » la version de Tonnerre-d’Hiver, « Nous sommes en
grand danger ». Honteux de se voir ainsi découvert, le dieu se
mettait à tourner sur lui-même, son terrible couteau d’obsidienne à la
main, mais il ne pouvait désormais plus faire aboutir son projet
meurtrier, et il conduisait la cérémonie de guérison jusqu’à son
terme (Spencer, 1957 : 101).
La cérémonie originelle dirigée par Tonnerre-d’Hiver pour guérir
Garçon-Pluie est le prototype de toutes les cérémonies de la Voie de
la Grêle organisées depuis cette époque. Les peintures de sable et
une grande partie du détail des actions rituelles sont décrites dans les
versions les plus longues du mythe, et ont toujours été
scrupuleusement reproduites par les hommes- médecine navajos.
Parmi ceux-ci, Hosteen Klah aurait été le dernier à connaître la
version intégrale de la Voie de la Grêle.
Dans la cérémonie originelle, tenue dans le Monde Céleste, les
peintures étaient réalisées sur des rouleaux de coton, que l’on
conservait et déroulait lors de l’accomplissement des rituels. Ces
rouleaux ne furent pas confiés aux hommes, car ils étaient trop
sacrés pour être manipulés sans précautions, aussi les humains
durent-ils mémoriser les peintures afin de pouvoir les reproduire sur
un support de sable chaque fois qu’ils en avaient besoin. Ils les
détruisaient ensuite à la fin de chaque cérémonie. De ce fait,
lorsqu’un chant tombe en désuétude ou cesse d’être régulièrement
transmis, la plupart de ses peintures de sable sont perdues. Quand
son dernier chanteur meurt, le chant disparaît pour toujours.
Une des peintures de la Voie de la Grêle représente la demeure
de Tonnerre-d’Hiver. Elle s’inspire d’une description faisant partie
du mythe originel. Tonnerre-d’Hiver lui-même est rarement dessiné
dans les peintures, car il est trop puissant pour pouvoir être contrôlé,
mais sa maison ne pose pas le même problème. Le centre du tableau
est occupé par le siège tournant du dieu, symbolisé par un swastika.
Tout autour, dans les Quatre Directions, sont placées quatre formes
oblongues de différentes couleurs, figurant des parties de l’habitation
de Tonnerre-d’Hiver faites de nuages, d’eau, de brouillard et de
mousse. Le Gardien de la peinture est un Canard à bec blanc, et
divers oiseaux apparaissent dans les Quatre Directions.
Dans une autre peinture au fort pouvoir invocateur de la Voie de
la Grêle, quatre membres du Peuple-Tonnerre sont dessinés côte à
côte. Ils sont représentés en quatre couleurs : Tonnerre-Noir avec un
Éclair Blanc, Tonnerre-Bleu avec un Éclair Jaune, Tonnerre-Jaune
avec un Éclair Bleu, et Tonnerre- Blanc avec un Éclair Noir. Ce sont
les couleurs symboliques traditionnellement associées aux Quatre
Directions ; de ce fait, même si la peinture montre les personnages
alignés sur un rang,
l’idée d’un mandala circulaire y est évoquée par le symbolisme des
couleurs.
De nombreuses autres peintures de sable représentant les forces
de la nature sont utilisées durant les cérémonies de la Voie de la
Grêle. Parmi celles-ci figurent les images séparées du Soleil et de la
Lune, qui sont considérées comme formant une paire. Il y a
également le Peuple-Vent, le Peuple-Orage, le Peuple-Nuage et le
Peuple-Pluie. Quelquefois, les personnages de ces peintures sont
dessinés côte à côte, par rangées de quatre, dans d’autres cas ils sont
disposés en cercles, comme dans les véritables mandalas.
Le dernier jour du chant, une impressionnante peinture, appelée
Peinture-du-Ciel-Nocturne, est souvent réalisée. C’est un grand carré
noir représentant la Voûte Céleste, avec le Soleil Bleu et la Lune
Blanche placés près du centre, l’un au-dessus de l’autre, et entourés
de nombreuses constellations. Au Sud et au Nord de la bordure du
Ciel figurent les têtes masquées du Peuple-Cyclone et du Peuple-
Orage, qui font se mouvoir les Cieux. À l’Est, on reconnaît un
Bouquetin des Neiges, un Rouge-Gorge Bleu et une Chauve-Souris,
tandis qu’à l’Ouest sont dessinés Quatre Oiseaux, un Merle Bleu des
Montagnes, une Carouge à stries Jaunes, une Fauvette Jaune et un
Tangara à tête Rouge.
Lorsque cette peinture fut réalisée, durant la cérémonie
originelle, Garçon-Pluie fut appelé à venir s’imprégner de son
pouvoir. Alors, par magie, le Soleil fit apparaître son image sur la
poitrine du Héros, tandis que celle de la Lune ornait son dos. Des
bandes blanches et noires strièrent son corps, partant de ses mains
pour aboutir à sa bouche. Sur son visage, une bande bleue couvrant
sa partie inférieure et une bande jaune couvrant sa partie supérieure
symbolisèrent le lever et le coucher de l’astre des jours, et plusieurs
variétés de Pollen furent répandues sur sa tête. Dans les cérémonies
ultérieures organisées depuis sur Terre, les peintures corporelles sont
utilisées pour rappeler l’apparition magique des images solaire et
lunaire lors de la cérémonie initiale. Le rituel suivant fut ensuite
accompli sur la Peinture-du-Ciel-Nocturne, avec Tonnerre-d’Hiver
dans le rôle de l’officiant :

Tonnerre-d’Hiver trempa des Bâtonnets de prière recourbés dans les


bols-médecine et toucha avec leur extrémité les têtes des Cyclones et
les pieds des Oiseaux de la peinture. Tenant toujours les Bâtonnets,
il conduisit alors Garçon- Pluie jusqu’au centre de celle-ci. Garçon-
Pluie s’assit, et une Plume symbolique sacrée fut attachée à sa
chevelure. Des guirlandes tressées faites de joncs des marais, de
tiges de maïs, de rameaux d’épicea, de plumes de dinde furent
placées autour de ses épaules et de ses poignets. Il avala une figurine
d’obsidienne et but une décoction d’herbe médicinale. Tonnerre-
d’Hiver pressa les Bâtonnets contre le corps du Garçon, puis posa
ses mains sur diverses parties de la peinture et les appliqua ensuite
sur le corps de ce dernier. Garçon-Pluie sortit du hogan et, faisant
face au Soleil, inspira à quatre reprises. L’esprit d’Oiseau-Tonnerre
le perça de flèches. La peinture fut enroulée, et Garçon- Pluie rentra
dans le hogan. Il mangea la bouillie de farine de maïs contenue dans
le panier à pollen et but dans le « Bol-des-Couleurs-Changeantes ».
Par tous ces moyens, les pouvoirs de la nature furent transférés dans
son corps, et il fut complètement guéri.
(Extrait de Wheelwright, 1946 a.)

Dans cette cérémonie, les cinq sens du malade sont mis à


contribution pour le soigner. La vue des peintures de sable et des
peintures corporelles, l’audition des prières et des mélopées, le
toucher des Bâtonnets de prière et des mains de l’homme- médecine,
le goût de la bouillie de farine de maïs et des prépa- rations à base de
plantes médicinales, l’odeur de l’encens et des herbes brûlées —
toutes ces sensations se combinent pour que le pouvoir du chant
agisse pleinement sur lui. Non seulement dans la cérémonie
originelle inventée par les dieux, mais également dans tous les rituels
répétés ensuite par les hommes, toutes ces incitations sensorielles
sont systématiquement mises en œuvre. En ce sens, le chant est une
expérience totale pour le patient.

Les peintures de sables de la Voie Mâle du Projectile


Quelques-uns des plus beaux mandalas circulaires de guérison
figurent parmi les peintures de sable utilisées pour la Voie Mâle du
Projectile, l’un des chants les plus grands et les plus puissants de la
religion navajo. Il comporte de multiples phases et subdivisions, et
plus de quarante-cinq peintures diffé- rentes sont employées lors de
ses rites, dont un grand nombre montrent des animaux comme
véhicules privilégiés du pouvoir de guérison. Il est considéré comme
« le premier parmi les chants », et c’est lui que Gladys Reichard
étudia plus particu- lièrement sous la direction de son maître Red
Point, également appelé Miguelito.
Le mythe de ce chant (Reichard, 1939) raconte les exploits
d’Homme-Saint et de Garçon-Saint, associés à Femme-Sainte et à
Fille-Sainte. Ensemble, ces Héros forment une Quaternité qui se
situe au Centre de la théologie navajo, ses éléments Masculins et
Féminins constituant chacun à la fois une paire et un couple, leurs
faiblesses et leurs forces s’équilibrant parfaitement. Le mythe du
chant est très long et développe de nombreux thèmes que l’on
retrouve fréquemment dans la mythologie navajo, comme par
exemple le voyage jusqu’à la demeure de Femme-Changeante dans
son île de l’Ouest, ou la recherche dramatique de leur Père-Soleil par
les Héros. Mais la plus grande partie du récit est consacrée aux
aventures mouve- mentées d’Homme-Saint parmi le Peuple-du-Ciel
et le Peuple- Serpent, et à celles de Garçon-Saint parmi le Peuple-de-
l’Eau.
Une des plus impressionnantes peintures de sable de la Voie
Mâle du Projectile s’appelle Descendre-le-Soleil (Reichard, 1939 :
48, fig. 5). Elle est liée à l’un des épisodes du mythe, dans lequel
Homme-Saint décoche une flèche en plume d’aigle à une peinture du
Soleil. Celui-ci refuse de l’avaler, aussi Homme-Saint l’avale-t-il lui-
même, pour montrer son pouvoir. Ses compagnons, Femme-Sainte,
Fille-Sainte et Garçon-Saint manifestent également leur pouvoir sur
les Êtres divins. Le centre de cette peinture en forme de véritable
mandala est occupé par la demeure de Femme-Changeante. Tout
autour, dans les Quatre Directions, se tiennent les membres de la
Quaternité Sainte. À l’Est, Homme-Saint touche les cornes du Soleil
bleu avec son Arc ; au Sud, Garçon-Saint touche Vent-Noir ; à
l’Ouest, Femme-Sainte touche les cornes de la Lune blanche et au
Nord, Fille-Sainte touche Vent-Jaune. La peinture illustre leur
pouvoir de contrôler et de « ramener sur Terre » ces Êtres divins qui
sont si importants pour la vie humaine. Chacun des Héros est pourvu
d’une vannerie dans laquelle il pourra trans- porter l’Être divin qu’il
aura personnellement capturé.
Lors de ses voyages, Homme-Saint entra en contact avec un
grand nombre des représentants les plus divers du Peuple- Serpent.
Ils sont montrés dans plusieurs peintures de sable importantes de la
Voie du Projectile. L’une d’elles, intitulée la Montagne-Qui-Tomba,
fait référence à une montagne, non rattachée à une chaîne ou à un
massif, sur laquelle vit le Peuple- Serpent. Au centre de la peinture
se trouve une montagne jaune dont le sommet porte un symbole du
Feu. Autour d’elle, et semblant se diriger vers elle, figurent plusieurs
sortes de Serpents : Grands-Serpents, Serpents-à-Crochets, Serpents-
Flèches. Certains d’entre eux présentent des taches symbolisant des
empreintes de cerfs, des antres de serpents et les diverses phases de
la Lune. L’idée centrale de ce tableau est la mise en valeur du
contrôle qu’exercent les serpents sur les animaux consommés par
l’homme.
Dans la Voie de la Beauté, une peinture ayant la forme d’un
mandala circulaire parfait représente un Serpent-sans-Fin. Ce Grand
Serpent Noir enroulé sur lui-même est dessiné au centre de la
peinture et sa tête, entourée de ses nombreux anneaux, est tournée
vers l’Est. Autour de lui, dans les Quatre Directions, Quatre Serpents
plus petits de couleurs différentes, également enroulés, ont la tête
tournée vers l’extérieur. La bordure de la peinture est figurée par un
autre Serpent Noir, déroulé celui-là, dont la tête et la queue laissent
une ouverture à l’Est. Reichard (1939 : 54) estimait qu’il s’agissait là
du symbole le plus repré- sentatif du Peuple-Serpent. La couleur
noire rappelle l’obscurité du monde spirituel inférieur d’où les
Navajos émergèrent. Les empreintes de sabots de cerfs sur le dos des
Serpents signifient les chemins de la vie, aussi bien que l’abondance
du gibier. Les Quatre petits Serpents lovés sont des Gardiens : le
Noir garde le Ciel, le Blanc la Terre, le Bleu les Montagnes et le
Jaune les Eaux.
Les serpents sont des animaux symboliques prédominants dans
la majorité des chants navajos. Dans la Voie de la Beauté, dont
beaucoup de peintures de sable présentent des serpents, comme
Grands-Serpents, Serpents-à-Crochets, Peuple-du- Pollen-de-
Serpent, Serpent-sans-Fin, etc. (Oakes, 1957), ceux-ci sont
responsables de l’humidité, de la pluie et de la fertilité. La Voie du
Vent utilise des peintures où des Serpents gardent le Soleil et la
Lune, et dans l’une d’elles le Soleil est même censé être vêtu de
Serpents (Wyman, 1962). Dans les peintures de la Voie de la Perle,
les Serpents sont montrés comme des accom- pagnateurs faisant
franchir au Héros le seuil du Monde Céleste. Des peintures de ce
genre sont inspirées par diverses formes, relativement courantes, de
contacts avec des serpents, qu’il s’agisse d’attaques et de morsures,
de cohabitation nocturne dans les mêmes lieux qu’eux, de rencontres
inopinées ou de rêves dans lesquels ils apparaissent. Dans certains
chants — la Voie de la Bénédiction, la Voie de la Nuit, la Voie de la
Grêle — le symbolisme des Serpents est absent ou pratiquement
inexistant.
Dans les mythologies des Indiens d’Amérique du Nord en
général (et dans beaucoup d’autres), le Serpent est un symbole
ambivalent et paradoxal. D’un côté, il est associé au Ciel et à tous
ses phénomènes — pluie, arcs-en-ciel, étoiles, éclairs — mais d’un
autre côté il représente aussi le monde souterrain, l’obs- curité et la
mort. C’est une image du renouveau qui gouverne la vie aussi bien
que la mort (Astrov, 1962 : 50). Cette idée et cette ambiguïté sont
abondamment illustrées dans les mythes et les peintures de sable
navajos, où est attribuée à Serpent l’aptitude à passer sans problème
d’un monde à un autre. Dans la Voie Mâle du Projectile, on le
rencontre habituellement à la surface de la Terre, tandis que dans la
Voie de la Perle il demeure dans le Monde Céleste, et que dans la
Voie de la Beauté il vit sous la Terre. Serpent symbolise la
Connaissance secrète, la guérison, la fertilité, l’éclair et la pluie. Il
protège, enseigne, transporte, transforme, mais il est aussi dangereux
et ne doit être approché que de la manière appropriée, en prenant
d’importantes précautions.
Dans une autre partie du mythe de la Voie Mâle du Projectile,
Homme-Saint était capturé par les membres du Peuple- Tonnerre
pour avoir ignoré leurs instructions rituelles. Une des peintures de
sable du chant, en forme de mandala, le montre cerné par les
Oiseaux-Tonnerre en train de l’enlever (Reichard, 1939 : 58, fig 6).
Un Éclair en zigzag le relie à Tonnerre-Noir, et sous ses pieds est
dessiné un cercle sombre symbolisant un lac. Dans le mythe, ce lac
conduisait à l’entrée de la demeure de Tonnerre-Noir, qui se tenait
assis au bas d’une échelle faite d’un Éclair en zigzag. Lorsqu’il vit
Homme-Saint, il fut pris de colère, mais une fois informé de son
origine et de ses intentions, il accepta de l’éduquer jusqu’à ce que
ses lacunes en matière de connaissance cérémonielle aient été
comblées. Dans une autre peinture (Reichard, 1939 : frontispice), on
voit Grand-Tonnerre debout, des trombes d’eau et des Éclairs
jaillissant sous ses ailes ouvertes. Quatre Tonnerres plus petits sont
dessinés au bas de son corps. Sa queue est faite de pluie et du
grondement du Tonnerre. Un Éclair déchiqueté entoure la peinture,
dont les Gardiens sont Grande-Mouche et Chauve-Souris.
Dans le même temps le second Héros du chant, Garçon- Saint,
vivait ses propres aventures, qui le conduisirent dans le monde
souterrain de l’eau plutôt que dans le monde céleste du Peuple-
Tonnerre. Au sommet d’une montagne, il découvrit un grand lac au
centre duquel se dressait un plant de maïs, avec deux plumes d’aigle
flottant à proximité. Il voulut s’en saisir, mais n’y parvint pas.
Lorsqu’il se pencha une seconde fois, en s’approchant par l’Est, il
perdit pied et tomba dans le lac. Il fut aussitôt avalé par Grand-
Poisson, qui attendait là, et entraîné vers le fond, dans les Eaux-
Tourbillonnantes. Il se souvint alors qu’il portait sur lui un collier de
pointes de silex et s’en servit pour ouvrir le ventre du poisson, qu’il
soigna ensuite avec des herbes médicinales. Quand le chef du Grand-
Peuple-de-l’Eau le vit, il se montra très en colère contre lui, mais en
décou- vrant ensuite qui était Garçon-Saint, il changea d’attitude et
lui enseigna les offrandes, les prières, les mélopées et les peintures
de sable qui pouvaient lui être utiles.
Il existe une grande peinture de sable double, appelée Le-
Rocher-Touchant-le-Ciel, qui est faite de deux mandalas combinés.
Celui du Nord montre Homme-Saint au pouvoir des Tonnerres, celui
du Sud Garçon-Saint cerné et capturé par le Peuple-Poisson. Tous
les lieux et tous les animaux cités dans les aventures narrées ci-
dessus figurent sur cette peinture.
Lorsque les offrandes appropriées eurent été faites et que son
enseignement fut achevé, Garçon-Saint fut autorisé à rentrer chez
lui. Il reçut avant de partir une peinture de sable pouvant être utilisée
pour soigner les victimes d’une maladie ou d’un accident dus à
l’eau. Cette peinture représente un lac central, autour duquel se
dressent Quatre Montagnes Noires. Sur chacune d’elles est dessinée
Libellule, symbole de l’Eau Pure. Dans chacune des Quatre
Directions se trouvent un Tonnerre, un Bœuf-d’Eau et un Cheval-
d’Eau, et entre elles figurent les Quatre Plantes sacrées. Toutes ces
créatures mythiques sont entourées de symboles spécifiques
évoquant le pouvoir de l’Eau (Reichard, 1939 : fig. 8).
Sur le chemin du retour, chevauchant un Éclair en zigzag,
Garçon-Saint rendit visite aux Filles-Poissons-Monstres, aux
Chevaux-d’Eau et aux Tortues. Tous ces hôtes lui donnèrent quelque
chose qui pourrait être employé dans le chant. Puis il regagna la terre
ferme et se rendit sur la Montagne-Tournante, où Femme-
Changeante et les siens s’étaient mis à sa recherche. Après toutes ces
péripéties, Homme-Saint et Garçon-Saint étaient blêmes et à bout de
forces, aussi une cérémonie de guérison complète, avec de
nombreuses peintures de sable, fut-elle organisée pour eux.
Par la suite, Homme-Saint connut une ultime aventure, qui le mit
cette fois en contact avec le Peuple-Bison. Bison est un symbole
particulier pour les Navajos à cause de sa bosse, qui est supposée
transmettre un pouvoir. Les Navajos chassaient autrefois les bisons,
mais seulement pour des raisons médicales, non dans le but de les
consommer. Leurs cornes, leur queue, la peau de leurs épaules, leur
cœur séché et la peau de leur mufle avaient des propriétés curatives
prodigieuses, la chaleur et la transpiration de leur corps étaient
censées faire croître les herbes médicinales en une seule nuit.
Homme-Saint, rencontrant un groupe de ces animaux, les suivit
pendant un long moment, jusqu’à ce qu’ils lui révèlent qu’ils étaient
en réalité le Peuple-Bison. Ils lui apprirent leurs prières et leurs
peintures de sable, afin de pouvoir être eux aussi inclus dans la
cérémonie. Ils lui donnèrent également deux de leurs femmes
comme épouses. Il eut des relations sexuelles avec les Femmes-
Bisonnes, mais parce que cet acte violait les tabous rituels, il tomba
gravement malade et ne put se rétablir que grâce aux bons soins et
aux herbes magiques des Bisons.
Les deux Femmes-Bisonnes qu’il avait reçues en mariage étaient
les épouses du grand Bison-Qui-Ne-Meurt-Jamais, qui s’était
aussitôt mis en route pour venir venger cette indignité. La nuit
d’attente qui suivit fut très longue : quand Homme- Saint vit enfin se
lever l’aube, il ne reconnut pas la lueur blanche habituelle, mais une
luminosité rouge indiquant un grand danger. En apercevant Homme-
Saint, Bison-Qui-Ne-Meurt- Jamais chargea furieusement dans sa
direction, mais le Héros et ses deux épouses lui échappèrent en
courant se réfugier sur l’une des Montagnes sacrées. À chaque
nouvelle charge, Bison- Qui-Ne-Meurt-Jamais parvenait à faire
s’écrouler une partie de la montagne, tandis qu’Homme-Saint allait
s’abriter sur une autre, tout en décochant une puissante flèche à son
adversaire. À la Quatrième charge, suivie de la Quatrième flèche,
Bison- Qui-Ne-Meurt-Jamais s’effondra et mourut. Comme il
person- nifiait la vie de tout le Peuple-Bison, tous les Bisons
expirèrent sur-le-champ, à l’exception des deux épouses d’Homme-
Saint. Sous leurs encouragements, celui-ci entreprit alors de ramener
Grand-Bison à la vie. Avec les prières et les rites appropriés, il
extirpa une à une les flèches de son corps. Cela lui demanda
d’importants efforts, mais finalement Bison-Qui-Ne-Meurt- Jamais
commença à s’agiter. Quand il fut complètement rétabli, il reconnut
le pouvoir supérieur d’Homme-Saint et renonça à revendiquer ses
deux femmes. Homme-Saint demeura un certain temps parmi le
Peuple-Bison, qui lui enseigna une grande partie de sa science
sacrée. Puis, muni de ses nouvelles connaissances, il prit le chemin
du retour pour rejoindre ceux qui l’attendaient sur la Montagne-
Tournante.
Plusieurs peintures de sable importantes illustrent l’épisode du
Bison. L’une des plus puissantes dépeint la guérison et le retour à la
vie de Bison-Qui-Ne-Meurt-Jamais (Reichard, 1939 : plaque xxiv).
Elle met une fois de plus en évidence le pouvoir et la stabilité de la
Quaternité Centrale de la Voie Mâle du Projectile. Un Lac sacré
occupe son Centre, entouré des Quatre Montagnes sacrées sur
lesquelles Homme-Saint se réfugia pour échapper aux charges de
son adversaire. Entre les Quatre Montagnes sont dessinées les quatre
sortes d’herbes médicinales qu’Homme-Saint utilisa pour soigner le
grand Bison. À l’Est, Homme-Saint retire une flèche à plume d’aigle
du corps de Bison-Noir ; au Sud, Garçon-Saint extirpe une flèche à
plume jaune du corps de Bison-Bleu ; Femme-Sainte, à l’Ouest,
libère Bison-Blanc d’une baguette à plume d’aigle et Fille-Sainte, au
Nord, ôte une baguette à plume rouge du corps de Bison-Jaune.
Cette peinture montre le contrôle exercé par les Êtres Saints sur les
grands pouvoirs de fécondité et de guérison attribués aux Bisons par
les Dinéhé. Les couleurs des Quatre Directions sont ici disposées
autrement que dans les peintures plus classiques, comme c’est
parfois le cas pour certains chants lorsqu’une raison particulière
l’exige : le Noir se trouve à l’Est, le Bleu au Sud (sa place
traditionnelle), le Jaune au Nord et le Blanc à l’Ouest.
Lorsque Homme-Saint fut revenu de son séjour parmi les Bisons,
une grande cérémonie finale de guérison fut tenue et les Êtres Saints
s’apprêtèrent à partir. Ils donnèrent leurs dernières instructions à
leurs parents, le Peuple-Animal, et leur confièrent la tâche de les
représenter sur Terre. Puis ils étreignirent longuement les animaux,
s’élevèrent dans le ciel et disparurent à tout jamais.
Les animaux de la Voie Mâle du Projectile ne sont pas les seuls à
figurer dans les peintures de sable navajos. Si l’on en dressait un
catalogue complet et détaillé, on s’apercevrait que tous les
mammifères, insectes, oiseaux, poissons et autres êtres vivants du
pays navajo, sans aucune exception, ont une signification
symbolique. Aucun d’eux n’est trop petit ni trop grand pour être
ignoré, et tous jouent un rôle dans le grand drame mytho- logique où
s’affrontent les Héros, les dieux et les hommes. Dans de nombreuses
peintures de sable, c’est souvent avec les images représentant des
animaux que le patient est mis en contact. Le Peuple-Serpent, le
Peuple-Aigle, le Peuple-Poisson, le Peuple- Bison, ainsi que des
dizaines d’autres, disposent de pouvoirs de guérison quasiment
inépuisables. En ce sens, les animaux mythiques, comme les
Chevaux-d’Eau, les Bœufs-d’Eau ou les Oiseaux-Tonnerre, ne se
distinguent en rien des créatures ordinaires. Tous et toutes font partie
intégrante du grand mandala symbolique dont les peintures de sable
ne sont que des aspects particuliers. Ils définissent l’univers des
Dinéhé, lui donnent sa signification, puis la transfèrent — en même
temps que son pouvoir secret — sur le patient désireux de rétablir
des rapports harmonieux avec lui-même et avec la nature.
Les peintures de sable navajos constituent une forme d’art
spécialisé unique en son genre. Avec leur équilibre délicat, leur
symétrie soigneusement recherchée, leur symbolisme parfaitement
stylisé, leur forme et leur style traditionnels, leur apparence plate,
quelque peu hiéroglyphique, s’appuyant sur des répétitions à base du
nombre Quatre ou d’un de ses multiples, elles attirent
instinctivement le regard et retiennent nécessairement l’attention.
Une grande simplicité et un symbo- lisme subtil s’y combinent pour
produire un effet profond et stimulant sur le spectateur. En tant
qu’œuvres d’art symbo- liques, elles sont sans égales dans le monde.

