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Block by Block

Par Jill Gasparina

Abstraction
Architecture
En 1930, Theo van Doesburg déclara que « le néoplasticisme et le suprématisme

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étaient des produits de la grande ville et en général de la vie moderne ». Dans
le même ordre d’idées, Fernand Léger remarquait en 1923–1924, en exergue
de son texte « L’esthétique de la machine, l’objet fabriqué, l’artisan et l’artiste »,
que « l’homme moderne vit de plus en plus dans un ordre géométrique prépondé­
­­­­­­rant ». « Toute créature mécanique et industrielle humaine est dépendante des
volontés géométriques », ajoutait-il.
La relation entre l’art abstrait et l’architecture moderniste était particuliè­
rement forte au début du XXe siècle. Un nombre important de créateurs
étudièrent dans des écoles qui enseignaient l’intégration de l’art, de l’architecture
et du design. Le Bauhaus de Walter Gropius symbolise parfaitement cette idéo­
logie : on y célèbre les matériaux industriels et les constructions techniques
contre l’ornementation et l’artisanat.
En 1991, Peter Halley décrivait la ville de New York où il a grandi comme
une « immense structure quadrillée indifférenciée, aussi abstraite que gigantesque ».
Ce que l’abstraction soi-disant pure doit à l’architecture n’est plus à
démontrer. Il faudrait peut-être aujourd’hui renverser la question. L’abstraction
prend de nouvelles formes. Mais que peut-elle faire à l’architecture (à part
produire toujours plus d’immeubles de bureaux et de sièges sociaux) ?
Inner Sanctum
Qu’une installation emprunte à la forme d’un sanctuaire peut recouvrir

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des significations différentes.
Ne peut-on y lire le désir ardent que se trouve projetée sur les œuvres toute
la gloire et la solennité des tombeaux antiques ? L’espace, chargé de couleurs
et d’informations, et dans lequel on pénètre par un long couloir, évoquera
les sépultures des pharaons, dissimulées au cœur des pyramides, ces monumen­
­taux empilements de cubes. La magnificence sacralisée de cet espace confiné
se chargera d’édifier les regardeurs, en les transportant dans un espace-temps
lointain et exotique.
Dans un registre plus prosaïque (et plus en accord avec l’histoire de la moder­
­nité artistique, cet empilement d’une autre nature de gestes tantôt critiques,
tantôt fascinés), l’inner sanctum sera l’ancien bureau de la galerie, révélé ici pour
ce qu’il est : le cœur du business de l’art.

High and low


architecture
Dans « Frank Stella and the simulacrum », Peter Halley écrivait en 1986 que

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la transition des Black paintings aux Aluminium paintings chez Stella symbolise
le passage d’une ère moderniste et industrielle à un modèle postmoderniste,
« dominé par des idées d’hyperréel, de simulation, de clôture et de fascination ».
La géométrie dure des architectures modernistes cède alors sa place à « la géo­­
métrie soft des réseaux autoroutiers, des ordinateurs et des jeux électroniques »,
écrit-il encore, un peu plus tôt, dans « La crise de la géométrie ». Et comme
il n’y a pas que les architectes qui apprennent de Las Vegas, ce sont les architec­
tures populaires, vernaculaires, et les murs et les façades en crépi des pavillons
de la classe moyenne qui inspirent dès lors les artistes américains.

Underground chambers
Si l’on prend à la lettre la remarque de Peter Halley — « j’ai toujours considéré que

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mes œuvres sont des images de quelque chose » —, on remarque que, dès le début
des années 1980, certaines de ses peintures représentent dans leur partie
inférieure des chambres souterraines.
L’expression désigne des espaces clos et souterrains, tels des grottes, des caves,
ou des abris. De la cave painting à l’ère post-atomique.
Bien entendu, l’idée d’un espace underground nous renvoie aussi directement à
son histoire personnelle, notamment son implication active dans la scène culturelle
de l’East Village (avant qu’elle ne disparaisse des radars en 1986). Et là enco­re,
il est question d’espaces souterrains : clubs, artist-run spaces, et salles de répétition.
La caverne et la matrice
Le film Matrix (1999) contient plusieurs références aux théories de Baudrillard,

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dont une citation explicite de Simulacres et Simulation : « Bienvenue dans le désert
du réel ». Vingt ans après sa sortie, les fans continuent d’échanger activement
sur les forums pour déchiffrer les arcanes de la pensée du Français. Mais
le maître a été clair : parce que le film repose sur l’opposition de deux mondes
(le monde physique et une simulation informatique), la Matrice n’est pas une
simu­lation au sens où il l’entend. Elle est, au mieux, une version actualisée de
la caverne de Platon, dans laquelle la lumière verdâtre qui éclaire les parois provient
des LED de l’écran.

