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Dans l’intimité
de son univers
Clara + Entretiens
exclusifs
Luciani avec Catherine
Deneuve
Rédactrice et Françoise
en chef Hardy
№
15
D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 0 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 0 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a
L 13183 - 15 - F: 12,90€ - R D
ÉDITO
Toutes les femmes de ma vie R
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→
“Mon chapeau et moi
au cabanon de mes
grands-parents à Trets.
J’adorais passer du
temps là-bas avec eux,
cueillir du thym avec
mon pépé Jeannot,
regarder Columbo avec
ma mémé Josiane.
La belle vie.” – Clara
Luciani, ici vers 5 ans
6
“
T
outes les femmes de ta vie…”
chantaient les L5, fraîchement
propulsées en “Popstars”
sur le poste CD bleu que j’avais reçu
à Noël et dont je poussais le volume Murat, ma professeure de français, qui
au maximum afin de livrer à mes m’encourageait à écrire et à rêver,
peluches un spectacle de danse de c’est Agathe qui organise mes concerts
qualité. J’avais 9 ans et je rêvais dans des salles toujours plus grandes
d’intégrer un girls band. Vingt et un an Sans elles, je trouverais bien compliqué et avec la même excitation que moi
plus tard, je chante en solo mais je vis de survivre aux tourments de la à chaque nouvelle tournée. Les femmes
en girls band. Je me suis construite médiatisation que je connais depuis de ma vie sont partout dans mes
et découverte autour de femmes qui sont quelques années. Je sais qu’elles chansons et dans ma vie, tantôt bonnes
devenues une famille parallèle, m’aimaient avant et qu’elles m’aimeront fées, tantôt puissantes sorcières, mais
une communauté. On se ressemble sans après, pour les bonnes raisons. jamais de simples “muses”, elles vivent
se ressembler, quelque chose dans les Les femmes de ma vie, ce ne sont pas ardemment, et c’est un privilège
gestes parfois. Toutes différentes, toutes uniquement ces sœurs rêvées mais immense de pouvoir vous les présenter
motivées par les mêmes idéaux, les aussi celles que j’ai aimées de loin, aujourd’hui dans ce numéro spécial
mêmes combats, la même envie aussi passionnément, fanatiquement, et autour des Inrocks que je leur dédie.
de se soutenir et de s’accompagner dans desquelles j’ai brodé tout un monde.
nos métiers créatifs où on sait notre Françoise Hardy, Catherine Deneuve,
sexe rare et parfois menacé. On se PJ Harvey, Annie Ernaux, Nancy
nourrit les unes des autres, on s’écoute, Huston… Des mots, des voix, des
Les Inrockuptibles №15
Les critiques
“La parade, c’était
10
10
p.106
p.122
Musiques
Cinémas
d’être plus forte,
p.131
p.134
CD №15
Séries
d’aller en lionne
p.138
p.140
Jeux vidéo
Podcasts sur le terrain .” → p.74
p.142 Scènes
p.146 Arts
p.149 Photo books
p.150 Livres
p.159 BD
p.160 Agenda
p.162 Les playlists
↓ La couverture
Clara Luciani Photo Fiona Torre
pour Les Inrockuptibles
sein du groupe Rosemont, Patrick Sourd, Sylvie Tanette, Patrick Thévenin, Fiona Torre
Catastrophe, LESINROCKS.COM Cheffe d’édition Elsa Pereira Éditrice Clémentine Gallot
danseuse, Stagiaire Valentin Boero
Blandine Rinkel DÉVELOPPEMENT Responsable marketing/abonnements Lucille Langaud
s’est intéressée au sauvage. Elle a lu Chef de projet marketing Hippolyte Caston, tél. 01 56 82 12 06 Stagiaire Malo Janin
Nastassja Martin pendant l’écriture Social Media Vincent Le Beux Directeur technique Christophe Vantyghem Contact
de son dernier (et troisième) roman Vers Agence Destination Média Didier Devillers, Cédric Vernier, tél. 01 56 82 12 06,
la violence (Fayard), très remarqué lors reseau@destinationmedia.fr
de la rentrée. Pour nous, elle a rencontré PARTENARIAT ET PUBLICITÉ Directrice déléguée Laurence Delaval Directrice culture
l’anthropologue à l’occasion de la sortie
Cécile Revenu, tél. 01 42 44 15 32, Matthieu de Jerphanion (musiques), tél. 01 53 33 33 52,
de son essai À l’est des rêves.
Alice Seninck (arts, scènes), tél. 01 42 44 18 12, Benjamin Choukroun (cinéma, vidéo,
médias, édition), tél. 01 42 44 16 17, assisté·es de Quentin Maset Publicité commerciale
MEDIAOBS Sandrine Kirchthaler, tél. 01 44 88 89 22 Opérations spéciales Harith Shahad
Chef·fes de projet Samy-Alexandre Selmi, Nisrine Jouglet Traffic manager Stéphane Battu,
Jean-François
Robert
tél. 01 42 44 00 13 Chargée de planning publicitaire Axelle Cohen, tél. 01 42 44 16 62
Photographe ADMINISTRATION ET FINANCE Directeur financier Olivier Jouannic Contrôleur de
→ p. 62 gestion Adrien Lemoine Responsable paie et relations sociales Agnès Baverey
Comptables Cathy Cavalli et Caroline Vergiat FABRICATION Prépresse Armstrong
C’est après des Impression, gravure Imaye Graphic Imaye Graphic est impliqué dans la préservation
études d’histoire de l’environnement par ses certifications ISO14001, FSC, PEFC et Imprim’Vert. Origine
que Jean-Francois papier : Allemagne, taux de fibres recyclées : 100 %, eutrophisation Ptot : 0.008kg/t,
Robert décide certification : PEFC 100 % Fabrication Créatoprint - Isabelle Dubuc, Carine Lavault,
Francesca Mantovani/Gallimard · Richard Dumas/Fayard
PAPIER + DIGITAL
Nowhere
30th Anniversary Tour *
Festival
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Ça finit mal.
Oui, mais ça me va, c’est intense.
Comment mourras-tu ?
Le coup du bretzel avec lequel
on s’étouffe.
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Dernier SMS reçu ? Que Clara est encore plus cool dans
Ma sœur justement ! Elle s’inquiétait La chanson que tu as le plus la vraie vie qu’à la TV !
car je n’avais pas répondu à mon père fredonnée ?
depuis cinq heures. Quelle famille ! Ready or Not des Fugees. Lire aussi p.17.
triste ?
Voir le temps qui passe sur mes proches.
concert:
09 mai 2022
accor arena - paris
nouvel album disponible
LA BANDE
OUVERTURE
À CLARA A
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Théodora, Edie, Léa et les autres… Clara Luciani a sa
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↓ Léa Luciani
“On est comme des jumelles”, déclare Léa, parution de son EP Pas d’ici, en 2020.
l’aînée, à propos de sa cadette, Clara. Citant parmi ses inspirations aussi bien
L’une est châtain clair, l’autre est brune, le photographe Tom Wood que la peintre
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et les affections musicales diffèrent : Alice Neel ou Thelma et Louise, elle reste
“Elle, c’est Biolay et Les Demoiselles de toutefois relativement discrète sur ces
Rochefort. Moi, c’est Aaliyah et Stevie chansons à venir. Et revient rapidement ↗ Alysson Paradis
Wonder.” Mais, entre elles, un “amour sur sa sœur. Sans une once de rivalité,
réciproque persiste et grandit dans elle admire sa force de caractère. “Clara, c’est un peu comme une petite
le temps”. Les sœurs Luciani ont grandi La Grenade de 2018 n’a pas été si facile sœur”, nous murmure Alysson Paradis
près de Martigues, dans les Bouches- à dégoupiller, mais Clara est de nature à l’autre bout du fil. Il paraît même
du-Rhône, avec un père musicien, qui optimiste et “garde les pieds sur terre” face qu’elle vient souvent manger des crêpes
les guide entre les disques, et une mère au succès, parfois étourdissant. “Je pense chez la comédienne et son compagnon,
fidèle à la chanson française. Comme que si elle pouvait faire de la musique sans l’acteur et réalisateur Guillaume Gouix,
elle est “moins timide”, Clara s’installe être vue, elle le ferait, lâche Léa. Je lui dont Clara Luciani est également très
la première dans la capitale et offre à sa répète sans cesse que je la trouve incroyable proche. L’amitié entre la chanteuse
grande sœur l’acuité de son regard sur parce qu’elle n’a pas changé. Les vidéos et la comédienne est née d’une relation
le milieu musical. Sous l’alias d’Ehla, Léa de nous petites ? C’est la même !” ♦ J. P. épistolaire moderne, sur Instagram :
se trouve d’ailleurs “plus pointilleuse” en “Elle n’avait pas encore sorti d’album,
ce qui concerne la sortie de son premier peut-être seulement un EP. Je l’avais taguée
album, prévue en 2023, que pour la sur une de ses chansons et on a commencé
à s’écrire. On était un peu timides quand
on a fini par se voir en vrai. C’était comme
rencontrer pour la première fois quelqu’un
de sa propre famille”, poursuit Alysson.
Comme d’autres avant elle, Alysson
nous dit de Clara qu’elle a une mentalité
de clan très ouvert, et qu’elle est capable
d’agréger autour d’elle des gens venus
de partout : “On a toujours le sentiment
Les Inrockuptibles №15
La Septième
D’après 7 de Tristan Garcia
Marie-Christine Soma
Bachelard Quartet
Jeanne Bleuse, Marguerite Bordat,
Noémi Boutin, Pierre Meunier
26 nov | 2 déc
© Jean-Pierre Estournet
Nostalgie 2175
Anja Hilling | Anne Monfort
7 | 15 déc
© Christophe Raynaud de Lage
→ Edie Blanchard
Au téléphone, d’une voix volubile
et généreuse, elle débite son parcours
d’autrice et de réalisatrice avide de
projets en tous genres. D’abord, des actrice. En revanche, depuis un an, elle
clips. Edie a pris les manettes d’une s’est remise à écrire et à chanter, car ça
poignée de vidéos pour Philippe la “titillait”. Entre-temps, elle a lancé
Katerine, son père, – illustrant Stone avec Ta meilleure vie, un podcast exclusif pour
toi, ou 88 % avec le rappeur Lomepal –, Deezer, dont le premier épisode convie
ou encore pour Alice et Moi et le Clara Luciani à parler de ruptures
collectif electro Bon Entendeur. Puis son amoureuses. “On s’est rencontrées à mon
appétit a décuplé. Pour la publicité anniversaire par le biais d’amis communs”,
et, surtout, pour la fiction. Début 2023, précise Edie avec un sourire dans
Edie sortira Jouir, un court métrage la voix. Depuis, l’amitié se nourrit
sur la sexualité des personnes âgées de parties de rigolade, de beaucoup
Les Inrockuptibles №15
UN FILM DE
LES FILMS DU BÉLIER ET MY NEW PICTURE PRÉSENTENT
LOUIS
GARREL
BERTRAND BONELLO
ANAÏS
DEMOUSTIER
LOUISE
LABEQUE
Crédits non contractuels • © 2022 - Les films du Bélier - My New picture - Remembers production • Visa d’exploitation n°155 637 - Dépôt légal 2022 • Design : Benjamin Seznec / TROÏKA
LIFESTYLE OÙ EST LE COOL ? LUC
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soeur.fr
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← Un compte
Instagram
@newjackparis. Je suis dingue
de ses looks et je pourrais
tout lui piquer. Il est
personal shopper, styliste,
chineur de vintage, et je rêve
de collaborer d’une façon
ou d’une autre avec lui
dans le futur car il a un goût
irréprochable et une allure
incroyable. Fan !
Instagram @newjackparis
Les Inrockuptibles №15
@newjackparis
Fanny de Chaillé
Mode/Food/Design…
Une autre histoire
du théâtre
chaillot
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théâtre national
de la danse
↓ Une adresse
La boutique vintage Blow Up, à Aix-en-Provence,
tenue par mon amie Émilie Crambes. J’y ai passé
des heures et chiné des dizaines et des dizaines
de pièces. Tout est sélectionné avec goût dans un
lieu qui a une énergie de factory warholienne
– Émilie y organise souvent des événements. J’y ai
fait un de mes premiers concerts en guitare-voix.
29 nov. → 3 déc.
theatre-chaillot.fr
LIFESTYLE
← Un objet
Un livre à emporter partout avec soi : Je serai le feu
de Diglee, à lire et relire dans tous les sens, pour
découvrir ou redécouvrir des poétesses célèbres
et celles que l’histoire a oubliées. Comme souvent,
hélas, l’histoire semble oublier les femmes.
Une anthologie illustrée et précieuse, à s’offrir
comme on s’offrirait des roses.
→ Un restaurant
Mes amis Élodie et Zach
viennent d’ouvrir le
Numéro 10 Pigalle, à Paris,
un endroit où il est à la
fois possible de se faire
tatouer et de manger
de succulents burgers
(le végétarien est à tomber).
Ils vont bientôt brasser
leur propre bière. Je ne suis
pas tatouée, mais si j’avais
envie de me faire un
“Les Inrocks” sur le cœur,
je le ferais là-bas.
Numéro 10 Pigalle,
10, rue Frochot,
Paris (IXe).
Les Inrockuptibles №15
la région DU FRAC
partenaire CENTRE-VAL DE LOIRE
ADIEU
LIFESTYLE LU CI A
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AU NOUVEAU
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À
la veille de la Fashion Week
parisienne, une large foule
s’amasse devant
La Caserne, incubateur
de la mode écologique
logé dans le Xe arrondissement de Paris.
Le temps d’un week-end, la pépinière
de la mode durable, lancée fin 2021,
s’associait à la plateforme française
Revibe et réunissait vingt-cinq marques
émergentes sur les thèmes de l’upcycling achetant mes vêtements dans les brocantes
Les Inrockuptibles №15
en pièces neuves. Au programme, atelier l’anthropologue militante Jane Goodall. et de pouvoir échanger librement autour
de tie and dye à base de chou rouge Dans le public, des jeunes hyperlooké·es, de ces thématiques qui deviennent de plus
et d’orange, rénovation de pantalons chaussé·es de baskets vegan Rombaut, en plus communes”, raconte Maxence,
se mêlent à des familles du quartier 34 ans, vêtu d’une large chemise
et curieux·euses en quête d’une mode à rayures bigarrées, fabriquée à partir
alternative et durable. “J’ai grandi en de stocks d’invendus.
↘
ÎLOT DE RÉSISTANCE
LIFESTYLE
Moules Fripes,
boutique vintage Dans le centre de Metz, Théodora Smal
à Metz. (lire p. 18) démontre que s’habiller
en friperie n’est plus une pratique
fantaisiste. “Pendant longtemps, la seconde
main subissait une forme de classisme.
Dans la capitale, les événements de Mais aujourd’hui, il ne s’agit plus
mode durable, “green” ou écoresponsables seulement d’une question d’argent ou
se multiplient depuis la sortie du de goût pour une esthétique rétro, mais
confinement, et prennent des visages d’engagement”, commente-t-elle.
multiples : immersion dans les En 2015, elle ouvrait la boutique vintage
années 2000 pour le Britney Market Si, historiquement, la critique Moules Fripes, proposant une sélection
(un rendez-vous nomade, de Marseille environnementale s’est construite hors de pièces fabriquées avant 1990, non
à Paris) ou nostalgie pour l’esthétique de l’industrie de la mode, elle existe griffées, rangées, réparées si besoin.
pop culture au Digger.club. Dans l’un désormais aussi en interne. On peut Loin d’être anti-mode, cette passionnée
comme dans l’autre, on retrouve des prendre l’exemple de Lidewij Edelkoort, d’histoire et de sociologie du vêtement
sélections vintage et stands de créations prévisionniste de tendances reconnue invite à déconstruire le marketing et
upcyclées, mais aussi des espaces de par le milieu qui lançait l’Anti-Fashion les lois des tendances : “La mode, ce n’est
rencontres où résonne de la musique Project en 2015. En réponse, on pas un diktat mais un reflet de la société.
rétro. “Il s’agit de créer des safe places observe des mutations dans l’industrie, Mais les tendances ont pris les devants
qui permettent d’essayer les vêtements à la fois au niveau organisationnel et oublient la morphologie des gens, leurs
et également d’échanger, de se renseigner mais surtout sur le plan des discours. goûts, le plaisir de se vêtir. J’ai de
sur l’upcycling et la seconde main”, Imaginer la mode d’après ou des nombreuses anecdotes de femmes qui sont
explique Chloé Roques, fondatrice du alternatives éthiques est devenu une entrées dans ma boutique ayant perdu
Digger.club, où se côtoient harnais SM véritable mode en soi. “Quitte à frôler toute confiance en elles, découragées par
en fibres recyclées et sacs composés le greenwashing”, comme le souligne un système mode dans lequel elles ne se
à partir de baskets Nike. D’après une Adrian Kammarti, chercheur en retrouvaient pas. Ici, on apprend à aimer la
étude de Thredup – plateforme “contre-mode” et professeur assistant mode à nouveau.” Aujourd’hui, le compte
américaine de revente –, les ventes à l’Institut français de la mode. Instagram @moulesfripes comptabilise
d’occasion augmentent depuis 2020 et plus de 16 000 abonné·es, démontrant
devraient dépasser celles des enseignes NOUVELLES VAGUES qu’il est possible de construire une mode
de la fast fashion d’ici 2027. En 2022, la marge est-elle au centre ? en marge des institutions dominantes :
La créatrice Marine Serre, leader de “Il n’y a rien de calculé dans tout cela.
L’INDUSTRIE DE LA MODE l’upcycling, remporte le prix de l’Andam, Ce qui m’intéresse, c’est tout simplement
ET SON AUTOCRITIQUE tandis que le showroom Sphère de de rendre les gens beaux. Je pense que c’est
27
Si faire du neuf avec du vieux n’a jamais la Fédération de la haute couture et de ça, la mode, à la base.” ♦
été aussi tendance, c’est également le la mode accueille Kevin Germanier,
nouveau mantra du luxe. Pour l’automne Benjamin Benmoyal, Alphonse
2021, Louis Vuitton proposait des Maitrepierre ou encore Jeanne Friot
silhouettes utilisant des tissus de seconde – autant de jeunes créateurs et créatrices
main, tandis que Gucci lançait “Off the pratiquant la revalorisation de matériaux.
Grid” – une ligne de vêtements unisexes “Tout est en fibres recyclées et la teinture
et d’accessoires sportifs, recyclés ou est végétale. Tout est produit en France.
fabriqués à partir de matériaux C’est onéreux, parfois difficile, mais
organiques. Plus récemment, Balenciaga essentiel”, explique Alphonse Maitrepierre,
présentait le programme Re-Sell en dont les créations articulent esthétique
partenariat avec la plateforme spécialisée couture et 3D.
Reflaunt, permettant aux client·es De son côté, la créatrice queer Jeanne
de déposer leurs anciens vêtements Friot présentait en juin dernier une
et accessoires dans une sélection collection “no gender” sur le thème de
de boutiques. “Une partie de la mission la fête et de la nuit, composée de pièces
de la maison est de devenir une entreprise 100 % upcyclées, réalisées à partir de
entièrement durable”, assure dead stocks (stocks dormants) ou de
le communiqué. Depuis plus d’une tissus écologiques. “J’ai presque des pièces
décennie, le luxe est challengé par les uniques, limitées – à la fin du rouleau de
nombreuses actions militantes – la tissu, c’est terminé –, et cela crée la rareté”,
campagne Défi Detox de Greenpeace explique-t-elle. “On peut noter
en 2011, ou plus récemment les actions un glissement : ces jeunes ne se qualifient
coup de poing d’Extinction Rebellion. pas uniquement comme écoresponsables
et mettent en avant d’autres revendications :
genre et sexe notamment. C’est une façon
de montrer que l’écoresponsabilité s’est
normalisée pour eux”, analyse Adrian
Kammarti. Si les choses changent, le défi
pour ces jeunes vagues est de trouver
des distributeurs avec lesquels travailler.
LIFESTYLE FASHION WEEK
chanel.com
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LIFESTYLE
↑ Balenciaga
debout dans la boue
Lorsque la neige fond, il ne reste que
de la gadoue : après le défilé de mars
mettant en scène une tempête de neige,
Demna figure les crises sociales
↑ Le récit intemporel de Rick Owens et environnementales à travers un
gigantesque champ de boue imaginé
C’est en plein air, dans la cour du Palais de Tokyo, que Rick par l’artiste Santiago Sierra.
29
Owens dévoilait une collection inspirée par l’Égypte. Tournant Hybridation mêlant vestiaire motard,
autour d’un gigantesque geyser phallique, les robes fluides, jogging et vêtement utilitaire,
entre écru et rose foncé, alternent avec les total looks noirs la collection laisse parfois place à de
en cuir agrémentés de lunettes. Entre futurisme et références longues robes à sequins traînant dans
antiquisantes, les silhouettes aux volumes théâtraux échappent la fange. Un miroir des fractures
à toute datation. ♦ contemporaines ? ♦
rickowens.eu balenciaga.com
ysl.com
“UNE VERSION DE
Ouverture
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SUMMER WINE,
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ette reprise de Summer Wine
n’est jamais sortie en
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mon salon, ici, dans cette maison d’où très près du micro. 7. La Question de Françoise Hardy
je parle, avec juste un micro. Puis, Je me souviens très bien de la première 8. Brand New Key de Melanie
j’ai tout assemblé. Clara l’a jouée pour fois qu’on a joué cette chanson 9. Precious de The Pretenders
son label et ils ont trouvé ça super. à l’Olympia, à Paris. L’Olympia est une 10. Bisou magique de Melody’s Echo
de mes salles préférées au monde, avec Chamber
La Cigale. Ce sont des espaces dans
lesquels tu as l’impression de pouvoir
Fiona Torre
Lastman
Votre héros est de retour
SAISON 2
LE 28 OCTOBRE SUR
OUVERTURE LA RITOURNELLE
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la musique, ou encore la
peinture, pour traduire
Une collection culturebox
BATIMENT B
Hosté par Oxmo Puccino qui recevra
Aloïse Sauvage, Dosseh, Ben plg, Ibeyi, Sniper et Souffrance
© Vincent Ducard
DÈS LE 4 ET LE
25 NOVEMBRE SUR
“SANS LES
En une
DISQUES
ET LES
LIVRES,
JE SERAIS
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MORTE
D’ENNUI”
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l’idée de pouvoir courir et sauter partout, sur scène comme à raconter… [sourire] Il faut juste savoir la canaliser.
dans la vie. C’est aussi pour cette raison que j’ai banni les
robes, alors que j’osais davantage en porter avec La Femme, N’en fait-on pas trop avec l’image dans
mais j’avais alors un rôle d’interprète beaucoup plus statique. la musique ?
Ce style me poursuit, mais c’est simplement que je suis à l’aise C’était déjà le cas dans les années 1960, comme je le lis
dans ces habits. actuellement dans la biographie de Paul McCartney.