Le Chemin du Pollen
Outre le cercle mandalique de la naissance, de la mort et des
variations saisonnières, il existe aussi pour les Navajos, comme
réalité complémentaire, un chemin de l’existence visant à atteindre
un objectif mystique : le Chemin du Pollen. Matthews écrivait au
sujet de celui-ci : « Le Pollen est le symbole de la paix, du bonheur,
de la prospérité, et il est supposé apporter tous ces bienfaits à l’
homme. Lorsque, dans la Légende des Origines, un des dieux de la
Guerre ordonne à son ennemi de poser son pied dans le Pollen, il lui
impose de conclure la paix. Quand dans une prière, le fidèle énonce
: “Que la piste soit de Pollen”, il demande aux dieux de jouir d’une
vie heureuse et pacifique. » (1897 : 109.)
Le Pollen est un élément important des cérémonies de la Voie de
la Bénédiction car « le produit pur, immaculé, du grain de maïs est
une nourriture consommée à la fois par les dieux et par l’ homme.
Le Pollen, dans toute sa Beauté, est une Offrande appro- priée pour
les dieux. » (Wyman, 1970 : 30.) Il est souvent répandu sur la tête ou
introduit dans la bouche du patient, afin de lui valoir un bienfait.
Fréquemment, au cours de la mélopée de la Voie de la Bénédiction
qui se prolonge durant une nuit entière, le sac de Pollen circule
parmi les participants, de manière que chacun puisse en prendre une
pincée. Le maïs est la nourriture de base des Navajos, et le Pollen est
son Essence. Tous deux sont souvent personnifiés — le Maïs sous
les formes de Garçon- Maïs-Blanc et de Fille-Maïs-Jaune, le Pollen
sous les apparences de Garçon-Pollen et de Fille-Coléoptère. «
Coléoptère » (ou plus précisément « coléoptère du Maïs ») désigne
ici un petit insecte vivant dans le pollen de maïs, appelé « le
mûrisseur », qui est un symbole de fertilité, de bonheur, et de la vie
elle-même (ibid., p 31).
L’extrait ci-après, d’une prière de la Voie de la Bénédiction sur
la fertilisation du maïs, montre le rôle important que joue le Pollen
dans l’identification du patient avec Garçon-Maïs-Blanc et ses
pouvoirs surnaturels.

Garçon-Maïs-Blanc au centre du grand champ de maïs,


Ses pieds de Pollen deviennent mes pieds,
Ses jambes de Pollen deviennent mes jambes,
Son corps de Pollen devient mon corps,
Son esprit de Pollen devient mon esprit,
Sa voix de Pollen devient ma voix,
Sa plume de Pollen devient ma plume,
À cause du Pollen il est invisible, je deviens donc aussi invisible,
Le Pollen qui s’ élève avec lui s’ élève aussi avec moi quand je
prononce ces mots,
Le Pollen qui se déplace avec lui en grande quantité se déplace avec
moi quand je prononce ces mots,
Le Pollen par lequel la bénédiction rayonne autour de lui rayonne
autour de moi quand je prononce ces mots, etc.
(Wyman, 1970 : 204.)

Le pollen dont il est ici question est celui du maïs, mais le


concept lui-même s’étend à de nombreuses autres réalités de la vie
courante. Le vrai pollen est celui du roseau des étangs, et le pollen
bleu est obtenu en broyant les pétales de la consoude royale.
Reichard affirme que les associations avec l’idée de pollen vont
jusqu’à « inclure la brillance ou la luminosité comme une partie
essentielle d’un animal, d’un objet ou d’une personne, une qualité
représentée par le pollen » (1950 : 250-251). La poudre jaune qui
s’étend parfois à la surface de l’eau est appelée pollen d’eau.
Certains animaux peuvent être aspergés de pollen, puis
soigneusement brossés, afin de recueillir leur qualité de vie
spécifique — du pollen de serpent, par exemple, ou du pollen
d’oiseau. Les animaux destinés à être rituellement sacrifiés sont
préalablement recouverts de pollen, dans le but d’absorber leur force
vitale. Pour les Navajos, le pollen symbolise l’Essence des choses.
C’est un des « constituants » de la vie, qui peut être perçu comme un
halo ou une légère brume autour de toutes les formes naturelles.
Le pouvoir du Pollen peut être invoqué pour sauvegarder la paix
et détourner une attaque imminente, comme dans cette mélopée
chantée à l’approche d’un ennemi pour apaiser sa colère :

Abandonne tes pieds au Pollen.


Abandonne tes mains au Pollen.
Abandonne ta tête au Pollen.
Alors tes pieds sont le Pollen ;
Ton corps est le Pollen ;
Ton esprit est le Pollen ;
Ta voix est le Pollen ;
La piste est belle.
Sois tranquille.
(Matthews, 1987 : 109.)

Lorsque je lui demandai s’il pouvait me parler du Chemin du


Pollen et de ce qu’il signifiait, Natani Tso me répondit : « C’est le
pollen de toutes sortes de belles plantes. Le vent disperse le pollen le
long de la piste et vous cheminez dessus. Cela existe partout, pas
seulement dans la réserve. Votre corps est sanctifié lorsque vous
suivez cette piste. Si vous ne prêtez aucune attention à ces choses,
alors elles affectent votre vie, vous tombez malade et rien ne peut
vous aider. Le Chemin du Pollen conduit à la restau- ration de
l’Harmonie et de la Beauté. Il est béni au-dessus et tout autour de
lui, et ma voix est aussi bénie quand je l’ évoque. Je n’en sais pas
plus à son sujet. » À l’époque où cette discussion eut lieu, certains
essayaient d’établir une distinction entre le Chemin du Pollen
comme symbole et comme réalité objective. Mais Natani Tso
refusait de se prêter à ce jeu. Il se contentait d’affirmer que le
Chemin était bien « là », et qu’on pouvait le découvrir chaque fois
qu’on le désirait : « Vous pouvez le voir et le suivre, c’est tout ce que
vous avez besoin de savoir. »
Il expliquait également que suivre ce chemin mène à Sa’ah
naaghái bik’eh hozhóón (transcription approximative), deux
concepts associés, littéralement intraduisibles, qui constituent le
cœur même de la religion navajo. Leur signification ésoté- rique est
souvent tenue longtemps secrète par les chanteurs, qui ne la révèlent
la plupart du temps qu’à la fin de leur vie, au titre du dernier
enseignement donné à leurs élèves. Les informateurs du père Berard
lui dirent que les deux concepts avaient pour sens le plus commun «
la longue vie et le bonheur qui suit la longue vie ». Ils peuvent aussi
signifier le contentement absolu. Après mûre réflexion, Reichard
estima que leur traduction — maladroite — la plus proche était «
que-selon-l’idéal-la-restau- ration (de l’harmonie)-soit-atteinte ».
Dans la mesure où les chanteurs eux-mêmes ne discutent jamais
ouvertement de ces concepts, il est fort possible qu’un grand nombre
d’entre eux ne sachent pas réellement ce qu’ils représentent. Selon
un autre des informateurs du père Berard, ces idéaux sont également
person- nifiés par un jeune homme et une jeune femme qui devinrent
les formes intérieures de la Terre, et furent les vrais parents de
Femme-Changeante.
Natani Tso prétendait que Sa’ah naaghaí signifie : « Vous
observez les choses, vous les regardez, vous ouvrez vos yeux », et
que hozhóón se traduit par « sainteté ». Aussi l’association des deux
concepts pourrait-elle signifier quelque chose comme « voir la
sainteté » ou « voir avec les yeux de la sainteté », ce qui pourrait
bien être après tout l’objectif ultime de la guérison symbolique.

1. Voir John G. Neihardt - Black Elk, Black Elk Speaks : Being the
Life Story of a Holy Man of the Oglala Sioux - as told throught John
G. Neihardt (Flaming Rainbow). Éditions françaises : Hehaka Sapa
(Black Elk), La Grande Vision. Histoire d’un prophète sioux telle
qu’elle a été contée à John G. Neihardt, traduit par Jacques
Chevilliat et Catherine Schuon, Éditions Traditionnelles, 1969 &
1975. Rééditions : La vie d’un Saint-Homme des Sioux oglalas telle
qu’elle fut racontée John G. Neihardt (Flaming Rainbow), traduit
par Jean-Claude Muller, Éditions Le Mail 1987 - Élan Noir parle. La
Vie d’un Saint-Homme des Sioux oglalas, traduction de Jacques
Chevilliat, Catherine Schuon, nouvelles préfaces et annotations de
Raymond J. DeMallie traduites par Alix De Montal, O.D. Éditions,
collection « Nuage rouge », 2014 - Black Elk et la Grande Vision. Le
Sixième Grand-Père, préface de J.M.G. Le Clézio, traduit par
Philippe Sabathé, Éditions du Rocher, collection « Nuage rouge »,
2000 & 2018.
10
La synthèse des Navajos
Afin de bien comprendre le développement spécifique de la
médecine navajo, il est nécessaire de l’envisager dans le contexte
global de la culture des Indiens du Sud-Ouest américain. La situation
géographique des Dinéhé, établis entre les tribus du Nord, nomades
et pratiquant la chasse, et les tribus sédentaires et agricoles du Sud, a
été de la plus grande importance dans l’élaboration de leur approche
médicale, avec son mélange particulier d’emprunts faits aux tribus
voisines et d’influences subies à leur contact. Les Apaches, qui
vivent en rapport étroit avec les Navajos au sud de la réserve, ont un
système de guérison plus proche de la religion de la quête de la
Vision, qui est celle des Indiens des Plaines ; tandis que le système
des Pueblos, dont les villages se trouvent au sud et à l’est, a tendance
à être plus généralement contrôlé par les prêtres et les sociétés
religieuses. Une brève étude des méthodes de guérison employées
par ces deux cultures voisines permettra d’avoir une vue plus claire
de la conception des Dinéhé dans ce domaine, et mettra en évidence
certaines de ses origines.

La médecine apache
Appartenant au même groupe ethnique venu du Nord, les
Athapascans, les Apaches parlent une langue, du groupe linguistique
des Athapasques, très proche de celle des Navajos. À la différence
de ces derniers, cependant, ils sont arrivés plus tard dans le Sud-
Ouest et ont été moins longtemps et moins intimement associés aux
Pueblos ; aussi leur manière de vivre, leur religion et leur médecine
sont-elles restées plus imprégnées du style visionnaire, chamanique,
des Indiens nomades des Plaines. Les groupes largement éparpillés
de la tribu sont par ailleurs très différents les uns des autres, et il est
en conséquence fort difficile d’avancer des considérations générales
sur les rites de guérison des Apaches. On peut néanmoins dire que
dans la plupart des cas, ceux-ci attachent plus d’importance aux
visions acquises par les individus que ne le font les Navajos. Pour les
descriptions qui vont suivre, j’ai choisi d’utiliser l’ouvrage de Morris
Edward Opler inspiré des révélations de vieux informa- teurs
chiricahuas1 sur la vie des Apaches au xixe siècle (Opler : 1965).
Le panthéon des Apaches est assez semblable à celui des Dinéhé,
quoique nettement moins étendu. Au-dessus de tous les dieux se
trouve une puissance lointaine et mystérieuse, appelée Donneur-De-
Vie (Ysun), qui intervient très peu dans les affaires humaines.
Coyote est présent depuis le début des temps : c’est lui qui dérobe le
feu, libère la nuit et l’obscurité qui disputent le monde au jour et à la
lumière, et introduit la mort dans la destinée de l’homme. Femme-
Peinte-en-Blanc a approximati- vement les mêmes attributs que
Femme-Changeante. Fécondée par l’Eau et par l’Éclair, elle donne
naissance à Tueur-d’Ennemis et Enfant-de-l’Eau. Dans les mythes
apaches, Tueur-d’Ennemis est présenté selon les cas comme son
Fils, son Frère ou son Mari. À l’inverse de la mythologie navajo,
Enfant-de-l’Eau est le Héros fondateur le plus important pour les
Apaches. Il détruit les Monstres, établit les rites de puberté des
jeunes femmes et, dans certaines versions du mythe des Origines,
crée les hommes à partir de la Boue ou de la matière des nuages.
Deux autres groupes d’êtres surnaturels, le Peuple-des-Montagnes et
le Peuple-de-l’Eau, jouent un rôle majeur dans l’apparition et la
guérison des maladies.
Un grand nombre des guérisseurs, chamans et hommes-
médecine, chiricahuas n’acquièrent pas leurs connaissances en
s’astreignant à un apprentissage long et difficile, mais au travers
d’une expérience directe du Pouvoir. Opler explique :

Quel que soit le désir d’un individu d’apprendre à pratiquer une


cérémonie, l’initiative est toujours attribuée au Pouvoir, car celui-ci
a besoin d’un homme pour être en mesure de s’exprimer totalement,
et il est constamment à la recherche d’êtres humains par
l’intermédiaire desquels il pourra agir… La source du Pouvoir peut
se montrer dans un rêve ou, si la personne est malade ou épuisée,
dans une vision… Le Pouvoir signale tout d’abord sa présence par
un mot, par un signe, ou en apparaissant sous la forme d’un Oiseau
ou d’un Être surnaturel. Quelle que soit sa première manifestation, il
prend ensuite une apparence humaine et discute avec l’homme qu’il
a choisi. Si ce dernier se montre réceptif, les détails de la cérémonie
qu’il sera plus tard appelé à pratiquer lui sont alors révélés,
habituellement dans la Demeure surnaturelle du Pouvoir, située à
l’intérieur ou à proximité d’un site bien connu.
(Ibid., p. 202-204.)

Dans certains cas particuliers, les rites d’une cérémonie apache


peuvent être enseignés à un homme par un autre, mais il faut
toujours que le Pouvoir y consente et que le bénéficiaire soit préparé
à recevoir cet enseignement.
Chez les Apaches comme chez les Navajos, les maladies qui ne
sont pas rapidement jugulées par l’emploi d’herbes médici- nales
sont diagnostiquées comme étant des contaminations par des
animaux ou des fantômes, ou par un acte de sorcellerie. Les animaux
contagieux les plus importants, en ce sens, sont Ours, Serpent,
Coyote et Hibou. Chacun des trois premiers, nous l’avons déjà vu,
est présent et joue un rôle dans l’une des Voies de guérison des
Navajos. Hibou, lui aussi, a d’étroites relations avec la Voie de la
Nuit, et est généralement associé aux fantômes. La maladie du
Hibou est considérée comme une variante de la maladie des
Fantômes.
Les rêves des Apaches sont fréquemment considérés comme des
mises en garde ou des avertissements prophétiques. Si une personne
décédée est vue en rêve, c’est le signe d’une grande affliction à
venir. Quand le rêveur accepte de la nourriture d’un défunt, le
présage est encore plus inquiétant, puisqu’il annonce sa mort
imminente. Les membres du Peuple-des-Montagnes (les Gans)
aident à guérir les maladies, mais ils peuvent aussi en provoquer si
leurs rituels ne sont pas accomplis d’une manière appropriée.
Même si elles s’appuient essentiellement sur des visions
individuelles, les cérémonies de guérison apaches ont certains traits
en commun. Elles durent habituellement Quatre jours et Quatre
nuits, ces dernières étant réservées aux séances ouvertes au public.
Chaque homme-médecine dispose de son propre matériel, mais
quelques éléments et objets sont régulièrement utilisés, comme le
pollen, les peintures, les herbes, un tambour à eau, et si possible des
plumes d’aigle.
Lorsque tout est prêt, l’homme-médecine roule une cigarette,
l’allume et exhale la fumée dans les Quatre Directions. Puis il
entonne une prière sollicitant l’assistance de son propre Pouvoir. Il
répand ensuite du Pollen ou une autre substance sacrée sur lui-même
et sur son patient, après quoi il se met à chanter et à prier. Ses
mélopées, accompagnées au tambour ou à la crécelle, sont adressées
à son Esprit-Gardien. Si son appel est entendu, il a une Vision ou
entend une Voix qui lui indique ce qu’il doit faire pour guérir le
malade. Il peut lui être demandé d’utiliser des herbes médicinales
spéciales, ou d’extraire un objet introduit par sorcellerie dans le
corps du patient. Si le pouvoir révèle à l’homme-médecine que la
maladie est due à un acte de sorcellerie, celui-ci redouble ses prières,
en les récitant avec une plus grande intensité, afin de vaincre le
sorcier. Lors d’une épreuve particulièrement dramatique, qui se
déroule ordinairement pendant la dernière nuit, l’homme-médecine
aspire l’objet pathogène hors du corps du malade et le recrache
immédiatement dans le feu, où il explose bruyamment. Ainsi est
neutralisée la « flèche » du sorcier, qui était à l’origine des malaises
du patient.
Quelquefois, un dessin est tracé sur le sol, mais ces œuvres sont
toujours rudimentaires comparées aux peintures de sable des
Navajos. À l’issue de la cérémonie principale, l’homme- médecine
impose quelques tabous alimentaires et comporte- mentaux au
malade, et lui offre une amulette protectrice qui lui épargnera un
retour de la maladie. Avant de partir, il reçoit aussi le paiement
convenu à l’avance. Si le patient se montre généreux, les pouvoirs
surnaturels sont satisfaits, et plus enclins à produire des efforts
énergétiques pour continuer de lui venir en aide.
Si l’on compare ces cérémonies avec celles des Dinéhé, on
remarquera que ces derniers prient et chantent également, en
s’accompagnant au tambour et à la crécelle. Ils utilisent du Pollen et
des objets-médecine sacrés, et imposent certaines restric- tions au
malade dans les jours qui suivent la cérémonie. Ils lui donnent aussi
une amulette, l’empreinte du chant, et attendent de lui d’être
généreusement payés. Mais les hommes-médecine navajos ne
disposent pas d’Esprits-Gardiens, n’entendent pas les voix des
esprits, n’ont pas de visions leur révélant comment traiter leur
patient et n’aspirent pas hors de lui l’objet jugé responsable de ses
maux.
La majeure partie de la cérémonie apache décrite ci-dessus a été
accordée en vision au chaman par son esprit-gardien. Pour l’obtenir,
il dut accomplir en personne un voyage au pays des Êtres
surnaturels. Compte tenu de la similitude avec les voyages
traditionnels des Héros des mythes navajos qui inspirèrent les
chants, il est intéressant de citer ici certains détails d’une expérience
visionnaire racontée à Opler par le fils d’un éminent chaman-Ours
(ibid., p. 289-291).
L’informateur explique que dans sa Vision, son père traversa les
White Sands jusqu’à un lieu situé au pied des montagnes,
appelé Hot Springs. Là il s’endormit et fut réveillé par un Ours à la
tête argentée qui, s’adressant à lui en langage humain, lui dit de se
lever et de le suivre en promettant, s’il le faisait, de lui donner une
chose précieuse. Ils s’engouffrèrent dans une ouverture qui
s’engouffrait dans la roche, puis l’Ours prit une forme humaine et ils
franchirent ensemble, sans la moindre difficulté, les Rochers-Qui-
Broient et maints autres passages périlleux. Dans leur progression,
ils passèrent aussi des portes gardées respectivement par deux grands
Ours, deux grands Serpents, deux Loups Gris et deux Oies sauvages.
Ils traversèrent ensuite un pont dangereux fait de troncs
mouvants et atteignirent un lieu magnifique nommé la Demeure-de-
l’Été. Après avoir franchi un second pont en toile d’araignée, ils
découvrirent un autre lieu encore plus beau, appelé la Demeure-de-
la-Médecine, où croissaient d’innom- brables herbes médicinales.
D’autres endroits de ce genre se présentèrent ainsi successivement à
eux : dans l’un d’eux, des Créatures ayant une forme humaine
essayèrent d’apprendre à l’homme des secrets surnaturels ; dans un
autre, des jeunes femmes vêtues comme Femme-Peinte-En-Blanc lui
ensei- gnèrent les rites de puberté des jeunes filles ; dans un
troisième, il entendit battre des tambours et vit les Esprits de la
Montagne2 qui lui offrirent leurs Pouvoirs. Mais le père de
l’informateur les refusa, comme il en refusa d’autres ensuite, parce
qu’il désirait plus que cela. Finalement, il se trouva en présence d’un
homme brillant d’une belle lumière jaune, comme si le vent avait
projeté sur lui le pollen de toutes les plantes des environs. Il ne
s’arrêta pas là non plus, mais l’homme jaune lui fit cadeau d’un
chariot tiré par deux Chevaux Jaunes à queue blanche.
Puis l’informateur poursuivit :

« Mon père monta dans le chariot avec un guide et ils roulèrent


ensemble jusqu’à une sorte de grand portail blanc. Tout était d’un
blanc immaculé aux alentours, même les arbres et les fruits,
jusqu’aux visages des gens qui vivaient là. Mon père vit toutes sortes
de choses étonnantes devant lui. Il s’inclina à quatre reprises, et la
quatrième fois il se retrouva en face d’un homme assis dans un grand
fauteuil blanc, qui tenait une baguette blanche dans sa main droite.
Cet homme était le dernier. Il demanda à mon père comment il était
arrivé jusqu’à lui, ainsi que d’autres détails de ce genre. Mon père
lui raconta tout ce qu’il avait vécu pour l’atteindre… L’homme
l’écouta et répondit “Oui” à tout ce que mon père lui demandait.
Quoi qu’il sollicitât, mon père l’obtenait… L’homme chanta et
exécuta ce qui fut donné à mon père. Puis il l’éleva dans les airs
comme s’il avait eu des ailes. Il n’y avait plus que des nuages autour
de lui. Devant lui c’était la tourmente, avec des éclairs et du
tonnerre. Beaucoup de choses furent ainsi montrées à mon père, des
choses terribles, comme la sorcellerie, de même que le moyen de les
combattre. Puis l’homme lui tendit une baguette. “Garde-la toujours
avec toi. C’est elle qui te parlera. Tu ne dois jamais la perdre.” Il lui
apprit aussi ce qui était le mieux. Et cela, dit-on, c’était le Pouvoir de
l’Ours ».

