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La naissance de la Belgique

Une nation belge est née en 1830, après la France, mais avant l'Allemagne, l'Italie et bien
d'autres - mais était-ce une nation ? Bien que ce terme soit sur le plan théorique à peu près
indéfinissable, la phrase célèbre de Renan peut certes lui être appliquée : on doit constater,
à tout le moins depuis 1828, la manifestation d'une conscience nationale réelle, face au
régime hollandais, et qui en 1830 tourna au nationalisme virulent.
Ce pays, d'où venait-il ? Depuis les guerres de Religion du XVI e siècle, on peut assurément
parler d'un « espace belge », baptisé Pays-Bas espagnols ou autrichiens, et qui comportait en
gros les provinces de l'actuel royaume (moins la principauté de Liège : ce n'est pas pour rien
qu'on parle encore aujourd'hui, à propos des Liégeois, de leur « esprit principautaire ». Il
faut des siècles pour faire une nationalité - et une nationalité peut aussi, à l'occasion, se
défaire...). Au XVIIIe siècle, on en était à une autonomie, à une quasi-indépendance,
caractérisées par des institutions propres, une cour et une représentation diplomatique,
assurément dans un contexte aristocratique et décentralisé. Survint un choc extérieur non
souhaité, une invasion française et une annexion forcée [1], avec un alignement sur des
institutions jacobines, elles-mêmes imposées à une France qui sortait tout juste de l'Ancien
Régime. Que pensèrent les Belges de leur nouvelle nationalité? Les historiens citent
volontiers cette phrase extraite d'un rapport du préfet de la Dyle, écrite en 1810: « Ce
peuple n'est ni anglais, ni autrichien, ni antifran-çais [...] il est belge [...] », mais ils en
reproduisent plus rarement la suite. La voici : « que cependant il serait parfaitement résigné
à sa qualité de français, si cette qualité n'entraînait pas après elle d'immenses sacrifices de
toute espèce, en famille, en fortune, en opinions religieuses. » En d'autres termes, la
conscription était abhorrée, les impôts étaient lourds, et la querelle de Napoléon avec le
pape scandalisait les catholiques. Bref, pesant le pour et le contre, les Belges trouvaient que
les inconvénients dépassaient de loin les avantages. Ils saluèrent le départ des Français avec
soulagement mais sans haine. En un mot : particularistes assurément, mais restés sur le seuil
d'une prise de conscience nationale qui n'éclaterait que plus tard.

Une bourgeoisie montante


L'amalgame hollando-belge, décidé en 1815 par la diplomatie dans le cadre d'une vaste
restructuration européenne, fut accueilli aussi bien au Nord qu'au Sud avec un mélange
d'étonnement, d'indifférence et de pragmatisme. La guerre était finie, c'était là l'essentiel.
Les réactions ne furent donc ni positives, ni négatives. Les catholiques toutefois ne tardèrent
pas à se méfier. Comment ? Un État neutre et laïc sur le plan religieux, avec la perte
désormais définitive des anciens privilèges cléricaux (un système pourtant normal, dans un
ensemble où calvinistes et catholiques auraient à coexister) ? Ils commencèrent donc par
animer une contestation qu'il nous faut bien qualifier de réactionnaire tandis que les
libéraux, eux, déçus par une Révolution française qui avait fini par déboucher sur la
guillotine, la terreur et la guerre, se satisfirent de ce despotisme éclairé qui caractérisait le
régime nouveau, et qui les autorisait à pourfendre les « jésuites ».

