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Jeanne Willaumez
<jeanne.willaumez@student.uclouvain.be>
I. Introduction
L’objectif de ce travail est d’analyser un mythe, celui d’Orphée, et d’étudier les imaginaires
qui tournent autour de ce mythe. Le mythe d’Orphée est un mythe qui a été une source
d’inspiration pour de nombreux artistes, musiciens, peintres, écrivains ou encore cinéastes.
Comme nous l’avons vu au cours, un « mythe s’identifie d’abord comme un ensemble d’histoires
traditionnelles présentées comme vraies »1 autrement dit, les mythes sont des récits
symboliques qui, à l’origine, étaient transmis oralement. Toutefois, certains mythes ont été
repris plusieurs fois par la littérature. Nous retrouvons alors les mythes d’Œdipe, de Don Juan,
d’Ulysse mais aussi d’Orphée… On parle alors de mythe littéraire, c’est-à-dire « un syntagme qui
combine des ‘mythèmes’, entendus comme des structures narratives minimales »2. Une des
spécificités du mythe littéraire est qu’il est signé par quelqu’un. Selon Myriam Louviot, en se
réappropriant le mythe, l’auteur donne à cet objet narratif une dimension nouvelle qui est en
lien avec son époque et avec un contexte particulier. Les mythes sont sources d’inspiration pour
la littérature mais en même temps la littérature permet aux mythes de vivre car l’écrivain
réinterprète, interroge les significations qui font partie intégrante du mythe.3
1 DEPROOST Paul-Augustin, DOYEN Charles, FABRY Geneviève, VAN WYMEERSCH Brigitte, cours de « Typologie
et permanences des imaginaires mythiques » (LGLOR2390) dispensé à l’Université catholique de Louvain-
la-Neuve, année académique 2021-2022.
2 Idem.
3 LOUVIOT Myriam, « Mythe et littérature » dans Mondes en VF [en ligne],
Fiche_synthese_Mythe_et_litterature.pdf (mondesenvf.fr), page consultée le 27 décembre 2021.
Dans cette perspective, il nous a paru intéressant de nous intéresser à un des domaines
littéraires dans lequel le mythe d’Orphée a connu un succès particulier au 20e siècle, le théâtre4.
Pour ce faire, nous avons choisi d’étudier la pièce de Jean Anouilh intitulée Eurydice, une pièce
en trois actes jouée pour la première fois en 1942. Nous nous demanderons alors comment
Anouilh, en reprenant ce mythe d’Orphée, offre au public une actualisation moderne de ce
mythe. Afin de répondre à cette question, nous commencerons par contextualiser l’œuvre pour
ensuite utiliser deux approches qui nous aideront à saisir les subtilités de cette pièce, l’approche
structurale et l’approche comparative et différentielle. Enfin, nous terminerons par étudier en
quoi cette version du mythe d’Orphée est spécifique à Jean Anouilh.
Dans Eurydice, Jean Anouilh met en scène une version moderne du mythe d’Orphée.
Orphée est un jeune musicien qui joue du violon dans les gares, accompagné de son père qui
joue de la harpe. Issue d’un milieu plus bourgeois, Eurydice est une jeune actrice liée à une
troupe de comédiens dont sa mère fait également partie. Au cours d’une tournée, elle rencontre
Orphée dans une gare et ils tombent directement amoureux. Eurydice quitte alors la troupe
pour vivre et voyager avec Orphée. Les premiers temps sont idylliques, c’est l’amour fou entre
eux deux. Cependant, à un moment, Eurydice prend la fuite et décède dans un accident de car
entré en collision avec un camion-citerne. Orphée apprend alors de la bouche de Dulac,
l’impresario d’Eurydice, que cette dernière était son amante. Orphée est doublement effondré
par la trahison et la mort de celle qu’il aime. Survient alors Monsieur Henri, qui prend pitié
d’Orphée et lui propose de rejoindre Eurydice. Elle pourrait être ramenée à la vie à la condition
qu’Orphée ne la regarde pas jusqu’au matin. Les deux amants se retrouvent et se disputent
toute la nuit mais Orphée ne peut pardonner sa fuite et sa trahison à Eurydice. Malgré l’appel
d’Eurydice à la laisser vivre, Orphée se retourne volontairement et il regarde Eurydice avant le
lever du soleil. Celle-ci meurt à nouveau et disparait de la scène. Monsieur Henri suggère alors
à Orphée la seule solution qui lui permettra de rejoindre son amante… Orphée se laisse mourir
et les deux amoureux sont réunis à jamais dans une chambre d’hôtel sordide.