Le père de cet informateur devint un grand chaman-Ours, célèbre


dans sa propre tribu et parmi les tribus voisines. Un exemple des
guérisons qu’il opérait en pratiquant la cérémonie de l’Ours est
fourni par le cas d’une jeune femme qui souffrait d’une grave
pneumonie. La cérémonie dura quatre jours. Tout d’abord, il adressa
des chants à l’ours pour que celui-ci lui indique ce qu’il devait faire.
Son pouvoir lui dit qu’un certain mélange d’herbes devait être donné
sur-le-champ à la malade. Il le prépara et le lui fit avaler en quatre
fois. Cette opération ayant été répétée à plusieurs reprises, le chaman
prit ensuite la patte antérieure droite d’un ours et la posa sur la
poitrine de la jeune fille, là où la douleur était la plus vive. Puis il
saisit un récipient, le plaça contre son torse et aspira. Du sang et du
pus mélangés jaillirent à flots. Après quatre jours de ce traitement,
toujours placé sous la direction de l’esprit-Ours, la patiente
commença à donner des signes d’amélioration, retrouvant peu à peu
des forces et des couleurs.

La médecine pueblo
À l’extrémité opposée du spectre des méthodes médicales
utilisées dans le Sud-Ouest, parmi les Pueblos, soigner et guérir sont
des activités réservées aux clans, ou sociétés de médecine. Il y a
certes quelques rares hommes-médecine qui emploient des herbes et
d’autres remèdes simples pour traiter les troubles mineurs, mais ce
sont essentiellement les sociétés organisées qui s’occupent des
maladies graves. Chez les Hopis, les grands clans disposent chacun
d’une époque précise de l’année durant laquelle leur cérémonie
spécifique est accomplie. Ce sont des clergés puissants, et le seul
espoir que l’on puisse avoir un secours quelconque des dieux est de
passer par leur intermédiaire. Ces groupes cléricaux sont en charge
de la pluie et des moissons, et peuvent aussi bien provoquer des
maladies que les guérir. Si une personne malade fait appel à la
société, un de ses membres peut aspirer la maladie hors de son corps,
ou une cérémonie particulière peut être décidée pour son bénéfice. Il
n’y a dans ce système aucun besoin pour les soignants d’avoir fait
l’expé- rience d’une vision personnelle (Underhill, 1965 : 209).
Parmi les Zuñis, à l’inverse, les fonctions consistant à solli- citer
la pluie et à soigner les maladies sont séparées. Les membres des
sociétés de médecine aspirent la cause de la maladie, ou
accomplissent des « miracles », comme tenir du feu dans sa main ou
l’avaler, afin de réconforter le patient en lui donnant confiance en
leurs possibilités. Toutes les cérémonies sont tradi- tionnelles et
organisées dans le cadre de ces clans. Parfois, une petite peinture de
sable est dessinée sur l’autel-médecine, où sont également posés un
récipient contenant de l’eau médicinale sacrée, une griffe d’ours et
des images d’animaux sacrés. Les animaux sont appelés, à partir des
directions avec lesquelles ils sont associés — un animal différent
pour chaque direction — et chacun apporte avec lui son pouvoir
particulier pour aider à soulager le malade.
Dans ces cérémonies de guérison, aussi traditionnelles soient-
elles, l’influence du chamanisme continue de se faire sentir. Ce fait
est particulièrement sensible lors de la dernière nuit du solstice
d’hiver, quand chaque société appelle l’ensemble de ses membres à
devenir « une seule personne ». Le résultat est un phénomène de
possession, ou d’osmose, spirituelle, au cours duquel les hommes du
clan se dévêtent, ne portant plus que leurs pagnes, et aspirent les
maux de tous ceux qui le désirent ; ils accomplissent aussi quelques
exploits, comme avaler des baguettes ou manipuler le feu. Dans
certaines sociétés, les hommes se recouvrent les mains de peaux
d’ours et déambulent en imitant la démarche et les grognements des
ursidés. Dans des circonstances de ce genre, le chamanisme donne la
pleine expression de son pouvoir ordinairement refoulé (Underhill,
1965 : 220).
Chez les Pueblos de l’Est également, les soins sont prodigués
essentiellement par les prêtres ou par les membres des sociétés de
médecine. Dans une étude consacrée aux Pueblos cochitis, J. Robin
Fox (in Kiev, 1964 : 174-199) a découvert deux sortes de maladies
psychiatriques répandues dans le groupe, auxquelles correspondent
deux types distincts de cérémonies de guérison. La première
maladie, supposée être provoquée par les sorciers, se manifestait,
parmi d’autres symptômes, par une peur paranoïaque et une anxiété
aiguë. Elle était soignée dans certains cas par une thérapie de choc
rituelle particulièrement violente. Fox estimait que le but essentiel de
la société pueblo était de contrôler et de réprimer l’agressivité, et que
l’accent mis sur les valeurs de coopération et d’amitié n’était qu’un
moyen supplémentaire, en quelque sorte accessoire, de supprimer
celle-ci. Il dresse le tableau d’une société qui crée ou favorise ce
genre de maladie puis, lorsqu’elle atteint un point critique, propose
une méthode draconienne, culturellement admise, pour la laisser
s’exprimer et la guérir (ibid., p. 80).
Le patient demande l’assistance d’une société de médecine. Si sa
requête est agréée, les médecins se préparent à lui venir en aide au
moyen de quatre jours de claustration, de jeûne, de veille et de
prières. Pendant ce temps, les phénomènes de sorcel- lerie se
multiplient dans le village. Puis les médecins se rendent dans la
maison du patient et poursuivent leur ascèse, en l’accen- tuant,
durant quatre autres journées. Fox décrit ainsi la dernière nuit du
traitement :

Le rythme lancinant, monotone des mélopées, la semi- obscurité à


peine adoucie par la lueur vacillante du feu de bois, les maquillages
effrayants, les cris dans la nuit, les coups frappés à la porte et aux
fenêtres, les précautions prises pour protéger la demeure — tous ces
éléments contri- buent à accroître la tension jusqu’à ce que les
médecins, simulant avec art une fureur savamment contrôlée, se
ruent à l’extérieur pour livrer bataille. Les patients racontent
comment, à ce moment précis, ils étaient presque fous de peur,
incapables de faire un geste ou d’émettre un son, convaincus que
leur mort était imminente. Puis survient le terrible combat dans les
ténèbres. Les médecins affirment que, quoiqu’ils fassent
évidemment eux-mêmes une grande partie du « travail », ce sont les
sorciers qui pénètrent « à l’intérieur d’eux » et le leur font accomplir.
Ils se roulent effectivement sur le sol, apparemment pris de
convulsions, et se lacèrent les chairs… Les personnes qui sont
restées dans la maison sont alors au paroxysme de la terreur. «
Quelquefois, nous pensons que les sorciers les ont vaincus (les
médecins) et qu’ils vont venir nous prendre. » Puis les médecins
reparaissent et jouent la dernière scène de l’horrible drame. Ils
s’avancent dans la pénombre, pressés autour de quelque chose qui
cherche à leur échapper en poussant des cris épouvantables. C’est le
sorcier qui avait volé le cœur du patient. Lorsqu’il parvient à
proximité de l’âtre, le chef de guerre fait feu sur lui et il disparaît. On
peut aisément imaginer l’effet que cette victoire produit sur le
malade. Son extraordinaire soulagement et ses larmes de joie et de
gratitude le font se sentir « comme si tout le mal était sorti de lui ».
Son « cœur » lui est rendu. Ensuite, comme si rien ne s’était passé,
les médecins et l’assistance dégustent tranquillement un ragoût et
boivent du café. La vie reprend son cours normal ; l’univers est de
nouveau en ordre.
(Pp. 185-186.)

L’homme-médecine navajo affronte les mêmes problèmes avec


incomparablement plus de décence et de retenue. Il a appris à utiliser
pour cela les prières, les mélopées et les peintures de sable, et n’a nul
besoin de ces mises en scène grand-guigno- lesques. Même les
Pueblos, si pondérés et amoureux de l’ordre, n’atteignent pas sa
maîtrise dans le contrôle et la régulation de la possession par les
esprits au moyen des symboles.
Les Pueblos reconnaissent une autre maladie mentale moins
grave, et sa cure, toutes deux liées au système des clans. Dans la
société pueblo, les clans sont plus importants et jouent un rôle plus
déterminant dans la vie des individus que chez les Navajos. La
descendance y étant matrilinéaire, le malheur le plus terrible qui
puisse frapper un enfant est de perdre sa mère de clan, cet événement
funeste pouvant parfois se traduire par l’apparition d’une maladie.
Fox (p. 186-194) cite le cas d’une patiente qui souffrait de douleurs
d’estomac et était incapable de s’alimenter normalement. Elle parlait
également toute seule et semblait toujours effrayée. Ces symptômes
d’anxiété étaient apparus chez elle à l’âge de douze ans, lorsque sa
mère était morte, et ne disparurent qu’après la cérémonie de guérison
organisée pour elle, alors qu’elle avait un peu plus de trente ans.
Le traitement de son mal fut une cérémonie calme, emplie de
dignité, au cours de laquelle elle fut rituellement adoptée par un
autre clan. Des annonces avaient été faites quatre jours à l’avance et
au moment convenu, tous les membres de l’ancien et du nouveau
clan de la patiente se rassemblèrent et l’accompagnèrent jusqu’à la
maison du médecin. Là, on lui lava la tête avec de l’eau saponifiée
afin de symboliser son admission dans son nouveau clan. Chacun
des participants avait apporté des présents pour elle et assez de
nourriture pour un copieux banquet. La malade reçut un nouveau
nom et put dès lors considérer les membres de son clan adoptif
comme ses « mères ». Celui-ci pouvait lui offrir de nombreux
avantages matériels et moraux qu’elle ne pouvait plus attendre de
l’ancien, en particulier une nouvelle demeure et un sentiment de
sécurité qu’elle avait perdu depuis longtemps. Tous les informateurs
s’accordèrent à reconnaître qu’à la suite de cette cérémonie, les
symptômes dépressifs qu’elle montrait depuis des années s’atté-
nuèrent et disparurent avec une remarquable rapidité. De toute
évidence, sa guérison était moins liée à l’usage des symboles, bien
qu’ils aient joué un rôle, qu’au fait qu’elle ait pu retrouver une place
dans la société. En règle générale, le facteur social dans le traitement
des maladies occupe une plus grande place chez les Pueblos, plus
préoccupés des problèmes de la commu- nauté, que parmi les
Navajos.

Le symbolisme chamanique
La synthèse opérée par les Navajos a consisté à emprunter des
éléments de pratique médicale aux cultures voisines, entre autres
celles des Apaches et des Pueblos, et à les recomposer entre eux
d’une manière originale afin de créer un système de guérison unique
au monde. Les Navajos se sont emparés d’une grande partie des
structures de la religion pueblo, qu’ils ont remplies et vivifiées avec
les mythes visionnaires, remplis de prodiges, et les symboles des
tribus plus nordiques qu’ils avaient rencontrées lors de leur longue
migration vers le sud. Si des comparaisons peuvent être valablement
faites avec les religions des autres tribus de langue Athapascane qui
se fixèrent, en cours de route, dans des régions plus septentrionales,
il est permis de supposer que quand les Navajos atteignirent le Sud-
Ouest, leur religion et leur médecine étaient infiniment plus simples
qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ils n’avaient probablement pas de
danseurs masqués ni de cérémonies élaborées se poursuivant
pendant plusieurs jours, ils ne disposaient pas de techniques
spécialisées comme les peintures de sable et les prières rituelles, et
ils faisaient sans doute appel, pour soigner leurs malades, à des
guérisseurs « aspirant le mal » et à des chamans pratiquant la magie.
Ils devaient craindre les sorciers, comme toutes les autres tribus,
leurs rituels étaient certainement inspirés par des expériences
visionnaires et des rêves, et concernaient essentiel- lement les rites
de passage (Underhill, 1965 : 225).
En entrant en contact étroit avec la culture des Pueblos, ils
développèrent une structure rituelle plus traditionnelle. Il ne leur
était désormais plus nécessaire de rechercher des expériences
visionnaires, mais ils continuèrent de centrer toute leur action rituelle
autour des patients, en ne fixant pas à l’avance le lieu et la date de
leurs cérémonies, afin de mieux pouvoir répondre aux besoins des
personnes souffrantes. Ce faisant, ils emprun- tèrent néanmoins
volontairement un grand nombre d’élé- ments aux cérémonies
pueblos. Même le nom qu’ils donnent à certains de leurs dieux, les
Yeis, est un mot d’origine zuñi signifiant « esprits ». Les
personnages représentés sur leurs peintures de sable et leurs danseurs
cérémoniels arborent des costumes évoquant ceux des kachinas
(personnifications des dieux) pueblos. Les danseurs et les kachinas
ont en effet des pagnes courts et de larges ceintures pendantes qui ne
font pas partie du costume habituel des Navajos, et les masques
portés par les uns et les autres doivent être en peau de cerf intacte de
toute blessure. Pour les cérémonies elles-mêmes, un temps de rites
secrets durant huit jours, suivi d’un neuvième jour de rites publics,
est commun aux deux cultures. De la même manière, dans les grands
rituels pueblos comme dans ceux des Navajos, les principaux
participants doivent observer ensuite une période de quatre jours
d’isolement et de restrictions diverses. De fait, les chants majeurs
des Navajos incluent toutes les pratiques cérémonielles des
initiations des sociétés de médecine pueblos : bains rituels, emploi
d’émétiques, peintures corporelles, offrandes de Bâtonnets de
prières, peintures de sable, mise en commun de la nourriture, parfois
rituellement utilisée, et défraiement convenu à l’avance du
guérisseur ou de l’homme- médecine (ibid., p. 235).
Mais les mythes de tous les grands chants (à l’exception de celui
des origines, qui est une adaptation de celui des Pueblos) sont
réellements des récits visionnaires. L’idée de base de voyages dans
les mondes supérieur et inférieur est incontestablement d’origine
chamanique. Eliade (1964 : 259) nous apprend qu’un des éléments
les plus importants de la technique chamanique est l’aptitude du
chaman à passer d’une région cosmique à une autre — de la Terre au
Monde Céleste ou au Monde Souterrain. L’univers des chamans est
construit autour d’un axe central reliant ces trois niveaux, et eux
seuls connaissent le moyen de franchir les passages ouvrant de l’un à
l’autre. Dans certaines cosmologies sibériennes, le nombre de
niveaux peut même s’élever jusqu’à cinq, six ou neuf, mais la
division fonctionnelle en trois sortes de mondes demeure toujours
opérante.
La mythologie navajo s’appuie sur une cosmologie très
semblable. Dans les mythes des chants, les Héros et les Héroïnes se
rendent dans un Monde Céleste, ou Pays des Esprits, situé au-dessus
de la Terre, aussi bien que dans un monde souterrain qui ne peut être
atteint qu’en plongeant dans un lac ou en empruntant un passage
s’ouvrant dans le sol. Ainsi Homme- Saint, le Héros de la Voie Mâle
du Projectile, est-il entraîné malgré lui jusqu’à la Demeure du
Peuple-Tonnerre, où le chant lui est enseigné. Le Purificateur, Héros
de la Voie de la Perle, est emmené dans la Maison Céleste des
Aigles. Glishpáh, la Femme-Serpent de la Voie de la Beauté,
descend au moyen d’une échelle jusqu’au Domaine souterrain du
Peuple-Serpent, tandis que Garçon-Saint, le second Héros de la Voie
Mâle du Projectile, tombe dans un lac et devient l’hôte involontaire
de Grand-Poisson. Mais les animaux des chants navajos ne sont plus
les Esprits-Gardiens du chamanisme : ils favorisent ou entravent la
quête du Héros selon leur nature, et leurs chefs — Grand-Aigle,
Grand-Poisson, Grand-Serpent — sont devenus chez les Navajos des
enseignants et des guides.
Au cours de leurs aventures, les Héros navajos, tout comme les
anciens chamans, rencontrent des femmes surnaturelles. Un chaman
golde (sibérien) a fait le récit d’une rencontre de ce genre. Il dormait
dans son lit quand une Femme-Esprit très belle s’approcha de lui et
lui annonça : « Je suis ‘ l’ayami’ de tes ancêtres, les Chamans. Je
leur ai appris à chamaniser. Maintenant c’est à toi que je vais
l’enseigner. Les vieux chamans sont tous morts, et il n’y a plus
personne ici pour guérir les gens. Tu dois devenir un chaman. » À
quoi elle ajouta : « Je t’aime, je n’ai pas d’ époux pour l’ instant, tu
seras donc mon mari et je serai comme une femme pour toi. Je
t’adjoindrai des aides spirituels. Tu soigneras avec leur assistance,
et je t’ éduquerai et t’aiderai moi-même. Nous recevrons notre
nourriture des autres hommes. » Comme il essayait de protester, elle
précisa : « Si tu ne m’obéis pas, ton sort sera terrible. Je te tuerais »
(Eliade, 1964 : 72.).
Les Héros des chants navajos rencontrent également des femmes
puissantes. Les Jumeaux-Guerriers sont aidés dans leurs épreuves
cruciales par Fille-du-Soleil, qui les reconnaît aussitôt comme ses
Frères et les protège de la fureur de leur Père. Dans la Voie de la
Plume, le Héros doit subir les attaques de son méchant beau-père
pour obtenir la main de sa femme, mais elle lui vient en aide en lui
révélant le nom secret du Vieillard. Garçon-Pluie est séduit par les
sourires provocants de l’épouse de Tonnerre-d’Hiver, et se trouve
ensuite entraîné malgré lui dans une véritable guerre des dieux. Un
grand nombre des Héros et des Héroïnes des mythes épousent des
Filles ou des Fils des Êtres Saints, obtenant de ce fait non seulement
la Connaissance des Chants, mais aussi l’avantage de faire
désormais partie de la Grande Famille Divine.
La mort, le démembrement, puis la renaissance et la trans-
formation qui leur succèdent, constituent un autre des points de
rencontre majeurs entre le chamanisme et les mythes navajos. Tous
ces thèmes ont été développés au chapitre viii. Mais alors que les
chamans les considèrent comme une partie impor-
tante et nécessaire de leur initiation, pour les Héros navajos, à
l’inverse, ce sont des événements qui surviennent presque par hasard
au fil de leurs aventures, le plus souvent à la suite d’une erreur, ou
pour les punir d’avoir ignoré les instructions divines ; comme chez
les chamans, toutefois, ils conduisent toujours à un accroissement de
leurs pouvoirs.
Il y a encore d’autres réminiscences du chamanisme dans la
médecine des Navajos. Les méthodes de travail des diagnosti- ciens
— « main-qui-tremble », observation des étoiles, contem- plation
d’une bougie, ou tout simplement « écoute du corps » — en sont un
exemple. Un autre en est l’utilisation de la crécelle et du panier-
tambour pour accompagner les mélopées. L’instant où le panier est «
retourné » pour commencer à être battu est un tournant important
dans toutes les cérémonies. Si un incident imprévu se produit
pendant la séance, si un mauvais présage se manifeste, ou si les
participants ou les spectateurs se montrent par trop indisciplinés,
l’homme-médecine peut à tout moment « redresser » le panier,
mettant ainsi brutalement fin à la cérémonie.
Lors de la dernière nuit de la Voie-du-Sommet-de-la- Montagne,
une grande danse du Feu (ou danse du Corral) est organisée dans un
vaste enclos de branches d’épicea et de pin, ouvert à l’Est, où des
danses cérémonielles et des tours de magie sont présentés autour
d’un énorme bûcher (Haile, 1946). Ces actions spectaculaires, dont
le secret était autrefois réservé aux chamans, plongeaient l’assistance
dans un état de crédulité sans lequel la guérison du malade n’aurait
pu réussir. La danse du Feu navajo est surtout conçue aujourd’hui
pour amuser les spectateurs, mais elle garde encore quelques
vestiges de son ancien pouvoir d’émerveillement et de crainte
révérencieuse. La première partie, la plus importante, de la
cérémonie est la danse du Blanchiment accomplie par les Premiers
Danseurs. Ils annoncent leur arrivée au moyen d’un long sifflement
et pénètrent dans le corral l’un derrière l’autre. Vêtus de simples
pagnes-culottes, ils ont le corps enduit d’argile blanche afin de
ressembler à des moutons des Rocheuses. Dès leur apparition, ils
écartent les jambes et se mettent à avancer par bonds puis, pour la
plus grande joie du public, imitent la copulation des animaux. Ils se
poursuivent en brandissant des flèches faites d’éventails de plumes
d’aigles fixés à des manches, se bousculent et se contorsionnent,
finissant par sauter l’un sur l’autre à la manière des grenouilles.
L’effet produit est des plus comiques, mais c’est aussi une évocation
des pouvoirs de fertilité de la nature, bénéfiques pour le patient aussi
bien que pour l’assistance.
La séquence suivante est plus sérieuse. Les danseurs tournent
autour du bûcher en tendant leurs flèches en direction des flammes.
Lorsqu’ils aperçoivent une ouverture dans le brasier, ils s’en
approchent vivement, plantent les plumes dans le feu, puis les
retirent en montrant à tous leurs restes carbonisés. Ensuite, par une
habile manipulation, ils remplacent les plumes brûlées par des
plumes blanches intactes et s’écrient « Je les ai blanchies de
nouveau ! » Cette partie de la danse symbolise l’espoir que le
patient, à l’instar des plumes, sera régénéré et retrouvera rapidement
la santé.
Par la suite, les danseurs montrent leur pouvoir sur les Flèches
sacrées en les avalant. Les flèches ont été préparées au préalable, de
manière qu’une partie de la tige, plus fine, s’enfonce dans l’autre,
donnant l’impression qu’elle pénètre dans la gorge du danseur.
Tournant autour de l’enclos, les exécutants tiennent les flèches au-
dessus de leur tête, mettant les pointes dans leur bouche, et font
semblant de les avaler. Tous leurs gestes indiquent à quel point cet
acte est difficile et douloureux. Ils tombent à genoux, la tête pliée en
arrière, l’empennage sortant de leurs lèvres, et quittent le corral à
petits pas pressés et sautillants.
La-Voie-du-Sommet-de-la-Montagne peut inclure aussi un
danseur déguisé en ours ou une « danse avec le Feu ». Pour cette
dernière, une dizaine de danseurs vêtus de pagnes-culottes, le corps
peint en blanc, font le tour du bûcher en brandissant des torches
qu’ils allument au grand feu. Certaines de ces torches embrasées
sont lancées par-dessus le mur de branches de l’enclos. Avec les
autres, ils courent aussi vite que possible, en les appli- quant sur leur
corps et en frottant leur ventre et leur dos avec leur extrémité
enflammée. Lorsqu’un danseur en rattrape un autre, il le frappe
violemment entre les omoplates avec son tison brûlant. En fait, ils se
lavent et se purifient par le feu. Quand les brandons sont éteints, les
hommes les jettent sur le sol et disparaissent en poussant un grand
cri. Les spectateurs vont alors ramasser les bois brûlés et se nettoient
les mains avec les dernières braises. D’autres danses et d’autres tours
« magiques » sont exécutés dans le cours de la nuit.
Ces mises en scène ne sont que d’une importance secondaire
dans les cérémonies de guérison navajos. Elles n’ont que peu de
rapports avec le patient et semblent surtout destinées à distraire
l’assistance rassemblée dans l’enclos pour une longue nuit de fête.
Bien qu’elles ne constituent pas véritablement des rituels, elles ont
cependant une signification symbolique liée à l’objectif
thérapeutique du chant. La danse du Blanchiment démontre
l’aptitude des danseurs à rendre leur blancheur aux plumes, tout
comme le chant est supposé rendre la santé au malade. La danse
avec le Feu prouve leur pouvoir de manipuler le feu sans en souffrir,
tout en exposant leur corps à ses effets régéné- rateurs, dont les
spectateurs peuvent profiter également par la suite. En avalant les
flèches, ils montrent leur capacité à intégrer les flèches dans leur
corps et à en faire des parties d’eux-mêmes. Dans le mythe des
Jumeaux-Guerriers, les Flèches figuraient parmi les armes les plus
puissantes que le Soleil offrait à ses Fils. Par leur absorption, les
danseurs rappellent le pouvoir donné aux deux Héros.
L’homme-médecine qui est responsable de la totalité de la
cérémonie ne prend aucune part à ces manifestations extérieures. Il
passe la nuit dans le hogan, chantant les séquences de mélopées
appropriées avec le patient et ses assistants. Il n’a nul besoin de
s’impliquer dans des tours de magie ou de prestidigitation pour faire
la preuve de sa puissance. Ces pratiques chamaniques sont laissées
aux danseurs de la dernière nuit.
Il est important de rappeler ici qu’en dépit de tous ces restes de
chamanisme que l’on peut trouver dans leurs cérémonies, les
hommes-médecine navajos ne sont pas de véritables chamans, tels
ceux que l’on peut voir dans de nombreuses régions de l’Amérique
du Nord et du Sud, en Sibérie ou dans d’autres parties du monde.
Les méthodes de ces authentiques chamans ont été décrites ainsi :
tout d’abord, un appel aux esprits auxiliaires, qui sont souvent des
esprits animaux ; ensuite, une danse accompagnée au tambourin
pour préparer le voyage mystique ; et troisièmement l’extase —
réelle ou simulée — au cours de laquelle l’âme du chaman est
supposée avoir quitté son corps (Eliade, 1960 : 61).
À l’exception de l’appel qu’il adresse aux Êtres divins dans ses
prières et ses mélopées, l’homme-médecine navajo n’accomplit rien
de tout cela. Tous ces événements — danse, ascension ou descente
dans un monde supérieur ou inférieur, entretien avec des Êtres
surnaturels qui ont souvent l’apparence d’animaux, initiation à une
méthode de guérison secrète au travers de terribles épreuves, puis
retour sur Terre en possession de pouvoirs spéciaux susceptibles de
soigner et de guérir les humains — sont intégrés symboliquement
dans les prières, les rites, les mythes, les mélopées et les peintures de
sable de l’homme-médecine, comme nous l’avons vu à maintes
reprises dans les chapitres précédents. Le scénario que le vrai
chaman interprète en payant de sa personne est projeté par l’homme-
médecine dans le contenu de ses mythes et de ses rituels, dans les
symboles de ses chants. Comme l’affirmaient les hommes- médecine
eux-mêmes au chapitre ii de cet ouvrage, ils n’ont besoin ni de
transes particulières ni de visions extatiques pour apprendre leur
métier de guérisseurs, seulement d’avoir le désir et la patience
d’assimiler en toute connaissance de cause l’énorme quantité de
matériel symbolique mis à leur disposition par leurs prédécesseurs.
Ils ne disposent pas d’Esprits-Gardiens et n’entretiennent aucun
rapport spécial avec les dieux. Tout ce qu’ils ont, c’est une certaine
capacité à manipuler le pouvoir au moyen des symboles. Du fait que
la puissance surnaturelle autrefois incarnée dans la personne du
chaman est désormais reportée sur les symboles, cette méthode
particulière de guérison peut être légitimement considérée comme un
chama- nisme symbolique.