Il se prenait la tête pour que son image et celle des Beatles
Ce n’est donc pas un personnage que tu as soient cohérente, inventive et moderne. À l’époque, comme
construit… chez Bowie, cela participait de leur réinvention artistique
Depuis que j’ai procédé à cet effeuillage-là, je suis vraiment permanente. Aujourd’hui, il s’agit avant tout d’être beau
moi-même. Entre les morceaux sur scène, je peux faire les et, en l’occurrence, d’être belle. Quand tu vas dans un
mêmes blagues que dans la vie de tous les jours. Pour le bureau de presse pour un shooting, il n’y a que des tailles 36.
meilleur et pour le pire. [sourire] Je suis très nature. J’ai cessé de Heureusement, les choses commencent à bouger.
vouloir être mystérieuse, je n’ai rien d’inaccessible. C’est
tellement à l’opposé de ce que je suis réellement. Autant être Avant d’enregistrer ton second album, Cœur,
moi-même. Bien sûr, cela a des avantages et des inconvénients : tu avais la double pression artistique et
je n’ai donc pas la schizophrénie de rentrer sur scène dans commerciale. En optant pour une veine disco,
la peau d’une autre, mais la frontière entre le personnage public tu as parfois regretté en interview que cette
et le moi intime est plus ténue. C’est forcément plus difficile, orientation stylistique puisse détourner le
surtout avec le pouvoir des réseaux sociaux. J’ai l’impression public de la qualité intrinsèque des chansons…
d’être exposée à 2 000 %, et je me prends les critiques en Je trouve dommage, en effet, que des gens s’arrêtent parfois
plein cœur car je ne me sens protégée par rien. à l’habillage disco ; je me suis sentie légèrement snobée par un
certain public. Comme si
le côté dansant des
chansons m’avait fait
“Je voulais faire un album perdre en consistance,
alors que mon exigence
Les Inrockuptibles №15
une respiration.”
est un contre-exemple,
La Grenade l’était …
Entretien Les Inrockuptibles №15
En une
Sur la réédition de cet album, attendue pour fin Ton goût pour le disco remonte à loin ?
novembre, tu adaptes d’ailleurs des morceaux J’ai toujours eu une obsession pour Abba. Il y a des années
d’Abba, Donna Summer, Sister Sledge ou Kool où c’était pourtant la honte. Ado, j’écoutais tout le temps
and the Gang qui ont été sources d’inspiration… du rock underground, alors passer Abba après le Velvet
C’est un disque que j’ai pensé au fond du gouffre, pendant Underground était parfois mal vu. Pendant le confinement,
la pandémie, en écoutant ces chansons-là qui me servaient de je me suis remise à écouter Abba, à regarder des
remontants et me faisaient sortir du lit. Dans ma playlist du documentaires, et à part leur garde-robe, je garde tout. [rires]
38
confinement, il y avait aussi quelques titres des Jackson Five. L’album Everything Now d’Arcade Fire m’a aussi remise sur
Je me suis mise à bouder mes icônes comme Nick Cave, les rails du disco. Bien sûr, je craignais de passer ainsi de la
je n’avais pas envie d’aller vers ces disques-là. Je voulais faire gravité à la légèreté. Je suis quand même fière d’avoir réussi ce
un album qui donne envie de se lever, de danser, qui offre pari avec Cœur. Quand j’échangeais avec Benjamin Lebeau ou
une petite parenthèse, une respiration dans ce contexte Yuksek au sujet de la production, je leur parlais souvent de
si particulier. Pour autant, je ne resterai pas dans ce style pour dark disco comme référence.
toujours. J’aime bien l’idée de me renouveler et de ne pas
m’encroûter dans un genre. Il y a plein de choses à faire avec Avec, encore une fois, un tube massif :
la chanson française. Et l’actuelle tendance disco chez les Le Reste…
chanteuses finit par m’agacer. Je ne pensais absolument pas Ce single a été un autre pari, car je ne savais pas si j’allais
que le disco allait redevenir tendance du jour au lendemain. assumer les paroles [“Je ne peux pas oublier ton cul et le grain de
Je craignais, au contraire, que les paillettes apparaissent en beauté perdu”]. Le vrai test, c’est lorsque j’ai envoyé la chanson
décalage avec le contexte. Aujourd’hui, je ne referais pas le à mon père. Il m’a dit : “Ce n’est pas joli ces mots-là dans ta
même disque, mais je l’adore tel quel. Et le défendre sur scène bouche.” Et sa réponse m’a, au contraire, poussée à garder le
est une joie permanente. La prochaine fois, j’irai ailleurs. texte tel quel. Ce n’est pas normal qu’en 2022 le mot “cul” soit
Ce qui ne changera pas, c’est l’importance donnée aux textes encore irrévérencieux dans la bouche d’une femme et d’une
et à ma voix. J’ai envie de m’amuser et d’explorer plein chanteuse, et pas dans celle d’un garçon. Benjamin Biolay
d’univers différents, ce que les artistes français s’autorisent l’a déjà utilisé plein de fois dans ses chansons. Alors, pourquoi
moins souvent que les Anglo-Saxons. J’aime les carrières pas moi… Et par le passé, Ferré avait le droit, mais pas
incroyables comme celles de David Bowie et Madonna. Françoise Hardy ou Barbara, que l’on n’a jamais entendues
À chaque nouvel album, on partait pour un nouveau voyage. chanter des obscénités.
Entretien
J’avais envie de secouer un peu le cocotier, en étant un chouïa
plus corrosive. Attention, je suis loin d’être une punk, mais si
je veux, je peux écrire des textes plus poivrés.
Entretien
La Femme et Hologram, ton duo Britpop formé
avec Maxime Sokolinski (le frère de Soko) ?
J’ai aussi eu un groupe de shoegaze. De toute façon,
je considère mon projet, même s’il répond à mon nom, comme
un groupe. Avec mes musiciens, mais aussi Ambroise
[Willaume alias Sage] avec qui je travaille les chansons, et les très intéressée par Harry Styles. Comme Lana Del Rey, il fait
gens de mon label. Ce sont des heures de réflexion, de partage partie de ces artistes qui arrivent à faire des disques chargés
et d’écoute. Sans toutes ces personnes qui m’entourent, d’héritage, tout en sonnant 2022. J’aimerais réussir à faire
je n’aurais sans doute pas eu autant de succès, même si je ne de même. Certes, je me suis construite à travers des figures des
sous-estime pas ma part. On forme une équipe. Je n’ai jamais années 1960, mais je veux qu’on entende une femme de son
rougi de demander de l’aide. Au contraire, je trouve ça noble époque en écoutant mes chansons.
de fonctionner en collectivité. Idem quand on me propose cette
chose incroyable de concevoir ce numéro spécial des Inrocks, Au cours de ta jeune carrière, tu as déjà
je n’envisage de ne le faire qu’en famille. enregistré de nombreux duos. Quel est
l’interprète qui t’a le plus impressionnée
Justement, quel est ton rapport à la lecture à ce jour ?
de la presse et à la multiplication des supports Le premier duo que j’ai réalisé, c’était avec Nekfeu. Il avait
de lecture dématérialisés ? entendu ma voix dans La Femme, je devais avoir 22, 23 ans
Pour être tout à fait franche, j’écoute surtout la radio, – je me demande encore comment j’ai pu recevoir cet appel.
particulièrement France Inter, en me préparant le matin. J’étais très impressionnée de me retrouver en studio avec lui.
Ce qui me permet de me tenir au courant de l’actualité dans Par ailleurs, Nekfeu est loin de mon univers musical, c’est
des journées ultra-chargées. La presse nécessite d’être assise forcément plus confortable lorsque je chante avec Benjamin
et un minimum concentrée, ce qui m’a sans doute un peu Biolay, ce qui n’est pas pour autant moins excitant. À l’époque,
éloignée du support écrit. je n’écoutais tellement que du rock que j’ai dû appeler
ma sœur pour en savoir plus sur Nekfeu. Je me demandais
Te tiens-tu en alerte vis-à-vis de l’actualité comment nos univers allaient pouvoir se répondre, et le
musicale et des nouvelles tendances ? résultat m’a rendue heureuse [Avant tu riais, en 2016]. Notre
Oui, mais je ne suis pas comme le chanteur Christophe, qui me collaboration a éveillé ma curiosité musicale. C’est sans doute
faisait halluciner tellement il se tenait à la page. Je n’ai pas la plus belle forme de métissage que de créer des passerelles
son niveau de curiosité, mais j’écoute ce qui sort, je regarde les entre différents styles. J’aimerais renouveler cette expérience
crédits quand une production m’intéresse. Par exemple, je suis et chanter avec des artistes loin de mon ADN. …
“Avant, je pensais
qu’il fallait qu’il
m’arrive des choses
sensationnelles pour
écrire, mais non.
Le plus important,
ce n’est pas la scène,
mais ton regard
sur la scène.”
Entretien
facile de les interpréter que d’appeler mon ex pour lui dire
qu’il m’avait brisé le cœur. Pareil pour ma sœur : la plus
grande déclaration d’amour que je lui ai adressée, c’est par la mort. Il y a une jolie chanson de Philippe Katerine qui
d’écrire et chanter Ma sœur. C’est très contradictoire, cela doit dit que “les objets vivent plus longtemps que les gens”. J’aime bien
s’expliquer par l’ego bizarre des chanteurs et chanteuses. l’idée que des choses nous survivent. Ça peut être des
chansons, mais aussi des enfants… J’aime l’idée que des choses
La disparition du format album t’inquiète-t- soient éternelles, traversent les époques. Ça me rassure. C’est
elle ? peut-être pour ça que j’aime autant le vintage, ça fait écho à des
Il y a quelque chose de très satisfaisant, en tant qu’artiste, vies qui se sont éteintes. J’adore me demander qui a mis la veste
dans le fait d’avoir de la place pour raconter une histoire. vintage que je porte, ou retrouver un vieux ticket de pressing
Une chanson, c’est super, mais j’envisage les albums comme dans une poche. Peut-être que moi aussi mes habits seront
une histoire, avec un début, un milieu, une fin. Et les albums portés par d’autres, que mes chansons seront encore écoutées
qui me touchent sont pensés comme tels : Melody Nelson, en 2050. J’avais été écoutée par Thomas Pesquet dans l’espace
La Superbe. En les écoutant, j’ai l’impression de m’asseoir et ça m’avait donné une sensation de “petits pas”. [rires]
et de lire un livre. Je construis moi aussi mes albums comme
une boucle. Je serais très embêtée qu’on m’enlève ce support. On aime souvent le fantasme du passé…
Même si c’est dur de capter l’attention des gens pendant Oui, moi c’est narratif. J’imagine, je me raconte des histoires.
50 minutes, car on est une génération qui zappe, qui scrolle. Je ne suis pas dans un désir d’historienne ou de
C’est beau de se poser pour écouter un album. J’aime la collectionneuse. Je ne connais pas la valeur des choses.
cérémonie que cela constitue. Je ne dis pas qu’il ne faut pas
que ça change, mais je trouve l’époque actuelle difficile. Es-tu plus inspirée par la musique,
la littérature, le cinéma ?
D’où vient ta fascination pour le passé ? La littérature. Je compose davantage quand je lis. En ce
Je crois que ce que j’aime dans l’idée du passé, c’est la moment, je lis un super-livre dont j’ai oublié le titre, écrit par
transmission. J’ai très peur de mourir. J’y pense tout le temps, Ken Kesey, le mec qui a écrit Vol au-dessus d’un nid de coucou,
peut-être plus que la moyenne. Très jeune, j’ai pris conscience sur des bûcherons redneck… [sans doute Et quelquefois j'ai
de ma mortalité. Vers 6 ans, j’ai commencé à être très angoissée comme une grande idée] C’est hyper-bien et inspirant. Il y a
plein de voix qui se superposent dans des langages, des tons
différents. En lisant, je me suis dit que je pourrais m’autoriser
ça, moi aussi. Je pourrais passer de l’argot à un langage plus
soutenu. Souvent, je referme un livre et j’ai des idées de …
Que cherches-tu ?
À garder ce que j’ai. Je ne crois pas qu’il y ait autre chose qui
puisse me rendre aussi heureuse que ce que j’ai là, maintenant.
La tournée est incroyable. Ce que je pourrais chercher,
c’est peut-être de trouver quelque chose qui me rende aussi
heureuse quand je ne suis pas sur scène… Ça va faire un vide
fin janvier, après la tournée. Ça m’angoisse. Tout mon équilibre
s’est construit autour de ce que les gens me donnent. Une fois
qu’on va me retirer ça, ça risque d’être compliqué. Mais je vais
me concentrer sur mon prochain disque.
de se réinventer. La dernière fois que je l’ai vue sur scène, elle environnement d’amis dans lequel je peux me lâcher, danser.
jouait de la harpe avec des plumes dans les cheveux, et ça Sinon, jamais de la vie je me jette sur une piste de danse,
fonctionnait. alors que je le fais sur scène…
Tu te dis très timide, mais tu fais preuve Qu’est-ce que tu as le plus appris ces
d’une grande confiance en toi dans ta direction cinq dernières années ?
artistique… Bonne question… J’ai appris que je ne m’étais pas trompée
Il faut aussi que j’aie hyper-confiance, sinon c’est impossible dans mon objectif de vie. C’est facile à 20 ans de se dire
de faire ce que je fais. C’est une hyper-confiance que je n’ai “je vais faire ça”, de tout faire pour y arriver et finalement
que sur scène. Je suis timide. Cette confiance sur scène n’existe d’être malheureuse… Ces dernières vacances, je les ai trouvées
nulle part ailleurs dans ma vie. longues. J’avais envie de rentrer pour travailler. Je ne me suis
donc pas trompée. Pourtant, je me suis demandé plusieurs fois
Pas même au moment de réaliser les morceaux ? si j’étais faite pour ça, si j’avais les épaules, si j’allais y arriver.
Ce n’est pas de la confiance. Je ne me dis pas : “Ça va Ça ne veut pas dire que je mettrai tout le monde d’accord, que
marcher”, “ça va plaire aux gens”. Je me dis juste : “D’accord, tout le monde se dira que c’est une bonne idée que je fasse de
c’est fidèle à ce que j’aime, à ce que j’avais en tête.” la musique, mais en tout cas, moi, je me sens pour la première
fois de ma vie bien dans ce que je fais. …
Tu regardes la carrière des autres ?
Bien sûr. On nous parle beaucoup de chiffres. Ce qui me
sauve, c’est que je viens de loin. C’était improbable que j’y
arrive, donc je n’ai pas de problème avec le fait de ne pas être
EX NIHILO PRÉSENTE
MUSIQUE WYATT E. IMAGE SIMON BEAUFILS MONTAGE MATHILDE MUYARD DÉCORS DORIAN MALOINE SON PIERRE MERTENS JEAN MALLET THOMAS GAUDER ASSISTANT MISE EN SCÈNE DIDIER ROUGET CASTING ANAÏS DURAN ANTOINETTE BOULAT COSTUMES KHADIJA ZEGGAI MAQUILLAGE ODILE FOURQUIN ACCESSOIRISTE NICOLAS VRANKEN DIRECTION ARTISTIQUE THIERRY FRANÇOIS
DIRECTEUR DE PRODUCTION SACHA GUILLAUME-BOURBAULT POSTPRODUCTION PIERRE HUOT COPRODUCTEURS JEAN-PIERRE ET LUC DARDENNE DELPHINE TOMSON PRODUCTEUR PATRICK SOBELMAN UNE PRODUCTION EX NIHILO EN COPRODUCTION AVEC LES FILMS DU FLEUVE VOO ET BE TV AVEC LA PARTICIPATION DE CANAL + CINÉ + CANAL + INTERNATIONAL ET WALLIMAGE (LA WALLONIE)
AVEC LE SOUTIEN DU CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE LA RÉGION NORMANDIE EN PARTENARIAT AVEC LE CNC ET EN ASSOCIATION AVEC NORMANDIE IMAGES TAX SHELTER DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL BELGE CASA KAFKA PICTURES BELFIUS EN ASSOCIATION AVEC CINÉCAP 5 CINÉMAGE 16 ET LA PROCIREP ET L’ANGOA VENTES INTERNATIONALES TOTEM FILMS DISTRIBUTION FRANCE PANAME DISTRIBUTION
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
INTERDIT AUX MOINS DE 16 ANS
En une → C’est la sagesse de la trentaine ?
Oui, je me sens plus douce envers moi-même. Je me fous
la paix. Je ne dis pas que je m’aime ! Ça, c’est un long chemin
de croix… Mais je m’accepte davantage.
ou sortent la nuit…
Je n’ai jamais été inspirée la nuit, et je suis trop respectueuse
des voisins. Je travaille la journée !
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SONNELS
En une CHÈRE FRANÇOISE,
Je ferme les yeux et je vous entends. Il y a peu de voix que
je connaisse aussi bien. Pour vous voir en revanche, nul besoin
de fermer les paupières, j’ai devant moi une photo de vous en
concert à l’Olympia, prise en 1963. On me l’a offerte à Noël
dernier, parce que tout le monde sait combien je vous aime,
et depuis vous vivez un peu dans mon salon, figée dans cet
exercice où vous brilliez tellement et que vous redoutiez tant.
D’ailleurs, pourquoi avoir abandonné si tôt la scène ? Est-ce
qu’elle vous faisait trembler autant que moi je tremble avant CHÈRE CLARA,
chaque spectacle ? Votre public ne vous manque-t-il pas ? Notre première rencontre a eu lieu à France Culture. Vous
Je crois que chaque chanteur ou presque se construit autour étiez là pour la promotion de votre premier album et moi,
de modèles iconiques, qu’il se crée un monde autour d’une pour celle de mon dernier. Vous avez eu l’air stupéfaite en me
voix et d’un visage, qu’il entre dans une phase d’imitation, voyant et, de mon côté, j’ai ressenti une sympathie immédiate
avant de se trouver enfin. Vous avez été cette voix pour moi. pour vous. De plus, j’avais déjà entendu et beaucoup apprécié
Mais pour vous, qui a été la Françoise Hardy de Françoise La Grenade. Quand j’ai eu une “carte blanche” sur Europe 1,
Hardy ? Y en avait-il seulement une ? Tout semble si inné, j’ai demandé que vous fassiez partie de mes invités et vous
si simple, si naturel chez vous. étiez venue. Vous m’aviez confié votre inquiétude à propos
De vous, j’aime tout. Pas uniquement la voix, pas uniquement de votre album qui ne se vendait pas et je vous avais
les textes, mais tout ce qui vous constitue : cette beauté que spontanément répondu que ce n’était pas normal. Je ne
vous ignorez, vos yeux qui se lèvent au ciel quand on ose la croyais pas si bien dire !
mentionner, votre timidité que je comprends et que je partage, Dans mon adolescence, je suis tombée par hasard sur une
la suprématie du sentiment amoureux dans votre vie comme station anglaise. C’est ainsi que j’ai découvert de jeunes
dans votre musique… À l’heure où la question féministe est chanteurs anglais et américains qui m’ont éblouie et
plus que jamais au cœur des débats, je me demande comment passionnée. Sur quatre accords d’une mauvaise guitare, offerte
vous avez vécu le fait d’être une femme artiste à vos débuts. pour avoir été reçue au bac, j’ai passé mon temps libre
Avez-vous eu l’impression qu’on sous-estimait votre travail à composer de pâles copies des géniales chansons des Everly
de compositrice et d’autrice ? Vous a-t-on jamais destituée de Brothers, de Cliff Richard, d’Elvis Presley, etc. Leurs chansons
ce statut en assumant que parce que vous étiez si belle, vous lentes ou medium auront été mes plus grandes influences.
ne pouviez être qu’interprète, emprisonnée dans le statut passif Assez vite, j’ai rêvé d’enregistrer un disque, ce qui était
de “la muse” ? Les femmes autrices-compositrices étaient irréalisable a priori. Mes ambitions n’allaient pas plus loin.
alors si rares. Après une première audition encourageante chez Pathé-
Ma timidité ressemble à la vôtre car, comme vous, je sais la Marconi, qui avait mis une annonce dans “Les Potins de la
dompter quand elle menace de se mettre entre mon destin et commère” de France-Soir pour auditionner de jeunes débutants,
moi. Une de mes anecdotes préférées à votre sujet en dit long j’en avais passé une seconde chez Vogue, dont, comme pour
52
sur votre personnalité. Je crois que vous aviez seulement 17 ans Pathé-Marconi, j’avais trouvé le numéro de téléphone dans
quand vous avez lu dans France-Soir qu’une grande maison l’annuaire, et on m’avait en effet prévenue que l’on cherchait
de disques cherchait à auditionner de jeunes chanteurs afin un pendant féminin à Johnny.
de trouver le nouveau Johnny Hallyday, ou encore mieux, son Contrairement à vous, quand j’avais appris après les vacances
pendant féminin. Du haut de votre jeune âge, vous trouvez d’été que mon premier super 45t, sorti depuis trois mois, avait
le courage de chercher dans l’annuaire le numéro de téléphone fait 2 000 ventes, je n’en étais pas revenue. Le directeur des
du label et de passer le coup de fil qui fera basculer votre vie, programmes d’Europe n°1 m’avait affirmé que j’en vendrais
puisqu’il en découlera une signature avec le label Vogue, 40 000, comme Deux Enfants au soleil de Jean Ferrat, une
chez qui sortiront vos premiers disques. Vous souvenez-vous chanson mille fois supérieure à Tous les garçons et les filles,
de votre état lors de cette audition ? Étiez-vous confiante et je l’avais pris pour un fou. À cause du grand succès de cette
et qu’aviez-vous chanté ? Françoise, quelle aurait été votre vie chanson, il a bien fallu que je monte sur scène, ce dont
s’il ne vous avait pas rappelée ? Auriez-vous eu la persévérance je n’avais jamais rêvé, et je me suis tout de suite rendu compte
nécessaire pour réitérer à perpétuité l’exercice ingrat que ce n’était pas pour moi. Je ne savais pas bouger et je ne
de l’audition ou auriez-vous décidé de ranger votre guitare ? pouvais compter ni sur ma voix ni sur ma mémoire, que le trac
Comme je suis heureuse que l’audition ait été concluante. altérait. J’ai quand même fait de la scène pendant cinq, six ans,
Comme je suis heureuse que vos chansons soient gravées un peu partout en Europe et dans le monde. L’autre grand
à jamais sur les sillons de vos disques que je chéris fidèlement problème avec la scène, c’est que l’on n’est jamais chez soi,
depuis de si nombreuses années. et j’étais très malheureuse de ne pas voir assez l’homme
Cette lettre est sûrement un énième courrier de fan comme de ma vie. Je pleurais tout le temps. C’est ce qui m’a inspiré
vous avez dû souvent en recevoir, mais moi, Françoise, c’est la Dans le monde entier, une chanson qui a été adaptée en anglais.
première fois que j’en écris une. J’ai la chance de savoir qu’elle Ma mélodie, dont je suis fière, avait été influencée par les
vous sera remise et que vous la lirez, imaginez ma joie ! Je ne slows d’Elvis, et All Over the World a eu du succès en Grande-
peux pas terminer ce “message personnel” sans vous remercier Bretagne et encore plus en Afrique du Sud.
de tout. Je me souviendrai toujours de votre bienveillance Puis, en 1968, mon manager de l’époque m’a appris qu’il allait
et de votre soutien quand j’ai sorti mes premières chansons ; falloir me consacrer davantage aux enregistrements à cause
ils sont les encouragements les plus précieux que j’aie jamais de mes nouveaux contrats discographiques. Sans en parler
Les Inrockuptibles №15
reçus et valent plus, en mon cœur, que n’importe quelle à personne, j’ai décidé en mon for intérieur d’arrêter la scène
Victoire de la musique. Vous avez été mon guide et ma bonne définitivement. Ouf ! Ma relation avec Jacques [Dutronc] venait
fée, de mon adolescence à aujourd’hui, et je vous l’écris sans de commencer et je ne voulais pas revivre avec lui ce que
trembler, ma timidité tenue en laisse : je vous aime. j’avais vécu avec Jean-Marie [Périer], ce qui ne m’a pas
Clara Luciani empêchée de pleurer encore plus, mais aussi inspiré de belles
chansons comme Doigts, La Question, Où est-il ?, Je suis de trop
ici et des tas d’autres. Dernier détail qui a son importance,
je suis une sédentaire née et je préfère voyager dans ma tête
qu’autrement.
Lettre à Françoise Hardy
Dans les années 1960, il y avait Sylvie [Vartan], Sheila et moi.
La question féministe ne se posait pas et le fait d’être une
“femme artiste” était étranger à nos préoccupations. J’avais
composé et écrit toutes les chansons de mon premier album
sauf une, mais j’enviais à Sylvie la qualité de ses orchestrations
car je souffrais de la médiocrité des miennes. Ce que les l’époque, avait téléphoné à ma mère après les vacances pour
autres pensaient de moi ne me préoccupait pas non plus, savoir ce que je devenais. Elle lui avait expliqué que je ne savais
j’aspirais juste à faire de bonnes chansons avec des pas chanter en mesure et il avait proposé de me l’apprendre.
arrangements de qualité – je n’aimais pas celles et ceux de mes Il habitait chez sa mère, concierge, et il m’a montré au piano
débuts. Par contre, j’ai plusieurs fois été embarrassée par mes ce qu’était la mesure. Une autre audition, décisive, a eu lieu
premières interviews car je sentais une condescendance un peu chez Vogue. Je n’avais pas trop le trac avec André Bernot
humiliante chez les journalistes (Pierre Dumayet, Denise car c’était juste un technicien qui enregistrait les auditions
Glaser, Jacques Chancel, entre autres), que j’imputais au fait pour des directeurs artistiques, mais je lui dois finalement
que, comme Sylvie et Sheila, je sortais d’un milieu pauvre beaucoup. Tout est allé tellement vite ensuite que je n’ai pas
et peu cultivé alors qu’ils semblaient issus de la bourgeoisie. eu le temps de me poser de questions. J’étais en année
Par ailleurs, quand on m’a apporté des chansons, je ne de propédeutique à la Sorbonne (j’avais eu mon bac à 16 ans)
retenais que celles, assez rares, qui me touchaient et si les auditions n’avaient rien donné, j’aurais probablement
profondément. Comme, par exemple, L’Amitié, qui me met poursuivi mes études, en continuant de m’intéresser aux
encore les larmes aux yeux. Mais, toute ma vie, j’ai passé mélodies magiques, ma passion depuis toujours. J’écoute
beaucoup de temps à tenter de composer des mélodies encore de temps en temps So Sad (To Watch Good Love Go Bad)
et à écrire des textes, d’abord sur mes mélodies puis sur celles et Don’t Blame Me des Everly Brothers ou Anything That’s Part
d’autres compositeurs. of You et Where Do You Come From? d’Elvis Presley.