4 KUSHNER Éva, « La survivance du mythe d’Orphée au XXe siècle » dans Revue de littérature comparée,
vol.73, n°4, 1999, p.616.
L’Hermine qui fut bien reçue par le public. Cependant, c’est en 1937 avec Le Voyageur sans
bagage mis en scène par Georges Pitoëff qu’il connaitra son premier grand succès. Ensuite,
pendant la Seconde guerre mondiale, il sera fait prisonnier puis finalement libéré. Il fera alors
jouer en pleine occupation allemande, Eurydice (1942) et Antigone (1944) au théâtre de l’Atelier
avec une mise en scène d’André Barsacq. Par la suite, Anouilh écrira encore de nombreuses
pièces qui furent couronnées de succès.
Il est difficile de situer Anouilh sur un plan politique et philosophique, il est en effet
inclassable.5 Pendant l’Occupation, il évite la guerre, publie dans journal considéré comme
collaborationniste mais en même temps, il met en scène Antigone qui prône le refus du
totalitarisme. Ce non-engagement lui sera reproché à la fin de la guerre. Dans les premières
pièces d’Anouilh, les héros ont souvent eu une enfance déçue. Le mal est irrémédiable et est
transmis aux enfants par les parents6. Le poids du passé vient empêcher le bonheur présent. Par
la suite, son théâtre deviendra plus militant avec Pauvre Bitos (1956), une pièce qui met en scène
des personnages de la Révolution française durant la période de la Terreur afin de dénoncer les
procès des collaborateurs qui ont eu lieu après la Libération. Plus largement, cette pièce
dénonce les méthodes abusives de certains pouvoirs. Souvent écrites dans une langue simple,
un vocabulaire plutôt familier, les pièces d’Anouilh ont souvent fait passer son théâtre pour du
théâtre de boulevard.
Anouilh classa ses pièces en plusieurs thèmes ; son œuvre est composée de quatre pièces
grinçantes, quatre pièces noires, quatre pièces roses, quatre pièces brillantes, trois pièces
costumées7,etc. Eurydice fait partie des « pièces noires », œuvres caractérisées par un ton
familier et un style parlé parfois même vulgaire, à l’opposé donc du style de la tragédie classique
qui, auparavant, mettait en scène ce genre de sujet. Dans les pièces noires, nous retrouvons
deux sortes de personnages, les « gens pour tous les jours » et les « héros ». Les premiers sont
divisés en deux groupes, les uns sont vicieux, méchants, égoïstes (dans les pièces d’Anouilh, les
parents des héros font souvent partie de ce groupe), les autres sont dignes, intelligents, mais,
sans grande aspiration, ils désirent plutôt une vie tranquille. Ensuite, les héros, eux, sont plutôt
jeunes, ils rejettent le mode de vie des « gens de tous les jours » et ont soit un passé auquel ils
souhaitent échapper ou, au contraire, un passé qu’ils souhaitent conserver. Cependant, dans la
dramaturgie d’Anouilh, les héros sont enfermés dans le passé, ils sont maudits, prisonniers de
leur passé, de leur condition sociale. La mort est souvent la seule issue possible pour les
personnages.8 Notons que deux autres figures mythiques, Antigone et Médée, font
respectivement l’objet de deux pièces de théâtre qui se trouvent également dans la catégorie
des pièces noires (Antigone en 1932 et Médée en 1946).
