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ERCHE lf SUCRf

Comment
l'Europe pritA

gout au sucre

Décryptage
En s'intéressant à La cuisine
médiévale, et au goOr marqué
de cette cuisine pour le sucre,
puis à l'utilisation du sucre par
les médecins, Bruno Laurioux
est peu à peu remonté aux
premiers contacts des
Occidentaux avec cette denrée,
en Orient, lors des croisades.
Us'appuie sur diverses sources
écrites : livres de cuisine
et de médecine, registres
commerciaux, textes littéraires
et récits de voyage, et
rappelle qu'au Moyen Age,
déjà, on produisait du sucre
en Occident.

La r-écolte
de la canne
à sucre
(vers 1370-
1400, école
italienne). La
canne à sucre
est un produit
assez courant
dès le début
du xli' siècle en
Sicile et dans
la péninsule
Ibérique.

t •tt i ST OI RE N 382 OFCE MBRE 20 1 2


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On oublie souvent que la culture et la consommation de sucre en
Europe sont antérieures à la« découverte» de l'Amérique. C'est
d'abord en Orient que les croisés découvrirent la« canne à miel».
Par Bruno Laurioux

e sucre est l'une des obsessions du Baudouin de Boulogne lorsque, en 1099,


premier xxi• siècle, qui le tient pour celui-ci entreprit de quitter Édesse pour
responsable des progrès de l'obésité se rendre enfin à Jérusalem.
parmi nos contemporains - en particulier On était alors à la fin de l'automne
parmi les jeunes1 . En réalité, la consom- et les milliers de croisés rassemblés par
mation excessive de sucre est récente, Baudouin, Bohémond de Tarente et l'ar-
mais sa consommation en soi a commencé chevêque Daimbert de Pise réussirent à
plus tôt qu'on ne le croit. L'AUTEUR tromper la faim et la soif grâce à la rumi-
On sait depuis longtemps que le su- Professeur li nation (à la fois mastication et succion)
l'université
cre a constitué l'une des principales pro- de Versailles- constante de canne à sucre (appelée can-
ductions des îles Atlantiques au xv< siècle, Saint-Quentin- namellis, c'est-à-dire «canne à miel »),
puis l'un des principaux objets du grand en- Yve lines alors qu'ils traversaient des régions plan-
Br tmo Laurioux
commerce avec l'Amérique, créant ainsi est égalem ent tées, d'après les géographes et voyageurs
un lien entre" douceur et pouvoir » (Sidney président arabes des x• et xi• siècles, de nombreu-
Mintz, cf Pour en savoir plus, p. 86). On de ! Institut ses cannaies.
européen
sait moins que sa production en Europe d histoire et Ce caractère d'aliment providentiel
occidentale est antérieure à la décou- de cultures de est confirmé par un autre chroniqueur,
L'alimentation.
verte de l'Amérique et à l'exploration de na notamment Albert d'Aix, qui, lui, ne quitta jamais l'Eu-
Madère, des Açores et des Canaries par les publié Manger rope mais resta fidèle à ce qu'on lui avait
Portugais et les Espagnols. au Moyen Age rapporté de l'expédition principale des
(Hachette