1. Parmi les nombreuses tribus apaches, il y a donc celle des


Chiricahuas qui elle-même comprend quatre bandes distinctes. Voir
Morris Edward Opler, Mythes et contes des Apaches chiricahuas,
Éditions du Rocher, collection « Nuage rouge », 1998. (O.D.).
2. Gans ou Gahé (O.D.).
11
La guérison symobolique : hier et aujourd’hui
La médecine navajo est une forme parfaitement développée de
guérison symbolique. Du fait de l’accessibilité et de la clarté de ses
symboles, elle peut être aisément analysée et comparée à d’autres
méthodes de guérison, comme nous l’avons fait au chapitre
précédent avec celles des Apaches et des Pueblos. Au chapitre I,
nous l’avons opposée à la médecine scienti- fique moderne : des
différences fondamentales ont été relevées entre elles pour ce qui
concerne la définition, le diagnostic et le traitement des maladies. La
médecine scientifique, avec son empirisme, sa foi dans la méthode
expérimentale, son idéal de stricte objectivité et sa compréhension
purement intellectuelle des phénomènes, paraît de prime abord avoir
peu de choses en commun avec l’approche symbolique, intuitive des
Navajos.
De récentes recherches sur les fonctions cérébrales suggèrent
cependant que ces deux conceptions pourraient être en rapport avec
les deux hémisphères du cerveau (Ornstein, 1972). L’hémisphère
gauche, qui est relié à la partie droite du corps, semble être plus
spécialisé dans le fonctionnement déductif, analytique, tandis que
l’hémisphère droit, qui commande la partie gauche du corps, serait
plus intuitif et holistique. Si ces recherches se révélaient exactes, la
médecine scientifique relèverait de l’hémisphère gauche, alors que la
guérison symbo- lique concernerait l’hémisphère droit.
Il y a moins d’un siècle que la psychiatrie est devenue une
discipline médicale. De nos jours, toutes les théories psycho-
logiques se prétendent objectives et basées sur des faits incon-
testables, mais pour chaque école de pensée les faits semblent
différents et l’objectivité toute relative. La méthode scienti- fique
s’est révélée extraordinairement peu rigoureuse et efficace
lorsqu’elle a été appliquée aux maladies mentales. À l’exception de
ses aspects purement organiques ou comportementaux, la plus
grande partie de la psyché humaine demeure aujourd’hui encore une
terra incognita, ouverte aux projections et aux inter- prétations les
plus diverses et les plus contradictoires. À l’instar des six aveugles
qui tentent de définir un éléphant par leur seul sens du toucher,
chacun prenant la partie pour le tout, chaque école a mis le doigt sur
une réalité différente et l’a unilatéra- lement mise en valeur. Il y a les
behavioristes, les organiciens, les gestaltistes, les existentialistes, les
disciples d’Adler, de Freud, de Jung, de Klein, de Rogers, sans
compter ceux qui pratiquent des thérapies de groupe, des thérapies
familiales, des thérapies de couple, ainsi que de nombreuses autres
méthodes relevant parfois de la subjectivité personnelle la plus pure.
Même les grandes idées directrices, abstraites ou concrètes, sur ce
qui constitue la santé et la guérison, ou la maladie et sa cure, sont
actuellement noyées dans le brouillard des querelles d’écoles. Une
théorie de la guérison et de la santé mentale acceptable par tous reste
encore à trouver.
Une preuve solide, dûment démontrable, de la dynamique interne
de la psyché, qui pourrait être reproduite d’une manière
convaincante, semble non seulement très difficile, mais même
totalement impossible à fournir. Il en découle que chaque école de
psychothérapie demeure libre de suivre ses propres intuitions, en y
adaptant ensuite, selon ses besoins, sa théorie et sa pratique. Dans
son ouvrage sur la psychiatrie primitive, Kiev (1964 : 4-5) fait
remarquer que, suivant de nombreuses études statistiques, de 65 à 70
% des névrosés et environ 35 % des schizophrènes voient leur état
s’améliorer après avoir subi un traitement, quelle que soit la nature
de celui-ci. C’est là un taux de réussite remar- quablement élevé, et
qui ne signifie nullement que les traitements en question n’ont
aucune valeur en eux-mêmes. Il implique au contraire que les
divergences théoriques généralement mises en avant avec une lourde
insistance dans la littérature médicale ne constituent pas forcément
de réelles différences. Quelle que soit l’école à laquelle un
thérapeute se targue d’appartenir, il y a inévitablement dans sa
pratique des éléments de base généraux, qui ne relèvent d’aucune
école particulière.
S’interrogeant lui-même sur cette question, Ackerknecht écrivait
: « Les réussites thérapeutiques du mouvement psycho- génétique ne
dépendent pas nécessairement d’une réelle connais- sance
étiologique du traitement causal… Il est tout à fait possible que les
succès thérapeutiques soient essentiellement dus aux deux
mécanismes de base de la ‘confession’et de la ‘suggestion’, qui sont
si mal compris et qui ont été utilisés avec un tel bonheur par les
hommes-médecine. » (1959 : 84). Cette idée pourrait conduire à un
nouveau niveau de compréhension du processus de guérison, mais
elle ne prend malheureusement en compte que deux de ses
mécanismes. La confession à l’homme-médecine des tabous violés
et d’autres transgressions, tout comme l’exposition à des suggestions
puissantes faites par l’homme- médecine ou le chaman, sont certes
très importantes. Mais elles s’appuient d’habitude sur un
symbolisme culturellement accepté. Dans les rites de guérison
tribaux, le symbole n’a pas seulement une fonction de suggestion, il
est aussi invoqué et projeté sur le patient par le moyen de
l’identification et d’autres procédés décrits dans les chapitres
précédents. La transfor- mation bénéfique — la guérison — résulte
de la reconnaissance intérieure du malade et de son interaction avec
le symbole aussi bien qu’avec l’homme-médecine. Celui-ci ramène
le patient à l’origine de son être même, afin de régénérer son énergie
en vue de la cure. Il écoute son « diable », son « mal » par le biais de
la confession, puis le traite de diverses manières — absolution,
rectification, dispersion ou intégration — jusqu’à ce que le fardeau
de la culpabilité du malade soit allégé ou supprimé. Il conduit le
processus de renouvellement en employant le symbo- lisme de la
mort et de la renaissance, puis à la fin du traitement il fait émerger le
malade dans un univers nouveau, entièrement rééquilibré. Il
accomplit tout ceci avec l’aide des symboles, en utilisant le
phénomène du transfert.
Dans sa description des méthodes des hommes-médecine, David
Villaseñor insiste sur le caractère éminemment subjectif du
symbolisme, qu’une approche strictement comportementa- liste
négligerait de prendre en considération. Privé de cet élément
personnel, l’usage des symboles pourrait apparaître comme une
technique simpliste, purement mécanique, ce qui n’est certai-
nement pas le cas. Villaseñor pense que le taux vibratoire des
mélopées et des prières provoque un stimulus interne aidant la
conscience du patient à atteindre un plan supérieur — ce qui est très
différent de la suggestion (1963 : 71). Sans cette réponse intérieure
de la personne concernée, les symboles demeure- raient « lettre
morte » — des images sans vie dans un livre, ou des chants
monotones répétés pendant des nuits entières. La réaction intime du
patient le connecte immédiatement à une source d’énergie. Ici,
l’analogie avec l’introduction d’une fiche mâle dans une prise
électrique murale paraît évidente. Le symbole s’éclaire, et
brusquement de l’énergie est dispo- nible pour opérer des
transformations qui seraient autrement irréalisables.
Pour que cette connection puisse se faire, le désir et le besoin du
malade sont décisifs. Discutant des rites chamaniques des Indiens
kunas du Panama, Lévi-Straus a mis l’accent sur cette condition et
lui a accordé toute l’importance qu’elle mérite :

Le traitement consiste, en conséquence, à rendre explicite une


situation n’existant à l’origine qu’au niveau émotionnel, et à rendre
acceptable pour l’esprit des souffrances que le corps refusait de
tolérer. Que la mythologie du chaman ne corresponde à aucune
réalité objective n’a strictement aucune importance. La femme
malade croit au mythe, et appartient à une société qui y croit. Les
esprits tutélaires ou malfaisants, les monstres surnaturels et les
animaux magiques, tous font partie d’un système cohérent sur lequel
est basé la conception du monde des indigènes. La patiente accepte
ces êtres mythiques, ou pour être plus précis elle n’a jamais de sa vie
éprouvé le moindre doute quant à leur existence. Ce qu’elle
n’accepte pas, ce sont les douleurs arbitraires et incohérentes, qui
sont un élément étranger à son système mais que le chaman, en
faisant appel au mythe, réintègre dans un tout où chaque chose
trouve sa signification.
(1967 : 192-193.)

Lévi-Strauss qualifie de « manipulation psychologique » ce


procédé, qui est somme toute très proche de la guérison symbo-
lique étudiée dans cet ouvrage : l’usage de symboles culturel- lement
admis agissant directement sur l’inconscient du patient et
provoquant des transformations dans sa structure psychique.
C’est à l’intersection inconsciente du physique et du psychique,
dont la dynamique est aujourd’hui à peine entr’aperçue, que le
travail du symbole devient effectif. Le symbole est essentiellement
un agent intra-psychique, mais il peut créer des schémas qui
deviennent concrets et en consé- quence physiquement actifs. La
connection qui rend ce phénomène possible est très difficile à définir
: la psyché n’est pas fréquemment ouverte à de telles influences. Il
ne suffit pas de feuilleter un livre illustré de nombreux symboles, ni
de développer un intérêt réel, voire passionné, pour le symbolisme
universel. Les symboles extérieurs sont morts tant qu’ils n’ont pas
touché et stimulé leurs contreparties intérieures poten- tielles. C’est
pourquoi les cérémonies de guérison symbolique sont toujours
longues et monotones : elles rappellent inlassa- blement le schéma
désiré, jusqu’à ce la relation recherchée soit établie et que le même
schéma symbolique « s’éclaire » dans la psyché du patient. Les
rituels, les peintures de sable et d’autres procédés de suggestion
visuels rendent ce schéma visible et bien réel. Les mythes, les
mélopées et les prières le relient à la mytho- logie que le malade
connaît depuis sa plus tendre enfance et à propos de laquelle, pour
reprendre l’expression de Lévi-Strauss, il n’a « jamais éprouvé le
moindre doute ». Le travail laborieux d’identification avec les
divinités et les forces surnaturelles est lui aussi repris sans cesse,
avec un tel souci dans la répétition précise des détails que la psyché
du malade est plongée dans un état de réceptivité exacerbée. Alors,
par la grâce des dieux, la transformation voulue peut se produire, et
si le symbole qui s’imprime ainsi dans la psyché de la personne est
assez puissant, ses effets peuvent être permanents.

