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Le «musée imaginaire» de Rayuela

Paul-Henri Giraud
Université de Lille

«Et le Musée Imaginaire poursuit sa métamorphose.»


André Malraux1

Comme Malraux, et à la différence de Breton, Cortázar aimait les musées2.


Rayuela, cependant, n’en mentionne que deux –le Louvre (chap. 34, p. 213) et la
Galerie Barberini, à Rome (chap. 142, p. 570)–, comme si l’auteur avait fait sienne la
prévention d’André Breton contre «les salles glissantes des musées» 3 , parfois
assimilées à des cimetières4. «Dehors la rue disposait pour moi de mille plus vrais
enchantements», se justifie Breton5. Pour Horacio Oliveira comme pour l’auteur de
Nadja, les rues de Paris constituent le vrai lieu, celui des rencontres décisives et des
trouvailles les plus fécondes –ces trouvailles qui font de lui, dans une certaine mesure,
un artiste surréaliste à la manière de Calder : «Por ese entonces yo juntaba alambres y
cajones vacíos en las calles de la madrugada y fabricaba móviles, perfiles que giraban
sobre las chimeneas, máquinas inútiles que la Maga me ayudaba a pintar»6 (chap. 2,
p. 25).
Si les goûts de Cortázar en matière d’art contemporain recoupent en partie,
comme nous le verrons, les préférences d’André Breton, son «musée imaginaire»,
pour reprendre la formule de Malraux, dépasse largement le surréalisme. Par «musée
imaginaire», nous entendrons non pas –de façon trop didactique et encyclopédique

                                                                                                               
1
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire (1947), Paris, Gallimard, «Folio Essais», 1965, p. 80.
D’abord publié chez Albert Skira en 1947, cet ouvrage, modifié, est republié en 1951 en première
partie des Voix du silence (version aujourd’hui reproduite dans l’édition de la Pléiade). Une troisième
version, encore augmentée, paraît en volume séparé en 1965 : c’est celle que nous utiliserons.
2
Le 31 octobre 1952, il écrit depuis Paris à son ami Eduardo Jonquières : «Aquí la pintura me ha
atrapado con sus diez uñas […] devoro cuadros y museos, necesito ver y aprendo a ver, y un día sabré
ver». Julio CORTÁZAR, Cartas a los Jonquières, Madrid, Alfaguara, 2010, p. 121.
3
André BRETON, Le Surréalisme et la peinture (1928), nouv. éd. rev. et corr., 1965, in Écrits sur l’art
et autres textes (Œuvres complètes, IV), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2008, p. 351.
4
Voir Malraux lui-même, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 121-122. On sait que, dans Rayuela, le mot
«cementerio» renvoie au dictionnaire.
5
André BRETON, Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 351.
6
Le sculpteur étatsunien Alexander Calder «exposa en 1927 (Salon des humoristes) un Cirque
miniature avec de petites marionnettes en fil de fer, morceaux de bois et bouchons. […] Il entra ensuite
en contact avec Arp, Miró, Léger et Mondrian […] puis exposa ses premiers «mobiles» que meuvent
les seuls mouvements de l’air». Le Petit Robert des noms propres, Paris, Dictionnaires Le Robert,
1999, article «CALDER (Alexander)», p. 352. Le cirque, on le sait, est un espace important du «lado
de acá».

  1  
pour Oliveira– «l’ensemble des connaissances que nous apportent, outre les musées,
les reproductions et les albums»1, mais, de façon plus libre, une «assemblée d’œuvres
d’art»2 qui n’a «d’autre lieu que l’esprit de chacun»3 ; non pas, donc, «une anthologie
de ce qu’il faut avoir vu», mais «plutôt un journal intime du retentissement»4 des
œuvres dans l’esprit du contemplateur.
Selon Jean-Yves Tadié, «le point de vue central de Malraux» fut «la
redécouverte de tous les arts au XXe siècle et, grâce à l’art moderne qui permet, parce
qu’il leur ressemble, de les voir enfin, celle des arts qui comme celui-ci échappent à
l’apparence» 5 . Les arts de l’antiquité classique puis l’art occidental depuis la
Renaissance avaient privilégié la ressemblance, la mimésis, l’exactitude figurative ; à
partir du XIXe siècle, en revanche, l’Occident redécouvre les arts du Moyen Âge,
puis, peu à peu, toutes les époques et civilisations. Cette ouverture maximale du
champ artistique apparaît dans la toute première mention de la peinture dans Rayuela
–si du moins l’on suit le «tablero de dirección»–, à travers l’alternative qui fait tenir
ensemble, plus qu’il ne les oppose, «Lascaux» et «Mathieu» (chap. 73, p. 409). D’un
côté, l’art pariétal des origines de l’humanité –la grotte de Lascaux, en Dordogne,
découverte en 1940 et ouverte au public en 1948 ; de l’autre, «l’abstraction lyrique» la
plus échevelée et la plus actuelle, représentée par le peintre «tachiste» Georges
Mathieu6. Entre ces deux extrêmes, Rayuela ne se privera pas de faire allusion, sinon
à toute l’histoire de l’art –que Cortázar, comme Malraux, suppose connue7–, du moins
à quelques étapes fondamentales de l’art occidental : la peinture flamande du XVe
siècle, la peinture italienne de la Renaissance, Rembrandt, puis l’art du XXe siècle tel
qu’on pouvait le découvrir à Paris en «mil novecientos cincuenta y pico» (chap. 79,
p. 423).
Pour parcourir le musée imaginaire propre à Rayuela, nous aborderons
successivement différents moments de l’histoire de la peinture, avant de nous
appesantir sur la figure de l’artiste moderne, si nettement mise en valeur par Malraux
                                                                                                               
