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Les premières hypothèses à ce sujet sont apparues assez rapidement et mettaient d'abord en
évidence un remake de la "tempête du désert" de 1991. Mais en l'état actuel du déploiement
des forces US dans le Golfe, nous pouvons poser plusieurs hypothèses quant aux moyens que
les Etats-Unis pourraient utiliser pour parvenir sur le terrain à leur objectifs.
Stratégiquement, il subsiste encore des doutes et les débats sont très vifs sur la grand strategy
que Washington entend mettre en œuvre, voyant d'ailleurs d'anciens faucons des
administrations Bush et Reagan s'opposer à la stratégie de G. W. Bush. Nous n'interviendrons
pas ici sur le faisceau des raisons – parfois contradictoires – de l'opération qui se dessine,
mais nous nous concentrerons plutôt sur les objectifs de Washington dans le théâtre
d'opérations moyen-oriental et ses modes d'action.
Et en l'occurrence, des lignes de continuités finalement assez stables dans le temps sont assez
rapidement apparues dans le plan des Américains. En particulier, la volonté de renverser
Saddam Hussein et de le remplacer par un régime démocratique renvoie directement à ce
messianisme si particulier aux Etats-Unis. Au-delà, ils devront parvenir à réaliser un exploit
géopolitique. Alors que des zones d'exclusion aériennes ont été établies dès 1991 dans les
régions kurdes et chiites du pays, participant de la sorte à la constitution de proto-Etats,
Washington devra réussir à conserver un Etat unitaire, sans doute en l'amendant dans un sens
fédéral.
Au-delà des analyses mettant en évidence l'importance que revêt pour les Etats-Unis le fait de
disposer d'une base autre dans le Moyen-Orient qu'une Arabie Saoudite qui s'est distanciée,
les objectifs américains apparaissent donc comme fondés. Mais y parvenir exigera pour les
forces américaines de combattre sur la ligne ténue séparant conflit sous contrôle et chaos
restant à maîtriser.
Aussi, si les premières analyses envisageant un combat de type classique faisant s'affronter
dans le désert les forces blindées irakiennes et américaines semblent avoir été délaissées au
profit d'hypothèses selon lesquelles les Irakiens attendraient les Américains dans les villes, la
réalité pourrait bien être plus complexe.
Certes, des phases de combat dures et classiques pourraient bien se dérouler. Mais les Etats-
Unis pourraient bien tirer directement parti de ce qui a fait la force du régime de Saddam
Hussein : sa rigidité et son architecture institutionnelle pyramidale. Comme la plupart des
Etats autoritaires, la structure institutionnelle de l'Irak est articulée sur sa présidence, le parti
majoritaire, en l'occurrence le parti Baas, et des institutions militaires et para-militaires,
comme les services de renseignement. L'organisation de ces Etats est entièrement soumise à
un chef dont la réputation de brutalité n'est plus à établir. Ayant à plusieurs reprises effectué
des purges dans ses propres rangs, y compris dans les cercles les plus proches du pouvoir,
Saddam Hussein est plus craint que respecté.
Toujours est-il que la stratégie de sujétion des populations et de ses administrations a jusqu'ici
produit les effets désirés. Mais c'est aussi une faiblesse sur laquelle les Américains pourraient
bien s'appuyer dans le cadre de leur offensive. Toute la structure de l'Irak repose ainsi sur un
chef omniprésent et quasi-omnipotent, de telle sorte que son élimination ciblée provoquerait
un phénomène de décapitation. Mais cette décapitation n'est pas conceptuellement orpheline.
La cohérence de la conduite des Etats-Unis sur le terrain avec leur objectif de démocratisation
fait en effet émerger ce qui évoluait précédemment à un stade supérieur de la théorie des
relations internationales, mais qui pourrait bien en soi devenir un principe de la guerre : la
légitimité. Et si plusieurs officiers US faisaient remarquer qu'il était sans doute plus utile
d'avoir un juriste avec soi dans un combat urbain qu'une forte puissance de feu, des catégories
particulières de forces spéciales émergent actuellement. En l'occurrence, les forces nommées
" Civil Affairs ", généralement composées de réservistes, et qui sont chargées de remettre les
infrastructures en état.
Dans leur travail, ces forces bénéficient du soutien des forces " Psyops ", c'est-à-dire
d'opérations psychologiques. Relayant les messages politiques, ces forces ont une capacité
d'action non négligeable et un matériel performant, notamment en matière de retransmission
d'émissions radio et TV (avions EC-130E Commando Solo). Dans le cas de ces derniers, les
équipements embarqués permettent aussi de brouiller les retransmissions de l'adversaire dans
le contexte d'une guerre qui n'est plus seulement psychologique. Elle devient aussi "néo-
corticale" selon les termes du colonel Szafranski, dans une optique où le moral des forces
amies devient un multiplicateur de force, y compris lorsque l'amplitude de violence utilisée
diminue et que la légitimité des opérations n'est pas complète.
Pratiquement, la combinaison de l'installation de nouveaux dirigeants soutenus par l'expertise
technique des Affaires civiles américaine – et de sociétés privées – combinée aux opérations
psychologiques oriente les actions US vers un véritable combat sociétal, où la sujétion
autoritaire est remplacée par l'adhésion démocratique, ou proto-démocratique.
