Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Donald F. Sandner
Rituels de guérison
chez les Navajos
www.editionsdurocher.fr
ISBN : 978-2-268-10350-1
EAN Epub : 9782268103433
Formation et apprentissage
Devenir homme-médecine est une entreprise difficile qui exige
un travail considérable. Les connaissances qu’il faut acquérir, la
manipulation du matériel, la mémorisation exacte des mélopées, des
prières et des peintures font qu’un homme- médecine ne peut
généralement apprendre qu’un ou deux chants majeurs au cours de
sa vie (en pratiquer trois ou quatre relèverait déjà de l’exploit). Les
chanteurs les plus ambitieux connaissent seulement des parties de
quelques autres chants. Les efforts nécessaires pour maîtriser un
chant majeur des Navajos ont été parfois comparés à ceux qui sont
demandés pour réussir une licence dans une université moderne.
Le chant le plus couramment utilisé est celui de la Voie de la
Bénédiction, parce qu’il est court, ne coûte presque rien et peut être
pratiqué en de multiples occasions, à n’importe quelle époque de
l’année. Certains des chants les plus longs ne peuvent avoir lieu que
lorsque les serpents sont endormis pour l’hiver. Un grand nombre
d’entre eux, comme la Voie de la Nuit et la Voie du Sommet de la
Montagne, sont nettement moins employés de nos jours. Le chant
long le plus fréquemment exécuté dans la région de Lukachukai est
la Voie Mâle du Projectile.
J’avais entendu parler de deux chanteurs, un qui connaissait la
Voie du Coyote, l’autre la Voie de la Plume. Je n’ai pas pu retrouver
la trace du premier, et quand j’ai rendu visite au second, il était
gravement malade, souffrant d’une forte fièvre et de sérieux
problèmes articulaires. Lorsque je suis revenu le voir, un peu plus
tard, il avait été sorti de son hogan et transporté un peu plus loin sur
la route pour y mourir à l’écart. Quelquefois, le dernier service qu’un
vieux Navajo peut rendre à ses proches est de s’éteindre hors du
hogan familial, évitant ainsi aux siens d’avoir à payer les rites de
purification qui seraient autrement indispensables. Autrefois, lorsque
quelqu’un mourait dans un hogan, celui-ci devait être détruit, et tous
les parents du défunt étaient obligés d’aller s’installer ailleurs1.
Deux des plus vieux chanteurs avec lesquels je me suis entretenu
étaient Denet Tsosi, un ancien membre du conseil tribal âgé de
quatre-vingt-quatre ans, et Alan George, âgé de soixante-dix-huit
ans, qui connaissait la Voie de la Nuit. Tous deux étaient des
hommes actifs, très occupés. Quand j’ai interrogé Denet Tsosi, il
venait d’achever une séance qui avait duré toute la nuit, ce qui ne
l’empêcha pas de passer la matinée à répondre à mes questions sans
se montrer réellement fatigué. Il avait commencé à apprendre la
technique des chants au début de son adolescence, avec son frère
Red Mustache. Il l’accom- pagnait dans tous ses déplacements, le
regardant exécuter la Voie Mâle du Projectile, et au bout de six ans,
il avait senti qu’il pouvait la pratiquer lui-même. Il avait aussi
bénéficié de la cérémonie comme patient à quatre reprises, en payant
chaque fois le prix demandé. Plus tard, il avait également appris la
Voie Malfaisante du Fantôme et la Voie du Sommet de la Montagne.
Alan George, à l’inverse, n’avait commencé à apprendre la Voie
de la Nuit qu’aux environs de la cinquantaine. Il avait pris cette
décision parce que le chant l’avait aidé auparavant à deux reprises,
une première fois dans son enfance, après qu’il eut été blessé par une
chèvre, puis une seconde fois à l’âge adulte, lorsqu’il s’était fait un
tour de reins en soulevant des bûches trop lourdes. Il m’expliqua : «
J’ai été soigné par l’ homme-médecine avec des chants et des
herbes, et mon état s’est considérablement amélioré. Je me suis dit
que si personne ne connaît ni n’apprend plus nos chants, ceux-ci
vont disparaître. Je suis donc revenu et j’ai rejoint les miens pour
devenir homme-médecine. Plus tard, les docteurs, les hôpitaux et les
cliniques sont apparus. Je les respecte, je n’ai rien contre eux, mais
je reste convaincu que ma médecine doit continuer d’ être pratiquée.
»
Deux des hommes-médecine que j’ai rencontrés avaient été
formés par leur propre père. L’un d’eux avait commencé à apprendre
la Voie de la Bénédiction alors qu’il n’avait encore que seize ans. Il
me raconta : « Lorsque j’apprenais, j’accom- pagnais mon père
partout où on l’appelait. Je mémorisais les mélopées et les prières et
plus tard, j’ai pu me substituer à lui. Il m’encourageait à chanter, en
me reprenant quand je me trompais. Parfois, il me disait : “Récite
les prières pour moi pendant que je te regarde.” Quand je les ai
bien maîtrisées, il m’a appris le reste. Il m’a enseigné comment
conduire la cérémonie dans certaines situations, et quelles mélopées
je devais employer. C’est ainsi que j’ai été formé. » Il avait
également été le seul à avoir peur, la première fois qu’il avait dirigé
le rituel, peut-être parce qu’il était très jeune : « Naturellement, j’ai
été effrayé [la première fois]. Cela me préoccupait beaucoup. Mon
père m’a demandé de le remplacer. J’aurais aimé qu’ il soit avec
moi, mais je suis parti seul, puisque c’ était ce qu’ il voulait.
Quelque temps plus tard, il est tombé malade. Il m’a dit : “Mon fils,
j’ai passé toute ma vie à sauver des gens de la maladie. Aujourd’
hui, c’est moi qui suis malade, et je suis épuisé par tous ces chants
que j’ai chantés pour les autres. J’ai décidé que tu allais chanter
pour moi maintenant. Viens ce soir et offre des prières pour moi.
Prends les herbes à savon et lave-moi, puis bénis-moi et chante pour
moi toute la nuit.” C’ était la première fois que je faisais ça pour
mon père. Quand je pratiquais, j’ étais toujours nerveux et angoissé,
en particulier pour les douze premières mélopées, celles de la Voie
du Hogan, parce que si vous oubliez un seul mot à ce moment-là,
toute la cérémonie est à refaire. À l’ instant de commencer, je
tremblais comme une feuille. Je me demandais comment j’allais me
débrouiller avec mon instructeur comme patient. J’ai chanté toute la
nuit sans inter- ruption. De temps à autre, mon père m’ indiquait
une prière à rajouter ici ou là, et je me conformais à ses ordres. Au
fil des heures, j’ai fini par me détendre et je ne me suis plus fait de
souci. Mon père me faisait subir une épreuve importante. Quand le
chant a été terminé, il m’a dit que je l’avais exécuté correctement, et
que je vivrais de longues années. Il m’a également prédit que je
n’aurais pas à redouter la maladie, et c’est ce qui s’est produit. »
En règle générale, l’instructeur est un parent de l’élève ou un
membre du même clan, mais il peut parfois aussi n’être qu’un ami.
On assiste toujours au développement d’une relation très étroite
entre le maître et le disciple, à moins que quelque chose tourne mal
et que l’apprentissage soit brusquement inter- rompu, auquel cas leur
amitié naissante peut se transformer en une violente hostilité.
Plusieurs années de travail sont indispen- sables pour apprendre l’un
des chants majeurs. Le paiement se fait habituellement en bétail, en
nourriture, en hébergeant l’ins- tructeur, ou avec les premiers
bénéfices réalisés par l’apprenti, mais lorsque les deux hommes sont
des parents proches il peut arriver qu’aucune rétribution ne soit
demandée. La plupart du temps, la formation s’effectue sur le
terrain, lors de véritables séances de guérison, bien que des leçons
particulières soient quelquefois données pour compléter cet
enseignement. Souvent, l’instructeur se tient assis à côté de l’élève
lors de sa première prestation, afin de le guider, de corriger ses
erreurs et de lui apporter son soutien moral. Même si ces erreurs,
quand elles surviennent, ne sont jamais traitées à la légère, la
majorité des débutants ont ce jour-là l’impression d’avoir bien appris
leur chant et se sentent en mesure d’accomplir correctement leur
tâche.
Les principales qualités requises pour devenir un bon homme-
médecine sont l’intérêt et la patience. Natani Tso me dit à ce sujet : «
Il doit éprouver de l’ intérêt pour ce qu’ il fait. Il ne doit pas être
indifférent. Il lui faut aussi beaucoup de patience. S’ il se décourage
trop aisément, cela ne sert à rien qu’ il commence. Souvent, des
jeunes hommes pris de boisson me demandent ce que signifient tel
chant ou telle prière, mais j’estime qu’ il est inutile de leur
répondre. Leur esprit n’est pas clair. Il faut être réellement sérieux
pour apprendre les chants. » Lorsque je voulus savoir si les
hommes-médecine devaient à son avis avoir des rêves ou des visions
sortant de l’ordinaire, sa réponse fut très nette : « Il ne doit pas
nécessairement avoir une vision ou un rêve. Il doit seulement avoir
le désir d’apprendre. » Ses confrères exprimèrent unanimement la
même opinion : aucun don mystique ou visionnaire particulier n’est
indispensable pour devenir un bon chanteur.
De fait, un seul des hommes que j’interrogeai se rappelait avoir
eu une expérience visionnaire. Alors qu’il était très malade,
pratiquement à l’agonie, un ourson était descendu des montagnes
pour venir le lécher, à la suite de quoi il s’était promptement rétabli.
Les diagnosticiens
Chaque fois qu’il existe un doute sur l’origine d’une maladie ou
sur le chant à prescrire pour la guérir, les Navajos font appel à une
autre catégorie de spécialistes de la santé, qu’on appelle le plus
souvent des diagnosticiens. Ceux-ci sont capables d’entrer en transe
à volonté et d’établir le diagnostic d’une maladie en utilisant des
procédés divinatoires — tremblement des mains, observation des
étoiles, lecture dans le cristal ou « écoute ». Ces « voyants » ne sont
nullement formés pour cette tâche, mais utilisent un don naturel, qui
s’est manifesté spontanément chez eux. La plupart sont des femmes,
quoique certains hommes- médecine assurent parfois eux-mêmes le
travail de divination. Du fait de l’état altéré de conscience dans
lequel celle-ci est effectuée, ces techniques de voyance sont plus
proches des pratiques chamanistiques des Indiens des Plaines que les
cérémonies habituelles des rituels de guérison. Par ailleurs, les
devins ne jouissent pas du prestige ou du statut social élevé dont
bénéficient les hommes-médecine dans la société navajo.
J’ai assisté à une séance de divination au cours de laquelle une
jeune diagnosticienne devait découvrir de quel mal souffrait une
vieille femme Navajo, et déterminer quels rituels de guérison étaient
à employer pour soulager ses souffrances. La jeune femme paraissait
nerveuse au moment de se mettre au travail, et très intimidée par la
présence d’étrangers — ce qui contrastait fortement avec la dignité
stoïque habituelle des chanteurs. Elle n’interrogea pas la patiente,
affirmant au contraire qu’il était préférable qu’elle s’en abstienne,
mais elle la connaissait bien car elles appartenaient toutes les deux à
la même petite communauté. Elle expliqua qu’elle apprendrait tout
ce qu’elle avait besoin de savoir lorsqu’elle serait en transe. Elle
demandait dix dollars pour opérer, un tarif exceptionnel- lement
élevé, dû sans doute au fait qu’elle nous permit de la regarder faire,
de prendre des notes et de l’interroger avant et après sa prestation.
D’ordinaire, le prix d’une consultation est minime — une bague, un
bracelet, parfois un ou deux dollars.
La patiente s’assit sur le sol, les jambes tendues devant elle.
S’agenouillant à sa droite, en lui faisant face, la diagnosticienne prit
une expression sérieuse et commença à se concentrer. Elle sortit un
petit sac contenant du pollen, la substance sacrée du renouvellement
de la vie, et en déposa une pincée sur la plante des pieds, les jambes,
les mains, le sommet du crâne de la malade, puis à l’intérieur de sa
bouche. Elle s’écarta ensuite légèrement pour s’appliquer le pollen
de la même manière. Sur la face interne de son bras droit, du coude
au poignet, elle traça enfin une ligne de pollen, barrée de petites
flèches, qu’elle prolongea sur sa paume jusqu’à son pouce et son
petit doigt.
Une fois ces préparatifs achevés, elle adressa à son bras une
prière que l’on pourrait traduire à peu près ainsi : « Je veux que tu
me dises tout. Ne me cache absolument rien. » En réponse à cette
requête, son bras était supposé fonctionner durant toute la séance
d’une façon autonome, comme dans les expériences d’écriture
automatique. Parfois, cette prière est adressée aux esprits du Monstre
du Gila (l’héloderme), qui sont censés tout savoir et connaître
l’avenir. Les mouvements de la main sont alors censés être
provoqués par le lézard, qui secoue sa patte antérieure en la
soulevant au-dessus du sol.
Après la prière, la diagnosticienne se concentra profon- dément.
Sa main commença à s’agiter, avec un mouvement de va-et-vient
plus lent et plus important que ceux qu’on voit ordinairement dans
les crispations ou les tremblements involon- taires. Parfois elle se
déplaçait d’avant en arrière, parfois elle frappait légèrement la
patiente sur le crâne, les bras, les épaules, le front, les jambes, les
chevilles ou les pieds. À certains moments, elle semblait pointer
l’index sur diverses parties du corps, à d’autres elle paraissait se
refermer sur quelque chose. Le temps passant, sa main s’immobilisa
de plus en plus longtemps près de la poitrine de la malade et
commença à la désigner de plus en plus souvent. Les mouvements se
poursuivirent ainsi pendant une bonne vingtaine de minutes,
cependant que l’index montrait de plus en plus fréquemment le
plexus solaire de la patiente et que la diagnosticienne, épuisée, était
littéra- lement trempée de sueur.
Lorsque la main cessa de s’agiter, la jeune femme se détendit et
dit à la malade : « Tu sembles être en bonne santé, mais tu as des
problèmes de vue, et parfois tu ne te sens pas bien sans savoir
pourquoi. Tu as aussi quelque chose dans la poitrine. » Elle
expliqua ensuite que ces troubles pouvaient être soignés par la Voie
du Projectile, dont la patiente avait déjà bénéficié à deux reprises
mais qui lui serait probablement utile une troisième fois. Toutefois,
comme elle n’était pas gravement atteinte, le traitement pouvait être
remis à plus tard.
Après la séance, la diagnosticienne nous confia qu’elle exerçait
son art depuis quatorze ans. Elle avait découvert ses dons alors
qu’elle assistait à une séance de divination organisée pour un de ses
parents. Brusquement, sa main s’était mise à trembler de la même
manière que celle du devin. Plus tard, l’homme était venu la voir, lui
avait montré comment utiliser le pollen, et lui avait dit qu’elle
pouvait commencer à pratiquer. Aucune autre formation n’était
nécessaire.
Natani Tso, un des hommes-médecine qui établissent leurs
propres diagnostics par la méthode du tremblement des mains, m’en
fit une description plus subjective : « Dans le rituel de la Main-Qui-
Tremble, le pollen de maïs est une offrande au Monstre du Gila. Je
le dépose sur mon bras, avec deux pointes comme la langue du
lézard. Je commence par prier, puis je chante, puis je fais durement
travailler mon esprit. Au bout d’un moment, je sens des secousses
dans mes doigts, ma main se met à trembler et je ne suis plus là. »
Interrogé sur sa façon de poser le diagnostic, il me répondit : « Cela
dépend des signes que fait la main. Je me sers de mon esprit. Je me
demande ce que veut dire ma main. Elle tremble, parfois en
direction du patient, parfois en direction du sol, jusqu’ à ce que la
réponse correcte m’apparaisse. Lorsque j’ai trouvé, elle redevient
immobile. »
Dans certains cas, l’origine de la maladie peut être également
découverte grâce à la cristallomancie. Un des hommes-médecine
m’expliqua : « Je pratique aussi la divination par le cristal. Des
gens viennent me consulter et me demandent pourquoi le patient ne
va pas bien. Ils veulent que je leur donne une réponse. Parfois, je
peux leur dire de quoi il souffre. Je dessine une peinture de sable,
pas une peinture ordinaire, mais une que je confectionne avec de la
poudre de maïs blanc et jaune, puis je m’entoure de cristaux et de
cierges. Je ne sais pas pourquoi c’est ainsi, mais c’est très efficace.
Si j’essaye de lire dans les étoiles, le résultat est plus douteux, je ne
fais que deviner. Le cristal, lui, est beaucoup plus sûr. Il suffit que je
le regarde, et je sais ce qui ne va pas chez le patient. »
L’étiologie de la maladie
Certains des chants navajos sont prescrits pour répondre à des
situations précises, relevant de maux strictement organiques. La
Voie du Silex, par exemple, était utilisée autrefois pour soigner les
personnes souffrant de blessures ouvertes ou de fractures. Neal
Totsoni, qui connaissait encore ce chant bien qu’il ne le pratiquât
plus, me raconta comment il était employé : « Parfois, un homme se
casse un bras ou une jambe, et l’os brisé transperce sa chair. Vous
ne pouvez pas le remettre en place comme ça, sans préparation.
Vous avez besoin d’une cérémonie. Il vous faut des herbes pour
nettoyer la blessure. Pendant que vous-même ou votre assistant
chantez les mélopées, vous commencez à replacer l’os. Il faut être
très attentif et le faire correctement. C’est une opération très
délicate. »
La plupart des chants, toutefois, sont conçus pour combattre ce
que Kluckhohn et Wyman (1940) ont appelé les « facteurs
étiologiques », qui provoquent des maladies par « infection ». Les
infections détruisent l’équilibre naturel entre l’individu et son
environnement, et les chants ont pour but de le restaurer. Les sources
les plus importantes d’infection sont liées aux animaux chargés de
puissance. Selon un des informateurs de Kluckhohn et Wyman, il
existait autrefois trente-deux maladies différentes causées par divers
animaux. Elles résultaient toutes d’un contact inapproprié avec l’un
d’eux : être blessé par lui, le capturer, le tuer, le manger, ou même
en rêver. Apparemment, les animaux les plus susceptibles
d’engendrer des maladies sont l’ours, le daim, le coyote, le porc-
épic, l’aigle et le serpent.
L’exposition à des phénomènes naturels dangereux, comme la
foudre, des vents violents ou une trombe, peut également entraîner
des maladies. Un des pratiquants de la Voie du Vent donnait les
indications suivantes sur son emploi : « Vous pouvez être blessé par
un cyclone, un ouragan, un tourbillon, ou même des vents
ordinaires. S’ ils vous agressent et tordent votre esprit, vous avez
besoin de la Voie du Vent navajo. »
Les chants, à cause des pouvoirs qu’ils évoquent, peuvent aussi
être à l’origine d’infections. Celles-ci surviennent parfois avant la
naissance, quand une femme enceinte ou son mari regardent les
accessoires sacrés d’une cérémonie, sont témoins de certaines de ses
phases, ou transgressent l’un des interdits imposés aux participants
d’un rituel. Durant les quatre jours qui suivent une cérémonie, le
patient doit demeurer dans la solitude. Si une personne le touche à ce
moment-là, ou manipule ses affaires personnelles, elle risque de
tomber malade. Natani Tso expliquait : « Plusieurs choses peuvent
provoquer de violents maux de tête, des infirmités ou une paralysie
des membres chez un homme. Sa bouche peut se tordre, ses yeux
loucher. Ces déforma- tions se produisent souvent quand les tabous
d’un chant ont été violés. J’examine alors le patient. J’observe ses
yeux, son souffle, les mouvements de ses lèvres. À partir de là, je
peux dire s’ il a besoin d’un chant. »
Le contact avec les morts, ou avec les esprits des morts, est lui
aussi particulièrement dangereux. Interrogé sur les doléances
habituelles des personnes qui demandent à bénéficier de la Voie de
la Grande Étoile, Natani Tso répondit : « Le plus souvent, c’est après
un décès, quand quelqu’un a vu ou touché le cadavre. Un mort doit
être traité d’une certaine façon, afin d’ éviter qu’ il ait ensuite une
action maléfique. Plus tard, cela peut angoisser cette personne.