Le sucre est un produit assez courant «Pluriel "• 2002) croisés, celle de Godefroi de Bouillon et
dès le début du xv< siècle en Sicile et dans et Écrits et de Raymond de Saint-Gilles. A côté de la
la péninsule Ibérique, où la culture de la images d e la
gastronomie canne à sucre que l'on suce, il mentionne
canne à sucre est attestée encore aupa- méd iévaJe le produit qu'en tirent les agriculteurs de
ravant, à l'époque musulmane. Si la fin (BNF, 2011). la région et que ceux-ci appellent zucra.
du Moyen Age a connu un boom sucrier, Le jus de la canne, après broyage, s'épais-
c'est parce que les contemporains de Jeanne d'Arc sit et durcit <<en prenant l'aspect de la neige ou du
appréciaient le sucre, non pas tant comme une sel blanc », précise-t-il. Mélangé avec du pain ou
gourmandise que dans leur cuisine même. On a écrasé dans l'eau, il procure un aliment <<plus doux
là une des grandes mutations dans l'histoire du et salutaire que le rayon de miel"· Et Albert d'Aix
goût occidental, qui va imprégner la cuisine de la d'ajouter: "Certains disent qu'il s'agit du genre de
Renaissance jusque vers 1650. miel que découvrit Jonathan, fils du roi Saül, sur la
Ce sont les croisés qui ont découvert, à leur arri- surface de la terre, et qu'il osa consommer en déso-
vée en Syrie, le sucre que s'arrachent les cuisiniers béissant [à son père].»
au xv< siècle. Les médecins, qui le voyaient souvent Cannamellis, zucra : ce sont donc de nouveaux
apparaître dans leurs manuels traduits de l'arabe, mots que les chroniqueurs de la croisade utilisent
ont assuré sa diffusion. pour désigner la plante et l'aliment qu'on en tire.
Pourquoi n'ont-ils pas fait le rapprochement avec
UNE DÉCOUVERTE DES CROISADES un produit dont parlait la littérature savante de
L'importation de sucre à Venise dès 996, souvent leur temps, le sacharum, autrement dit le sakkha-
alléguée, est l'invention de l'auteur anglais d'un ron des Anciens ?
dictionnaire de commerce du début du xix• siècle La question de la connaissance du sucre dans
qui semble avoir mélangé plusieurs passages d'un l'Antiquité est complexe et fait l'objet de débats
devancier français. Erreur pieusement recopiée passionnés depuis le xvn• siècle. Pour simplifier,
d'ouvrage en ouvrage- jusqu'aux plus récents. on aurait d'un côté une plante sans nom, de l'autre
Ce sont donc des croisés qui, les premiers de un nom correspondant à un produit mal défini. Le
Note
l'Occident latin, firent connaissance avec le su- naturaliste Pline l'Ancien fait certes le lien entre les 1. Cf. C. Fischler,
cre. Nous disposons d'un témoin oculaire, le chro- deux, mais son texte pourrait désigner la manne « La morale
niqueur Foucher de Chartres, qui accompagnait de bambou. S'il est vraisemblable que l'expédition des aliments :
l'exemple
du sucre»,
Le jus de canne_, après broyage, prend l'<< aspect de la neige ou du sel blanc». L'Homnivore,
Odile Jacob,
Mélangé à du pain, il produit un aliment« plus doux que le rayon de miel» 1990,
pp. 265-294.