1
André MALRAUX, «L’Homme et la Culture artistique», discours à l’Unesco, 1946, in Écrits sur
l’art I (Œuvres complètes, IV), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2004, p. 1206-1207.
2
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 260.
3
André MALRAUX, La Métamorphose des dieux, Le Surnaturel (1957), in Écrits sur l’art II (Œuvres
complètes, V), Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2004, p. 26.
4
Jean-Yves TADIÉ, «Introduction», in André MALRAUX, Écrits sur l’art I, op. cit., p. LIV.
5
Ibid., p. XVIII.
6
Auteur des ouvrages D’Aristote à l’abstraction lyrique (1959) et Au-delà du tachisme (1963).
7
«Je suppose connues les grandes lignes de l’histoire de l’art» écrivait Malraux en avant-propos à la
réédition (1978) de Saturne (1950), désormais sous-titré Le Destin, l’Art et Goya. In Écrits sur l’art I,
op. cit., p. 19.

  2  
et Breton, et par Cortázar lui-même dans le personnage d’Etienne. Enfin, nous
visiterons le saint des saints –l’appartement de l’écrivain Morelli, modèle de tous les
musées intérieurs du roman.

I. Les maîtres anciens


On trouve dans le chapitre 93 un autoportrait ironique d’Oliveira en porteño
arrivant à Paris, fier de sa culture générale, laquelle ne manque pas de contenir, parmi
différents éléments d’histoire, de philosophie, de musique, d’économie et d’actualité,
quelques données d’histoire de l’art : «Argentino compadrón, desembarcando con la
suficiencia de una cultura de tres por cinco […] Lettera 22, Fiat 1600, Juan XXIII»
(p. 454). Mais une chose est de connaître, par les livres, la différence entre «el
románico y el gótico», autre chose de la découvrir sur les rives de la Seine, depuis le
«Pont des Arts», par exemple, d’où l’on pouvait voir, il y a encore peu de temps, la
double flèche de Notre-Dame et de la Sainte Chapelle. Une chose de connaître la
peinture flamande du XVe siècle par les livres, autre chose de la contempler au
Louvre, quitte à la mélanger, selon un humour très iconoclaste, avec l’argot du jazz ou
de la bande dessinée. Ainsi, lorsque Ossip et la Maga, au début du chapitre 28,
entendent des pas dans l’escalier puis des coups au plafond, Gregorovius associe cette
double menace (celle d’Horacio, amant jaloux, et celle du vieil atrabilaire de l’étage
au-dessus) à la figure terrible de l’«ange de l’expulsion» du paradis terrestre, puis à
une nuée hyperbolique d’anges répresseurs : «–Estábamos tan bien –murmuró
Gregorovius como si viera avanzar al ángel de la expulsión […] la silueta de la Maga
en el vano de la puerta» (chap. 8, p. 161). La dramaturgie des représentations
flamandes du Jugement dernier («Gérard David, Van der Weiden, el Maestro de
Flemalle»), ici revigorée par le rythme des gospels («I looked up to heaven and what
did I see/ A band of angels comin’ after me»1), associe la Renaissance du Nord,
encore tout imprégnée d’esthétique gothique, à la figure d’un Dieu vengeur, à la
culpabilité et à la damnation, bref, à l’expression métaphysique de ce patriarcat honni
dont les membres du Club pensaient justement s’être débarrassés en venant habiter
Paris et qui revient quand on ne l’attend pas, sur le seuil de la porte ou à la surface du
plafond.