Les architectures
digitales
Pour Le Corbusier, il n’y a « architecture » que s’il y a formes géométriques.

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Vers une architecture, écrit en 1925, s’ouvre sur un rappel à destination des jeunes
architectes : « L’architecture égyptienne, grecque ou romaine est une architecture
de prismes, cubes et cylindres, trièdres ou sphères : les Pyramides, le Temple
de Louqsor, le Parthénon, le Colisée, la Villa Adriana ». L’architecture,
c’est donc le calcul mathématique mis en volume. Il semble que les concepteurs
d’AutoCAD l’aient entendu.

Le paragraphe comme
prison, le sonnet
comme tombeau
En 1876, Mallarmé compose « Le Tombeau d’Edgar Poe », dont Jacques Roubaud

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a remarqué qu’il s’agit du premier sonnet régulier écrit par le poète. À cette date,
il est un jeune symboliste et il n’a pas encore perpétré le coup d’état littéraire
que sera, en 1897, Un coup de dés. Mais s’exprime déjà dans ce Tombeau l’idéal
poétique d’un langage « plus pur », c’est-à-dire de l’abandon tant du sujet (l’auteur)
que de l’objet (le référent).
« Très tôt dans le siècle, écrit le poète Jean-Marie Gleize, la poésie s’est
inquiétée du livre. Hugo a voulu, dans ses recueils, faire des « livres » (structu­­­­­­­­­relle­
­ment justi­­fiés) ; mais au-delà il tendait à considérer l’ensemble architectural
de ses livres comme un livre, un seul ‘monument’». On peut ainsi comprendre
l’usage rigou­­reux de la tradition du sonnet auquel Mallarmé s’adonne dans
cet hommage à la figure de Poe, comme l’expression d’une double intuition,
à savoir que les formes fixes sont des tombeaux pour la poésie et qu’il faut
élaborer en littéra­­ture une recherche qui ferait primer la matérialité toute
architecturale du Livre sur le sens des mots. Avec Mallarmé, la question du livre
comme « objet d’échange », « objet d’usage » et comme « projet » s’impose,
remarque encore Jean-Marie Gleize. Le sonnet est une prison, une cellule
et un tombeau.

L’Aubette
À Strasbourg, sur la face nord de la Place Kléber se trouve aujourd’hui

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le centre commercial l’Aubette. Le bâtiment néoclassique est construit à la fin
du XVIIIe siècle, à des fins militaires. Il devient ensuite un centre de loisirs et
au XIXe siècle, il abrite notamment un bar et une salle de concert.
En 1926, on en confie le réaménagement à Theo van Doesburg. Il engage
une collaboration avec Sophie Taeuber-Arp et Hans Arp. Le projet de l’Aubette
est une application des principes de De Stijl pour « l’architecture, l’aménagement
intérieur, le graphisme, la conception du mobilier, et des accessoires ».
Il concrétise l’évolution de van Doesburg vers l’élémentarisme.
Le complexe de loisirs ouvre en 1928. Van Doesburg réalise la Salle des fêtes,
le Ciné-dancing, le Café-restaurant, la brasserie, le mobilier et la signalétique.
Taeuber-Arp est en charge du décor du Foyer-bar, de l’Aubette-bar, du Salon
de thé-pâtisserie, de la salle de billard ainsi que du décor de l’escalier avec
Arp, qui réalise également le caveau-dancing. Un vitrail de trente carreaux de verre
pressé (gris, bleu, beige) éclaire l’escalier. La mise en couleur du bâtiment consti­
­­tue un manifeste du rôle de « la couleur dans l’espace et le temps », titre d’un
autre article de van Doesburg. La polychromie génère de l’espace, en tension avec
l’architecture. Tout est fait par ailleurs pour favoriser la circulation des visiteurs
entre les salles, et pour ouvrir le lieu vers l’extérieur.
Lorsque l’Aubette ouvre en 1928, elle ne parvient pas à gagner le cœur
des strasbourgeois. Le lieu ne reste d’ailleurs intact qu’une petite dizaine d’années.
Rapidement, on commence à rajouter toutes sortes de décorations sur les murs,
des guirlandes et autres affiches.
Dans les années 1980, un restaurant en self-service occupe le rez-de-chaussée
et le sous-sol. Ce qui reste encore du travail de van Doesburg, Taeuber-Arp
et Arp est détruit pendant les travaux des deux niveaux inférieurs. La charte
graphique de Flunch remplace les couleurs néoplasticistes.

