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l'Europe pritA
gout au sucre
Décryptage
En s'intéressant à La cuisine
médiévale, et au goOr marqué
de cette cuisine pour le sucre,
puis à l'utilisation du sucre par
les médecins, Bruno Laurioux
est peu à peu remonté aux
premiers contacts des
Occidentaux avec cette denrée,
en Orient, lors des croisades.
Us'appuie sur diverses sources
écrites : livres de cuisine
et de médecine, registres
commerciaux, textes littéraires
et récits de voyage, et
rappelle qu'au Moyen Age,
déjà, on produisait du sucre
en Occident.
La r-écolte
de la canne
à sucre
(vers 1370-
1400, école
italienne). La
canne à sucre
est un produit
assez courant
dès le début
du xli' siècle en
Sicile et dans
la péninsule
Ibérique.
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ERCHE USUCR[
d'Alexandre a mis en contact des savants grecs avec qui mentionne le sucre dans sa Diététique, ne l'a pas
la canne à sucre alors cultivée en Inde, les témoi- été du tout).
gnages sur le commerce du sucre dans l'Empire ro- La documentation sur le " sucre >> à la dispo-
main restent d'interprétation difficile. sition des clercs accompagnant la première croi-
sade se limitait donc à quelques textes vagues. Le
NOUVEAU PRODUIT. NOUVEAU NOM sakkharon, il est vrai, figurait dans l'encyclopédie
En tout état de cause , la plupart des tex- des <<simples , de Dioscoride, connue dès le VIe siè-
tes qui ont été identifiés par les érudits moder- cle par une traduction latine qui le présentait ainsi:
nes comme des preuves de la connaissance du «Il naît un autre genre [de miel] que l'on appelle sac-
sucre dans l'Antiquité n'étaient pas connus des caros. C'est une espece de miel épais, que l'on trouve
médiévaux du xl" siècle, essentiellement parce sur des roseaux en Inde et en Arabie. Il est fragile et,
qu'ils avaient été rédigés en grec et que la tradi- quand on le met dans la bouche, semblable au sel.
tion manuscrite s'en était perdue assez tôt, par- Mais il relâche le ventre et l'estomac; dissous et bu, il
fois dès l'Antiquité. D'autres étaient des raretés : soulage la vessie et les reins 2 • ,,
ainsi le poème géographique du Gaulois Varron Mais le<< Dioscoride lombard , , comme l'appel-
de l'Aude (1er siècle av. J.-C.) , auquel se référaient lent les érudits, semble avoir connu une diffusion
seulement Isidore de Séville et un commentaire à assez restreinte. Surtout, le point commun de tous
La Pharsale de Lucain contenu dans un manuscrit ces auteurs est qu'ils assignaient au produit et/ou
carolingien de Berne. à la plante l'Inde - ou l'Arabie - comme origine.
Les traités des médecins byzantins du XIe siè- Or, les croisés les ont découverts en Terre sainte.
cle, qui connaissaient le sucre, étaient également Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient fait plutôt
ignorés. Ainsi, Siméon Seth men- le rapprochement avec la Bible,
tionne (sans le décrire) le sâkar ayant la conviction - comme cer-
dans son Recueil alphabétique << Une espèce de taines sectes actuelles - de re-
sur les propriétés des aliments, miel épais qui vivre des événements racontés
qu'il dédie vers 1075 à l'empe- relâche le ventre et dans l'Écriture.
reur Michel VII Doukas. Mais son Ainsi, l'épisode auquel Albert
œuvre n'a pas été traduite en la-
l'estomac, soulage d'Aix fait référence se situe dans
tin avant le XVIe siècle (et celle de la vessie et les reins » le rer livre de Samuel, qui décrit
son contemporain Michel Psellos, la conquête de la Terre sainte aux
dépens des Philistins. Le paral-
lèle s'impose évidemment avec
les croisés, venus au même en-
droit en découdre avec les musul-
mans d'Orient. Le roi Saül ayant
maudit celui de ses hommes qui
prendrait de la nourriture avant
le soir, les guerriers hébreux
étaient épuisés - comme les pè-
lerins armés, qui sont eux aussi
affamés.
Par ailleurs, le miel couvrant
la terre fait partie de ces nourri-
tures miraculeuses dont regorge
l'Ancien Testament : la Terre pro-
mise y est constamment présen-
tée comme ruisselant de miel
(et de lait) ; les croisés ne de-
vaient donc pas être trop sur-
pris de trouver ces douceurs en
Orient. L'encyclopédiste Isidore
de Séville (vue siècle), fort lu au
Utilisation Moyen Age, avait même avancé
du sucre dans l'idée que le miel pût naître d'une
la fabrication rosée céleste se déposant sur les
des vins épicés
dans le feuilles de roseaux.
Traité sur On comprend mieux pour-
les herbes, quoi les clercs de la croisade ap-
édition
du xv' siècle pelèrent<< roseau à miel, (can-
du livre namellis) la plante qui avait
DeMateria
Medicade sauvé les chrétiens de la mort.