                                                                                                               
1
Paroles tirées de «Swing Low, Sweet Chariot», fameux negro spiritual.

  3  
Or le Musée imaginaire de Gregorovius n’est pas si loin de celui d’Oliveira
lui-même. De retour à Buenos Aires, c’est à Van Eyck qu’Horacio pensera pour
illustrer la surveillance tatillonne dans la clinique psychiatrique. Là encore, la porte, le
seuil, prennent tout leur sens de séparation et de hiérarchie, entre ceux qui sont
surveillés et jugés et ceux qui, supérieurs, moins angéliques que diaboliques, les
regardent à travers ces «yeux magiques» que forment les judas. La jouissance
perverse propre à ce lieu étrange qu’est le «manicomio» est liée, pour Oliveira, d’une
part à sa qualité de surveillant, de voyeur, du côté du pouvoir, donc, –du côté
d’«Ovejero», moderne avatar du Bon Pasteur–, et d’autre part au fait qu’il est lui-
même sur le point de basculer avec délice du côté des surveillés, des punis, des brebis
[ovejas] pas tout à fait «libres» [du mot latin liber] : «Oliveira […] empezó a ir y
venir por el pasillo, mirando de cuando en cuando por los ojos mágicos instalados
gracias a la astucia de Ovejero, el administrador, y la casa Liber & Finkel: cada cuarto
un diminuto Van Eyck» (chap. 54, p. 340). Cortázar se souvient ici du célèbre portrait
des Époux Arnolfini qu’il avait eu l’occasion de voir à la National Gallery de Londres,
et où le miroir rond suspendu au dessus de la scène réfléchit le dos des portraiturés
mais aussi le peintre, son chevalet, l’ensemble de la pièce. Exemple paradigmatique
de mise en abyme, où l’artiste se donne à voir dans un reflet au centre de la
composition, comme l’auteur, amateur de peinture, transparaît à travers ses
personnages.
L’autoportrait littéraire d’Oliveira au chapitre 93 ne mentionnait pas,
cependant, de peintre flamand, mais un peintre italien particulièrement chéri par
Cortázar : Piero de la Francesca –le créateur, avec Paolo Ucello, de la peinture en
perspective, et à partir de celle-ci d’une harmonie toujours postulée dans Rayuela1.
L’Italie de la Renaissance, comme le rappelle Malraux, «revendique moins l’imitation
de la réalité, que l’illusion d’un monde idéalisé ; son art si soucieux de ses moyens
d’imitation […] se voulut à la fois le révélateur de l’irréel et l’expression la plus
convaincante d’une immense fiction –de l’imaginaire harmonieux» 2 . Ainsi, la
perspective est évoquée par Oliveira comme le moyen utopique de (re-)conquérir un
ordre, de retrouver «le centre», de refaire «l’unité» du monde par-delà les angoisses
du présent et de la mort, angoisses que symbolise la figure de l’anamorphose : «“Y

                                                                                                               
1
Voir l’épigraphe du chapitre 42, empruntée à Ungaretti : «Il mio supplizio/ è quando/ non mi credo/ in
armonia» (p. 286).
2
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 20.

  4  
ese centro que no sé lo que es, ¿no vale como expresión topográfica de la unidad?
[…] Un cuadro anamórfico en el que hay que buscar el ángulo justo […]”» (chap. 19,
p. 94-95). Le tableau anamorphique auquel il est fait allusion ici est une autre toile
londonienne, Les Ambassadeurs de Holbein1. Horacio n’est-il pas lui-même, où qu’il
se trouve, un ambassadeur de «otros lados» ?
Mais revenons aux peintres du Nord et intéressons-nous maintenant à
Rembrandt, lui aussi présent, après les maîtres du XVe siècle, dans la chambre de la
Maga au chapitre 28 : «La Maga prendió una lámpara y la puso en el suelo,
fabricando una especie de Rembrandt que Oliveira encontró apropiado […] el final
del cuarteto y los murmullos de Ossip y la Maga» (p. 163) ; «¿Quién había apagado la
lámpara Rembrandt? […] alguien había apagado la lámpara» (p. 172). Dans un
premier temps, Oliveira se rappelle le célèbre tableau du Musée de l’Ermitage, Le
Retour de l’Enfant prodigue, où c’est lui, Oliveira, qui incarne «l’enfant». Dans une
second temps, une fois l’enfant mort (Rocamadour) et la lampe éteinte, il ne reste
guère, de Rembrandt, qu’un «polvo de oro viejo» –le souvenir poignant d’une magie
éteinte.
Le Retour de l’Enfant prodigue est évoqué dans Le musée imaginaire2, et André
Breton lui-même fit une place à Rembrandt (comme à Ucello) dans son Art magique3,
paru en 1957. Ni Malraux ni Breton, toutefois, ne commentent précisément la
technique du clair-obscur auquel Cortázar fait familièrement allusion («la lámpara
Rembrandt»). L’essentiel est ailleurs. «La démarche artistique», écrivait Breton,
«cherche la magie en croyant chercher autre chose, et gaspille en pseudo-problèmes
techniques la force que lui donnerait une conscience non plus seulement critique, mais
philosophique, de ses destinées»4. C’est cette conscience dont à son tour Cortázar
guette le signe dans la peinture de la modernité.