Peut-être pense-t-elle avoir laissé des traces près du lit ou de la
tombe. Toutes les traces doivent être effacées. Peut-être de la
poussière s’est-elle déposée sur sa peau pendant qu’elle manipulait
le corps. Elle a alors besoin de la cérémonie pour s’en laver. » Juan
Sandoval précisa : « Quand vous inhumez un cadavre, vous ne devez
laisser aucune trace. Votre sueur ne doit pas tomber sur le sol. Si
vous vous écorchez, il ne faut pas que votre sang coule par terre.
Vous ne devez pas non plus parler lors d’un enterrement. Lorsque
quelqu’un meurt, deux personnes seulement doivent laver et habiller
son cadavre. Toutes les autres vont dans un autre hogan pendant
que ces deux-là opèrent. Elles ne doivent porter que des mocassins
et avoir le corps couvert de cendres. Si ces règles ne sont pas
respectées, des maladies apparaissent plus tard, et tout le monde
sait que c’est parce que quelque chose n’a pas été fait correctement
lors de l’enterrement. »
Une des causes de maladie les plus fréquentes dans l’univers
culturel des Navajos est la sorcellerie. La sorcellerie est étroi- tement
liée à la peur des fantômes et des morts, et une grande partie du
rituel des chants est destinée à faire sortir le mal du patient et à le
renvoyer sur le sorcier ou la sorcière. Les sorciers sont des individus
qui troublent l’ordre social naturel en prati- quant l’inceste, en volant
les morts et en accumulant trop de pouvoir personnel. Les étrangers
et les inconnus sont ordinai- rement considérés avec la même
suspicion. Les chamans, à cause de leurs considérables pouvoirs,
sont souvent soupçonnés d’utiliser la sorcellerie pour nuire à leurs
ennemis.
Il appartient au diagnosticien, au patient, à sa famille et à
l’homme-médecine de déterminer l’origine de la maladie, puis de
décider quel chant et quelles cérémonies supplémen- taires sont le
mieux appropriés pour la combattre. Quelquefois, l’homme-
médecine ne joue qu’un rôle mineur dans l’établis- sement du
diagnostic, se contentant de répondre à la demande du diagnosticien
et des parents du malade. Le traitement des maladies strictement
physiques, tout comme celui des blessures et des fractures, est en
général confié à un hôpital ou à une clinique proche. Lorsque le
patient revient de l’hôpital, ou de n’importe quel séjour prolongé
parmi des étrangers, un chant peut toutefois être jugé nécessaire pour
son complet rétablis- sement. Quel qu’ait été le mal dont il souffrait,
c’est habituel- lement la sensation d’être en disharmonie avec lui-
même et avec son groupe social qui est à la base de ce besoin d’un
rituel réparateur.
Les rêves
Les rêves ne jouent aucun rôle dans les rituels de guérison
navajos proprement dits, mais ils sont utiles pour aider à l’éta-
blissement des diagnostics, ainsi que pour leur valeur prémo- nitoire.
Alan George l’exprimait ainsi : « Les rêves sont très importants,
parce qu’ ils annoncent au rêveur quelque chose qui va lui arriver.
Les Blancs ne leur prêtent pas attention, mais nous, les Navajos,
pensons qu’ il faut en tenir compte. Nous les prenons très au sérieux.
Par exemple, si un de mes parents ou un de mes amis meurt, et que
je rêve de cette personne en bonne santé, se promenant ici et là, cela
signifie que son fantôme est revenu pour me tourmenter et que j’ai
besoin de prières. »
L’interprétation des rêves par les Navajos est relativement
simple. Ceux dans lesquels le rêveur tombe d’une falaise, se noie
dans un cours d’eau, ou est brûlé par un feu, sont considérés comme
des mauvais rêves. Ceux dans lesquels le rêveur ou une autre
personne meurt, est mordu par un ours ou un serpent, sont classés
parmi les très mauvais rêves. Les rêves de bonnes récoltes, de pluies
abondantes, de moutons et de chevaux en bonne santé sont
excellents. Ces interprétations paraissent aller de soi, mais il existe
cependant des exceptions. Ainsi, rêver que l’on est riche pourrait
être considéré comme de bon augure. Mais si le rêveur sait que cela
ne se produira jamais, alors la signification du rêve s’inverse et il est
perçu comme néfaste. Dans la plupart des cas, la cérémonie requise
pour soulager le rêveur est une partie ou la totalité de la Voie de la
Bénédiction.
Les mythes
Les mythes constituent la toile de fond dont s’inspirent plus ou
moins directement tous les chants. Chaque chant est associé à un
mythe particulier qui raconte son origine, ainsi que les tribulations
du héros ou de l’héroïne qui l’a reçu des dieux. À divers moments et
de diverses façons, les prières, les mélopées et les peintures de sable
de chaque chant font référence à son mythe, mais il n’y a
pratiquement jamais de correspondance exacte. Le mythe ne peut en
aucune manière être reconstruit à partir de la cérémonie. Il n’est
même pas indispensable qu’un homme-médecine sache grand-chose
sur le mythe relatif au chant qu’il dirige, bien qu’il doive connaître
ses rites dans les moindres détails. Toutefois, le fait qu’il soit
familiarisé avec le mythe sera considéré comme une garantie de la
qualité de son action.
En analysant la construction dramatique des mythes qui sous-
tendent les chants, Spencer (1957 : 86) a fait apparaître plusieurs
grands thèmes récurrents : l’acquisition d’un pouvoir surnaturel,
concernant en particulier la préservation de la santé ; le maintien de
l’harmonie au sein des relations familiales ; l’obtention finale du
statut d’adulte par le jeune héros. Ces thèmes courent comme des
leitmotive à travers les mythes, et la meilleure façon de les étudier
est d’analyser un de ceux qui ont inspiré un chant. J’ai choisi pour
cela le mythe de la Voie de la Grêle. Deux versions légèrement
différentes en ont été publiées, toutes deux livrées par Hosteen Klah,
la première à Gladys Reichard (1944 c), la seconde à Mary
Wheelwright (1946 a). Je présente ici le résumé de la version de
Reichard, qui me semble plus complète.
La Voie de la Grêle est liée à quatre autres chants, la Voie de
l’Eau, la Voie de la Plume, la Voie du Projectile et la Voie du Vent,
qui sont toutes en rapport avec la maîtrise des forces
atmosphériques. La Voie de la Grêle, aujourd’hui probablement
éteinte, fut la première cérémonie qu’apprit Hosteen Klah.
Les rites
Les mythes n’ont par eux-mêmes aucune substance tant qu’ils ne
sont pas matérialisés et intégrés dans les rites d’un chant. Le chant
de cinq nuits est souvent considéré comme la forme origi- nelle des
chants, dont celui de deux nuits serait un condensé et celui de neuf
nuits un développement. Chaque chant a ses rites particuliers, avec
des variantes plus ou moins nombreuses, mais une cérémonie
typique de cinq nuits, telle que l’ont décrite Kluckhohn et Wyman
(1940), débute au crépuscule, la nuit qui commence alors étant
comptée comme la première et le jour suivant comme le premier
jour. Le premier soir, après le coucher du soleil, le hogan est
consacré : l’homme-médecine applique de la farine de maïs, parfois
aussi une ramille de chêne, sur ses quatre poutres faîtières, de
manière à prévenir les dieux qu’un chant y est en cours et à protéger
le hogan de la foudre et des tempêtes de vent.
Les quatre premières soirées sont occupées par des rites de
purification et des chœurs relativement brefs. Les bouquets-
médecine de purification sont de petites bottes d’herbes ou de
plumes, liées ensembles par des fibres de yucca ou par un fil de
laine. Le patient ayant ôté ses vêtements, les bouquets sont apposés
sur diverses parties de son corps, puis rapidement dénoués afin que
les tiges ou les pennes glissent librement. Cette opération fait
symboliquement sortir la souffrance et les influences néfastes
concentrées dans l’organisme du malade. On lui applique également
des onguents et on lui fait boire des infusions. Ensuite le rhombe
vrombit, les objets ayant servi à la purification sont évacués, le
patient est brossé et inhale une fumée provenant d’herbes jetées sur
des braises ardentes. Pendant le chœur qui suit, entre dix et vingt des
mélopées spéci- fiques du chant sont entonnées, accompagnées ou
non selon les cas par un tambourinage sur un panier renversé.
Les quatre premiers matins ont lieu un rituel d’érection, une
séance de sudation et d’absorption d’émétiques et une cérémonie
d’offrandes. Le rituel d’érection est accompli avant l’aube.
L’homme-médecine et le patient gagnent ensemble un petit
monticule de terre préparé à l’avance, situé environ deux mètres à
l’Est de l’entrée du hogan. Là ils chantent, plantent des Bâtonnets de
prière dans le sol, répandent de la farine de maïs et récitent la prière
spécifique de ce rite. Le tertre qui reçoit les Bâtonnets symbolise le
chant en cours d’exécution et invite les dieux à y participer.
Immédiatement après, une séance de sudation et d’absorption
d’émétiques est organisée pour toutes les personnes participant au
chant. Un feu est allumé dans le hogan, et quatre petites peintures de
sable, représentant généralement des serpents, sont dessinées autour
du foyer. Puis tout le monde se dévêt et pénètre sous l’abri. Le
rhombe vrombit, le patient est enduit d’une lotion, une décoction
chaude, à base d’herbes, est préparée et circule de main en main.
Chacun se la passe sur le corps et en boit un peu. Si quelqu’un est
pris de vomissements, l’homme-médecine le nettoie et le frappe
violemment dans le dos avec sa brosse. D’autres rites d’exorcisme
peuvent être également pratiqués à ce moment de la journée —
application d’un tisonnier sur certaines parties du corps du malade,
fumigation, passage sur le feu (toutes les personnes présentes
doivent enjamber le foyer). Après ces diverses purifications, tous les
participants sont prêts pour le déjeuner.
Sitôt celui-ci achevé commence la cérémonie d’offrandes, au
cours de laquelle des Bâtonnets de prière, des « cigarettes » de paille
ou des sacs de « bijoux » sont préparés et déposés à quelque distance
du hogan. Les bijoux sont de petits éclats de pierres précieuses
enveloppés dans des carrés de tissu. Ils sont offerts dans le but
d’éveiller l’intérêt et de s’assurer les services des puissances
surnaturelles.
Le quatrième et dernier matin, le patient est soumis à un bain
rituel. Il est cérémonieusement lavé par l’homme-médecine à l’aide
d’une eau saponifiée, puis séché avec de la farine de maïs. Ensuite le
pollen lui est appliqué.
Les peintures de sable spécifiques au chant sont réalisées
pendant les quatre premiers après-midi. Lorsque la peinture est
achevée, on apporte les Bâtonnets de prière et on les plante autour
d’elle. Puis le patient et le chanteur répandent de la farine de maïs
sur elle ; enfin le patient s’asseoit dessus, le chanteur prend du sable
sur les personnages et l’applique sur les parties correspondantes du
corps du malade. Les Bâtonnets de prière peuvent lui être également
appliqués. Le dernier jour, des motifs symboliques sont parfois
peints sur la poitrine et le dos du patient, qui reçoit à cette occasion
un duvet d’aigle ou une perle votive qu’il doit conserver. Quand ces
rites ont été accomplis, le malade quitte le hogan, et les assistants de
l’homme-médecine recueillent le sable de la peinture dans des
couvertures pour aller le disperser à l’extérieur.
Dans certains chants de la Voie de la Sainteté, à la fin du rituel
de la peinture de sable une bouillie de farine de maïs non
assaisonnée est apportée. Après qu’elle a été dûment bénie avec du
pollen, l’homme-médecine en fait prendre quatre bouchées au
patient, qui mange ensuite le reste lui-même. Ce rite rappelle la
nourriture qui fut autrefois celle des Navajos et symbolise la
faiblesse du patient, qui doit être aidé comme un bébé pour
s’alimenter.
La cérémonie de la cinquième et dernière nuit débute en fin de
soirée. Elle commence avec les traditionnelles Premières Mélopées
du chant, puis des séries de mélopées sont chantées pratiquement
sans interruption jusqu’à l’aube. Dans certains cas, le patient et les
participants reçoivent de temps à autre du pollen. Dans les
cérémonies plus longues de neuf nuits, la dernière est souvent
entièrement occupée par des danses, exécutées en présence d’une
nombreuse assistance.
Aux premières lueurs du jour, les Mélopées de l’Aube sont
entonnées, et le malade sort à quatre reprises du hogan pour aller
respirer l’air matinal. Le chant prend fin avec une dernière mélopée
et une ultime prière. Au cours des quatre journées suivantes, le
patient est tenu de respecter un certain nombre d’interdits liés à
l’expérience qu’il vient de vivre. Il doit demeurer chez lui, en
prenant grand soin de ne toucher aucune chose vivante, et s’abstenir
de se laver, de se peigner, de changer de vêtements, ou de travailler
de quelque façon que ce soit.
Les mélopées
Les mélopées rassemblent la plupart des symboles utilisés dans
l’imagerie des chants. Elles accompagnent l’accomplis- sement des
rites pendant le déroulement d’un chant, ou sont chantées seules en
longues séries plus ou moins étroitement liées les unes aux autres.
Pratiquement tous les chants ont leurs mélopées propres de
purification, de fumigation, d’appo- sition, etc. Chaque chant
comprend également des séries spéciales de mélopées, formant des
groupes distincts dont chacun correspond à une partie du mythe qui
l’a inspiré.
Les mélopées sont parfois accompagnées au tambour ou à la
crécelle. L’emploi de la crécelle, confectionnée avec une coloquinte
ou des peaux d’animaux séchées, est un des traits caractéristiques
des chants. Pour tambouriner, les musiciens utilisent une vannerie
renversée, évoquant les instruments employés par les Êtres Saints.
Les battements rythmés aident le patient à « venir à la vie », et
symbolisent également la manière dont le mal est brutalement
expulsé de son corps.
Lors de la dernière nuit d’une cérémonie, les mélopées sont
chantées pratiquement sans interruption jusqu’à l’aube. Il en résulte
qu’un chant organisé l’hiver, où les nuits sont longues, s’achève
nécessairement sur un plus grand nombre de mélopées qu’un chant
d’été, où les nuits sont nettement plus brèves. La première et la
dernière mélopée sont dans tous les cas les plus importantes, mais au
moins une de chaque série doit être chantée au cours de la dernière
nuit.
Plusieurs centaines de mélopées sont associées à chaque chant,
mais toutes ne sont pas systématiquement utilisées lors de chaque
rituel de guérison. Pour la Voie de la Nuit, Washington Matthews ne
dénombra pas moins de vingt-quatre séries, repré- sentant au total
trois cent vingt-quatre mélopées. Il écrivit les lignes qui suivent à
propos de l’une d’elles :
Une des mélopées que je peux citer est celle des Premiers Danseurs,
qui est chantée au début du rituel lors de la dernière nuit de la grande
cérémonie de la Voie de la Nuit… Il a fallu huit jours d’une longue
et pénible prépa- ration sous la direction du chaman [le mot par
lequel Matthews désignait l’homme-médecine] pour que les quatre
chanteurs puissent la mémoriser avec exactitude. Cinq cents
personnes, peut-être, sont rassemblées pour assister aux cérémonies
publiques de la nuit ; certaines sont venues des confins les plus
lointains de l’immense territoire des Navajos ; toutes sont bien
décidées à veiller jusqu’à l’aube. Dans la foule se trouvent au moins
une vingtaine de critiques, qui connaissent la mélopée par cœur et
sont prêts à relever la moindre faute dans son exécution. Son texte
est très long, presque uniquement constitué de termes archaïques ou
dénués de toute signification, qui n’éveillent strictement rien dans
l’esprit des chanteurs. Cependant, aucune syllabe ne doit être omise
ni déplacée. Si la plus petite erreur est commise, elle est aussitôt
dénoncée par les critiques, la cérémonie désormais dénuée de toute
efficacité s’achève, et les cinq cents spectateurs cruellement frustrés
se dispersent. Fort heureusement, les Navajos ne se montrent pas
aussi pointilleux avec toutes leurs mélopées qu’ils le sont avec celle-
ci. (1894 b : 185.)
Thonah! Thonah !
Il y a une voix en dessous,
La Voix de la Sauterelle.
Parmi les plantes,
Encore et encore elle retentit,
Thonah! Thonah !
Les prières
Plusieurs types de prières sont utilisés dans les chants. Certaines
sont très informelles, comme les courtes bénédic- tions du Pollen ou
les oraisons silencieuses intervenant à divers moments des
cérémonies. Il y a aussi les formules verbales, particulières à chaque
chant, telles que celles qui sont données pour la Voie de la Grêle.
Ces formules sont constituées de mots ou de noms, rangés dans un
ordre précis, qui doivent être prononcés avant que le chanteur
retourne sa vannerie afin de l’utiliser comme un tambour pour
accompagner les mélopées de la nuit. Les termes employés sont :
Terre, Ciel, Femme- Montagne, Femme-Eau, Obscurité, Aube, Dieu-
Qui-Parle, Dieu-Qui-Appelle, Maïs-Blanc, Maïs-Jaune, Pollen,
Coléoptère (Reichard, 1944 b : 10). On trouve également des
onoma- topées, des suites de sons symboliques évoquant
généralement le cri d’une des créatures surnaturelles associées au
chant, que le chanteur émet en accomplissant les actes rituels. Dans
la Voie du Projectile, elles imitent le roulement du tonnerre, dans la
Voie du Vent le sifflement du vent, et dans la Voie de la Nuit la voix
de Dieu-Qui-Parle.
Les prières les plus importantes sont les litanies psalmo- diées
par l’homme-médecine aux moments les plus décisifs du rituel. Il
peut les chanter seul, comme des bénédictions ou pour corriger des
erreurs dans la procédure, ou bien associer le patient à leur récitation
tandis que celui-ci tient un objet sacré dans ses mains. Le malade
répète la prière vers par vers à la suite de l’homme-médecine, parfois
avec une crainte respectueuse, d’autres fois mécaniquement.
Les prières ne supportent aucune erreur. Le patient peut oublier
un mot, bafouiller ou buter sur une expression et se reprendre, mais
l’homme-médecine, quoi qu’il arrive, est tenu de poursuivre
imperturbablement sa litanie, sans perdre son assurance ni
commettre la moindre faute. Certaines prières sont si sacrées qu’elles
ne peuvent jamais être récitées partiellement, ou deux fois dans la
même journée. Elles doivent être psalmo-diées sans coupures, avec
la plus grande concentration possible. Le but qu’elles visent est la «
compulsion (contrainte) par l’exac- titude du mot » (Reichard, 1944
b : 10) : elles s’appuient sur l’idée que si l’adresse aux dieux est
parfaitement formulée, ceux-ci sont obligés de donner satisfaction au
demandeur. « Une attitude de vénération, comme nous pourrions la
nommer, est ici nettement perceptible, mais il s’agit d’une
vénération pour l’ordre et la forme requise, non d’une humiliation
volontaire devant une quelconque divinité. » (Ibid., p 14.)