En ce qui concerne mes auditions, ce qui a été déterminant, En général, on ne me parle que de mes chansons les plus
c’est quand André Bernot, le technicien que j’avais eu au célèbres, j’apprécie donc quand quelqu’un évoque les moins
bout du fil pour ma première audition chez Vogue et qui avait connues, souvent aussi bonnes, parfois meilleures que mes
enregistré quelques-unes de mes stupides chansonnettes de “tubes”, par exemple J’ai fait de lui un rêve, À quoi ça sert,
Dix Heures en été, La Folie ordinaire, Mal au cœur, L’Amour fou,
Personne d’autre, etc.
Merci pour votre belle lettre, chère Clara. J’espère avoir
répondu à vos questions et je suis très touchée d’avoir une
“fan” telle que vous. ♦
Françoise Hardy
5€
Illustration de de distribuer près de 6 800 000 repas
Riad SATTOUF par les Restos du cœur.
©Réalisation Kosept
L E S I N R O C K U P T I B L E S S O U T I E N N E N T L E S R E S T O S D U C Œ U R
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Les Inrockuptibles №15
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Lundi 26 septembre, Clara Luciani était à Marseille
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les étiquettes et les clivages. Ici, les femmes victimes de violences,
e la charpente éventrée pendouillent des amas de mutilations, les femmes battues pourront se reconstruire,
de câbles noirs. Les escaliers, condamnés par être soignées”, se félicite le maire Benoît Payan, qui affirme
du ruban de balisage, menacent de s’effondrer. vouloir “faire de Marseille une ville plus féministe”. Pour
Au rez-de-chaussée, les stores sont baissés : Michèle Rubirola, sa prédécesseure et première adjointe,
un dédale de pièces assoupies dans une semi- ouvrir une telle structure était “très urgent. Pendant longtemps,
obscurité. Probable qu’avec un bon détecteur de fantômes c’était le système D. Les femmes ont désormais un lieu où la parole
on entendrait les cris des indigentes qui venaient, au peut se libérer. Il faut que toutes les femmes se sentent libres de
XVIIIe siècle, accoucher dans cette vieille maison. Ce jour-là parler, qu’il n’y ait plus de honte”.
pourtant, si les micros sont braqués en l’air, ce n’est pas dans Toutes les femmes, c’est un aspect sur lequel insiste l’équipe
l’espoir de capter des spectres. Plutôt que le passé, c’est de la Maison. À Marseille, comme à Saint-Denis, les violences
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le futur de ces murs qu’une cohorte de journalistes et d’élu·es se nichent partout, sans distinction de classes. “Il y a des
est venue écouter. bourgeois, des migrants, des riches, des pauvres”, indique Ghada
Ici, un ascenseur desservira trois niveaux. Là, ce seront des Hatem-Gantzer. Et Benoît Payan de rappeler les chiffres qui
salles de consultation et de l’autre côté, des bureaux. font mal : “Chaque année, plus de 200 000 femmes souffrent
Les vastes pièces du sous-sol, quant à elles, seront dévolues de violences au sein du couple. 94 000 femmes sont victimes
aux ateliers ou à la pratique du sport. Aux côtés du chef de de viols ou de tentatives de viols. C’est en France qu’une femme
chantier, la professeure Florence Bretelle détaille le projet. sur deux dit avoir été victime de violences sexuelles”, dénonce-t-il.
Cette gynécologue-obstétricienne est la cheffe de service de Des chiffres que la crise sanitaire est encore venue aggraver.
la Maison des femmes de Marseille Provence depuis sa
création en janvier. Hébergée temporairement dans les locaux UNE “BULLE DE BIENVEILLANCE”
de l’hôpital tout proche, cette structure innovante, qui soigne Depuis janvier, la professeure Florence Bretelle et ses
les femmes victimes de violences, prendra bientôt ses quartiers coéquipières ont accueilli un peu plus de 200 femmes dans
dans la bâtisse rénovée. Un lieu à soi pour s’occuper leur “bulle de bienveillance”, comme la décrit Clara Luciani.
des autres. Et Clara Luciani, en marraine de l’organisation, Pour se faire connaître, elles ont multiplié les opérations hors
s’est déplacée de Paris pour poser la première pierre les murs, assurant sur le terrain des missions de prévention
symbolique de l’édifice en travaux : “C’est très émouvant dans des endroits très divers, allant des centres d’hébergement
de voir que l’équipe et les patientes auront enfin le lieu qu’elles aux lieux de rassemblement de la jeunesse, comme le
méritent d’ici un an”, dit-elle. Delta Festival, qui se tenait en juin-juillet sur la plage du Prado.
Mais en termes de visibilité, rien n’égale la puissance de leur
UN CONCEPT INÉDIT marraine au demi-million de followers. “Sur Instagram,
D’abord développé à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) en j’ai 70 % de femmes qui me suivent, et notamment de très jeunes
2016 sous l’impulsion de la gynécologogue Ghada Hatem- femmes”, indique Clara Luciani, consciente de son pouvoir
Gantzer, le concept de la Maison des femmes a très vite d’influence et trop heureuse de s’en servir à bon escient.
essaimé sur le territoire. Avant Marseille, c’est Reims (en “J’ai réalisé que j’avais un temps de parole très précieux, d’autant
mars 2022) ou Tours (en novembre 2021) qui ont érigé leurs plus que dans ce pays, il est réduit par rapport à celui des hommes.
Maisons des femmes selon un concept inédit en France, Je me suis dit que je pouvais peut-être en faire quelque chose, avoir
…
Les Inrockuptibles №15
qui révolutionne la prise en charge des femmes victimes de des discours un peu moins nombrilistes.”
violences. Conçue comme un service hospitalier en dehors
mais à proximité de l’hôpital, la Maison des femmes offre aux
patientes un parcours de soins exhaustif, qui prend en compte
les aspects physique, psychologique ou juridique des violences,
et les aide à emprunter le chemin de la reconstruction.
“Les Maisons des femmes sont les premières structures qui
s’occupent des violences en faisant le lien avec la santé”, explique
Ghada Hatem-Gantzer.
En une
“Les Maisons des femmes sont
les premières structures
qui s’occupent des violences
en faisant le lien avec la santé.”
Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue-obstétricienne
56
partenaires institutionnels, associatifs et privés – avec en tête donne à ma vie. Ma mère était aide-soignante et je la voyais partir
de ces derniers la Fondation Kering, dont le directeur, au travail et rentrer le soir avec la satisfaction d’accomplir des
François-Henri Pinault s’est engagé, aux côtés des pouvoirs choses, d’aider son prochain. J’avais l’impression, en comparaison,
publics, à financer, à hauteur de cinq millions d’euros, quinze de faire de l’air avec mes chansons. Grâce à vous, je me sens un peu
Maisons des femmes en France sur cinq ans. Elle a aussi mis plus utile.” Et cela, c’est certain, n’a pas de prix. ♦
Isabelle Leblanc
8 – 27 novembre
création
Dieudonné Niangouna
25 novembre – 10 décembre
à la MC93
tout public
Igor Mendjisky
1er – 17 décembre
Douze
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avec
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Les Inrockuptibles №15
Luciani
Pile un an après le début de sa tournée
En répétitions
Respire encore, Clara Luciani est repartie
sur la route des Zénith. Nous l’avons
retrouvée à Dijon, pour les préparatifs
du second volet de son magical mystery
tour qui s’achèvera en apothéose à l’Accor
Arena à Paris, le 31 janvier. Reportage.
Texte & photo François Moreau
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Tonton Lolo. Sur scène, la triplette de choristes est déjà en
ijon, mercredi 5 octobre 2022. “Il est 11 h, place. Parmi elles, Nka, qui assure également les premières
on est en retard sur le filage, et le kabuki parties de la tournée et dont le premier EP sort début
est par terre”, fulmine gentiment Laurent, décembre (lire p. 20). Côté jardin, Mathieu Edward (batterie),
boss de la régie générale de la tournée Benjamin Porraz (guitare), Pierre Elgrishi (sosie lointain de
de Clara Luciani, tandis que les techos vont Julien Doré, à la basse, qui donne la réplique à Clara sur le duo
et viennent, matos à la ceinture, traversant même la salle en Sad & Slow) et Gerard Black (nouveau claviériste écossais,
skateboard pour certains, histoire de joindre l’utile à l’agréable. déjà croisé aux côtés de Charlotte Gainsbourg) tripatouillent
Le kabuki, c’est ce système vieux comme le monde qui permet leurs instruments, échangent, se donnent la réplique. Une fois
de révéler le groupe sur scène en laissant tomber le rideau monté, le rideau se transforme en écran de projection sur
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au sol, pour un effet de surprise garanti. Le genre d’artifice lequel s’affichent en grand les mots “CLARA LUCIANI”
qui fonctionne à tous les coups sur le public et dont raffolent dans la typographie reconnaissable de la pochette du disque.
les stars de la pop. Tonton Lolo, comme l’appelle Clara,
vit ainsi avec un planning tatoué sur la rétine et n’aime pas être JOUER DANS LE VIDE
à la bourre : depuis deux jours, les équipes de la chanteuse Le Zénith de Dijon, plongé dans le noir, se met alors
s’activent dans le froid polaire du Zénith de Dijon pour les à trembler quand la sono balance à fond les ballons des tubes
répétitions générales de l’épilogue de la tournée Respire encore d’Abba, comme une piqûre de rappel aux influences disco-pop
Tour, qui doit reprendre le 6 octobre à la Halle Tony-Garnier du dernier album. Et puis plus rien, jusqu’aux premiers
de Lyon, c’est-à-dire le lendemain, et s’achever en apothéose battements de Cœur qui, à chaque scansion, laissent apparaître
le 31 janvier 2023 à l’Accor Arena de Paris. Ce n’est pas à travers le rideau la silhouette de la chanteuse éclairée par la
que le temps presse, mais un deuxième filage est prévu poursuite. Le kabuki lâche l’étoffe, le show peut commencer. …
sur les coups de 18 h, avant de
prendre la route tard dans la nuit,
direction Lyon.
L’objectif de ces trois jours de
résidence est donc de passer en revue
et en grandeur nature le show déjà
bien rodé de Clacla, et de tester
de nouvelles idées de projections
vidéo. Ce qui implique un montage
et un démontage intégral de la
scène, celle-là même que le public
a déjà pu découvrir sur les dates
précédentes, avec ses immenses
rideaux jaunes, son cœur à moitié
immergé derrière le band et son
estrade façon plateau télé late seventies.
Les Inrockuptibles №15
→
Répétition sur la scène
du Zénith de Dijon,
le 5 octobre.
En une
“On dit qu’on fait un filage dans
les conditions réelles, mais ce
ne sont que des ajustements. C’est
sur scène, face au public, que le
spectacle se construit vraiment.”
Clara Luciani
“UNE MICROSOCIÉTÉ
SUR LA ROUTE”
Il est 14 h bien tapées quand
on file déjeuner. Le catering est plein
à craquer. La galerie de personnages
iconoclastes que l’on y croise,
avec chacun son petit truc, sa petite
fantaisie, évoque les images de
la tournée Rolling Thunder Revue de
Bob Dylan, déterrées par Martin
→ Le band passe en revue l’intégralité de la setlist, sans temps Scorsese. À table, Clara nous parle du numéro
mort, et oublierait quasiment l’absence du public. des Inrocks en cours, dont elle est la rédactrice en chef, et de
Si on était du genre à tout intellectualiser, on dirait qu’assister sa rencontre avec Catherine Deneuve, quand Elsa, l’une
à un concert de cette ampleur dans une salle vide relèverait de ses manageuses, vient la réquisitionner pour une interview
presque de l’expérience situationniste, comme une forme avec un journal marseillais.
de critique performative de la société du spectacle. Mais Agathe débarque peu après avoir terminé quelques réglages
pour les équipes, c’est un passage obligé afin de repérer scénographiques. “On est en tournée depuis un an maintenant”,
Les Inrockuptibles №15
les failles du show et anticiper les tuiles potentielles au cours nous dit-elle, façon de rappeler qu’ici, on ne repart pas de zéro.
de la tournée. À ce stade, “être en tournée” n’est presque plus une activité
Une heure et demie plus tard, Clara rejoint Agathe, sa professionnelle normée, mais un état gazeux permanent.
directrice artistique, et Nico, le créateur lumière, pour un petit Même dans les moments de césure, le signal “en tournée”
topo. Pendant toute la répétition, ces deux-là ont sillonné clignote dans l’esprit de chacun·e comme une veilleuse dans
la fosse, à la recherche du truc qui pourrait tout faire capoter.
Deux, trois choses sont à revoir. Pas au niveau du son,
qui semble calé, mais au niveau des images et des projections.
la nuit. La directrice artistique s’occupe aussi du booking,
En répétitions
elle est donc aux premières loges des considérations
pratiques de l’organisation du Respire encore Tour, entrecoupé
cet été par une tournée des festivals moins pharaonique.
Il avait alors fallu s’adapter à de nouvelles contraintes une microsociété, chacun a son petit rôle, son truc, son personnage.
techniques en trouvant une idée de décor pratique, mais qui Après, même s’il y aura quelques coupures pendant la tournée
marquerait les esprits. Ça sera un gros ballon gonflable d’ici fin janvier, tu ne fais pas grand-chose pendant ces moments-là,
“CLARA LUCIANI”. Simple et ludique, et surtout imparable à part dormir tellement tu es crevée.” Concernant les derniers
une fois instagrammé. ajustements de la scénographie, elle assume son rôle de
Après son interview, on retrouve Clara dans sa loge : “En décisionnaire finale : “Il m’arrive de lâcher l’affaire sur certaines
festival, c’est un peu différent. En général, c’est moins spectaculaire choses, mais pas sur d’autres. Si quelque chose me déçoit, je vais
mais, avec ce ballon, on a réussi un truc qui marche. Et puis tout faire pour qu’à la fin ce soit satisfaisant. Je ne sais pas si je
les choses sont moins acquises, si on peut dire. Les gens ne viennent ferai des salles plus grandes dans ma vie, alors je veux que ce soit
pas forcément que pour toi, parfois ils sont au premier rang parce bien. C’est bête, parce que les gens ne le remarqueront sûrement
qu’ils veulent être bien placés pour voir l’artiste d’après.” pas, mais que le rideau soit froissé, ça m’a énervée. Je trouve
Pendant que les musiciens sont partis jouer au bowling, Clara toujours ça dommage que tout ne soit pas parfait, quand on a les
Luciani dédicace une pile d’un millier de 45t de sa reprise moyens que ce le soit.”
du Celebration de Kool and the Gang, qui sont offerts à celles Tandis qu’elle arrive au bout de sa pile de vinyles, Clara
et ceux qui précommanderont Cœur encore, la réédition est interpellée par Elsa pour des histoires de planning
augmentée de son album qui doit sortir le 25 novembre. et d’essayages chez Gucci. Agathe, elle, passe la voir avec
De source sûre, tous·tes les artistes ne sont pas derrière les une setlist à la main pour caler les prises de parole entre
signatures des disques qu’ils ou elles prétendent avoir les morceaux : “On dit qu’on fait un filage dans les conditions
dédicacés : “Tu imagines, une petite ado qui économise pour réelles, mais ce ne sont que des ajustements. C’est sur scène, face
acheter ton disque dédicacé, et c’est même pas toi qui l’as signé”, au public, que le spectacle se construit vraiment depuis le début”,
réagit Clara. poursuit Clara. C’est au tour de Tonton Lolo de débarquer,
La chanteuse ne semble pas perturbée outre mesure par les nouveaux tourbus sont arrivés, Clara exulte. On file les voir,
la suite de la tournée, et confie même avoir hâte de repartir sur en passant devant le vestiaire qui laisse s’échapper une manche
la route : “J’adore la vie en collectivité, tout s’organise comme du costume de scène de la chanteuse. Il est 18 h, l’heure de
remonter sur scène pour le dernier filage avant le marathon.
Rosalind Nashashibi
Monogram
14.102022 Gerard & Kelly Ruines
Carré d’Art 3
Les Inrockuptibles №15
2 6 . 0 2 0 2 3
—
Musée d’art contemporain Nîmes
Design : Clément Wibaut
Rosalind Nashashibi, Unstuck (détail), 2022. Collection particulière. Courtesy de l’artiste & GRIMM, Amsterdam | New York | Londres. Photo Peter Mallet. © Rosalind Nashashibi Gerard & Kelly, Schindler/Glass, 2017. Coll. Carré d’Art – Musée d’art contemporain, Nîmes. © ADAGP Paris 2022
DEUX
En une
FEMMES
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LE TON
Rencontre avec Catherine Deneuve 63 Les Inrockuptibles №15
En une Clara, Les Demoiselles de Rochefort est en effet
un film très important pour toi, non ?
Clara Luciani — Ah oui ! C’est la raison pour laquelle je suis
Catherine, pouvez-vous nous parler de votre chanteuse. Enfant, ça a été un tel choc que, ensuite, je ne
relation à la chanson ? voulais plus m’arrêter de chanter. [lire p.68] Je m’exprimais
Catherine Deneuve — Elle débute quand j’étais enfant. sur tout en chantant ! Évidemment, ça exaspérait ma mère.
Nous faisions beaucoup de voiture avec mes parents. Pour Mais j’ai fini par lui dire : “Je veux faire ça. Je veux que
tenir calme les quatre filles à l’arrière, ma mère chantait et ce soit mon métier.” Et je n’ai pas dévié. [à Catherine Deneuve]
nous faisait chanter. J’ai donc appris beaucoup de chansons Mais j’adore aussi la BO des Bien‑Aimés de Christophe
qui n’étaient pas de ma génération, des chansons des Honoré [2011]. Vos chansons avec Chiara [Mastroianni]
années 1930. Il y avait beaucoup de disques à la maison. sont magnifiques.
Ma mère écoutait Gilbert Bécaud, Georges Brassens… Catherine Deneuve — Moi aussi j’aime beaucoup ce qu’a
J’ai moi-même acheté beaucoup de disques ensuite. Mais je ne fait Alex Beaupain pour ce film. Et j’ai eu beaucoup de plaisir
sais pas pourquoi, depuis le premier confinement, j’écoute à tourner avec Christophe Honoré. J’adore vraiment chanter
moins de musique. Je suis très agacée par moi. J’achète au cinéma.
toujours plein de disques, mais je ne trouve plus le temps de
tous les écouter. La pile ne cesse de monter, monter… Cela dit, Avez-vous déjà envisagé de refaire un album ?
j’ai écouté le nouvel album de Benjamin [Biolay] et je le trouve Catherine Deneuve — Non, quand même pas. Je garde une
vraiment très bien. réticence sur cet album que j’ai fait avec Serge Gainsbourg
[Souviens-toi de m’oublier, 1981]. Certaines chansons sont
Dans une précédente interview, vous nous disiez très belles, mais je n’adore pas la production, et, surtout, il ne
que vous écoutiez beaucoup de rap. C’est m’a pas fait chanter à mon ton. Je n’avais aucune expérience
toujours le cas ? de la musique à l’époque et je n’ai pas osé intervenir. Depuis,
Catherine Deneuve — Oui, j’en écoute toujours. j’ai pris beaucoup de plaisir à enregistrer une chanson de
Notamment avec ma petite-fille, qui en écoute beaucoup et temps en temps, comme avec Malcolm McLaren, par exemple
que j’accompagne parfois à des concerts. J’aime cette langue [Paris Paris, 1994]. Mais refaire un album me paraîtrait bien
scandée, très vive. fastidieux.
Est-ce que vous chantez dans la vie ? Même avec Benjamin Biolay ?
Catherine Deneuve — Oui, très souvent ! Un jour, Catherine Deneuve — Avec Benjamin, j’ai enregistré une
je voyageais en taxi et le chauffeur, alors que j’allais descendre, reprise de C’est beau la vie de Jean Ferrat, pour le film Potiche
m’a dit : “Je ne devrais pas vous faire payer, car vous avez chanté de François Ozon [2010]. C’était très bien, mais de là
pendant toute la course ! Il n’y a plus que vous et les ouvriers à préparer un album entier… non, vraiment. Plus maintenant.
italiens qui chantent aujourd’hui.” Ça m’avait beaucoup amusée. Ça me paraîtrait trop lourd, trop difficile. [Elle s’arrête sur la
Je chantonne aussi dans la rue, toute seule, ou même couverture des Inrocks d’octobre posée à l’envers] C’est quoi votre
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65
le public, c’est quelque chose que je connais peu et qui
m’a toujours fait peur. Il y a quelques mois, je suis
montée pour la première fois sur une scène de concert.
Rufus Wainwright, qui est un chanteur que j’adore…
Clara Luciani — Ah oui, moi aussi je l’adore.
Catherine Deneuve — Il m’a écrit il y a longtemps
pour me proposer d’interpréter sur scène, à ses côtés,
Dieu fumeur de havanes. Je m’en sentais incapable,
mais je n’ai pas osé refuser. Quelques semaines
avant son concert au Grand Rex, son équipe m’a
relancée, et j’ai dit oui. Mais ça me terrorisait.
Je l’ai fait, mais dans un état de trac immense. Je voulais
me prouver que je pouvais le faire. Je suis contente
et soulagée de l’avoir fait.
Clara Luciani — Est-ce que vous êtes timide ?
Catherine Deneuve — Je l’ai été énormément.
Longtemps, les situations sociales, les
dîners m’angoissaient énormément. Je détestais qu’on
me pose des questions. Je rougissais. J’ai toujours préféré
écouter, observer, regarder. Je suis moins timide
aujourd’hui. C’est comme si j’étais sur une dernière ligne
droite et qu’il fallait y aller. Et vous ?
Clara Luciani — Oui, quand même.
Catherine Deneuve — Vous êtes timide mais vous
aimez être sur scène… [sourire]
Clara Luciani — Oui, je sais que c’est ambivalent.
Je connais peu de gens dans mon métier qui sont
Les Inrockuptibles №15
l’idée m’a effleurée vers 40 ans. Mais ça n’a pas duré n’est coupable.
longtemps car j’ai continué à beaucoup travailler… Peut-être
pas autant qu’Isabelle Huppert, mais quand même beaucoup. Une chanson, par exemple, qui n’est pas jugée
[rires] par votre entourage comme de bon goût…
Catherine Deneuve — Oui, peut-être… Par exemple, celle-
On peut beaucoup travailler justement parce là, dont le titre m’échappe… [elle fredonne] Na na na na…
qu’on a peur que ça s’arrête… Like you…
Catherine Deneuve — C’est vrai, mais je ne crois pas que ce Clara Luciani — Ah, mais oui ! Femme like U de K.Maro ?
soit mon cas. Ça n’a jamais été une préoccupation prioritaire. Catherine Deneuve — Oui c’est ça ! C’est très entraînant,
Mes inquiétudes étaient davantage tournées vers ma vie j’aime beaucoup… Je ne suis pas sûre que ce soit de bon goût,
personnelle, amoureuse, familiale. Je prenais très au sérieux mais ça m’est parfaitement égal.
ces responsabilités. Longtemps, le cinéma n’était pas le centre Clara Luciani — J’aimerais tellement vous proposer de la
de ma vie. Ma vie personnelle prenait beaucoup plus de place. chanter sur scène avec moi ! [rires]
À partir de quand le cinéma est-il devenu plus Clara, si la proposition t’était faite d’être
central ? actrice, l’accepterais-tu ?
Catherine Deneuve — Mon intérêt pour les films n’a cessé Clara Luciani — Ça m’amuserait. Je pense que je le vivrais
de grandir… Et des choses de ma vie personnelle se sont de façon plus détachée que la musique, parce que je sais que
éloignées. C’est vrai que le cinéma est devenu beaucoup plus je peux vivre sans ça.
central car je suis plus disponible. Je vais vraiment beaucoup Catherine Deneuve — Moi j’ai tourné avec la chanteuse
au cinéma aujourd’hui. J’y vais souvent seule, dans le quartier Camille, qui jouait ma fille dans un film d’Emmanuelle Bercot,
où j’habite. Je viens de voir le film d’Alice Winocour, Elle s’en va [2013]. C’est une fille étonnante ! Elle avait éprouvé
Revoir Paris. Ça vous a plu ? J’ai trouvé ça très émouvant. beaucoup de plaisir à jouer.
Je vais souvent au cinéma le soir, et c’est d’ailleurs un peu triste
d’y aller à la dernière séance. À 22 h les salles sont souvent Vous avez tourné aussi avec Björk…
vides. J’aime bien que la découverte d’un film soit une Catherine Deneuve — Oui, mais c’était très différent car
expérience collective. De toute façon, le cinéma traverse un elle n’était pas très heureuse sur le tournage de Dancer
Les Inrockuptibles №15
moment difficile. in the Dark [2000]. Son rapport avec Lars von Trier était très
conflictuel. Je l’aimais beaucoup. Elle me touchait.
Je comprenais que, n’étant pas actrice, elle ressentait totalement
à vif les choses qu’elle jouait. J’aime aussi beaucoup sa
musique. On s’est un peu vues après Dancer in the Dark. Je suis
même allée réveillonner avec elle en Islande, à l’an 2000.