5 MORY Christophe, « Jean Anouilh : Biographie » dans Le salon littéraire [en ligne], Jean Anouilh :
Biographie (linternaute.com), page consultée le 24 décembre 2021.
6 ÉNARD Jean-Pierre, « Anouilh Jean » dans Encyclopédie Universalis [en ligne], www.universalis-
edu.com.proxy.bib.ucl.ac.be/encyclopedie/jean-anouilh/, page consultée le 24 décembre 2021.
7 Idem.
8 « Jean Anouih » dans Wikipédia [en ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Anouilh#Théâtre, page
consultée le 24 décembre 2021.
Toutefois, malgré l’Occupation, les Français se rendent au théâtre. Mais la censure est
présente, les textes hostiles ou simplement contraires à l’idéologie nazie sont soit interdits, soit
amputés ou soumis à révision par la Propaganda-Staffel qui avait pour mission de contrôler
toutes les activités culturelles et d’information (chansons, pièces de théâtre, articles de presse,
etc.)9 ainsi que de publier des listes qui contenaient toutes les œuvres interdites (comme des
œuvres d’auteurs juifs, des œuvres anti-allemandes…). En ce qui concerne les théâtres, certains
sont réquisitionnés par les Allemands, d’autres changent de nom, le temps d’ouverture des
salles est progressivement réduit. Des pièces allemandes seront représentées mais peu de gens
vont les voir. De plus, les représentations souffraient de coupures d’électricité mais aussi du
couvre-feu imposé par les nazis, ce qui compliquait l’accès aux salles de théâtre.
Malgré toutes ces contraintes, le public continue de fréquenter les théâtres et les
représentations ont lieu durant toute la guerre. À côté du théâtre de boulevard qui domine les
scènes, quelques pièces dites de la « Résistance » sont également produites, c’est-à-dire des
pièces qui tentent de résister théâtralement en contournant la censure (par exemple les pièces
intitulées Les Mouches [1943] et Huis Clos [1944] de Jean-Paul Sartre)10. Cependant, il est difficile
d’établir avec certitude quels auteurs étaient engagés ou non (Anouilh ne prit jamais position,
ni pour la Résistance, ni pour la collaboration). Le théâtre a donc eu une place importante durant
la Seconde guerre mondiale, où les dramaturges ont usé de stratagèmes afin d’éviter la censure
et les contraintes de l’Occupation et ainsi continuer à défendre les libertés morales et
intellectuelles.11
Au début du 20e siècle, le théâtre français et plus largement la littérature et les arts se
tournent volontiers vers la réécriture des mythes antiques. Jean Cocteau initie le mouvement
avec sa reprise du mythe d’Orphée en 1927. Les figures d’Antigone (Antigone d’Anouilh en
1944), de Médée (Médée d’Anouilh en 1946), d’Électre (Électre de Giraudoux en 1937),
d’Amphytrion (Amphytrion 38 de Giraudoux en 1929) sont également mises en scène. Sans
compter la pièce prophétique de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), qui
réécrit l’histoire mythique du conflit antique dans une perspectives résolument contemporaine.
Ce retour aux mythes antiques témoigne d’une part d’un prolongement des traditions
dramaturgiques françaises : lorsqu’on regarde du côté de la tragédie classique, les modèles du
théâtre antique donnèrent lieu à de nombreuses réinterprétations (pour ne citer qu’un exemple,
9 « Le théâtre français sous l’Occupation » dans Théâtre français [en ligne], https://theatrefrancais-
tpe.blogspot.com , page consultée le 24 décembre 2021.