Les anciennes conceptions de la guérison symbolique


L’élaboration d’un système de symboles capables de produire
des effets aussi profonds est un processus lent, basé sur l’intuition.
La culture y exerce une grande influence et fournit un large éventail
de variantes possibles, mais elle a des limites bien déterminées. Une
idée symbolique doit survenir comme un coup de foudre frappant
exactement au bon moment et au bon endroit. Seules quelques idées
de ce genre ont survécu au temps. Dans une étude sur les
conceptions symboliques des origines des maladies effectuée à
l’échelle mondiale, Clements (1932) en a répertorié seulement cinq.
Si l’on incluait dans cette recherche les cultures plus avancées, on
pourrait probablement en découvrir quelques-unes de plus. Les cinq
qu’il a retenues sont : 1) l’intrusion d’un objet ; 2) l’intrusion d’un
esprit ; 3) la sorcellerie ; 4) la perte de l’âme ; 5) la violation d’un
tabou. À chacun de ces facteurs étiologiques est associée une
méthode correspondante de guérison symbolique. Les données
recueillies suggèrent que chacune de ces méthodes n’est n’apparue
qu’une ou deux fois dans l’histoire de l’humanité, et s’est répandue
ensuite lentement, par un phénomène de diffusion culturelle, sur un
continent entier, passant parfois même d’un continent à un autre.
Toutes ces méthodes, bien qu’incontestablement symboliques, ont
également une cohérence logique. Toutes ont aussi une grande
flexibilité, qui leur a permis de s’adapter à des conditions très
différentes, mais certaines de leurs caractéris- tiques, étroitement
liées entre elles, sont demeurées remarqua- blement stables dans
toutes les cultures.
La plus simple et la plus ancienne méthode de guérison
symbolique est l’expulsion d’un corps étranger. Elle est basée sur
l’idée qu’un objet ou une créature indésirables — os, poil ou cheveu,
écharde, asticot, petit animal, etc. — est entré dans l’organisme du
malade, provoquant des symptômes généra- lement localisés près de
son point de pénétration. L’objet fautif peut être retiré au moyen
d’un massage ou d’une saignée, mais son extraction est le plus
souvent effectuée par aspiration à travers un tube, ou avec la bouche,
à l’endroit où le patient ressent les plus violentes douleurs. Ensuite,
par un habile tour de passe-passe, le médecin fait apparaître l’objet,
le montre au patient et à ses proches, puis s’en débarrasse
rapidement. Cette procédure peut être intégrée dans un rituel long et
complexe, comprenant des chants, des prières, une grande
concentration ou des efforts exténuants mimés par le médecin, mais
le résultat est toujours simple et concret, et l’objet symbolique peut
être vu par tous les témoins de l’opération.
Cette méthode a été observée dans tout le Nouveau Monde, ainsi
que dans des régions de l’Ancien Monde très éloignées les unes des
autres. Une telle distribution laisse supposer que son élaboration et
sa diffusion se sont étendues sur des millé- naires, son apparition
remontant peut-être même au Paléoli- thique. Lévi-Strauss cite
l’exemple, emprunté à Boas, d’un chaman kwakiutl qui avait appris
à guérir en manipulant longuement le corps du patient, puis en «
aspirant » une boule de duvet ensanglanté, à laquelle il attribuait
l’origine du mal. Au début, le jeune chaman, qui s’appelait Quesalid,
douta de la validité de son traitement. Il savait que le duvet qu’il
était supposé aspirer se trouvait dans sa bouche dès le début de son
intervention, mais à sa grande surprise il rencontrait un énorme
succès auprès de ses malades. Son scepticisme initial commença à
s’atténuer. Puis il rendit visite à une tribu voisine et rencontra un
groupe de chamans qui guérissaient, non pas en aspirant une touffe
de duvet, mais en crachant simplement de la salive dans leurs mains.
Outragé par ce procédé, et bien que n’étant qu’un débutant, il lança
un défi au plus ancien des chamans.
Grâce à son intuition supérieure et à sa mise en scène drama- tique,
il triompha aisément : le vieux chaman dut s’avouer vaincu.
Progressivement, parce qu’elle produisait d’excellents résultats,
Quesalid finit par avoir totalement confiance en sa propre méthode
(Lévi-Strauss, 1967 : 169-173).
Le jeune chaman avait apparemment compris un des principes
essentiels de la guérison symbolique : que l’effet produit sur la
psyché du patient n’est pas dû à l’extraction réelle de l’objet, mais à
l’acte symbolique d’enlèvement. Cette action, symbolisant le retrait
de la douleur et du mal, a son impact propre, indépen- damment de
l’objet retiré. Dans de nombreuses tribus, tout le monde sait
d’ailleurs très bien que l’objet lui-même n’est pas le responsable de
la maladie, mais seulement un symbole de l’Essence spirituelle qui
est supposée en être la véritable cause.
Le concept d’intrusion d’un objet conduit tout naturel- lement à
celui d’intrusion d’un esprit — plus communément appelée
possession. Ici, la cause du mal n’est plus symbolisée par un objet
visible, mais par un esprit invisible, qui produit généralement des
symptômes de dérangement mental plutôt que des douleurs
physiques localisées. La méthode de guérison associée à ce concept
est l’exorcisme, par lequel l’esprit fautif est transféré dans un animal
(Ancien Monde), ou dans une plante ou une pierre (Nouveau
Monde). Par sa nature même, ce concept doit nécessairement être
intégré dans une mytho- logie qui reconnaît l’existence des
influences spirituelles et des êtres démoniaques. Pour cette raison, il
est probablement d’une origine plus récente que le concept
d’intrusion d’un objet.
L’intrusion spirituelle peut aller jusqu’à la possession totale,
dans laquelle l’esprit étranger contrôle complètement le corps de sa
victime et s’exprime par sa bouche. Ce phénomène est courant dans
le chamanisme sibérien, et, en passant par les régions arctiques, il
s’est répandu le long de la côte nord-ouest du continent américain.
Les effets visibles de l’intrusion d’un esprit, d’une possession, sont
semblables, sur le plan du compor- tement, aux réactions hystériques
décrites dans les manuels classiques de psychiatrie. Pour la
psychologie moderne, il s’agit en réalité d’intrusions dans le
conscient du malade, qui est en conséquence « possédé » par elles,
non pas d’une volonté ou d’une influence extérieures, mais de
parties incontrôlables et inassimilables de sa propre psyché
inconsciente.
Le troisième concept relatif à l’origine des maladies — la
sorcellerie, parfois appelée aussi magie noire — est le plus
universellement répandu. On le trouve à toutes les époques, dans
l’Ancien et le Nouveau Monde, dans les sociétés les plus primitives
comme dans les cultures les plus évoluées. La sorcel- lerie est liée à
un système symbolique complexe, et implique généralement
l’intention prêtée à une personne malveillante — le sorcier, ou
magicien — de faire du mal au patient en utilisant des moyens
symboliques. Le sorcier peut transpercer ou brûler de petites
statuettes, en règle générale des poupées, représentant sa victime, ou
bien se procurer des déchets de son corps — rognures d’ongles,
cheveux, poils, excréments — ou certaines de ses possessions les
plus personnelles, et en ensorcelant ces objets infliger une maladie à
la personne visée ou carrément la tuer. Il peut aussi projeter des
objets dans le corps de la victime — une technique parfois désignée
sous le nom de « lancer de la graine » — où ils se fixent et
provoquent de terribles douleurs. Le concept de sorcellerie, quoique
très variable par certains de ses aspects, inclut quelques traits
caractéristiques que l’on retrouve dans presque toutes les situations :
la croyance en des animaux capables de se déplacer la nuit à une
vitesse prodigieuse, l’idée que la maladie et la mort peuvent résulter
de l’introduction d’une substance nocive dans le corps d’un individu,
ainsi qu’un rapport étroit, presque inévitable, avec l’inceste
(Kluckhohn, 1960 : 49). Cet ensemble relativement rigide de notions
aussi largement partagées pourrait s’être développé à une époque
très reculée, peut-être pendant le Paléolithique, en relation avec le
concept d’intrusion d’un objet.
Le traitement des effets néfastes de l’ensorcellement fait appel à
la contre-sorcellerie : le chaman ou l’homme-médecine doit utiliser
toutes ses facultés pour combattre le sorcier, renvoyer sur lui le
pouvoir malfaisant qu’il a émis, et le détruire. Lors de cette
opération, le patient tout comme l’homme-médecine sont censés
courir un grand danger, car le pouvoir du sorcier (ou de la sorcière)
peut se révéler plus puissant que celui du guérisseur. Cette méthode
de guérison comprend un élément social important : elle unit parfois
toute la tribu, ou tout le village, dans une lutte passionnée,
dramatique, à l’issue de laquelle le sorcier est appréhendé et
contraint d’avouer son crime. Dans certains cas, la guérison du
malade n’est considérée comme complète que si le responsable de
ses souffrances est torturé et brûlé vif.
La crainte de la sorcellerie, et les accusations souvent hâtives
auxquelles elle donne lieu, font partie d’un phénomène essen-
tiellement paranoïaque, dans lequel les impulsions agressives
dangereuses d’une personne ou d’un groupe de personnes sont
projetées sur un individu précis, faisant office de bouc émissaire. Il
semblerait que la croyance en la sorcellerie ait été une méthode quasi
universelle de contrôle de l’agressivité, une sorte de soupape de
sécurité permettant le développement de la vie communautaire. De
nombreux anthropologues ont vu dans l’idée de sorcellerie une force
équilibrante, susceptible de réduire et de canaliser la haine et la
suspicion à l’intérieur des groupes humains. Il existe d’ailleurs des
preuves que dans les sociétés où la croyance en la sorcellerie est
particulièrement forte, le niveau de violence interpersonnelle est
considérablement plus bas que dans les autres (Driver, 1969 : 444).
Dans les trois premiers concepts que nous venons d’étudier —
intrusion d’un objet, intrusion d’un esprit ou possession, sorcellerie
— un élément pathogène est symboliquement introduit dans le corps
ou le psychisme du patient, puis en est symboliquement retiré. Dans
le quatrième concept, la perte de l’âme, quelque chose est enlevé au
patient et doit lui être symbo- liquement rendu. Ce concept, observé
dans des régions très diverses du monde entier, provient
probablement du chama- nisme sibérien, où il a toujours été
particulièrement en faveur. Selon Forrest E. Clements, il serait
apparu plus tard que celui de l’intrusion d’un objet, mais néanmoins
lui aussi durant le Paléolithique supérieur.
Le concept de perte de l’âme fait partie de tout un complexe de
notions, qui l’encadrent et lui donnent son sens. Ces idées peuvent
varier d’une culture à l’autre, mais elles doivent obliga- toirement
inclure la croyance en une âme qui peut quitter le corps durant de
longues périodes, en particulier pendant les rêves. Lorsqu’elle est
partie, il en résulte une perte notable de vitalité, qui peut aboutir à la
mort. Les errances de l’âme peuvent être perceptibles dans les
songes, et lorsqu’elle revient dans le corps, elle réintègre son
enveloppe en passant par le sommet du crâne. L’origine principale
de la perte de l’âme est la frayeur : les enfants y sont
particulièrement exposés. Selon les cultures, le siège physique de
l’âme se situe dans le cœur, dans le foie, dans la graisse des reins ou
dans la vésicule biliaire. Le traitement de la perte de l’âme dépend
de l’habileté et de la puissance du chaman. Il doit entreprendre un
voyage extatique dans les régions supérieures ou inférieures de
l’univers, où il affronte et vainc généralement les esprits malins
responsables de la maladie et les contraint à restituer l’âme du
patient.
Chez les paysans de plusieurs régions d’Amérique du Sud, la
perte de l’âme est appelée susto et soignée par l’homme- médecine
du village. John Gillin (1948) a décrit comment cette maladie se
manifeste par un état dépressif, des symptômes de sevrage, une
confusion mentale et une dissolution temporaire de l’ego. Ces
symptômes sont objectivement constatables, et pourraient être
attribués à d’autres causes, mais dans cette zone culturelle ils sont
universellement interprétés comme des signes d’une perte de l’âme.
Chacun des quatre concepts mentionnés jusqu’ici implique un
symbole particulier dont la présence ou l’absence est à l’origine de la
maladie : l’objet étranger ou l’esprit envahisseur qui doivent être
expulsés, les poupées ou les déchets corporels utilisés par le sorcier,
ou encore l’âme elle-même qui doit réintégrer son corps. Dans le
cinquième concept symbolique de la cause des maladies, la violation
d’un tabou, qui est aussi le plus récemment apparu dans l’histoire,
aucun symbole précis n’est à écarter ou à récupérer, mais le concept
lui-même s’intègre dans un système symbolique déjà bien
développé, incluant des êtres surnaturels qui prononcent des
sanctions et infligent des punitions aux hommes sous forme de mort
ou de maladies. Les tabous peuvent concerner des aliments spéciaux,
qu’il ne faut consommer qu’à certains moments ou ne pas absorber
du tout ; des actes qui ne doivent être accomplis qu’à certaines
périodes ou d’une manière particulière ; des règles rituelles qui
prescrivent avec la plus grande rigueur ce qui peut et ne peut pas être
fait. Si ces diverses limitations deviennent trop nombreuses, elles
peuvent prendre un caractère obsessionnel, voire pathologique, et
abolir toute créativité dans le groupe social qui les a mises en
vigueur. Il est clair, par exemple, que la poterie et la vannerie ont été
pratiquement abandonnées par les Navajos parce que ces deux
activités étaient réglementées par un trop grand nombre de tabous.
Une femme Navajo expliquait ainsi : « Il y a tellement de choses que
je ne dois pas faire quand je fabrique des paniers que je n’arrive
plus à savoir ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire. »
(Tschopik, 1938.)
L’idée qu’une maladie puisse résulter de la violation d’un tabou
est probablement apparue, de manière indépendante, dans plusieurs
régions éloignées du globe : en Méso-Amérique, dans l’Arctique,
dans le sud de l’Asie et en Océanie. Du Mexique et du Pérou, elle
s’est répandue en direction du nord pour toucher de nombreuses
tribus nord-américaines : les Hupas, les Pomos, les Luseños, les
Monos, les Yokuts, les Navajos, les Zuñis, les Crows, les Iroquois,
les Chickasaws, etc. Elle pourrait avoir été à l’origine de religions
organisées selon une structure plus complexe. Le traitement d’une
maladie attribuée au non-respect ou à l’oubli d’un tabou est
habituellement la confession suivie d’une expiation. Dans certains
cas, des cérémonies élaborées peuvent être nécessaires pour obtenir
le pardon de la divinité ou pour rétablir l’équilibre rompu par la
violation de l’interdit.
Une preuve supplémentaire de la capacité exceptionnelle
d’adaptation des Navajos est que chacun des concepts sur les causes
symboliques des maladies que nous venons d’évoquer se retrouve
dans leur religion, au moins sous forme de vestige. Le plus important
est le châtiment résultant de la violation d’un tabou. Nous avons vu,
au chapitre v, le nombre impres- sionnant de tabous, résultant de la
crainte des fantômes, qui réglementent la préparation et l’inhumation
des cadavres. Une conduite incorrecte lors de l’accomplissement
d’un rituel, la manipulation, ou même la simple vue d’objets sacrés
peuvent également être dangereux. Les cérémonies navajos étant
consti- tuées d’un réseau de rites rigoureusement définis, une erreur
est toujours possible pendant leur exécution. Les règles peuvent être
violées par le plus léger manque d’attention de la part de l’homme-
médecine, du patient, ou même des spectateurs, et les inexactitudes
dans leur observation sont susceptibles de rendre malade, et ce,
jusqu’aux enfants en gestation dans le ventre des femmes enceintes.
Juste avant ses premiers contacts avec les Européens, la société
navajo était en train de multiplier les inter- dictions et les tabous
existants, pourtant déjà fort nombreux. Les cérémonies longues et
coûteuses nécessaires pour corriger les erreurs commises même par
les hommes et les femmes les plus ordinaires devenaient un fardeau
trop lourd pour la plupart des membres de la tribu. J’ai signalé
précédemment que, pour être jugés efficaces, certains chants
devaient être répétés quatre fois dans la vie d’un individu.
La sorcellerie est elle aussi une cause de maladie fréquemment
évoquée chez les Dinéhé. Jusqu’à une époque récente, une grande
énergie et beaucoup d’attention étaient déployées pour trouver et
démasquer les sorciers, mais la « chasse aux sorciers » ne fut jamais
aussi sauvage et cruelle parmi les Navajos que dans d’autres tribus
indiennes. Elle fut rapidement intégrée dans le système des chants,
sous la forme de cérémonies d’exorcisme durant lesquelles le
pouvoir maléfique projeté sur le patient était retourné et renvoyé sur
le sorcier. J’ai donné, au chapitre vii, l’exemple d’une prière
d’exorcisme de ce genre utilisée par Natani Tso.
L’intrusion d’un esprit est également importante dans l’étiologie
du Dineh. Parmi les principales sources possibles de maladies
figurent les nombreux animaux de pouvoir, les forces naturelles et
les puissances surnaturelles qui provoquent une
« infection » — une forme particulière de l’« intrusion » spiri- tuelle
précédemment évoquée. Une quelconque essence de ces Êtres sacrés
pénètre à l’intérieur d’une personne et la rend malade. Les contacts
avec les étrangers et les fantômes sont aussi des causes d’infection.
Au chapitre v de cet ouvrage, j’ai mentionné l’étude de Kaplan et
Johnson (1964) qui montrait que les principaux types de maladie
mentale frappant les Navajos — la folie des mites, la maladie des
fantômes et la violence meurtrière — sont probablement des formes
de possession. Elles résultent des infections que je viens de citer, et
participent aussi de ce qui se produit lorsqu’un tabou n’a pas été
respecté. Dans une société particulière, définie par ses propres
variables, les différents concepts de cause et de guérison
symboliques des maladies n’existent jamais indépendamment les uns
des autres, mais s’entremêlent au sein d’un système vivant.
La perte de l’âme et son traitement sont habituellement consi-
dérés comme absents de la culture navajo, mais ces concepts s’y
trouvent néanmoins sous une forme résiduelle. Dans les mythes
ayant inspiré les chants, les Héros et les Héroïnes entreprennent leurs
voyages dans les différents mondes non pour sauver des âmes, mais
pour acquérir la Connaissance sacrée. Toutefois, dans les prières de
Libération, dont un exemple est proposé au chapitre viii, les
Jumeaux-Guerriers accomplissent une péril- leuse descente à travers
de nombreux mondes souterrains pour aller libérer le « corps subtil »
du patient gisant dans la terre des morts, qu’ils reconduisent ensuite
jusqu’au corps physique réel du malade couché dans son hogan.
Leur intervention est analogue par plus d’un trait à l’action du
chaman qui va sauver les âmes prisonnières dans les autres mondes.
Ces prières figurent parmi les éléments les plus importants des
cérémonies des chants, et sont intensément vécues aussi bien par
l’homme- médecine que par son patient. Ainsi l’idée de la perte de
l’âme et de sa restitution demeure-t-elle préservée sous une forme
atténuée dans les parties les plus sacrées des voies de guérison
navajos.
On a cru aussi, pendant très longtemps, que l’intrusion d’un objet
n’était pas considérée comme une cause de maladie par les Navajos,
ce qui était extrêmement surprenant dans la mesure où ce concept est
presque universellement répandu parmi les Indiens d’Amérique du
Nord. Gladys A. Reichard a signalé que pendant toute la durée de
son travail dans la réserve, elle n’en avait pas entendu parler une
seule fois. Pourtant, lorsque j’inter- rogeai Natani Tso à ce sujet, il
me répondit : « Assurément, Curtis Brady, de l’autre côté de Sweet
Water, pratique l’aspiration. Je ne l’ai jamais vu faire, je l’ai
seulement entendu dire. Il n’y a pas de chants. Il s’est procuré un de
ces cristaux et il le promène sur tout le corps du patient jusqu’ à ce
qu’ il ait trouvé l’origine de sa maladie, ensuite il l’aspire. Il ne
récite pas non plus de prières. »
Berard Haile (1950) et Kluckhohn (1967) affirment tous les deux
qu’il existait autrefois une cérémonie navajo appelée la Voie de
l’Aspiration. Selon un des informateurs de Kluckhohn, elle était
utilisée pour extraire les objets étrangers projetés dans le corps d’une
personne par l’action d’un sorcier. Lorsque la pratique régulière des
chants devint prépondérante parmi les Dinéhé, l’aspiration en vint
peu à peu à être considérée comme un procédé maléfique, trop
intimement associé aux sorciers eux-mêmes pour être fiable, et finit
par ne plus être tolérée. Quelques individus isolés l’emploient
encore, mais lorsque les Navajos ressentent le besoin d’un traitement
de ce genre, ils préfèrent aujourd’hui dans leur grande majorité
s’adresser aux médecins « aspirants » des tribus voisines — Pueblos,
Utes ou Apaches.
À l’issue de ce bref examen des anciennes théories sur les
origines et le traitement des maladies, dont certaines remontent sans
nul doute aux temps lointains du Paléolithique, une curieuse
constatation s’impose : toutes les maladies sont dues à des agents
extérieurs, aucune ne relevant des processus intérieurs propres aux
patients. L’intrusion d’un objet ou d’un esprit ont une source
externe. L’ensorcellement résulte de l’hos- tilité d’une autre
personne. L’âme est volée par des Êtres surna- turels, qui doivent
être vaincus, convaincus ou trompés pour accepter de la rendre, et la
violation des tabous est punie par des puissances supérieures. En
termes symboliques, la maladie n’est jamais due à des causes
naturelles, mais est toujours le produit d’une erreur, d’un châtiment
ou d’un acte malveillant.
Théoriquement, si toutes ces raisons avaient pu être éliminées,
les erreurs et les déséquilibres évités ou rectifiés, les sorciers chassés
ou neutralisés, un homme aurait pu vivre éternellement, ou du moins
jusqu’à un âge très avancé. Je ne crois pas que les membres des
tribus dites primitives qui élabo- rèrent ces concepts aient jamais
imaginé un seul instant qu’une telle chose était possible — ils étaient
trop bons observateurs d’eux-mêmes et de la nature pour se faire la
moindre illusion à ce sujet. Je pense plutôt que cette prémisse fait —
et doit faire — partie intégrante de toute conception symbolique du
monde. Une idée que l’on retrouve dans tous les systèmes mytholo-
giques sans exception est que la vie ne peut pas connaître de fin,
qu’elle se renouvelle sans cesse, et que la mort physique n’est qu’un
regrettable interlude dans le cours de ce processus éternel. Cette idée
est à la base de la coutume, observée depuis les temps les plus
anciens, d’enterrer les morts avec de la nourriture, des armes, des
objets personnels, voire des animaux et des servi- teurs, pour assurer
leurs besoins dans le monde suivant. Dans de nombreuses régions du
globe, on peignait également les os des squelettes en rouge, de
manière à les imprégner de la couleur du sang et de la vie. De telles
pratiques ne sont pas — ou n’ont nul besoin d’être — directement
liées avec la notion d’une autre vie impliquant une récompense ou
une punition pour les actes commis pendant celle-ci. Elles expriment
simplement la croyance archétypale, profondément enfouie dans la
psyché humaine, en la continuation infinie de la vie. Cette notion
transcende toute idée de salut personnel.
Le transfert
Lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois à Vienne, en
1907, Jung et Freud furent si ravis de la convergence de leurs
travaux qu’ils s’entretinrent sans interruption pendant plus d’une
dizaine d’heures. Une partie de leur conversation, dont Jung se
souvint toute sa vie et qu’il rapporta dans son autobio- graphie, fut la
question que lui posa Freud à brûle-pourpoint : « Et que pensez-vous
du transfert ? » Jung répondit qu’il le consi- dérait comme l’alpha et
l’omega de la méthode analytique, à quoi Freud lui rétorqua : « Alors
vous avez compris l’essentiel. » (Jung, 1954 : 172.)
Si les membres des écoles de psychothérapie actuelles les plus
diverses et les plus violemment opposées les unes aux autres
parvenaient à s’entendre, le point sur lequel la plupart d’entre eux
tomberaient le plus aisément d’accord concernerait certai- nement
l’importance du transfert. Le transfert est une réalité de la
psychologie moderne qui dépasse toutes les disputes d’écoles. La
relation particulière qui s’établit entre l’homme-médecine navajo et
son patient a des rapports étroits avec le transfert. Du fait des
grandes différences qui existent entre la culture européenne et la
culture indienne, nous ne pouvons considérer les deux phénomènes
comme équivalents, mais ils sont structu- rellement analogues.
Le transfert est habituellement défini comme la projection de
parties détachées ou non intégrées de la psyché du patient sur la
personne — ou dans la psyché — de l’analyste. Ces parties sont
généralement des attitudes émotionnelles incons- cientes,
caractéristiques de la petite enfance et de l’adolescence, qui sont
transférées sur le thérapeute parce qu’elles n’ont pas reçu de
réponses satisfaisantes pendant les jeunes années du malade. Mais ce
report ne demeure pas nécessairement limité à la sphère personnelle.
Très souvent, dans un traitement analy- tique, les sentiments et les
comportements de l’analysé à l’égard de l’analyste font de ce dernier
l’équivalent d’un dieu ou d’un rédempteur. Il y a fréquemment des
moments où le patient est semblable à la victime d’une perte d’âme,
gisant sans forces sur la terre des morts, et où le thérapeute
ressemble au héros investi de pouvoirs magiques et chargé de venir
le secourir. Le transfert devient alors supra-individuel et
archétypique, que le médecin l’ait désiré ou non (Jung, 1953).
Dans le système de guérison symbolique des Navajos, tout le
processus thérapeutique s’appuie sur ce type de transfert, mais de
nombreux garde-fous y sont intégrés. Toutes les activités des
premières journées d’un chant sont consacrées à des cérémonies de
purification, aussi bien de l’homme-médecine que du patient, grâce
auxquelles ils sont tous les deux nettoyés, à l’inté- rieur comme à
l’extérieur. Par ailleurs, le temps relativement long nécessité par
l’envoi des invitations, la préparation et la distribution des offrandes
aux dieux, donne aux participants le temps de se préparer pour
l’événement central, décisif, du chant : l’identification du malade et
de l’homme-médecine avec les Êtres surnaturels évoqués lors des
rituels. Dans les mélopées, dans les peintures de sable, dans les
prières-litanies (que le soigné et le soignant répètent à l’unisson),
l’homme-médecine n’hésite pas à s’identifier lui-même, en même
temps que le patient, aux plus puissants des Êtres surnaturels. Dans
la prière de la Voie de la Nuit citée au chapitre v, le patient devient
le sujet, le prota- goniste principal du drame, tandis que l’homme-
médecine joue les rôles des Héros, Tueur-de-Monstres et Enfant-de-
l’Eau, qui traversent de nombreux mondes souterrains pour le
découvrir, l’arracher à la terre des morts et le ramener dans son
hogan. Il existe de multiples exemples de prières d’identification de
ce genre, comme celle-ci, qui est extraite de la Voie de la
Bénédiction et appelée Prière de Femme-Changeante :

Je suis Jeune-Homme-de-l’Aube [répété quatre fois].


Je suis Dieu-Qui-Parle-de-l’Aube, je suis Dieu-Qui-Appelle- de-
l’Aube [répété].
Je suis Garçon-Pollen-de-l’Aube, je suis Fille-Coléoptère-de-
l’Aurore [répété].
Je suis le Grand Âge, je suis le bonheur, j’ai été béni de nouveau
[répété quatre fois].
Je suis l’Enfant de la forme intérieure de Femme-Changeante.
Je suis son Petit-Enfant.
J’ai été béni de nouveau.
J’ai été béni de nouveau.
(Wyman, 1970 : 186.)

Tandis que la prière se poursuit, de strophe en strophe le récitant


affirme ensuite successivement être le Petit-Enfant des formes
intérieures de la Terre, du Ciel, du Soleil, de la Lune, de l’Aube et
du Crépuscule.
D’autres caractéristiques de l’homme-médecine navajo
permettent d’établir un rapprochement entre sa pratique et celle du
thérapeute moderne. L’homme-médecine s’appuie sur ses
connaissances, non sur des phénomènes extatiques ou des procédés
magiques. Les chants se déroulent dans une atmos- phère empreinte
de dignité et de retenue, et pendant la plus grande partie de leur
exécution l’homme-médecine apparaît aux yeux du malade comme
un dirigeant sûr, digne de confiance, qui l’aide et le guide jusqu’à ce
que le travail soit achevé. Avant de pouvoir exercer, l’homme-
médecine doit subir une longue période d’entraînement et
d’apprentissage, pour laquelle il est prêt à payer une somme
considérable. Il lui faut également faire l’expérience, à titre de
patient, du chant qu’il a choisi d’étudier, et ce au moins à quatre
reprises, afin d’être capable de supporter son pouvoir sans défaillir.
Kluckhohn et Wyman affirment que la plus grande concen-
tration est attendue du chanteur au cours de l’accomplissement des
rituels, tout comme elle est espérée du malade. Il ne doit ni se
disputer ni perdre son temps en bavardages, et demeurer aussi
souvent que possible dans le hogan de cérémonie (1940 : 19-20).
Pendant le déroulement du chant, il joue auprès du patient le rôle de
parent de substitution. Il peut avoir des entre- tiens informels avec
lui durant les intervalles entre les rites, lui donner des conseils ou
simplement l’écouter. Lorsqu’il s’agit de déterminer quel chant est le
plus approprié à la situation, le malade doit confesser toutes ses «
erreurs » à l’homme- médecine, faute de quoi celui-ci pourrait
choisir un chant ne correspondant pas à ses besoins.
Les hommes-médecine n’aiment pas soigner leurs proches
parents, en particulier leurs épouses. Si un chanteur doit organiser
une cérémonie pour sa femme, leur relation devient ensuite
semblable à celle d’un homme et d’une femme appar- tenant au
même clan. Kluckhohn précise que lorsqu’un homme- médecine du
district de Ramah donnait un chant pour son épouse, leur mariage
était automatiquement et définitivement dissous (1962 : 98). Par
ailleurs, un homme-médecine n’a pas le droit de se marier avec une
femme qui a été sa patiente, même de longues années auparavant.
Ces restrictions sont nettement moins sévères pour ce qui concerne
les enfants ou les autres descendants des chanteurs.
L’homme-médecine, tout comme son homologue moderne,
demande des honoraires élevés, sans lesquels la thérapie n’aurait
aucune chance de réussir ; mais il consent fréquemment à les réduire
en fonction des possibilités de ses patients les plus démunis. Un
chanteur manque rarement de répondre à un appel réellement
pressant. Les hommes-médecine jouissent d’une très grande estime
au sein de la communauté, mais ils sont aussi étroitement surveillés.
S’ils s’engagent dans des activités douteuses, ou s’ils éveillent la
suspicion d’une manière ou d’une autre, ils peuvent être accusés de
mésuser de leur pouvoir, de la même façon que les sorciers, et
peuvent donc, tout comme eux, être craints ou condamnés par leur
entourage.
Ces similitudes avec la psychothérapie moderne ne sont pas de
simples effets du hasard : elles sont liées au phénomène commun du
transfert. Elles définissent très précisément les positions respectives
du patient et du thérapeute durant l’accomplissement d’un travail
symbolique qui les rend tous les deux vulnérables à d’intenses forces
intérieures. Les chants de guérison navajos ont pour but de faire
naître rapidement un transfert puissant, archétypal, dans lequel le
malade et l’homme- médecine sont intimement impliqués. À certains
moments, ils sont totalement identifiés l’un à l’autre et avec les
forces surna- turelles (archétypiques) évoquées. L’homme-médecine
ouvre la voie, et le patient le suit, dans une confrontation volontaire
avec des images symboliques d’une telle puissance qu’elles peuvent
être aussi bien destructrices que salvatrices. Et tous deux partagent
l’espoir que de cette rencontre, le malade sortira profondément et
durablement transformé.