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ERCHE USUCR[
d'Alexandre a mis en contact des savants grecs avec qui mentionne le sucre dans sa Diététique, ne l'a pas
la canne à sucre alors cultivée en Inde, les témoi- été du tout).
gnages sur le commerce du sucre dans l'Empire ro- La documentation sur le " sucre >> à la dispo-
main restent d'interprétation difficile. sition des clercs accompagnant la première croi-
sade se limitait donc à quelques textes vagues. Le
NOUVEAU PRODUIT. NOUVEAU NOM sakkharon, il est vrai, figurait dans l'encyclopédie
En tout état de cause , la plupart des tex- des <<simples , de Dioscoride, connue dès le VIe siè-
tes qui ont été identifiés par les érudits moder- cle par une traduction latine qui le présentait ainsi:
nes comme des preuves de la connaissance du «Il naît un autre genre [de miel] que l'on appelle sac-
sucre dans l'Antiquité n'étaient pas connus des caros. C'est une espece de miel épais, que l'on trouve
médiévaux du xl" siècle, essentiellement parce sur des roseaux en Inde et en Arabie. Il est fragile et,
qu'ils avaient été rédigés en grec et que la tradi- quand on le met dans la bouche, semblable au sel.
tion manuscrite s'en était perdue assez tôt, par- Mais il relâche le ventre et l'estomac; dissous et bu, il
fois dès l'Antiquité. D'autres étaient des raretés : soulage la vessie et les reins 2 • ,,
ainsi le poème géographique du Gaulois Varron Mais le<< Dioscoride lombard , , comme l'appel-
de l'Aude (1er siècle av. J.-C.) , auquel se référaient lent les érudits, semble avoir connu une diffusion
seulement Isidore de Séville et un commentaire à assez restreinte. Surtout, le point commun de tous
La Pharsale de Lucain contenu dans un manuscrit ces auteurs est qu'ils assignaient au produit et/ou
carolingien de Berne. à la plante l'Inde - ou l'Arabie - comme origine.
Les traités des médecins byzantins du XIe siè- Or, les croisés les ont découverts en Terre sainte.
cle, qui connaissaient le sucre, étaient également Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient fait plutôt
ignorés. Ainsi, Siméon Seth men- le rapprochement avec la Bible,
tionne (sans le décrire) le sâkar ayant la conviction - comme cer-
dans son Recueil alphabétique << Une espèce de taines sectes actuelles - de re-
sur les propriétés des aliments, miel épais qui vivre des événements racontés
qu'il dédie vers 1075 à l'empe- relâche le ventre et dans l'Écriture.
reur Michel VII Doukas. Mais son Ainsi, l'épisode auquel Albert
œuvre n'a pas été traduite en la-
l'estomac, soulage d'Aix fait référence se situe dans
tin avant le XVIe siècle (et celle de la vessie et les reins » le rer livre de Samuel, qui décrit
son contemporain Michel Psellos, la conquête de la Terre sainte aux
dépens des Philistins. Le paral-
lèle s'impose évidemment avec
les croisés, venus au même en-
droit en découdre avec les musul-
mans d'Orient. Le roi Saül ayant
maudit celui de ses hommes qui
prendrait de la nourriture avant
le soir, les guerriers hébreux
étaient épuisés - comme les pè-
lerins armés, qui sont eux aussi
affamés.
Par ailleurs, le miel couvrant
la terre fait partie de ces nourri-
tures miraculeuses dont regorge
l'Ancien Testament : la Terre pro-
mise y est constamment présen-
tée comme ruisselant de miel
(et de lait) ; les croisés ne de-
vaient donc pas être trop sur-
pris de trouver ces douceurs en
Orient. L'encyclopédiste Isidore
de Séville (vue siècle), fort lu au
Utilisation Moyen Age, avait même avancé
du sucre dans l'idée que le miel pût naître d'une
la fabrication rosée céleste se déposant sur les
des vins épicés
dans le feuilles de roseaux.
Traité sur On comprend mieux pour-
les herbes, quoi les clercs de la croisade ap-
édition
du xv' siècle pelèrent<< roseau à miel, (can-
du livre namellis) la plante qui avait
DeMateria
Medicade sauvé les chrétiens de la mort.
Dioscoride. Quant au terme de ,, sucre , pour
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REPÈRES CARTOGRAPHIQUES