10 Idem.
11 Idem.
les tragédies de Racine : Iphigénie en 1674 et Phèdre en 1677). D’autre part, ce retour aux
mythes manifeste également une façon particulière de traiter les préoccupations du temps. Les
mythes sont repensés de manière moderne et les héros antiques sont des témoins des styles et
des systèmes d’idées des dramaturges.12 Cela leur permet d’exprimer une certaine insatisfaction
morale et sociale à l’égard de leur époque13 (sous l’Occupation par exemple). En utilisant les
mythes, les auteurs ont tenté de retrouver une identité humaine dans un monde chaotique. Le
mythe a offert une structure linguistique et stylistique14 qui a permis d’obtenir des réponses aux
questions posées, la transmission d’un message. Dès lors, par le fait d’ajouter cette dimension
révolutionnaire et critique, le mythe antique s’actualise, devient un nouveau mythe qui s’éloigne
du mythe originel. Les motifs mythiques sont repris, continués, actualisés.
Actualiser une œuvre signifie « rendre présent ce qui est passé » autrement dit rendre
accessible une œuvre aux lecteurs du présent, ce qui équivaut au fait de rendre une œuvre
réelle. Il y a différentes manières d’adapter Molière par exemple ; nous pouvons représenter la
pièce avec des costumes d’époque ou alors décider d’une mise en scène ultramoderne, tout en
conservant le texte originel.15 Ici, Anouilh reprend le mythe d’Orphée avec beaucoup de libertés
par rapport au syntagme mythique. En l’occurrence, l’actualisation du mythe est double : elle
porte sur le déplacement de l’intrigue dans le temps contemporain de l’auteur, mais aussi sur
les péripéties qui la constituent et les personnages qui la vivent.
Dans un premier temps, nous analyserons les attributs héroïques invariants que l’on
retrouve quasiment à chaque étape du mythe. Ce tableau16 nous permettra de voir comment
Anouilh reprend, modifie ou encore supprime de son récit ces attributs héroïques.
12 JOUAN François, « Le retour au mythe grec dans le théâtre français contemporain » dans Bulletin de
l’Association Guillaume Budé, n°2, 1952, p.64.
13 DJANIKIAN Ani, « La symbolique du miroir dans le théâtre mythologique français : subversion du mythe »
dans Revue de littérature comparée, vol.1, n°369, 2019, p.50.
14 Idem.
15 REVERSEAU Anne, cours d’« Analyse des imaginaires littéraires » (LROM2730) dispensé à l’Université
catholique de Louvain-la-Neuve, année académique 2021-2022.
16 Schéma qui provient des cours de P.-A. Deproost et G. Fabry dans DEPROOST Paul-Augustin, DOYEN
Charles, FABRY Geneviève, VAN WYMEERSCH Brigitte, cours de « Typologie et permanences des imaginaires
mythiques » (LGLOR2390) dispensé à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, année académique
2021-2022.
Le poète musicien, dont l’art séduit la nature et les Orphée séduit Eurydice grâce à son violon
forces hostiles
L’initié/initiateur qui détient les secrets de l’univers Ici, le personnage de l’initié est incarné par
Monsieur Henri qui permet à Orphée de
retrouver Eurydice.
L’amoureux capable d’affronter la mort Dans cette version du mythe, Orphée est
capable d’affronter la mort afin de retrouver
Eurydice.
Le tableau ci-dessus nous permet de voir nous retrouvons bien ce personnage d’Orphée qui
est la figure du poète musicien. Comme l’explique la première didascalie, « Avant le lever du
rideau on a entendu un violon. C’est Orphée qui joue doucement dans un coin près son père »17.
Ici, Orphée joue du violon dans les gares, accompagné de son père qui joue de la harpe afin de
récolter un peu d’argent. Il parviendra à séduire Eurydice grâce au son de son instrument.
Comme nous pouvons le voir dans l’extrait ci-dessous, Eurydice est interpellée par la musique
d’Orphée et c’est ce qui l’amène vers lui.
« Orphée s’est arrêté de jouer. Eurydice est en face de lui. Ils se regardent.
EURYDICE. – C’était vous aussi qui jouiez, tout à l’heure ?
ORPHÉE. – Oui. C’était moi.
