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JODI PICOULT

Le Livre 
des deux chemins
roman traduit de l’anglais (États-Unis) 
par Marie Chabin
 
 
 
 
 
 
 
 

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À Frankie Ramos,
bienvenue dans la famille 
(et dans mes innombrables questions sur la médecine) !
 
 
Et à Kyle Ferreira van Leer,
qui, en mentionnant le premier le Livre des deux chemins, 
m’a donné matière à réfléchir.

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La mort va être une aventure grandiose.
 
James Matthew Barrie*

* Peter Pan, James Matthew Barrie, L’École des loisirs, 2013, traduction de
Stéphane Labbe.

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PROLOGUE
 
 
Mon agenda grouille de personnes mortes.
En entendant une sonnerie de téléphone, je plonge la main
dans la poche de mon pantalon cargo et récupère rapidement
l’appareil. J’ai oublié d’éteindre l’alarme avec le décalage horaire.
Encore à moitié endormie, je vérifie la date et lis les noms qui
s’affichent : Iris Vale. Eun Ae Kim. Alan Rosenfeldt. Marlon Jensen.
Je ferme les yeux pour faire ce que je fais tous les jours à la
même heure : me souvenir d’eux.
Ratatinée et frêle comme un oiseau au moment de mou-
rir, Iris avait aidé l’homme qu’elle aimait à prendre la fuite au
volant d’une voiture alors qu’il venait de braquer une banque.
Médecin en Corée, Eun Ae n’avait jamais obtenu l’autorisation
d’exercer son activité sur le sol américain. Alan m’avait montré
fièrement l’urne qu’il avait achetée pour ses futures cendres en
lançant d’un ton goguenard : Je ne l’ai pas encore essayée. Quant
à Marlon, il avait changé tous les WC de sa maison, refait les
sols et curé les gouttières ; il avait également acheté et caché
des cadeaux pour ses deux enfants, en prévision de la remise de
diplôme à la fin du lycée. Puis il avait emmené sa fille de douze
ans dans la salle de réception d’un bel hôtel et avait dansé la
valse avec elle pendant que je filmais la scène avec mon télé-
phone. Le jour où elle se marierait, il y aurait cette vidéo d’elle
dansant avec son père.
Tous ont été mes clients. Ils sont désormais des histoires que
je garde à l’esprit.
Les passagers de ma rangée sont tous endormis. Après avoir
rempoché mon téléphone, j’enjambe délicatement la femme

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assise à ma droite en veillant à ne pas la déranger – exercice de
yoga du passager aérien – puis me dirige vers les toilettes situées
à l’arrière de l’appareil. Là, je me mouche et contemple mon
reflet dans le miroir. Je suis à l’âge où cet acte me surprend tou-
jours, parce que je crois chaque fois découvrir une femme plus
jeune que celle qui me regarde en cillant. Des rides creusent de
petits éventails autour de mes yeux, semblables aux sillons d’une
carte familière. Si je détachais la tresse posée sur mon épaule gau-
che, la lumière impitoyable des néons capterait les premiers fils
d’argent glissés dans mes cheveux. Je porte un pantalon ample
à ceinture élastiquée, comme à peu près toutes les femmes sen-
sées frôlant la quarantaine, embarquées sur un vol long-courrier.
J’attrape une poignée de mouchoirs en papier et déverrouille
la porte pour regagner mon siège mais une grappe d’hôtesses
et de stewards rassemblés autour de l’office exigu me bloque le
passage. Alignés les uns contre les autres comme un froncement
de sourcils, ils se taisent en me voyant.
— Madame, s’il vous plaît, regagnez votre siège, m’ordonne
l’un d’eux.
Je réalise soudain que leur métier n’est pas très différent du
mien. Quand on voyage en avion, on est coincé entre deux
endroits : le point de départ et le point d’arrivée. Le person-
nel navigant est là pour aider les passagers à négocier en dou-
ceur cette transition. En tant qu’accompagnatrice de fin de vie,
c’est ce que je fais aussi, sauf que le voyage conduit de la vie à
la mort et qu’à l’arrivée, on ne débarque pas au milieu de deux
cents autres voyageurs. On s’en va seul.
J’enjambe de nouveau la passagère endormie côté couloir et
boucle ma ceinture au moment où les lumières s’allument au-
dessus de nos têtes, éclairant la cabine qui s’anime aussitôt.
— Mesdames et messieurs, annonce une voix, le comman-
dant de bord vient de nous informer que nous devons prévoir
un atterrissage d’urgence. Nous vous prions d’écouter attentive-
ment les consignes communiquées par le personnel de cabine.
Je suis pétrifiée. Prévoir un atterrissage d’urgence. L’oxymore
virevolte dans ma tête.
Une clameur parcourt les fauteuils mais on n’entend aucun
hurlement, aucun éclat de voix. Même le bébé derrière moi qui