Palerme .<
Si~·Syracuse
i\.'
1 dtr rraut

le commerce du sucre
zone de production
le sucre .dans les livres de cuisine
occidentaux du xv·siècle • te Caire
.
f.
~
20% du nombre total des recettes Ëgypte g
--> Route maritime depuis le levant tl
50% du nombre total des recettes
Route maritime depuis le royaume i
de Grenade _s_o_o_k_m_ ~

LES ROUTES DU SUCRE AU XV' SIÈCLE


La canne à sucre, plante d'origine tropicale humide (sa domestication remonterait au vm" siècle av. J.-C. en
Nouvelle-Guinée), s'est acclimatée dans l'environnement méditerranéen, y compris en Syrie et en Égypte, grâce
notamment à l'irrigation. Après l'avoir découverte en Irak au début du vu• siècle, les musulmans ont en effet
adopté cette culture en la diffusant à mesure de leur expansion territoriale : ainsi la trouvait-on en Sicile, en
Al-Andalus et sur la côte sud-est de la péninsule Ibérique dès le XI• siècle. Sa commercialisation en Occident latin
daterait de la deuxième moitié du XII• siècle.

désigner le produit fini, il dérive directement de donc cette nouvelle culture, qu'ils entreprennent
l'arabe- en français comme en latin3 • C'est seule- de diffuser à mesure de leur expansion territoriale.
ment au xm• siècle que Simon de Gênes rappro- Désormais, le sucre suit le Coran, selon la formule
chera le saccara des Anciens et le zucharum venu imagée de Mohamed Ouerfelli (cf Pour en savoir
des Arabes. plus, p. 86).
Comme l'a bien souligné le même auteur, le Notes
2. Je remercie
DAN S LE SILLAGE DU CORAN Moyen Age est ainsi la période où la canne à su- Marie Cronier, de
Lorsque les croisés les découvrent en Syrie à la cre, plante d'origine tropicale humide, s'acclimate l'IRHT (CNRS),
de m'avoir
toute fin du x1• siècle, la culture de la canne à sucre dans l'environnement méditerranéen, y compris en procuré ce texte
et l'industrie sucrière y sont installées depuis long- Syrie et en Égypte, avec les fortes contraintes que dont la traduction
temps. Les recherches des botanistes font remonter cela suppose en matière environnementale (irri- est de ma seule
responsabilité.
la domestication de la canne sucrière au vm• siè- gation indispensable pour la culture, forts besoins 3. Cf. F. Quinsat,
cle av. J .-C., vraisemblablement en Nouvelle- en combustible pour la transformation). Ce fai- « Le traitement
Guinée. De son foyer d'origine, la culture s'en étend sant, elle arrive tout près de l'Occident latin, dans des arabismes
dans le TLF(i) :
vers l'Extrême-Orient et aussi vers l'ouest, jusqu'en la Sicile aghlabide ou kalbite et en Al-Andalus. Sur quelques
Inde où, à une date indéterminée comprise en- la côte sud-est de la péninsule Ibérique, la canne à observations »,
Actes de la
tre le Iv" siècle av. J.-C. et le 1er siècle de notre ère, sucre a été introduite au xr< siècle, à l'avènement journée d'étude
sont mises au point les techniques de broyage de des royaumes de Taifas et au cours de l'occupation « Lexicographie
la canne et de cuisson du jus qui en est extrait. De almoravide, avec la transformation en huertas ir- historique
française : autour
là, canne et sucre progressent vers l'ouest où l'Iran riguées où se développent les cultures orientales de la mise à
sassanide et notamment le Khuzestan paraissent -outre la canne à sucre, le riz ou l'oranger. jour des notices
avoir constitué d'importants relais. Cependant, la présence de canne à sucre n'en- étymologiques
du Trésor de la
Lorsque, au début du vu• siècle, les musul- traîne pas nécessairement - ou tout au moins pas languefrançaise
mans conquièrent l'Irak, l'exploitation des can- immédiatement -le développement d'une indus- irformarisé»,
naies y procure déjà d'importants revenus à leurs trie sucrière, et a fortiori d'une industrie expor- E. Buchi (dir.),
(Nancy/ATILF,
propriétaires et à l'État. Les vainqueurs adoptent tatrice : dans l'Espagne et la Sicile musulmanes, 4 novembre 2005 .