Dioscoride. Quant au terme de ,, sucre , pour
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REPÈRES CARTOGRAPHIQUES
Palerme .<
Si~·Syracuse
i\.'
1 dtr rraut
le commerce du sucre
zone de production
le sucre .dans les livres de cuisine
occidentaux du xv·siècle • te Caire
.
f.
~
20% du nombre total des recettes Ëgypte g
--> Route maritime depuis le levant tl
50% du nombre total des recettes
Route maritime depuis le royaume i
de Grenade _s_o_o_k_m_ ~
désigner le produit fini, il dérive directement de donc cette nouvelle culture, qu'ils entreprennent
l'arabe- en français comme en latin3 • C'est seule- de diffuser à mesure de leur expansion territoriale.
ment au xm• siècle que Simon de Gênes rappro- Désormais, le sucre suit le Coran, selon la formule
chera le saccara des Anciens et le zucharum venu imagée de Mohamed Ouerfelli (cf Pour en savoir
des Arabes. plus, p. 86).
Comme l'a bien souligné le même auteur, le Notes
2. Je remercie
DAN S LE SILLAGE DU CORAN Moyen Age est ainsi la période où la canne à su- Marie Cronier, de
Lorsque les croisés les découvrent en Syrie à la cre, plante d'origine tropicale humide, s'acclimate l'IRHT (CNRS),
de m'avoir
toute fin du x1• siècle, la culture de la canne à sucre dans l'environnement méditerranéen, y compris en procuré ce texte
et l'industrie sucrière y sont installées depuis long- Syrie et en Égypte, avec les fortes contraintes que dont la traduction
temps. Les recherches des botanistes font remonter cela suppose en matière environnementale (irri- est de ma seule
responsabilité.
la domestication de la canne sucrière au vm• siè- gation indispensable pour la culture, forts besoins 3. Cf. F. Quinsat,
cle av. J .-C., vraisemblablement en Nouvelle- en combustible pour la transformation). Ce fai- « Le traitement
Guinée. De son foyer d'origine, la culture s'en étend sant, elle arrive tout près de l'Occident latin, dans des arabismes
dans le TLF(i) :
vers l'Extrême-Orient et aussi vers l'ouest, jusqu'en la Sicile aghlabide ou kalbite et en Al-Andalus. Sur quelques
Inde où, à une date indéterminée comprise en- la côte sud-est de la péninsule Ibérique, la canne à observations »,
Actes de la
tre le Iv" siècle av. J.-C. et le 1er siècle de notre ère, sucre a été introduite au xr< siècle, à l'avènement journée d'étude
sont mises au point les techniques de broyage de des royaumes de Taifas et au cours de l'occupation « Lexicographie
la canne et de cuisson du jus qui en est extrait. De almoravide, avec la transformation en huertas ir- historique
française : autour
là, canne et sucre progressent vers l'ouest où l'Iran riguées où se développent les cultures orientales de la mise à
sassanide et notamment le Khuzestan paraissent -outre la canne à sucre, le riz ou l'oranger. jour des notices
avoir constitué d'importants relais. Cependant, la présence de canne à sucre n'en- étymologiques
du Trésor de la
Lorsque, au début du vu• siècle, les musul- traîne pas nécessairement - ou tout au moins pas languefrançaise
mans conquièrent l'Irak, l'exploitation des can- immédiatement -le développement d'une indus- irformarisé»,
naies y procure déjà d'importants revenus à leurs trie sucrière, et a fortiori d'une industrie expor- E. Buchi (dir.),
(Nancy/ATILF,
propriétaires et à l'État. Les vainqueurs adoptent tatrice : dans l'Espagne et la Sicile musulmanes, 4 novembre 2005 .
1 t , :fi ! J i 4: i i iJ
1
LA CANNE À MIEL
comme nous entrâmes dans les zone
(( E intérieur
t
de.~ hahitanL~
[du pay>}des arrasins et que,
de la région qui nous é talent asse7
hostiles, n us ne pûme avoir ni pain ni aliment
-car il n'y avait personne qui en donnat ou en
vendit- et nos vivres 'epuisant chaque jour un
peu plus, il arriva a beaucoup d'êcre tourmentés
pm· la faim.{... ] Mais il y avait alors, dans le
champs culthes que nous traver ions en passant,
de~ plante\ a r •l:olter que l'on nomme en langue
vulgaire "cannes à miel" et qui ont pre que
semblables ad s ro:;eau. ·. Leur nom cM compo. é
de "canne" et de "miel"- d'où vient que l'on
appelle au si, a ce que je crois. "mi 1 auvage'
ce que l'on fabrique a partir d'elles de maniere
élabor ie. Des affamés, a cause de leur saveur
miellée. en ruminaient entre leurs den toute
la journée, bien que cela fût peu utile.
Ce tmnsi qu~ les crmséqfQnem racorm:m
leur ~~mu ven,· d la canne tt 5Ucre
Foucher de Chan res. Ht.,l Wl!llflew.mh·mirona
début Xli' siècle. tmd. B. Laurioux •
L' H 1 S T 0 1 RE W 3 8 2 D E CE M B R E 2 0 1 2
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HERCHE l[ SUCRE
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