Vous voyagiez beaucoup. Est-ce que l’arrêt
DE CLARA
LES FILMS
Hélène Jeanbrau/Ciné-Tamaris
Fascinée par l’univers de Jacques Demy et celui
Films fétiches
de Wes Anderson, touchée par les films qui
racontent la vie, absorbée par la bande sonore
de certains autres, la musicienne partage six coups
de cœur cinématographiques. Texte Clara Luciani
R A LU
A
L
C
C
I AN I
RÉD
A
C F
CHE
← Les Demoiselles
de Rochefort
de Jacques Demy (1967)
Je l’ai cité mille fois depuis le jour où l’on
m’a tendu un micro pour la première
fois, mais ne pas l’écrire ici serait m’être
infidèle : les Demoiselles ont révolutionné
mon enfance. Elles m’ont donné envie
de chanter ma vie, de porter des
vêtements des années 1960 et peut-être
même de lier encore plus étroitement
ma vie à celle de ma sœur, pas jumelle
mais presque.
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Les Inrockuptibles №15
←
Catherine Deneuve
et Françoise Dorléac
dans Les Demoiselles
de Rochefort
de Jacques Demy.
En une ↘ Belladonna of Sadness
d’Eiichi Yamamoto (1973)
J’aime beaucoup le format du dessin
animé en général, je suis une très grande
fan de Miyazaki (entre autres).
Belladonna of Sadness a quelque chose
de complètement unique. Déjà par
le dessin, le trait, les couleurs, puis
par son sujet, une espèce de légende
médiévale lugubre noyée dans un
psychédélisme hypnotisant comme seules
les seventies savaient en fabriquer.
Une fois encore, la bande-son est
formidable : je l’ai en vinyle et je l’écoute
souvent.
← Harold et Maude
de Hal Ashby (1971)
70
↑ La Famille
72
Tenenbaum
de Wes Anderson
(2001)
Dur de choisir un
Wes Anderson parmi les
Wes Anderson, mais celui-ci
↘ The Father est peut-être celui qui m’a
de Florian Zeller (2021) le plus touchée. L’univers de
J’ai vu ce film lors d’un très long voyage ce réalisateur m’a presque
en avion pour me rendre en Nouvelle- autant bouleversée que celui
Calédonie pour un concert. J’étais prête de Demy, et mon clip Nue
à me résigner à ne regarder que des films [réalisé par Brice VDH] était
avec Jennifer Aniston quand je suis clairement influencé par son
tombée par hasard sur celui-ci. Porté par esthétique si marquée.
deux acteurs que j’adore, le mythique
Anthony Hopkins et Olivia Colman,
découverte dans The Crown et
merveilleuse dans The Lost Daughter.
Ce film appartient à mon genre favori :
il raconte la vie, et plus exactement la fin
de vie, dans tout ce qu’elle a de banal,
magnifique et terriblement injuste.
Un portrait intelligent et sensible de
l’esprit vieillissant et malade d’un
homme que la maladie d’Alzheimer
Les Inrockuptibles №15
→
Olivia Colman
et Anthony Hopkins
dans The Father
de Florian Zeller.
CN D
AUTOMNE
2022
Filipe Lourenço, Danses partagées
ateliers amateurs, Amanda Piña,
Laurence Louppe, Julie Pellegrin,
Ballet de l’Opéra de Lyon, Elsa Dorlin,
Déplier baroque exposition, Hortense
Belhôte, Madeleine Fournier, Marie-
Geneviève Massé, Mickaël Phelippeau,
Gaëlle Bourges, Clédat & Petitpierre,
Bruno Benne, Béatrice Massin,
Georges Appaix
Centre national de la danse
cnd.fr
VIVRE AVEC
Les rencontres
LES RIVIÈRES,
LE FEU
ET LES
Mathieu Génon/La Découverte
ANIMAUX
↓
Nastassja Martin a passé huit ans chez les Évènes,
Nastassja Martin
Toutes les photos sont
extraites de la série peuple vivant au nord de l’Extrême-Orient russe,
Peuples de Sibérie
de Claudine Doury. et en a tiré À l’est des rêves, le récit passionnant
Troupeau de rennes des possibles que dessinent ces vies, de ces autres
au Kamtchatka, en
Sibérie, en avril 1996.
manières d’habiter le monde. Fan de son travail,
l’écrivaine et musicienne Blandine Rinkel, qui
s’intéresse au sauvage et vient de signer le roman
Vers la violence, a rencontré l’anthropologue
pour nous. Texte Blandine Rinkel Photo Claudine
Doury/Agence VU
75
↑
L’anthropologue
et autrice
Nastassja Martin.
C
omment retrouver de la vitalité quand le
monde s’écroule ? En 1989, avant la chute
de l’Union soviétique, certain·es éleveur·euses
de rennes évènes du Kamtchatka, un peuple
nomade de Sibérie, sont reparti·es vivre Mais si cette structure économique s’effondrait complètement,
en forêt. Après avoir été colonisé·es, ces Évènes souhaitaient c’est évident, on retournerait vivre en forêt.” Et à l’écouter, ça
imaginer une nouvelle vie, autonome, faite de chasse et de a fait tilt. Quand l’Union soviétique s’est effondrée, est-ce que
pêche. Et d’histoires. Une vie alternative qui, après avoir été certains seraient retournés vivre en forêt ? Avec cette question
76
longtemps folklorisée, devrait aujourd’hui se voir repolitisée. en tête, je suis partie au Kamtchatka…
C’est ce que voudrait, en tout cas, ce troisième essai de
l’anthropologue Nastassja Martin. Avant lui, Croire aux fauves Dans À l’est des rêves, tu restitues ta recherche
(Verticales, 2019), récit d’une attaque-rencontre avec un ours, comparative dans cette région et ta rencontre
avait été une révélation, pour sa capacité à mêler littérature d’une famille qui a décidé de repartir en forêt
et anthropologie, souci politique et poétique du monde. Dans en 1989. Quelles sont les pratiques du monde
À l’est des rêves, Nastassja Martin continue sur cette lancée. que tu as observées auprès d’eux, pratiques
À partir de la vie qu’elle a partagée pendant huit ans avec les auxquelles “on avait retiré toute valeur pendant
peuples évènes, elle montre ce que peut vouloir dire discuter des siècles” ?
avec les rivières, le feu et les animaux. Se déplacer vers eux. Les manières d’être que j’avais documentées en Alaska comme
Rêver avec eux. De fait, ça veut dire beaucoup. Et ce nouvel potentielles réponses à la crise climatique et aux modes de
essai, tenant à la fois de l’enquête et du conte, est une mine de gestion de la nature américaine, ces manières qu’on pourrait
pratiques nouvelles du monde. À l’est des rêves se lit comme qualifier d’animistes, étaient vécues en mode mineur.
une montagne qu’on gravit. Et à la fin de l’ascension, comme Parce que fragmentées. Mais au Kamtchatka, au contraire,
en récompense des efforts, un nouveau paysage apparaît : elles soutenaient un choix existentiel collectif. Et ça en
au cœur des inquiétudes climatiques et politiques actuelles, on redoublait l’intensité. Les Évènes, par exemple, ont un rapport
regarde les Évènes sauver leur peau par l’éveil, l’imagination performatif aux rêves, et ça informe vraiment leurs choix
et l’humour. Et tout s’ouvre. collectifs et politiques. Donc le trajet que j’ai essayé de faire
avec ce livre, c’est de cartographier les histoires mythiques
Comment le projet de travail d’À l’est des rêves et oniriques qui répondent aux politiques d’assimilation.
est-il né ? Montrer la possibilité de vivre selon d’autres types de
Durant le travail que j’avais mené en Alaska avec les Gwich’in, relations aux êtres qui nous entourent que celles imposées
j’ai eu des intuitions de recherches qui se sont vérifiées sur par les politiques gouvernementales qui administrent ces
le terrain, en Sibérie. L’idée, notamment, qu’il y avait peut-être collectifs autochtones.
des collectifs autochtones qui auraient répondu à un
effondrement des structures gouvernementales dans lesquelles Ce qui est passionnant, dans ton livre, c’est que
Les Inrockuptibles №15
ils étaient insérés par un choix existentiel fort : partir vivre tu montres les manières de vivre des Évènes
en forêt, retrouver une économie chasse-pêche. En Alaska, de façon très littéraire. Tu décris. Sans faire
le chef tribal me disait : “Ici, on est tenus dans une forme de système. C’est toujours précis, âpre et poétique.
précarité par le social care, ce petit RSA qu’on reçoit tous les mois L’idée était de jouer sur deux registres de langage. C’était
parce qu’on est autochtones, et qui nous tient sédentarisés au village. un casse-tête pour construire ce livre : comment faire
dialoguer la littérature et l’anthropologie ? Quand
l’anthropologie s’est stabilisée en tant que discipline avec ses
codes, sa normativité, dans les années 1950, 1960, on a eu
tendance à scléroser le langage. Et aujourd’hui, il y a toujours
Nastassja Martin
une sorte de soupçon quand tu écris de manière littéraire.
On se méfie. On se dit que tu affabules, que tu manipules,
que tu cherches à produire des effets sur ton lecteur plutôt
qu’à être objectif et à retranscrire une situation. Cette méfiance
a produit, à mon sens, des effets de violence incroyables.
En France, il y a une tendance à vouloir faire de grands
édifices théoriques qui stabilisent et figent les êtres dont on
parle. Mais au quotidien, ces gens, comme nous, évoluent On sent qu’il s’agit de ta propre relation
en permanence, ne sont pas figés. Vouloir les faire entrer au monde : une forme de joie endeuillée
dans de grands cadres théoriques, ça pose problème. Donc d’emblée, une joie qui n’a plus peur de se faire
l’enjeu de l’écriture, en anthropologie, est énorme. Il est attaquer, un humour souverain.
politique. Comment trouver une forme juste, non pour clarifier Oui, et c’est lié à mon accident avec l’ours, celui que je raconte
la vie avec autorité, mais en restituer le trouble, le mystère… dans Croire aux fauves, mais pas que. C’était déjà ancré en moi.
Une manière de dédramatiser les trucs les plus trash. Quand
En ce sens, le livre s’achève sur l’importance tu vis des choses très violentes, tu ne survis pas si cette
de l’humour des Évènes. Leur manière forme d’humour n’est pas présente. C’est aussi une reprise de
de sourire pour souligner qu’on n’est jamais liberté. Décider d’éclater de rire. Vous pensiez que vous alliez
certain de ce qu’on vit et dit. m’engloutir et que j’allais disparaître ? Eh bien, je ris.
Cette question de l’humour, chez des gens qui vivent au
contact d’un monde toujours incertain, est passionnante. Dans le livre, tu parles des mythes évènes qui
Dans un monde animiste, il y a partout autour de toi des êtres fondent leurs manières de vivre. La spécificité
(des animaux, des végétaux) qui sont à tout moment capables de ces récits, c’est qu’ils ne sont jamais
de répondre à tes gestes. Tu es toujours en train de te conclusifs, comme des fables sans morale.
demander comment “ça” va répondre. Ces êtres qui débordent Dans nos représentations occidentales, hantées
du cadre auquel tu veux les assigner, tu dois t’en prémunir, par La Fontaine, c’est inimaginable…
et une manière de te prémunir de l’autre, c’est de le tourner Les histoires évènes ne sont pas normatives, pas prescriptives.
en dérision. Mais tourner les êtres en dérision, c’est aussi Elles sont imprévisibles. Ce sont des histoires qui ne disent pas
la plus belle manière de leur reconnaître une âme. ce que tu dois penser ou faire, mais, simplement, rappellent
à ta mémoire l’ensemble des métamorphoses possibles.
L’ensemble des puissances des autres. Personne ne connaît
à l’avance l’issue de l’histoire. Et c’est vrai que ça change tout
que les histoires ne soient pas prescriptives. …
UNE ORGANISATION DE
AVEC LE SOUTIEN DE
Les rencontres
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Les Âmes sauvages, c’était plutôt masculin. À l’est des rêves, On pourrait dire que tu prends des notes
ce serait plutôt féminin. Parce que la personne qui m’a comme des indices, que c’est un jeu de piste.
accueillie là-bas, c’est une femme, et je me suis rendu compte, Quels en sont les pièges, les contraintes ?
à lui parler, combien j’avais réprimé en moi les idées Avant même d’avoir fini le livre, j’ai écrit un article sur les
d’attention, de soin, d’ouverture. Et puis, après mon accident liens entre littérature et anthropologie [dans la Revue du
crieur en mars 2021], ça a été important pour moi d’expliciter
d’abord ma méthodologie. On ne peut plus faire
d’anthropologie de la même manière qu’autrefois : il y a des
stigmates coloniaux, qui nécessitent de repenser les formes
Nastassja Martin
de restitution des expériences. Et de repolitiser l’anthropologie.
Qu’est-ce que ça veut dire de traduire une voix d’un collectif
autochtone ? Qu’est-ce qui justifie le fait que tu continues
de te réclamer anthropologue au XXIe siècle ? Aujourd’hui,
on doit pouvoir se justifier de ça. Sinon, on continue à faire
de l’extractivisme culturel. Donc, il y a ce double enjeu : différents des nôtres. Et ces autres formes nous sont
repolitiser l’anthropologie, qu’elle prenne une place dans accessibles. Les mondes ne sont pas fermés. C’est juste qu’on
le débat public, et, l’enjeu collé à ça, c’est celui des formes. les a tellement enterrés qu’on a l’impression qu’on n’y a
Comment écrit-on, comment sort-on de l’entre-soi de l’arène plus accès. Mais en fait, si. Bruno Latour [le philosophe
des chercheurs ? est mort après cet entretien, le 9 octobre] dit cette chose belle :
que notre manière d’être au monde est très jeune, mourra
Et quel serait l’enjeu politique précis de jeune. Tandis que d’autres formes, animistes, analogistes
ce livre-là ? perdurent depuis des milliers d’années… En 400 ans, on nous
Changer d’ontologie ! [elle rit] La croyance à une culture et a dit qu’humains et animaux ne pouvaient pas communiquer,
à une nature ne fonctionne plus : cette métaphysique nous fait que le fleuve, le ciel, les étoiles ne parlaient pas, mais tout ça
avoir un mode de vie basé sur la production de richesses, s’est passé dans un temps très court.
leur capitalisation, et cette croyance va dans le mur. On n’est
plus aptes à répondre à ce qui est en train de nous arriver. Ces manières de vivre évènes, tu ne veux pas
On oscille entre progressisme technologique, élan vers en faire des modèles, parce que ce serait
le transhumanisme et, de l’autre côté, l’idée que tout va les réifier et les figer à nouveau… mais quoi
s’effondrer, qu’on n’a plus qu’à faire le deuil du monde et, si alors ? Des ouvertures ?
on a de la thune, se planquer dans des vallées du Vercors. Entre C’est une vraie question. Je suis toujours funambule sur cette
ces deux options, on est un peu coincés. Et l’un des apports question. Je crois que c’est dangereux de réifier les formes
de l’anthropologie, c’est de dire : il y a déjà des collectifs qui de vie des autres. Mais ce que je cherche à faire, c’est ouvrir
ont été confrontés à des crises écologiques et systémiques. des possibles. D’autres relations au monde. Décrire ces
Des collectifs qui apportent des réponses autres, parce qu’elles possibles, montrer qu’ils existent. Oui, je pense que c’est ça :
sont informées par des métaphysiques, croyances, langages ouvrir des possibles, c’est déjà pas mal. ♦
A
mitiés
Luciano Castelli, Rainer Fetting. Extrait de A Room Full of Mirrors, 1982. Film Super-8 couleur, 45’.
Courtoisie Luciano Castelli © Adagp, Paris 2002
Avec le soutien de
M
ucem
Exposition conçue et organisée par le Mucem en
partenariat avec le Kunstmuseum Wolfsburg
En partenariat avec
“Le cinéma, c’est
Les rencontres
la vérité déguisée
en faux”
80
Les Inrockuptibles №15
Albert Serra
tu me donnes une bonne idée… J’étais dans cette démarche
À Cannes, en mai 2022.
extrêmement formaliste et constructiviste, mais peut-être que
mes films futurs devraient reprendre ce dispositif tout en
réintégrant de l’espace pour les acteurs et de l’humanisme.
Peut-être que j’ai atteint la limite du vampirisme avec ce film.
O
n ne l’avait pas vu venir. Après une demi-douzaine Pacifiction reprend ce motif, mais on a quand
d’objets cinématographiques exigeants, flirtant même le sentiment d’une circulation beaucoup
avec l’installation d’art contemporain et à la marge plus forte.
des projecteurs (Histoire de ma mort, La Mort Dans ce long métrage, j’ai voulu filmer des péripéties au sens
de Louis XIV, Liberté), Albert Serra signe avec Pacifiction stendhalien du terme, comme s’il s’agissait d’un motif narratif
un film d’une ampleur miraculeuse. Le dandy catalan y met fait d’étirement ou d’accélération, de cul-de-sac et d’ellipse.
en scène un Benoît Magimel génial en Haut-Commissaire Dans ce genre de récit, la mobilité est essentielle. Ce type de
de la République missionné à Tahiti pour endiguer le début narration dans lequel tout est à la fois anecdotique et essentiel
d’un soulèvement populaire dû à la rumeur d’une reprise des est assez inhabituel au cinéma. C’est cette veine que je veux
essais nucléaires de l’armée française. Sensation de la dernière creuser dans mes prochains films.
compétition cannoise mais injustement absent du palmarès,
ce film prodigieux a un parcours fascinant. Des 540 heures Pourquoi avoir choisi d’installer le film à Tahiti ?
de rushs à l’autobiographie de la femme de Marlon Brando, C’était avant tout l’idée du décor insulaire. J’aimais beaucoup
en passant par l’ombre de Buñuel, Albert Serra nous éclaire l’idée d’être isolé longtemps avec l’équipe de tournage et
sur son épique fabrication. d’avoir un choc avec une réalité inconnue. J’ai aussi eu envie
de me confronter au mythe de la pureté et de l’harmonie
Quand tu avais 20 ans, quel·le cinéaste te tahitienne dont parlent Gauguin et Stevenson, toujours dans
passionnait le plus ? Luis Buñuel déjà ? l’objectif de cette tension entre chaos et ordre. La plus grande
Évidemment, son cinéma était déjà très important, en premier inspiration pour le film était Marlon mon amour, ma déchirure,
lieu pour ses liens avec le surréalisme et le sens inné de la l’autobiographie de Tarita Teriipaia [XO Éditions, 2005], sa
liberté qui se dégage de son œuvre. Même si j’ai moins aimé troisième et dernière femme, actrice française née en Polynésie.
les films qu’il a faits avec Jean-Claude Carrière en France. Le livre reprend vraiment l’idée de l’homme blanc à l’intérieur
Il a apporté une patine de raffinement. Je préfère le Buñuel du paradis perdu. C’était ça l’idée du film. Mais une fois sur
plus brutal de Los Olvidados [1950] ou de Terre sans pain place, cette idée a été balayée quand j’ai réalisé que le remède
[1933]. Ce dernier est en apparence documentaire, mais un choisi par les locaux face aux dépravations de l’Occident a été
documentaire où tout est fabriqué. Quand il veut filmer le refuge dans le puritanisme évangéliste américain. J’étais
81
par exemple la chute accidentelle d’une chèvre le long d’un scotché ! D’abord, les Occidentaux ont mis la merde en
éperon rocheux, il n’attend pas qu’une chèvre tombe là amenant la société de consommation et tout ce qui va avec,
par hasard, il en tue une lui-même pour le film et cache son puis le puritanisme religieux pour contrebalancer. Je ne
acte. Il met en scène une liberté fondamentale et naturelle, reconnais rien du paradis perdu que j’avais fantasmé. Et je me
mais avec des procédés manipulateurs. Buñuel incarne pour suis donc adapté au réel et j’ai essayé de filmer ça, ce mélange
moi cette contradiction. entre colonialisme, néocolonialisme et persistance des
Plus jeune, j’avais une tendance plus humaniste : j’aimais les traditions. Il règne sur l’île un rapport au corps néopuritain.
grands cinéastes du groupe et de l’amitié masculine que sont Il est par exemple interdit aux gays de rentrer dans les églises,
John Ford ou Howard Hawks. Puis j’ai de plus en plus été tandis que les māhū, elles, sont encore respectées [les māhū
séduit par une autre veine, plus dure, plus autoritaire. Je pense sont des hommes avec une expression de genre féminine, qui ont
aux films de Michael Powell et Emeric Pressburger, à ceux un rôle spirituel et social au sein de la culture traditionnelle].
de Frank Borzage et Fassbinder, des films qui mettent en scène Cette humidité stérile qui se dégage du film correspond à la
la violence de la domination, la tension entre anarchie et réalité de ce que j’ai ressenti. Mon objectif n’a jamais été
contrôle. Cette tension est très importante pour moi, à la fois le réalisme, mais je crois avoir capté, grâce à ma méthode où
dans mes films et sur leurs tournages. Je vise un climat où la réalité et fiction se confondent, une forme de vérité sur l’île.
frontière entre la fiction et la vie réelle se confondent. C’est
l’idée de l’artiste-vampire, qui suce la pureté des acteurs pour C’est drôle que tu parles de la femme de
en extraire un sens précieux, comme si c’était un parfum distillé. Brando, parce qu’on pense énormément
à Apocalypse Now en voyant Pacifiction, puisque
En même temps, je trouve que Pacifiction est le film en reprend l’univers conradien,
ton film le moins vampirique. Je pense surtout la critique de l’impérialisme, le décor exotique
au personnage de Shannah, qui n’est pas et le sentiment de remonter en amont du mal.
exploité par la mise en scène mais plutôt C’est possible… Mais mon film est plus attaché à la légèreté
magnifié. Tu lui insuffles quelque chose plus de la périphérie, là où le film de Coppola est plus tendu vers
que tu ne l’aspires. un seul point. Je crois que, comme Apocalypse Now,
Pour Shannah, oui c’est vrai, je lui laisse un espace et la filme la colonisation est au cœur de mon film. J’ai le sentiment qu’on
Les Inrockuptibles №15
avec un regard un petit peu humaniste. Je ne me l’explique va tous finir par être colonisés par plus riche que nous, par
pas… peut-être parce que j’avais déjà fort à faire avec un pouvoir caché qui guide le destin, qui laissera éclore de
Magimel… C’est un très grand acteur mais un type très dur ! fausses révolutions pour mieux asseoir son pouvoir, à l’image
C’était difficile de le rendre vulnérable. Il était très compétitif, des révolutions française ou russe. …
surtout dans les premières prises, impossible à vampiriser
quasiment. Mon système avec trois caméras qui ne s’arrêtent
jamais de tourner vise à atteindre ce point de tension où
l’acteur ne peut plus être dans le contrôle de son image. Mais
lui, même au centre de ce dispositif, il ne vacillait pas. Mais
Les rencontres
←↙
Benoît Magimel
et Pahoa Mahagafanau
à Cannes, en mai 2022.
2022
GLOBAL AWARD*
FOR SUSTAINABLE ARCHITECTURE
*PRIX MONDIAL DE L’ARCHITECTURE DURABLE
Partenaire Institutionnel
Dorte Mandrup, Ilulissat Icefjord Centre, Groenland, 2021 © Adam Mørk © Cité de l’architecture et du patrimoine
Les Inrockuptibles №15 84 Où est le culte ?
PROUST
ET NOUS
À l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust
Marcel Proust
le 18 novembre et de l’exposition Marcel Proust, la fabrique
de l’œuvre, présentée à la BNF jusqu’au 22 janvier, à Paris,
nous avons demandé à sept auteurs et autrices de nous
raconter leur Proust. Dossier réalisé par Nelly Kaprièlian
Illustration Stéphane Manel pour Les Inrockuptibles
“J
e suis une lectrice de Proust très différente selon ait fait quelque chose de plus grand que lui à partir de lui. Il est
les temps : entre ma jeunesse et aujourd’hui, parti d’une sensation sur laquelle il a construit tout un monde,
il y a évidemment une grande différence dans mon et je me suis demandé quelle pourrait être, dans mon cas, cette
appréciation de Proust. Très jeune, j’étais à la fois attirée et expérience, cette sensation palimpseste. En littérature, Proust
dans l’impossibilité de lire Proust. Le passage de la madeleine existe au-dessus de moi, comme le ciel.” ♦ Propos recueillis
lu par une professeure de français m’avait fascinée, mais j’étais par Nelly Kaprièlian
dans un désert culturel effroyable. Proust, pour moi, c’était
85
lointain. En seconde, j’avais un manuel de français qui Dernier livre paru : Le Jeune Homme (Gallimard).
comprenait des citations de La Recherche et elles étaient comme
faites pour moi, tout m’y parlait. À 20 ans, je commence par
Un amour de Swann, qui me déçoit, puis je lis toute La Recherche
à 25 ans et là, je suis éblouie. En même temps, il y a des
passages qui ne me touchent pas, je ne vois pas la structure
d’ensemble. Les grandes journées avec tous les personnages
chez les Verdurin, c’est un monde qui m’est complètement
étranger. J’adore en revanche tout ce qui concerne la mémoire.