II. Le peintre moderne

                                                                                                               
1
C’est en 1955 que l’historien de l’art Jurgis Baltrušaitis avait fait paraître la première édition de son
ouvrage sur les Anamorphoses (Paris, Perrin). Il y déchiffre la toile de Holbein, montrant que la figure
étrange peinte au sol du double portrait des Ambassadeurs ne peut être reconnue –comme un crâne–
que depuis un certain angle à droite du tableau.
2
Un détail de ce tableau est reproduit dans l’ouvrage, op. cit., p. 205.
3
André BRETON, L’Art magique, in Écrits sur l’art et autres textes (Œuvres complètes, IV), op. cit.,
p. 253-254.
4
Ibid., p. 260.

  5  
Le chapitre 21 nous offre un autre autoportrait esthétique d’Oliveira, centré,
cette fois-ci, sur les créateurs du XXe siècle : «Rodeado de chicos con tricotas […]
estoy yo un argentino afrancesado (horror horror) […] con en la memoria todo el
surrealismo […] con en los ojos Picasso (pero parece que yo soy un Mondrian, me lo
han dicho)» (chap. 21, p. 108).
La parenthèse fait allusion au dialogue du chapitre 19 où la Maga dit à
Oliveira: «vos sos más bien un Mondrian y yo un Vieira da Silva» (p. 92). Et cette
double qualification faisait elle-même écho au chapitre 9, où le rationnel Piet se voit
opposé au magique Paul, d’abord par Etienne («Fijate un poco en Mondrian –decía
Etienne–. Frente a él se acaban los signos mágicos de un Klee», p. 51), puis par
Oliveira («En el fondo Klee es historia y Mondrian atemporalidad», p. 52)1. Cortázar
joue ici à reprendre pour le fictionnaliser un parallèle –un paragone, auraient dit les
Italiens de la Renaissance– déjà développé, quelques années plus tôt, tant par Breton
que par Malraux, chez qui Klee et Mondrian apparaissent côte à côte2. Ces deux
artistes s’imposent en effet comme deux cas emblématiques de création
contemporaine, celle-là même dont Etienne incarne à son tour l’ambition, au point de
susciter l’ironie de son «frère» («hermano», chap. 155, p. 596) «Horacio Curiacio»
(chap. 99, p. 471) : «Fijate que hasta tu metáfora sobre estar desnudo delante del
cuadro huele a preadamismo» (chap. 9, p. 52). Au même moment où Horacio critique
le rêve de «inocencia edénica» (idem) exemplifié par Mondrian et à sa façon par
Etienne, il envie son ami artiste capable de s’y abandonner.
Pour Malraux, en effet, la peinture occidentale s’est radicalement transformée
avec l’apparition, au XIXe siècle, de l’artiste moderne –«maudit», marginal,
transgressif, et à coup sûr anti-bourgeois : «Le personnage de comédie appelé le
bourgeois est né en même temps que son symétrique, l’artiste»3. Si «l’artiste» doit
être entendu comme un type individuel, farouchement indépendant, il n’en est pas
moins susceptible de s’agréger à une communauté que l’on peut appeler «kibbutz»,
«club» ou encore «secte» :

                                                                                                               
1
Sur cette opposition peintre à peintre, voir Paul-Henri GIRAUD, «Peinture et écriture dans Rayuela»,
in Eduardo RAMOS-IZQUIERDO et Erik LE GALL, éd., De Rayuela à Queremos tanto a Glenda,
Paris, Sorbonne Université, SAL Hors série 6, 2019, p. 50 sq. En ligne. Sur le géométrisme de
Mondrian, Marta Inés WALDEGARAY, Julio Cortázar: rupturas y solidaridades. El programa
narrativo de Rayuela en perspectiva, Paris, Belin – CNED, «Major», 2018, p. 150.
2
Voir André BRETON, L’Art magique, in Écrits sur l’art et autres textes, op. cit., p. 264-265, et
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 246.
3
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 28.