108
Le 108 rue Vieille-du-Temple est coincé entre deux hôtels particuliers, tous
deux construits par Jean Thiriot au XVIIe siècle. Il se situe d’ailleurs sur l’ancien

9 emplacement de l’Hôtel d’Épernon, également construit par Thiriot, puis démoli


à la fin du XIXe siècle, et dont la Société des Amis des Monuments parisiens
appelait encore, en 1891, à la sauvegarde par la Ville de Paris, au nom des
« concep­­­tions géniales des âges créateurs ». Sunt lacrymae rerum. Les choses
ont des larmes. La façade d’inspiration haussmannienne remplaça le portail
néoclassique, et fit entrer de force l’ancien hôtel particulier dans l’âge de la plani­­­
fication urbaine, du métro et de la Tour Eiffel.

Block by block
Minecraft est le jeu vidéo le plus vendu de toute l’histoire. Son principe est

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simplis­­­­sime : il s’agit d’un jeu de construction, que le joueur réalise à partir
de voxels, des pixels en 3D (accessoirement, il s’agit aussi d’un jeu de survie).
Le monde de Mine­­craft est entièrement géométrique : il est constitué de cubes
d’un mètre de côté.
On trouve de nombreuses compilations en ligne qui recensent les constructions
les plus folles qui ont vu le jour dans le jeu : des architectures appropriées directe­
­ment des mondes fictionnels chéris par les joueurs (Le Seigneur des Anneaux,
Game of Thrones...), des reprises des merveilles antiques qu’on croirait inspirées
des propos de Le Corbusier sur la grandeur géométrique de l’architecture,
ou encore des traductions en volume de l’imagerie du web.
Mais Minecraft est aussi devenu un outil de design urbain. UN-Habitat,
l’agence des Nations Unies pour le développement urbain durable a développé
depuis 2012 un programme intitulé Block by Block qui utilise le jeu comme
un outil participatif, pour permettre à des communautés dans le monde entier
de s’impli­­­quer dans le design de leurs espaces publics. Block by Block organise des
ateliers dans lesquels les participants recréent et améliorent leurs espaces publics,
afin de pouvoir proposer ces nouveaux designs aux autorités compétentes.
Les espaces sont ensuite réalisés grâce à des fonds réunis par les Nations Unies.

Pudding overdose
II n’existe aucune étude historique précise qui évalue l’évolution de la quantité

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moyenne d’information absorbée quotidiennement par l’humanité. Mais on
se doute qu’elle a explosé au cours du dernier siècle. Baudelaire évoquait déjà
la violence moderne sous cet angle. Depuis la publication des Fleurs du Mal,
les témoigna­ges se sont multipliés. L’expérience de la modernité, explique Jonathan
Crary, se définit d’abord par notre capacité à fixer notre attention sur un objet
plutôt qu’un autre.
Les sentiments de solitude, d’isolement paradoxalement générés par la con­ne­
­xion accrue sont bien connus. Mais qu’en est-il de la saturation, de l’épuisement
mental et physique engendrés par le bombardement continu de nos corps
et de nos esprits par des messages ? Nous contemplons, envoûtés, d’infinis
fils de discussion et des boîtes de réception pleines à craquer de mails non lus,
pendant que nos téléphones sonnent et vibrent. Des fenêtres s’ouvrent encore
et encore. Et la lumière bleue des écrans nous empêche de trouver le repos. Nous
sommes tous au bord de l’overdose de pudding ( John M Armleder). Mais renver­
­sons le problème : comment une œuvre d’art peut-elle s’assurer de générer
une dose d’attention suffisante ? Comment gagner cette course à l’armement ?
Le fluo est-il suffisant ?
La dérive
Par un curieux hasard lexical, le terme « dérive » est de ceux qui charrient