Et puis Albertine, Gilberte, tout ce qui a trait au sentiment.
Ce sera plus tard que je comprendrai l’immensité du projet de
Proust, que j’admettrai qu’il parle de son monde et que, par
son monde, il parle de la société.
Autour de la quarantaine, il y a un moment où l’œuvre de
Proust fait envie à tous les écrivains : il a réussi à donner une
forme à sa vie, l’écriture est sa transcendance. S’il l’a fait,
pourquoi pas nous ? Dans Le Temps retrouvé, il dit de l’écriture
tout ce qu’on peut en dire : la vie est éclaircie par l’écriture,
c’est par elle qu’on en connaît davantage, sur soi, sur le monde.
Il y a quelque chose qui me repousse quand même alors, c’est
sa façon de parler de Françoise, du peuple. Il me pousse
à m’interroger sur mon positionnement quand j’écris. Quand
je le lis, je ne suis pas du côté de celui qui écrit, je suis du côté
de Françoise. Lui ne sent pas ce que ça a d’effrayant d’écrire
qu’elle a un regard de bon chien. Il ne comprend pas le monde
Les Inrockuptibles №15
Où est le culte ?
C
omment j’ai lu Proust ? J’aurais envie de répondre par
un seul mot : mal. Pourtant j’ai lu Proust plus que
tout autre écrivain. Ou plutôt : j’ai lu À la recherche du
temps perdu plus que n’importe quel autre livre. J’ai lu
À la recherche du temps perdu adolescent, et je l’ai lu adulte ;
je l’ai lu à toute allure, avalant ses phrases comme des
friandises éphémères, et je l’ai lu lentement, me délectant du
moindre détour, du moindre méandre de la prose mélodieuse
de sa langoureuse mélopée ; je l’ai lu fatigué par le rythme
épuisant que lui imposaient mes lectures précédentes, et je l’ai
lu – plusieurs fois – trépidant, intrépide, comme si je ne l’avais
jamais lu ; je l’ai lu la nuit, confiant mon insomnie à la sienne,
et je l’ai lu le matin, à l’aube, avant d’écrire mes propres mots ;
je l’ai lu dans l’édition originale de mon père, en onze volumes
dont l’un dédicacé, et je l’ai lu dans la première édition en
trois volumes de la Pléiade, et aussi dans la seconde, en quatre
volumes, dont j’ai lu également les esquisses, les notices, passer quelques années entre deux lectures pour éprouver de
et toutes les notes et variantes ; je l’ai lu comme un curé et nouveau, si l’on peut dire, le plaisir de le découvrir, et je l’ai lu
comme un enfant de chœur, comme un fidèle et comme un en boucle, comme si Proust lui-même, après les trois derniers
infidèle, comme un mécréant et comme un saint mystique mots qui concluent son œuvre, avait écrit directement sa
pour qui Proust était le seul et unique dieu ; je l’ai lu en laissant première phrase légendaire.
Bref, j’ai lu À la recherche du temps perdu de plein de manières.
Et pourtant, si j’ai su, ou si j’ai cru savoir, comment lire
Dostoïevski, Nietzsche, Joyce ou Borges, je n’ai jamais su ni
cru savoir comment il fallait lire Proust. C’est sans doute pour
ça que l’ayant tant lu, j’essaie de le traduire, dans ma propre
langue étrangère, depuis plus de trente ans. ♦
86
“Je me tiens
sur son seuil” Q
uand il s’est agi d’écrire sur La Recherche, j’ai bien failli mentir :
dire que je l’avais lue. Il me semblait que c’était la seule chose
à faire, la seule réponse acceptable. Et puis, j’ai renoncé. Il m’est
Par Monica Sabolo apparu complexe de dire “comment j’y étais entrée”, sachant qu’en
réalité, je me tiens sur son seuil, et ce depuis un grand nombre d’années.
Mon sentiment à son égard a néanmoins bougé avec le temps. Alors
qu’adolescente, j’y voyais un texte nécessairement ennuyeux,
incompréhensible, et réservé aux personnes âgées, mais vraiment très
âgées, désormais il a pris la place, dans mon imaginaire, d’une sorte de
texte idéal. Je l’envisage comme LE texte, l’unique, à la beauté si profonde
que j’en sortirais transformée pour toujours, nécessairement transfigurée.
Quelquefois, je lis des extraits, qui m’éblouissent et accroissent ma
timidité à son égard. Il me semble qu’il me faudrait, pour le lire, trouver
des conditions parfaites, un exil illimité à la campagne, un temps sans
début ni fin, ou en bord de mer, au printemps, dans un palace fatigué.
Je n’ai jamais assez de temps ni d’espace intérieur, me semble-t-il, pour
accueillir tant de beauté.
Alors je rêve, j’essaie d’imaginer ses lignes, et peut-être cela me plaît-il
Les Inrockuptibles №15
plus encore. Cela ressemble à ces rêveries amoureuses, lorsqu’il est plus
aisé de s’imaginer les choses que d’en faire l’expérience, par peur d’un
trop-plein d’émotion. J’ai tous les tomes, à la maison, et quelquefois, je les
feuillette, en tremblant légèrement, comme s’ils détenaient un secret sur
l’existence, l’amour, la mémoire et le temps, un secret qui bouleverserait
tout ce que j’ai cru savoir, jusqu’à présent, au sujet de la vie et de la
littérature. J’aime tenir ce secret dans ma main. ♦
C
omme tout le monde, mon désir
conditionne mes lectures. Et
celles qui me mobilisent le plus
naissent d’une rencontre, instinctive, que
je crois n’appartenir qu’à moi. Par un La Recherche. Parce que j’ai trouvé, dans
ami, j’ai lu L’Homme sans qualités de ces pages, une des qualités que je tiens
Musil d’une traite, comme on déchiffre, pour les plus sexys au monde :
en apnée, une lettre codée. Face à la patience. Chez Proust, plus que ses
Proust, en revanche, je suis longtemps saillies sociales ou sa peinture de l’amour,
restée interdite, comme devant une villa c’est cette endurance qui m’irrigue. Cette
trop riche, ample et convoitée. persévérance inouïe, face au souvenir,
J’observais sa Recherche de loin, soirée qui rend attentif aux mouvements
bourgeoise dans laquelle tout le monde les plus sinusoïdaux de la vie. Ce courage
veut entrer. Trop de déférences. Trop face au temps, qui permet d’écrire, par
de signalétiques sociales. Trop de codes. le détail, comment notre cœur change.
À l’école, dans les journaux, partout, Oui, quand j’envisage Proust,
on me parlait d’Albertine avec des aujourd’hui, plus qu’aux Guermantes ou
Majuscules À Chaque Mot – et je ne qu’à Combray, c’est à cette patience
voyais pas quoi faire de ça. Comment de félin que je pense. Dans le jardin de la
rencontrer celui que tout le monde soirée mondaine, désormais, je le perçois
connaît ? La réponse finit par arriver : qui rôde et nous observe. Proust, comme
par Beckett. C’est dans son Proust que une panthère. ♦
j’ai enfin trouvé l’envie d’aller voir du
côté de chez Swann. Et, en désordre et Dernier livre paru : Vers la violence
en secret, j’ai alors adoré – sans toutefois (Fayard).
tout lire – ce que j’ai découvert de
87
“Orageux et érotique”
Par Jakuta Alikavazovic
J ’ perdu
ai lu À la recherche du temps
à 18 ans. Un été, en
Grèce. Sur une île. Je l’ai lu en
édition de poche : c’est un été que Marcel Proust, ce n’est pas un écrivain
j’ai passé pieds nus, je n’ai porté en tout que j’ai lu facilement. J’ai même eu une
et pour tout qu’un haut de maillot en série de faux départs, avec lui, avant cet
vichy bleu et un short en jean que j’avais été-là, cette île-là et cet érotisme-là.
tailladé à la hâte. Dans la poche arrière J’ai appris à le lire. Au début, je n’y voyais
je glissais mon tome en cours. C’était rien, rien du tout, j’étais myope. Et peu
un été orageux et érotique. Je ne le savais à peu tout est apparu et son rythme et son
pas alors, parce que c’était mon premier phrasé me sont devenus aussi naturels
été d’adulte (mais en réalité j’étais que ma propre respiration. Je ne pouvais
tout sauf adulte à 18 ans) et je pensais plus le lâcher.
que tous les étés seraient comme ça Récemment je me suis demandé si je
désormais. Mais non. Ça reste, dans n’aurais pas dû, quand même, m’habiller
l’histoire de mes saisons, un été pour le lire. Mettre des chaussures, au
particulièrement orageux, particulièrement moins. Que penserait Proust des jeunes
érotique. Et ces deux qualités, je les filles, des jeunes femmes, qui le lisent
associe à Proust. Il y avait de l’orage pieds nus ? Qui le lisent échevelées ? Et
Les Inrockuptibles №15
dans mon rapport à lui et il y avait de que penserait Proust des jeunes amants
l’orage dans les rapports entre les qui cachent les tomes de La Recherche,
personnages. Surtout, bien sûr, entre le parce qu’ils sont jaloux ? Jaloux d’un
narrateur et Albertine. J’entends parfois livre ? C’était un vrai triangle amoureux,
les gens exprimer des réserves sur entre nous, cet été-là. ♦
La Prisonnière et Albertine disparue, mais
moi ce sont sans doute mes volumes Dernier livre paru : Faites un vœu
préférés. À cause de cet été-là. Si je les (Éditions de l’Olivier).
avais lus ailleurs, autrement – qui sait.
“Je le déguste
Où est le culte ?
à la cuillère à moka”
Par Éric Reinhardt
S
ouvent, le matin, avant d’écrire, j’ouvre un livre au
hasard et je lis une dizaine de pages. Pas n’importe
quel livre, ni de n’importe quel écrivain, mais de ceux
dont la langue est physique, musicale, autoritaire et sensorielle,
à quelque endroit que l’on s’arrête.
Parmi ces écrivains, il y a Claude Simon, il y a Thomas
Bernhard, il y a Jean-Jacques Rousseau, lus assidûment. Mais
il y a aussi Proust, dont le cas occupe une place à part dans
ma vie d’écrivain. Très à part, même, puisque c’est sans des semaines durant, ne faisant plus que cela, les méandres
doute celui des écrivains dans les livres duquel je reviens me du monumental édifice, mais ce n’est jamais le moment idéal.
baigner le plus régulièrement, celui dont la matière est la plus Je craignais, jeune, que cette lecture ne fût comme un séisme
contagieuse, donnant irrésistiblement envie d’écrire et de qui dérègle tout, qui vienne mettre à terre le fragile édifice que
retrouver son propre travail, sa propre respiration, sa matière j’avais commencé de construire. Pourtant, à la même époque,
spécifique (précisément parce que l’on est immédiatement je n’ai jamais hésité à me confronter à Kafka, à Dostoïevski,
confronté à un corps en train de penser, en train de sentir, à Joyce, à Balzac, à Flaubert, à Thomas Mann, à Céline,
lorsqu’on lit Proust), mais sans que j’aie jamais osé à Melville, à Virginia Woolf, mais en raison même des affinités
le fréquenter autrement que de cette façon fragmentaire – peut-être dangereuses – que je me sentais avec son écriture,
et discontinue. je redoutais que Proust ne vienne tout écraser, ne rende les idées
Proust, voilà quarante ans que je le déguste à la cuillère à moka. de livre que j’avais dérisoires et ne les fane. Qu’il ne les éteigne.
J’ai acheté, au fil du temps, tous les volumes de La Recherche Ou bien je ne m’estimais pas assez en forme, je me disais qu’il
en édition grand format dans lesquels je vais piocher serait dommage de massacrer irrévocablement mes premières
ma semence matinale, je brûle d’en passer la grande porte impressions de La Recherche parce que j’aurais commis l’erreur
(“Longtemps, je me suis couché de bonne heure”) afin d’en visiter, de ne l’avoir pas entreprise au bon moment, dans les meilleures
dispositions mentales. J’avais sacralisé
La Recherche, il m’était donc devenu
impossible d’y aller.
88
Marcel Proust
qui est dans la vie,
et qui regarde autour d’elle”
Par Christine Angot
89
Pour nous il est Proust, mais au moment
où il écrit Un amour de Swann, il ne
le sait pas encore. Il faut qu’il tienne la
promesse qu’il se fait. La nécessité de
regarder une chose sous toutes
les coutures est alimentée, non pas une
montagne de connaissances, mais
un besoin de s’assurer de ce qu’il voit
par le mot. Puisqu’il y a un mot pour
dire quelque chose, c’est que la chose
existe telle qu’on la voit.
J’aimerais parler de Céleste Albaret.
Monsieur Proust est un livre magnifique
[Éditions Seghers, 2022], qui peut être
“C nous,
omme beaucoup d’entre une bonne introduction à Proust si on a
je savais que À la peur de le lire. On y trouve un regard sur
recherche du temps perdu celui qui a eu une vie, qui n’est pas celle
compte, nous concerne. Je me souviens du narrateur. Céleste sait qu’elle
très bien du moment où j’ai lu les participe à l’établissement d’une œuvre.
romans pour la première fois. Je devais Un auteur de cette dimension, qui a
avoir 22 ans, j’ai acheté l’ensemble dans cette force, ce génie a besoin d’être aidé
une brocante à Reims, des vieux à la porter. C’est souvent mal vu, comme
exemplaires Gallimard aux pages jaunies si la personne qui aide l’artiste était
et mal imprimées. J’ai dû m’habituer exploitée. Mais il ne s’agit pas de l’ego
à la phrase, et puis je suis entrée dedans, d’un auteur. Son œuvre n’est pas juste
et les ai lus les uns après les autres. personnelle, elle concerne le monde. Elle
Les Inrockuptibles №15
Ce qui me plaisait, dès le début, c’est nous concerne tous.” ♦ Propos recueillis
que rien n’était ignoré, ou laissé au par Nelly Kaprièlian
hasard. Quand une chose était regardée,
elle l’était en entier. Si la phrase ne se Dernier livre paru : Le Voyage dans
terminait pas, ce n’était pas par un effet, l’Est (Flammarion).
mais qu’il y avait encore un aspect, un Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre
repli qui n’avait pas été considéré. Il y jusqu’au 22 janvier, BNF, Paris.
avait toujours un rebondissement dans le
regard. Tout ce que lui voit, nous l’avons
Les Inrockuptibles №15 90 Les rencontres
ma
“La
musique
est devenue
croisade”
Neil Krug
D ’
Weyes Blood
après son passeport, Natalie Mering est une
jeune femme née en Californie il y a trente ans
et des poussières. Pourtant, en écoutant
ses albums, impossible de situer dans l’espace-
temps sa voix élégante, capable d’entonner des madrigaux
avec le débit libre de Joni Mitchell, ni son songwriting d’une
beauté intemporelle, orné d’arrangements somptueux, à faire
pâlir d’envie ses propres idoles. Même paradoxe lorsque
l’on se retrouve en face de cette frêle silhouette : par son
érudition, sa sagesse, son sourire sibyllin et son port de tête
royal, Weyes Blood dégage une aura surpuissante. Pas étonnant
que toute la scène indé s’arrache ses talents, de Beck à Lana
Del Rey en passant par Drugdealer, Father John Misty
et Ariel Pink. Son fan-club va encore s’agrandir après la sortie
de son cinquième LP vertigineux, And in the Darkness, Hearts
Aglow, dont elle nous livre quelques secrets.
91
extrêmement vite. Pour guérir et se projeter dans le futur,
il faut d’abord comprendre ce qui a mal tourné, ce que nous
traversons en ce moment, avec ces sensations de danger
imminent et d’incertitude. J’ai déjà le titre du volet suivant
et j’y travaille, mais je ne veux pas trop en dire, sinon ça va
me porter malheur !
transporte vers une certaine transcendance, avec une idée à Los Angeles, là où l’album Pet Sounds des Beach Boys a été
d’élévation. J’essaie de laisser la place pour ça dans mes conçu, et je me suis sentie inspirée par cet endroit. J’écoutais
morceaux. Dans notre culture, c’est un concept que aussi beaucoup Scott Walker. Je voulais que la voix soit très
certains peuvent trouver gênant, mais ça ne me dérange claire, avec des instrumentations sorties d’un film, mais sans
absolument pas. trop de densité dans le son. Je suis aussi allée dans un plus petit
studio, beaucoup moins cher, où je pouvais m’amuser à jouer
pendant des heures sans pression. C’est important de laisser
Neil Krug
PAM Pan
African
Music
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
94
J
uillet 2022, Californie.
Au lendemain d’un court séjour
à Los Angeles et après avoir traversé
les brumes de Big Sur et Carmel-
by-the-Sea, nous voilà dans la
Bay Area, à North Beach, le quartier Vale est pourtant un enfant du Summer of Love. En 1966,
de San Francisco traversé par après avoir obtenu une licence en littérature anglaise
Columbus Avenue, au nord à l’université de Berkeley, il répond à une annonce trouvée
95
de Chinatown : c’est ici que les dans un shop psychédélique de Haight-Ashbury : Blue Cheer,
poètes beatniks traînaient dans groupe qui donne dans le blues psychédélique lourd, cherche
les années 1960, à quelques miles de Haight-Ashbury et du un batteur. “Évidemment, je n’étais pas batteur, mais je me suis
Golden Gate Park, épicentres du mouvement hippie où tout de même rendu dans leur repaire et je suis devenu leur clavier.
les T-shirts tie and dye se vendent aujourd’hui plus de 50 dollars Un an plus tard, en juillet 1967, ils me foutaient à la porte. Je ne
l’unité. À l’angle de Columbus et de Jack Kerouac Alley, où se les blâme pas, je voyais bien qu’ils n’avaient pas besoin de moi.”
font face le Vesuvio Cafe et le City Lights Bookstore, deux QG La même année, recommandé par son oncle, il est embauché
parmi les plus célèbres de la génération beat, on rencontre chez City Lights, la librairie et maison d’édition fondée
le dénommé V. Vale, l’une des figures majeures, mais discrète, par Lawrence Ferlinghetti en 1953 et qui sera le porte-voix
de l’underground franciscanais. Comme presque tous les jours, de la génération beat. Le manager de l’établissement,
il expose devant la librairie sa collection de zines, magazines un certain Shig Murao, nippo-américain comme lui, le prend
et autres autopublications, et tente d’en vendre aux passant·es sous son aile.
pour arrondir ses fins de mois. Là-bas, il fait la connaissance d’Allen Ginsberg et surtout
Vale est un Nippo-Américain de 78 ans, né à Jerome, Arkansas, de l’iconoclaste Philip Lamantia, un poète surréaliste qui
connu pour être l’un des premiers à avoir recensé deviendra l’un de ses mentors. Lamantia publiait déjà dans la
l’émergence du punk à San Francisco avec son fanzine Search grande revue surréaliste new-yorkaise View à l’âge de 15 ans :
and Destroy (comme la chanson des Stooges). “J’ai lancé cette “Quand Ginsberg a lu pour la première fois Howl en public,
publication en 1977 parce que je n’aimais pas la façon dont en 1955, Lamantia était là. Il rendait hommage à son ami John
le mouvement punk était considéré dans les médias mainstream”, Hoffman en faisant la lecture publique d’un de ses poèmes,
raconte-t-il. À l’époque, le magazine rock US de référence poursuit-il. Je voyais dans la combinaison des mouvements punk
s’appelle Rolling Stone, un titre ayant “raté l’éclosion de la et surréaliste la philosophie parfaite pour envisager le futur.
génération punk, prisonnier de son statut de ‘voix de la génération Le punk couvrait cet angle mort que ne couvrait pas le surréalisme :
hippie’”, selon Vale. la musique. Et particulièrement la musique rebelle.”
Au mitan des années 1970, la contre-culture à San Francisco
est encore sous psychotropes, et la jeunesse qui plane n’a pas UN INTERVIEW PUNK
tout à fait enterré les Grateful Dead, Jefferson Airplane et autres À l’image d’une partie de la jeunesse, Vale voit dans l’exaltation
Quicksilver Messenger Service, même si la révolte couve déjà : de l’éthique punk une forme de libération. Des groupes de
Les Inrockuptibles №15
“Il n’y avait que deux ou trois groupes punk à San Francisco, dont San Francisco ayant pris le contrepied du mouvement hippie,
Crime, The Nuns et The Avengers, mené par la chanteuse Penelope on en connaît quelques-uns : The Dead Kennedys,
Houston, qui fut l’une de mes premières interviews.” The Residents, Chrome ou encore Tuxedomoon. “Ça ne
m’étonne pas que tu connaisses ces groupes, les Français se sont
toujours intéressés à l’avant-garde. Ces formations ont très tôt
utilisé l’électronique et avaient de drôles d’idées. Très vite,
ils ont eu recours à des projections pendant les concerts. Ils étaient
multimédia, je crois que c’est le terme que l’on utilise …
Portrait
Search and Destroy n’aura
pas duré deux ans, parce
que “le punk était trop
parfait pour faire de vieux os”,
s’amuse aujourd’hui Vale.
Numérisation : Fanzinothèque de Poitiers. Photo de Penelope Houston: Kamera Zie · Numérisation : Fanzinothèque de Poitiers. Photo de The Zeros: Richard Peterson
96
Rolling Stone pour porter la bonne parole. Vale se chargera Et puis je suis revenu et il m’a suggéré de monter voir Lawrence
de documenter ce court laps de temps de l’histoire de Ferlinghetti, qui m’a donné la même somme.”
la contre-culture. Il a l’idée de lancer Search and Destroy,
un fanzine pensé sur le modèle d’Interview, la revue d’Andy MACHINE À ÉCRIRE DERNIER CRI
Pendant onze numéros, sortis entre 1977 et février 1979,
et tapés sur une machine à écrire IBM Selectric dernier cri
qu’il emprunte à City Lights, Vale passera au crible les scènes
punk et new wave à travers des interviews longues, fouillées,
toujours méthodiques. Il ne se contentera pas de la zone
PILAR ALBARRACÍN
YOANN BOURGEOIS
LEANDRO ERLICH
LORIS GRÉAUD
GROLAND
INVADER
LA BRICHE FORAINE
JULIO LE PARC
HERVÉ DI ROSA
ORLAN
DELPHINE REIST…
Les
Story
de vivre
Les Inrockuptibles №15
N
1971 à 1977 au TNP de Villeurbanne avec Planchon où il
anterre. Un nom à échos multiples, intimes monte, entre autres, Massacre à Paris de Christopher Marlowe,
et publics, notamment pour un jeune suite de tableaux inspirés du massacre de la Saint-Barthélemy.
homme qui monte à Paris au début des Il s’en souviendra beaucoup plus tard dans sa mise en scène de
années 1970. D’abord un synonyme de La Reine Margot (1994). En 1982, il a déjà bifurqué vers le
révolution, la toute nouvelle université créée cinéma avec La Chair de l’orchidée (1974), d’après James
en 1963 est, dès mars 1968, un des premiers foyers étudiants Hadley Chase avec Charlotte Rampling, et Judith Therpauve
de contestation. À l’automne 1970, lorsqu’on vient s’y inscrire (1978), où excellent Simone Signoret en patronne d’un
pour la première fois au département de philosophie, ça quotidien régional et Philippe Léotard en jeune journaliste.
commence très bien : à peine posé le pied sur le quai de la gare Chéreau est déjà Chéreau : une star qui, au Théâtre des
SNCF nommée, propitiatoire, Nanterre-La Folie, un épais Amandiers, va de nouveau rayonner. Il recrée à la fois un
Ad Vitam Production/Arte France Cinema · Marc Engurand, Collection Armelle & Marc Enguerand
nuage de lacrymogènes pique les bronches. Des CRS sont en nouveau théâtre, une école et un restaurant. Ce dernier détail
train de charger des étudiant·es. Il est plaisant aussi que n’est pas négligeable. Au début des années 1980, se rendre
l’université se nomme Paris X, le chiffre romain suggérant depuis Paris aux Amandiers est encore une expédition
à son insu que la fac est classée X. À l’horizon, les derniers compliquée à base de RER aléatoire et, sur place, dans la
vestiges d’un bidonville énorme où survivent des milliers de partie ville nouvelle de Nanterre, de McDo vite fait. Aller aux
travailleurs algériens. À peu près à la même époque, un Amandiers se mérite, mais la récompense est un trésor quand
chanteur réac, Philippe Clay, beugle à la radio : “Mes on a la chance d’y assister, en février 1983, à Combat de nègre
universités, c’était pas Jussieu, c’était pas Censier, c’était pas et de chiens de Bernard-Marie Koltès avec Michel Piccoli,
Nanterre.” Ben si, camarade. Sidiki Bakaba, Myriam Boyer et Philippe Léotard dans les
Au début des années 1980, Nanterre enfile le manteau d’une rôles principaux. Bien des rumeurs tourbillonnent alors autour
autre synonymie. Nanterre à nos oreilles devient Nanterre- des Amandiers : un labo de jeunes talents, une maison menée
Amandiers, du nom d’un théâtre dit décentralisé, inauguré tambour battant par Chéreau et son ami et ex-amant, l’acteur
Les Inrockuptibles №15
en 1976 dans un bâtiment conçu par l’architecte et urbaniste et metteur en scène Pierre Romans. Le tout nimbé d’une
Michel Écochard (1905-1985) à la tête d’un cabinet où fragrance de sexe et de drogue. Comme une grotte de légendes
œuvrent des architectes “sociaux” de talent, dont Pierre plus ou moins fantasmées, dont on peine à comprendre le
Riboulet, le père de l’écrivain Mathieu Riboulet. En 1982, sésame.
coup de tonnerre et d’éclat : succédant à Pierre Debauche,
Xavier Pommeret et Raoul Sangla, Patrice Chéreau est nommé
à la tête du Théâtre des Amandiers en compagnie de Catherine
Tasca, fidèle administratrice jusqu’en 1986, avant qu’elle ne
vogue vers un destin politique de gauche qui culminera au
←↘
“Ça couchait
d’élèves ont poursuivi le théâtre. Chéreau était évidemment le grand
manitou, un peu shaman. On le respectait, on le craignait,
on l’admirait, on voulait lui plaire. Patrice avait le don de nous
à tout-va, d’une tambouiller en organisant un système un peu sadique de jalousies.