EURYDICE. – Comme vous jouez bien ! »18
Enfin, la figure de l’amoureux est extrêmement présente. Orphée est fou amoureux
d’Eurydice. Cet amour le pousse à tout quitter, à quitter son père. « Je ne sais pas. Je suis
heureux, tu sais, papa, Je l’aime. Je t’écrirai. Tu devrais être un peu content que je sois heureux,
j’ai tant envie de vivre »19 dit Orphée à son père dans l’acte I alors qu’il vient d’annoncer son
départ avec Eurydice. Orphée s’en remet au destin qui les a fait se rencontrer, il en est
évidemment reconnaissant mais en même, dès le début de l’acte II, nous voyons qu’Orphée
évoque les aléas de l’amour, un amour qui surprend mais qui est également incertain tant il est
arrivé d’une manière si soudaine. Le fait que cet amour soit imprévisible pousse Orphée à le
détester.
« ORPHÉE. – « Dire que nous aurions pu ne plus être rien, hier, en sortant de cette
chambre ; même pas un frère et une sœur comme en ce moment ; rien que deux
Dans un second temps, analysons le syntagme minimal du mythe. En effet, comme nous
l’avons vu dans l’introduction théorique du cours, un mythe se compose d’une combinaison
particulière de mythèmes qui forme alors un syntagme ou une phrase nominale. Nous pouvons
considérer que le mythe d’Orphée est construit sur trois phrases comme illustré dans le tableau
ci-dessous22. L’actualisation du mythe par Anouilh ne prend pas en compte l’épisode du voyage
d’Argo, qui ne figure donc pas dans le tableau.
La catabase, descente aux Enfers Monsieur Henri amène Orphée aux portes de
la Mort. Il explique à Orphée qu’il retrouvera
Eurydice sur le quai, à l’endroit où ils s’étaient
rencontrés. Orphée et Eurydice se retrouvent
alors sur le quai désert.
Sparagmos, le démembrement par les Ici, Orphée ne meurt pas démembré mais
bacchantes – la tête d’Orphée chante en décide lui-même de mourir afin de rejoindre
flottant sur le fleuve Eurydice. Il est alors aidé par Monsieur Henri.
Nous retrouvons donc trois mythèmes dans la version d’Anouilh, la catabase avec la
descente aux Enfers, l’anabase avec la remontée sur terre et la perte d’Eurydice. En ce qui
concerne, le sparagmos et le démembrement par les bacchantes, cet épisode n’est pas présent
sous cette forme chez Anouilh, mais il est remplacé par la mort volontaire d’Orphée qui réunit
les deux amants dans l’au-delà.
20 Ibid., p.69.
21 Ibid., p.75.
22 Schéma qui provient des cours de P.-A. Deproost et G. Fabry dans DEPROOST Paul-Augustin, DOYEN
Charles, FABRY Geneviève, VAN WYMEERSCH Brigitte, cours de « Typologie et permanences des imaginaires
mythiques » (LGLOR2390) dispensé à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, année académique
2021-2022.
Si l’on regarde plus précisément la version du mythe d’Orphée par Jean Anouilh, nous
pouvons voir que nous sommes face à un mythe en émergence (choix quantitatif). En effet, les
différents syntagmes du mythe sont repris de façon explicite ; les personnages principaux
s’appellent Orphée et Eurydice, les mythèmes de la descente aux Enfers, du retournement, etc.
sont eux aussi explicitement identifiés. Cela étant, Anouilh opère des choix qualitatifs qui
modifient considérablement la portée du mythe, et cela dès le titre de la pièce « Eurydice » qui
met l’accent sur la figure féminine de l’intrigue. Par ailleurs, la mort d’Orphée n’est pas le fait de
l’hostilité des bacchantes, mais c’est Orphée lui-même qui décide de se donner la mort. La
version d’Anouilh s’inscrit donc en complémentarité de la vulgate antique du mythe car, tout en
en respectant la narrativité, elle lui donne une cohérence nouvelle.