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n’a pas arrêté de brailler pendant les deux premières heures de
vol ne bronche pas.
— On va s’écraser, murmure ma voisine. Oh mon Dieu, on
va s’écraser.
Elle divague, c’est sûr. Il n’y a même pas eu de turbulences. Tout
s’est passé sans encombre. Au même moment, les hôtesses et les
stewards se déploient dans les allées pour entamer une étrange
chorégraphie composée de gestes robotiques tandis que les haut-
parleurs diffusent les consignes de sécurité correspondantes.
Attachez vos ceintures. Quand vous entendrez “position de sécurité”,
penchez-vous en avant et adoptez la position de sécurité. À l’arrêt com-
plet de l’appareil, nous vous demanderons de détacher vos ceintures.
Vous vous dirigerez alors vers les sorties en laissant vos affaires à bord.
Partir en laissant tout derrière soi.
Pour quelqu’un qui gagne sa croûte sur le dos de la mort, je
me rends compte que j’ai très peu songé à ma propre fin.
Lorsqu’on est sur le point de mourir, il paraît qu’on voit sa vie
défiler devant ses yeux.
Mais moi, je ne vois pas Brian, mon mari, dans son pull
constamment zébré de poudre de craie tombée des vieux tableaux
noirs de son laboratoire de sciences physiques. Je ne vois pas
non plus Meret qui, petite, me demandait de vérifier qu’il n’y
avait pas de monstres cachés sous son lit. Et je ne vois pas ma
mère – telle qu’elle était à la fin de sa vie ou bien avant, quand
Kieran et moi étions gamins.
À leur place, c’est lui que je vois.
Aussi distinctement que si c’était hier, j’imagine Wyatt en
plein désert égyptien, le soleil embrasant son chapeau, le cou
strié de poussière dans le vent soufflant sans relâche, les dents
étincelantes comme un éclair de lumière. Un homme qui ne
fait plus partie de ma vie depuis quinze ans. Un endroit que
j’ai laissé derrière moi.
Une thèse que je n’ai jamais terminée.
Pour pouvoir accéder à la vie après la mort, les habitants de
l’Égypte ancienne croyaient qu’il leur faudrait d’abord prouver
leur innocence lors du jugement de l’âme. Leur cœur était déposé
sur le plateau d’une balance tandis que la plume de Maât, sym-
bole de la vérité, se trouvait sur le plateau d’en face.

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Je ne suis pas certaine que mon cœur sortira vainqueur de cette
épreuve.
La femme assise à ma droite récite à mi-voix des prières en espa-
gnol. Je cherche fébrilement mon téléphone, songeant un instant
à l’allumer pour envoyer un message. Je sais pourtant que je ne cap-
terai aucun signal. De toute façon, je n’arrive pas à déboutonner la
poche de mon pantalon. Une main attrape la mienne, l’agrippe.
Je baisse les yeux sur nos poings, serrés si fort qu’aucun secret
ne pourrait s’échapper de nos paumes.
Position de sécurité ! hurlent en chœur les hôtesses et les stewards.
Position de sécurité !
Qui se souviendra de moi ? Voilà la question qui me traverse
tandis que nous tombons à pic.
 