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Quant à l'aspect capital de cette tentative d'amalgame hollando-belge, il appartient à ces
innombrables ironies qui foisonnent sous les pas de l'historien : c'est en œuvrant de toutes
ses forces au développement économique de ses provinces belges que Guillaume d'Orange-
Nassau, roi des Pays-Bas, allait être en fin de compte le principal artisan de son échec final.
Alors que le Nord restait agricole et commerçant, le sillon Sambre et Meuse recélait en
abondance la source d'énergie indispensable, à cette époque, à tout essor industriel : la
houille. Rompu aux techniques de crédit qu'il avait pu étudier pendant son exil en Grande-
Bretagne durant la période napoléonienne, Guillaume d'Orange-Nassau réussit à ajouter les
manufactures mécaniques et la sidérurgie aux activités textiles implantées de longue date,
et à faire des provinces belges la première région industrialisée du continent européen. Ainsi
fortifiée par ses bons soins, la bourgeoisie ne tarda pas à évoluer selon des normes
classiques: prendre peu à peu conscience de son grand pouvoir économique - mais
s'apercevoir du même coup qu'elle ne disposait pas d'une influence correspondante dans les
rouages officiels qui, eux, restaient dominés par les notables de la partie hollandaise du
royaume.
L'État hollando-belge avait donc pris une coloration protestante et sécularisante qui
déplaisait autant à la seconde génération des catholiques qu'à leurs aînés, les réactionnaires
de 1815. Plus souple, cette seconde génération amorça une démarche intellectuelle voisine
de celle qu'accomplissait au même moment un Lamennais [2] : ces catholiques se prirent à
envisager les bénéfices que l'Église pourrait retirer d'une utilisation judicieuse du mot
« liberté ». Liberté d'association, liberté d'enseignement: ces deux principes ne leur
permettraient-ils pas de mettre fin aux empiétements du pouvoir civil, et de conférer à
l'autorité religieuse la pleine maîtrise de ce qu'elle considérait comme l'essentiel : la
formation de ses prêtres, la gestion de ses écoles, de ses associations pastorales ?
Parallèlement, les jeunes libéraux commençaient à faire d'autres calculs. Ils restaient
fermement attachés à la liberté des cultes (c'est-à-dire de tous les cultes et même de
l'agnosticisme), s'irritaient de voir la liberté de presse brimée par quelques procès
retentissants (des journalistes étaient jetés en prison), mais rejoignaient les catholiques
progressistes sur certaines revendications fondamentales : la responsabilité ministérielle, le
vote annuel du budget, l'instauration d'un régime parlementaire au sens plein du terme.
Bref, la bourgeoisie prenait conscience de sa force, et ressassait encore maints autres griefs :
des impôts jugés trop favorables aux Hollandais, un déséquilibre flagrant dans la répartition
des postes de la haute administration et de l'armée, des mesures linguistiques tracassières
de néerlandisation, etc. (Les Hollandais allaient connaître la même évolution démocratique
avec quinze ans de retard. Que ce serait-il passé si les deux poussées avaient été parallèles ?
La question mérite d'être posée, mais il est impossible d'y répondre.)
L'« union des oppositions », conclue en 1828, apporta le tournant décisif. Cessant de se
combattre, catholiques et libéraux se firent des concessions mutuelles et acceptèrent
conjointement les libertés fondamentales (les plus importantes : liberté de la presse et
liberté des cultes), toutes ensemble, qui ne leur convenaient à chacun qu'à moitié, mais dont
l'épanouissement réciproque pourrait s'établir, pensaient-ils, dans le cadre d'institutions
authentiquement parlementaires. C'était déjà un des nombreux exemples de ces