Quant au texte source dont s’inspire Anouilh, on ne peut l’identifier précisément tellement
le mythe appartient à une forme d’imaginaire collectif et surreprésenté dans la tradition
culturelle en occident, mais on peut penser qu’il avait en tête la version virgilienne ou ovidienne
de la légende et peut-être la première mise en scène du mythe dans le drame en un acte de la
Fabula di Orfeo d’Angelo Poliziano (1494). Nonobstant les écarts majeurs de la réécriture
moderne, que nous venons d’évoquer, Anouilh se plaît à glisser dans son intrigue de l’intertexte
qui atteste, outre le canevas du syntagme global, une connaissance précise des détails du mythe,
comme, par exemple, des références discrètes au serpent qui a causé la mort d’Eurydice dans la
version antique. Certes, chez Anouilh, Eurydice ne décède plus suite à la morsure du reptile,
mais elle est renversée par un autobus ; cela étant, le serpent est bien présent dans certaines
réparties du drame moderne. Orphée demande à Eurydice : « Êtes-vous bien, petit serpent ? »24
puis, il se considère lui-même comme un charmeur de serpents : « Maintenant, consentez-vous
enfin à venir dîner ? Le charmeur de serpents ne peut plus souffler dans sa flûte. Il crève de
faim »25. En l’occurrence, appeler Eurydice « petit serpent » et désigner Orphée comme un
« charmeur de serpents » ne manque pas d’ironie quand on connaît le rôle de l’animal dans le
mythe antique, mais c’est en même temps une manière de garder un accrochage avec un de ses
mythèmes secondaires.
23 DUFAYS Jean-Louis, LISSE Michel, MEURÉE Christophe, Théorie de la littérature. Une introduction,
Louvain-la-Neuve, Bruylant-Académia, 2009, p.15.
24 ANOUILH, op. cit., p.85.
25 Ibid., p.90.
Nous sommes donc face à un texte théâtral ce qui implique donc quelques spécificités. Au
théâtre, il y a trois niveaux de communication. Le premier niveau est la fable, autrement dit,
c’est l’histoire des personnages ; les personnages communiquent entre eux. Le deuxième niveau
concerne les personnages qui sont incarnés sur scène par des comédiens à l’aide d’un metteur
en scène. Le troisième niveau se situe entre l’auteur et son lecteur car l’auteur a écrit une pièce
et dans son texte transparait une vision du monde. Si l’on regarde du côté du texte d’Anouilh,
nous avons bien une fable, l’histoire d’Orphée et d’Eurydice, des personnages, Orphée, Eurydice,
Monsieur Henri, etc. qui ont été respectivement interprétés par Alain Cuny, Monelle Valentin,
Auguste Bovério comme cela est mentionné dans la préface de l’ouvrage. Enfin, nous avons bien
un auteur, Jean Anouilh, qui tente d’exposer une certaine vision du monde à son public.
Une autre spécificité du texte théâtral est l’utilisation des didascalies qui permettent de
combler certains « trous » dans la fable dramatique.26 Dans Eurydice, elles sont assez
nombreuses et servent, pour la plupart, à rendre compte des mouvements des personnages,
— par exemple, « Orphée prend machinalement une cigarette »27 — qui ne peuvent apparaitre
dans le dialogue. Certaines didascalies sont plus importantes, comme celle-ci qui rend compte
de la première disparition d’Eurydice. Sans la didascalie, ni le lecteur ni le spectateur ne peuvent
comprendre qu’Eurydice disparait une première fois. En l’occurrence, la didascalie rend compte
d’un moment majeur du drame, qui échappe au dialogue :
« Elle le regarde encore une seconde, souriante et pitoyable, et sort brusquement.
Orphée reste un instant immobile, souriant à Eurydice sortie. Soudain son sourire
s’efface, ses traits se tirent, une angoisse vague le prend, il court à la porte en
appelant28. »
Anouilh décide de mettre le personnage d’Eurydice au premier plan. Eurydice est une
comédienne et joue dans une troupe accompagnée de sa mère et de l’amant de celle-ci.