  6  
Les artistes unissent alors en secte leurs solitudes. […] Nos grands solitaires, de
Baudelaire à Rimbaud, sont aussi des hommes de cafés littéraires […] Le vocabulaire
des artistes, non dans leurs théories mais dans leurs notes, leurs boutades et leurs
lettres, devient souvent celui de l’expérience religieuse, revue par l’argot1.

Le «Club de la Serpiente» rassemble des individualités fortes qui se réunissent pour


communier dans le jazz, l’alcool ou la littérature, dans les méandres de conversations
infinies où l’argot joue son rôle, certes, mais selon une utopie qui, subsumant les
différents arts, emprunte volontiers au langage mystique de multiples langues,
traditions, sagesses ou littératures («centro», «absoluto», «paraíso», «edén»,
«yonder», «mandala» ; «volé tan alto tan alto que a la caza le di alcance»2).
Autre singularité de l’art moderne, déjà évoquée : la prise de distance avec la
mimésis, «la rupture entre un art de représentation et ce que Braque appelle un art de
présentation» 3 . Par opposition à la photographie, censée reproduire le réel avec
exactitude, l’imitation de la nature cède, en peinture, une place de plus en plus grande
à la «présentation» par chaque artiste d’une «réalité» autre, jamais vue, que d’aucuns
voudront surréelle, et à la création –chez Manet, le premier, à en croire Malraux– de
cette «harmonie dissonante que nous retrouverons dans toute la peinture moderne»4.
«Ce n’est pas un hasard», ajoute-t-il, «si Manet est avant tout un grand peintre de
natures mortes» 5 : nous verrons l’importance de ce genre pictural, longtemps
considéré comme mineur, dans le musée imaginaire de Rayuela.
De la dissonance de l’art résulte, comme jamais auparavant, le problème de sa
réception par le public moyen, peu préparé à en percevoir la beauté. Etienne la voit,
cette beauté, dans un œuf frit pourri, abandonné dans la cuisine de Morelli («un huevo
frito entre podrido y petrificado, hermosísimo para Etienne, cajón de basura para
Babs», chap 96, p. 462). Tandis qu’il élève immédiatement cet «objet trouvé» 6
surréaliste au rang de «nature morte», Babs, incapable d’en saisir le charme, le jette à
la poubelle : «Tiró la naturaleza muerta a la basura —dijo Etienne, rabioso» (p. 463);
«según Etienne no había ninguna necesidad de tirar el huevo a la basura, una
preciosidad con esos verdes metálicos» (chap. 35, p. 219). Cette capacité de voir ou
                                                                                                               
1
Ibid., p. 76-77.
2
Vers de saint Jean de la Croix repris à son compte par Oliveira, chap. 12, p. 59.
3
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 138.
4
Ibid., p. 51.
5
Ibid.
6
«La démarche surréaliste tendant à provoquer une révolution totale de l’objet : […] dignification par
la trouvaille (objet trouvé) […] éléments épars, pris dans le donné immédiat (objet surréaliste
proprement dit)». André BRETON, «Crise de l’objet» (1936), in Écrits sur l’art et autres textes,
op. cit., p. 687-688.

  7  
de faire voir1, donnée à quelques-uns, Etienne la partage avec la Maga (c’est-à-dire la
Voyante) : «Ella llegaba y lo sentía. […] Miraba mi cuadro y lloraba»2 (chap. 142,
p. 569-570). Cette capacité permet de percevoir l’absolu de la peinture («lo absoluto»,
chap. 9, p. 52), indépendamment du sujet, et l’absolu de l’artiste, transfiguré par son
«génie»3.
Pour Malraux, en effet, «le sujet doit disparaître parce qu’un nouveau sujet
paraît, qui va rejeter tous les autres : la présence du peintre lui-même»4, de sorte que
l’on assiste à «l’annexion du modèle par le peintre, du monde par la peinture»5. Finie
la perspective : «Le tableau, dont le fond avait été un trou, devient une surface» 6. Fini
le fini en peinture : «Monet conservera ses derniers Nymphéas, beaucoup plus
audacieux que ceux de l’Orangerie, pour l’admiration des tachistes de 1950» 7. Et si
on sait qu’Etienne, «el amigo francés», «era manchista» (chap. 154, p. 586), on se
rappelle moins que Breton «en 1954, […] regarde avec faveur la campagne
d’Estienne 8 en faveur du tachisme –abstraction libre qui intègre à la peinture
l’automatisme surréaliste […]. Chez Breton, l’idée de tachisme fait surgir aussitôt la
scène exemplaire, souvent rappelée par lui, de Léonard conviant ses élèves à
s’inspirer des souillures d’un mur»9.
L’artiste moderne sait donc voir le merveilleux dans le trivial, ainsi que le
voulait Léonard de Vinci, qui inventa le non finito. Pour les modernes, néanmoins, à
la différence de Léonard, la peinture n’est pas cosa mentale mais activité physique –
charnelle, même. «Pinto, ergo soy. […] Yo pinto con todo el cuerpo», affirme Etienne
(chap. 9, p. 50-51). Et pourtant : cette pratique jouissive, cette prolongation indéfinie
et sublimée du plaisir sexuel («pajas cromáticas», selon Oliveira, chap. 155, p. 596),
est bien ce qui fait du créateur un aventurier spirituel, un Mage, un «Médium», un
Voyant, au sens rimbaldien du terme : «Lo que llamamos realidad, la verdadera
realidad que también llamamos Yonder […] Yo la siento mientras estoy pintando»
(chap. 99, p. 474). L’activité quasi démiurgique du peintre fait de lui un être sacré,