 
J’apprendrai beaucoup plus tard que lorsqu’un avion s’écrase,
le personnel navigant communique aux équipes de secours le nom­
bre d’âmes présentes à bord. D’âmes, pas de personnes. Comme
s’ils savaient que nos corps étaient seulement de passage sur terre.
J’apprendrai également que l’un des filtres à kérosène s’était
bouché en plein vol. Que le voyant indiquant le même problème
sur le deuxième filtre s’était allumé quarante-cinq minutes plus
tard et que malgré tous leurs efforts, les pilotes n’avaient pas réussi
à réparer la panne, raison pour laquelle ils avaient été obligés
de procéder à un atterrissage d’urgence. J’apprendrai que l’avion
s’était posé près de Raleigh-Durham, sur le terrain de football
d’une école privée. Une aile avait heurté les gradins, l’appareil
avait basculé et roulé sur le côté avant de se disloquer.
J’apprendrai beaucoup plus tard ce qu’il était advenu du bébé
et de sa famille, installés derrière moi. Arrachée de ses glissières,
la rangée de trois sièges avait été projetée hors de l’appareil et
ils étaient morts sur le coup. J’apprendrai que six autres passa-
gers avaient péri, broyés entre les plis de la carlingue, et qu’une
hôtesse n’était jamais sortie du coma. Je lirai les noms des passa-
gers des dix dernières rangées qui n’avaient pas réussi à s’extraire
du fuselage disloqué avant que les flammes ne l’engloutissent.
J’apprendrai que je fais partie des trente-six rescapés de l’acci­
dent.

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Je sors complètement abasourdie de la salle d’examen où l’on
nous a conduits après nous avoir transportés à l’hôpital. Une
femme en uniforme se tient dans le hall, en pleine discussion
avec un homme au bras maintenu en écharpe. La compagnie
aérienne a dépêché une équipe d’assistance pour superviser les
examens médicaux, distribuer victuailles et vêtements de rechange
et assurer l’accueil des familles rongées par l’inquiétude.
— Madame Edelstein ?
Je cligne des yeux avant de me rendre compte que c’est à moi
qu’elle s’adresse.
Un million d’années plus tôt, j’étais Dawn McDowell. J’avais
publié sous ce patronyme. Mais Edelstein est le nom qui figure sur
mon passeport et mon permis de conduire. C’est le nom de Brian.
Elle tient dans sa main la liste des rescapés et trace un trait à
côté de mon nom.
— Avez-vous été examinée par un médecin ?
— Pas encore, je réponds en jetant un coup d’œil par-des-
sus mon épaule, en direction de la salle que je viens de quitter.
— OK. Vous avez sûrement des questions… ?
Des questions ? C’est un euphémisme.
Pourquoi suis-je vivante alors que d’autres sont morts ?
Pourquoi ai-je réservé une place sur ce vol ?
Et si je m’étais présentée trop tard à l’embarquement, si j’avais loupé
l’avion ?
Si j’avais fait un seul des mille autres choix qui auraient pu
m’éviter cet accident ?
Cette dernière interrogation me fait penser à Brian et à sa théo-
rie du multivers. Quelque part, dans un espace-temps parallèle,
un autre moi assiste à ses funérailles.
Au même instant, je pense – encore, toujours – à Wyatt.
Il faut que je parte.
Je m’aperçois que j’ai parlé à voix haute lorsque la représen-
tante de la compagnie aérienne m’adresse la parole :
— Dès que nous aurons reçu le rapport du médecin, vous
serez libre de partir. Quelqu’un va venir vous chercher ou avez-
vous besoin de réserver un billet d’avion ?
Parce que nous avons une chance inouïe, nous, les rescapés :
la compagnie nous offre un billet pour la destination de notre

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choix – la ville où nous comptions nous rendre, celle où nous
avons embarqué ou une autre, si ça nous chante. J’ai déjà appelé
mon mari. Brian a proposé de venir me chercher mais j’ai refusé.
Sans lui dire pourquoi.
Je m’éclaircis la gorge.
— J’aimerais réserver un billet d’avion.
— Très bien, fait la femme en hochant la tête. Où devez-vous
aller ?
Je pense : Boston. Chez moi. Mais quelque chose me trouble
dans sa formulation : elle ne m’a pas demandé où je voulais aller
mais où je devais aller et une autre destination jaillit dans mon
esprit comme un diable de sa boîte.
J’ouvre la bouche. Et je réponds.

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TERRE/ÉGYPTE
 
 
J’ai entendu ces chants qui sont dans les tombes anciennes,
Ce qu’ils disent pour magnifier la vie sur terre,
Et dénigrer la nécropole.
Mais pourquoi s’attaquer ainsi à la terre d’éternité,
Un endroit bon et juste, sans peur,
Qui hait l’idée même du chaos ?
Ici, personne ne craint son prochain.
Cette terre, sans aucun opposant,
Est la terre où reposent toutes nos familles
Depuis la nuit des temps.
Ceux qui naîtront après des millions et des millions
Tous y viendront, sans exception !
 
Tombe de Neferhotep, 
d’après une traduction anglaise 
des professeurs Colleen et John Darnell.
 