Les prières se divisent sommairement en deux grandes
catégories. Soit elles sollicitent le bien, recherchent une bénédiction,
font appel à des êtres surnaturels bienveillants, soient elles ont pour
but d’exorciser le mal, de restreindre son action, de détruire celui ou
celle qui l’a envoyé. De nombreuses prières contiennent en fait ces
deux aspects à la fois, mais l’accent y est généralement mis sur l’un
ou sur l’autre.
Il y a enfin les grandes prières d’invocation et de libération, qui
décrivent des quêtes de la Connaissance sacrée et du Pouvoir,
comme celle de la Voie de la Grande Étoile « qui requiert un jour et
une nuit pour être récitée [dans le mythe] et “conduit [le patient] à
descendre sous la terre, puis à monter dans le ciel et à revenir”,
récapitulant ainsi le thème majeur du mythe de la Grande Étoile »
(McAllester, 1956 : 87). Une autre célèbre prière, récitée celle-là
dans la Voie de la Nuit, raconte comment les Jumeaux-Guerriers et
Dieu-Qui-Parle vont chercher le malade dans la terre des morts, le
délivrent et le ramènent dans le monde des hommes (voir chapitre
VIII).
Avant le Rite :
La peinture est terminée.
Des bâtons votifs sont plantés sur son pourtour.
Des bols d’infusion d’herbes sont introduits dans le hogan par les
gardiens.
Des femmes apportent de la nourriture. Les hommes prennent leur
repas.
Le héraut annonce le début de la cérémonie.
Le patient entre, portant une vannerie de cérémonie remplie de farine
de maïs.
Il répand un peu de farine, en guise d’offrande, sur chaque
personnage de la peinture.
Il ôte ses vêtements.
L’homme-médecine le conduit jusqu’à la peinture de sable. Il
s’assied sur la peinture en faisant face à l’Est.
L’homme-médecine chante une prière en s’accompagnant de sa
crécelle.
Des bouquets de plantes médicinales sont appliqués sur le corps du
patient.
L’infusion d’herbes est distribuée, certains participants en boivent.
Après le Rite :
Le patient et les personnes de l’assistance qui le désirent
subissent une fumigation.
Une aile en plumes d’aigle est utilisée pour débarrasser le patient
du sable qui adhère à sa peau.
Le patient sort du hogan.
Les participants au rite peuvent appliquer du sable sur leur corps.
Le sable de la peinture est raclé et recueilli dans une couverture,
les assistants de l’homme-médecine vont l’épar- piller à l’extérieur,
au nord du hogan.
Les remèdes des Navajos
Outre les hommes-médecine et les diagnosticiens, les Navajos
recourent à une autre sorte de médecins traditionnels, que l’on
pourrait appeler herboristes, ou plus exactement guérisseurs par les
plantes. Ces praticiens n’ont aucun lien avec les chants, puisque leur
tâche consiste uniquement à recueillir des herbes et à confectionner
avec elles des remèdes pour les maux courants de l’existence. Un
grand nombre des médications qu’ils prescrivent ne sont
probablement que des palliatifs ou des placebos, mais certaines
d’entre elles paraissent être étonnement efficaces. De tels remèdes ne
sont pas issus d’expérimentations scienti- fiques rigoureuses, et ne
font pas non plus partie du système de guérison symbolique
représenté par les chants. Les principes actifs qui leur donnent leur
valeur y sont involontairement mêlés à des substances inertes, dont
les propriétés curatives sont extrêmement réduites, voire
inexistantes. Lorsqu’ils sont jugés nécessaires, ces remèdes sont la
plupart du temps utilisés simplement, sans rites particuliers. Aucune
mélopée, aucune prière n’accompagne leur absorption ou leur
application, et ils ne sont liés à aucun mythe des origines.
Les hommes-médecine emploient eux aussi des herbes
médicinales dans leurs cérémonies rituelles. La vertu thérapeu-
tique de ces plantes vient essentiellement du fait qu’elles sont
mentionnées dans les mythes, ou ont été utilisées par les dieux lors
des cérémonies originelles pour guérir les héros des chants. Elles
sont cueillies avec des précautions particulières, souvent en récitant
des prières de circonstance. Pour la Voie de la Nuit, par exemple,
une des herbes utilisées ne peut être récoltée que lorsqu’un éclair
illumine le ciel. Les remèdes qui en sont tirés sont obligatoirement
préparés par des personnes qualifiées, et ne peuvent l’être qu’à
certaines périodes précises de l’année. Essentiellement symboliques,
ils sont employés d’une manière très semblable à celle des autres
constituants des chants, pour favoriser l’identification des patients
avec les puissances surna- turelles évoquées lors des actions
rituelles. Mais parmi les quelques centaines d’ingrédients qui les
composent, il s’en trouve certainement quelques-uns qui produisent
d’authen- tiques résultats au plan physiologique.
Kluckhohn et Wyman (1940 : 48-57) ont présenté une
description générale de l’usage de ces remèdes pendant le dérou-
lement des chants. Lors de chacun d’eux, l’homme-médecine a
habituellement recours à une lotion, à des émétiques et à des
fumigateurs. Ces derniers ont essentiellement une fonction de
purification, car la fumigation intervient souvent à la fin d’un rite ou
d’une cérémonie. Deux braises ardentes extraites du foyer central
sont placées devant le patient, ainsi que devant tous les participants
au chant qui le désirent. L’homme-médecine jette un mélange
d’herbes sur les braises, et chacun inhale l’épaisse fumée bleue qui
s’en dégage, en s’en frottant en même temps les bras et les jambes.
Les émétiques sont employés pendant les séances de sudation, afin
de purifier les personnes présentes en vue des rites ultérieurs. À
plusieurs reprises au cours des cérémonies, l’homme-médecine
applique la lotion du chant au malade et à d’autres personnes, qui en
boivent également et se lavent avec. Elle est supposée soulager les
maux de tête, apaiser la fièvre et dissiper les malaises d’origine
physique. Dans les chants de la Voie de la Sainteté, la lotion utilisée
contient de la menthe, de la menthe aquatique et du pouliot.
Chaque chant nécessite aussi un remède à base d’herbes que
Kluckhohn et Wyman appellent l’« infusion spécifique ». Celle-ci,
expliquent-ils, « est exclusivement réservée à un seul cérémonial. Il
semblerait même qu’elle soit considérée comme le véritable agent
thérapeutique de la plupart des chants. » (Ibid., p. 51.) Sa
composition est un secret jalousement gardé. Elle est parfois
préparée dans un récipient en coquille d’ormeau ou en carapace de
tortue et placée sur la peinture de sable, entre les mains de l’Arc-en-
Ciel-Gardien. Lorsque le chanteur l’offre au patient, il incline
d’abord la coupe en direction des principaux personnages de la
peinture, pour rappeler que ce sont eux qui donnent ce remède au
malade. Il la fait ensuite passer au-dessus du sable dans le sens de la
course du soleil, puis la tend au patient pour qu’il la boive. Ce geste
peut être répété quatre fois.
Dans les chants de la Voie de la Sainteté, le malade reçoit une
boulette de pollen pendant les rites de peintures de sable. Elle a un
peu moins de deux centimètres de diamètre et est constituée de
pollen, d’eau, de farine de maïs et de sable consacré, auxquels
s’ajoutent des fragments d’éléments ou de matières mentionnés dans
le mythe correspondant. Ainsi un peu de sang de poisson est-il mêlé
au pollen pour les chants de la Voie du Projectile, afin de rappeler
l’aventure qui conduisit Garçon-Divin chez le Peuple-Poisson.
Avant de donner la boulette au patient, l’homme-médecine la
présente à la peinture de sable, puis au soleil. Il la fait alors avaler au
malade en la plaçant dans sa bouche et en l’accompagnant de quatre
gorgées d’eau. Elle est supposée séjourner ensuite dans son corps
comme un esprit, y apportant avec elle les bienfaits attendus des
divinités du chant.
Outre les remèdes à base d’herbes, les Navajos, comme la
plupart des autres tribus indiennes font un large usage des loges de
sudation, des bains de vapeur, des sources chaudes et des lits de terre
chaude pour traiter les blessures et les maladies muscu- laires et
osseuses. Toutes ces méthodes ont la réputation d’être d’une grande
efficacité.
Le Panthéon navajo
Dans de nombreux chants navajos, le Soleil (Tsó Hanon, le
Porteur-de-Soleil) est considéré comme la source première de la
Puissance et de la Lumière. Gladys Reichard exprime l’opinion
unanime de tous les observateurs lorsqu’elle écrit : « Les rites des
Navajos sont tous dérivés de leur culte central du Soleil. En raison
de leur conception de la Création, qui résulte pour eux de l’union de
la lumière (chaleur, ardeur) et de l’eau (semence, fluides, humidité,
brumes), le Soleil, en tant que symbole de la Lumière, de l’ardeur et
de la chaleur, est supérieur d’une certaine manière à tous les autres
dieux ou esprits. Et puisque toutes les choses vont par deux — l’une
dominatrice et l’autre subordonnée, l’une plus forte et l’autre plus
faible —, Femme-Changeante est l’élément pondérateur de leur
couple. Son pouvoir, quoique qualitativement différent, est
quantitati- vement sans doute aussi grand que celui du Soleil. »
(1945 : 211.) Femme-Changeante (Istsá Natlehi) est le grand
symbole de la Terre avec ses variations saisonnières régulières, une
puissance féminine nourricière donnant, protégeant et renouvelant la
vie. Comme une mère aimante, il semble qu’elle soit toujours bien
disposée à l’égard de l’humanité.
Ainsi le Soleil et Femme-Changeante constituent-ils l’axe central
autour duquel évoluent tous les Êtres et toutes les Puissances de
l’Univers. Ils sont la source ultime de la santé et de l’harmonie ; ils
ont le pouvoir de fortifier et de rajeunir. De leur union sont nés les
Jumeaux-Guerriers, Tueur-de-Monstres (Nayenezgáni) et Enfant-de-
l’Eau (Tobadsistsíni), qui accom- plirent un périlleux voyage jusqu’à
la demeure de leur père, obtinrent de lui le pouvoir de tuer les
monstres et de libérer les Hommes (ce mythe est étudié au chapitre
VIII). Les Jumeaux et leurs parents, le Soleil et Femme-Changeante,
forment la « sainte famille » de la théologie navajo. Femme-
Changeante et le Soleil sont par ailleurs liés, chacun de son côté, à
un être surnaturel du même sexe, moins puissant, qui complète ou
prolonge leur personnalité : la Lune (Kléhanoai) est le frère plus
terne du Soleil, tandis que Femme-Coquillage-Blanc est la sœur plus
effacée de Femme-Changeante. Femme-Coquillage- Blanc, plus
ambiguë, n’inspire pas la même confiance absolue que sa sœur.
Cette « sainte famille » est apparue tardivement dans l’his- toire
mythique du Dineh. Dans les mondes inférieurs du mythe des
origines, les personnages principaux, victimes du mal et de la
sorcellerie, étaient Premier-Homme et Première-Femme. Coyote,
Begochidi, Dieu-Noir (Dieu-du-Feu), Femme- Sel, ainsi que de
nombreux peuples d’insectes et d’animaux étaient présents depuis le
commencement, et jouèrent un rôle important dans la lente ascension
des humains vers la lumière et la conscience.
À côté des divinités majeures vénérées en toutes circons- tances,
chaque chant semble avoir son propre mini-panthéon. La Voie de la
Grêle, par exemple, met en scène le Peuple-Tonnerre, dont
Tonnerre-d’Hiver et Tonnerre-Noir sont les principaux
représentants. Dans la Voie-de-la-Grande-Étoile, on invoque le
Peuple-Étoile, guidé par son chef avisé Grande-Étoile. La Voie de la
Nuit, quant à elle, fait appel à des dieux particuliers, généralement
appelés Yeis, qui lors de la dernière cérémonie nocturne sont
incarnés par des danseurs portant des masques bleus et des rameaux
d’épicea et chantant d’une voix de tête volontairement effrayante.
Les Yeis sont dirigés par Dieu-Qui- Parle (Hastyéyalti), qui est une
sorte de Père bienveillant pour les Héros du chant, leur donnant des
conseils et des leçons et les sauvant de tous les périls auxquels ils
sont exposés. Il est souvent identifié à l’Est et au Soleil levant. Son
cri, Wu hu hu hù, est semblable à l’appel matinal des rites pueblos
(Bierhorst, 1974 : 334). Son partenaire habituel est Dieu-Qui-
Appelle, parfois nommé aussi Dieu-de-la-Maison, qui semble
symboliser la vie familiale, la paix, la fécondité, et qui est associé
avec l’Ouest et le soleil couchant. Ainsi les deux dieux font-ils partie
du symbo- lisme solaire complexe de la tribu.
Le monde du Dineh foisonne de divinités de toutes sortes.
Chaque force naturelle, chaque élément du paysage, chaque plante,
chaque animal, chaque phénomène terrestre ou météo- rologique a
son propre pouvoir surnaturel, émanant de son essence, et peut être
représenté par un personnage ou par un symbole dans les peintures
de sable.
Et puis il y a Begochidi! Radicalement différent de tous les
autres dieux, il personnifie la coïncidence des opposés, la réunion
paradoxale des contraires (Reichard, 1950 : 386-390). D’un côté, il
est le fils du Soleil, associé à la lumière et au feu, une divinité solaire
créatrice de vie « qui eut des rapports avec toutes les choses de
l’univers ». Sous cet aspect bénéfique, il est le protecteur des
animaux domestiques et du gibier : c’est lui que l’on prie pour avoir
un bon cheval. Il est représenté sous la forme d’un personnage
solaire, avec des cheveux blonds ou roux et des yeux bleus. Natani
Tso disait de lui : « Begochidi a fait toutes les choses qui vivent sur
la terre. Lorsqu’ il devient trop vieux, il rajeunit. Il y en a deux,
(deux en un), un blanc et un jaune, Begochidi et Begotsoi. Il sait
absolument tout. Il nous a donné toutes les cérémonies que nous
pratiquons. » Je n’ai malheu- reusement pas pu obtenir de lui
d’autres précisions sur la diffé- rence entre les deux visages du dieu,
devant me contenter de l’explication, peu satisfaisante en
l’occurrence, que les divinités du Dineh vont toujours par deux.
Mais d’un autre côté, Begochidi est aussi un grand joueur et un
exceptionnel semeur de troubles. Il peut prendre toutes les formes
qu’il désire : arc-en-ciel, sable, eau, vent, insectes, etc. Il se rit des
autres dieux, leur envoyant des essaims d’insectes qui les piquent
cruellement, jusqu’à ce qu’ils aient satisfait toutes ses requêtes. Il se
glisse subrepticement derrière les jeunes filles et leur pince les seins
en criant : « Bego, bego » (son nom signifie Celui-Qui-Empoigne-
les-Poitrines). Lorsqu’un jeune chasseur vise une proie, Begochidi
lui tord les testicules et lui fait manquer sa cible. Il intervient
également, de la même manière facétieuse, quand un homme et une
femme font l’amour.
Parfois, Begochidi apparaît sous la forme d’un ver ou d’un
insecte rampant dans la poussière et représentant une chose obscène.
Bien qu’accordant une place de choix aux rapports sexuels et à la
procréation, il est aussi le protecteur des bardaches (travestis) et
s’habille comme une femme. Dans le mythe de la Voie de la Mite
(Spencer, 1957 : 148-150), il vit en tant que travesti parmi le Peuple-
Papillon, passant son temps à glisser ses mains dans leur entrecuisse
en ricanant : « Bego, bego ». Ils ne peuvent pas se marier tant qu’il
s’occupe d’eux. Un jour qu’il est au loin, les frères et les sœurs ont
des rapports incestueux, dont les conséquences sont catastrophiques :
atteints de la « folie des mites », ils se précipitent tous dans le feu. Il
faut utiliser la force pour les séparer. Finalement, on trouve le moyen
de les guérir en utilisant un médicament tiré des organes génitaux
d’une portée de coyotes, de renards bleus, de blaireaux ou d’ours.
Lorsque le remède leur est donné, frères et sœurs s’assoient dos à
dos, et des papillons sortent de leur bouche pour disparaître dans le
trou à fumée du hogan.
Si l’on cherche dans d’autres traditions un équivalent de la
nature ambiguë de Begochidi, on pense aussitôt à Mercure, qui joua
un si grand rôle dans l’œuvre des anciens alchimistes. Mercure était
associé au feu, le « feu universel et étincelant de la lumière naturelle
qui porte en lui l’esprit céleste » (Jung, 1967 : 209). Mais il pouvait
aussi être lascif et féminin, et était souvent figuré « en perpétuelle
cohabitation » avec lui-même (ibid., p. 217). Dans le Rosarium
philosophorum (Le Rosaire des philo- sophes), un texte alchimique
du xvie siècle, sa nature double était montrée d’abord comme une
cohabitation, puis comme une fusion de ses aspects masculin et
féminin, représentés par le Soleil et la Lune. « Il est le diable, un
sauveur qui montre le chemin, un illusionniste insaisissable, et la
divinité telle qu’elle se reflète dans la nature maternelle. » (Ibid., p
237.)
Ainsi Mercure et Begochidi rassemblent-ils tous deux en eux le
plus bas et le plus haut, le joueur de tours sensuel et l’union
mystique avec le divin, un lien simultané avec le Soleil et avec la
Lune, une sexualité animale et le dépassement transcendant de toute
sexualité. Chacun d’eux peut aider ou blesser, selon la manière dont
il est abordé. Dans ses dernières versions des mythes navajos, le
célèbre homme-médecine et tisseur Hosteen Klah semble avoir tenté
de faire un parallèle entre Begochidi et l’image chrétienne du Fils de
Dieu. Mais l’« Empoigneur-de- Poitrines » ne peut pas plus être
uniquement le Dieu de bonté du christianisme qu’il ne peut être
seulement un ferment de discorde diabolique. Avec lui, le Dineh a
réalisé une véritable union des contraires, à propos de laquelle Jung
écrivait : « Psychologiquement, cela signifie que la totalité humaine
ne peut être décrite qu’en termes antinomiques, ce qui est toujours le
cas lorsque l’on a affaire à une idée transcendantale. » (1954 : 312.)
Begochidi est un symbole unificateur, qui combine en lui le bien
et le mal, le haut et le bas, le pur et l’impur, le masculin et le
féminin; en tant que tel il représente sans doute l’un des concepts
intuitifs les plus audacieux des formes de spiritualité des religions
tribales, en l’occurence d’Amérique du Nord — une tentative
ingénieuse d’exprimer à travers l’image d’une divinité la nature
fondamentalement paradoxale de l’être humain. C’est probablement
ce que voulait signifier Klah lorsqu’il le décrivit une fois comme un
dieu aux yeux bleus, aux cheveux blonds ou roux, portant des
vêtements de femme (Reichard, 1950 : 387).