Les modes de guérison symbolique


Afin de pouvoir comparer les guérisons symboliques prati- quées
dans des cultures très différentes les unes des autres, il est nécessaire
de prendre en compte la relation centrale établie entre le médecin
(homme-médecine, chaman, etc), le système symbolique utilisé et le
patient. Toutes les données présentées jusqu’ici dans cet ouvrage
permettent de penser que les diverses guérisons faisant appel aux
symboles peuvent être classées en fonction du mode de relation
existant entre ces trois éléments majeurs du traitement.
Le premier mode est celui du chamanisme. Le chaman incarne le
symbolisme dans sa propre personne pendant ses périodes de transe
extatique. Il est le seul porteur et le siège unique du pouvoir
symbolique, le malade n’étant qu’un parti- cipant passif qui doit
coopérer avec lui sans discuter. Cette situation apparaît clairement
dans la description faite par Jochelson (1905 : 49) d’une séance de
chamanisme observée chez les Koryaks, une tribu de la Sibérie nord-
orientale : « Soudain le chaman commença à frapper doucement sur
son tambour et se mit à chanter d’une voix plaintive ; puis le
battement du tambour se fit de plus en plus fort, et son chant — dans
lequel on pouvait recon- naître des sons imitant le hurlement du
loup, le gémissement du renne et les cris d’autres animaux, ses
esprits-gardiens — sembla provenir d’abord du coin le plus proche
de mon siège, puis du coin situé à l’opposé, ensuite du milieu de la
maison, pour finir par
donner l’ impression de descendre du plafond… Les accès sauvages
de transe extatique qui s’emparaient de lui pendant son exhibition
m’emplirent de frayeur. » Le chaman est le principal héros de la
cure, et son voyage dans le monde des esprits est supposé être réel.
Les Navajos, comme à l’ordinaire, occupent dans ce domaine
une position intermédiaire. L’homme-médecine navajo ne concentre
pas le pouvoir symbolique dans sa personne. Demeurant impassible
et réservé, il présente au patient le siège principal de l’action
symbolique au travers des mélopées, des prières et des peintures de
sable. Il offre au malade un vaste corpus de symboles traditionnels,
mais il ne les vit pas lui-même. Le héros de la cure est le personnage
principal du chant, et son voyage dans les autres mondes ne se
produit que dans le mythe. À elles seules, les peintures de sable, dont
on comptait plus d’un millier à l’origine, constituent l’une des écoles
majeures de l’art pictural chez les Indiens d’Amérique. Elles allient
une remarquable sobriété de style à une grande simplicité et à une
étonnante profondeur émotionnelle. Elles sont, comme l’écrivait
Frank Waters, « des abstractions au sens le plus pur du terme »
(1950 : 257). Les Navajos ont hérité d’un immense trésor de
symboles, accumulé durant des siècles par le chamanisme des
régions nordiques. Ces images ont été mémorisées par leurs anciens
hommes-médecine, qui les ont ensuite transmises de génération en
génération, en leur donnant peu à peu leur forme traditionnelle.
Aujourd’hui, leurs mythes sont écrits et publiés, leurs mélopées et
leurs prières enregistrées, leurs peintures de sable reproduites sur des
supports qui les protègent des ravages du temps. Tout ce matériel est
désormais accessible à tout le monde — mais il ne s’enrichira plus
de productions nouvelles.
Le troisième mode de guérison symbolique est la psychothé-
rapie moderne. Dans celle-ci, le rôle du médecin est comparati-
vement plus passif que dans les deux autres modes. Non seulement
on n’y trouve pas de voyages extatiques, mais il n’inclut pas non
plus les danses, les chants, les peintures, ou l’une quelconque des
activités symboliques liées aux modes précédemment cités. Il
n’existe même pas de corpus symbolique traditionnel que le médecin
puisse mettre en avant pour le bénéfice du patient. Le siège principal
de l’action symbolique est le malade lui-même, qui est tenu de
produire les symboles à partir de ses rêves, de ses rêveries et de ses
visions personnelles. Il peut les exprimer verbalement, ou les livrer
sous forme de dessins ou de peintures, de poèmes, voire de figurines
sculptées dans l’argile. Le rôle du thérapeute est essentiellement
celui d’un catalyseur, limité à la réflexion, à l’interprétation et à
l’encouragement. Il écoute son patient, l’incite à poursuivre
l’exploration de son monde intérieur, et, au travers de l’interprétation
de ce qu’il reçoit, lui propose une perspective de travail. Mais les
symboles, le matériel de base du travail commun, doivent provenir
du malade. Ces trois modes de guérison symbolique sont présentés
dans le tableau IV. Le transfert, comme je l’ai déjà mentionné
précédemment, y joue dans les trois cas un rôle prépondérant.
Les rêves sont traités d’une manière différente dans chacun de
ces modes de guérison symbolique. Au début des années 1930,
Jackson S. Lincoln (1937) recueillit les rêves des membres de
plusieurs tribus indiennes, dont la teneur permet d’illustrer cette
affirmation. Les rêves qu’il rassembla pouvaient être classés en deux
catégories : les rêves d’inspiration culturelle, collective, et les rêves
strictement individuels. Les rêves d’inspiration culturelle étaient des
rêves dont le contenu manifeste était déterminé par les impératifs et
le symbolisme de la culture du rêveur. Lincoln cita comme exemples
les rêves visionnaires des Crows, les rêves du jeûne pubertaire des
Ottawas, ainsi que les rêves mytholo- giques des Yumas. Le contenu
de ces rêves était conforme, dans ses traits les plus importants, aux
mythes et aux attentes de la culture de ceux qui les faisaient. Ils
survenaient parfois à la suite d’un jeûne, d’une réclusion volontaire,
de l’observation de tabous très stricts, voire d’une mutilation
physique. Les rêves indivi- duels, à l’inverse, n’avaient aucun
contenu culturel spécifique. Ils présentaient quelquefois des
éléments liés à la culture du rêveur, mais ceux-ci étaient toujours
intégrés dans un contexte essentiellement personnel.

Dans les cultures de type chamanique, dont les membres sont


fortement encouragés à rechercher des expériences extatiques et des
visions personnelles, les rêves d’inspiration culturelle étaient
largement prédominants, excluant même parfois totalement les rêves
individuels. Ces rêves étaient recherchés non seulement pour obtenir
des pouvoirs de guérison, mais également pour acquérir la capacité
de modifier le temps ou pour apprendre de nouveaux rituels utiles au
bien-être de la tribu. Ils répon- daient tous à un schéma culturel
stéréotypé : un être surnaturel, ayant parfois la forme d’un animal,
apparaissait et conférait un pouvoir ou une connaissance au rêveur.
Chez les Blackfeet, une puissante tribu des Plaines, un homme rêva
qu’un vieillard aux cheveux blancs se montrait à lui et lui offrait un
collier de coquillages qui lui donnait la possibilité de créer le beau
temps à volonté. Lors de la quatrième nuit de son jeûne, un homme-
médecine blackfeet fit un rêve particulièrement impressionnant, dans
lequel il rencontra Homme-Soleil, Femme-Lune et leur fils, Étoile-
du-Matin. Homme-Soleil lui donna son corps et lui prédit : « Tu
vivras aussi longtemps que moi. » Femme- Lune lui offrit le pouvoir
de commander à la pluie. Étoile-du- Matin lui tendit des plumes
d’aigle pour son chapeau, ainsi que des pennes caudales de pie, qui
lui conféraient également la maîtrise du temps. Un autre homme-
médecine blackfeet rêva qu’il entendait ululer un hibou. Celui-ci
l’invita dans son tipi et chanta à quatre reprises à son intention une
mélopée dont les paroles étaient : « Là où tu te tiens se trouve la
médecine ». Ce rêve lui donna le pouvoir de guérir de nombreuses
personnes (ibid., p. 259-261).
Chez les Navajos, où le mode de guérison symbolique est du
deuxième type, la situation était complètement différente. Il n’y avait
pas d’impératif culturel poussant à rechercher rêves et visions, aussi
les rêves d’inspiration culturelle étaient-ils pratiquement absents. Les
rêves que Lincoln recueillit dans la réserve étaient jugés importants,
mais ils étaient tous indivi- duels. Certains étaient considérés comme
prophétiques : la mère d’Hosteen Klah, alors qu’elle n’était encore
qu’une jeune fille, rêva qu’elle vivrait jusqu’à un âge avancé, et c’est
ce qui se produisit effectivement (p. 214). Souvent, les rêves
indiquaient que le rêveur avait besoin d’un chant ou d’une
cérémonie de la Voie de la Bénédiction. Un homme-médecine rêva
ainsi que les dieux venaient le chercher et l’entraînaient de force
dans les montagnes. Comme ce rêve se répétait, il eut l’intuition
qu’il voulait lui signifier que les masques et les objets sacrés qu’il
utilisait pour la Voie de la Nuit étaient trop puissants pour lui. Il
pressentit qu’à moins qu’une cérémonie de guérison soit organisée
rapidement pour son propre bénéfice, ils n’allaient pas tarder à le
tuer (p. 218).
Comme on peut le supposer en s’appuyant sur nos précé- dentes
observations concernant la crainte de la possession chez les Navajos,
leurs cauchemars les plus terrifiants étaient ceux qui mettaient en
scène des fantômes ou des morts. Un homme- médecine raconta le
rêve suivant :

« Je me promenais à cheval. Il y avait quelqu’un devant nous, mais


je ne savais pas de qui il s’agissait. Alors je demandai à la petite fille
qui se trouvait avec moi sur le dos du cheval : “Qu’est-ce qu’ il y a
là-bas, petite mère ?” Ma petite mère ignorait elle aussi quelle chose
se tenait en face de nous. Je descendis donc de cheval et laissai la
fillette pour aller voir ce que c’était. Je m’avançai à pied, mais au fur
et à mesure que je m’en approchais, la chose mystérieuse s’enfonçait
dans le sol. Finalement, j’atteignis l’endroit où elle s’était dressée
avant de disparaître. Je vis un trou recouvert de branchages, au fond
duquel était assis un Navajo. Sa tête était noire et son corps gris. Je
pense que c’était un chindi [cadavre, fantôme, esprit malfaisant]. Je
fis aussitôt demi-tour pour rejoindre mon cheval, tandis que la petite
fille criait : “Reviens, mon oncle ! Reviens, mon oncle !” J’atteignis
le cheval et tentai de l’enfourcher, mais sans y parvenir. J’avais un
pied au sommet de la selle et je hurlais à ma petite mère : “Vas-y !
Vas-y !” mais le cheval ne bougeait pas. J’avais à demi passé ma
jambe sur la selle quand le chindi la saisit et me fit retomber par
terre. Il serra alors sa main autour de mon cou, et elle était froide
comme de la glace. Il me tenait à la gorge. Je me battis donc avec le
chindi. Je me débattis de toutes mes forces et réussis à me libérer de
son emprise. C’est tout. »
(Pp. 231-232.)

Ce type de rêve est l’un des pires qu’un Navajo puisse faire, car
c’est le signe qu’il court un danger mortel. Bien que le chindi fasse
partie de la mythologie du Dineh, l’action du rêve ne suit pas un
schéma culturel préétabli, et conserve une forme indis- cutablement
individuelle.
Dans la société moderne, dite développée, les rêves ont pendant
très longtemps été négligés ; il n’y a plus de schéma culturel
d’aucune sorte. Les rêves ne sont même plus considérés comme des
phénomènes pouvant avoir une quelconque impor- tance. Toutes les
grandes valeurs du symbolisme ont été prati- quement oubliées, sauf
par une minorité d’individus engagés dans le travail
psychothérapeutique. Il incomba à Freud, ce grand homme-médecine
de notre temps, de rendre aux rêves leur importance et leur
signification perdues. Lorsqu’il écrivit que le rêve était la via regia,
la voie royale vers l’inconscient, il redécouvrait, dans un contexte
culturel différent, un très ancien héritage de l’humanité. Il restituait à
l’homme moderne une grande force fécondatrice — le symbole
onirique — qui peut puiser dans les inépuisables ressources de
l’inconscient pour redonner de nouveau un sens à nos techniques
scientifiques de guérison.
Si Freud fut le pionnier, Jung fut le prophète de la nouvelle
psychologie analytique. Poussant plus loin que Freud l’étude des
rêves, il découvrit que le symbole onirique ne révèle pas seulement
des contenus individuels, comme dans les rêves des Navajos
recueillis par Lincoln, mais aussi des bribes et des éléments de
contenus archétypiques qui reproduisent le symbo- lisme des
anciennes mythologies. En étudiant les motifs et les composants de
longues séries de rêves, il constata également que de temps à autre
apparaît un « grand rêve », analogue à ceux qui étaient obtenus lors
des quêtes de la Vision dans les cultures chamaniques. De nos jours,
toutefois, un tel rêve n’est plus considéré ni comme divin ni comme
« réel », mais plutôt comme le produit des processus inconscients du
rêveur, et n’ayant une signification et une utilité que pour lui-même.
Au travers de cette conception critique moderne, nous sommes
progressivement amenés à prendre conscience de la relativité
culturelle et individuelle de l’interprétation des rêves. Sans lui
imposer les contraintes rigides du dogmatisme culturel, nous
pouvons dès lors encourager l’individu, au moyen de l’asso- ciation
et de l’amplification, à découvrir le sens personnel que prennent
pour lui ses rêves et ses visions.

La guérison symbolique moderne


Cette étude détaillée de la théorie et de la pratique des chants de
guérison navajos a fait apparaître quelques impor- tantes
potentialités, dont seules des recherches plus poussées et des
comparaisons avec les systèmes symboliques d’autres cultures
pourront confirmer ou infirmer la validité. Elle nous a aussi permis
de voir la guérison symbolique sous une perspective nouvelle,
comme une procédure thérapeutique de plein droit, autonome et
authentique, tout à fait distincte d’autres procédures telles que la
guérison scientifique, l’usage des herbes médicinales ou la guérison
sociale, bien qu’elle leur soit fréquemment associée. Nous pouvons
maintenant revenir sur quelques-uns des principes de base, déjà
évoqués dans l’introduction de cet ouvrage, qui ont de tout temps
sous-tendu ces opérations, que ce soit dans le passé ou à l’époque
actuelle. Ces principes ont servi de principal moyen de guérison pour
l’espèce humaine tout entière, et ce pendant une période de temps
qui ne peut être mesurée qu’en millénaires. Ce sont des concepts
archétypiques, qui comme tels opèrent en dehors de la sphère de la
volonté consciente, donnant naissance, pour chaque âge nouveau, à
de nouvelles adaptations intuitives à un environnement culturel en
perpétuelle mutation. On les trouve également, comme nous l’avons
déjà vu, dans la psychothérapie moderne.
Le premier de ces principes est le retour aux origines, à la
source. En termes mythologiques, il signifie le retour à la création du
monde, à l’évolution de l’humanité telle qu’elle est révélée dans les
mythes tribaux. Mircea Eliade nous a rappelé que tous les mythes
sont des mythes des origines, racontant comment la vie commença
dans ce lieu mythique, situé hors du temps et de l’espace, habité par
les ancêtres ou les êtres surnaturels — un lieu où toutes les choses
sont faites et vécues sous leur forme initiale, parfaitement
appropriée. La guérison symbolique est toujours liée à ce paradigme.
Eliade a écrit à ce sujet : « ‘Le retour aux origines’ offre l’espoir
d’une renaissance… Nous avons l’ impression que pour les sociétés
archaïques, la vie ne peut pas être réparée, mais seulement recréée
par un retour aux sources. Et la “source des sources” est le
prodigieux jaillissement d’ énergie, de vie et de fécondité qui se
produisit lors de la Création du Monde. » (1968 : 30.)

Pour l’individu moderne entreprenant une psychothérapie, plus


particulièrement une thérapie analytique, ce principe signifie un
retour à l’origine de son existence individuelle. Pratiquement toutes
les formes de psychothérapie invitent à un voyage dans le passé, à
une remontée jusqu’à l’enfance du patient, afin d’étudier quel rôle
les influences familiales et culturelles ont joué dans le
développement de sa maladie. Parfois, ce retour s’effectue même
jusqu’à la naissance, le « Lieu de l’Émergence » pour la psychologie
moderne, et aux premiers contacts avec la mère. De cette manière,
d’importantes images psychiques sont activées, conduisant au
transfert d’anciennes relations parentales déformées sur le
thérapeute, et permettant graduellement l’expression d’émotions
enfantines refoulées. Ce que l’homme-médecine navajo accomplit
avec les mythes, les prières et les peintures de sable — reconduire
symboliquement son patient à la source de l’énergie tribale — nous
le faisons avec les souvenirs, les rêves et les productions de
l’imagination. En psychothérapie, nous ramenons le malade au début
de sa vie, à la structuration originelle de son énergie.
Le deuxième principe archétypique est la confrontation avec le «
mal » et sa maîtrise. Dans les méthodes archaïques de guérison, cette
opération est réalisée par la symbolisation du mal sous la forme d’un
petit objet ou d’un esprit introduit dans le corps du patient, et qui
doit en être ostensiblement extrait. Lorsque le symbole est retiré, le
mal s’en va avec lui. Souvent, l’objet pathogène est supposé avoir
été envoyé par un sorcier, aussi le traitement prend-il l’apparence
d’une lutte drama- tique entre l’homme-médecine et le sorcier, avec
l’espoir qu’il se conclura par la destruction de ce dernier. Dans les
chants d’exorcisme navajos, le mal est balayé, mis en pièces, coupé,
effrayé ou convaincu de s’éloigner.
Dans la psychothérapie moderne, le thérapeute et le malade
doivent également affronter le « mal » sous la forme particulière
qu’il prend pour la personne faisant l’objet du traitement. La nature
de ce mal est importante pour le patient dans sa situation
existentielle présente. Mais le principe sous-jacent de l’objecti-
vation et de la gestion de ce mal — indépendamment de sa nature —
avec l’aide du thérapeute est probablement encore plus important.
La nature du « mal » varie d’une culture à l’autre, mais elle est
toujours en résonance avec les aspirations culturelles du thérapeute
comme du patient. En unissant leurs efforts, ils doivent la faire
apparaître au grand jour et l’affronter. Il y a probablement presque
toujours, dans un travail analytique intense, un moment où le
thérapeute doit accepter que le mal de son malade soit projeté sur lui,
avant qu’il puisse finalement être au moins partiellement intégré. Il y
aura inévitablement un résidu qui devra être neutralisé, ou « exorcisé
».
Ce processus était pressenti et mis en œuvre dans la prière navajo
citée au chapitre vii, dans laquelle l’homme-médecine s’identifie lui-
même temporairement au mal afin de pouvoir l’exorciser. Jung a
décrit l’équivalent moderne de cette prière dans la relation d’un cas
résultant du rêve angoissant d’une patiente. Celle-ci, une femme
d’âge moyen, lui répondit un jour, alors qu’il lui demandait ce
qu’elle pensait de lui : « Parfois vous surgissez sous des traits tout à
fait redoutables, inquiétants, comme un magicien méchant ou un
démon. Je ne comprends pas comment de pareilles pensées peuvent
me venir ; vous n’ êtes pourtant rien de tel. »
Jung reconnut aussitôt dans cette réponse une projection
inconsciente des propres sentiments de la patiente sur son théra-
peute. Il comprit aussi qu’elle n’accepterait jamais cette expli-
cation. Elle préférerait toujours voir le démon ou le méchant
magicien dans le médecin plutôt qu’à l’intérieur d’elle-même.
Confessant son embarras, Jung écrivit : « Elle a vraiment raison… Il
semble par trop absurde de vouloir insérer dans sa personne le
produit de pareilles imaginations. Pas plus que le médecin, elle ne
peut accepter de se laisser transformer en démon. D’ailleurs, à cette
seule pensée, ses yeux se sont mis à étinceler, une expression
mauvaise est apparue sur son visage, une résis- tance inconnue a
éclaté soudain sur ses traits. D’un seul coup, je perçois la possibilité
que se glisse entre nous un malentendu insup- portable… Toute cette
scène cependant n’a duré qu’un instant, et déjà le visage de la
malade se calme ; elle me dit, comme soulagée : “C’est curieux… Je
viens d’avoir l’ impression que vous touchiez le point que je n’ai
jamais pu surmonter dans mes relations avec mon amie. C’est un
sentiment effroyable, la sensation de quelque chose de tellement
inhumain, de mauvais, de cruel. Il m’est impossible de décrire
combien cette perception est angoissante. En des moments pareils,
ce sentiment me fait haïr et mépriser mon amie, quoique je m’en
défende de toutes mes forces”. » (1953 : 39-91.)

Le troisième principe de base de la guérison symbolique est le


concept de mort suivie de renaissance. Nous l’avons rencontré à
maintes reprises dans les aventures des Héros des mythes navajos,
ainsi que dans la récitation solennelle des prières-litanies par
l’homme-médecine et le patient lors du déroulement de certains
chants (chapitre viii). Ce thème symbolique apparaît chaque fois que
se déroule une expérience initiatique, chaque fois qu’un seuil
psychique est atteint et franchi. Dans la mesure où la société
moderne ne propose plus à ses membres des rituels d’initiation
clairement identifiables pour les aider à passer de l’enfance à l’éveil
de la sexualité, de la jeunesse à la pleine maturité, puis à la sagesse
du grand âge et à l’approche du mystère de la mort, ces traversées
sont aujourd’hui souvent effectuées lors des traitements
thérapeutiques. Elles se manifestent fréquemment dans des rêves de
patients où le vécu symbolique de la mort est ressenti, conduisant à
un recommen- cement de la vie sous une nouvelle forme. Cette
expérience de la mort est généralement associée à l’idée d’épreuves
dangereuses, de sacrifices douloureux ou de rupture avec un ancien
mode d’existence.
Joseph Henderson, un analyste junguien qui a longuement étudié
ces processus d’initiation psychique (1967), cite comme exemple le
rêve fait par un homme d’âge moyen qui n’avait jusqu’alors jamais
été réellement « initié » à l’entrée dans l’âge adulte :
Rêve : mon guide m’explique ce qui va se passer. Il s’agit du
supplice d’un jeune marin qui doit être à la fois exposé au vent et
battu. Je commence à objecter que ce singe blanc n’a strictement rien
à voir avec un marin, mais juste à ce moment un jeune homme vêtu
de noir se lève et je me dis que c’est sans doute lui le véritable
Héros. Mais alors un autre beau jeune homme marche à grands pas
jusqu’à un autel et s’allonge dessus. On dessine des marques sur sa
poitrine nue, comme si on le préparait pour un sacrifice humain. Puis
je me retrouve moi-même sur une plate- forme en compagnie de
plusieurs autres personnes. On peut en descendre en utilisant une
petite échelle, mais j’hésite à le faire parce qu’au pied de l’échelle se
tiennent deux jeunes gens à la mine patibulaire et que je crains qu’ils
nous barrent le passage. Mais quand une femme de notre groupe
emprunte l’échelle sans se faire molester, je comprends qu’il n’y a
pas de danger, et nous descendons tous derrière elle.
(Henderson, 1964 : 115-116.)