Ma mère, qui a vécu et s’est éteinte avec des superstitions plein
la tête, nous obligeait à prononcer cette phrase quand on par-
tait en voyage : Nous n’allons nulle part. C’était censé repousser
le diable. Je ne peux pas dire que je crois en ce genre de fadaises
mais d’un autre côté, je n’ai pas prononcé la formule avant de
quitter la maison et voilà où ça m’a menée.
Quand on émerge de l’aéroport du Caire en plein mois
d’août, on a l’impression de marcher sur la surface du soleil.
Même tard le soir, la chaleur glisse sur la peau en vagues insis-
tantes, pareille à la lame d’un couteau. Je sens déjà une rigole

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de sueur couler le long de ma colonne vertébrale. Je débarque
comme ça, sans avoir préparé mon voyage, et me retrouve au
milieu d’autres humains en mouvement : un groupe de touristes
hébétés et chiffonnés qui s’entassent dans une fourgonnette ; un
adolescent occupé à décharger des bagages fermés par du ruban
adhésif, empilés dans une remorque stationnée le long du trot-
toir ; une femme en train de replacer sur ses cheveux le foulard
chahuté par la brise.
Me voilà soudain entourée d’hommes braillards. “Taxi ? Vous
voulez un taxi ?”
Impossible de cacher mes origines occidentales : elles sont
visibles depuis la pointe de mes cheveux roux jusqu’au bout
de mes baskets, en passant par mon pantalon cargo. Je hoche
la tête et croise le regard de l’un d’entre eux, un chauffeur à
l’épaisse moustache, vêtu d’une chemise rayée à manches lon-
gues. Les autres se dispersent, semblables à des mouettes lan-
cées à la recherche d’une nouvelle miette de pain.
— Vous avez une valise ?
Je secoue la tête. Tout ce que je possède se trouve dans le petit
sac que je porte en bandoulière.
— Américaine ? demande-t‑il encore.
J’acquiesce et un large sourire fend son visage, dévoilant une
rangée de dents blanches.
— Bienvenue en Alaska !
Étonnant que, quinze ans plus tard, la même blague nulle
circule toujours à l’adresse des touristes. Je me glisse sur la ban-
quette arrière de son véhicule.
— Je veux aller à la gare Ramsès. Combien de temps ?
— Quinze minutes, inch’Allah.
— Shokran.
Merci. Je suis surprise de voir à quelle vitesse l’arabe revient
sur mes lèvres. Il doit y avoir un endroit à l’intérieur du cerveau
où sont stockées toutes les informations dont on pensait ne plus
jamais avoir besoin, comme les paroles de MacArthur Park ou
les formules pour multiplier les matrices ou, dans mon cas, tout
ce qui concerne l’Égypte. Quand Meret était petite, elle disait la
dernière fois pour parler d’un événement survenu cinq minutes
ou cinq ans plus tôt – et c’est exactement ce que je ressens en ce

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moment. Comme si j’étais retournée sur mes pas pour ramas-
ser le morceau de vie que j’ai abandonné en quittant ce pays.
Comme s’il avait attendu mon retour pendant tout ce temps.
La vitre est baissée et je sens déjà la poussière m’envelopper.
En Égypte, le sable recouvre tout : les chaussures, la peau, l’air
qu’on respire. On en trouve même dans la nourriture. Il gri-
gnote aussi les dents des momies.
Bien qu’il fasse nuit, Le Caire vibre de toutes ses contradic-
tions. Les voitures se partagent l’autoroute avec les charrettes
tirées par des ânes.
Les étals de bouchers décorés de pièces de viande suspendues
à des crochets métalliques côtoient les échoppes de souvenirs.
Une espèce de bolide customisé nous double comme une flèche,
semant dans son sillage les rythmes saccadés d’un morceau de
rap qui s’entremêlent avec la voix du muezzin amplifiée par les
haut-parleurs. C’est l’appel à la prière de la nuit, la salat isha.
Nous longeons le Nil, ses rives jonchées de détritus. La gare
Ramsès apparaît enfin. “Cinquante livres”, annonce le chauffeur.
Les taxis égyptiens n’appliquent pas de tarifs fixes : c’est au
chauffeur d’apprécier lui-même le montant de sa course. Je lui
tends quarante livres en ouvrant la portière. Il sort à son tour,
m’interpelle en arabe avec véhémence. “Shokran, dis-je, shokran.”
Bien qu’ici, ce genre de scène soit monnaie courante et que per-
sonne n’y prête attention, je sens mon pouls s’accélérer tandis
que je me dirige vers la gare.
Il n’est pas facile pour un Occidental de se rendre en Moyenne-
Égypte. Comme les touristes ne sont pas censés emprunter les
trains, je monte à bord sans billet et j’attends le passage du
contrôleur pour faire celle qui ne savait pas. Le tortillard s’est
déjà mis en branle, il est trop tard pour m’obliger à descendre et
l’employé me réclame le prix du trajet en haussant les épaules.
Lorsque je descends à Minya quelques heures plus tard, je suis
la seule Blanche dans la gare. Presque la seule personne, en fait.
J’étais censée arriver à 2 h 45 du matin mais le train a eu du
retard et il est 4 heures passées. J’ai l’impression d’avoir voyagé
vingt-quatre heures d’affilée. Il n’y a qu’un seul chauffeur de
taxi à la gare de Minya et il est en train de jouer sur son télé-
phone quand je frappe à la vitre. Il me jette un coup d’œil. J’ai