Il organisait des dîners chez lui, à Paris : il y avait ceux qui en
nuit à l’autre, étaient et d’autres pas, avec une certaine préférence pour les garçons.
Dans le travail, il pouvait parfois être violent. Un jour, je me suis
comme on boit pris une chaise perdue qui ne m’était pas destinée. Il tordait
les acteurs, les poussait à la composition, à augmenter leurs traits
on fume une
oui, la drogue, l’alcool, le sexe. La routine à l’époque. On couchait
comme on respire.”
101
à Patrice qui était comme un frère bienveillant, un père pas
commode, un ami sévère, comme tous les bons amis. Il était avec
“LA JEUNESSE COMME AVENTURE” nous, à côté de nous, il tentait de nous élever, à tous les sens
Quand on scrute une photo de groupe de l’époque (circa du verbe. Le jour où il a accepté que je mette en scène le Woyzeck
1986), on y reconnaît Chéreau, beau et souriant au premier de Büchner, j’ai failli devenir fou, de joie et de peur. Une seule
rang, enchâssé par une dizaine de jeunesses de l’école, filles et représentation avec Agnès Jaoui dans le rôle d’Anne et Valeria Bruni
garçons. Si on déplace le punctum, tiens, en haut à gauche, on Tedeschi dans celui d’une petite vieille. Après le spectacle,
dirait Vincent Perez. C’est lui ! Au deuxième rang, on dirait Eva je craignais sa réaction. Il ne me parle pas de ma mise en scène,
Ionesco. C’est elle ! Et en plein milieu de ce groupe en noir et il est de dos, en train de regarder par une baie vitrée la grisaille
blanc se singularise un très beau visage de jeune fille grave, de l’hiver dans le parc des Amandiers. Et il me dit : ‘Finalement,
comme descendue d’un portrait de la Renaissance italienne. ce qu’on essaie de trouver, c’est une réponse au cycle des saisons,
Mamma mia !, c’est Valeria Bruni Tedeschi, à l’époque jeune entre vie et mort.’ Magnifique ! Je n’ai jamais oublié.”
élève d’à peine 20 ans. Valeria Bruni Tedeschi : “Je venais d’un milieu privilégié avec
Quarante ans plus tard, comme pour ouvrir sa faille une envie urgente de me cogner à la vie, quitte à me faire mal. …
spatiotemporelle, Valeria Bruni Tedeschi a
replongé dans la photo pour son film si
naturellement appelé Les Amandiers. Quand
on en parle en sa chaleureuse compagnie,
elle annonce d’emblée que ce film intime
n’est ni un documentaire (“je ne saurais
pas le faire”), ni une reconstitution (“quel
effroi !”), ni un monument (“quelle
épouvante !”), mais une évocation. À sa
fenêtre, toute de tendresse, d’émotions,
d’humour et de franc-filmer, elle jette ses
souvenirs sur l’établi du romanesque et de la
Les Inrockuptibles №15
Le Liberté
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Les critiques
Les critiques
→
Nosaj Thing p. 110.
105
Les Inrockuptibles №15
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lesinrocks.com
Obviously
Les critiques
THE CAR
d’Arctic Monkeys
Zackery Michael/Domino
une pierre de plus à leur édifice discographique
en forme d’exutoire métaphysique.
Musiques
106
Les Inrockuptibles №15
Musiques
Base Hotel + Casino (2018), loin de toute
déflagration tubesque, dans l’écrin tamisé
d’un lobby d’hôtel à la dérive. Doit-on
en déduire que la mue du chanteur,
passé du minet au rockeur gominé et du
dandy glam au crooner romantique
Alex Turner avait juré. Oui, mais quoi ? distant, parfois suffisant, donnant à voir
Et, surtout, à qui ? “I know I promised un être habité par quelque chose qui
this is what I wouldn’t do, somehow giving nous dépasse alors que c’est le vide
it the old romantic fool, seems to better suit existentiel qui l’étrille, ne lui seyait plus
the mood” (“Je sais que j’avais promis tant que cela ? Il vaudrait en effet mieux
que je ne le ferais pas, mais d’une certaine qu’il y ait une boule à facettes, pour
manière revenir au vieux romantique idiot percevoir Alex Turner tel qu’il est :
semble plus approprié”), chante-t-il, éparpillé en petits éclats, dans une pièce fiction n’était là que pour servir de
résigné et autocomplaisant, dans les remplie de fantômes. support dynamique, de toile de fond aux
premiers instants de There’d Better Be “La transfiguration, c’est ce qui vous permet errances mentales de Turner.
a Mirrorball. Le premier extrait de de vous dépêtrer du chaos et de le survoler”, L’Anglais est un concepteur d’ambiances,
The Car semblait reprendre là où les disait Bob Dylan, le plus roublard de un architecte qui, inlassablement et
Arctic Monkeys avaient laissé Tranquility tous·tes. À l’image du vieux fou, méticuleusement, constitue la scène sur
les Arctic Monkeys, sous l’impulsion de laquelle il viendra jouer son petit théâtre
sa pythie de frontman, auront déjoué des apparences à la manière d’un
tous les pièges du formatage en se Scott Walker ou de The Style Council.
réinventant sans cesse. D’aucuns diront “It’s the intermission, let’s shake a few
en s’accomplissant enfin. En se hands”, s’interrompt-il dès le deuxième
détournant des cadres restrictifs imposés morceau, I Ain’t Quite Where I Think
par la pop, qui consistent à livrer en I Am. Et, en cela, The Car est
pâture des hits pour flatter les esgourdes un chef-d’œuvre, qui évite justement
des fans, le quatuor de Sheffield sera tous les pièges du gigantisme forcené
non seulement devenu le groupe de rock pour se concentrer sur l’ouvrage,
le plus important des années 2000, le beau, le précis. Quitte à nous laisser
mais aura aussi sauvé sa peau en dans un état d’engourdissement relatif,
s’affranchissant de la logique mercantile au milieu de ce grand manoir à la fois
de l’offre et de la demande. Considérations baroque et craquelant, hanté par un
quelque peu triviales, mais les scores flot de questions sans réponses.
sur les plateformes de streaming C’est d’ailleurs l’une des forces des
107
ne mentent pas : les Arctic Monkeys Monkeys que de ne jamais rien affirmer.
sont dans le top 70 des artistes les plus Ici, tout est interrogation, tâtonnements,
écouté·es sur Spotify. Un exploit, métaphores et paraboles, et c’est
à l’heure où les flux de ces réseaux sans doute pour cela que les concepts
charrient davantage de Bad Bunny et (l’hôtel sur la Lune de TBH + C,
Harry Styles que de Strokes, la mystérieuse voiture de cet album)
Fontaines D.C. et j’en passe. prennent le pas sur le récit et les
Pourtant, des tubes, chez les Monkeys, refrains. Alex Turner a un goût certain
n’en cherchez pas, il n’y en a plus. pour le vintage et les questions
Et c’est le salut du groupe. Depuis le millénaires laissées en suspens. L’action
fracassant AM (2013) – toujours aussi de The Car pourrait ainsi se situer entre
acclamé sur scène et chez les disquaires –, la fin du mirage sixties et l’apparition
seul le titre Four out of Five, sur TBH du punk, en pleine gueule de bois,
+ C, s’apparenterait de loin à un single quelque part entre deux
qui pourrait casser la baraque. apocalypses. Qui aurait
Cela tient à la grande idée qu’Alex cru que la musique des
Turner se fait de la pop, qui pourrait se Arctic Monkeys serait la
résumer en trois actes : construction BO de la fin des temps ?
d’une cathédrale sonore feutrée, écriture, ♦ François Moreau
orchestration.
De source proche du dossier, Alex The Car (Domino/Sony Music).
Turner, déjà quasi exclusivement à la Sorti depuis le 21 octobre. Concert
manœuvre sur le précédent LP, a même le 9 mai à Paris (Accor Arena).
écrit tous les arrangements
(magnifiques) de The Car, un disque
affranchi du contexte narratif qui faisait
du précédent une œuvre kubrickienne
peuplée d’intrigues et d’illusions. Ne
Les Inrockuptibles №15
varié d’un iota dans sa mélomanie ni pandémique que l’on sait – pour the only one?”, interroge
dans ses principes d’union fraternelle, de d’évidentes contraintes sanitaires, Thomas Mars sur ce
secret de fabrication – Phoenix en studio, Thomas était bloqué outre-Atlantique dernier tube atomique.
c’est Fort Knox. Car avant de devenir pendant que ses comparses travaillaient La réponse est dans
le “meilleur-groupe-français-du-monde”, dans leur studio aménagé d’un musée la question.
Phoenix avait déjà conçu son premier des Arts décoratifs désert. Au point ♦ Franck Vergeade
Les Inrockuptibles №15
album, United (2000), comme un feu d’enregistrer leur tout premier morceau
d’artifice, rassemblant toutes ses à distance, le merveilleux Winter Solstice Alpha Zulu (Loyauté/Glassnote/
obsessions musicales (des Beach Boys – ainsi que le duo Tonight avec Ezra A+LSO/Sony Music). Sortie
à Teenage Fanclub, de Lou Reed Koenig de Vampire Weekend. Et si le 4 novembre. Concerts les 28 et
ce nouvel album s’est finalement dévoilé 29 novembre à Paris (L’Olympia).
par la fin (Identical, enregistré pour
la BO du film On the Rocks de Sofia
HIDING IN PLAIN SIGHT
La Commune
Musiques
de Drugdealer
Le songwriter californien
Michael Collins infuse pièce
d’actualité 18
dans ses nouvelles chansons
un groove énamouré.
Le
Amateurs et amatrices de Fleetwood Mac,
Journal
du folk de Laurel Canyon, du G-funk, de
Woody Herman ou encore de Steely Dan,
prenez une grande respiration avant de
plonger tête la première dans Hiding in
Plain Sight. Auteur, compositeur, wannabe
realisateur, Michael Collins, tête pensante
de Drugdealer, est aussi chanteur,
d’une femme
mais on l’avait presque oublié en écoutant
ces morceaux mémorables incarnés
nwar
par d’autres, comme Weyes Blood sur
Suddenly, en 2016.
Sur ce troisième album, on entend
davantage la voix de Collins que celle de
ses ami·es (Kate Bollinger, Tim Presley de 8 → 20
White Fence), plus haute en tonalité, tout
droit sortie de l’autoradio d’une décapotable nov. 2022
imaginaire traçant la route sur la Highway 1.
La conclusion Posse Cut explore le funk
californien, bénéficiant de l’apport de
fidèles complices (Sasha Winn, John Carroll
Kirby, Sean Nicholas Savage), et un
instrumental richement cuivré s’offre le titre
109
de To Line and Drive in L.A.
Écrit pendant le confinement, Hiding
in Plain Sight n’aspire, à travers Someone
to Love et autres Valentine, qu’à trouver
l’amour, le vrai. Et aller voir ailleurs si
son Collins y est, dans un espace-temps
élastique qui, puisant à la source
des années 1970 promptes à l’évasion
– chimique, mystique,
ludique –, tartine
de baume nos cœurs
blessés de 2022.
Attention, addiction.
♦ Sophie Rosemont
Matthieu Bareyre
avec Rose-Marie Ayoko Folly
Les Inrockuptibles №15
Aubervilliers
Les critiques
IOTA
de Lous and the Yakuza
toute sa vulnérabilité sur les cordes représente décidément bien plus que des méfier de ce cinquième album au casting
de la minimale ballade Ciel : “Je crois en mots.” Et c’est vrai, XXL, enregistré aux côtés d’invité·es
la vie éternelle […] Je cherche encore un simple beat de Iota, venu·es autant du jazz et de la soul que
mon étincelle.” allié à la voix prégnante du hip-hop et de la pop ? Aucunement.
En dépit de son titre, Iota donne de Lous, de nous faire Continua est l’œuvre d’un artiste qui,
beaucoup. “Chaque morceau évoque ce qui monter les larmes aux pour préserver son regard neuf, a préféré
me reste de mes relations amoureuses, yeux. ♦ Sophie Rosemont s’entourer de collaborateur·trices :
Panda Bear, Serpentwithfeet, Julianna
Iota (Columbia/Sony). Barwick, Toro y Moi ou encore Kazu
Sortie le 11 novembre. Makino, deux artistes déjà présent·es
sur Home (2013).
Évidemment, on serait tenté de mettre
tous ces duos sur le compte de la panne
d’inspiration. C’est tout l’inverse :
contrairement à ces producteurs
prisonniers volontaires d’un son
autrefois arpentés
par Mazzy Star
ou Cocteau Twins.
♦ Maxime Delcourt
Continua (LuckyMe/Kuroneko).
Sortie le 28 octobre.
STAY CLOSE TO MUSIC
de Mykki Blanco
ARMIDE
en 2021 avec la sortie du EP Broken
Hearts & Beauty Sleep, première pierre
posée de ce nouvel album, Stay Close
to Music.
La voix de Mykki Blanco est grave mais
limpide, affirmée, comme sur Trust
a Little Bit ou sur l’introduction Pink
Diamond Bezel. Elle s’offre des instants
de repos, presque méditatifs, qui Christoph Willibald Gluck
permettent en fait de digérer le propos
précédemment scandé. Celui-ci n’est pas
toujours vindicatif ou profond, comme
l’étiquette spoken word accolée à sa
musique voudrait le faire croire : Mykki
Blanco se fait nasty, cite Lady Gaga, revêt
des apparats pop eighties ou trap, voit
l’engagement comme un amusement. Cet
05 > 15.11
équilibre entre gravité et légèreté semble
naturel, traduisant les envies multiples
mais cohérentes de l’artiste californien·ne,
qui n’a aucun mal à enchaîner les
morceaux sans pause, à entrecouper les
chansons de tentatives
Direction musicale
instrumentales
bienvenues. Tout vient Christophe Rousset
à point à qui sait
Mise en scène
attendre, et à qui sait
créer. ♦ Brice Miclet Lilo Baur
Stay Close to Music (Transgressive/
Chœur
PIAS). Sorti depuis le 14 octobre. Les éléments
Orchestre
Les Talens Lyriques
Licence E.S. L-R-21-8858 - Création graphique :
opera-comique.com
01 70 23 01 31
Les critiques “Mon écriture est essentiellement basée
sur des punchlines et l’utilisation de
symboles, détaille Florence Shaw. Je ne
STUMPWORK sais jamais où vont me mener mes textes.
D’ailleurs, je ne comprends parfois leur
de Dry Cleaning signification que quelques mois plus tard,
une fois sur scène… Mais j’aime l’idée
de rester abstraite, j’ai l’impression que ça
Un an seulement après un premier album me laisse l’opportunité d’aborder n’importe
impressionnant, les Anglais·es agitent quel sujet.”
Florence Shaw partage en cela d’évidents
les foules avec un postpunk aussi branleur points communs avec Charlotte Adigéry,
dont elle est fan. À commencer par
que sautillant. ce verbe capable de charrier dans un
même morceau la pire noirceur et la plus
Du postpunk rythmé par une basse belle absurdité, de noyer des sujets
bondissante et une voix qui postillonne graves dans des phrases qui masquent
sur l’état du monde… On pensait leur insolence derrière l’ironie. Sans
en avoir fait le tour, et pourtant : Dry doute est-ce ce sens de la nuance, doublé
Cleaning a complètement bouleversé envies que nous n’avions pas pu développer.” d’une vraie musicalité, qui permet
nos certitudes avec New Long Leg Débarrassé·es du syndrome de à No Decent Shoes for Rain, Anna Calls
(2021), un premier album enregistré l’imposteur, les quatre comparses disent from the Arctic ou Don’t Press Me de
avec suffisamment de fougue et avoir envisagé ce disque sans pression, parler autant à la jeunesse désœuvrée
de toupet pour mettre la sphère indie sûr·es de leur force et de leurs choix. des banlieues pavillonnaires qu’aux
en extase. Il n’y avait ni pose ni flambe De leur singularité, également : “On ne amateur·trices d’un postpunk lettré.
dans ces morceaux pensés aux côtés voulait pas aller vers un autre son, ni opter Dry Cleaning joue ainsi à merveille son
de John Parish dans un studio du pays pour des arrangements plus grandioses. rôle de passeur avec ces onze chansons
de Galles. Un an plus tard, les Anglais·es Stumpwork, c’est davantage de l’artisanat, capables de subtilité,
opèrent selon le même procédé dénué d’effets de production.” et qui miment avec
avec Stumpwork, un second LP qui Fan de Pylon, Television, Black Sabbath talent la mélancolie
affirme et prolonge certaines idées ou Unwound, toutes ces formations profonde d’une époque
entendues sur des hymnes à l’anxiété incapables de spéculer sur un son ou en bout de course.
généralisée, tels que Scratchcard Lanyard un savoir-faire, le groupe ajoute de ♦ Maxime Delcourt
ou Strong Feelings. l’épaisseur, de l’impertinence, du frisson
“Au moment d’enregistrer New Long Leg, à ce rock pourtant déjà dangereusement Stumpwork (4AD/Wagram). Sorti
112
on n’avait aucune expérience du travail physique, rempli à ras bord de mots depuis le 21 octobre. Concert
en studio, racontent-ils et elle d’une même qui aident à concevoir ce que l’on peine le 8 novembre à Paris (Trabendo).
voix. Là, ça a été l’occasion d’explorer des à imaginer. On y parle de politique,
de la famille, de désespoir existentiel,
d’autodépréciation, selon un vocabulaire
qui s’autorise le surréalisme et l’humour.
COMÉDIE MUSICALE
WAITING GAME
de Junior Boys LA PETITE
L’electropop rêveuse et BOUTIQUE
mélancolique du duo canadien
accomplit toujours des
DES HORREURS
Alan Menken et Howard Ashman
miracles.
En 2006, avec leur deuxième album
So This Is Goodbye, Jeremy Greenspan
10 > 25.12
et Matt Didemus mettaient en place
avec succès les idées éparses qu’ils
avaient jetées un peu négligemment
à leurs débuts. Les Junior Boys posaient
ainsi les bases de leur soul électronique
et futuriste, frissonnante et le cœur
à vif, avec ses rythmes post-r’n’b, ses
mélodies squelettiques, ses ambiances
éthérées et la voix cotonneuse de Jeremy
Greenspan en touche finale à cette
overdose mélancolique. Parcimonieux
dans ses sorties (le chanteur s’affaire
parallèlement aux côtés de Caribou
ou Jessy Lanza), le duo est de retour
avec Waiting Game, LP qui prend Direction musicale
la direction opposée du précédent Big
Black Coat (2016).
Maxime Pascal
Autant ce dernier s’aventurait Mise en scène
nonchalamment sur le dancefloor avec Valérie Lesort
ses rythmiques plus marquées, autant et Christian Hecq
Waiting Game navigue dans le versant Orchestre
le plus nébuleux, onirique et
Le Balcon
fantomatique du tandem. Avec leurs
nappes de synthés en immersion, leurs
boîtes à rythmes trempées dans le
chloroforme et leurs mélodies diaphanes, 01 70 23 01 31
les neuf titres du disque dessinent opera-comique.com
les contours d’une rêverie en suspension,
flirtent avec l’ambient, chuchotent leur
mélancolie cristalline, pendant que
Licence E.S. L-R-21-8858 - Création graphique :
une chanson contemplative en espagnol français prononcé. “Comme d’habitude, Teatro Lúcido (Disque Pointu/Idol/
(Le Jardin). ce n’était pas très réfléchi, explique Sacha, PIAS). Sortie le 4 novembre.
mais c’est marrant aussi. On entend
notre accent, comme en anglais. On chante
moins que sur d’autres albums.” Marlon
ARCTIC MONKEYS
THE CAR
Que de chemin parcouru dans les contrées du rock indé
pour le groupe de Sheffield ! Toujours en quête de nouveaux
paysages musicaux, Alex Turner et ses compagnons de voyage
nous étonnent une fois de plus avec ce septième album. Montez
dans la voiture et en route pour une nouvelle Arctic Surprise.
Louis, expert Musique Fnac
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HUGO
toujours de structure apparente. Produit
quasi exclusivement par le génial
de Loyle Carner Londonien Kwes, et avec l’aide
sporadique d’un maîtres du sampling,
Madlib, Hugo brille par son
Parasité par le pessimisme dépouillement faussement humble mais ANOTHER LIFE
farouchement radical dans son approche.
ambiant, le Britannique Un parfait écrin pour habiller ce de Nadine Khouri
délaisse l’hédonisme bouillonnement de partis pris politiques
(l’activiste Athian Akec en featuring),
Toujours produite par John
pour une âpreté qu’on ne d’introspection amère et de constats
acerbes, assez proches – quoique plus Parish, la songwriter
lui connaissait pas. sages – des collages surréalistes et
primitifs d’un Earl Sweatshirt. d’origine libanaise confirme
Si l’on pourra toujours lui préférer
Jusqu’alors gendre idéal du rap made la naïveté de son premier disque ou le son sens du blues frissonnant.
in UK, propre sur lui, pondéré et à mille raffinement du deuxième, ce troisième
lieues de la crudité et de l’âpreté du effort, lui, capture mieux que jamais Il brillait, sur le premier album de
grime et de sa petite sœur réglant ses les tourments intérieurs du MC anglais. Nadine Khouri (The Salted Air, 2017)
problèmes à l’arme blanche, la drill, À l’image d’Adonis tout sourire, fan une étoile brisée, Broken Star, l’un des
Loyle Carner remise finalement son d’Éric Cantona et troquant des places singles. La lumière, plus tamisée, qui
optimisme d’apparat au placard sur son de concert contre des maillots de foot nimbe son successeur Another Life est elle
troisième album, Hugo. Sans embrasser vintage, se substitue aussi cassée : c’est The Broken Light, cette
le fatalisme des deux courants musicaux enfin une faillibilité lueur qui “sait tout de la défaite”, nous dit
les plus populaires du rap de la perfide dépouillée véritablement l’un des plus beaux titres de cette
Albion, Benjamin Coyle-Larner, de son à nu. La rage au ventre nouvelle collection de chansons
vrai nom, évolue désormais en vase clos et les tripes à l’air. nocturnes. C’est aussi le clair d’une lune
116
– et en eaux troubles –, loin de la ♦ Théo Dubreuil basse fidélité, une Lo-Fi Moon où, dans le
douceur apparente des contributions texte, il est question d’une “radio fantôme”.
de Sampha, Jorja Smith ou Tom Misch Hugo (Virgin Records/Universal). La radio de Nadine Khouri émet enlacée
sur son second LP, Not Waving, Sorti depuis le 21 octobre. Concert de chœurs subtils et de saxophones
But Drowning (2019) – déjà lourd en le 29 janvier à Paris (Olympia). spectraux, mise en son par un John
introspection. Parish qui installe d’abord une sensualité
Exit donc le cocktail Mazzy Star dépouillée à laquelle
résolument pop qui s’ajoutent par touches discrètes des beats
irriguait jusqu’alors sa synthétiques parcimonieux (l’entêtant
musique. Sur Hugo, Keep On Pushing These Walls), ou le
la musique épouse clavier enfantin de Briefly Here.
le tumulte identitaire De la délicatesse surgissent aussi des
de ce kid anglais, métis, tubes potentiels comme Vertigo qui
atteint de trouble lointainement fraye avec la sensualité du
du déficit de l’attention Wicked Game de Chris Isaak. Déracinée
et marqué par (elle a fui enfant son Liban natal),
Nadine Khouri chante sur ses
arrangements parfaits des histoires
hantées, des aspirations, des respirations
où les silences aussi en disent long.