4
La religion navajo : l’exemple d’une Voie
Comment les éléments constitutifs de la religion navajo, que
nous venons de présenter, agissent-ils ensemble pour opérer les
guérisons qui sont le but de tous les chants ? La meilleure façon de
répondre à cette question est d’étudier le déroulement, jour après
jour, des cérémonies d’un chant de neuf nuits. Pour ce faire, la
source la plus fiable et la plus complète est le compte rendu détaillé
des rites de la Voie de la Nuit rédigé par Washington Matthews
(1902). Les quatre premières journées sont essentiel- lement
consacrées à la purification et à l’évocation (premier et deuxième
stades), qui cèdent la place les quatre jours suivants à l’identification
et à la transformation (troisième et quatrième stades). Lors de la
neuvième nuit, la dernière, ont lieu, d’une part, une récapitulation de
ce qui s’est produit précédemment et d’autres part, la libération du
patient des forces symboliques mises en action pendant le chant
(cinquième stade).
En poussant des cris très sonores, les deux hommes coupent les
liens qui retiennent le malade prisonnier.
La quatrième nuit, un masque est placé sur son visage. Un jeune
arbre planté au centre du hogan est courbé jusqu’à ce que sa cime
puisse être glissée comme un crochet sous le rebord inférieur du
masque. Lorsqu’on le lâche, il se redresse brusquement, arrachant le
masque et découvrant le visage du patient. À la fin du quatrième
jour, les rites de purification et d’exorcisme sont pratiquement
achevés. Pour les accomplir, l’homme-médecine a été secondé par
ses assistants transformés pour l’occasion en « imitateurs-de-dieux »,
un procédé propre à la Voie de la Nuit, qui ne se retrouve dans aucun
autre chant.
Dans le même temps, les rites d’évocation (deuxième stade) vont
aussi leur train. Les quatre premiers matins, des jeux spéciaux de
Kethawns (Bâtonnets de prière) sont confectionnés et plantés dans le
sol afin d’inviter les dieux à assister au chant. Si la procédure a été
scrupuleusement respectée, ceux-ci ne peuvent pas se dérober.
Pendant la fabrication des Bâtonnets, des mélopées de ce genre sont
chantées :
Le cinquième jour
Le malade prend un bain rituel et offre de nouveaux kethawns ;
ensuite a lieu la quatrième et dernière cérémonie dans la loge de
sudation, suivie de nouvelles mélopées, d’une séance de fumigation
et d’une prière dite par l’homme- médecine. L’après-midi, une
peinture de sable appelée l’Image- de-l’Endroit-Qui-Tremble est
réalisée. Le patient se dévêt, ne conservant qu’une bande-culotte (les
femmes n’enlèvent que leurs vêtements de dessus), et une plume
provenant de l’épaule d’un aigle est attachée à ses cheveux. Il se met
alors à trembler de tout son corps, comme s’il était pris de
convulsions. Secoué de spasmes, il suit les empreintes de pas,
dessinées avec de la farine de Maïs, qui le conduisent jusqu’à la
peinture de sable, sur laquelle il s’assied, les membres fléchis,
regardant en direction de l’Est. Pendant que la mélopée continue de
retentir, l’homme- médecine tend les bras et donne quelques coups
sonores sur un tambour dissimulé derrière lui. À ce signal, les
Intercesseurs qui attendaient à l’extérieur se précipitent dans le
hogan. Chacun des participants fait mine d’être très inquiet lorsque
les divinités s’approchent du malade et le touchent avec leurs
talismans, puis lui tournent le dos et disparaissent aussi rapidement
qu’elles sont apparues. Lorsque cette scène a été jouée quatre fois, la
cérémonie s’achève, le patient cesse de trembler et quitte à son tour
le hogan. Plus ses tremblements ont été violents, plus il est clair pour
tous que sa maladie était provoquée par les dieux de la Voie de la
Nuit, et qu’elle va maintenant être guérie.
La nuit suivante, la cinquième, est celle de l’initiation. Il s’agit
du rite d’initiation et de puberté des Navajos, autrefois imposé aux
jeunes gens des deux sexes de la tribu, et qui a depuis été intégré à la
Voie de la Nuit. À cette occasion, le tambour est « retourné », ce qui
signifie que ses battements vont faire partie du rituel. Après les
préparations d’usage, les « imitateurs-de- dieux » sortent du hogan
pour aller chercher les futurs initiés. Cette partie du chant n’est pas
réservée au seul patient ; tous les membres de la tribu qui désirent
être initiés aux mystères de la religion navajo peuvent en bénéficier.
Un dieu, en l’occurrence Dieu-Qui-Parle, arrive accompagné d’une
déité, et tous deux font pénétrer les candidats devant eux dans la
loge. Dieu-Qui- Parle porte deux grandes feuilles de yucca, la diéité
une peau de faon tachetée contenant du pollen. Les hommes vont
s’asseoir au nord, les femmes au Sud, les premiers se déshabillant
derrière des couvertures tandis que les divinités personnifiées
lancent de temps à autre des cris perçants.
Lorsque tout le monde est prêt, Dieu-Qui-Parle s’approche de
l’homme placé le plus au Nord. La déité émet un hululement et le
candidat se lève en rejetant ses couvertures. La déité lui applique de
la farine sur le devant des tibias, que le dieu frappe avec ses feuilles
de yucca. Elle procède ensuite de la même manière avec d’autres
parties de son corps, qui sont elles aussi frappées avec les feuilles de
Dieu-Qui-Parle. Tous les hommes subissent tour à tour ce traitement.
Les femmes, qui ne sont pas tenues de se déshabiller, restent assises
et ne sont pas frappées avec les feuilles, mais elles doivent garder la
tête courbée, pendant qu’un épi de maïs jaune est appliqué à divers
endroits de leur corps et que la déité les asperge de farine de maïs.
Quand tous les candidats ont subi l’épreuve, les divinités se
démasquent et le secret du Yeibichai est révélé. Depuis leur plus
tendre enfance, les jeunes Navajos ont appris à craindre les dieux
masqués. À la fin de l’initiation, ils peuvent constater que les
porteurs de masques ne sont pas des Êtres surnaturels, mais des
personnes qu’ils connaissent de longue date, qui se sont déguisées
pour l’accomplissement du rite. C’est la connaissance cachée à
laquelle ils ont le privilège d’accéder. Les candidats peuvent même
prendre les masques, s’en recouvrir le visage et regarder à travers les
ouvertures des yeux. Les masques sont ensuite arrosés de Pollen, et
chacun des assistants sollicite silen- cieusement des dieux ce qu’il
désire le plus.
Le sixième jour
La grande peinture de sable des Troncs Tournoyants est réalisée.
Elle représente la scène que découvrit le Héros du mythe de la Voie
de la Nuit lorsqu’il arriva au bord du Lac-Des Eaux-Tournoyantes. Il
vit une gigantesque croix formée par des troncs d’épicéas flottant à
la surface ; les dieux étaient assis à l’extrémité de ses bras,
composant avec elle un énorme swastika tournant dans le sens de la
course du Soleil (l’inverse du sens des aiguilles d’une montre). Dans
le mythe de la Voie de la Nuit, cette image est associée aux secrets
de la fertilité et de la guérison qui furent plus tard révélés au héros
par les dieux.
La peinture, d’environ trois mètres de diamètre, est confec-
tionnée à même le sol du hogan. Un bol d’eau mélangée à du
charbon de bois est placé en son centre pour symboliser le Lac sacré.
Les troncs de bois noirs en partent dans les Quatre Direc- tions en
dessinant une croix, et huit divinités, quatre dieux et quatre déités,
sont assises deux par deux sur chaque rondin. Quatre autres dieux
d’une taille plus importante, situés à l’exté- rieur du swastika,
semblent le faire tourner avec leurs baguettes. À l’Est se trouve
Dieu-Qui-Parle, reconnaissable à son masque blanc, à son plumet de
douze plumes d’aigle et à son sac en peau d’écureuil. Dieu-Qui-
Appelle lui fait face à l’Ouest, portant sa robe noire, son masque
bleu et sa baguette de charbon de bois. Au Nord et au Sud, deux
dieux bossus, revêtus d’une peau de mouflon, rappellent la première
rencontre du Rêveur (le héros de la Voie de la Nuit) avec les Êtres
Saints. Ils arborent des masques bleus, de fausses cornes de
moutons, et leurs sacs sont remplis de graines. Complétant le cercle
des dieux extérieurs sont dessinées les quatre plantes sacrées des
Navajos : le Maïs, le Haricot, la Courge et le Tabac. Un Arc-en-Ciel
Gardien entoure trois des côtés de la peinture, l’Est seul demeurant
ouvert sans symbole de protection (voir seconde page des planches
en couleurs, illustration du haut).
Lorsque la peinture de sable est achevée, le patient pénètre dans
le hogan et va s’asseoir sur le tronc situé à l’Ouest, en faisant face à
l’Est. Alors les assistants du chanteur incarnant les dieux entrent à
leur tour en hurlant et vont plonger leurs asper- soirs dans l’infusion
qui, contenue dans une calebasse, sert à asperger le malade et la
peinture. Le rite de la peinture de sable se déroule ensuite tel qu’il a
été décrit au chapitre précédent.
Durant le sixième après-midi, les dieux-mendiants — deux
Intercesseurs de l’homme-médecine avec les entitées, vêtus comme
il sied pour les évoquer — vont visiter les camps voisins, dont ils
doivent être revenus avant la tombée de la nuit. Lorsqu’ils
approchent d’un camp, ils se mettent à danser en poussant leurs
hurlements caractéristiques et en tendant une sacoche en peau de
faon destinée à recevoir les offrandes des habitants,
habituellement constituées de nourriture et de tabac. Dans la soirée,
des mélopées sont chantées, accompagnées au panier- tambour et à
la crécelle. À l’extérieur du hogan ont lieu les répétitions préparant
les grandes danses de la dernière nuit du chant ; des visiteurs et des
parents venus de toute la réserve commencent à se rassembler pour
assister à cette ultime cérémonie.
La neuvième nuit
Les festivités publiques de la dernière nuit débutent avec l’une
des cérémonies les plus importantes du chant, la danse des Atsálei,
ou danse des Premiers Danseurs. Ceux-ci, au nombre de cinq,
représentent Dieu-Qui-Parle et quatre Oiseaux-Tonnerre mâles. Ils
portent des mocassins en peau de daim, de longues jambières bleues,
une bande-culotte ou un pagne rouge, une ceinture à clous d’argent à
laquelle est attachée une peau de renard bleu (renard argenté), un
grand nombre de magnifiques colliers, empruntés pour l’occasion, et
surtout les masques bleus des dieux Yei, garnis de plumes, le tout
ceint par un collier d’épicéa. Chacun des danseurs tient un rameau
d’épicéa dans la main gauche et une crécelle confectionnée à partir
d’une coloquinte séchée dans la main droite.
Le patient et l’homme-médecine sortent du hogan. Le malade
répand de la farine de maïs sur les danseurs, puis avec le chanteur,
face à l’Est, ils entonnent une prière d’invo- cation. Pendant ce
temps, les danseurs ne cessent de se balancer d’un côté à l’autre, un
silence total règne sur la foule quand l’homme-médecine commence
à évoquer l’Oiseau-Tonnerre mâle sombre :
À Tsegihi (Maison-Blanche),
Dans la Maison faite de l’Aube,
Dans la Maison faite de la Lumière du Crépuscule,
Dans la Maison faite du Nuage sombre,
Dans la Maison faite de la Pluie Mâle,
Dans la Maison faite de la Brume sombre,
Dans la Maison faite de la Pluie Femelle,
Dans la Maison faite de Pollen,
Dans la Maison faite de Sauterelles,
Où un rideau de brume sombre masque l’entrée,
Dont le chemin qui y mène emprunte l’Arc-En-Ciel,
Où l’ éclair en zigzag se tient au sommet,
Où la Pluie Mâle se tient au sommet…
Ô Dieu Mâle !
Avec tes Mocassins de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec tes Jambières de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec ta Chemise de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec ton Bandeau de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec ton Esprit enveloppé de Nuage sombre, rejoins-nous.
Avec le Tonnerre sombre au-dessus de toi, rejoins-nous en prenant
ton essor.
Avec le Nuage façonné à tes pieds, rejoins-nous en prenant ton
essor.
Avec la lointaine obscurité faite du Nuage sombre au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Mâle au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Brume sombre au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Femelle au-dessus de ta
tête, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Éclair en zigzag décoché très haut au-dessus de ta tête,
rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Arc-En-Ciel suspendu très haut au-dessus de ta tête, rejoins-
nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite du Nuage sombre à l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Mâle à l’extrémité de tes
ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Brume sombre à l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec la lointaine obscurité faite de la Pluie Femelle à l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Éclair en zigzag décoché très haut au-dessus de l’extrémité
de tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’Arc-En-Ciel suspendu très haut au-dessus de l’extrémité de
tes ailes, rejoins-nous en prenant ton essor.
Avec l’obscurité proche faite de Nuage sombre, de Pluie Mâle, de
Brume sombre et de Pluie Femelle, rejoins-nous.
Avec l’obscurité sur la Terre, rejoins-nous.
(Matthews, 1902 : 143.)
La variable culturelle
Dans son introduction à l’étude de la psychiatrie des peuples
primitifs, Kiev a mis en avant l’importance décisive de l’approche
culturelle. Ce point avait déjà été souligné dès 1938 par Hallowell,
qui partait de sa théorie selon laquelle les réponses apprises
l’emportent chez toute personne sur les schémas de comportement
innés. Ces réponses apprises, ou acquises, sont déterminées par les
idées, les croyances et les institutions traditionnelles, qui
conditionnent les expériences affectives de l’individu. Ainsi la
culture est-elle le cadre majeur de référence pour toutes les réactions
émotionnelles, dont elle dicte à la fois la force avec laquelle elles
s’expriment et la forme particulière qu’elles peuvent prendre (1964 :
24).
Dans toute étude sur les manifestations névrotiques, qu’elles
apparaissent dans des sociétés ignorant ou connaissant l’écriture, les
variables culturelles et subculturelles doivent être prises en compte.
Parmi tous les grands psychanalystes, seuls Fromm (1955), Erikson
(1950) et Horney (1937) ont accordé au contexte culturel la place
prédominante qui lui revient. Alors que le cadre familial et les
relations interpersonnelles vécues depuis la naissance donnent à la
névrose son « degré de présence » dans chaque individu, la culture
ambiante détermine sa forme et son contenu social. La famille et
chacun de ses membres sont immergés dans la culture comme des
poissons dans l’océan. Des décennies d’études anthropologiques ont
montré que la culture est au cœur de l’homme ; l’objectivité, en
conséquence, n’est qu’une pure illusion quand il s’agit de juger
d’une culture à partir du point de vue d’une autre.
Derrière la variable culturelle existent certaines facultés
psychologiques, comme l’aptitude de l’esprit humain à dissocier et à
compartimenter, qui peuvent conduire aux divers aspects de la
névrose. Si nous tenons pour évident que l’esprit humain a un besoin
vital de demeurer intègre et de maintenir des relations harmonieuses
avec ses différentes parties, nous devons aussi comprendre que ceci
ne peut être accompli que s’il est capable de supporter douleurs et
conflits. Afin d’éviter la « souffrance légitime », comme l’appelait
Jung, qui n’est autre que la difficulté à vivre dans un monde
conflictuel, la psyché a la capacité de dissocier automatiquement une
fraction d’elle- même d’une autre, et même de ne conserver aucune
conscience de ce sacrifice. Lorsque la douleur devient insupportable,
elle peut ainsi être isolée ou amputée, mais les affects s’en vont avec
elle.
Pierre Janet, dans ses études sur l’hystérie, fut le premier à parler
longuement de la dissociation. Elle est déterminante dans les
phénomènes hystériques, mais joue également un rôle dans la
névrose obsessionnelle et dans diverses autres manifes- tations
névrotiques. Freud a définitivement établi que les parties détachées
(refoulées) de la conscience ne disparaissent nullement, mais
reviennent au contraire d’une manière insis- tante, compulsive, pour
imposer à l’esprit des images, des idées et des comportements non
désirés. Jung (1960) a montré comment ces parties isolées du
conscient peuvent s’organiser elles-mêmes en petites constellations
symboliques autonomes, auxquelles il a donné le nom de «
complexes à tonalité affective ». Ces complexes peuvent être
représentés par des symboles anthropo- morphes, théomorphes ou
thériomorphes; ce sont des centres d’énergie psychique susceptibles
d’envahir passagèrement ou partiellement la conscience et de diriger
les actes et les pensées d’un individu.
Selon Jung, « L’existence des complexes jette de sérieux doutes
sur l’affirmation naïve de l’unité de la conscience, qui est assimilée
à la “psyché”, et sur la toute-puissance de la volonté. » (1960 : 96.)
Jung associait par ailleurs les complexes au symbolisme des rêves : «
La psychologie des rêves nous montre aussi clairement que nous
pourrions les désirer comment les complexes apparaissent et
prennent une forme personnifiée quand il n’y a pas de conscience
inhibitrice pour les supprimer » (page 97.) En ce sens, les complexes
sont des éclats de psyché. Jung a également défini avec précision le
problème central de la dissociation névrotique : « Une des causes les
plus répandues est le ‘conflit moral’, qui résulte en dernière analyse
de l’ impossibilité apparente, pour un individu, d’affirmer la totalité
de son être. » Si ce processus va suffisamment loin, permettant au
complexe d’acquérir assez d’énergie, alors « l’ inconscient aide le
complexe à assimiler jusqu’ à l’ego lui-même, le résultat étant une
substitution temporaire et inconsciente de personnalité connue sous
le nom d’“ identification au complexe” » (page 98). Selon son degré
de gravité, un tel état serait qualifié par la psychiatrie moderne de
névrose d’angoisse, d’hystérie de conversion, d’amnésie partielle, de
fugue, voire de dédou- blement schizophrénique de la personnalité
ou de psychose.
Les malades qui en sont frappés attribuent souvent ces troubles à
des forces extérieures à eux-mêmes, et il est vrai qu’elles viennent
de l’extérieur de l’ego conscient. Pour une personne naïve, l’esprit
est entièrement « à l’extérieur », dans une identité projetée avec les
forces naturelles et sociales environ- nantes. Ces fragments
psychiques séparés ou non désirés sont ressentis comme des
intrusions : intrusion d’un objet, intrusion d’un esprit, effets
maléfiques de la sorcellerie, ou punition infligée par un être
surnaturel pour avoir violé un tabou. C’est fréquemment une forme
de possession intrusive, ayant sa source à l’extérieur, qui détruit
l’intégrité de l’individu et provoque la maladie mentale.
Afin de voir comment le « facteur moral » entre dans la
formation de modèles névrotiques culturellement déterminés, il est
nécessaire d’examiner le centre du conflit moral à l’inté- rieur de la
culture prise dans son ensemble. Ceci fut compris dès 1853 par un
des pionniers de la recherche sur la pathologie et le traitement de
l’hystérie — un champ d’étude particuliè- rement fertile. Dans un
ouvrage intitulé On the Pathology and Treatment of Hysteria, Robert
Carter, un médecin généraliste perspicace, fit l’observation suivante :
Conclusion
Toutes les considérations avancées dans ce chapitre montrent
que la peur de la possession a joué un rôle déterminant dans
l’élaboration de la religion et des autres aspects de la culture des
Navajos. Leur attitude traditionnelle à l’égard des rêves visionnaires
et de l’expérience mystique directe n’est pas ouver- tement hostile,
mais gentiment décourageante. La crainte de la possession est à la
base de leur peur excessive des fantômes et des morts, des nombreux
interdits entourant leurs rites funéraires, des maladies
psychonévrotiques à forme de possession propres à la tribu, décrites
par Kaplan et Johnson, ainsi que du jugement ambivalent porté par
leurs hommes-médecine sur l’usage du peyotl.