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« compromis à la belge », pas nécessairement cartésiens mais qui ont toujours caractérisé la
vie politique de ce pays. « Refusons, traquons les ministériels » (c'est-à-dire les partisans de
certains ministres détestés) devint le mot d'ordre unificateur d'une opposition qui, déjà,
était « nationale » sans le savoir et où seuls quelques extrémistes isolés se demandaient in
petto si la solution ne résiderait pas dans une « séparation administrative » qui
rééquilibrerait l'ensemble d'un royaume auquel tous restaient attachés.
On croit volontiers que les révolutions (ou le cas échéant les guerres) éclatent par la volonté
consciente et délibérée de quelques dirigeants, rétrospectivement promus « pères de la
patrie » et qui, d'un bout à l'autre, en auraient été les moteurs. Erreur profonde. L'historien
« événementiel » doit être modeste et recourir parfois aux analyses de la sociologie.
Comment les choses se passent-elles dans la réalité ? Dans une société en mutation, l'on voit
s'accumuler silencieusement des déséquilibres, des tensions, des griefs: un peu comme des
tonneaux de poudre qui s'entasseraient dans un coin, à l'insu d'une majorité distraite, qui
vaque à d'autres soucis. Et puis soudain, c'est l'accident. Une étincelle fortuite tombe sur
l'un des tonneaux qui explose, ses voisins en font autant par sympathie, et voilà déclenchée
une chaîne d'événements qui suivent leur logique propre. Et derrière se mettent à galoper
les hommes sans trop comprendre ce qui se passe, pour ne réussir à reprendre le contrôle
de leur destin que quand tout est terminé, dans un contexte complètement bouleversé.
Avaient-ils voulu « cela » ?
Première remarque: nous avons tourné et retourné, avant août-septembre 1830, les
discours et les écrits des jeunes universitaires qui faisaient opposition au régime des Pays-
Bas, et qui deux mois plus tard allaient se retrouver, à leur surprise, ministres, ambassadeurs
ou gouverneurs de province d'un État nouveau. Pas un, pas un seul, n'avait dit ou écrit: « Ce
qu'il faudrait, c'est bouter les Hollandais dehors, après quoi nous serions entre nous, et nous
bâtirions une Belgique indépendante ! » C'est peut-être bouleversant, voire inquiétant, mais
c'est ainsi.
Alors, conjoncturelle ou structurelle, cette explosion? Un peu conjoncturelle malgré tout : la
prise de conscience démocratique fut plus précoce dans les provinces du Sud que dans celles
du Nord, ce qui laisse la place à un (très) petit point d'interrogation. Mais le phénomène fut
avant tout structurel. De part et d'autre, les mentalités étaient différentes, et les sympathies
faibles. Quant au problème de structures qui se posa, il s'apparente de près à celui qui avait
provoqué la prise de la Bastille, et à celui qui allait bientôt entraîner l'unification allemande.

L'étincelle
En 1830, tous les barils de poudre étaient donc réunis. Il ne manquait plus, pour les faire
sauter, que l'une ou l'autre étincelle. Déjà, on avait suivi avec intérêt la révolution parisienne
de Juillet - en réalité d'une nature assez différente de celle qui allait exploser en Belgique. Le
25 août, des troubles éclatèrent à la sortie du théâtre de la Monnaie à Bruxelles, où La
Muette de Portici, un opéra d'Auber, glorifiait la lutte des Napolitains contre l'oppression
légitimiste. « Une mauvaise farce d'écoliers », dira le plus fougueux des Belges, déjà dépassé.
Aux jeunes gens bien mis se mêlèrent des visages plus inquiétants : ouvriers typographes,