Eurydice apparait donc comme un personnage féminin avec un fort caractère qui aurait
l’ascendant sur le personnage d’Orphée. En effet, c’est elle qui l’aborde dans une gare en lui
demandant si c’était lui qui jouait du violon auparavant. Eurydice apparait alors comme
éperdument amoureuse d’Orphée pour finalement révéler dans une lettre, qu’elle lit
lorsqu’Orphée la rejoint aux Enfers, qu’elle ne l’a jamais aimé : « Je ne t’aimais pas, mon chéri ;
voilà tout le secret : je ne t’aimais pas. »29 Voici donc la raison pour laquelle elle avait disparu de
la chambre d’hôtel, elle n’aimait pas Orphée. Dans cette même lettre, elle confirme également
qu’elle avait été l’amante de Dulac son imprésario.
29 Ibid.p.145.
30 MELLINGHOFF-BOURGERIE Viviane, « À propos de l'Orphée de Cocteau et de l'Eurydice d'Anouilh : les
fluctuations d'un mythologème » dans Revue de littérature comparée, vol.49, n°3, 1975, p.466.
31 ANOUILH, op. cit., p.66.
32 Ibid., p.109.
33 Ibid., p.173.
VI. Conclusion
En conclusion, nous pouvons dire qu’Anouilh, en actualisant le mythe d’Orphée, le place
sous le signe de la modernité, tout en « trivialisant » le sens de l’idylle amoureuse qui était au
cœur de la légende antique35. Les mythèmes principaux sont conservés : Orphée musicien,
Orphée amoureux, descente aux Enfers, interdiction de se retourner, etc. ; nous reconnaissons
directement qu’il s’agit du mythe d’Orphée. Mais, dans le même temps, Anouilh inscrit sa
réécriture dans un cadre moderne à la fois sur le plan formel (lieux de l’action, présence de
nouveaux personnages, de comédiens, de musiciens, recours à une langue simple et populaire,
etc.) que sur le plan symbolique qui, en l’occurrence, subvertit le message classique. Dès le titre
de la pièce, Orphée perd son statut de personnage principal pour céder la place à une Eurydice
très bavarde et débordante de vie, et le sens du mythe est complètement inversé. Certes, l’échec
de l’amour reste central dans l’issue de la relation entre Orphée et Eurydice : dans le mythe
originel, Orphée perd définitivement son épouse par sa propre faute, involontaire pour le coup,
qui le condamne à renoncer à toute relation avec une femme ; chez Anouilh, Orphée perd
définitivement Eurydice par sa propre faute, volontaire cette fois, parce qu’il ne peut plus croire
à la possibilité d’un véritable amour dans le monde des vivants, dominé par la trahison, la
souillure, l’infidélité, l’hypocrisie : Eurydice avoue à Orphée qu’elle ne l’aime pas, qu’elle a été
courtisée avant sa rencontre avec Orphée et qu’elle le trompe avec son impresario. À cet égard,
les retrouvailles d’Orphée et d’Eurydice lors de l’anabase prennent un tour radicalement
différent dans le mythe et chez Anouilh : certes éphémères, mais heureuses dans la vulgate
mythique, elles deviennent l’occasion d’une longue dispute entre les amants, où Orphée reste
insensible au désir de vivre qui anime Eurydice. Cette actualisation du mythe mériterait d’être
comparée avec les nouvelles interprétations qu’il a connues notamment au XXe siècle, parmi
lesquelles on retiendra les réécritures orphiques de Jean Cocteau au théâtre et au cinéma.
VII. Bibliographie
Corpus
Sources secondaires
Cours magistraux
DEPROOST Paul-Augustin, DOYEN Charles, FABRY Geneviève, VAN WYMEERSCH Brigitte, cours
« Typologie et permanences des imaginaires mythiques » (LGLOR2390) dispensé à
l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, année académique 2021-2022.
REVERSEAU Anne, cours « Analyse des imaginaires littéraires » (LROM2730) dispensé à
l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, année académique 2021-2022.