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HERCHE l[ SUCR[
la canne à su cre sembl e être restée pendant long- tit cassé,) puis tiré, durci et découpé en des sortes
temps une gourma ndise que l'on dégustait crue. de bo nbons semblables à nos berlingots (mais qui
Ainsi pe ut s'expliqu e r le paradoxe qui a vu les sont ava nt tout des m édi caments). Avec un sirop
Latins découvrir e n Orie nt les usages d'une pla nte ~~ e nviro n 115 o c (« petit bo ulé,) , on obtient des
qui poussait à leurs po nes. " él ectuaires mous", c'est-à-dire des fo ndants.
Ces procédés et ces produits furent connus des
OF L'OFFICINE À L'OFFICE Occid >nta ux à trave rs les tradu ct io ns des textes
En Orient . les croisés ne trou ve nt pas seule- médicaux a rabes qu'effectuère nt aux XIe et XII " siè-
ment un produi t mJis la man.iè re de l'e mpl oy ' r. cles Co nstantin l'Africain en Italie du Sud et Gérard
L'un des princip aux usages du sucre est mé di ct~ l e t de To lède en Espagne. Les versions qu'ils do nnè-
il n'est pas exclu que son succès clans la médecine re nt des encyclo pédies d'Al-Majusi ou d'Avicenne
en lan gu e arabe soit Ué à l'école de Jund ishapur et de tra ités de diététique (comme celui d'Ishaq al-
en Iran, qui fut l'u n des points cl 'imp ortarion de la Isra'ili ) furent largement diffusées dans la mes ure
médecine indienn e da ns le monde musulman. Al O LI e lles servire nt de base à l'enseignement, dans
Majusi, a u X0 siècle. consacre a u sucre un e plac les éco les de médecine de Salerne et plus ta rd da ns
importante da ns sa gra nde encyclopédie, qui est les un iversités.
traduite de ux sièc les plu s rard et en Syrie même C'es t alors qu e les m édecins occidentaux pri-
par Étienne d'Amioch . On y n mve un véritab le rent vrél imen t connaissance des propriétés médi-
catalogue des douceurs de I'Ori · nr. cales d u sucre . Non seulement son goût agréable
Les m éde cins d u mond e musulm a n uti li sent per metta it de fél ire passe r d'amères potion s, m ais
une ga mme très éla borée de p rod uits sucrés qui ses qu alités hum orales in citaient à le prescrire par
renouvelle largem e nt le rép "rtoire de la p.harm<l- exe mpl e contre les malad ies pulmo na ires, toux ou
La vente cop ée grecque. Si les fru irs so m encore co n11ts la phtisie. Ce n'était pas seul ement un excipient m ais
d11 sucre
("tabl eau plupart d u temp s da ns le miel, k si rop (de l'arabe un méd_icament.
de santé», sharab ) se fa ir ;1 p<lrti.r de suc.re, y co mpris le_1ulep On s'en rend pa rfaite me nt compte en ouvrant
,vv' siècle).
Les comptes
à l'eau de rose. un de ces no mbre ux " a ntidotaires, qui énumé-
d'h ôpitaux Les fab ricants de rem èd es onr acquis u11 e raie nt les effets des médicaments composés. Celui
du ;atr' siecle, grand e maîtrise dans le trava il elu sucre qui leur a trri bu é à un ce rtain Ni colas, qui résum e l'ap-
notamment,
mentionnent permet de confecr.io nner desj oniel tablenes élabo- port a lerni tai n et remo nte peut-être a u xHI" siè-
régu lièr-ement rées à partir d un sirop porté 8 pl us cl ' 130 cc ce cle . uti li se le sucre dans un e recette sur cinq. Ce la
des achats de que l'on appe lle dans la confi se rie actu e lle le" pe- est mo ins certes que le miel (presque une recette
sucr·e.
sur de ux) , mais beaucoup des préparations de cet
Antidowln.' Nicola! son t d'administration externe
(on é'ue nts par exempl e), et la prése nce d'un pro-
duit ag réable a u goût n'y est donc pas obligatoire .
Les origines médicales du sucre ont déterminé
dans un pre mi e r temps de ux types principa ux
d' usages alim entaires. D'abord dans les plats pour
les mélbdes , à b préparation desqu els le médecin
sale rn ita in Petrus Musandinus consacre un savo u-