Another Life est un album qui vibre par
douces vagues, amples, épurées, mais à la
puissance très sûre. Sur le magnifique
avant-dernier morceau, elle s’interroge
Loyle Hate//Virgin Records · Steve Gullick/Talitres
de cinq ans – au cours duquel l’un est est, pour Kai Campos, davantage Kuroneko). Sortie le 4 novembre.
LWA
théâtre
© C. Raynaud de Lage
paris-
villette
Camille Bernon
Album après album, Daniel Avery n’en
et Simon Bourgade
c
finit plus de nous surprendre, mettant
dé
3
la barre toujours un peu plus haut,
theatre-paris-villette.fr
s’aventurant dans les recoins les plus
v
M° porte de pantin
no
obscurs de la techno. Ce n’est pas
17
Ultra Truth, son troisième LP solo en
trois ans, qui prouvera le contraire.
Autant ses deux précédents, Love + Light
(2020) et Together in Static (2021), avec
leurs envolées techno rêveuses, ponctuées
de plages ambient illuminées, étaient
des respirations vers la lumière, autant
Ultra Truth explose dans les ténèbres.
Conçu avec Ghost Culture et Manni
Dee à la production, invitant Haai,
Sherelle, Marie Davidson ou Kelly Lee
Owens, Ultra Truth est une immersion
dans le plus physique de la techno,
au cœur même de la rave. Comme
le déclare Avery : “C’est un album
intentionnellement lourd et dense.
Un disque de rêve déformé : agité, déterminé
et vivant.” Ici, c’est dance or die, pas
de répit, les beats sont concassés et
martiaux, plongent dans la drum’n’bass
et le breakbeat, les synthés sont en mode
industriel, Aphex Twin pointe le bout
de son nez…
Même les plages ambient qui ponctuent
– comme une manière de reprendre
son souffle – cette déflagration sonique
sont menaçantes. Brut et possédé,
Ultra Truth rêve de raves, ne laisse
aucun répit, suinte l’énergie et la sueur
des corps perdus dans l’obscurité
d’un entrepôt désaffecté. Et prouve
que Daniel Avery est sans contexte
l’un des meilleurs
producteurs de
musique électronique
de ces dix dernières
années.
♦ Patrick Thévenin
09.05
PARIS
special guests
ARCTICMONKEYS.COM
radical-production.fr · accorarena.com
Les critiques
SAINT OMER
d’Alice Diop
regarde à son tour le film noir dans les français, une asphyxie bien de chez nous. avec Arieh Worthalter, Achille
yeux : corps et codes du genre filmés au Parlons du casting, qui est l’autre grande Reggiani, Y-Lan Lucas (Fr., 2022,
premier degré, avec pureté. idée du film : Mazuy semble voir chez 1 h 54). En salle le 26 octobre.
Arieh Worthalter (Guillaume) un digne
successeur d’un acteur aimé, Jean-
François Stévenin – acteur populaire,
loup doux, sans manières. Flic sans
Les Inrockuptibles №15
Cinémas
d’Alessandro Comodin
“ UN SOUFFLE BEAUTÉ
“ D’UNE
DE JEUNESSE ” RAVAGEUSE ”
LE FIGARO LES INROCKS
“ UN ÉLAN IRRESISTIBLE ”
TÉLÉRAMA
“ UN COUP DE GÉNIE ! ”
LIBÉRATION
LES
ALEXIA LENA OSCAR SUZANNE
CHARDARD GARREL LESAGE LINDON
AMANDIERS UN FILM DE
VALERIA BRUNI TEDESCHI
AU CINÉMA LE 16 NOVEMBRE
Les critiques
le grand-père – Anthony Hopkins…). la mort a constitué une perte irréparable. avec Anne Hathaway, Jeremy
La description de ce monde familial, On apprend aussi que la lutte fratricide Strong, Banks Repeta, Anthony
celui de descendant·es d’émigré·es de La nuit nous appartient (2007) trouve Hopkins (É.-U., 2022, 1 h 55).
sans doute son origine dans l’attitude En salle le 9 novembre.
d’un grand frère sadique. Et l’univers
d’Ad Astra s’éclaire soudain à travers cette
fascination du gamin pour les fusées…
MÉDUSE
Cinémas
de Sophie Lévy
ACTUELLEMENT
2022, 1 h 26). En salle le 26 octobre.
AU CINÉMA
Les Inrockuptibles №
La comédie romantique
d’un nouveau genre !
Les critiques à en dévoiler la substance qu’à explorer
la façon dont De Roller se cogne sur son
hermétique opacité – et plus généralement
sur l’ineffabilité du monde, sur cette
espèce d’hostilité silencieuse et
immémoriale de la nature où il évolue
sans but, et qui refuse de laisser exsuder
d’elle une quelconque vérité. Le film
PACIFICTION – TOURMENTS SUR LES ÎLES est en ce sens absolument conradien,
au sens le plus profond qu’on puisse
d’Albert Serra donner à l’adjectif, c’est-à-dire pas
seulement pour de simples raisons de
Un politicien à la paranoïa croissante décor exotique – quand bien même
Serra est aussi très doué avec ce décor,
baguenaude en terre paradisiaque… incroyablement sensuel, quitte parfois
à pousser ironiquement son maniérisme
Hypnotique, Benoît Magimel crève l’écran. jusqu’au papier peint.
Mais parce que derrière l’affèterie visuelle,
Le corps du roi : c’était le sujet du Pacifiction n’a au fond à l’esprit que la
dernier film d’Albert Serra, La Mort tragédie d’une rencontre impossible avec
de Louis XIV (2016), chevillé à la lente ce qui se cache : ce qui se cache derrière
agonie d’un corps qui était celui de les palmiers et les couchers de soleil,
Jean-Pierre Léaud, et donc aussi un peu ce qui se cache sous les vagues (le
forcément du cinéma lui-même. MacGuffin est un sous-marin nucléaire),
Un corps symboliquement chargé de toute l’alchimie du film, c’est-à-dire ce qui se cache derrière le langage creux
pouvoir, scruté longuement et mis à une volonté de ne parler que de pouvoir, de la politique et sous les manœuvres
l’épreuve d’une certaine affliction que de politique, mais d’une façon du pouvoir. Probablement, et c’est là le
physique : Pacifiction est au fond le extrêmement charnelle, corporelle, drame : rien. Tout existe extrêmement
même film. Tout y est certes un peu animale, presque sauvage. Et Magimel fort, tout est suprêmement organique,
moins mythologique, un peu moins a exactement cela en lui : c’est, comme mais tout cela gravite autour d’un vide.
divin : Magimel (moins légendaire que on dit dans les documentaires LCP, ♦ Théo Ribeton
Léaud, mais presque aussi génial) une “bête politique”, et toute l’hypnose
incarne De Roller, étrange fonctionnaire qu’il produit vient de sa faculté à mettre Pacifiction – Tourments sur les îles
polynésien aux airs de roitelet colonial, sa présence de taureau, tour à tour d’Albert Serra, avec Benoît
gouvernant ou plutôt régnant d’une séduisante, menaçante, mais aussi Magimel, Pahoa Mahagafanau
128
façon vaporeuse, immatérielle (il n’a pas parfois encombrante et grotesque, au (Fr., 2022, 2 h 45). En salle le
de bureau, pas de papiers, pas vraiment service de rapports de force qui ne se 9 novembre. Retrouvez l’entretien avec
de mission précise, il déambule d’une disent pas et pourtant sont en Albert Serra p.80.
discussion informelle à une autre, permanence en jeu.
travaillant toujours et jamais), sur une île Fort d’un certain sens du thriller
endormie où grandit la rumeur maniériste à la Michael Mann (avec
d’une reprise des essais nucléaires, rumeur notamment des “méchants” à tomber
dont il veut démêler le vrai du faux. par terre) et envoûté par un casting
Albert Serra a saisi la magie de son de seconds rôles insulaires totalement
acteur principal et fait reposer sur lui captivants (en premier lieu Pahoa
Mahagafanau, révélation du film),
Pacifiction avance langoureusement en
rôdant autour d’un mystère qui s’épaissit
plus qu’il ne se dissipe, cherchant moins
HARKA
de Lotfy Nathan
129
corps et vie à ce vaste mot de “révolution”.
Lotfy Nathan le fait en choisissant un corps en
mouvement constant, celui d’Adam Bessa,
hallucinant, sorte de résurrection du Grégoire
Colin de Beau Travail de Claire Denis, les mêmes
yeux mangés par un noir épais qui empêche de
lire les pensées.
Ali revient après de longues années d’absence,
il nous arrive au début du film avec un vécu,
une histoire dont nous sommes privé·es. Le père
est mort, et le voilà chargé de veiller sur ses deux
sœurs avec lesquelles il cohabite dans la maison
familiale menacée de leur être retirée pour cause
de créances impayées. Ali, l’homme qui revient,
Frere
marche dans les rues, vend sous un soleil de plomb M A R I O N COT I L L A R D M E LV I L POU PAU D
un peu d’essence, refile quelques billets à des flics
ripous et dort le soir dehors, à même le sol.
Son intranquillité est la seule manière de maintenir
et Sœur
la machine rotative du quotidien en survie, sa
révolution mécanique. S’arrêter, ce serait mourir.
Alors Harka, comme son personnage, avance avec
obstination, tête brûlée comme Travis Bickle dans
Taxi Driver. Quand le soupçon de la folie pointe
son nez, c’est tout le monde sauf Ali qui paraît fou.
À mi-chemin entre le conte et le thriller, Harka
est aussi un film qui s’écoute par la voix d’une
petite sœur, invoquant l’ombre de son frère. Film U N F I L M D E A R N AU D D ES P L EC H I N
souvenir, film portrait, film fantôme ou brûlot
GOLSHIFTEH PAT R I C K BENJAMIN
Les Inrockuptibles №
STRAIGHT UP
de James Sweeney
dédicataire du film, a eu 18 ans à une en dispensant d’énigmatiques leçons Straight Up se confond avec la difficile
période durant laquelle, à cause d’une de vie (Julia Faure, en photo, irrésistible). quête identitaire de son protagoniste.
pandémie, le monde s’est arrêté. Coma Sur sa chaîne, Patricia Coma fait la Partant de stéréotypes très convenus,
part de cette extinction des activités promotion d’un jeu où l’on doit le film se complexifie finalement pour
humaines pendant quelques mois. Comme reproduire des suites en appuyant sur échapper à l’étiquette que l’on pourrait,
Anna, comme tout le monde, “nous avons des touches lumineuses colorées (comme un peu précipitamment, lui assigner.
été mis à l’arrêt, renvoyés à nous-mêmes. sur l’antique jeu Simon des années 1980). Il célèbre, à la place, la complexité des
[...] Le sentiment de la perte est atroce parce Ce jeu, dont la finalité ultime est, selon êtres et d’une identité qui n’aura pas
qu’il est incompréhensible et en même temps Patricia, de nous dire que “le libre arbitre besoin de mots pour se définir. Surtout,
il est magnifique de profondeur.” n’existe pas”, a pour nom Le Révélateur. il s’investit courageusement d’une
L’héroïne de Coma est donc une Ce jouet, c’est bien sûr plus qu’un jouet, tâche dont on lui saura gré : réinventer
adolescente mise à l’arrêt, interprétée par c’est probablement la métaphorisation l’amour, hors des cadres préétablis.
Louise Labèque (déjà dans le précédent du film en lui-même et par lui-même. ♦ Ludovic Béot
Bonello, Zombi Child, 2019). Sa vie est Le Révélateur, c’est aussi un magnifique
faite de boîtes : il y a sa chambre, cellule film muet de Philippe Garrel, une Straight Up de James Sweeney,
où elle subit sa claustration, mais qui traversée des limbes dans une forêt avec lui-même, Katie Findlay,
comporte beaucoup de trappes ouvertes obscure à laquelle fait beaucoup penser Cayleb Long (É.-U., 2019, 1 h 35).
sur des mondes parallèles ; il y a le petit la free zone de Coma, lieu où les mort·es En salle le 26 octobre.
théâtre de ses poupées Barbie où s’éploie croisent les vivant·es et dernier refuge
un drôle de soap libertin, entre Santa probable du libre arbitre. Le révélateur,
Les Films du Bélier/My New Picture/Remembers · Valparaiso Pictures
131
(Howlin’ Banana, Perfect Records Extrait de l’album The Waeve
& Safe in the Rain/Modulor) 09 Nadine Khouri Keep On Pushing (Transgressive Records/PIAS)
→ Le septuor débarque These Walls → Le groupe britannique,
en fanfare lo-fi et indie rock Extrait de l’album Another Life composé de Graham Coxon
et rappelle autant (Talitres/L’Autre Distribution) (Blur) et de l’ex-Pipettes
The Feelies que The Bats. → Nadine Khouri installe Rose Elinor Dougall,
Keep On Pushing lâche un titre cathartique.
These Walls entre
04 Frankie Cosmos Aftershook sensualité et beats 15 Junior Boys Waiting Game
Extrait de l’album Inner World Peace synthétiques. Extrait de l’album Waiting Game
(Sub Pop/Modulor) (City Slang/PIAS)
→ Le projet de Greta Kline 10 Mykki Blanco French Lessons → Le duo canadien est
devient quatuor, prêt (feat. Anohni et Kelsey Lu) de retour avec une
à distribuer quelques Extrait de l’album Stay Close electropop rêveuse et
friandises lo-fi en direct to the Music (Transgressive/PIAS) mélancolique qui
de New York. → L’artiste non-binaire accomplit des miracles.
livre un nouvel
05 La Femme Y tú te vas album radical par son 16 Koudlam Precipice Fantasy (Edit)
Extrait de l’album Teatro Lúcido propos, mais tout à fait Extrait de l’album Precipice Fantasy
(Disque Pointu/Idol/PIAS) jouissif. (Pan European Recording/Bigwax)
→ Entre mélancolie froissée → Le retour anxiogène
et joyeuse pagaille, Sacha 11 Nosaj Thing Condition et exaltant d’un titubant
Got et Marlon Magnée (feat. Toro y Moi) seigneur de la pop
poursuivent leur hommage Extrait de l’album Continua (LuckyMe/ soûle. Plus sorcier que
aux cultures hispaniques. Kuroneko) jamais.
→ Le Californien tente
06 Pierre Daven-Keller Feel the Concept un pont subtil entre une 17 Mount Kimbie Dvd (feat. Choker)
Les Inrockuptibles №15
le très autocentré Ryad (Roschdy Zem), Drôle, émouvante, elle est aussi
animateur vedette d’une émission de foot. admirable dans la colère que dans
Les Miens serait-il une méditation sur les larmes. C’est la bonne surprise
Docteur Jekyll et M. Hyde ? Pas du tout. du film. ♦ Jean-Baptiste Morain
LES MIENS Le changement de caractère de Moussa
n’est qu’un prétexte pour créer des Les Miens de Roschdy Zem, avec
de Roschdy Zem conflits. Le scénario du sixième film lui-même, Sami Bouajila, Meriem
Kris Dewitte Menuet/Diaphana Films · Le Pacte · 20th Century Studios
réalisé par Roschdy Zem a été coécrit Serbah, Maïwenn (Fr., 2022, 1 h 45).
avec Maïwenn (qui joue aussi un rôle En salle le 23 novembre.
On sauve l’interprétation assez valorisant dans le film), et l’on
Un soir, Moussa (Sami Bouajila), forcés. Les interprètes sont par ailleurs
malheureux en amour, se bourre plutôt remarquables, et notamment une
la gueule et se fracture le crâne. Soudain, superbe actrice qu’on souhaiterait voir
le gentil comptable bosseur, bon père plus souvent : Meriem Serbah,
et bon frère, se met à agresser tout le découverte dans La Faute à Voltaire
monde, spécialement les membres de sa d’Abdellatif Kechiche, puis vue dans Bled
famille, et notamment la star de sa fratrie, Number One de Rabah Ameur-Zaïmeche.
Cinémas
AMSTERDAM
de David O. Russell
133
de farce burlesque pétrie de panique existentielle
semble parfois faire appel… Le film pourtant
ne peut rien être de tout cela tant il s’encombre
de monceaux de lourdeur : lourdeur de la
reconstitution d’époque jaunâtre et publicitaire
(l’Europe bohème de l’entre-deux-guerres,
au secours), lourdeur de l’apologue politique
(niveau OSS 117, mais qui se prendrait au
sérieux), lourdeur, surtout, du jeu. Comme s’il
redoutait, peut-être, d’exister un peu moins que
d’habitude au milieu de l’amoncellement de
superstars que lui inflige Russell (Taylor Swift,
Robert De Niro, Mike Myers, Chris Rock,
Michael Shannon… qui à part Wes Anderson
parvient à réunir de tels bancs de seconds
rôles ?), Christian Bale a rarement autant cabotiné
qu’ici – l’acteur se retrouve dans cette situation
paradoxale où l’extrême technicité qu’il met au
service de sa partition échoue totalement à écrire
un personnage et ne renvoie in fine qu’à elle-
même, ce qui n’empêche certes pas le film de
générer de bons sketches, mais nous désinvestit
tout de même considérablement du récit.
Quelque chose, pourtant, tambourine par en
dessous ; quelque chose de léger qui cherche à
s’envoler mais ne trouve pas de fenêtre ouverte,
comme un film vivant qui se débattrait sous
les coutures d’un film mort, et qui resterait
Les Inrockuptibles №15
AU CINÉMA LE 26 OCTOBRE
coincé. À cause de quoi ? Sans doute du fait que
personne, dans cette somptuaire affaire, n’ait
véritablement entrepris de respirer. ♦ Théo Ribeton
la décennie la plus compliquée à-vis de son règne qui aura duré sept
décennies, avant de s’achever le
Netflix
seize années de présence sur terre, cela
Séries
134
Les Inrockuptibles №15
Séries
la suite, où tout cela n’a fait que
s’accentuer, scandales dans les tabloïds
et malheurs obligent.
Cette saison 5 (l’avant-dernière, puisque
six ont été prévues au total) débute
ajoute une ombre au tableau, un voile en 1991 et prend en charge la décennie
de mélancolie et de danger. Le la plus difficile de la monarchie, celle
spectateur ou la spectatrice que nous où la princesse Diana meurt dans
sommes ne peut que le reconnaître. le tunnel de l’Alma. Une histoire de
Depuis ses débuts en 2016, The Crown crépuscules, donc, qui s’accompagne
a rempli une fonction étrange : raconter d’un changement complet du casting, temps de passer à autre chose, et ce
la biographie d’une femme vivante, avec avec notamment Imelda Staunton dans changement s’incarne en la personne
la quasi-certitude que celle-ci disparaîtra le rôle titre, et le très cool Dominic West de Dodi Al-Fayed, dont la famille fait
avant que la fiction ne s’achève. Durant (ex-McNulty dans The Wire, pour celles une entrée remarquée – et
les premières saisons, l’écart avec et ceux qui n’auraient pas déjà tilté) remarquablement traitée – au début
la réalité se déployait sans problème, dans la peau de Charles. Ce qui, de la saison.
parce qu’il était question d’une reine avouons-le, semble plutôt flatteur On le voit, il y a toujours beaucoup
encore largement méconnue des pour l’actuel Charles III, au charme de monde autour d’Elizabeth II. Sans
nouvelles générations et relativement relativement inférieur à celui de son dévoiler l’intrigue qui, de toute façon,
jeune. La quatrième saison avait un peu double de comédie. Pour Diana, il est suit les torrents de l’histoire en marche,
changé la donne, traversant les années on peut dire que The Crown, plus que
Thatcher (on se souvient de la géniale ↙ jamais, a décidé de faire de sa reine
Elizabeth Debicki
Gillian Anderson dans le rôle) qui incarne Lady Di
un astre autour duquel tourne la fiction,
avaient placé Elizabeth II sur le devant dans la cinquième un réceptacle condamné à réagir aux
de la scène mondiale. Sans oublier saison de The Crown. passions des autres. Et les siennes, alors ?
Elles passent au deuxième, voire
troisième plan. Imelda Staunton semble
avoir compris que cette position
frustrante pouvait irriguer son jeu
et transporte avec elle quelque chose
d’un peu sec, à la fois agacé par les
faiblesses de ses proches et en constante
recherche d’amour. Il faut un peu de
temps pour s’y habituer. Mais cela prend
une tournure vraiment intéressante
135
quand le réalisateur fait le portrait du
couple royal, forgé par le temps et l’idée
du bilan.
Comment vieillir sans regrets et sans
trop de craintes ? Ce sujet émouvant
et profond, The Crown doit le faire sien
pour son ultime ligne droite, parce qu’il
concerne autant son sujet qu’elle-même.
Les grandes séries sont forcées
d’apprendre à se terminer et ont parfois
le luxe de choisir comment. On aimerait
beaucoup entrer dans le secret des
réflexions actuelles de Peter Morgan
et de son équipe, histoire de ressentir
le vent glacé qu’a provoqué le décès
d’Elizabeth II pour les scénaristes.
En ce moment même, une esthétique
de la disparition se met en place. Mais
avant cela, profitons de la série tant
qu’elle est encore là, avec ses quelques
défauts pantouflards (beaucoup
de dorures un peu trop complaisamment
filmées) et sa constante recherche
de finesse. ♦ Olivier Joyard
à partir du 9 novembre.
Les critiques
←
Donald Glover
et Zazie Beetz dans
le premier épisode
de la dernière saison
d’Atlanta.
On ne racontera pas vraiment l’histoire, racontée en général, comme issue Zazie Beetz, Lakeith Stanfield.
qui met en scène un rappeur sur le d’une autre planète. Au fil des saisons, Diffusion en cours aux États‑Unis
retour et son cousin manager, leur ami la série n’a cessé de creuser ce sillon sur FX et à partir du 2 décembre
de la race comme expérience au‑delà sur OCS.
du réel, et ce n’est pas un hasard si
les références auxquelles on pense
souvent ici s’appellent Twin Peaks et
MARIE-ANTOINETTE MAILLON
de Deborah Davis
Théâtre de Strasbourg
Scène européenne
EU
M
9 — 19
le peuple français n’avait plus de pain à se mettre
sous la dent, cristallisant dans l’imaginaire collectif
la distance chargée de mépris qu’entretenait
l’épouse de Louis XVI avec ses sujets. “Elle n’a novembre
jamais dit ça”, rétorque la scénariste anglaise
Deborah Davis qui entreprend, dans la nouvelle
10
la souffrance du peuple pour se replier sur celle
des nanti·es, qu’elle ne cesse Antoine Defoort
d’ériger en victimes d’un
système qui les dépasse.
AMI·E·S IL FAUT FAIRE
À peine masqué par UNE PAUSE
un féminisme de surface Julien Fournet
(la trajectoire de Marie‑
JOURS
Antoinette questionnant DE LA SEXUALITÉ
les injonctions faites aux DES ORCHIDÉES
femmes et les stratégies Sofia Teillet
de survie déployées dans
un monde d’hommes), ce ON TRAVERSERA
renversement moral révèle la LE PONT UNE FOIS
AVEC
dimension conservatrice RENDU·E·S À LA RIVIÈRE
d’un projet qui produit, in Antoine Defoort,
fine, une vision complaisante Mathilde Maillard,
de la monarchie. Sébastien Vial
♦ Alexandre Büyükodabas et Julien Fournet
L’AMICALE
Marie-Antoinette saison 1
de Deborah Davis, avec
Emilia Schüle, Louis
Cunningham, James
Purefoy. Sur Canal+ à
partir du 31 octobre.
Les critiques
NORCO
par Geography of Robots
Jeux vidéo
Norco, on croise les membres juvéniles d’une secte PS5, Xbox One, Xbox Series X/S, Mac et Windows.
tous rebaptisés Garrett (sauf le seul vrai Garrett, devenu
Groumph), un Père Noël ayant poignardé des
Geography of Robots
C’est bien connu : plus on vieillit, un an de retard), la station née de la que géniale, ce qui transparaît à
moins on prend plaisir à fêter fusion de Radio Ivre et Radio Verte l’écoute de cette saga radiophonique
son anniversaire à la date exacte sous l’égide de Jean-François Bizot a est une émotion tentaculaire : celle
et plus on a tendance à voir dans décidé de se lancer dans un projet de réaliser à quel point ces quatre
140
l’événement une occasion de pharaonique : réaliser une émission décennies de radio sont autant liées
regarder dans le rétroviseur. Pour ses par année, chacune mêlant extraits à la vie de celles et ceux qui y ont
30 ans, Radio Nova n’avait pas fait d’archives, témoignages et morceaux participé qu’à celle de leurs
les choses à moitié en célébrant piochés dans la programmation auditeur·trices, mais aussi à une
la date avec une précision d’horloger musicale de l’époque. histoire plus globale, celle de la
suisse. À 11 h, le 11/11/2011 avait Disponibles le 27 octobre sur les France des années 1980 à nos jours.
débuté une émission de trente plateformes et sur un site dédié, les ♦ Bruno Deruisseau
heures assurée par trente animateurs quarante épisodes de La Danse du
et animatrices réparti·es sur chacun Zèbre (en référence à l’animal totem La Danse du Zèbre imaginé et
des vingt-quatre fuseaux horaires. de la radio) seront aussi diffusés coordonné par Richard Gaitet,
À l’exhaustivité spatiale succède donc chaque dimanche à 21 h sur réalisé par Guillaume Girault,
l’exhaustivité temporelle puisque les ondes. Précédé de deux podcasts Benoît Thuault, Malo Williams,
pour ses 40 bougies (soufflées avec déjà patrimoniaux (Chercheurs d’or, Mathieu Boudon, Tristan
consacré aux programmateurs Guérin, Emmanuel Baux
emblématiques de la radio, et et Sulivan Clabaut. Sur le site
↑
Le Roman noir des radios libres !, de Radio Nova le 27 octobre.