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avec eux des univers aux connotations radicalement opposées. Il nous renvoie
d’un côté à la fameuse technique situationniste de la dérive, théorisée par
Guy Debord dès 1956. La dérive est une pratique de l’errance urbaine, basée sur
l’acceptation du hasard, de la rencontre et de la trouvaille, une réponse individuelle,
en somme, à la planification des villes. « Une ou plusieurs personnes se livrant
à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se
déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux
et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations
du terrain et des rencontres qui y correspondent » écrit Debord, qui renoue par là
avec une tradition historique. Les errances de « L’homme des foules » de Poe
dans le Londres des années 1830, les « Tableaux parisiens » de Baudelaire,
le flâneur de Walter Benjamin, les promenades de Breton, d’Aragon ou du groupe
surréaliste sont les jalons d’une histoire élargie des interactions aléatoires et poé­­
tiques des hommes avec la modernité urbaine, histoire qui a nourri les situa­
tionnistes à leur corps défendant. Mais en même temps qu’il sert de sésame pour
le royaume magique et aventureux d’une poésie de l’errance, le terme de « dérive »
s’est vu associé à un champ qui n’a franchement rien d’onirique, celui de
la finance globalisée. Nous avons ainsi pris l’habitude d’entendre parler des
produits dérivés, ces instruments financiers dont la valeur dérive de celle d’un actif
dit sous-jacent (il peut s’agir d’une action, d’un taux de change, d’une matière
première, d’une obligation...). Il convient surtout de souligner leur fonction : ils
ont été créés en vue d’opérer une réduction des risques financiers. Ils sont donc
les ultimes trouvailles techniques dans l’histoire déjà longue du processus de
« domestication du hasard », décrite par Ian Hacking, philosophe des sciences,
dans The Taming of Chance, publié en 1990. De l’opposition de ces deux politiques
du hasard, on retiendra une chose : la dialectique qui oppose dérive et contrôle,
hasard et rationalisation, est au cœur des logiques artistiques contemporaines.

Une histoire
de l’espace-temps
L’ubiquité est une propriété partagée par les divinités dans de nombreux

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monothéismes (les questionnements autour de la nature de la présence divine
culminent au moment de la Réforme). Mais la modernité voit l’usage de ce terme
se séculariser. L’ubiquité n’est soudainement plus la seule propriété de Dieu,
mais celles de diverses choses du monde, du texte, de l’image, et bientôt,
des choses et des corps. La vitesse, qui est la première approximation de l’ubiquité,
cède progressivement la place à l’omniprésence à mesure que l’on domestique
l’énergie électrique.
Dans un texte célèbre intitulé « La conquête de l’ubiquité » (1928), Paul Valéry
reprend ce terme chéri des avant-gardes du début de siècle, d’Apollinaire
à Marinetti, et il évoque au futur simple la possibilité d’une ubiquité des
œuvres. Il identifie par ailleurs cette caractéristique à un « mode moderne »
en la mettant en relation avec les inventions technologiques modernes,
permettant d’enregis­trer, et de transmettre à distance, les sons et les images :
« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient
depuis toujours ». Avec l’électronique, le bouleversement de l’espace-temps se para­
chève. Et en atten­­dant les corps, ce sont désormais les objets qui peuvent être
envoyés, sous forme de fichiers 3D, d’un bout à l’autre du globe et être présents
partout simultanément.

Les bulles de filtre


En 2011, Eli Pariser, un activiste américain œuvrant notamment pour la survie

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d’un internet libre, invente le concept de « bulle de filtre ». Dans son best-seller
The Filter Bubble, il décrit la personnalisation croissante des fils d’information
et des résultats de recherche, et s’inquiète des dangers qu’elle représente pour
le fonctionnement démocratique, qui doit se nourrir de la confrontation
d’opinions contradictoires.
Que ces bulles soient parfaitement étanches n’est pas totalement avéré.
Mais Pariser a réalisé une opération symbolique dont il faut remarquer
l’ampleur : à l’imaginaire aventurier qui a longtemps nourri les métaphores
du web, un ima­­ginaire de pionnier, calqué sur la conquête de l’Ouest (le sentiment
océanique du surf, les fonds d’écran étoilés au futurisme triomphant des pages
personnelles du web 1.0, la dérive infinie d’un hyperlien à un autre, permettant
de repousser sans cesse les limites de la curiosité), il a substitué celui de la clôture.
La bulle, avec sa forme aussi transparente que fermée, est certainement
la métaphore la plus appropriée pour notre époque : une cellule éclatante.