                                                                                                               
1
«L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible», disait Paul Klee.
2
Etienne ajoute un peu plus loin, dans le même chapitre, à propos d’un tableau d’Andrea del Sarto :
«y en una de esas lo vi. No me pidas que explique nada. Lo vi» (p. 570).
3
Voir André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 38 et 46.
4
Ibid., p. 46.
5
Ibid., p. 74.
6
Ibid., p. 57.
7
Ibid., p. 71.
8
Charles Estienne, critique d’art. Nous soulignons.
9
Jean-Yves TADIÉ, «Introduction», in André MALRAUX, Écrits sur l’art I, op. cit., p. XVII.

  8  
voire monstrueux («“—Sí, es el rey de los pigmentos, es Etienne, es la gran bestia
apocalíptica”», chap. 28, p. 173) et justifie d’avance toutes ses dérives, transgressions,
régressions, vues comme autant de happenings. Oliveira le sait bien, qui le met en
pratique dans l’épisode du «tablón» (chap. 41), dans celui des «piolines et rulemanes»
(chap. 56), ou encore face au miroir et le temps d’une parenthèse, lorsque lui aussi
s’improvise peintre1 : «(delante del espejo, con el tubo de dentífrico en el puño
cerrándose […] torciéndose de risa hasta que Gekrepten entraba desolada con una
esponja, etcétera)» (chap. 75, p. 414). Si l’art est partout, et même à l’état pur chez les
enfants et chez les fous2, alors Oliveira peut prétendre au titre d’artiste.
Mais si Oliveira se révèle, «del lado de acá», être un performeur remarquable,
c’est qu’il est devenu, «del lado de allá», un connaisseur passionné, quelqu’un qui
tend à tout voir à travers le prisme de la peinture. C’est en ce sens, principalement,
que se révèle le musée imaginaire de Rayuela.

III. Le musée imaginaire


Malraux eut l’idée de son «musée imaginaire» à partir des illustrations des
livres d’art : «La vie particulière qu’apporte à l’œuvre son agrandissement prend toute
sa force dans le dialogue que permet, qu’appelle, le rapprochement des
photographies»3. On pense, bien sûr, aux cartes postales collectionnées par Oliveira et
la Maga, mais aussi par Pola : «conocíamos nuestros domicilios […] cada tarjeta
postal abriendo una ventanita Braque o Ghirlandaio o Max Ernst contra las molduras
baratas y los papeles chillones» (chap. 1, p. 18) ; «La historia del arte contemporáneo
se inscribía módicamente en tarjetas postales: un Klee, un Poliakoff, un Picasso (ya
con cierta condescendencia bondadosa), un Manessier y un Fautrier […] En pequeña
escala ni el David de la Signoria molesta» (chap. 92, p. 451). Si les personnages de
Rayuela ne hantent guère les musées, c’est qu’ils ont incorporé le musée à leur
domicile, comme tout étudiant attardé qui se respecte, ou comme leur modèle,
Morelli.
L’appartement de Morelli, en effet, habité par «un aire dorado» et où le Club
parle «en voz baja» (chap. 96, p. 462), fait figure de chapelle ou de musée miniature,
précieux par son intimité. Les œuvres d’arts originales y voisinent avec des
                                                                                                               
1
Anch’io sono pittore aurait dit le Corrège face à un tableau de Raphaël.
2
Voir André BRETON, «L’art des fous, la clé des champs» (1948), in Écrits sur l’art et autres textes,
op. cit., p. 727 sq.
3
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 115.