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cette aristocratie du prolétariat ; aventuriers venus d'ailleurs ou sortis des bas-fonds ;
chômeurs privés d'emploi par une crise de surchauffe économique. Quelques centaines
d'excités, en somme. On arracha les écussons « Fournisseur de la Cour » devant certains
magasins ; on mit à sac le domicile d'un journaliste stipendié par le régime, et on incendia la
demeure du ministre de la Justice, responsable des procès de presse.
Le lendemain, la sarabande continua par des bris de machines dans les ateliers, par des
pillages de boulangeries et d'armureries, par de copieuses beuveries dans les cafés.
L'anarchie était complète. Elle s'aggrava d'une circonstance inattendue : la passivité de la
police, l'affolement des autorités, la mollesse de ceux qui auraient dû agir. Puisque personne
ne parvenait à restaurer l'ordre, les notables s'en chargèrent. Ils constituèrent une garde
bourgeoise qui en quelques heures quadrilla la ville et rétablit la situation ; ils créèrent un
embryon d'organisme administratif et se trouvèrent sans l'avoir voulu les maîtres d'un
pouvoir de fait. Un autre schéma classique était engagé : la récupération de troubles
prolétariens par une bourgeoisie qui se découvrit soudain, à sa propre surprise, en position
de force. Le réflexe de ces notables, à ce moment-là, a quelque chose de touchant : n'avons-
nous pas mis fin à des troubles révolutionnaires qui désolaient la cité, et Guillaume ne
pourrait-il pas nous en remercier en examinant avec plus de faveur les quelques griefs que
nous faisons valoir, en vain, depuis des mois ? La réponse du souverain fut dilatoire et
décevante : il renvoya les pétitionnaires au Parlement dont il n'y avait pas grand-chose à
attendre, puisqu'il était composé pour moitié de Hollandais dans un royaume où la
population belge était majoritaire.
Guillaume avait toujours cédé partiellement, trop tard et de mauvaise grâce : une attitude
qui, dans des cas pareils, irrite et encourage plutôt qu'elle ne satisfait. Il allait continuer en
laissant pourrir la situation. Consciencieux, tatillon et trop raisonneur, il se contenta de
rassembler aux portes de Bruxelles son armée - donc une armée hollando-belge, il faut le
préciser. Quand le gâchis serait complet, pensait-il, l'entrée de ces troupes serait accueillie
avec un soulagement général. En province pourtant, des troubles semblables avaient jailli.
Une commission bourgeoise avait pris le pouvoir à Liège, les mêmes désordres avec les
mêmes solutions avaient éclaté dans les centres industriels de l'ancienne principauté. Même
chose dans les villes wallonnes telles que Leuze et Soignies, ou flamandes comme Enghien et
Louvain. En d'autres endroits - Mons et Bruges, Namur et Gand - il y eut tantôt prise du
pouvoir par des « soviets » de bourgeois, tantôt strict maintien de l'ordre par des
gouverneurs militaires plus énergiques qu'ailleurs. Mais de partout, des volontaires
prenaient la route pour Bruxelles, et le feu couvait sous la cendre.
Le calcul royal faillit cependant réussir : le 25 septembre, la plupart des meneurs,
découragés, étaient en fuite, pleurant dans une auberge de Valenciennes leurs espoirs
ruinés. Mais il y avait à l'intérieur de Bruxelles deux ou trois mille aventuriers, armés à la
diable, originaires de la ville certes, mais aussi de Flandre et de Wallonie, et même de
l'étranger : des Français, des Rhénans et jusqu'à un Espagnol qui prit le grade de général ! La
capitale, soudain, focalisait les aspirations diffuses de révolutionnaires cosmopolites, ceux
qui n'ont rien à perdre et qui jaillissent là comme ils eussent jailli ailleurs. Quand l'armée
força la porte de Schaerbeek, elle vit pleuvoir une grêle de balles et les placides Hollandais,

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qui s'attendaient à tout sauf à devoir se battre, allèrent sottement s'abriter dans une
souricière : le Parc. Après quatre jours de combats, complètement démoralisés, minés en
plus par les désertions toujours plus nombreuses de soldats d'origine belge, ils finirent par se
replier vers le Nord pour aller s'enfermer, cette fois, dans la citadelle d'Anvers.
Dans l'intervalle, les meneurs étaient revenus à l'appel du canon, un gouvernement
provisoire avait été constitué à Bruxelles, l'indépendance de la Belgique avait été proclamée,
et dans tout le pays, jusque dans le Luxembourg (sauf la ville même, où une garnison de la
Confédération germanique cantonnait depuis 1815), les chefs-lieux de province s'étaient
ralliés en quelques jours. Le 3 novembre, des élections générales (censitaires, bien sûr)
permirent à 30 000 électeurs sur les 46 000 convoqués d'élire leurs représentants à un
Congrès national : 20 pour cent est un taux normal d'abstention pour l'époque, la situation
était encore trouble en certains endroits, et après tout, le régime avait gardé des fidèles,
baptisés « orangistes », dans la noblesse et la grosse industrie. Bien des députés eussent
approuvé une solution moyenne, l'élection au trône du populaire fils aîné de Guillaume avec
maintien de liens économiques avec le Nord, n'eût été la dernière initiative malencontreuse
du souverain : le bombardement d'Anvers au départ de la citadelle.