1 t , :fi ! J i 4: i i iJ
1

LA CANNE À MIEL
comme nous entrâmes dans les zone
(( E intérieur
t

de.~ hahitanL~
[du pay>}des arrasins et que,
de la région qui nous é talent asse7
hostiles, n us ne pûme avoir ni pain ni aliment
-car il n'y avait personne qui en donnat ou en
vendit- et nos vivres 'epuisant chaque jour un
peu plus, il arriva a beaucoup d'êcre tourmentés
pm· la faim.{... ] Mais il y avait alors, dans le
champs culthes que nous traver ions en passant,
de~ plante\ a r •l:olter que l'on nomme en langue
vulgaire "cannes à miel" et qui ont pre que
semblables ad s ro:;eau. ·. Leur nom cM compo. é
de "canne" et de "miel"- d'où vient que l'on
appelle au si, a ce que je crois. "mi 1 auvage'
ce que l'on fabrique a partir d'elles de maniere
élabor ie. Des affamés, a cause de leur saveur
miellée. en ruminaient entre leurs den toute
la journée, bien que cela fût peu utile.
Ce tmnsi qu~ les crmséqfQnem racorm:m
leur ~~mu ven,· d la canne tt 5Ucre
Foucher de Chan res. Ht.,l Wl!llflew.mh·mirona
début Xli' siècle. tmd. B. Laurioux •

L' H I S TO I RE N 382 IHCEM ilRE 2012


84
•· n :ti ! J iitü 3
UN MÉDICAMENT
anamiel est chaud et humide au premier
«C degré et donc il est tres convenable de
l'utiliser pour la nature humaine. De par sa nature,
il fait bien uriner, purge les reins et la vessie,
amollit le ventre, élargit la poitrine et le poumon.
Mais si l'on en mange trop, le ventre gonfle et
les voies sont bouchées, à cause de la grande
attraction que les membres exercent sur lui.
On purge l'estomac en vomissant lorsque, après
en avoir beaucoup mangé, on prend de l'eau
chaude. Et comprenez que le sucre que l'on fait
à partir du canamiel possède la même nature. » ~
~

Aldebrnndin de Sienne. /.t1n · de phvsi9ue, ~


xm siè ·le. trad. B. l.<~unoux. d'après 1éditwn ~
de Landouzy-Pépin. p. 159 ~
~
i
reux manuel vers 1200 : ses prescriptions trouvent â
un écho dans les livres de cuisine, où la nature mo-
dérément chaude et humide du sucre le destine
d'abord aux préparations pour convalescents, et
dans les nombreux comptes d'hôpitaux dont on
dispose à partir du xme siècle, et qui mentionnent
régulièrement des achats de sucre. /./,\/~,....... ; / / .n·1~.
A la fin du repas, le sucre est également 'J• -.; t .... ..... ~ )
.J .. . , •