Le transport et
la communication
L’invention synchrone du principe du télégraphe électrique par Morse aux

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États-Unis et Cooke et Wheatstone en Angleterre dans les années 1830 a été
un moment déterminant dans l’histoire de la communication. Comme l’écrivait
le théoricien de la communication James Carey en 1989 dans Communication
as Culture, « le fait le plus important à propos du télégraphe est à la fois le plus
évident et le plus innocent : il permit pour la première fois une séparation
effective de la communication et du transport ». On peut envisager ce moment
comme la métaphore de toutes les transformations à venir. Non seulement
les symboles purent se déplacer plus vite que les choses, amenant à une dissociation
du corps et de la pensée, mais « il permit aussi à la communication de contrôler
les phénomènes physiques de manière active ». Séparés du mouvement physique
des objets, les messages devinrent des choses immatérielles. On assista à
la naissance d’un imaginaire immatériel tantôt euphorique, tantôt pessimiste,
qui perdure jusqu’à nos jours dans les discours portant sur l’internet et sur
les technologies informatiques.
Accessoirement, c’est aussi à ce moment que le traitement du signal
devient le problème majeur de l’ingénierie moderne, et qu’apparaît une véritable
économie de l’information. Western Union, le premier empire de communication,
est le prototype de tous ceux qui suivirent. « Le télégraphe, écrivit encore Carey,
en conjonction avec le chemin de fer, fournit le cadre dans lequel des tech­
niques modernes de management d’entreprises complexes a été mis au point
en premier. »
Les peintures de Monet, de Seurat, ou de certains membres de l’Hudson
River School comme Thomas Cole ou George Inness, qui représentent conjointe­
­ment des lignes télégraphiques et ferroviaires, sont les premières traces artistiques
de ces changements technologiques. Elles questionnent les liens de la matière
et de l’information, à travers une « rhétorique du sublime technologique »
(Leo Marx, The Machine in the Garden, 1964).

Tactilisme
« La distinction des cinq sens est arbitraire et l’on pourra un jour découvrir

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et cataloguer de nombreux autres sens », écrivait Marinetti dans son manifeste
de 1921 intitulé « Le Tactilisme ». Il y revient sur l’invention, l’année précédente,
de cette nouvelle discipline artistique résolument non visuelle, le tactilisme.
Remarquant la pauvreté du sens du toucher, en comparaison de la vue ou de l’ouïe,
Marinetti souhaite développer les « transmissions continues de la pensée »
par le contact. En un mot, il veut éduquer le toucher. Il développe pour cela
une échelle des valeurs tactiles et met au point des objets à fonction éducative
qu’il appelle des tables tactiles.
La similarité d’échelle de ces tables avec les tablettes d’aujourd’hui est
troublante. Après la recherche du plus petit dénominateur commun des images,
qui s’est résolue dans l’invention du pixel, et du codage numérique et binaire
des images, les arts visuels pourraient se tourner vers le codage des sens
et la condensation d’informations tactiles portables. « Ma théorie, explique
Peter Halley, est que la peinture est un médium unique parce qu’elle stimule
le cerveau à la fois en tant qu’image et expérience tactile. Une bonne peinture
a une texture attirante, comme chez van Gogh ou de Kooning. Même
si vous ne la touchez pas, elle fait appel à cette partie tactile du cerveau. »

Instagram
Le compte Instagram de Peter Halley, ouvert en 2014, ne donne à voir

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aucune image de ses peintures ou de ses expositions (pour cela, il faudra suivre
@peterhalleystudio). Il s’agit, pour l’heure, d’une collection de quelques deux-cents
images, qui sont pour la plupart des captures de Google Earth et plus rarement
de Google Maps. L’ironie de l’opération (nourrir la base de données d’Instagram,
racheté en 2012 par Facebook, avec des images de Google) n’échappe bien entendu
pas à l’artiste : le Léviathan technologique se mord ici la queue. Mais ce compte
a d’autres mérites que de court-circuiter l’économie des GAFAM : faire entrer
d’autres formes dans le vocabulaire de l’artiste (les rivières, les collines, les découpes
des côtes n’ont rien de géométrique), et nous donner à lire l’ensemble de ses
productions picturales comme des vues aériennes, dans la plus pure tradition
de l’aeropittura futuriste. À l’heure où l’expérience des œuvres d’art passe
d’abord par la contemplation d’un écran d’ordinateur ou de smartphone, et où
les carrières artistiques se construisent comme des guerres de communica­­tion,
cette opération rappelle aussi la dimension physique, voire tactile, de la réception
des œuvres d’art.

Texte publié à l’occasion de l’exposition


Au-dessous /Au-dessus de Peter Halley
9 juin – 28 juillet 2018
Galerie Xippas Paris
108 rue Vieille du Temple 75003 Paris
www.xippas.com
info@xippas.com
+ 33 1 40 27 05 55
Mardi – Vendredi : 10 – 13 h et 14 – 19 h
Samedi : 10 – 19 h

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