Un nationalisme virulent
Autant nous avions hésité à voir, dans la mentalité des Belges jusqu'au seuil de 1830,
davantage qu'un particularisme bénin, autant les témoignages et les citations foisonnent à
partir d'août-septembre: dans toutes les couches de la société, dans toutes les provinces du
pays, c'est l'explosion d'un nationalisme virulent, conquérant, voire agressif et
revendicateur. Une nation belge était née : comme il arrive, contre un repoussoir étranger,
en l'occurrence les Hollandais. Quant à ces derniers, ils firent désormais une cristallisation un
peu différente, à base de dépit et d'amour-propre blessé: ces « mutins » belges, à qui l'on
avait fait le grand honneur de les accueillir si généreusement au sein d'une patrie commune
en 1815, révélaient à la fois leur légèreté méridionale et la plus noire des ingratitudes.
Décidément, ils n'étaient pas fréquentables, et l'on serait beaucoup mieux entre soi. C'est
vraiment du bout des lèvres et par fidélité dynastique que l'on toléra, jusqu'en 1839,
l'entêtement du souverain à ne pas s'avouer battu.
Il n'y avait eu dans ces événements, il faut le dire avec force, aucune motivation d'ordre
linguistique. Les 46 000 aristocrates et bourgeois censitaires dont nous parlions plus haut
étaient tous francophones, ou l'étaient devenus avec le temps, et c'est sans la moindre
contestation que le français fut proclamé langue officielle du jeune Etat. Quant à la masse
illettrée, elle baragouinait ses multiples patois flamands, wallons et bas-allemands, et
considérait le français avec la déférence qui était due à la langue de l'« élite ». Rappelons ce
fait peu connu et à première vue étonnant : en septembre 1830, quand un émissaire du
gouvernement provisoire se rendit à Mons pour rallier le Hainaut, il fut accueilli avec
enthousiasme, mais un traducteur bénévole dut reproduire phrase après phrase sa harangue
en wallon : pas plus que les masses flamandes, le petit peuple wallon ne comprenait alors le
français ! Comme dans bien d'autres régions d'Europe, la généralisation de la langue utilisée
par les couches supérieures fut longtemps considérée comme une bienfaisante conquête