L’autre aspect important de la culture navajo — l’envers de la
crainte de la possession — est la foi en la raison et en la
connaissance pour élaborer une éthique réglant la conduite des
individus ainsi qu’un système complexe de guérison des maladies.
Étudiant le code moral des Navajos, Ladd (1957) a qualifié ceux-ci
de rationnels, prudents et pragmatiques. Lorsqu’ils sont confrontés à
un problème, ils sont persuadés qu’en en discutant longuement, en
l’examinant sous tous ses aspects, ils finiront nécessairement par lui
trouver une solution raisonnable. En elle-même, la référence à
l’autorité ou à la tradition n’est pas suffisante. La solution proposée
doit être prudente, sans danger pour le bien-être de l’individu et du
groupe, et avant tout pratique. Les Navajos ne croient qu’en ce qui
fonctionne. Leurs discussions ont essentiellement trait à ce qui a déjà
fonctionné dans le passé et à ce qui fonctionnera peut-être dans le
futur.
Ce mode de pensée est étroitement lié à leur conception d’un
ordre universel. Pour eux, le monde est rempli de forces naturelles
qui agissent en obéissant à des lois précises édictées par des Êtres
surnaturels. Par une connaissance aussi exacte que possible de ces
règles, tout leur système de guérison cherche à contrôler les forces
qui sont à l’origine de la rupture de l’har- monie, et de la maladie.
Ainsi ce système est-il fondamenta- lement rationnel, bien que
déduit de prémisses très différentes de celles qui sont à la base de la
médecine scientifique.
Il est important pour les Navajos que la maîtrise et la clarté de la
conscience s’opposent au désir inconscient de chacun de
« se laisser aller » et d’être emporté hors de lui-même. Leur amour
de l’empire sur soi est tel qu’il ne leur a jamais permis de sacrifier
ces valeurs au profit des visions extatiques. Il n’y a pas non plus de
place dans leur vision du monde pour le péché tel que nous le
concevons. Reichard explique à ce sujet : « Le code dit à un Navajo
ce qu’ il devrait ou ne devrait pas faire, quelle punition il encourt —
non pour avoir transgressé la loi, mais pour corriger son erreur…
La notion navajo la plus proche du concept de péché est “ être
déréglé, manquer de contrôle” : une définition qui implique une
rationalisation, non l’apaisement d’une mauvaise conscience, la
reconnaissance d’une erreur, non un sentiment de culpabilité. »
(1950 : 125.) Les lois qui gouvernent l’univers, y compris les
cérémonies de guérison, ont été formulées au commencement, quand
les premiers êtres vivants émergèrent du monde souterrain. Elles
n’ont cessé de régir la vie depuis ce temps.
1. Les Navajos ne furent pas vraiment concernés par cette danse qui
se produisit à des milliers de kilomètres au nord. En 1890, la danse
des Fantômes (ou des Esprits) Ghost Dance, est arrivée chez les
Sioux lakotas, dans les Plaines du Nord, par le biais de Wovoka, un
Paiute considéré comme prophète par ses pairs ; cette «
manifestation » aboutit alors au massacre de Wounded Knee dans le
Dakota du Sud le 29 décembre 1890. L’équivalent était déjà
cependant survenu en 1881 avec le prophète apache cibecue,
Nakaïdoklini; la transe collective à peu près de même nature que la
Ghost Dance aboutit à la bataille de Cibicue Creek le 30 août 1881
dans la réserve de Fort Apache, bataille qui porta un coup sévère aux
Apaches. (O.D.).
2. Il s’agit de l’Église indienne d’Amérique, lié à la religion « pan-
indianiste » (c’est- à-dire répandue dans toutes les tribus d’Amérique
du Nord) du Peyolt. (O.D.).
3. Pour une des dernières études en date considérée à ce jour comme
la plus aboutie, voir Omer C. Stewart, Peyote Religion. A History,
1987. Édition française : Le Peyolt. Sacrement de l’Amérique
indienne, Le Rocher, coll. « Nuag rouge », 2001. (O.D.).
6
Le retour aux origines
Mircea Eliade a écrit au sujet du mythe des origines : « En tant
que modèle exemplaire de toute “création”, le mythe cosmogo-
nique peut aider le patient à faire un “nouveau commencement” de
sa vie. Le ‘retour aux origines’ offre l’espoir d’une renaissance.
Tous les rituels de guérison que nous avons examinés jusqu’ ici
visent à un retour aux origines. Nous avons l’ impression que pour
les sociétés archaïques, la vie ne peut pas être ‘réparée’, mais
seulement ‘recréée’par un retour aux sources. Et la “source des
sources” est le prodigieux jaillissement d’ énergie, de vie et de
fécondité qui se produisit lors de la Création du Monde. » (1968 :
30.)
Ainsi la présentation du mythe des origines dans les mélopées,
les prières et les peintures de sable navajos n’a-t- elle pas
uniquement un but d’éducation et de remémoration, mais offre-t-elle
aussi au patient la possibilité de s’identifier aux forces symboliques
qui créèrent jadis l’univers, et, en se fondant en elles, de se recréer
lui-même sain et parfait, tel qu’il aurait été au commencement du
monde. Le mythe de la guérison est une partie du mythe
cosmogonique, et ne peut être séparé que partiellement et
analytiquement du mythe plus vaste qui l’englobe. Le mythe des
origines des Navajos se trouve au cœur même de leur complexe
religieux, et tous les mythes mis en actes dans les chants sont issus
de ce tronc central. Aussi le retour aux origines est-il le premier
principe de la guérison symbolique. Afin de comprendre la nature de
ce retour dans le contexte culturel navajo, il nous faut étudier ici le
mythe cosmogonique originel sur lequel tout le système de guérison
des Dinéhé est bâti.
L’homme-médecine et son patient, qui tient dans ses mains les objets
sacrés du paquet médecine, récitent ensemble une prière de la Voie
de la Bénédiction.
Le patient d’une Voie de Bénédiction se purifie à l’aide d’eau
saponifiée.
L’homme-médecine asperge rituellement le patient au cours de la
Voie de la Bénédiction.
7
La maîtrise rituelle du mal
Peu de temps avant sa mort, Kluckhohn écrivait : « Alors que l’
interprétation globale de n’ importe quel mythe, ou des mytho-
logies, doit s’appuyer sur la manière dont les différents thèmes sont
combinés entre eux […] il n’en reste pas moins vrai que la simple
récurrence de certains motifs dans des aires culturelles histori-
quement ou géographiquement séparées les unes des autres nous
enseigne quelque chose sur la psyché humaine. Elle suggère que l’
interaction d’une certaine sorte d’appareil biologique dans une
certaine sorte de monde physique avec des données incontournables
de la condition humaine (la dépendance des enfants, deux parents de
sexes différents, etc.) conduit à des constantes dans la formation des
productions imaginaires, des images suggestives. » (1960 : 48.)
Le mal, sous forme de haine ou d’animosité, est l’une de ces
données incontournables. S’il pouvait se manifester librement, il
détruirait le tissu social de toute culture. Aussi y a-t-il toujours eu
des méthodes symboliques efficaces pour l’isoler et le maîtriser.
Dans l’article cité ci-dessus, Kluckhohn notait également que, de
tous les phénomènes culturels, ceux qui ont trait à la sorcellerie sont
de loin les plus répandus dans l’espace et dans le temps. Selon une
étude à grande échelle du matériel recueilli par les ethnologues,
certains thèmes précis réappa- raissent même avec une étonnante
fréquence : 1) la croyance en l’existence d’animaux monstrueux, qui
se déplacent la nuit à une vitesse prodigieuse et se rassemblent en
sabbats pour pratiquer le mal ; 2) l’idée que la maladie, l’émaciation,
et finalement la mort, peuvent résulter de leurs actions magiques,
ou de l’introduction de certaines substances toxiques dans le corps
de la victime ; 3) un lien variable, mais presque toujours repérable,
entre la sorcellerie et l’inceste.
Ces éléments se rencontrent avec une telle régularité que
Clements (1932) a émis l’hypothèse qu’ils font partie d’un complexe
culturel né à l’époque du Paléolithique, qui s’est maintenu et
répandu ensuite dans le monde entier. Même s’il en est ainsi, le fait
est que ce complexe présente une grande diversité, tant en intensité
que par les formes qu’il prend, selon le génie de la culture
particulière dans laquelle il a dû s’intégrer. Il peut être une véritable
obsession dans telle culture, à peine une vague réminiscence dans
telle autre. La sorcellerie, qui joua un si grand rôle dans l’Europe
médiévale et persista dans l’Ancien Monde jusqu’à l’époque
moderne, est une des manifestations de ce phénomène. Quoique
toujours liée aux formes héritées du passé, elle présente des
subdivisions, qui attestent qu’elle peut être vouée au bien (magie
blanche) tout autant qu’au mal (magie noire).
Dans son étude désormais classique sur la sorcellerie navajo,
Kluckhohn (1967) n’a découvert aucune preuve décisive de
l’existence de sorciers parmi ce peuple, mais de nombreux récits font
néanmoins état de leurs activités, et la plupart des Dinéhé croient en
eux. Premier-Homme et Première-Femme furent les premiers à
exercer une forme élémentaire de sorcellerie durant la période qui
précéda l’Émergence; ils furent les créateurs de la Voie de la
Sorcellerie. Les sorciers sont supposés moudre la chair des cadavres,
de préférence d’enfants, en une poudre semblable à du pollen, qu’ils
déposent ensuite dans le hogan des personnes qu’ils veulent faire
périr. Celles-ci présenteraient bientôt des symptômes alarmants,
comme une langue noire et gonflée, des évanouissements, des
syncopes, et finiraient par s’affaiblir jusqu’à mourir d’épuisement.
Les sorciers, hommes ou femmes, sont toujours associés à la mort et
à l’inceste. Une partie de l’initiation à la Voie de la Sorcellerie
consisterait pour le candidat à tuer un de ses enfants ou de ses
proches parents. La cupidité et l’envie motivent largement le sorcier
: on dit qu’il accumule beaucoup de biens précieux en pillant les
tombes. Il peut se déplacer la nuit et apparaître sous la forme de
divers animaux : loups, coyotes, ours, hiboux, renards ou corneilles.
Les sorciers se retrouvent aussi parfois dans des assemblées, qu’un
informateur décrivit comme « seulement de mauvais chants »
(Kluckhohn, 1967 : 25-30).
Kluckhohn donna le nom d’envoûtement à une deuxième
catégorie de la sorcellerie navajo, qui est probablement une
subdivision de la Voie de la Sorcellerie. L’envoûteur n’est ni aussi
terrifiant ni aussi intrinsèquement mauvais que le sorcier. Il
accomplit son œuvre de destruction à distance, au moyen de sorts ou
de charmes spéciaux, en utilisant des résidus de sécrétions
corporelles ou des fragments d’objets personnels de la victime
potentielle, qu’il enfouit dans une tombe ou sous un arbre frappé par
la foudre. Il lance alors son sort et attend que la personne meure. Le
sort peut être psalmodié comme une prière, chanté, ou récité comme
une formule magique, et il n’est pas exclu que des peintures de sable
« malfaisantes » viennent accroître ses effets. On raconte que
souvent, l’envoûteur confec- tionne une ou plusieurs figurines de la
taille d’une poupée, représentant sa victime, auxquelles il fait subir
d’horribles supplices. Richard Van Falkenberg a découvert une de
ces statuettes, sculptée dans du bois de pin, dans une grotte proche
de Lukachukai, avec une perle de turquoise enfoncée dans le cœur.
Non seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les
récoltes et un grand nombre d’autres biens personnels peuvent être
envoûtés de cette manière. Selon certains, des vents spéciaux et des
animaux particuliers, notablement les chiens, seraient également
susceptibles de produire des envoûtements. En faisant secrètement
appel aux jeteurs de sorts, les personnes faibles, dépendantes ou
âgées peuvent menacer, voire éliminer, celles qu’elles jugent trop
puissantes, arrogantes ou tyranniques (Kelly, Lang et Walters,
1972).
La troisième catégorie de sorciers, que l’on pourrait appeler les
magiciens, serait d’après Kluckhohn d’une origine plus récente. Le
magicien projette à l’intérieur de sa victime un objet ou une matière
qui la blesse ou la rend malade. Interrogés sur les « armes » qui
peuvent être ainsi employées par les magiciens, les informateurs de
Kluckhohn ont mentionné les cendres d’un hogan hanté, des perles
ayant appartenu à la personne visée, des éclats d’os ou de dent d’un
cadavre, du sable provenant d’une fourmilière de fourmis rouges,
des morceaux de yucca, des cories1, des piquants de porc-épic, des
poils de cerf, des vibrisses de chat sauvage, ou des fragments de
roches brûlées lors d’une séance de sudation. Les objets sont projetés
dans le corps de la victime au moyen d’une technique appelée «
projection de la graine ». À l’instar des sorciers et des envoûteurs, il
semblerait que les magiciens soient tenus de tuer un enfant ou un
proche parent pour avoir le droit d’être initiés aux secrets de leur art
(Kluckhohn, 1967 : 34-35).
La quatrième catégorie de sorcellerie navajo définie par
Kluckhohn est la Voie de la Perversité. Il pensait qu’il s’agissait de
la combinaison de plusieurs activités maléfiques, dont l’une était
l’emploi de certaines plantes, notamment la datura et le sumac
vénéneux, pour concocter des « philtres d’amour », ou pour garantir
un succès au jeu, à la chasse, ou dans des affaires commerciales. Il
lui donnait le nom de « sorcellerie délirante ». La victime choisie
absorbait sans le savoir une des plantes de la préparation en prenant
sa nourriture, en fumant une cigarette, ou même en recevant un
baiser (le baiser de Judas !). Les prati- quants de la « sorcellerie
délirante » ne s’engageaient pas en principe dans les actions
nettement plus criminelles des autres groupes de sorciers.
La Voie de la Perversité peut aussi être reliée à un chant utilisé
pour guérir les victimes de la « sorcellerie délirante ». Il n’a jamais
été décrit, mais il était réputé efficace non seulement pour les
personnes souffrant d’une atteinte de « sorcellerie délirante », mais
aussi pour les femmes frappées de lubricité. Il avait des liens étroits
avec la Voie du Coyote et la Voie de la Mite. Ses rites incluaient
peut-être l’absorption de datura, ainsi que l’usage de Bâtonnets de
prière et de petites peintures de sable. Il est probablement éteint
aujourd’hui (ibid., p. 36-42).
La bile animale est un antidote spécifique contre la sorcel- lerie.
Les biles d’aigle, d’ours, de couguar et de mouffette sont les plus
fréquemment utilisées, mais on parle également de celles du loup, du
blaireau, du cerf ou du mouton. Un autre antidote puissant est le
maïs pilé, que les Navajos peuvent porter sur eux quand ils ont
l’impression de se trouver dans une zone dangereuse (ibid., p. 47).
La connaissance des cérémonies et la possession de matériel sacré
offrent aussi une protection certaine contre les actes de sorcellerie.
Les chanteurs confirmés, qui maîtrisent bien leur art, se sentent plus
à l’abri que les hommes ordinaires des attaques des sorciers. Mais
les chanteurs, par ailleurs, sont souvent suspectés d’être eux-mêmes
des adeptes de la sorcellerie. Les cérémonies de prières, en
particulier les prières de libération, sont très efficaces contre la
sorcellerie. Les chants de la Voie Malfaisante peuvent être
également utilisés (p. 50-51). Parfois, l’on considère que la guérison
d’une maladie provoquée par la sorcellerie n’est possible que si le
coupable est contraint de se confesser, ou mieux encore s’il meurt.
Autrefois, les personnes accusées de sorcellerie étaient souvent
exécutées, parce que cela paraissait être le seul moyen de sauver la
victime, mais quelquefois une confession était jugée suffisante, à la
suite de laquelle le sorcier était simplement envoyé en exil.
Tout ceci constitue un moyen brutal et spectaculaire de contrôler
l’hostilité excessive. Kluckhohn écrivait à ce sujet : « L’existence de
cette croyance [en la sorcellerie] dans la culture navajo permet
l’expression socialement tolérable de l’agression directe et
substitutive. Elle canalise les manifestations de l’agres- sivité… Je
ne veux pas dire que, étant données la quantité et la nature de
l’agressivité présentes dans la société navajo, la croyance en la
sorcellerie doive nécessairement s’y être développée. Mais
seulement que, dans les conditions évoquées ci-dessus, des formes de
soulagement social doivent obligatoirement exister. Quand d’autres
formes seraient inadaptées, et lorsque les schémas de la sorcellerie
se sont avérés historiquement valables, la croyance en la sorcellerie
est une manière très efficace de soulager non seulement les tensions
communes à toutes les sociétés, mais aussi les tensions propres à la
structure sociale des Navajos. » (1967 : 106.) Bien sûr, de nombreux
innocents, hommes et femmes, suspectés de sorcel- lerie, furent
torturés et exécutés au fil des siècles, non seulement en Europe et
dans les États puritains de l’Est américain, mais également au sein
des tribus indiennes. C’était le prix à payer pour une certaine forme
de régulation des tensions sociales.
Blaireau fut celui qui initia ce chant. Coyote vint le voir et lui dit
: « Viens, montons au sommet de ces falaises. Il y a des aigles là-
haut. » Coyote était intéressé par la femme de Blaireau et voulait
jouer un bon tour à celui-ci. Il le persuada d’esca- lader une falaise
pendant que lui-même restait en bas. Quand Blaireau atteignit le
sommet, il ne découvrit aucun nid d’aigle, seulement des sauterelles.
Quand il pénétra dans la hutte, il vit que Blaireau avait une belle
pièce de viande de cerf, bien meilleure que le lapin décharné qu’il
avait lui-même rapporté. Il dit : « Cousin, donne-m’en un morceau. »
Blaireau obtempéra, mais en intro- duisant discrètement dans la
viande une petite étoile du monde céleste, que Coyote avala avec le
reste. Aussitôt après, il sortit précipitamment de la maison. On
l’entendit courir tout autour, puis le bruit de ses pas cessa
brusquement. Coyote s’était tout simplement effondré à cause du
morceau d’étoile à l’intérieur de lui. Blaireau sortit à son tour et vit
qu’il était mort. L’étoile brûlait dans sa gorge. Quand Blaireau revint
dans la maison, il réalisa que sa femme était malade d’avoir dû vivre
avec Coyote. Il pratiqua donc sur elle la Voie Malfaisante (de la
Grande Étoile), et elle se rétablit. C’est à cette occasion que la Voie
Malfaisante fut utilisée pour la première fois.
Coyote
Ainsi que Natani Tso le fait remarquer à la fin de son récit,
Coyote est le symbole même du tricheur, de celui qui trame ou
complote toujours quelque chose pour en tirer bénéfice — un
personnage archétypal que Jung, à la suite des ethnologues
américains, a appelé le trickster (le « joueur de tours »). Paul Radin
(1956) a montré que le cycle du trickster est l’un des cycles
mythologiques les plus anciens et les plus répandus parmi les tribus
indiennes. Les traits les plus primitifs du trickster sont d’être
excessivement cupide et vorace, entièrement dominé par ses
appétits, et éternellement vagabond. Il n’a pas d’autre but dans la vie
que de semer le trouble partout où il passe, et pourtant, dans la
mythologie navajo, ce fut Coyote qui déroba le feu à Dieu-Noir et
l’apporta à Premier-Homme et à Première- Femme. Capable de
contrôler le Soleil et les processus essentiels de la vie, il présida à la
naissance de la sexualité génitale et de la procréation. Il vola
l’Enfant de Monstre-de-l’Eau et provoqua le Déluge, mais il est
aussi lié à la fertilité et à une certaine forme de sagesse pratique.