consommé sous la forme de dragées ou d'« épi- Préparation


ces de chambre , qui facilitent la digestion des besoins, aux moyens et aux goûts d'une clientèle pour de l'eau de rose
Ghiyath
bien portants. Ainsi, le sucre combine le statut de large et variée. alDin Thghlu4
médicament et celui d'aliment : on le qualifierait Au milieu du XIV siècle, le manuel commercial sultan de
aujourd'hui d'alicament. du Florentin Francesco Balducci Pegolotti distin- Delhi dans les
années 1320.
Le développement de l'art de la confiserie -ce guait cinq conditionnements pour le sucre importé L'eau de rose,
que l'on appelle au Moyen Age les confitures- est d'Orient. Le sucre en pain d'abord, qui doit être comme le sirop,
se fait à partir du
de ce point de vue révélateur. Il reste l'apanage blanc, dense et dur et se décline à son tour en cinq sucre.
des médecins jusqu'à la Renaissance, où l'illus- variétés différentes :le muccara, d'un beau blanc et
tre Nostradamus lui consacre un traité. C'est ainsi de forme pyramidale, est le meilleur de tous, mais
qu'au xv" siècle un manuscrit (peut-être composé il est peu répandu en Occident ; le caffetino est ar-
pour un apothicaire du Mans) développe un" cha- rondi au sommet ; le bambilonia pyramidal est de
pitre pour œuvrer en sucre et faire toute manières de grandeur variable tandis que le musciatto est grand
dragées et confitures,, : on y explique comment cla- et aplati au sommet - moins dense, il est meilleur
rifier et dégraisser le sucre, en faire du pignolat ou marché que les précédents et destiné au petit com-
du gingembrat, préparer "confiture de menues se- merce ; enfin, le damaschino est le moins bon de
mences comme d'anis, fenouil, carvi et coriandre » 4 • tous (parce que le moins raffiné), et il peut être
La circulation de ce produit prestigieux et at- pointu au sommet.
tractif qu'est devenu le sucre est restée pendant Le sucre en poudre a certes, lui aussi, été moulé
longtemps limitée dans l'Occident latin, où les pre- en pain au sortir de la chaudière mais il est tombé
miers témoignages assurés de sa commercialisa- en poussière pendant le transport du fait de sa
tion datent de la deuxième moitié du xne siècle. trop faible concentration ; les poudres blanches de
Le tarif du péage de l'Èbre et des comptes d'ap- Chypre, Rhodes et Syrie sont à préférer aux bru-
provisionnement issus de la même région laissent nes du Krak et d'Alexandrie ; on peut aussi vendre
penser que le basculement vers une plus grande à part la pointe, zamburi, moins bien raffinée. Le
utilisation s'est effectué aux approches de 1200. sucre candi, obtenu par cristallisation lente, se pré-
Désormais, la diffusion du sucre ne va cesser de sente en gros morceaux transparents et fins. C'est
s'accélérer. un produit coûteux, contrairement à la mélasse ou
mel zuccarae, c'est-à-dire la masse visqueuse, jaune
GOÛT DU SUCRE ET BOUCHE SUCRÉE et épaisse qui ne s'est pas cristallisée durant la fa-
A la fin du Moyen Age, l'industrie sucrière, qui brication. Enfin les sucres parfumés sont un mé-
s'est beaucoup développée en Occident (Sicile et lange du jus de cuisson et d'eaux parfumées (eau Note
péninsule Ibérique), a réussi à diversifier sa pro- de rose ou essence de violette) : ainsi sont fabri- 4. F. Dufournier,
duction de telle manière qu'elle peut satisfaire aux qués sucre rosat ou vermeil. Édition critigue
et commentee
d'un réceptaire de
la fin du Xlf siècle,
L'usage médical du sucre parvient aux Occidentaux aux xf et XIf siècles grâce à thèse de doctorat,
des traductions de traités médicaux arabes université de
Paris 4, 1997.

L' H 1 S T 0 1 RE W 3 8 2 D E CE M B R E 2 0 1 2
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HERCHE l[ SUCRE

C 0 N F 1 T V R E S. ~~
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t~uu le biffortitr[Hs..,,, put d'ejltûtt, & ttgt~rdtrésfi
ltscbt~irtft ferme,&jife ofle rondtmmt[dst~dherer
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lunmrés tout chauld dens dts boùesoude bon ou de
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Pourfairevneautre façon decoings àcartiers