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démocratique - avant qu'il en aille autrement dans la partie flamande du pays, pour des
raisons à la fois culturelles et sociales.
En 1830, on ne trouve donc aucune trace d'animosité d'ordre linguistique à l'égard des
Hollandais, et si les Flamands furent peut-être plus lents à exploser, leur catholicisme
cependant, plus ardent que celui des Wallons, les portrait davantage à ne pas trop aimer les
calvinistes. Mieux : dès avant 1830, Guillaume avait renoncé à ses velléités de
néerlandisation, parce qu'elles heurtaient précisément les gros bourgeois francophones de
Gand et d'Anvers où il recrutait ses rares amis. De toute façon, le nationalisme linguistique
sera une invention plus tardive. Quelques « orangistes » subsistèrent néanmoins, pour se
fondre dans le parti libéral vers 1841: il s'agissait surtout d'anticléricaux plus pointus, qui
craignaient qu'une révolution animée avec tant d'enthousiasme par les catholiques ne
finisse par tourner à la capucinade. Cette Belgique de 1830 était vraiment une nation
homogène sur tous les plans, sauf le philosophico-religieux.
Tout dans cette Belgique, armée, administration, etc., était à bâtir. Cela se fit dans le
désordre, avec les illusions et les incertitudes d'une atmosphère romantique, mais les Belges
n'allaient pas tarder à s'apercevoir que si c'étaient bien eux qui avaient fait leur révolution, il
faudrait revenir sur terre, considérer qu'ils n'étaient pas seuls au monde et que leur initiative
avait déclenché en Europe un très sérieux remue-ménage.
« C'est comme si une tuile m'était tombée sur la tête », déclara Louis-Philippe, tout juste
monté sur le trône, épouvanté de ce qu'une partie de son opinion attendait de lui. Ces
Belges, français quinze ans plus tôt, n'aspiraient-ils pas à le redevenir ? Républicains et
nostalgiques de l'Empire ne voyaient-ils pas se dessiner l'exaltante perspective d'un retour à
la frontière du Rhin? Le Congrès de Vienne, en 1815, avait rebâti un continent équilibré, avec
le souci d'empêcher tout retour de flamme de l'expansionnisme français et d'affermir
partout une légitimité qui contrôlerait les éventuelles résurgences d'idées nationales et
libérales. Une «Europe des Congrès» s'était même institutionnalisée. En Espagne et en Italie
elle avait mis en œuvre, avec succès, son droit d'intervention. Mais les liens de 1815
s'étaient déjà distendus.
Dans le cas présent, c'était bien autre chose. Le royaume des Pays-Bas avait précisément été
constitué contre la France, en travers du chemin des « frontières naturelles », au point le
plus sensible de l'équilibre européen. Ce bastion d'une importance capitale, voilà qu'il
éclatait en morceaux. Allait-on devoir recommencer les guerres napoléoniennes ? S'il fallait
en arriver là, les Anglais y étaient pour leur part résolus. A aucun prix Anvers ne pourrait
redevenir un pistolet braqué contre eux. Du reste, Guillaume ne laissa à personne le choix :
les puissances avaient créé son royaume, il appartenait aux puissances de le maintenir ;
comme c'était incontestablement son droit, il leur lança un appel au secours. Aussitôt, son
beau-frère le Tsar de toutes les Russies lui répondit en mettant à sa disposition 115 000
hommes (... qu'il allait être forcé d'utiliser en novembre, première circonstance favorable
aux Belges, contre les Polonais insurgés à Varsovie). Quant à Louis-Philippe, deuxième
facteur important, il fit savoir qu'en aucun cas la France n'interviendrait en Belgique. C'était
à la fois rassurer ... et avertir. La non-intervention était un principe indivisible. Si d'autres
intervenaient, il ne pourrait sans doute plus maîtriser son opinion.