Dans les mythes qui ont inspiré les chants, Coyote a une attitude
nettement hostile à l’égard des person- nages héroïques, mais c’est
souvent son opposition même qui les amène malgré eux à
entreprendre leur quête spirituelle. Le Héros découvre le sens, mais
Coyote a la vitalité qui lui permet de donner chair et vie à ce sens.
Une caractéristique plus intéressante de Coyote, son rapport à la
mort, apparaît dans un autre récit de Natani Tso :
Au commencement, quand les Navajos émergèrent des mondes
inférieurs dans le monde actuel, la première mort se produisit… La
personne redescendit en bas. Les gens répan- dirent des cendres afin
que cela soit désormais tabou, pour que d’autres ne risquent pas de
devenir des esprits ou des fantômes. Lorsqu’on lui demanda : «
Qu’arrive-t-il aux Navajos quand ils meurent? » il répondit : «
L’esprit revient à la première mort, en bas, là où il est lié avec l’
émergence des premiers mondes. À cette époque, Première-Mort a
dit : “Je serai là, en dessous, descendez, revenez vers moi.” Le
corps se décompose, devient un squelette, mais il y a un esprit qui
retourne à Première-Mort. »
Lorsqu’on lui demanda : « Première-Mort est-elle une personne
? » il répondit : « Première-Mort était une femme. Depuis ce temps,
au lieu de la vie sans fin, il y a eu la mort. Il a été décidé qu’ il
devait y avoir la mort, parce que la naissance serait elle aussi sans
fin. Les gens meurent donc de vieillesse, et Première-Mort les attend
en bas. “Ne soyez pas effrayés, descendez avec moi”, leur dit-elle.
Elle est le chef des morts, leur reine. »
Lorsqu’on lui demanda : « Coyote joue-t-il un rôle dans tout ceci
? » il répondit : « Oui, quand tout a été bien réglé, il s’est dressé
brusquement. Il a dit que si quelqu’un était en train de se promener
et mourait brusquement, il en ferait son repas. “Après que
Première-Mort aura eu sa part, je prendrai ce que je veux, c’est-à-
dire le meilleur. Je serai entre la mort et la vie. Cette part me
revient. Je mangerai la chair qui se trouve entre la mort et la vie
sans fin.” »
La Quête du Héros
La plus haute expression du symbolisme mort-renaissance est la
transformation du Héros, ou Sauveur, qui aboutit à l’inté- gration
souhaitée de l’humain et du divin. Tous les héros sont différents ; ils
sont les produits de la culture dans laquelle ils apparaissent, et sont
marqués par les caractéristiques et les idiosyncrasies de cette culture.
Mais leurs histoires présentent des traits communs sous-jacents,
reflétant l’expérience de lui-même que tout homme connaît dans la
réalité intérieure de sa vie psychique, où il entend l’appel de
l’aventure et se met en quête dans l’obscurité pour combattre,
vaincre et conquérir un grand trésor, qu’il rapporte ensuite pour le
bénéfice de tous.
Le héros fondateur est exemplaire pour la culture qu’il repré-
sente, mais il n’en constitue pas la norme. Ceci est particuliè- rement
évident lorsqu’on examine les mythes traditionnels du christianisme.
Le Christ est une image idéale, celle du Héros- Rédempteur, mais
celle-ci s’applique à l’homme intérieur, non à l’homme du commun.
De la même manière, le Héros navajo est un paradigme pour sa
culture, mais nullement un modèle applicable dans la vie
quotidienne des Dinéhé ordinaires.
Chaque mythe navajo a son ou ses propres héros — des héroïnes
dans deux des cas qui nous sont connus — et les tribu- lations de
chacun d’entre eux sont légèrement différentes. Les prototypes de
tous ces Héros sont les Jumeaux-Guerriers, Tueur- de-Monstres et
Enfant-de-l’Eau (ou Enfant-Né-de-l’Eau). Ils partent à la recherche
de leur Père-Soleil afin d’obtenir de lui le pouvoir de débarrasser la
Terre de ses monstres et d’y instaurer la culture navajo. Il existe de
nombreuses versions du mythe : celle que j’utilise dans cet ouvrage a
été recueillie par Maud Oakes (1943) auprès de l’homme-médecine
Jeff King.
Ce mythe est pratiquement universel par la portée de son
symbolisme. Il peut être aisément compris comme un voyage
archétypique jusqu’au centre de la source, représentée par le Soleil,
pour acquérir la puissance et la bénédiction nécessaires pour
affronter les démons qui hantent le monde psychique intérieur de
l’homme. J’en rappelle ici, en les résumant, les détails les plus
caractéristiques :
Puis ils durent s’arrêter devant une étendue d’eau si vaste qu’elle
montait jusqu’au ciel et se confondait avec lui. Les Jumeaux étaient
perdus, mais ils firent confiance à leurs plumes et les laissèrent les
emporter au loin. Ils dirent : « Nous saurons où nous allons lorsque
nous y arriverons. »
Avec ces armes et l’aide de leur père, les Héros tuèrent Grand-
Géant, le symbole des appétits sensuels indisciplinés de l’homme, et
posèrent les bases de la nouvelle culture des Dinéhé.
Ils détruisirent aussi un grand nombre de monstres de moindre
importance, parmi lesquels (selon d’autres versions) figuraient
Monstre-Cornu, Monstre-Qui-Tue-Avec-Ses-Yeux, les Monstres-
Oiseaux-des-Rochers, Monstre-Donneur-de- Coups-de-Pied,
Monstre-Ours-Chasseur, Monstre-Pierre-Qui- Se-Déplace et Vagin-
Engloutisseur. Ils voulurent également tuer Femme-Vieil-Âge,
Femme-Froid, les Créatures-de-la-Pauvreté et Homme-de-la-Faim,
mais ils y renoncèrent, ayant compris que ceux-ci étaient des
limitations nécessaires à l’orgueil de l’être humain. Finalement, ils
se retrouvèrent épuisés, malades et amaigris par tant de combats et
de tueries, et la Cérémonie de Guerre des Navajos fut chantée à
quatre reprises pour eux, afin qu’ils puissent retrouver leurs forces et
leur santé.
Les Jumeaux-infirmes
Offrant un contrepoint au mythe des Jumeaux-Guerriers,
vainqueurs et Héros fondateurs d’une culture, on trouve dans le
chant de la Nuit le mythe dit des Jumeaux-Infirmes (Matthews, 1902
: 216-265). Dans ce mythe, la fille d’une famille pauvre vivant près
du canyon de Chelly fut épousée en secret par Dieu- Qui-Parle —
une divinité bien moins puissante que le Soleil, et de ce fait
beaucoup plus proche de l’humanité. Elle eut tout d’abord peur d’en
parler à ses parents, mais quand elle donna le jour à deux Jumeaux,
ils les acceptèrent et pensèrent qu’ils étaient peut-être d’origine
divine. À l’instar des Jumeaux- Guerriers, ils quittèrent leur foyer
très jeune pour se mettre à la recherche de leur père, mais furent loin
de connaître le même succès que leurs cousins. Pris dans une
avalanche, ils s’en sortirent vivants, mais l’aîné y perdit la vue et le
cadet fut estropié.
Comme ils représentaient désormais un fardeau trop lourd pour
leurs proches, ils furent chassés de chez eux et contraints d’errer
sans fin dans leur pitoyable état, en n’ayant d’autre ressource que
d’implorer l’aide des dieux. Elle leur fut refusée à maintes reprises,
parce qu’ils n’avaient pas d’offrandes conve- nables à présenter,
mais Dieu-Qui-Parle, tout en les protégeant en secret, prit fait et
cause pour eux, laissant entendre aux autres dieux que ces enfants
infirmes faisaient peut-être partie de leur progéniture. Lorsqu’ils
eurent subi plusieurs épreuves — nettement moins rigoureuses que
celles qui avaient été infligées aux Jumeaux- Guerriers — qui
permirent de les identifier comme des Enfants de Dieu-Qui-Parle, les
autres dieux cessèrent de leur être hostiles et acceptèrent d’organiser
pour eux une cérémonie de guérison. Malheureusement, pendant le
déroulement du rituel, les Jumeaux ne purent s’empêcher de crier de
joie en pensant qu’ils allaient être guéris, violant de ce fait le tabou
très strict qui interdisait à quiconque de parler dans la loge de
sudation. La cérémonie prit fin sur le champ et les dieux
s’éloignèrent, furieux, laissant les garçons continuer de souffrir de
leurs infirmités.
La description du départ des Jumeaux mutilés pour une nouvelle
errance sans fin, dorénavant sans nul espoir de secours, est l’un des
textes les plus poignants de toute la littérature mythologique. Voici
la traduction qu’en a donnée Matthews :
Femme-serpent
L’histoire de la sœur cadette, qui inspira la Voie de la Beauté, est
une illustration plus complète et plus unifiée du voyage vers le
pouvoir de l’héroïne navajo, et ne diffère du voyage typique du
héros que par l’importance relative accordée à certains épisodes. La
version présentée ici est un résumé extrait du mythe recueilli par
Haile (1932) et publié par Oakes, Berard et Wyman (1957).
Prière de Libération
Les mythes fournissent l’arrière-plan nécessaire pour la mise en
œuvre du symbolisme de la mort-renaissance, mais ils ne touchent
pas directement le patient. Avec les prières, à l’inverse, celui-ci
devient un participant actif du rite, et le symbolisme des mythes
prend vie en s’enracinant dans sa conscience. L’homme- médecine
entonne la prière, qui dure généralement une heure environ, et le
malade la répète après lui mot pour mot. Une des plus célèbres de
ces prières, dans laquelle le symbolisme mort- renaissance est décrit
au moyen d’images précises d’une grande force évocatrice, fut
révélée à Washington Matthews (1888) par un vieux chanteur. Le
vieil homme, âgé de plus de soixante-dix ans, se portait garant de
l’ancienneté de cette prière et la consi- dérait comme l’une des plus
puissantes de son répertoire. Elle ne pouvait pas être récitée plus
d’une fois dans la même journée, et aucune de ses parties ne devait
être séparée des autres ni employée hors de son contexte global
originel. Le vieil homme l’utilisa dans le but de neutraliser les effets
négatifs résultant de la révélation du mythe des origines à un
étranger — ce qu’il venait justement de faire avec Matthews. Elle est
probablement extraite de la Voie de la Nuit.
La première partie, l’invocation, décrit l’approche des puissants
Jumeaux-Guerriers, Tueur-de-Monstres et Enfant-Né-de-l’Eau, qui
se mettent en route à l’appel de l’homme- médecine et du patient
pour venir soulager les souffrances de ce dernier. Le premier partant
de l’Est (monts Jemez), le second arrivant de l’Ouest (monts San
Francisco), ils se rejoignent au cœur du pays navajo (monts Carrizo)
et se dirigent ensuite ensemble vers le Lieu de l’Émergence. Au
début, seuls sont cités les noms des lieux géographiques, puis, avec
un art très subtil, ils sont peu à peu mêlés à ceux des lieux mythiques
jusqu’à ce que, sans solution de continuité perceptible, le malade soit
progressivement conduit des paysages familiers de sa terre natale
jusqu’aux terres inconnues du pays mythique où se déroule l’action
principale de la prière.
Dans le texte original, la plupart des strophes débutent par
l’expression « De nouveau de ce côté-ci », qui a été omise ici afin de
limiter les répétitions.
Le mandala macrocosmique
Les figures principales du mandala macrocosmique des Navajos
sont les Quatre Montagnes sacrées qui constituent les limites du
territoire navajo et ont une réalité physique, bien que quelquefois
celle-ci puisse être sujette à caution. Ces montagnes sont les
demeures des entitées spirituelles (ou dieux). Par ailleurs, en relation
avec l’idée de totalité qu’elles sous-tendent, chacune d’elles, avec sa
direction spécifique, est chargée d’un grand nombre de significations
symboliques, parmi lesquelles celles des couleurs jouent l’un des
rôles les plus importants, comme on peut le voir dans le tableau III
ci-après (Reichard, 1950 : 20).
Sis Najini est la Montagne sacrée de l’Est. Elle a été alter-
nativement identifiée à plusieurs sommets de la région, dont Blanca
Peak, au Colorado, et Pelado Peak, au Nouveau- Mexique (Wyman,
1970 : 18). Elle est généralement associée au Blanc, quoique sa
couleur puisse être différente lors de certaines cérémonies
particulières. Elle est surmontée par la Lumière de l’Aurore et fixée
à la Terre par l’Éclair. Les symboles ornant sa cime sont le
Coquillage Blanc et une couronne de Nuages Sombres ; sa plante est
Maïs-Blanc-Tacheté, son animal Colombe ou Pigeon. Sa voix
ressemble au Tonnerre émis par le bec de Jeune-Aigle et elle est
animée par Vent-Tacheté. Ses occupants sont Garçon-Cristal-de-
Roche, Fille-Cristal-de- Roche, Garçon-Coquillage-Blanc, Fille-
Coquillage-Blanc, Garçon-Aurore et Fille-Aurore. Elle abrite aussi
Éclair Blanc, les Nuages Sombres, la Pluie Mâle et le Maïs Blanc, et
sa divinité tutélaire est Dieu-Qui-Parle (xa’ete’ é’’ óyan). La forme
intérieure (l’Essence) de cette montagne est décrite dans la Voie de
la Bénédiction sous l’apparence d’un Être de Beauté, entièrement
vêtu de coquillages blancs, enveloppant le chanteur dans son regard
et appelant d’une voix mélodieuse. Des mélopées semblables sont
chantées pour chacune des trois autres Montagnes sacrées et pour les
formes intérieures qui leur donnent leur pouvoir.
Tso Dzil, la Montagne-de-la-Langue, est la Montagne sacrée du
Sud. Identifiée depuis toujours au mont Taylor, elle est représentée
par la couleur Bleue et associée à la mi-journée et à la chaleur du
Soleil. Elle est surmontée par le Ciel bleu et fixée à la Terre par un
grand Couteau de Pierre. Le symbole de sa cime est une Turquoise,
sa plante est Maïs Bleu et son animal est Rouge-Gorge-Bleu. Elle est
animée par Vent-Bleu et habitée par Garçon-Turquoise, Fille-
Turquoise, Garçon- Qui-Porte-une-Turquoise et Fille-Qui-Porte-un-
Épi-de- Maïs. On y trouve le Brouillard Sombre, la Pluie Femelle et
les animaux sauvages. Sa divinité tutélaire est Dieu-Noir. Sa forme
intérieure est représentée par un Être de Beauté vêtu de Turquoise.
Doko’o’slid est la Montagne-au-Sommet-Brillant de l’Ouest,
identifiée au mont Humphreys dans les San Francisco Peaks. Elle est
représentée par la couleur Jaune, surmontée par la lumière Jaune de
la fin du jour et fixée à la Terre par un rayon de Soleil. Le symbole
de sa cime est l’Ormeau, son animal Fauvette Jaune et sa plante
Maïs Jaune. Garçon-Maïs-Blanc, Fille-Maïs-Jaune, Garçon-
Lumière-du-Soir et Fille-Ormeau y vivent, et elle abrite les Nuages
Sombres, la Pluie Mâle, Maïs Jaune et les Animaux sauvages. Sa
divinité est Dieu-Qui-Appelle. Sa forme intérieure est figurée par un
Être de Beauté vêtu d’Ormeau.
Dibe Ntsa, la Montagne-du-Grand-Mouton, est la Montagne
sacrée du Nord. Sa localisation est incertaine, bien que quelques
anciens affirment qu’il s’agit d’Hesperus Peak, dans le Colorado.
Représentée par la couleur Noire, elle est dominée par l’Obs- curité
et liée à la Terre par un Arc-En-Ciel. Le symbole ornant sa cime est
le Jais, son animal est le Merle Noir et sa plante le Maïs bigarré. Ses
habitants sont Garçon-Pollen, Fille-Coléoptère, Garçon-Obscurité et
Fille-Obscurité, sa divinité tutélaire est Tueur-de-Monstres et elle
abrite le Brouillard Sombre ainsi que toutes sortes de plantes et
d’animaux, parmi lesquels les espèces composant le gibier noble.
Dans les chants, sa forme intérieure est décrite comme un Être de
Beauté couvert de jais.
Ils ont fait le Soleil de feu avec un arc-en-ciel tout autour, et ont mis
Homme-Turquoise à l’intérieur pour être son esprit. Ils ont placé
l’Automne et l’Hiver à l’Ouest et au Nord, le Printemps et l’Été au
Sud et à l’Est ; le mois d’octobre, revendiqué par Coyote, se trouve à
moitié dans l’Été et à moitié dans l’Hiver, et est appelé pour cela le
Mois-Changeant. Puis tous les esprits sont allés prendre les places
qui leur revenaient, et ils ont installé le Soleil et la Lune, les Étoiles
et les Vents. Dieu-du-Feu a placé l’Étoile Polaire, et les autres dieux
se sont occupés des autres constellations, les femmes se chargeant de
la Voie Lactée et de diverses autres étoiles… Ils ont réparti les
quarante-huit Cyclones sous les bords du monde, dans les Quatre
Directions, afin de le soutenir, et envoyé d’autres Vents faire de
même pour le Ciel et les Étoiles. Ensuite Begochidi a pris les
Ethkay-nah-ashi, les mystérieux trans- metteurs de la vie, a fait un
signe à toute la Création, et celle-ci est devenue vivante et a
commencé à se mouvoir à des vitesses différentes.
(Hosteen Klah, 1942.)
Le mandala microcosmique
Le drame mythologique des Navajos est également rejoué, sur
une échelle plus réduite mais avec une plus grande intensité, dans le
microcosme de leurs peintures de sable. Mircea Eliade écrivait à leur
sujet : « La cérémonie (navajo) comprend aussi l’exécution de
peintures de sable complexes, qui symbolisent les diverses étapes de
la Création et l’ histoire mythique des dieux, des ancêtres et de l’
humanité. Ces dessins (qui ressemblent étrangement aux mandalas
de l’Inde et du Tibet) font revivre successivement, dans leur ordre
initial, les événements qui eurent lieu dans les temps mythiques. En
entendant raconter le mythe cosmogonique, puis le mythe des
origines, et en contemplant les peintures de sable, le patient est
projeté hors du temps profane et introduit dans la plénitude du
temps primordial ; il est “ramené en arrière” jusqu’ à l’origine du
Monde et devient ainsi témoin de la cosmogonie. » (1968 : 25-26.)
Il est en effet remarquable, comme Eliade le souligne, qu’une
méthode présentant de telles similitudes soit également utilisée au
Tibet. Les Tibétains dessinent quatre grands quadrila- tères dans le
sable, sur le sol de leurs temples, comme le font les Navajos dans
leurs hogans. Ils les orientent aussi dans les Quatre Directions et
mettent en relation au centre du mandala les puissances gouvernant
ces dernières. Les peintures des Tibétains sont habituellement encore
plus complexes que celles des Navajos, et il leur faut beaucoup de
temps — parfois plusieurs semaines — pour les préparer. Utilisées
pour certains rites initiatiques, elles sont détruites à la fin de chaque
cérémonie et doivent être redessinées pour la suivante. Les mandalas
tibétains ne sont probablement pas réalisés expressément dans un but
thérapeutique mais, tout comme ceux des Navajos, ils sont supposés
provoquer d’importantes transformations dans la psyché de ceux qui
participent aux rituels au cours desquels ils sont employés (Tucci,
1969).