auec le fu cere, qui lèrontem:ores meilleurs
& plus beaulx que nulz des autres.
CHAPiTRE XXli.
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1uife porm ont troUNer , le nombre dt IJIIÏn)t o•
fei Je , & les'pekrés gentilemmt tit fefcom & de /11
greine: & incontÏ!tent que{erom pek;, ks liUtml
dedttns "Pitt poNeUe pkint d't1111, rplil) nt s'tn,oircif
{mt: & IJIIIIIJtf '"vOliS US4Hrt'J trejl0111 pelés, "1014
les ferls boiiillir !lute aboltdti,Ut â'tttN, & IJII"'"l iiJ
feront bitt1cuit1, que tn les cjfttyttnt uec ..,,tej}in-
gk qllelk y emrefacilrmmt, lors 'WJ1141tso/ltttJ ù
l'tiN~ é' ~~~ 111_em t'$ d~t!As "Pn gw1dpilfl ltjiMtl,.f':lt
k~
Sucreries,
par Georg
Flege~ 1635.
Avec le déve loppeme nt d'une production En effet, il faut attendre l'âge classique pour
Dès le autochtone , la ga mme s'est encore élargie. Les que le sucre- a u moins en France- soit repoussé
xV siècle, toute prix des sucres d'une seule cuite sont ainsi très in- à la fin du repas, dans le moment désormais bien
l'Europe s'est
mise au sucre. férieurs à ceux des sucres de deux cuites et encore individualisé qu'est le dessert. Certains pays euro-
La cuisin e de plus de trois cuites, ct deviennent donc accessibles péens. telle l'Angleterre, sont restés toutefois fidè-
la Renaissance
use du sucre à des fractions plus importa ntes de la population. les à des usages que l'on peut donc faire remonter
jusque dans Mais toute l'Europe n'est pas concernée dans au Moyen Age. •
les plats, et les mêmes proportions par ce goùt du sucre. Si
des décors de
sucre, comme l'on en croit les livres de cuisine - dont le témoi-
ic ~ ornent gnage est confirmé par les comptes d'approvision- POUR EN SAVOIR PLUS
souvent nement -, certains Eu ropéens ont incontestable -
la table
des élites. ment, et très tôt la " bouche sucrée " : c'est le cas J. Desanges, " L'Antiquité classique a-t-elle connu
Adroite : des Anglais , mais auss i des Italiens et des Catalans. le sucre de canne? , , Le Sucre, de l'Antiquité à
les confitures so n destin antillais, actes du 123<congrès du
selon Chez ces derniers, par exe mple, un saupoudrage CTHS, Antilles-Guyane, 1998, éd. D. Bégot et
Nostradamus final sucre-cannelle ·ient souvent compléter l'in- J.-C. Hocquet, 2000, pp. 43-54.
(\\·t' siècle). tégration de sucre en cours de cuisson sur les plats B. Laurioux, " Quelques remarques sur
servis durant tout le repas . Le goût pour la dou- la découverte du sucre par les premiers croisés
ceur, qui se traduit par des importations de su cre d'Orient "• Chemins d'outre-mer: Études d'histoire
constantes, précoces et imposantes, s'étend du sur la Méditerranée médiévale offertes à
Michel Balard, D. Coulon, C. Otten-Froux, P. Pagès et
reste à d'autres produits que le sucre, tels les vins D. Valérian (dir.), Publications de la Sorbonne, 2004
doux, les fruits secs ou le miel. (Byzantina Sorbonensia, 20), t. II, pp. 527-536.
Peu à peu, les palais fra nçais, longtemps rétifs S. Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar
au sucre, s'y sont convertis. A partir du XV'' siècle, in Modem History, New York, Viking-Penguin, 1985.
on peut dire que c'est toute l'Europe qui commu- M. Ouerfelli, Le Sucre. Pr-oduction,
nie dans un même goût pour le sucre : la cuisine commercialisation et usages dans la Méditerranée
de la Renaissance , qui règne de 1450 à 1650 en- médiévale, Leyde-Boston, Brill, 2008
(The Medieval Mediterranean, 71).
viron, est violemment sucrée et manifeste l'apo-
gée en Occident d'un goùt sucré-salé que l'on a re- L. Plouvier, "L'introduction du sucre en
pharmacie "• Revue d'histoire de la pharmacie,
trouvé récemment, grâce au succès de certaines 87' année,n'322, 1999.
cuisines " exotiques "·
L' H 1S '1 0 1 R F N 3S2 D r; C F. M l:l R E 20 l 2
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