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Chacun était d'avis, à tout le moins, de gagner du temps, et dans l'immédiat de sauver
Guillaume dont la situation était précaire : son armée se liquéfiait, les volontaires belges
assiégeaient Maestricht et patrouillaient déjà en Flandre zélandaise. La conférence des cinq
« Grands » (Russie, Prusse, Autriche, France et Grande-Bretagne) qui se réunissait le 4
novembre à Londres, quelles que fussent les arrière-pensées de ses participants, s'entendit
sans peine sur une proposition d'armistice: un « cessez-le-feu », dirions-nous aujourd'hui.
C'était déjà, implicitement, reconnaître les Belges comme belligérants et renoncer à toute
immixtion armée. « Les partisans de la non-intervention sont des incendiaires qui récusent
les pompiers », grommela Metternich, tandis que Talleyrand faisait une bonne prophétie:
« La non-intervention est une formule diplomatique et énigmatique qui signifie à peu près la
même chose qu'intervention » : en effet, la conférence venait de mettre le doigt dans un
engrenage qui la mènerait à devoir prendre ses responsabilités, et à les imposer finalement
par la contrainte.
Autre facteur significatif, Louis-Philippe avait envoyé à Londres Talleyrand, symbole bien
connu de la bonne entente franco-britannique et de la paix. Le secrétaire d'État au Foreign
Office, Palmerston, qui ne cessa de professer qu'une nation n'a ni amis ni ennemis, mais rien
que des intérêts, pouvait être rassuré. Quant au Tsar, il était absorbé par l'insurrection
polonaise, tandis que l'Autriche et la Prusse, bien qu'à contrecœur, considéraient qu'une
paix médiocre était préférable à la perspective d'un nouvel embrasement général. Tout se
concilia vaille que vaille par le protocole du 20 décembre 1830:  il s'agirait de « combiner
l'indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités (de 1815), avec les
intérêts et la sécurité des autres puissances et avec la conservation de l'équilibre européen ».
S'y ajoutèrent les « bases de séparation » du 20 janvier 1831. L'entrée d'un nouveau pays
dans le concert européen, était-il souligné, ne lui donnait pas le droit de modifier l'ordre
dans lequel il aspirait à entrer, et ce qui avait été jugé nécessaire en 1815 devait être assuré
d'une autre façon. Dès lors, « la Belgique, dans les limites telles qu'elles seront arrêtées et
tracées, formera un État perpétuellement neutre ». Les cinq puissances lui garantirent cette
neutralité ainsi que son intégrité et son inviolabilité. (La remarque a été cent fois faite:
considérée comme un rempart contre la France, cette neutralisation devait tourner à son
profit lors de sa violation par le Reich en 1914.) La question des limites était plus délicate.
Avec l'ardeur des jeunes nationalités, les Belges revendiquaient tout le Limbourg et le
Luxembourg (qui avaient fait partie des Pays-Bas autrichiens), ainsi que la Flandre
zélandaise, cette rive gauche de l'estuaire de l'Escaut, perdue en 1648 et dont la possession
avait permis aux Hollandais d'étrangler le port d'Anvers pendant un siècle et demi.

Le concert européen
Outré, Guillaume se mit à réorganiser silencieusement son armée. Quant aux Belges, ils
nageaient en plein romantisme. Brandir le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ce
n'était sans doute pas la bonne façon de se concilier une Europe conservatrice. Élire au trône
le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe, c'était délibérément compromettre Paris et
l'entraîner vers l'aventure. Le roi des Français refusa. Lancer des proclamations fracassantes
à l'adresse des « frères qu'on n'abandonnerait jamais », c'était oublier que la forteresse de
Luxembourg était gardée par des Prussiens qui avaient, plus encore qu'auparavant, toutes