Le guide est le thérapeute, et tous les personnages de la première


séquence du rêve représentent les parties du rêveur soumises au
processus d’initiation. Le rêveur cherche qui est le véritable Héros,
et en fin de compte un « beau jeune homme » vient s’allonger sur
l’autel sacrificiel. Le rêve ne nous indique pas si le sacrifice de ce
moi jeune et beau s’accomplit réellement. Seul un compte rendu
détaillé de l’analyse nous permettrait de savoir s’il s’est produit dans
la vie du patient. La seconde séquence du rêve suggère qu’il est
temps pour ce patient de redescendre de la place surélevée
(surestimée) où il s’est hissé. Les deux jeunes hommes menaçants
sont des images de son ombre, qui pourraient encore l’empêcher
d’agir dans ce sens, mais la fin du rêve laisse entendre qu’une
relation avec une femme pourrait l’amener à suivre cette voie.
Comme dans toute analyse de rêve, ce ne sont là que de simples
hypothèses, qui demandent à être vérifiées par les associations du
patient et les changements intervenus dans son existence. Mais le
thème de la mort symbolique y est clairement apparent.
Dans une étude sur une série de rêves initiatiques (Sandner et
Jongeward, 1967), un jeune patient de sexe masculin rapporta le rêve
suivant :

« J’étais avec un homme. Nous pénétrâmes dans un grand bâtiment,


qui devait être soit un appartement soit un étrange temple. L’homme
fit signe aux gardes de s’écarter et nous grimpâmes directement dans
les étages. Maintenant l’homme ressemblait à mon père. Nous
escaladâmes un échafaudage pour aboutir dans un immense bâtiment
inachevé, dépourvu de planchers. Nous montâmes jusqu’au sommet,
où nous découvrîmes un bar brillamment éclairé, avec des tuiles et
des plaques de verre triangulaires. Des deux côtés se trouvaient des
hommes portant des costumes aztèques aux formes et aux dessins
très découpés, qui entretenaient des feux en divers endroits. C’était
une sorte de club. Certains d’entre eux étaient nus jusqu’à la taille et
avaient de profondes plaies dans les flancs. C’était un endroit où l’on
mutilait les gens. »

Nous voyons ici un temple initiatique typique; le guide est soit le


thérapeute, soit le père du rêveur. Le bâtiment inachevé évoque les
aspects encore inaccomplis de la vie du jeune homme. L’idée de
club suggère elle aussi une initiation, et la mort est symbolisée par
une épreuve faisant courir le danger d’une blessure physique, d’une
mutilation ou d’une castration. De telles pratiques font encore partie
de nos jours des cérémonies initiatiques de nombreuses tribus
primitives. Dans le rêve, une référence très nette est faite aux
sacrifices humains auxquels les Aztèques se livraient au sommet de
leurs temples pyramidaux. L’issue de la situation n’est pas annoncée
dans le rêve, mais l’atmosphère de mort y est très fortement
présente.
Dans un autre rêve de ce type, fait par un jeune homme d’une
vingtaine d’années, le décor ramène le rêveur à ses années de
collège, la période où devrait avoir naturellement lieu l’initiation des
adolescents :

« Rêve : Je suis avec l’entraîneur de l’équipe de notre collège, qui


doit préparer une rencontre athlétique. Nous grimpons dans une
montagne, à l’intérieur de laquelle se trouve un vestiaire, et nous y
découvrons l’autre entraîneur. L’équipe des visiteurs est toujours
battue. Pendant la partie, nous devons franchir un sentier mouvant
très difficile. Si vous perdez, vous tombez dans un abîme dont le
fond est rempli d’eau. Il n’y a que deux moyens pour réussir. Je
demande quel est le meilleur, et l’entraîneur me répond qu’avec l’un
des deux, personne n’est jamais parvenu à s’en sortir. Je choisis
l’autre. Ensuite le rêve devient un film intitulé ‘Examen de virilité’.
Puis j’ai l’impression de me réveiller dans un lit en compagnie de
quatre autres jeunes hommes. Ne pouvant supporter cette proximité,
je m’en vais. J’ai la sensation d’avoir gagné la partie. »

C’est seulement en demandant l’avis de l’homme plus âgé, de


l’entraîneur, que le rêveur peut apprendre quel est le bon moyen de
franchir le sentier. Ici, le risque de mort est associé à une compé-
tition sportive, qui constitue souvent un des éléments importants du
développement des adolescents. À la fin du rêve, une autre facette de
la réalité est mise en lumière : le processus initiatique pubertaire
dans son ensemble est essentiellement une activité homo-érotique au
plein sens du terme, qui intensifie la solidarité émotionnelle entre les
hommes. Mais l’une de ses conséquences est aussi de tendre à
libérer l’initié des manifestations physiques de l’homosexualité et de
le pousser vers l’union hétérosexuelle, qui est l’une des prérogatives
de sa virilité. Dans une thérapie, c’est généralement un changement
de cap très complexe, mais il est suggéré d’une façon très claire et
positive dans ce rêve. On y perçoit également les prémisses
incontestables d’une heureuse conclusion.
Eliade considérait l’initiation dans son sens le plus large lorsqu’il
écrivait : « L’ initiation fait partie intégrante de toute vie humaine
authentique. Et cela pour deux raisons. La première est que toute
existence humaine véritable implique des crises profondes, des
épreuves, des souffrances, des pertes, et des reconquêtes du moi,
“mort et résurrection”. La seconde est que, quelque degré
d’accomplissement qu’elle ait pu atteindre, à un certain moment tout
homme est amené à voir sa vie comme un échec. Cette certitude ne
lui vient pas d’un quelconque jugement moral porté sur son passé,
mais d’une obscure sensation d’avoir manqué sa vocation ; d’avoir
trahi le meilleur de ce qui était en lui… Le rêve et l’espoir
entretenus lors de ces périodes de crise totale sont de parvenir à une
complète et définitive renovatio, un renouvellement capable de
transmuter la vie. » (1958 : 135.)

Finalement, la restauration d’un univers stable — notre


quatrième principe de base — doit nécessairement être l’abou-
tissement de toutes les guérisons symboliques, y compris de la
psychothérapie. Le cours de la régression doit être inversé, le
transfert résolu, le patient doit être réinstallé solidement dans sa
propre vie, tout comme le malade navajo dans la prière-litanie du
chapitre VIII est ramené à l’intérieur de son hogan restauré dans son
âme et dans son corps, entouré de ses biens et de ses champs de maïs
familiers. Quelquefois, des patients en psycho- thérapie rêvent ou
voient des images en forme de mandalas, semblables à celles des
peintures de sable navajos, qui indiquent que le monde est désormais
en place pour eux et que toutes les choses sont remises en ordre. Les
mandalas de ces patients peuvent exprimer divers degrés dans
l’approche de cet objectif, mais ils ne sont et ne seront jamais aussi
complets ni aussi parfaitement exécutés que ceux des Navajos.
La guérison symbolique des Navajos va parfois bien au-delà du
travail symbolique que nous sommes capables d’accomplir dans la
psychothérapie moderne. Elle y parvient au travers de son approche
de la nature, qu’elle considère comme une entité vitale,
harmonieuse, dont chaque partie est douée de vie et qui peut, grâce à
son inépuisable pouvoir, résoudre tous les conflits individuels. Il ne
s’agit pas là d’une maîtrise de la nature, comme celle que cherchent
à acquérir les tenants de maintes disciplines scientifiques, mais d’un
puissant désir d’union avec les forces naturelles. Les Navajos
n’entretiennent pas de rapports avec une nature « sauvage », telle
que la voit souvent la science, mais avec une nature symbolique
hautement affinée, qui est intensément vivante et dotée d’une forme
intérieure d’une rayonnante beauté. Au cœur de ce mystère se situe
Femme-Changeante. Elle est le symbole archétypique du cycle
naturel de la naissance, de la mort et de la renaissance. Les contacts
avec Elle au travers des rituels des chants, en particulier de la Voie
de la Bénédiction, remplissent le patient de joie et de paix et lui
apportent un renouveau, de la même manière que Femme-
Changeante se renouvelle elle-même lors de chaque ronde des
saisons, ou lors de la rotation des Quatre Directions dans sa demeure
spiri- tuelle. Les rapports qui se nouent avec Elle dans la pratique
des chants peuvent engendrer une vie longue et heureuse, ainsi qu’un
profond état d’harmonie intérieure et extérieure.
Le but ultime de la vie des Navajos, « marcher jusqu’au vieil âge
sur la Voie de la Beauté », est très différent des objectifs avoués de
la mythologie chrétienne. Les Navajos ne se préoc- cupent pas d’une
éventuelle survie de l’individu après sa mort. Ils ont une vague idée
d’une vie après la vie, qui se déroulerait dans un monde souterrain
situé au Nord, que l’on atteindrait par une piste descendant une
falaise de sable. En règle générale, ils pensent que les parties
mauvaises ou insatisfaites d’un mort peuvent errer sur la terre sous
forme de fantômes, ou subir une période de tourments dans un
monde souterrain sale et enténébré. Pour eux, le plus grand des biens
pour un homme est de connaître une vie longue, harmonieuse, puis
d’être réintégré dans la nature comme une des parties de son
indivisible unité. C’est là le sort final envisagé dans les Chants des
Héros mythiques, sort qui est décrit d’une manière véritablement
poignante dans une des mélopées de la Voie-du-Sommet-de- la-
Montagne. Après que le Héros est revenu sur terre à la fin de ses
périlleuses aventures et a transmis à son jeune frère la Connaissance
sacrée qu’il a arrachée aux Êtres Saints, les dieux le supplient de les
rejoindre dans leur monde. Finalement, un jour où il est sorti chasser
avec son frère, les divinités impatientes viennent le chercher. Avant
de partir avec elles, il adresse un ultime chant d’adieu à son cadet :

Adieu, mon jeune Frère.


Des Hauts Lieux, des Saints Lieux
Les dieux sont venus me prendre.
Tu ne me reverras plus jamais.
Mais quand l’Averse baignera ta tête
Et que le Tonnerre grondera,
Tu penseras :
C’est là la voix de mon grand Frère.
Et quand la Moisson mûrira,
Quand tu entendras la voix de toutes sortes de petits oiseaux,
Et le grésillement des sauterelles,
Tu penseras :
C’est là l’œuvre de mon grand Frère.
C’est là la trace de son esprit.
(Matthews, 1887 : 467.)

La religion des Navajos est une profonde méditation sur la nature


et sur ses pouvoirs de guérison. Au fil des siècles, leurs visions se
sont cristallisées en compositions symboliques vivantes, comme les
prières, les mélopées et les peintures de sable, qui sont aisément
mémorisables ou reproductibles et peuvent être transmises de
génération en génération. Tous leurs symboles s’articulent autour
d’un seul grand secret — un secret que nul ne cherche à préserver,
soyons-en sûrs — que nous connaissons tous mais que nous désirons
entendre encore et encore. Reichard l’a résumé en ces termes : « Le
dogme navajo relie toutes les choses, naturelles et vécues, du
squelette de l’ homme à la destinée de l’univers, y compris l’
inconcevable espace lui-même, en une unité étroitement imbriquée
qui n’omet absolument rien, aucun phénomène aussi infime ou
prodigieux soit-il, et dans laquelle chaque individu a une fonction
significative jusqu’ à ce que, lors de sa dissolution finale, il ne
devienne pas seulement un avec l’ harmonie première, mais cette
harmonie elle-même. » (Cité dans Wyman 1965 b : 344.) Sur cette
base, les Navajos ont bâti un édifice symbolique qui peut soutenir la
comparaison avec les plus grands systèmes de guérison du monde.
Bibliographie

Note : lorsque plusieurs ouvrages du même auteur (ou des


mêmes auteurs) sont cités, ils ne sont pas présentés par ordre
alphabétique, mais chronologique, en allant du plus ancien au plus
récent.
Aberle David, The Peyote Religion among the Navaho, Chicago,
Aldine, 1966.
Ackerknecht Erwin H., « Problems of Primitive Medicine », Bulletin
of the History of Medicine 11 (1942) : 503-521.
Appel K., Myers J. M. et Sheflin A., « Prognosis in Psychiatry :
Results of Psychiatric Treatment », Journal of Consulting
Psychology 16 (1952) : 319-323.
Astrov Margot, « The Concept of Motion as the Psycholo- gical
Leitmotif of Navaho Life and Literature », Journal of American
Folklore 63 (1950) : 45-56.
— éd., American Indian Prose and Poetry : The Winged Serpent,
New York, Capricorn Books, 1962.
Begay, Beyal, Hatrale Yohe et Wheelwright Mary, Eagle Catching
Myth and Bead Myth, Santa Fe, New Mexico, Museum of Navajo
Ceremonial Art, 1945.
Bergman Robert, « A School for Medicine Men », American Journal
of Psychiatry 130 (1973) : 6.
Bierhorst John, éd. In the Trail of the Wind : American Indian Poems
and Ritual Orations, New York, Farrar, Strass et Giroux, 1971.
—, Four Masterworks of American Indian Literature, New York,
Farrar, Strauss and Giroux, 1974.
Black Elk - John G. Neihardt, Black Elk Speaks : Being the Life Story
of a Holy Man of the Oglala Sioux - as told throught John G.
Neihardt (Flaming Rainbow), William Morrow, New York 1932 -
Lincoln, University of Nebraska Press, 1961. Éditions françaises :
[voir la note de bas de page n°1 page 240].
Blofeld John, The Tantric Mysticism of Tibet, New York, E. P.
Dutton & C°, 1970.
Brower Kenneth, éd. Navaho Wildlands, San Francisco, Sierra Club,
1967.
Brugge David M., Navaho Pottery and Ethnohistory, Window Rock,
Arizona, Navaholand Publications, 1963.
Bunzel Ruth L., « Introduction to Zuñi Ceremonialism », 47th
Annual Report of American Ethnology (1932).
Burland, Cottie Arthur, The Four Directions of Time, Santa Fe,
Nouveau-Mexique, Museum of Navajo Ceremonial Art, 1950.
Campbell Joseph, The Hero with a Thousand Faces, New York,
Bollingen Series XVII, Pantheon Books, 1949.
—, The Masks of God : Primitive Mythologie, New York, Viking
Press, 1959.
Carter, Robert Brudenell, On the Pathology and Treatment of
Hysteria, London, John Churchill, 1953.
Cassirer Ernst, The Philosophy of Symbolic Forms, 3 vol. New
Haven and London, Yale University Press, 1953. (Édition
française : La Philosophie des formes symboliques, 3 vol.,
Éditions de Minuit, 1972.)
Clements Forrest E., « Primitive Concepts of Disease », University of
California Publications in American Archeology and Ethnology,
vol 32, n° 2 (1932).
Coomaraswamy Ananda K., « Symplegades », in Studies and Essays
in the History of Science and Learning Offered in Hommage to
George Sarton, New York, 1947.
Coulehan John L., « Navaho Indian Medicine : A Dimension in
Healing », The Pharos 39 (1976) : 93-96.
Densmore Frances, Healing Songs of the American Indians, New
York, Ethnic Folkways Library, Album n° FE 4251, 1965
(manuscrit original, 1943).
Driver Harold E., Indians of North America, Chicago and London,
University of Chicago Press, 1969.
Eliade Mircea, The Myth of the Eternal Return, New York, Bollingen
Series XLVI, Pantheon Books, 1954. (Édition française : Le
Mythe de l’Éternel Retour, Gallimard, 1949.)
—, The Sacred and the Profane, New York, Harper & Row
Torchbooks, 1957. (Édition française : Le Sacré et le Profane,
Gallimard, 1965.)
—, Rites and Symbols of Initiation, New York, Harper and Row,
Harper Torchbooks.
—, Myths, Dreams and Mysteries, New York, Harper and Row,
Harper Torchbooks, 1960. (Édition française : Mythes, Rêves et
Mystères, Gallimard, 1957.)
—, Shamanism : Archaic Techniques of Ecstasy, New York,
Bollingen Series LXXVI, Pantheon Books, 1964. (Édition
française : Le Chamanisme et les techniques archaïques de
l’extase, Payot, 1951.)
—, Myth and Reality, New York and Evanston, Illinois, Harper and
Row, Harper Torchboks, 1968.
Erikson Erik H., Childhood and Society, New York, W. W. Norton
and Co, 1950. (Édition française : Enfance et Société, Delachaux
et Niestlé, 1966.)
Foster Kenneth, Navaho Sandpaintings, Window Rock, Arizona,
Navaholand publications, 1964.
Fox Robin J., « Witchcraft and Friendship in Cochiti Therapy », in
Magic, Faith and Healing, Ari Kiev, éd., New York, Free Press of
Glencoe, 1964.
Freud Sigmund, An Outline of Psychoanalysis, New York, W. W.
Norton and Co, 1949.
Frisbie Charlotte Johnson, Kinaaldá, Middletown, Connec- ticut :
Wesleyan University Press, 1967.
Fromm, Erich, The Sane Society, New York, Holt, Rinehart and
Winston, 1955. (Édition française : Société aliénée et Société
saine, Courrier du Livre, 1971.)
Furst Peter, éd., Flesh of the Gods, New York and Washington,
Praeger Publishers, 1972. (Édition française : La Chair des dieux,
Le Seuil, 1974.)
Geertz Clifford, The interpretation of cultures, New York, Basic
Books, 1973.
Gillin John, « Magical Fright », Psychiatry 11 (1948) : 387-400.
Goddard Pliny Earle, « Navaho Texts », Anthropological Papers of
the American Museum of Natural History 34 (1933).
Haile Berard, « Navaho Chantways and Ceremonials », American
Anthropologist, vol. 40, n° 4 (1938 a) : 639-52.
—, « Origin Legend of the Navaho Enemy Way », Yale University
Publication in Anthropology 17 (1938 b).
—, « Origin Legend of the Navaho Flint Way », University of
Chicago Publication in Anthropology (1943 a).
—, The Navaho Fire Dance, Arizona, Saint Michaels Press, 1946.
—, Navaho Sacrificial Figures, University of Chicago Press, 1947 a.
—, Prayer Stick Cutting, University of Chicago Press, 1947 b.
—, Legend of the Ghostway Ritual in the Male Branch of
Shootingway and Suckingway, Its Legend and Practice, Saint
Michaels, Arizona, Saint Michaels Press, 1950.
Hallowell A. Irving, « Fear and Anxiety as Cultural and Individual
Variables in a Primitive Sciety », Journal of Social Psychology 9
(1938) : 25-47.
Henderson Joseph, Ancient Myths and Modern Man, in Carl- Gustav
Jung, éd., Man and his symbols, Garden City, New York, Double
and Co, 1964.
—, Thresholds of Initiation, Middletown, Connecticut, Wesleyan
University Press, 1967.
Hester James, « Early Navaho Migrations and Acculturation in the
Southwest », Museum of New Mexico, Papers in Anthro- pology 6
(1962).
Hill Willard W., « The Hand Trembling Ceremony of the Navaho »,
El Palacio 38 (1935 a) : 65-68.
—, « The status of the Hermaphrodite and Transvestite in Navaho
Culture », American Anthropologist 37 (1935 b) : 273-279.
—, « The Navaho Indians and the Ghost Dance of 1890 », American
Anthropologist 46 (1944) : 523-527.
Hill Willard W. et Hill Dorothy, « Navaho Coyote Tales and their
Position in the Southern Athabaskan Group », Journal of
American Folklore 58 (1945), 317-343.
Horney Karen, The Neurotic Personality of Our Time, New York, W.
W. Norton and Co, 1937. (Édition française : La Personnalité
névrotique de notre temps).
Jochelson Waldemar, « Religion and Myths of the Koryaks »,
Memoir of the American Museum of Natural History, vol. 6, n° 10
(1905-1908).
Jung Carl-Gustav, Two Essays on Analytical Psychology, New York,
Bollingen Series XX, Pantheon Books, vol. 7, 1953. (Édition
française : Psychologie de l’ inconscient, Georg, Genève, 1989.)
—, « Psychology of the Transference », in The Practice of Psycho-
therapy, New York, Bollingen Series XX, Pantheon Books, vol.
16, 1954. (Édition française : Psychologie du transfert, Albin
Michel, 1990.)
—, Symbols of Transformation, New York, Bollingen Series XX,
Pantheon Books, vol. 5, 1956.
—, The Archetypes and the Collective Unconscious, New York,
Bollingen Series XX, Pantheon Books, vol. 9, 1959. (Édition
française : « Des archétypes de l’inconscient collectif », in Les
Racines de la conscience, Buchet/Chastel, 1988.)
—, « A Review of the Complex Theory », in The Structure and
Dynamics of the Psyche, New York, Bollingen Series XX,
Pantheon Books, vol. 8, 1960.
— éd., Man and his Symbols, New York, Doubleday and Co, 1964.
(Édition française : L’Homme et ses Symboles, ouvrage collectif,
Robert Laffont, 1964.)
—, « The Spirit Mercurius », in Alchemical Studies, New York,
Bollingen Series XX, Princeton University Press, vol. 13, 1967.
(Édition française : « L’esprit Mercure », in Essais sur la
symbolique de l’esprit, Albin Michel, 1991.)
Kaplan Bert - Johnson Dale, « The Social Meaning of Navaho
Psychopathology », in Ari Kiev Magic, Faith and Healing, New
York, Free Press of Glencoe, 1964.
Kelly Roger, Lang R. W., Walters Harry, Navaho Figurines Called
Dolls, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Museum of Navaho
Ceremonial Art, 1972.
Kiev Ari, Magic, Faith and Healing, New York, Free Press of
Glencoe, 1964.
Klah Hosteen, Texts of the Navaho Creation Chants, collected and
translated by Dr Harry Hoijer, Cambridge, Massachu- setts,
Peabody Museum of Harvard University, 1929.
Klah Hosteen - Wheelwright Mary, Tleji or Yehbechai Myth, Santa
Fe, Nouveau-Mexique, Museum of Navaho Ceremonial Art, 1938.
—, Navaho Creation Myth, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Museum of
Navaho Ceremonial Art, 1942.
—, Wind Chant and Feather Chant, Santa Fe, Nouveau- Mexique,
Museum of Navaho Ceremonial Art, 1946.
Kluckhohn Clyde, « Recurrent Themes in Myth and Mythmaking »,
in Henry Murray, éd., Myth and Mythmaking, New York, George
Braziller, 1960.
—, Culture and Behavior, New York, Free Press, 1962.
—, Navaho Witchcraft, Boston, Beacon Press, 1967.
Kluckhohn Clyde - Leighton Dorothea, Children of the People,
Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1946.
—, The Navaho, Cambridge, Massachusetts, Harvard University
Press, 1946 & Natural History Library, 1962.
Kluckhohn Clyde - Spencer Katherine, A Bibliography of the Navaho
Indians, New York, J. J. Augustin, 1940.
Kluckhohn Clyde - Wyman Leland, « Navajo Classification of their
Song Ceremonials », in Memoirs of American Anthro- pological
Association 50 (1938).
—, « An Introduction to Navaho Chant Practice », in American
Anthropologist, vol. 42, suppl. n° 53 (1940).
La Barre Weston, The Peyote Cult, Hamden, Connecticut, Shoe
String Press, 1938 et 1964.
Ladd John, The Structure of a Moral Code, Cambridge, Massa-
chusetts, Harvard University Press, 1957.
Laney John, « The Peyote Movement : An Introduction », in Spring,
An Annual of Jungian Thought, New York, Spring Publications,
1972.
Langer Suzanne K, Philosophy in a New Key : A Study in the
Symbolism of Reason, Rite and Art, Cambridge, Massachu- setts,
Harvard University Press, 1942.
Leighton Alexander - Dorothea, « Elements of Psychotherapy in
Navaho Religion », in Psychiatry 4 (1941), 515-524.
Levi-Strauss Claude, Structural Anthropology, New York and
Garden City, New York, Doubleday and Co, Anchor Books, 1967.
(Édition française : Anthropologie structurale, Plon, 1958.)
Lincoln Jackson Steward, The Dream in Primitive Culture,
Baltimore, Williams and Wilkins Co, 1935.
Lommel Andreas, Shamanism : The Beginnings of Art, New York
and Toronto, McGraw-Hill Bok Co, 1967.
Lowie Robert, Indians of the Plains, Garden City, New York,
Natural History Press, 1954.
—, « Shamans and Priests among the Plain Indians », in William
Lessa et Evon Vogt, Reader in Comparative Religion, An
Anthropological Approach, New York, Evanston, Illinois et
London, Harper & Row, 1958.
Matthews Washington, « The Mountain Chant : A Navaho Ceremony
», Fifth Annual Report of the Bureau of American Ethnology to
the Secretary of the Smithsonian Institution, 1883-1884,
Washington (1887), 379-486.
—, « The Prayer of a Navaho Shaman », in American Anthropo-
logist, Old Series 1 (1888), 147-170.
—, « Songs of Sequence of the Navaho », Journal of American
Folklore, vol. 7, n° 26 (1894 b), 185-194.
—, « A Vigil of the Gods : A Navaho Ceremony », American
Anthropologist, vol. 9, n° 2 (1896).
—, « Navaho Legends », Memoirs of the American Folklore Society
5 (1897), 299.
—, « The Night Chant : A Navaho Ceremony », Memoirs of the
American Museum of Natural History 6 (1902).
—, « Navaho Myths, Prayers and Songs with Texts and Trans-
lations », University of California Publications in American
Archaeology and Ethnology, vol. 5, n° 2 (1907).
McAllester David - Wheelwright Mary, The Myth and Prayers of the
Great Star Chant and the Myth of the Coyote Chant, Navaho
Religion Series, vol. 4, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Museum of
Navaho Ceremonial Art, 1956.
Middleton John éd., Magic, Witchcraft and Curing, Garden City,
New York, Natural History Press, 1967.
Moon Sheila, A Magic Dwells : A Poetic and Psychological Study of
the Navaho Emergence Myth, Middletown, Connecticut,
Wesleyan University Press, 1970.
Morgan Williams, « Navaho Dreams », American Anthropo- logist
34 (1932), 390-400.
— (en collaboration), « Coyote Tales », Bureau of Indian Affairs,
Navaho Life Series (1949).
Newcomb Franc John, Hosteen Klah, Navaho Medicine Man and
Sand Painter, Norman, Oklahoma, University of Oklahoma Press
(1964). (Édition française : Hosteen Klah, homme-médecine et
peintre sur sable navaho, Le Mail, 1992.)
—, Navaho Neighbors, Norman, Oklahoma, University of Oklahoma
Press, 1966.
—, Navaho Folk Tales, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Museum of
Navaho Ceremonial Art, 1967.
Newcomb Franc Johnson - Reichard Gladys Amanda, Sandpaintings
of the Navaho Shooting Chant, New York, J. J. Augustin, 1937.
Newcomb Franc Johnson - Wheelwright Mary - Fisher Stanley, « A
Study of Navaho Symbolism », Papers of the Peabody Museum of
Archaeology and Ethnology, Harvard University, vol 32, n° 3
(1956).
Neumann Erich, The Origins and History of Consciousness, New
York, Bollingen Series XLII, Pantheon Books, 1954.
Oakes Maud - Haile Berard - Wyman Leland, éd., Beautyway : A
Navaho Ceremonial, New York, Bollingen Series LIII, Bollingen
Foundation and Pantheon Books, 1957.
Oakes Maud - King Jeff - Campbell Joseph, Where the Two Came to
their Father : A Navaho War Ceremonial, Princeton, New Jersey,
Princeton University Press, Bollingen Series I, 1943.
O’Bryan Aileen, « The Diné : Origin Myths of the Navaho Indians »,
Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology, Bulletin
163 (Washington, D. C., 1956).
Opler Morris Edward, An Apache Lifeway, New York, Cooper
Square Publishers, 1965.
Ornstein Robert E, The Psychology of Consciousness, San Francisco,
W. H. Freeman, 1972.
Parsons Elsie, Pueblo Indian Religion, 2 vols, Chicago, University of
Chicago Press, 1939.
Radin Paul, The Trickster : A Study in American Indian Mythology,
New York, Philosophical Library, 1956.
Reichard Gladys Amanda, Spider Woman, New York, Macmillan
Co, 1934.
—, A Navaho Shepherd and Weaver, New York, J. J. Augustin,
1936.
—, Dezba, Woman of the Desert, New York, J. J. Augustin, 1938.
—, Navaho Medicine Man, New York, J. J. Augustin, 1939.
—, Prayer, the Compulsive Word, Seattle and London, University of
Washington Press, 1944 b.
—, The Story of the Navaho Hail Chant, New York, J. J. Augustin,
1944 c.
—, « Distinctives Features of Navaho Religion », Southwestern
Journal of Anthropology 1 (1945), 199-220.
—, Navaho Religion : A Study of Symbolism, New York, Bollingen
Series XVIII, Pantheon Books, 1950 ; seconde édition en 1 vol
1963.
Reichard Gladys Amanda et Newcomb Franc Johnson,
Sandpaintings of the Navaho Shooting Chant, New York, J. J.
Augustin, 1937.
Sandner Donald, « Healing Symbolism in Navaho Religion », in
Spring, An Annual of Archetypal Psychology and Jungian
Thought, New York, Spring Publications, 1972.
Sandner Donald et Jongeward David, « Initiation Symbolism in
Primitive Rites and Modern Dreams », conférence de l’American
Psychiatric Association, 1967.
Sapir Edward et Hoijer Harry, Navaho Texts, Iowa City, Iowa,
Linguistic Society of America, 1942.
Schaafsma Polly, Early Navaho Rock Paintings and Carvings, Santa
Fe, Nouveau-Mexique, Museum of Navaho Ceremonial Art, 1966.
Spencer Katherine, « Mythology and Values : Analysis of Navaho
Chantway Myths », Memoirs of the American Folklore Society,
Philadelphia 48 (1957).
Stephen Alexander, « Navaho Origin Legend », Journal of American
Folklore 43 (1930), 88-104.
Stevenson James, « Ceremonial of Hasjelti Dailjis », Annual Report
of the Bureau of American Ethnology 8 (1886), 229-285.
Terrell John Upton, The Navahos, the Past and Present of a Great
People, New York, Evanston, Illinois, San Francisco and London,
Harper & Row, 1970.
Tschopik Harry Jr, « Taboo as a Possible Factor in the Obsoles-
cence of Navaho Pottery and Basketry », American Anthro-
pologist 40 (1938).
Tucci Giuseppe, The Theory and Practice of the Mandala, New
York, Samuel Weiser, 1969.
Turner Victor, The Forest of Symbols : Aspects of Ndembu Ritual,
Ithaca, New York, and London, Cornell University Press, 1970.
Underhill Ruth, Red Man’s Religion, Chicago and London,
University of Chicago Press, 1965.
Veith Ilza, Hysteria, the History of a Disease, Chicago and London,
University of Chicago Press, 1965.
Villaseñor David, Tapestries in Sand, the Spirit of Indian
Sandpaintings, Healdsburg, Californie, Naturegraph Co, 1963.
Vogel Virgil J., American Indian Medicine, Norman, Oklahoma,
University of Oklahoma Press, 1970.
Waters Frank, Masked Gods : Navaho and Pueblo Ceremo- nialism,
New York, Ballantine Books, 1950.
Wheat Joe Ben, Prehistoric People of the Northern Southwest, Grand
Canyon, Arizona, Natural History Association, 1955.
Wheelwright Mary, Tleji or Yehbechai Myth, Santa Fe, Nouveau-
Mexique, House of Navaho Religion, bulletin n° 1, 1938.
—, Myth of Sontso (Big Star), Santa Fe, Nouveau-Mexique, Museum
of Navaho Ceremonial Art, bulletin n° 2, 1940.
—, Navaho Creation Myth, Santa Fe, Nouveau-Mexique, Museum of
Navaho Ceremonial Art, bulletin n° 2, 1942.
—, Atsah or Eagle Catching Myth and Yohe or Bead Myth, Santa Fe,
Nouveau-Mexique, Museum of Navaho Ceremonial Art, bulletin
n° 3, 1945.
—, Hail Chant and Water Chant, Santa Fe, Nouveau-Mexique,
Museum of Navaho Ceremonial Art, 1946 a.
—, Nilth Chiji Bakaji (Wind Chant) and Feather Chant, Santa Fe,
Nouveau-Mexique, Museum of Navaho Ceremonial Art, bulletin
n° 4, 1946 b.
—, Myth of Mountain Chant and Myth of Beauty Chant, Santa Fe,
Nouveau-Mexique, Museum of Navaho Ceremonial Art, bulletin
n° 5, 1951.
Wheelwright Mary - Haile Berard, Emergence Myth According to the
Hanelthnayhe or Upward Reaching Rite, Santa Fe, Nouveau-
Mexique, Museum of Navaho Ceremonial Rite, Navaho Religion
Series, vol. 3, 1949.
White Leslie A., The Science of Culture, New York, Grove Press,
1949.
Wyman Leland - Bailey Flora, « Navaho Upward-Reaching Way »,
University of New Mexico Bulletin 389 (1943), 1-47.
—, « Idea and Action Patterns in Navaho Flintway », Southwestern
Journal of Anthropology 1 (1945), 356-377.
—, « Navaho Striped Windway : An Injury Way Chant »,
Southwestern Journal of Anthropology 2 (1946 a), 213-238.
—, « Two Examples of Navaho Physiotherapy », American
Anthropologist 46 (1946 b), 329-337.
—, « Navaho Indian Ethnoentomology », University of New Mexico
Publications in Anthropology 12 (1964).
Wyman Leland - Haile Berard, Blessingway, Tucson, Arizona,
University of Arizona Press, 1970.
Wyman Leland - Hill Willard W. - Osana T., « Navaho Escha- tology
», University of New Mexico Bulletin 377 (1942).
Zolbrod Paul G., Diné Bahané, The Navajo Creation Story,
University of New Mexico Press, 1991. (Édition française : Diné
Bahané. Le Livre des Indiens navajos, Éditions du Rocher, 1992,
collection « Nuage rouge ».)
Table