Les peintures de sable des Dinéhé offrent aussi des ressem-
blances avec certains codex précolombiens du Mexique. L’un de
ceux-ci, étudié par Cottie Arthur Burland (1950), était réalisé sur des
peaux blanchies, comme certaines peintures des Navajos. Son
orientation dans les Quatre Directions, les personnages divins
gardant les Points Cardinaux, la présence de Quatre Plantes sacrées,
l’utilisation du symbolisme des couleurs — toutes ces
caractéristiques rappellent les mandalas du Dineh.
Cependant, l’objectif essentiel des peintures de sable navajos
n’est pas d’orienter le patient dans les différents plans du cosmos
(macrocosme et microcosme), ni même de célébrer les événe- ments
marquants de la mythologie, mais de l’amener à s’iden- tifier aux
images de pouvoir représentées dans les dessins. Ainsi que le notait
Reichard : « Par le processus d’identification, un symbole figurant
un pouvoir devient ce pouvoir même. Par conséquent, comprendre le
symbole avec ses multiples signi- fications revient à comprendre le
pouvoir représenté et les techniques requises pour l’invoquer. »
(1950 : 149.) Chaque peinture de sable est un générateur d’énergie
psychique. Elle concentre un pouvoir en un point de l’espace et
l’homme- médecine, en employant le support physique du sable,
transfère ce pouvoir sur le malade. Celui-ci n’acquiert pas seulement
le pouvoir des personnages sacrés qu’il regarde ou qu’il touche — il
devient ce pouvoir.
Quelles sont les images qui apparaissent dans les mandalas
navajos ? Le plus souvent, ce sont des Êtres surnaturels person-
nifiant les forces du monde naturel. Dans beaucoup de cas, les
peintures de sable ne montrent que quatre Êtres Saints debout les uns
à côté des autres. Dans d’autres, les personnages sont reproduits de
nombreuses fois — toujours par multiples de quatre — afin
d’accroître le pouvoir condensé dans le dessin. Assez fréquemment,
les Êtres Saints sont disposés en cercle, selon la forme la plus
traditionnelle des mandalas. Un point de référence important,
comme le Lieu de l’Émergence, une pièce d’eau, un feu central, la
demeure des dieux ou le principal héros du chant, est couramment
placé au centre de la peinture. Autour de ce point focal, les Pouvoirs
Saints qui sont évoqués sont disposés dans les Quatre Directions :
Nord, Est, Sud et Ouest. Ces pouvoirs peuvent être le Peuple-Vent,
le Peuple- Étoile, le Peuple-Cactus, le Peuple-Cyclone, le Peuple-
Bison, les Oiseaux-Tonnerres ou le Peuple-Serpent.
Au Nord-Est, au Nord-Ouest, au Sud-Est et au Sud-Ouest
figurent généralement des éléments mineurs, tels que les Quatre
Plantes sacrées — le Maïs, le Tabac, le Haricot et la Courge — qui
parvinrent à l’origine aux Navajos en provenance des vallées du
Mexique. Autour de la peinture est habituellement représenté un
personnage ou un symbole protecteur, comme l’Arc-En-Ciel-
Gardien. Une ouverture est toujours ménagée à l’Est, avec pour la
surveiller deux petits gardiens qui peuvent être des serpents, des
ours, des insectes ou d’autres minuscules créatures. Les Montagnes
sacrées, symbolisées par des cercles rappelant leurs couleurs
respectives, sont parfois situées à l’exté- rieur du motif central fixant
les limites de la peinture dans les Quatre Directions. Dans certains
mandalas, elles peuvent être représentées par de petits monticules de
terre ou des vases posés à l’envers, tandis que des bols ou des jattes
pleins d’eau figurent les Lacs sacrés. Les variantes dans la
réalisation des peintures sont de toute manière innombrables, et dans
chacune d’entre elles, un ou plusieurs des éléments de base que nous
venons de décrire peuvent être absents.
Quelquefois, les peintures mettent en évidence un épisode
particulier des aventures du Héros du chant, ou des tribula- tions des
ancêtres des Navajos dans leur progression verticale de monde en
monde jusqu’au nôtre. C’est le cas des peintures montrant le déluge,
ou Coyote dérobant le feu. Celles de la Voie de la Perle et des Deux-
Qui-Retrouvèrent-Leur-Père forment une série de tableaux illustrant
le mythe d’une manière très détaillée.
Les peintures les plus simples sont celles qui se limitent à définir
l’espace dans lequel doit s’accomplir un rite précis. Des empreintes
de pas ou d’autres signes indiquent où le patient doit se tenir debout
ou s’asseoir, et quel parcours doivent suivre les assistants de
l’homme-médecine personnifiant les divinités pendant le
déroulement de la cérémonie. Quelquefois, l’empla- cement d’un
autel ou de l’endroit où doit être exécuté un acte rituel spécial est
également signalé.
Une autre catégorie de peintures de sable est constituée par celles
qui représentent un Lieu — une « Terre » — ayant la forme d’un
grand rectangle, d’un ovale ou d’un losange. Dans une des peintures
de la Voie de la Bénédiction, la Terre-Mère, probablement assimilée
à Femme-Changeante, est figurée par un grand corps ovale jaune
surmonté d’une petite tête rectangu- laire arborant des cornes à
l’extrémité bleue. Le Soleil, lui aussi bleu, est placé entre ses cornes
et la Lune, blanche, apparaît près de sa queue. Son visage porte les
quatre couleurs du cycle des jours : la blancheur de l’Aube, la
noirceur de la Nuit, le bleu du Ciel de la mi-journée et la lueur jaune
du Crépuscule. Son épine dorsale est une tige de Maïs, et elle tient
dans ses mains les semences de toutes les plantes alimentaires et
médici- nales que l’on trouve sur la Terre. Dans l’ovale de son corps,
les Montagnes sacrées sont dessinées à la place de certains de ses
organes : le mont Jemez symbolise son Cœur, les monts Taylor et La
Plata son Foie, Huerfano Mesa ses Reins et le mont San Francisco sa
Vessie. Elle est entourée par le bleu de l’Océan.
Le pendant de la Terre-Mère est une autre peinture de la Voie de
la Bénédiction représentant le Père-Ciel. Il est figuré sous la forme
d’un grand rectangle noir, dont chaque coin est apparemment fixé au
sol par quatre séries de triangles de couleurs symbolisant des nuages.
Dans ce cadre sombre, les deux éléments les plus importants sont le
Soleil, reconnaissable à ses cornes bleues, et la Lune, dotée de
cornes blanches. La Voie Lactée est disséminée parmi de
nombreuses autres constel- lations. L’Étoile de l’Orient apparaît à
l’Est, la Grande-Étoile- Médecine se trouve au Sud-Ouest, les
Étoiles-Jumelles sont près du centre, entre les deux grands
luminaires, l’Étoile de Coyote est placée au Sud, au-dessus de la
Petite Étoile-Médecine, et la Grande-Queue-de-Serpent traverse le
rectangle du Sud au Nord. Une poudre blanche, évoquant la brume,
est répandue sur toute la peinture.
Une des plus belles peintures de sable, utilisée pour la Voie Mâle
du Projectile, montre la Terre-Mère et le Père-Ciel côte à côte, leurs
têtes reliées par une fine ligne de pollen jaune et leurs queues par un
mince chemin d’Arc-En-Ciel. Le Père-Ciel a un corps noir, en forme
de losange, mais sa queue est du même bleu que le corps également
en forme de losange de la Terre- Mère, dont la queue est noire
comme le corps de son partenaire. De la même manière que dans le
symbole chinois du T’ai Ki, qui réunit le yin et le yang, chaque
élément de cette peinture contient en lui-même une partie de l’autre,
rappelant que les contraires du monde et de l’existence sont toujours
complémen- taires, et non irrémédiablement opposés.
Le Chemin du Pollen
Outre le cercle mandalique de la naissance, de la mort et des
variations saisonnières, il existe aussi pour les Navajos, comme
réalité complémentaire, un chemin de l’existence visant à atteindre
un objectif mystique : le Chemin du Pollen. Matthews écrivait au
sujet de celui-ci : « Le Pollen est le symbole de la paix, du bonheur,
de la prospérité, et il est supposé apporter tous ces bienfaits à l’
homme. Lorsque, dans la Légende des Origines, un des dieux de la
Guerre ordonne à son ennemi de poser son pied dans le Pollen, il lui
impose de conclure la paix. Quand dans une prière, le fidèle énonce
: “Que la piste soit de Pollen”, il demande aux dieux de jouir d’une
vie heureuse et pacifique. » (1897 : 109.)
Le Pollen est un élément important des cérémonies de la Voie de
la Bénédiction car « le produit pur, immaculé, du grain de maïs est
une nourriture consommée à la fois par les dieux et par l’ homme.
Le Pollen, dans toute sa Beauté, est une Offrande appro- priée pour
les dieux. » (Wyman, 1970 : 30.) Il est souvent répandu sur la tête ou
introduit dans la bouche du patient, afin de lui valoir un bienfait.
Fréquemment, au cours de la mélopée de la Voie de la Bénédiction
qui se prolonge durant une nuit entière, le sac de Pollen circule
parmi les participants, de manière que chacun puisse en prendre une
pincée. Le maïs est la nourriture de base des Navajos, et le Pollen est
son Essence. Tous deux sont souvent personnifiés — le Maïs sous
les formes de Garçon- Maïs-Blanc et de Fille-Maïs-Jaune, le Pollen
sous les apparences de Garçon-Pollen et de Fille-Coléoptère. «
Coléoptère » (ou plus précisément « coléoptère du Maïs ») désigne
ici un petit insecte vivant dans le pollen de maïs, appelé « le
mûrisseur », qui est un symbole de fertilité, de bonheur, et de la vie
elle-même (ibid., p 31).
L’extrait ci-après, d’une prière de la Voie de la Bénédiction sur
la fertilisation du maïs, montre le rôle important que joue le Pollen
dans l’identification du patient avec Garçon-Maïs-Blanc et ses
pouvoirs surnaturels.
1. Voir John G. Neihardt - Black Elk, Black Elk Speaks : Being the
Life Story of a Holy Man of the Oglala Sioux - as told throught John
G. Neihardt (Flaming Rainbow). Éditions françaises : Hehaka Sapa
(Black Elk), La Grande Vision. Histoire d’un prophète sioux telle
qu’elle a été contée à John G. Neihardt, traduit par Jacques
Chevilliat et Catherine Schuon, Éditions Traditionnelles, 1969 &
1975. Rééditions : La vie d’un Saint-Homme des Sioux oglalas telle
qu’elle fut racontée John G. Neihardt (Flaming Rainbow), traduit
par Jean-Claude Muller, Éditions Le Mail 1987 - Élan Noir parle. La
Vie d’un Saint-Homme des Sioux oglalas, traduction de Jacques
Chevilliat, Catherine Schuon, nouvelles préfaces et annotations de
Raymond J. DeMallie traduites par Alix De Montal, O.D. Éditions,
collection « Nuage rouge », 2014 - Black Elk et la Grande Vision. Le
Sixième Grand-Père, préface de J.M.G. Le Clézio, traduit par
Philippe Sabathé, Éditions du Rocher, collection « Nuage rouge »,
2000 & 2018.
10
La synthèse des Navajos
Afin de bien comprendre le développement spécifique de la
médecine navajo, il est nécessaire de l’envisager dans le contexte
global de la culture des Indiens du Sud-Ouest américain. La situation
géographique des Dinéhé, établis entre les tribus du Nord, nomades
et pratiquant la chasse, et les tribus sédentaires et agricoles du Sud, a
été de la plus grande importance dans l’élaboration de leur approche
médicale, avec son mélange particulier d’emprunts faits aux tribus
voisines et d’influences subies à leur contact. Les Apaches, qui
vivent en rapport étroit avec les Navajos au sud de la réserve, ont un
système de guérison plus proche de la religion de la quête de la
Vision, qui est celle des Indiens des Plaines ; tandis que le système
des Pueblos, dont les villages se trouvent au sud et à l’est, a tendance
à être plus généralement contrôlé par les prêtres et les sociétés
religieuses. Une brève étude des méthodes de guérison employées
par ces deux cultures voisines permettra d’avoir une vue plus claire
de la conception des Dinéhé dans ce domaine, et mettra en évidence
certaines de ses origines.
La médecine apache
Appartenant au même groupe ethnique venu du Nord, les
Athapascans, les Apaches parlent une langue, du groupe linguistique
des Athapasques, très proche de celle des Navajos. À la différence
de ces derniers, cependant, ils sont arrivés plus tard dans le Sud-
Ouest et ont été moins longtemps et moins intimement associés aux
Pueblos ; aussi leur manière de vivre, leur religion et leur médecine
sont-elles restées plus imprégnées du style visionnaire, chamanique,
des Indiens nomades des Plaines. Les groupes largement éparpillés
de la tribu sont par ailleurs très différents les uns des autres, et il est
en conséquence fort difficile d’avancer des considérations générales
sur les rites de guérison des Apaches. On peut néanmoins dire que
dans la plupart des cas, ceux-ci attachent plus d’importance aux
visions acquises par les individus que ne le font les Navajos. Pour les
descriptions qui vont suivre, j’ai choisi d’utiliser l’ouvrage de Morris
Edward Opler inspiré des révélations de vieux informa- teurs
chiricahuas1 sur la vie des Apaches au xixe siècle (Opler : 1965).
Le panthéon des Apaches est assez semblable à celui des Dinéhé,
quoique nettement moins étendu. Au-dessus de tous les dieux se
trouve une puissance lointaine et mystérieuse, appelée Donneur-De-
Vie (Ysun), qui intervient très peu dans les affaires humaines.
Coyote est présent depuis le début des temps : c’est lui qui dérobe le
feu, libère la nuit et l’obscurité qui disputent le monde au jour et à la
lumière, et introduit la mort dans la destinée de l’homme. Femme-
Peinte-en-Blanc a approximati- vement les mêmes attributs que
Femme-Changeante. Fécondée par l’Eau et par l’Éclair, elle donne
naissance à Tueur-d’Ennemis et Enfant-de-l’Eau. Dans les mythes
apaches, Tueur-d’Ennemis est présenté selon les cas comme son
Fils, son Frère ou son Mari. À l’inverse de la mythologie navajo,
Enfant-de-l’Eau est le Héros fondateur le plus important pour les
Apaches. Il détruit les Monstres, établit les rites de puberté des
jeunes femmes et, dans certaines versions du mythe des Origines,
crée les hommes à partir de la Boue ou de la matière des nuages.
Deux autres groupes d’êtres surnaturels, le Peuple-des-Montagnes et
le Peuple-de-l’Eau, jouent un rôle majeur dans l’apparition et la
guérison des maladies.
Un grand nombre des guérisseurs, chamans et hommes-
médecine, chiricahuas n’acquièrent pas leurs connaissances en
s’astreignant à un apprentissage long et difficile, mais au travers
d’une expérience directe du Pouvoir. Opler explique :
La médecine pueblo
À l’extrémité opposée du spectre des méthodes médicales
utilisées dans le Sud-Ouest, parmi les Pueblos, soigner et guérir sont
des activités réservées aux clans, ou sociétés de médecine. Il y a
certes quelques rares hommes-médecine qui emploient des herbes et
d’autres remèdes simples pour traiter les troubles mineurs, mais ce
sont essentiellement les sociétés organisées qui s’occupent des
maladies graves. Chez les Hopis, les grands clans disposent chacun
d’une époque précise de l’année durant laquelle leur cérémonie
spécifique est accomplie. Ce sont des clergés puissants, et le seul
espoir que l’on puisse avoir un secours quelconque des dieux est de
passer par leur intermédiaire. Ces groupes cléricaux sont en charge
de la pluie et des moissons, et peuvent aussi bien provoquer des
maladies que les guérir. Si une personne malade fait appel à la
société, un de ses membres peut aspirer la maladie hors de son corps,
ou une cérémonie particulière peut être décidée pour son bénéfice. Il
n’y a dans ce système aucun besoin pour les soignants d’avoir fait
l’expé- rience d’une vision personnelle (Underhill, 1965 : 209).
Parmi les Zuñis, à l’inverse, les fonctions consistant à solli- citer
la pluie et à soigner les maladies sont séparées. Les membres des
sociétés de médecine aspirent la cause de la maladie, ou
accomplissent des « miracles », comme tenir du feu dans sa main ou
l’avaler, afin de réconforter le patient en lui donnant confiance en
leurs possibilités. Toutes les cérémonies sont tradi- tionnelles et
organisées dans le cadre de ces clans. Parfois, une petite peinture de
sable est dessinée sur l’autel-médecine, où sont également posés un
récipient contenant de l’eau médicinale sacrée, une griffe d’ours et
des images d’animaux sacrés. Les animaux sont appelés, à partir des
directions avec lesquelles ils sont associés — un animal différent
pour chaque direction — et chacun apporte avec lui son pouvoir
particulier pour aider à soulager le malade.
Dans ces cérémonies de guérison, aussi traditionnelles soient-
elles, l’influence du chamanisme continue de se faire sentir. Ce fait
est particulièrement sensible lors de la dernière nuit du solstice
d’hiver, quand chaque société appelle l’ensemble de ses membres à
devenir « une seule personne ». Le résultat est un phénomène de
possession, ou d’osmose, spirituelle, au cours duquel les hommes du
clan se dévêtent, ne portant plus que leurs pagnes, et aspirent les
maux de tous ceux qui le désirent ; ils accomplissent aussi quelques
exploits, comme avaler des baguettes ou manipuler le feu. Dans
certaines sociétés, les hommes se recouvrent les mains de peaux
d’ours et déambulent en imitant la démarche et les grognements des
ursidés. Dans des circonstances de ce genre, le chamanisme donne la
pleine expression de son pouvoir ordinairement refoulé (Underhill,
1965 : 220).
Chez les Pueblos de l’Est également, les soins sont prodigués
essentiellement par les prêtres ou par les membres des sociétés de
médecine. Dans une étude consacrée aux Pueblos cochitis, J. Robin
Fox (in Kiev, 1964 : 174-199) a découvert deux sortes de maladies
psychiatriques répandues dans le groupe, auxquelles correspondent
deux types distincts de cérémonies de guérison. La première
maladie, supposée être provoquée par les sorciers, se manifestait,
parmi d’autres symptômes, par une peur paranoïaque et une anxiété
aiguë. Elle était soignée dans certains cas par une thérapie de choc
rituelle particulièrement violente. Fox estimait que le but essentiel de
la société pueblo était de contrôler et de réprimer l’agressivité, et que
l’accent mis sur les valeurs de coopération et d’amitié n’était qu’un
moyen supplémentaire, en quelque sorte accessoire, de supprimer
celle-ci. Il dresse le tableau d’une société qui crée ou favorise ce
genre de maladie puis, lorsqu’elle atteint un point critique, propose
une méthode draconienne, culturellement admise, pour la laisser
s’exprimer et la guérir (ibid., p. 80).