  9  
reproductions : «la reproducción de la tableta de Ur, la leyenda de la profanación de la
hostia (Paolo Uccello pinxit), la foto de Pound y de Musil, el cuadrito de De Stäel
[…]» (idem). Le lieu est emblématique de l’appartement d’écrivain à Paris et rappelle,
notamment, celui d’André Breton, rue Fontaine. Si Breton n’avait certainement pas
chez lui la photo d’Ezra Pound –poète américain gagné par le fascisme–, ni
probablement celle d’un romancier comme Robert Musil, on sait en revanche que
Paolo Ucello fut «le premier peintre par ordre chronologique» qu’il ait cité dans Le
Surréalisme et la peinture «comme précurseur du surréalisme» 1 ; on sait qu’il
admirait lui aussi La Profanation de l’hostie 2, et que «la dernière œuvre qu’il ait
projeté d’écrire était une sorte de Voyage autour de ma chambre testamentaire, qui
aurait passé en revue quelques tableaux, objets, livres qui composaient le décor
magique de l’atelier du 42, rue Fontaine»3.
Du microcosme muséal que constitue l’appartement de Morelli, on passe, dans
les morellianas, au musée imaginaire, musée épars mais explicite dans la «lista de
acknowledgments» que Morelli «nunca llegó a incorporar a su obra publicada […]:
[…] Kurt Schwitters, Vieira da Silva, […] Michaux, […] Max Ernst, […] Piero di
Cosimo, […] Picasso» (chap. 60, p. 384). Le processus même de la liste, de
l’énumération, rappelle et Breton4 et Malraux5. Et ce processus s’amplifie quand c’est
la perception, non plus du rigoureux Horacio mais de la rêveuse Maga qui vient
imprégner le récit et ajouter aux phrases de Gregorovius un contrepoint de
réminiscences picturales, mêlant aux grands noms de la peinture contemporaine du
Paris des années 1950 le nom d’un peintre de fiction, Etienne : «Por momentos alguna
frase de Gregorovius se dibujaba en la sombra, verde o blanca, a veces era un Atlan,
otras un Estève, después un sonido cualquiera giraba y se aglutinaba, crecía como un
Manessier, como un Wifredo Lam, como un Piaubert, como un Etienne, como un
Max Ernst […] un amarillo pálido, un hueco donde temblaban chispas blanquecinas»
(chap. 26, p. 150). Mais ce phénomène mental, en réalité, concerne la plupart des
membres du Club. Ainsi Ronald regardant la Maga : «Ronald […] se las tomó con la
                                                                                                               
1
André BRETON, L’Art magique, in Écrits sur l’art et autres textes, op. cit., p. 253.
2
«Les préoccupations “perspectivistes” du génial Ucello ne doivent donc pas nous le faire considérer
comme un précurseur du cubisme, tout comme l’anecdote de La Profanation de l’hostie transcende la
“Légende Dorée”, au profit tels détails inattendus […] aussi bien que de l’obsédant aller-retour vers
l’infini des carrelages.» Ibid., p. 254.
3
Étienne-Alain HUBERT, «Introduction», in André BRETON, Écrits sur l’art et autres textes, op. cit.,
p. XXIII.
4
Voir par exemple «125 œuvres de haut vol au Musée d’art moderne» (1952), ibid., p. 772 sq.
5
Voir Jean-Yves TADIÉ, «Introduction», in André MALRAUX, Écrits sur l’art I, op. cit., p. XXXIII.

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Maga que se dibujaba frente a él como un Henry Moore en la oscuridad, una giganta
vista desde el suelo» (chap. 28, p. 175). Oliveira regardant Pola : «Era casi de noche y
Pola parecía una figura de Bonnard, tendida en la cama que la última luz de la ventana
envolvía en un verde amarillento» (chap. 64, p. 393). Oliveira regardant Talita jouer à
la marelle : «Todo había sido un poco como en las pinturas de Leonora Carrington, la
noche con Talita y la rayuela, un entrecruzamiento de líneas ignorándose, un chorrito
de agua en una fuente» (chap. 54, p. 339).
La fiction romanesque rejoint ici la fable picturale, qui la transforme et en
modifie le sens. Par l’intercession de Leonora Carrington, peintre surréaliste qui fut
un temps la muse de Max Ernst, la magie est entrée en scène et, pour Horacio, la
Maga s’est substituée à Talita : «Cuando la figura de rosa salió de alguna parte y se
acercó lentamente a la rayuela, sin atreverse a pisarla, Oliveira comprendió que todo
volvía al orden […] y que la Maga, porque era la Maga, doblaría la pierna izquierda
[…]» (idem). La scène surréelle agit comme un enchantement qui dissout les
oppositions : Talita et la Maga, «el lado de acá» et «el lado de allá», les brumes
nocturnes de Carrington, Vieira da Silva ou Klee et «l’ordre» diurne de Mondrian –
lequel est peut-être le véritable héritier, au XXe siècle, de Paolo Ucello et de Piero de
la Francesca. Grâce à la silhouette féminine hésitante, gracile, en équilibre instable sur
un seul pied, la marelle et ses cases ont retrouvé leur juste perspective. Et il en va de
même à la fin du chapitre 56, avec Talita «parada sin darse cuenta en la casilla tres» et
Traveler «un pie metido en la seis» : «Era así, la armonía duraba increíblemente»
(p. 374).