Note de l’édition américaine


Remerciements
Introduction
1 – La guérison symbolique
2 – Les Gardiens du symbole
3 – La religion navajo : ses éléments constitutifs
4 – La religion navajo : l’exemple d’une Voie
5 – La crainte de la possession
6 – Le retour aux origines
7 – La maîtrise rituelle du mal
8 – Mort et renaissance : le processus du renouvellement
9 – Les mandalas de guérison et le Chemin du Pollen
10 – La synthèse des Navajos
11 – La guérison symobolique : hier et aujourd’hui
Bibliographie
Collection « Nuage rouge » Créée en 1991 et dirigée par Olivier
Delavault www.nuagerouge.com

ROMANS

ALAI, Les Pavots rouges (Coll. « Terres étrangères », Tibet) (repris


ensuite en poche chez Philippe Picquier)
Eremeï AÏPINE, L’Étoile de l’Aube (coll. « Terres étrangères »,
Sibérie) Elliott Arnold, La Flèche brisée
Rodney BARKER, Le Cercle brisé
Ruth BEEBE HILL, Hanta Yo
Betty Louise BELL, Comme des visages dans la lune
Thomas BERGER, Little Big Man
Thomas BERGER, Le Retour de Little Big Man
D.L. BIRCHFIELD, Champs d’honneur (coll. « Terres étrangères »,
Amérique indienne, Choctaw)
Michael BLAKE, Danse avec les loups
Win BLEVINS, Stone Song. La légende de Crazy Horse
Dee BROWN, Creek Mary la Magnifique
Aaron CARR, Le-Tueur-d’Ennemis
Forrest CARTER, Pleure, Géronimo (repris ensuite en poche chez
Folio) Forrest cArter, Petit Arbre
Don C. GOLDSMITH, La Trace de l’Ours
James Fenimore COOPER, Le Dernier des Mohicans
James Fenimore COOPER, La Prairie
Claire DAVIS, La Saison du serpent (coll. « Terres étrangères, États-
Unis) Michael doAne, Balle au cœur
Ramabai ESPINET, Le Pont suspendu (coll. Terres étrangères »,
Indes, Trinidad, Canada)
David GARNETT, Pocahontas. La Princesse indienne
Linda HOGAN, Le Sang noir de la terre (coll. « Terres étrangères »,
Amérique indienne, Chippeway) (repris ensuite en poche chez
Folio)
Linda HOGAN, Power (coll. « Terres étrangères », Amérique
indienne, Chippeway)
LeAnne HOWE, Équinoxes rouges (coll. « Terres étrangères »,
Amérique indienne, Choctaw) (repris ensuite en poche chez
Folio)
Robert F. JONES, L’Agonie de la Prairie
Louis L’AMOUR, Hondo l’homme du désert
Adrian C. LOUIS, Colères sioux. Les Guerriers d’Iktomi (repris
ensuite en poche chez Folio)
Adrian C. LOUIS, Indiens de tout poil et autres créatures (repris
ensuite en poche chez Folio)
Manohar MALGONKAR, La Fureur du Gange (coll. « Terres
étrangères », Indes)
Manohar MALGONKAR, Le Vent du diable (coll. « Terres étrangères
», Indes) Manohar mAlgonkAr, La fin des princes (coll. « Terres
étrangères », Indes)
Joseph MARSHALL III, L’Hiver du fer sacré (repris ensuite en poche
chez Folio)
Joseph MARSHALL III, Une flèche dans le soleil. Chroniques de
Rosebud
N. Scott MOMADAY, La Maison de l’aube (repris ensuite en poche
chez Folio)
N. Scott MOMADAY, L’Enfant des temps oubliés (repris ensuite en
poche chez Folio)
Patrick MOSCONI, Douleur apache (repris ensuite en poche chez
Folio) Dan o’Brien, Médecine blanche pour Crazy Horse
Dan O’BRIEN, L’Agent indien (repris ensuite en poche en Points
Seuil)
Dan O’BRIEN, L’Agent indien (repris ensuite en poche en Points
Seuil)
Raumoa ORMSBY, Les rêves perdus ne marchent jamais (coll. «
Terres étrangères », Maori Nouvelle-Zélande)
Harry JAMES Plumlee, L’Ombre du Loup. Une odyssée apache
Ron QUERRY, Ces mocassins brodés de perles bleues
Mari SANDOZ, Automne cheyenne
Kim SCOTT, Le Vrai Pays (coll. « Terres étrangères », Aborigène
Australie)
Jacques SERGUINE, Je suis de la nation du loup
S.P. SOMTOW, L’Année du caméléon (coll. « Terres étrangères »,
Thaïlande) Ahmet ÜMITH, Le Pantin (coll. « Terres étrangères »,
Turquie)
Luis ALBERTO URREA, La Fille du Colibri (coll. « Terres étrangères
», Mexique)
Gerald VIZENOR, Crâneurs
Gerald VIZENOR, Les Corbeaux bleus
Frank WATERS, L’homme qui a tué le cerf (repris ensuite en poche
chez Folio) Tahsin yÜcel, Vatandas (coll. « Terres étrangères »,
Turquie)
Tahsin YÜCEL, Les Cinq Derniers Jours du prophète (coll. « Terres
étrangères », Turquie)

BIOGRAPHIES-HISTOIRE

LEROY BACQUEVILLE DE LA POTHERIE, Histoire de l’Amérique


septentrionale
George BENT, Mon peuple les Cheyennes. Lettres de George Bent à
George E. Hyde
Jason BETZINEZ - Wilbur STURTEVANT NYE, J’ai combattu avec
Geronimo
Hugh BRODY, Inuit, Indiens, chasseurs-cueilleurs. Les exilés de
l’Eden
Ward CHURCHILL, Que sont les Indiens devenus ?
Donald C. COLE, Les Apaches chiricahuas. De la guerre à la réserve
(1846-1876)
Angie DEBO, Géronimo l’Apache
Renée S. FLOOD, L’Oiseau perdu de Wounded Knee
Ian FRAZIER, La Réserve
John GATTUSO, Le Cercle des nations. Voix et visions des Indiens
d’Amérique du NORD
Grenville - NEIL GOODWIN, Les Guerriers silencieux. Journaux
apaches
William T. HAGAN, Quanah Parker chef comanche
Elen Addison HOWARD, Joseph chef des Nez Percés
David HURST Thomas-JAY Miller-RICHARD White-PETER Nabokov-
PHILIP J. DELORIA, Les Indiens d’Amérique
George E. HYDE, Histoire des Sioux I. Le peuple de Red Cloud
George E. HYDE, Histoire des Sioux II. Conflits sur les réserves
George E. HYDE, Histoire des Sioux III. Le peuple de Spotted Tail
George E. HYDE, Les Premiers peuples des Plaines
Francis JENNINGS, Les Fondateurs de l’Amérique
Alvin M. JOSEPHY, JR, L’Expédition fatale. Le regard des Indiens
d’aujourd’hui sur l’expédition de Lewis et Clark
James KAYWAYKLA - EVE BALL, Au temps de Victorio. De mémoire
apache
Robert W. LARSON, Red Cloud
Didier LATAPIE, Des terres sauvages à la réserve. Une Amérique
indienne
Donna MEEHAN, Mon enfance volée. Ma vie d’Aborigène (« Terres
étrangères », Australie)
JAKE PAGE, Entre les mains du Grand Esprit. Vingt mille ans
d’histoire des Indiens D’AMéRIQUE DU NORD
Jean PICTET, L’Épopée des Peaux-Rouges
Red CLOUD - Eli Paul, Mémoires de Red Cloud chef des Sioux
oglalas
Jacques ROUZET, Les Indiens d’Amérique du Nord dans la Grande
Guerre, 1917- 1918
Mari SANDOZ, Crazy Horse, l’homme étrange des Oglalas
Joseph ALTON SLADEN, Faire la paix avec Cochise. Journal de 1872
du capitaine Alton Sladen
Marie-Claude F. STRIGLER, Les Indiens osages. Enfants-des-Eaux-
du-Milieu
Edwin R. SWEENEY, Cochise chef des Chiricahuas Edwin r.
sweeney, Mangas Coloradas chef apache Russell tHornton, Les
Cherokees
Stanley CAMPBELL VESTAL, L’Aigle foudroyé. Sitting Bull, chef des
Sioux hunkpapas
Ernest WALLACE - E. ADAMSON HOEBEL, Les Comanches. Princes
des Plaines du Sud

RELIGIONS – SCIENCES HUMAINES –


SPIRITUALITÉ – TRADITION ORALE

Jaime DE ANGULO, Une famille de chasseurs indiens. Contes et


fables des Indiens de Californie
Harvey ARDEN - Steve WALL, Les Gardiens de la sagesse.
Sentinelles du monde indien ; suivi de Noble Red Man. Mathew
King un sage lakota
Sam BEGAY - Marie-Claude FELTèS STRIGLER, Moi, Sam Begay
homme-médecine navajo
Slim BATTEUX, Je parle sioux lakota. Grammaire sioux-français
Black ELK - Raymond j. DEMALLIE, Black Elk et la Grande Vision.
Le Sixième Grand-Père
Black ELK- JOHN G. NEIHARDT, Élan Noir parle. La vie d’un Saint
Homme des Sioux OGLALAS
Ignatia BROKER, Récit d’une Indienne ojibway, Night Flying Woman
Pierre et Marie CAYOL, Apaches. Le Peuple de la Femme Peinte en
Blanc Marie cAyol, Chez les Pueblos du Nouveau-Mexique.
Voyages. (1981-2014)
Jean CAZENEUVE, Les Indiens zunis. Les dieux dansent à Cibola
Lou CUEVAS, Légendes apaches, white mountain et jicarilla
Daniel DUBOIS - Yves BERGER, Les Indiens des Plaines
Margot EDMONDS - ELLA E. CLARK, Légendes indiennes. 1. Les
Voix du Vent. 2. Le Chant De L’Aigle
Robert FIESS - Friedrich ABEL, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Beauté
Norbert S. HILL Jr., Sagesse indienne d’hier et de demain
Linda HOGAN, Femme qui Veille sur le Monde
Clyde HOLLER, La Danse du Soleil de Black Elk. L’Arbre sacré et la
Croix Beverly Hungry Wolf, Paroles d’Indiennes. La Voix des
Grands-Mères Thomas e. mAils - Dallas Chief Eagle, L’Homme-
médecine des Sioux. Fools Crow (1889-1989)
Thomas E. MAILS, Fools Crow. Sagesse et pouvoir
Joseph MARSHALL III, Au nom du Loup et des Premiers peuples
N. Scott MOMADAY, Le Chemin de la Montagne de Pluie (repris
ensuite en poche chez Folio)
N. Scott MOMADAY, L’Homme fait de mots
N. SCott MOMADAY, Les Noms. Mémoires
Morris EDWARD OPLER, Mythes et contes des Apaches chiricahuas
Françoise PERRIOT, Les Indiens et la nature
William K. POWERS, La Religion des Sioux oglalas
William K. POWERS, Yuwipi. Un rituel des Sioux oglalas
William K. POWERS, La Langue sacrée. Le discours surnaturel chez
les Sioux lakotas
Bernadette RIGAL-CELLARD, Le Mythe et la Plume. La littérature
indienne contemporaine EN AMéRIQUE DU NORD
MARK ST-PIERRE - Tilda Long Soldier, En marchant d’une manière
sacrée. Femmes-médecine DES PLAINES
Dominique SAMSON NORMAND DE CHAMBOURG, Le chagrin de
l’Ours. Les Khantys du nord sibérien
Donald SANDNER, Rituels de guérison chez les Navajos
Karl H. SCHLESIER, Les Loups du Ciel. Mythologie et religion des
Cheyennes
Omer C. STEWART, Le Peyotl. Sacrement de l’Amérique indienne
Colin f. tAylor, Les Indiens des Plaines. Religions. Art. Histoire
Frank wAters, Le Livre du Hopi. Mythes et rites des Indiens
hopis
Charles L. WOODARD, Voix ancestrales. Conversations avec N. Scott
Momaday
Paul G. ZOLBROD, Le Livre des Indiens navajos. Diné-Bahané,
histoire de la Création CHEZ LES NAVAJOS
Achevé d‘imprimer par
Nouvelle Imprimerie Laballery,
Allée Louis Blériot, 58500 Clamecy
en février 2020,
N° d’imprimeur : 001507

Dépôt légal : mars 2020

Imprimé en France

Vous aimerez peut-être aussi