Le patient demande l’assistance d’une société de médecine. Si sa
requête est agréée, les médecins se préparent à lui venir en aide au
moyen de quatre jours de claustration, de jeûne, de veille et de
prières. Pendant ce temps, les phénomènes de sorcel- lerie se
multiplient dans le village. Puis les médecins se rendent dans la
maison du patient et poursuivent leur ascèse, en l’accen- tuant,
durant quatre autres journées. Fox décrit ainsi la dernière nuit du
traitement :
Le symbolisme chamanique
La synthèse opérée par les Navajos a consisté à emprunter des
éléments de pratique médicale aux cultures voisines, entre autres
celles des Apaches et des Pueblos, et à les recomposer entre eux
d’une manière originale afin de créer un système de guérison unique
au monde. Les Navajos se sont emparés d’une grande partie des
structures de la religion pueblo, qu’ils ont remplies et vivifiées avec
les mythes visionnaires, remplis de prodiges, et les symboles des
tribus plus nordiques qu’ils avaient rencontrées lors de leur longue
migration vers le sud. Si des comparaisons peuvent être valablement
faites avec les religions des autres tribus de langue Athapascane qui
se fixèrent, en cours de route, dans des régions plus septentrionales,
il est permis de supposer que quand les Navajos atteignirent le Sud-
Ouest, leur religion et leur médecine étaient infiniment plus simples
qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ils n’avaient probablement pas de
danseurs masqués ni de cérémonies élaborées se poursuivant
pendant plusieurs jours, ils ne disposaient pas de techniques
spécialisées comme les peintures de sable et les prières rituelles, et
ils faisaient sans doute appel, pour soigner leurs malades, à des
guérisseurs « aspirant le mal » et à des chamans pratiquant la magie.
Ils devaient craindre les sorciers, comme toutes les autres tribus,
leurs rituels étaient certainement inspirés par des expériences
visionnaires et des rêves, et concernaient essentiel- lement les rites
de passage (Underhill, 1965 : 225).
En entrant en contact étroit avec la culture des Pueblos, ils
développèrent une structure rituelle plus traditionnelle. Il ne leur
était désormais plus nécessaire de rechercher des expériences
visionnaires, mais ils continuèrent de centrer toute leur action rituelle
autour des patients, en ne fixant pas à l’avance le lieu et la date de
leurs cérémonies, afin de mieux pouvoir répondre aux besoins des
personnes souffrantes. Ce faisant, ils emprun- tèrent néanmoins
volontairement un grand nombre d’élé- ments aux cérémonies
pueblos. Même le nom qu’ils donnent à certains de leurs dieux, les
Yeis, est un mot d’origine zuñi signifiant « esprits ». Les
personnages représentés sur leurs peintures de sable et leurs danseurs
cérémoniels arborent des costumes évoquant ceux des kachinas
(personnifications des dieux) pueblos. Les danseurs et les kachinas
ont en effet des pagnes courts et de larges ceintures pendantes qui ne
font pas partie du costume habituel des Navajos, et les masques
portés par les uns et les autres doivent être en peau de cerf intacte de
toute blessure. Pour les cérémonies elles-mêmes, un temps de rites
secrets durant huit jours, suivi d’un neuvième jour de rites publics,
est commun aux deux cultures. De la même manière, dans les grands
rituels pueblos comme dans ceux des Navajos, les principaux
participants doivent observer ensuite une période de quatre jours
d’isolement et de restrictions diverses. De fait, les chants majeurs
des Navajos incluent toutes les pratiques cérémonielles des
initiations des sociétés de médecine pueblos : bains rituels, emploi
d’émétiques, peintures corporelles, offrandes de Bâtonnets de
prières, peintures de sable, mise en commun de la nourriture, parfois
rituellement utilisée, et défraiement convenu à l’avance du
guérisseur ou de l’homme- médecine (ibid., p. 235).
Mais les mythes de tous les grands chants (à l’exception de celui
des origines, qui est une adaptation de celui des Pueblos) sont
réellements des récits visionnaires. L’idée de base de voyages dans
les mondes supérieur et inférieur est incontestablement d’origine
chamanique. Eliade (1964 : 259) nous apprend qu’un des éléments
les plus importants de la technique chamanique est l’aptitude du
chaman à passer d’une région cosmique à une autre — de la Terre au
Monde Céleste ou au Monde Souterrain. L’univers des chamans est
construit autour d’un axe central reliant ces trois niveaux, et eux
seuls connaissent le moyen de franchir les passages ouvrant de l’un à
l’autre. Dans certaines cosmologies sibériennes, le nombre de
niveaux peut même s’élever jusqu’à cinq, six ou neuf, mais la
division fonctionnelle en trois sortes de mondes demeure toujours
opérante.
La mythologie navajo s’appuie sur une cosmologie très
semblable. Dans les mythes des chants, les Héros et les Héroïnes se
rendent dans un Monde Céleste, ou Pays des Esprits, situé au-dessus
de la Terre, aussi bien que dans un monde souterrain qui ne peut être
atteint qu’en plongeant dans un lac ou en empruntant un passage
s’ouvrant dans le sol. Ainsi Homme- Saint, le Héros de la Voie Mâle
du Projectile, est-il entraîné malgré lui jusqu’à la Demeure du
Peuple-Tonnerre, où le chant lui est enseigné. Le Purificateur, Héros
de la Voie de la Perle, est emmené dans la Maison Céleste des
Aigles. Glishpáh, la Femme-Serpent de la Voie de la Beauté,
descend au moyen d’une échelle jusqu’au Domaine souterrain du
Peuple-Serpent, tandis que Garçon-Saint, le second Héros de la Voie
Mâle du Projectile, tombe dans un lac et devient l’hôte involontaire
de Grand-Poisson. Mais les animaux des chants navajos ne sont plus
les Esprits-Gardiens du chamanisme : ils favorisent ou entravent la
quête du Héros selon leur nature, et leurs chefs — Grand-Aigle,
Grand-Poisson, Grand-Serpent — sont devenus chez les Navajos des
enseignants et des guides.
Au cours de leurs aventures, les Héros navajos, tout comme les
anciens chamans, rencontrent des femmes surnaturelles. Un chaman
golde (sibérien) a fait le récit d’une rencontre de ce genre. Il dormait
dans son lit quand une Femme-Esprit très belle s’approcha de lui et
lui annonça : « Je suis ‘ l’ayami’ de tes ancêtres, les Chamans. Je
leur ai appris à chamaniser. Maintenant c’est à toi que je vais
l’enseigner. Les vieux chamans sont tous morts, et il n’y a plus
personne ici pour guérir les gens. Tu dois devenir un chaman. » À
quoi elle ajouta : « Je t’aime, je n’ai pas d’ époux pour l’ instant, tu
seras donc mon mari et je serai comme une femme pour toi. Je
t’adjoindrai des aides spirituels. Tu soigneras avec leur assistance,
et je t’ éduquerai et t’aiderai moi-même. Nous recevrons notre
nourriture des autres hommes. » Comme il essayait de protester, elle
précisa : « Si tu ne m’obéis pas, ton sort sera terrible. Je te tuerais »
(Eliade, 1964 : 72.).
Les Héros des chants navajos rencontrent également des femmes
puissantes. Les Jumeaux-Guerriers sont aidés dans leurs épreuves
cruciales par Fille-du-Soleil, qui les reconnaît aussitôt comme ses
Frères et les protège de la fureur de leur Père. Dans la Voie de la
Plume, le Héros doit subir les attaques de son méchant beau-père
pour obtenir la main de sa femme, mais elle lui vient en aide en lui
révélant le nom secret du Vieillard. Garçon-Pluie est séduit par les
sourires provocants de l’épouse de Tonnerre-d’Hiver, et se trouve
ensuite entraîné malgré lui dans une véritable guerre des dieux. Un
grand nombre des Héros et des Héroïnes des mythes épousent des
Filles ou des Fils des Êtres Saints, obtenant de ce fait non seulement
la Connaissance des Chants, mais aussi l’avantage de faire
désormais partie de la Grande Famille Divine.
La mort, le démembrement, puis la renaissance et la trans-
formation qui leur succèdent, constituent un autre des points de
rencontre majeurs entre le chamanisme et les mythes navajos. Tous
ces thèmes ont été développés au chapitre viii. Mais alors que les
chamans les considèrent comme une partie impor-
tante et nécessaire de leur initiation, pour les Héros navajos, à
l’inverse, ce sont des événements qui surviennent presque par hasard
au fil de leurs aventures, le plus souvent à la suite d’une erreur, ou
pour les punir d’avoir ignoré les instructions divines ; comme chez
les chamans, toutefois, ils conduisent toujours à un accroissement de
leurs pouvoirs.
Il y a encore d’autres réminiscences du chamanisme dans la
médecine des Navajos. Les méthodes de travail des diagnosti- ciens
— « main-qui-tremble », observation des étoiles, contem- plation
d’une bougie, ou tout simplement « écoute du corps » — en sont un
exemple. Un autre en est l’utilisation de la crécelle et du panier-
tambour pour accompagner les mélopées. L’instant où le panier est «
retourné » pour commencer à être battu est un tournant important
dans toutes les cérémonies. Si un incident imprévu se produit
pendant la séance, si un mauvais présage se manifeste, ou si les
participants ou les spectateurs se montrent par trop indisciplinés,
l’homme-médecine peut à tout moment « redresser » le panier,
mettant ainsi brutalement fin à la cérémonie.
Lors de la dernière nuit de la Voie-du-Sommet-de-la- Montagne,
une grande danse du Feu (ou danse du Corral) est organisée dans un
vaste enclos de branches d’épicea et de pin, ouvert à l’Est, où des
danses cérémonielles et des tours de magie sont présentés autour
d’un énorme bûcher (Haile, 1946). Ces actions spectaculaires, dont
le secret était autrefois réservé aux chamans, plongeaient l’assistance
dans un état de crédulité sans lequel la guérison du malade n’aurait
pu réussir. La danse du Feu navajo est surtout conçue aujourd’hui
pour amuser les spectateurs, mais elle garde encore quelques
vestiges de son ancien pouvoir d’émerveillement et de crainte
révérencieuse. La première partie, la plus importante, de la
cérémonie est la danse du Blanchiment accomplie par les Premiers
Danseurs. Ils annoncent leur arrivée au moyen d’un long sifflement
et pénètrent dans le corral l’un derrière l’autre. Vêtus de simples
pagnes-culottes, ils ont le corps enduit d’argile blanche afin de
ressembler à des moutons des Rocheuses. Dès leur apparition, ils
écartent les jambes et se mettent à avancer par bonds puis, pour la
plus grande joie du public, imitent la copulation des animaux. Ils se
poursuivent en brandissant des flèches faites d’éventails de plumes
d’aigles fixés à des manches, se bousculent et se contorsionnent,
finissant par sauter l’un sur l’autre à la manière des grenouilles.
L’effet produit est des plus comiques, mais c’est aussi une évocation
des pouvoirs de fertilité de la nature, bénéfiques pour le patient aussi
bien que pour l’assistance.
La séquence suivante est plus sérieuse. Les danseurs tournent
autour du bûcher en tendant leurs flèches en direction des flammes.
Lorsqu’ils aperçoivent une ouverture dans le brasier, ils s’en
approchent vivement, plantent les plumes dans le feu, puis les
retirent en montrant à tous leurs restes carbonisés. Ensuite, par une
habile manipulation, ils remplacent les plumes brûlées par des
plumes blanches intactes et s’écrient « Je les ai blanchies de
nouveau ! » Cette partie de la danse symbolise l’espoir que le
patient, à l’instar des plumes, sera régénéré et retrouvera rapidement
la santé.
Par la suite, les danseurs montrent leur pouvoir sur les Flèches
sacrées en les avalant. Les flèches ont été préparées au préalable, de
manière qu’une partie de la tige, plus fine, s’enfonce dans l’autre,
donnant l’impression qu’elle pénètre dans la gorge du danseur.
Tournant autour de l’enclos, les exécutants tiennent les flèches au-
dessus de leur tête, mettant les pointes dans leur bouche, et font
semblant de les avaler. Tous leurs gestes indiquent à quel point cet
acte est difficile et douloureux. Ils tombent à genoux, la tête pliée en
arrière, l’empennage sortant de leurs lèvres, et quittent le corral à
petits pas pressés et sautillants.
La-Voie-du-Sommet-de-la-Montagne peut inclure aussi un
danseur déguisé en ours ou une « danse avec le Feu ». Pour cette
dernière, une dizaine de danseurs vêtus de pagnes-culottes, le corps
peint en blanc, font le tour du bûcher en brandissant des torches
qu’ils allument au grand feu. Certaines de ces torches embrasées
sont lancées par-dessus le mur de branches de l’enclos. Avec les
autres, ils courent aussi vite que possible, en les appli- quant sur leur
corps et en frottant leur ventre et leur dos avec leur extrémité
enflammée. Lorsqu’un danseur en rattrape un autre, il le frappe
violemment entre les omoplates avec son tison brûlant. En fait, ils se
lavent et se purifient par le feu. Quand les brandons sont éteints, les
hommes les jettent sur le sol et disparaissent en poussant un grand
cri. Les spectateurs vont alors ramasser les bois brûlés et se nettoient
les mains avec les dernières braises. D’autres danses et d’autres tours
« magiques » sont exécutés dans le cours de la nuit.
Ces mises en scène ne sont que d’une importance secondaire
dans les cérémonies de guérison navajos. Elles n’ont que peu de
rapports avec le patient et semblent surtout destinées à distraire
l’assistance rassemblée dans l’enclos pour une longue nuit de fête.
Bien qu’elles ne constituent pas véritablement des rituels, elles ont
cependant une signification symbolique liée à l’objectif
thérapeutique du chant. La danse du Blanchiment démontre
l’aptitude des danseurs à rendre leur blancheur aux plumes, tout
comme le chant est supposé rendre la santé au malade. La danse
avec le Feu prouve leur pouvoir de manipuler le feu sans en souffrir,
tout en exposant leur corps à ses effets régéné- rateurs, dont les
spectateurs peuvent profiter également par la suite. En avalant les
flèches, ils montrent leur capacité à intégrer les flèches dans leur
corps et à en faire des parties d’eux-mêmes. Dans le mythe des
Jumeaux-Guerriers, les Flèches figuraient parmi les armes les plus
puissantes que le Soleil offrait à ses Fils. Par leur absorption, les
danseurs rappellent le pouvoir donné aux deux Héros.
L’homme-médecine qui est responsable de la totalité de la
cérémonie ne prend aucune part à ces manifestations extérieures. Il
passe la nuit dans le hogan, chantant les séquences de mélopées
appropriées avec le patient et ses assistants. Il n’a nul besoin de
s’impliquer dans des tours de magie ou de prestidigitation pour faire
la preuve de sa puissance. Ces pratiques chamaniques sont laissées
aux danseurs de la dernière nuit.
Il est important de rappeler ici qu’en dépit de tous ces restes de
chamanisme que l’on peut trouver dans leurs cérémonies, les
hommes-médecine navajos ne sont pas de véritables chamans, tels
ceux que l’on peut voir dans de nombreuses régions de l’Amérique
du Nord et du Sud, en Sibérie ou dans d’autres parties du monde.
Les méthodes de ces authentiques chamans ont été décrites ainsi :
tout d’abord, un appel aux esprits auxiliaires, qui sont souvent des
esprits animaux ; ensuite, une danse accompagnée au tambourin
pour préparer le voyage mystique ; et troisièmement l’extase —
réelle ou simulée — au cours de laquelle l’âme du chaman est
supposée avoir quitté son corps (Eliade, 1960 : 61).
À l’exception de l’appel qu’il adresse aux Êtres divins dans ses
prières et ses mélopées, l’homme-médecine navajo n’accomplit rien
de tout cela. Tous ces événements — danse, ascension ou descente
dans un monde supérieur ou inférieur, entretien avec des Êtres
surnaturels qui ont souvent l’apparence d’animaux, initiation à une
méthode de guérison secrète au travers de terribles épreuves, puis
retour sur Terre en possession de pouvoirs spéciaux susceptibles de
soigner et de guérir les humains — sont intégrés symboliquement
dans les prières, les rites, les mythes, les mélopées et les peintures de
sable de l’homme-médecine, comme nous l’avons vu à maintes
reprises dans les chapitres précédents. Le scénario que le vrai
chaman interprète en payant de sa personne est projeté par l’homme-
médecine dans le contenu de ses mythes et de ses rituels, dans les
symboles de ses chants. Comme l’affirmaient les hommes- médecine
eux-mêmes au chapitre ii de cet ouvrage, ils n’ont besoin ni de
transes particulières ni de visions extatiques pour apprendre leur
métier de guérisseurs, seulement d’avoir le désir et la patience
d’assimiler en toute connaissance de cause l’énorme quantité de
matériel symbolique mis à leur disposition par leurs prédécesseurs.
Ils ne disposent pas d’Esprits-Gardiens et n’entretiennent aucun
rapport spécial avec les dieux. Tout ce qu’ils ont, c’est une certaine
capacité à manipuler le pouvoir au moyen des symboles. Du fait que
la puissance surnaturelle autrefois incarnée dans la personne du
chaman est désormais reportée sur les symboles, cette méthode
particulière de guérison peut être légitimement considérée comme un
chama- nisme symbolique.
Ce type de rêve est l’un des pires qu’un Navajo puisse faire, car
c’est le signe qu’il court un danger mortel. Bien que le chindi fasse
partie de la mythologie du Dineh, l’action du rêve ne suit pas un
schéma culturel préétabli, et conserve une forme indis- cutablement
individuelle.
Dans la société moderne, dite développée, les rêves ont pendant
très longtemps été négligés ; il n’y a plus de schéma culturel
d’aucune sorte. Les rêves ne sont même plus considérés comme des
phénomènes pouvant avoir une quelconque impor- tance. Toutes les
grandes valeurs du symbolisme ont été prati- quement oubliées, sauf
par une minorité d’individus engagés dans le travail
psychothérapeutique. Il incomba à Freud, ce grand homme-médecine
de notre temps, de rendre aux rêves leur importance et leur
signification perdues. Lorsqu’il écrivit que le rêve était la via regia,
la voie royale vers l’inconscient, il redécouvrait, dans un contexte
culturel différent, un très ancien héritage de l’humanité. Il restituait à
l’homme moderne une grande force fécondatrice — le symbole
onirique — qui peut puiser dans les inépuisables ressources de
l’inconscient pour redonner de nouveau un sens à nos techniques
scientifiques de guérison.
Si Freud fut le pionnier, Jung fut le prophète de la nouvelle
psychologie analytique. Poussant plus loin que Freud l’étude des
rêves, il découvrit que le symbole onirique ne révèle pas seulement
des contenus individuels, comme dans les rêves des Navajos
recueillis par Lincoln, mais aussi des bribes et des éléments de
contenus archétypiques qui reproduisent le symbo- lisme des
anciennes mythologies. En étudiant les motifs et les composants de
longues séries de rêves, il constata également que de temps à autre
apparaît un « grand rêve », analogue à ceux qui étaient obtenus lors
des quêtes de la Vision dans les cultures chamaniques. De nos jours,
toutefois, un tel rêve n’est plus considéré ni comme divin ni comme
« réel », mais plutôt comme le produit des processus inconscients du
rêveur, et n’ayant une signification et une utilité que pour lui-même.
Au travers de cette conception critique moderne, nous sommes
progressivement amenés à prendre conscience de la relativité
culturelle et individuelle de l’interprétation des rêves. Sans lui
imposer les contraintes rigides du dogmatisme culturel, nous
pouvons dès lors encourager l’individu, au moyen de l’asso- ciation
et de l’amplification, à découvrir le sens personnel que prennent
pour lui ses rêves et ses visions.
ROMANS
BIOGRAPHIES-HISTOIRE
Imprimé en France