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les cheveux en bataille, je suis épuisée. “Sabah el-khier”, lui dis-je.
Bonjour.
“Sabah el-noor”, répond-il.
Je lui indique ma destination, à un peu plus d’une heure d’ici
en voiture. Il prend la route du désert en direction de l’est. Tour-
née vers la vitre, je compte les djebels et les wadis – les collines
et les vallées – qui ondulent dans l’obscurité, à fleur d’horizon.
Lorsque nous nous arrêtons aux postes de contrôle tenus par
des gamins encore imberbes et armés de vieilles mitraillettes des
années 1960, j’enroule mon écharpe autour de ma tête et fais
semblant de dormir.
Le chauffeur m’observe en douce dans le rétroviseur intérieur.
Il se demande sûrement ce que fabrique une Américaine dans
un taxi en plein cœur de l’Égypte, la seule région qu’aucun cir-
cuit touristique ne sillonne. J’imagine ce que je lui dirais si je
trouvais le courage ou les mots pour lui parler.
Qu’avez-vous l’impression de ne pas avoir terminé ? C’est l’une
des questions que je pose à mes clients. Et aussi : y a-t‑il quelque
chose que vous n’avez jamais fait et que vous voudriez faire avant
de quitter cette vie ? Je crois bien avoir tout entendu : réparer la
porte d’entrée qui frotte, prendre un bain dans la mer Rouge,
publier ses Mémoires ou jouer une partie de poker avec un ami
qu’on n’a pas vu depuis des lustres. Pour moi, c’est ça. Cette
poussière, ce voyage éreintant, ce paysage semblable à un large
ruban décoloré.
Dans une vie antérieure, je voulais être égyptologue. C’est
d’abord la culture qui m’a fascinée. J’étais en CM1 et on étu-
diait l’Égypte ancienne. Je me souviens, je grimpais tout en haut
de la cage à écureuil et, le visage offert au vent, je m’imaginais
à bord d’une felouque en train de traverser le Nil. Mon bien le
plus précieux était alors un livret du Musée égyptien du Caire :
le catalogue de l’exposition Trésors du Pharaon doré que ma mère
avait déniché dans une librairie d’occasion. Au lycée, j’ai appris
le français et l’allemand car je savais que j’aurais besoin de ces
deux langues pour traduire les travaux de recherche. Par la suite,
j’ai choisi des universités proposant des cursus en égyptologie
et fait mes études grâce à une bourse intégrale allouée par l’uni-
versité de Chicago.