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les raisons de s'y accrocher. A Bruxelles, le printemps de 1831 apporta une heureuse
évolution politique. « Après tout, insinuait Palmerston au nouveau ministre Lebeau, Londres
est aussi bien disposée que Paris, avec cette différence que la Grande-Bretagne, elle, a intérêt
à ce que la Belgique soit indépendante. » L'allusion était claire : bien des Français
commençaient à se demander si l'on n'avait pas été trop généreux, et si un partage de la
Belgique ne serait pas une solution meilleure. Autre facteur décisif : l'élection au trône de
Léopold de Saxe-Cobourg.
A cette époque où l'Allemagne n'existait pas, cette Confédération très émiettée offrait - et
pas seulement pour la Belgique - une pépinière de princes qui avaient l'avantage de n'être
inféodés à aucun des cinq « Grands ». Léopold vivait en Angleterre, veuf 'd'une princesse qui
aurait dû devenir reine de ce pays. Il avait été général russe contre Napoléon. Ses relations
avec l'Autriche étaient bonnes, la Prusse n'avait pas d'objection. Il ne lui manquait plus que
d'épouser, ce qu'il fit en 1832, une fille de Louis-Philippe pour apparaître comme le candidat
neutre par excellence. Après bien des tractations, une décision (provisoirement) finale fut
prise à Londres le 26 juin 1831 : ce protocole laissait ouverte la question du Luxembourg en
la réservant à des négociations directes avec la Hollande et la Confédération, et apportait
d'autres clauses plus équitables. Le 21 juillet, Léopold I er fit son entrée à Bruxelles, pour y
prêter le serment constitutionnel qui le lierait désormais à la nation.
La liesse fut de courte durée. Deux semaines plus tard, l'armée hollandaise rompit l'armistice
et volatilisa en quelques jours une armée belge à la tête de laquelle le roi se battit « comme
un sous-lieutenant », puis appela au secours l'armée française du maréchal Gérard, devant
laquelle les Hollandais se replièrent sans tirer un coup de fusil. Au lendemain de ce désastre,
les Belges révélèrent une fois de plus leur naïveté juvénile : sans nul doute, la Conférence
allait « punir » Guillaume, et leur faire à eux des conditions meilleures ! C'était oublier ce qui
avait été la préoccupation essentielle de quatre « Grands » sur cinq. Ces Belges, dont on
avait attendu qu'ils fussent le cas échéant assez solides pour tenir contre la France, non
seulement n'avaient pas pu résister aux seuls Hollandais, mais ils venaient de dépendre,
précisément, de l'intervention d'une armée française ! Et c'est à eux qu'on avait envisagé de
confier la garde de forteresses aussi importantes que Luxembourg, Maestricht et Venlo ? Un
nouveau protocole, « traité des XXIV Articles », trancha dans le vif : aux Belges l'Ouest du
Limbourg et du Luxembourg, aux Hollandais l'Est, c'est-à-dire Maestricht et le grand-duché
actuel. La mort dans l'âme, Bruxelles s'inclina mais Guillaume, qui espérait toujours un
renversement de la situation, continua de récuser l'autorité de la Conférence.
Sur le terrain, le problème restait bloqué. Les Hollandais occupaient toujours
« illégalement » la citadelle d'Anvers, ce dont les Belges profitaient pour continuer à
administrer les deux demi-provinces cédées, sauf la ville de Luxembourg. Leur exigence était
normale : une évacuation réciproque. La Conférence y pourvut: véritables « Casques bleus »
avant la lettre, les troupes françaises furent mandatées pour mettre le siège devant Anvers,
et la flotte anglaise bloqua l'Escaut (décembre 1832). Après une lutte courtoise, le général
hollandais Chassé (nom prédestiné!) finit par se rendre. Les Français se retirèrent ... mais en
oubliant deux forts minuscules de la place, où quelques soldats bataves s'accrochèrent

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pendant des années ... Ce qui permit aux Belges de continuer à gérer les deux demi-
provinces qui, sur le papier, ne leur appartenaient plus.
La légitimité royale finit par capituler en 1838. Les Belges arrachèrent quelques
améliorations aux XXIV Articles, mais la Conférence fut inexorable sur l'essentiel: la cession
définitive des deux demi-provinces. Il y eut des bruits de bottes et des appels au combat, des
séances mémorables à la Chambre, des paroles historiques (« Non, 380 000 fois non, pour
les 380 000 Belges que vous sacrifiez à la peur ! »), mais 58 députés se résignèrent, contre
42 irréductibles, évitant ainsi à l'Europe une nouvelle crise, qui d'ailleurs allait bientôt éclater
sur un autre terrain : l'Égypte. Le 19 avril 1839, les traités définitifs étaient signés à Londres.
Après une décennie de remous, la Belgique entrait dans le concert européen.

1. La Belgique fut sous domination française de 1792 à 1815.


2. On sait que ce prêtre breton (1782-1854), directeur du journal L'Avenir et auteur de
Paroles d'un croyant, fut, en France, le pionnier d'un catholicisme libéral.

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