Des différents engagements que les Etats-Unis ont connus ces dernières années, plusieurs
leçons ont été tirées. Et en l'occurrence, le principe de sûreté, qui vise la protection des forces
amies, est d'autant plus facilement mis en évidence que l'opinion publique américaine pourrait
rapidement revoir son jugement à propos d'une intervention en Irak. Dans ce contexte, le
C3D2 (Cover, Camouflage, Concealment, Denial and Deception) apparaît plus comme un
impératif que comme un principe. C'est tout aussi vrai dans la protection des préparatifs de
l'attaque que dans les opérations en tant que telles.
Mener une attaque surprise et préventive sur le territoire d'un Etat adverse dont la population
ne vous soutiendra pas forcément nécessite toutefois un plan et des concepts bien affinés, et
ce à tous les niveaux. En l'occurrence, plusieurs schémas et théories sont applicables à notre
hypothèse.
Sur un plan conceptuel, les thèses du colonel Warden sur la paralysie stratégique restent
pertinentes. Conçue dans le giron de l'US Air Force, cette théorie constitue l'application
pratique des visions à la fois psychocognitives et plus systémiques que l'on pouvait retrouver
chez John Boyd, mais elle a un objectif identique : interdire à l'adversaire toute capacité
d'action. Pour atteindre cet objectif, Warden découpe conceptuellement les Etats en plusieurs
cercles concentriques représentant de l'extérieur vers l'intérieur et dans l'ordre : les forces
adverses sur le terrain ; la population ; les infrastructures ; les organismes essentiels (centres
de commandement et de communication – C3) et enfin le leadership adverse.
Or, l'organisation irakienne étant ce qu'elle est, le ciblage requiert un travail de renseignement
comparativement moins important que celui qu'il a fallu mener dans le cas de la Yougoslavie.
C'est d'autant plus vrai que si le nombre de caches possibles est important, peu de pays ont été
aussi surveillés que ne l'a été l'Irak ces 12 dernières années. Si les opérations qui vont s'y
dérouler ont valeur de test pour des systèmes de renseignement que tous les auteurs attachés à
la RAM considèrent comme essentiels ou centraux, il faut également constater que le
déploiement de la puissance de feu pourrait être découplé.
L'attaque à distance de sécurité, apparue dans les années quatre-vingt, est devenue depuis lors
un classique des opérations américaines. Mais là où l'emploi de missiles de croisière et de
bombardements au moyen d'armes guidées de précision pourrait être de nature à éliminer un
certain nombre des points centraux du leadership irakien, tout en dévoilant un volume de feu
assez important, d'autres options sont envisageables en complément.
Or, le swarming cherche un contrôle localisé, le temps de l'intervention, plutôt qu'une maîtrise
systématique des terrains par les troupes, soit une vision radicalement différente de celle qui
présidait habituellement au combat au sein de l'OTAN, par exemple. Au surplus, l'utilisation
d'une modalité telle que le swarming couplée à des tactiques où les attaquants sont plus
dispersés qu'habituellement permettrait de réduire les pertes de 38 à 12%. A ce stade, les
forces actuellement massées dans le Golfe apparaissent comme des réservoirs dans lesquels
les planificateurs peuvent puiser, mais aussi et surtout comme des forces d'occupation, leur
terrain ayant été dégagé par les forces spéciales.
Mais au-delà, les effets de la surprise créent aussi une pression diplomatique inclinant
Saddam Hussein à chercher l'exil. Sans doute d'un point de vue stratégique, si l'adversaire en a
connaissance, cela l'incite-t-il à hâter ses préparatifs de défense et ainsi, à les faire connaître à
l'attaquant. Au-delà et de toute évidence, la conduite des conflits à l'heure actuelle ne peut
valablement pas se départir de la stratégie. Quelque puissent êtres les évolutions de cette
dernière, elles montrent le renouvellement des visages des principes de la guerre. Mais la
militarisation de la diplomatie américaine ne doit pas cacher non plus que d'autres défis
attendent les praticiens des relations internationales, aussi bien que les militaires d'ailleurs.
Car les problèmes potentiels ne sont pas uniquement de nature tactique : ils seront avant tout
culturels. Sans entrer dans la logique parfois dangereuse d'Huntington, une occupation
militaire de l'Irak ne manquera pas de créer un choc culturel en plein milieu du Moyen-Orient,
au moins du point de vue intégriste. Quel en sera l'impact sur des Etats qui, pour certains,
glissent lentement vers une radicalisation de la charge religieuse de leur pouvoir ?
Sans même aller jusque là, déployés au contact de la population irakienne, les soldats
américains seront-ils accueillis aussi bien qu'ils ne l'ont été par les Japonais ? Au-delà, des
convulsions politiques risquent de se produire dans ce qui aura été l'ancienne opposition
irakienne. Expérience à l'appui, les guerres ne semblent plus se gagner – si tant est que le
concept de victoire ait encore une signification réelle – lors de l'engagement des forces, mais
bien dans ce que François Géré pouvait appeler "la sortie de crise" et plus en aval, dans la
transition démocratique effective de l'Irak.
Joseph Henrotin