Conclusion
Dans Écrire la peinture, Pascal Dethurens développe la thèse selon laquelle, à
la différence des historiens de l’art, les écrivains gagnent à s’éloigner du tableau
qu’ils évoquent, en le prenant comme pré-texte à leur propre création :
Amour du tableau et fidélité à l’œuvre n’excluent aucunement la créativité : mieux, à
en croire le poète, et tous les autres à sa suite, ils l’encouragent. Gageons donc que les
meilleures critiques d’art des écrivains ont moins coïncidé à un souci de transparence
(le poète se sentant dans la nécessité de s’effacer derrière l’œuvre au service de
laquelle il se place) qu’elles ont correspondu à un désir d’invention. Rompant au
besoin avec le tableau, ou le prenant pour ce qu’il lui apporte à lui au lieu de le
concevoir comme un objet d’étude, l’écrivain le réécrit1.

                                                                                                               
1
Pascal DETHURENS, éd., Écrire la peinture. De Diderot à Quignard, Paris, Citadelles & Mazenod,
2009, p. 20.

  11  
Cette réécriture du tableau correspond exactement à la démarche de Cortázar dans
Rayuela : mettre son imaginaire pictural, son musée intérieur, son «univers
privilégié»1, au service d’une vision de l’existence qui cherche à aller au-delà du réel
ou à trouver en lui, non pas «l’irréel» malrucien, mais un surréel inspiré par Breton et
désormais marqué d’un sceau très personnel –le «Yonder», le «kibbutz del deseo», cet
ineffable ailleurs que seules peuvent encore nous faire entrevoir (mis à part «el amor,
esa palabra», chap. 6, p. 46) une musique ou un tableau.
La fin elliptique du chapitre 56 ne nous permet pas, cependant, de vérifier la
vision de Malraux selon laquelle l’art serait, pour Oliveira comme pour nous, lecteurs,
«un anti-destin»2.

Bibliographie
BRETON André, Écrits sur l’art et autres textes (Œuvres complètes, IV), éd. crit.
Marguerite Bonnet et al., Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2008.
CORTÁZAR Julio, Cartas a los Jonquières, ed. Aurora Bernárdez y Carles Álvarez
Garriga, Madrid, Alfaguara, 2010.
-, Rayuela, 50 ed. conmemorativa, Madrid, Alfaguara, 2013.
DETHURENS Pascal, éd., Écrire la peinture. De Diderot à Quignard, Paris,
Citadelles & Mazenod, 2009.
GIRAUD Paul-Henri, «Peinture et écriture dans Rayuela», in Eduardo RAMOS-
IZQUIERDO et Erik LE GALL, éd., De Rayuela à Queremos tanto a Glenda, Paris,
Sorbonne Université, SAL Hors série 6, 2019, p. 49-58. En ligne.
HUBERT, Étienne-Alain, «Introduction», in André BRETON, Écrits sur l’art et
autres textes (Œuvres complètes, IV), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade»,
2008, p. IX-XXIII.
MALRAUX, André, Écrits sur l’art I (Œuvres complètes, IV), éd. crit. Jean-Yves
Tadié, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2004.
-, Écrits sur l’art II (Œuvres complètes, V), éd. crit. Henri Godard, Paris, Gallimard,
«Bibliothèque de la Pléiade», 2004.
-, Le Musée Imaginaire (1947), Paris, Gallimard, «Folio Essais», 1965.
Le Petit Robert des noms propres, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1999.

                                                                                                               
1
André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 118.
2
André MALRAUX, Les Voix du silence [1951]. IV. La Monnaie de l’absolu, in Écrits sur l’art II,
op. cit., p. 897.

  12  
TADIÉ, Jean-Yves, «Introduction», in André MALRAUX, Écrits sur l’art I, (Œuvres
complètes, IV), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2004, p. IX-LXXVII.
WALDEGARAY, Marta Inés, Julio Cortázar: rupturas y solidaridades. El programa
narrativo de Rayuela en perspectiva, Paris, Belin – CNED, «Major», 2018.

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