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Tout ce que j’ai appris ou presque sur l’Égypte ancienne
tourne autour de deux thèmes fondamentaux. Le premier est
historique : l’Égypte fut gouvernée par trente-deux dynasties
de pharaons qui ont régné pendant trois grandes périodes :
l’Ancien Empire, le Moyen Empire et le Nouvel Empire. La
Ire dynastie commence avec le roi Narmer, à l’origine de l’uni-
fication de la Haute et de la Basse-Égypte autour de 3150 av.
J.-C. L’Ancien Empire est bien connu car c’est la période des
pyramides, construites pour abriter les tombes des rois. Autour
de 2150 avant notre ère, une guerre civile éclate en Égypte. Le
pays est alors fractionné en quarante-deux provinces autonomes,
les nomes, dirigée chacune par un nomarque. Pendant cette
période, chaque nomarque protège son propre nome. Quelques
alliances furent formées mais le pharaon installé dans le Nord
ne règne pas sur un pays unifié ; en réalité, c’est un peu comme
un Game of Thrones à la sauce égyptienne. Le Moyen Empire
voit le jour lorsque le roi Mentouhotep II réunifie la Haute et
la Basse-Égypte autour de 2010 avant notre ère. Cette époque
prend fin avec l’invasion des Hyksos venus du nord. S’ensuit
alors une période durant laquelle l’Égypte reste sous le joug de
souverains étrangers. Lorsque Amôsis parvient enfin à vaincre
les Hyksos, le pays est réunifié et le Nouvel Empire fondé en
1150 av. J.-C.
Le deuxième concerne les pratiques religieuses de l’Égypte
ancienne. La plupart de ces pratiques sont directement liées
à Rê, le dieu du Soleil qui, comme l’astre, traverse le ciel cha-
que jour à bord d’une longue embarcation baptisée la barque
solaire, et à Osiris, le dieu du monde souterrain. Osiris est éga-
lement l’enveloppe corporelle du dieu du Soleil ; les deux divi-
nités sont alors comme les deux faces d’une même pièce. Cela
n’avait rien d’étonnant pour les anciens Égyptiens : Osiris et Rê
constituent simplement les deux facettes d’une même entité,
à l’image de la Trinité chrétienne composée du Père, du Fils et
du Saint-Esprit. Chaque nuit, Rê rend visite à Osiris et se glisse
dans son corps pour y puiser la force de hisser le soleil le lende-
main matin. Le modèle égyptien de la vie après la mort imitait
d’ailleurs ce cycle : comme Rê, l’âme du défunt renaissait cha-
que jour et regagnait son corps à la nuit tombée.

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La majeure partie de nos connaissances sur l’Égypte ancienne
provient des tombes. Les Égyptiens de l’époque préparaient la
mort et ce qu’il advenait après avec un soin infini. Même les
personnes qui ne savent pas grand-chose sur l’égyptologie ont
entendu parler du Livre des morts ou, comme l’appelaient les
anciens Égyptiens, le Livre pour sortir au jour. Datant du Nou-
vel Empire, ce recueil de formules doit aider le ou la défunte
à voyager jusque dans l’au-delà. Il s’inspire de textes funéraires
plus anciens mais moins célèbres tels que les Textes des pyra-
mides de l’Ancien Empire, premier corpus du genre. Ces der-
niers compilaient des formules servant à repousser les créatures
maléfiques, des incantations que le fils du roi mort devait pro-
noncer lors des cérémonies funéraires et des consignes à l’in-
tention du défunt pour l’aider à atteindre le monde d’après.
Sous le Moyen Empire, les textes funéraires étaient peints sur
les cercueils des nobles et des autres citoyens et comprenaient
plusieurs sortes de formules. Il y avait celles destinées à répa-
rer les liens familiaux parce que la mort peut nous séparer des
personnes qu’on aime ; celles censées protéger le défunt tout au
long de son voyage avec Rê sur la barque solaire et les aider à
vaincre Apep, le serpent du chaos qui tentait de stopper l’em-
barcation en avalant l’eau sur laquelle elle naviguait et, enfin,
des formules pour aider le défunt à ne faire plus qu’un avec Osi-
ris, nuit après nuit.
Les Textes des sarcophages contenaient également le Livre des
deux chemins, première carte de l’au-delà jamais découverte.
Ce texte n’était inscrit que dans certains cercueils du Moyen
Empire, généralement peint au fond de la cuve. Sur cette carte,
deux voies serpentent à travers le royaume des morts d’Osiris :
la voie terrestre, noire, et la voie fluviale, bleue. Un lac de feu
sépare les deux chemins. Quand on regarde la carte, on a l’im-
pression de devoir choisir entre le ferry et la voiture : les deux iti-
néraires conduisent au même endroit, c’est-à-dire au champ des
Offrandes où le défunt peut festoyer avec Osiris pour l’éternité.
Sauf qu’il y a un piège : certains chemins ne mènent nulle part.
D’autres précipitent les voyageurs vers des démons ou des cercles
de feu. Le texte est parsemé de formules magiques qu’il faut
prononcer pour franchir les portes surveillées par des gardiens.

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