Juin 2008, lors d’une soirée
spéciale NTM, produite
sur la naissance de Radio Nova),
et réalisée par la regrettée La Danse du Zèbre sera prolongé
Fadia Dimerdji (ici de dos). par un événement en mai de l’année
Scènes
142
143
se déplace, pas lui.”
Dans le roman de Jean Cocteau, une
boule de neige va blesser Paul, le héros.
Phia jonglait avec la glace autrefois.
S’en est-elle souvenue ? Elle botte en
touche, amusée. “Je m’oriente vers une
présence marionnettique. Cocteau revient
en scène en quelque sorte.” Jonathan Drillet,
un complice, sera dès lors ce narrateur
et manipulateur. Emmanuel Olivier,
également pianiste, écrit à propos
de cette œuvre : “La discipline imposée
par l’écriture musicale et le défi de son
interprétation produisent un effet de transe.”
Et Phia Ménard d’ajouter : “La musique
de Philip Glass m’a ouverte à d’autres
partitions du corps.” Ces Enfants terribles,
porté par six scènes lyriques sous le label
La Co[opéra]tive, enchantent déjà notre
comme la jalousie, l’amour fraternel, ↑ automne. ♦ Philippe Noisette
Phia Ménard.
la famille monoparentale. Et le suicide.
Je pense également au personnage Les Enfants terribles de Philip Glass
de Dargelos, qui va renaître dans le corps et Susan Marshall d’après
d’une femme. C’est actuel. Je regarde la pièce que nous avons avec la vieillesse. Le corps Jean Cocteau, mise en scène et
sous cet angle.” Opéra pour quatre voix âgé qui se recroqueville n’est pas si loin scénographie Phia Ménard, direction
et trois pianos, Les Enfants terribles a, du corps adolescent à mes yeux. Cette force musicale Emmanuel Olivier, avec
à première vue, des allures de huis clos. délabrée et monstrueuse.” Pour la créatrice, Jonathan Drillet, Olivier Naveau,
Une fratrie, Paul et Élisabeth, un il s’agit aussi d’observer la génération Mélanie Boisvert… Les 8 et
Les Inrockuptibles № 15
et Raphaëlle
Rousseau. (à peine), avec des défilés (on pense
Arts
146
ÉNERGIES
de Judith Hopf, à Bétonsalon et au Frac Île-de-France, Paris
Bétonsalon. Et parce que l’absence de qu’elle aura exercé sur son temps, depuis
la scène berlinoise post-chute du Mur
jusqu’à la génération suivante, et celle
à venir.
←
Arts
Vue d’exposition.
147
On le voit : chaque élément, chaque et papier ; et enfin, les réunions Zoom de
sculpture se laisse nommer comme l’équipe d’exposition débouchent sur
un calembour, un trait d’esprit un peu la vidéo Less/Contrat entre les hommes et
farfelu qui aurait pris une forme l’ordinateur (2022), soit un texte rédigé
brinquebalante, doucement grotesque sur le modèle du “Contrat social
ou absurdement poétique. Peut-être de l’homme et de la femme” d’Olympe
parce que la chute, le déséquilibre guette de Gouges et répété par chacun·e
à chaque pas : tandis que la pluie tombe des participant·es. Alors que règnent
dru et que les rayons de soleil ruissellent, actuellement partout le paradigme
les serpents à langue d’e-mail ou les représentatif figuratif et le mal d’archives,
arabesques d’épluchures tendent autant ce que l’on attend d’une exposition
Ainsi, dans les années 1990-2000, elle de pièges aux promeneur·euses qui puisse parler à tous·tes est pourtant
participe à la classe libre de l’Académie distraitement penché·es sur leur écran simple, et en même temps si rare :
des Beaux-Arts ou à la librairie et espace – ce peut être nous, mais ce sont aussi la structure matérielle du contemporain
de rencontres b_books, contribuant ces sculptures humaines en argile alliée à la stratégie oblique de l’humour.
à introduire auprès du public allemand que l’on retrouve dans les deux espaces. ♦ Ingrid Luquet-Gad
les auteur·trices d’un tournant post- Mais la chute n’arrive pas, elle est
fordiste de la pensée critique (de Judith sans cesse différée. Énergies de Judith Hopf, jusqu’au
Butler à Paolo Virno, d’Ève Chiapello Au sein de l’écosystème que dresse 11 décembre, Bétonsalon – centre
et Luc Boltanski à Avital Ronell). Judith Hopf, tout tient malgré tout : d’art et de recherche et Frac Île-de-
Et, depuis 2008, elle est enseignante et une énergie (ou ces Énergies énoncées France, Paris.
codirectrice du département des beaux- sobrement en titre) se diffuse et se
arts de la Städelschule de Francfort répand, circule des racines organiques
– dont le statut, réel ou mème-ifié, de aux confins cosmiques, de l’usager·ère
fabricateur de carrières globales perdure. individuel·le au troupeau. Mais l’artiste
Judith Hopf serait donc de ces artistes nous en montre avant tout les heurts
dont l’influence avérée leur taille et les frictions. Ici, au fil des deux
d’emblée une place dans l’histoire de expositions-paysages, il ne s’agit pas du
Les Inrockuptibles №15
l’art, par filiations indirectes ou par effet fluide universel de l’électricité qui, au
début de la modernité, donna naissance
au système de vision de la peinture
abstraite ; il ne s’agit pas plus du liquide
amniotique de l’univers digital, qui,
près d’un siècle après, rêvera d’ubiquité
moirée durant les années post-internet.
Les critiques BIENNALE D’ART CONTEMPORAIN DE LYON et encore l’installation de Pedro
Gómez‑Egaña. On passera sur le musée
de Fourvière, le musée Lugdunum ou le
Cette 16e édition a pour principal mérite d’avoir vu musée d’Histoire de Lyon (Gadagne), où
ont été parachuté·es les mêmes artistes,
le jour, dans un contexte de coupes budgétaires avec des pièces strictement comparables
sévères. Au sein d’un parcours fourre-tout, souvent – à l’instar de Kim Simonsson et de ses
nains verts, le running gag (mais on rit
incohérent et parfois mièvre, seul le musée Guimet vert…) du parcours.
Au MAC Lyon, épicentre historique de
tire son épingle du jeu. la biennale, la marotte narrative est à son
acmé. Soit, au dernier étage, une
Un “manifeste de la fragilité” : le titre proposition collective fourre‑tout autour
semblait prometteur sur le papier. Les de la vie de Louise Brunet, à qui l’on
périodes de crise ont souvent été propices emboîte le pas, des révoltes ouvrières de
à l’art, dont les histoires procèdent par Lyon en 1843 jusqu’à son arrivée au
ruptures. Le manifeste appelle les avant‑ Liban, où elle travaillera pour une
gardes, et après elles, toutes tentatives Bardaouil et l’Allemand Till Fellrath, fait manufacture lyonnaise de soie. Prétexte
d’associer étroitement expression profession d’abandon et d’universalisme à des salles extrapolant autour du corps
artistique, outils techniques et flou : il y a, à les croire, “un pouvoir fragile, son périple est feuilletonné en
mouvements sociaux. Ainsi associé à la émancipateur de la fragilité” pouvant épisodes fictionnels d’une mièvrerie de
fragilité, on le pense spontanément en mener à une “nouvelle forme de résilience roman de gare. Et puis, on parvient au
réponse au contexte que nous traversons, collective”. Autour d’eux, quatre‑vingt‑ musée Guimet. Et là, tout change, et
dos au mur mais le besoin de faire table dix artistes issu·es de trente‑neuf pays, l’horizon s’ouvre : l’ancien Muséum
rase chevillé au corps. D’autant plus que et, il faut le souligner, à l’honneur des d’histoire naturelle, ouvert pour
la présente édition aura connu son lot de commissaires, plus de cinquante l’occasion, accueille par une mise en
déboires : un hiatus de trois ans, dû à la commandes. Le tout grossièrement espace précise, aérée des artistes qui,
crise sanitaire, et des coupes budgétaires ficelé autour d’une thématique eux, on l’espère, feront l’histoire de
dramatiques, tant de la part des sponsors agrégeant deux marronniers : le care demain : sensibles et puissants,
que de la Région. et la collapsologie. Mohammad Al Faraj, Tarik Kiswanson,
La fragilité, au beau milieu d’un contexte Aux Usines Fagor, dont les espaces sont Young‑jun Tak , Ugo Schiavi ou Zhang
de ras‑le‑bol général, cela aurait pu faire certes peu commodes, on erre, se perd, Yunyao s’ancrent dans un réel qu’ils
s’élancer, comme les flammes naissant s’affole parfois face aux réalisations reflètent tout en se décollant de ce qui
de l’étincelle, une update de la critique monumentales plus que douteuses ; est simplement là, de ce qui doit mourir
institutionnelle, une scène ouverte à la on cherche en vain les autres, on tombe pour renaître. ♦ Ingrid Luquet-Gad
148
→
Ugo Schiavi
au musée Guimet.
Arts
simple qu’un 45t des Stray Cats : tous·tes savent
REBELS que leur alliance, leurs amours sont un scandale aux
yeux du reste de la ville. Que les skins de la fontaine des
de Philippe Chancel Innocents aux Halles ne veulent pas en entendre parler,
Photo books
pas même une seconde, ni les punks : qu’une virée au
Dans les années 1980, le photoreporter magasin New Rose un samedi peut tourner au massacre.
Que se rendre à certains concerts au Gibus,
fraye sur les trottoirs parisiens avec à L’Eldorado ou à l’Opéra Night contient sa part de
risque : week‑ends sauvages. Qu’à la question des
deux bandes à peine sorties de l’enfance. territoires et des tribus, ils et elles ont eu l’outrecuidance
149
d’ajouter celle du mélange. Et vont devoir s’armer contre
Trois décennies plus tard, les clichés ça, apprendre à manier la batte de baseball. Certain·es
issus de cette immersion racontent une iront jusqu’à rejoindre une bande plus dure, les
Panthers, pour des bastons qui ont été aux origines
certaine jeunesse et n’ont rien perdu du mouvement antifa.
Ça n’est pas Beyrouth mais ça n’est pas non plus
de leur fougue. La Guerre des boutons. C’est une tension perpétuelle.
Qui rend magnétique chaque photo de Philippe
Les filles s’habillent en néo‑Morgan ou en néo‑Bardot : Chancel. Chancel est alors un tout jeune reporter
jupes à imprimé vichy, petites ballerines et grands photographe, il a accompagné les Del Vikings et les
imperméables dans lesquels se lover. Les garçons, Panthers, en dépit des affrontements qui commençaient
en teddy, Creepers, bandana noué autour du cou, à naître entre elles. Ses clichés de l’époque ont dormi
Levi’s 501, banane et gomina, se donnent des airs trente‑cinq ans dans ses archives jusqu’à ce qu’ils soient
américains. Chacun·e vit un fantasme d’époque, de montrés à Paris Photo en 2015, puis à la géniale galerie
lieux. Pourtant, dans le Paris du début des années 1980, Miranda à Paris l’an dernier. Rebels les donne enfin
quelque chose en elles et eux va plus loin que le cliché : à voir en livre. C’est là un document formidable, où
cette bande‑là est mixte, par principe, par croyance, par s’écrit l’histoire de la jeunesse des zones périurbaines
goût de la réalité et du futur. Elle s’appelle les comme on ne l’a jamais racontée. Mais il faut dire
Del Vikings, en hommage au premier groupe américain d’abord l’émotion qui nous saisit devant chaque image.
de rockabilly mixte, mélangeant musiciens noirs Elles ont la simplicité directe des
et musiciens blancs. classiques. Du Brassaï sans le savoir.
Leurs parents sont nord‑africains, portugais, Elles répondent aujourd’hui à d’autres
réunionnais ou antillais, ce sont des ados qui ont grandi photos restées longtemps inédites
dans le 93 ou dans les derniers quartiers ouvriers elles aussi, celles du 14 Juillet prises
de la capitale, avant la grande gentrification de la fin par Johan van der Keuken, à Paris,
des années 1990. Ces gosses que les autres bandes en 1958. La même innocence
surnomment les “fiftos” occupent les Grands retrouvée. ♦ Philippe Azoury
Boulevards (l’axe Nation‑Bastille‑République). Ils
Les Inrockuptibles №15
et elles écoutent du rock fifties et ne veulent pas du Rebels – Une jeunesse française de Philippe Chancel
discours xénophobe qui commence à monter en France. (The Jokers Films), 136 p., 60 €. En librairie
Elles et eux cherchent l’électricité et la beauté et ont le 4 novembre.
raison de croire qu’elles n’appartiennent à aucune race,
à aucune suprématie fantoche. Elles viennent tout
simplement de leur jeunesse et aucun·e n’a 20 ans. Cette
bande n’est pas naïve pour autant, la vie n’est pas aussi
Les Inrockuptibles №15 150 Les critiques
Livres
DYSPHORIA MUNDI
Livres
de Paul B. Preciado
pour penser un désir plus libre. observe, se place en retrait par désir
de liberté, pour tenter de désirer sans
151
de différence entre l’esprit et le corps. J’étais journal intime, intellectuel et politique la sensibilité et captait le désir. Et c’est cette
fou, peut-être, mais si c’était le cas alors ma de Preciado en temps de pandémie. esthétique qui est entrée en crise. Dysphoria
folie consistait à refuser l’antinomie entre Seul chez lui, atteint du Covid dès le Mundi. La question est maintenant de
ces deux pôles, féminin et masculin, qui début, son cerveau enfiévré tourne désirer autrement.”
pour moi n’avait aucune consistance qu’une à plein régime sur ses thèmes favoris, Trouver d’autres façons de vivre et
combinaison toujours variable de chaînes cette fois repris par le prisme de la crise d’aimer, creuser de nouvelles tranchées,
chromosomiques, de sécrétions d’hormones, sanitaire internationale. On oscille tracer sa propre route, unique, faire
d’invocations linguistiques.” bizarrement entre une impression de de sa vie, comme Paul B. Preciado, une
On le sait, le corps, et notamment le déjà-vu (descriptions de la vie durant le vie politique parce que poétique. Dès
corps des femmes (ou les corps racisés), premier confinement) et une impression que les restrictions de voyage se lèvent,
est le lieu où se joue le politique, ses de confusion théorique (la pandémie l’écrivain et philosophe va passer deux
règles liberticides, ses lois patriarcales. sert-elle ou non la “révolution qui mois seul, sans connexion internet,
Preciado a fait du sien, à travers sa vient” ? On dirait que parfois oui, mais dans un minuscule cabanon en haut
transition FtM (female to male, que peut-être non, bref on s’y perd d’une plage corse. Il y rencontre
“de femme à homme”), un corps en un peu…). À chaque coin de page, Sygma, trans aussi, avec qui l’amour
dissidence. C’était l’objet de Testo Junkie, le grand ennemi, c’est entendu, est ne ressemble à rien de
et cela l’est à nouveau dans Dysphoria “l’homme blanc hétérosexuel”. déjà fait, vu, connu.
Mundi, mais à plus ample échelle : c’est Mais lequel ? En réduisant tout aux Un amour qui échappe
le monde qui est, depuis plusieurs particularités, Preciado prend le risque à toute norme.
années, entré en transition, en mutation de nier la singularité et de céder à Enfin, une réinvention
épistémologique, c’est-à-dire en la tentation de l’amalgame, ce que l’on radicale. Une
dissidence. Une révolution arrive. d’après regrette de la part d’un intellectuel respiration absolue.
Preciado qui poursuit : “[…] c’est d’un de sa trempe. Ce qui est en revanche ♦ Nelly Kaprièlian
rare bonheur politique qu’il me faut parler puissant dans son livre, et très beau,
tout d’abord. Et ce bonheur, creusant son et peut-être bien plus profondément Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado
tunnel sous la réalité normative, ces vingt politique, ce sont tous ses passages (Grasset), 592 p., 25 €. En librairie
dernières années, semble avoir traversé une autobiographiques qui racontent une vie le 16 novembre.
fourmilière car aujourd’hui je me retrouve d’ermite, entouré de cartons de livres
Les Inrockuptibles №15
corps, sur les autres, Rushdie en a fait analyse du personnage de Shéhérazade Langages de vérité – Essais 2003-2020
l’expérience intime. Cette histoire a en et du pouvoir qu’ont ses mots sur l’autre, de Salman Rushdie (Actes Sud),
effet changé le cours de la vie du jeune au point de changer deux frères traduit de l’anglais par Gérard
homme de Cambridge qui voulait être sanguinaires en bons garçons. On Meudal, 400 p., 25 €. En librairie
apprend dans ce recueil, souvent le 2 novembre.
autobiographique, que si Rushdie est
certes imprégné des mythes indiens et
orientaux (il est né en Inde et a grandi
Livres
Leïla Slimani.
Russell
Banks
SOS MÉDITERRANÉE
– LES ÉCRIVAINS S’ENGAGENT
153
le fait que romanciers et romancières
acceptent de participer à un travail collectif
interpelle. Et il arrive qu’une commande
engendre des textes exceptionnels : ce
recueil contient quelques pépites.
En avant-propos, Jean-Marie Laclavetine
dénonce la politique européenne
concernant les flux migratoires. Et les
auteur·trices ont presque tous et toutes “Un magnifique roman testamentaire.”
opté pour des textes de non-fiction. Yann Perreau, Les Inrockuptibles
Souvent, une rencontre avec un·e
migrant·e ou un·e sauveteur·euse en est le “Époustouflant. Quel roman ! Russell Banks au som-
centre. Marie Darrieussecq parle des
personnes qui fréquentent son atelier met de son art.”
d’écriture. Après leur journée de travail, Thierry Clermont, Le Figaro littéraire
ils et elles viennent étudier le français et
confient des bouts de leurs existences. “Extrêmement beau et drôle. Un très grand livre !”
Beaucoup d’auteur·trices adoptent une Arnaud Viviant,
posture en retrait, devenant des porte-voix
de migrant·es aux périples terrifiants. France Inter – Le Masque et la plume
Ainsi, Leïla Slimani s’efface derrière le
récit d’un auteur africain exilé ; “Une démonstration supplémentaire des pouvoirs de la
Jakuta Alikavazovic livre fiction, et brillante leçon de métaphysique.”
un texte intime, où elle Copélia Mainardi, Marianne
rappelle avec pudeur
quelques évidences : “Aussi brillante que bouleversante, cette ultime
“Parfois une tombe est un
luxe.” Et il faut lire le texte quête de soi mêle l’émerveillement à la lucidité, l’in-
Les Inrockuptibles №15
SOS Méditerranée – Les écrivains
s’engagent (Folio), 240 p., 6 €.
En librairie le 4 novembre.
Les critiques
Collection James Laughlin, Courtesy of New Directions Publishing Corp · Pascual Sisto
leur rencontre, leur histoire d’amour, l’auteur, et que l’on retrouve tout au long Après une courte gloire dans les
leur projet de mariage… “Ne faites pas de ce recueil. années 1930‑1940, ce poète dans l’âme,
cela ! crie leur fils effaré au milieu de la Matamore de l’American dream, qui avait fait jurer à Lou Reed de
séance, sous les regards furieux des autres Schwartz revendiquait haut et fort ses “ne jamais écrire pour de
spectateurs. Rien de bon n’en sortira, origines européennes, lui dont les l’argent”, tombera peu
mais seulement du remords, de la haine, ancêtres avaient fui les pogroms pour à peu dans l’oubli. Il est
du scandale, et deux enfants odieux.” New York au siècle précédent. L’écrivain mort seul, à 53 ans, dans
T. S. Eliot, William Carlos Williams, s’était proclamé “poète de la migration une chambre d’hôtel
Wallace Stevens, Ezra Pound salueront Atlantique qui fit l’Amérique”, explorant sordide de Manhattan,
la publication de ce texte, par un jeune sa judaïcité et son identité complexe le 11 juillet 1966.
inconnu de 23 ans. Vladimir Nabokov dans une démarche autofictive qui ♦ Yann Perreau
s’enthousiasmera pour son “rythme inspirera notamment ses cadets
Les Inrockuptibles №15
parfait” et ses “divines vibrations”; Philip Roth et Norman Mailer. S’il fut Dans les rêves de Delmore Schwartz
Martin Scorsese essaiera (en vain) de le immortalisé par son ami Saul Bellow (Rivages), traduit de l’anglais
porter à l’écran. On y perçoit déjà le dans son roman Le Don de Humboldt (États‑Unis) par Daniel Bismuth,
(1975), son plus grand admirateur reste 416 p., 23 €. En librairie.
Lou Reed, qui dédiera deux chansons
(European Son, My House) à son
professeur et mentor. Le musicien ouvre
Livres
personnes trans. Alors, Agustina suscite
la curiosité et l’envie, et la fascination
autant que la haine.
François-
site
Mitterrand
Exposition
11 oct.
2022
22 janv.
2023
Portrait Marcel Proust © DR - Marcel Proust. Feuillet 10, paperole posée verticalement et enroulée sur elle-même|BnF,
Galerie 2
Quai François Mauriac
Paris 13e | #ExpoProustBnF
bnf.fr
Les critiques comme “éclipse, biais réceptifs, point de
bifurcation, reconfiguration, œuvre
ET SI LES BEATLES N’ÉTAIENT PAS NÉS ? empêchée, paradigme de lecture”.
Fidèle à sa méthode d’écriture, proche
de Pierre Bayard de la farce étayée par la connaissance
savante, Bayard cherche à déjouer nos
conventions de lecture et à troubler nos
À rebours de l’adoration des chefs-d’œuvre, certitudes avec l’usage répété du “et si” ;
l’essayiste s’amuse à réhabiliter des auteurs une formule qui permet de pousser
la théorie de l’art, trop perméable à l’idée
et autrices éclipsé·es, et honore l’idée d’une fixe qu’elle se fait des grand·es
auteur·trices, vers une imagination qui
littérature attentive aux mondes parallèles. lui manque trop souvent. Pour Bayard,
on refait le monde avec des “et si”,
Adepte d’un genre hybride, la “fiction en apprenant à se défaire de ses propres
théorique”, qui, entre rigueur analytique normes de perception.
et fantaisie poétique, redistribue les À travers ses hypothèses, qui sont
cartes de l’histoire littéraire, Pierre moins des élucubrations que des
Bayard invite depuis des années les Shakespeare, le dramaturge rival Ben possibilités avortées, Bayard bouscule
sciences humaines à croire aux univers Jonson aurait pu imposer ses tragédies ; le modèle d’interprétation admis
parallèles. Dans Et si les Beatles n’étaient sans la naissance des Beatles, les Kinks de l’histoire de la création pour nous
pas nés ?, il esquisse le modèle d’une auraient pu dominer la pop mondiale ; inviter à déplacer nos repères, à prendre
“véritable critique quantique” en sans Rodin, les canons de la sculpture la mesure de la rigidité de leur cadre et
littérature, dont la physique nucléaire auraient pu s’ajuster à la finesse à nous en extraire, pour devenir des
serait une sorte de matrice de Camille Claudel ; sans les textes de lecteur·trices et spectateur·trices
méthodologique. Une critique qui Freud, la théorie de la dissociation émancipé·es de nos propres habitudes.
viserait tout simplement à “réhabiliter les psychique de Pierre Janet aurait pu Et si Bayard n’était pas né, les
auteurs et les œuvres qui, éclipsées par les transformer le champ de la paradigmes de lecture continueraient à
chefs-d’œuvre, n’ont pas disposé d’un plein psychanalyse… tourner en rond. Cela
accès au canon”, et à montrer comment, Dans un monde dit alternatif, plus aurait été triste pour
dans des mondes alternatifs, leur accueil accueillant et attentif, des œuvres dites celles et ceux qui
aurait été différent. mineures auraient pu accéder à la chérissent la part la
Car, remarque Bayard, “on n’arrête pas renommée. C’est cette renommée plus ludique,
d’encenser les chefs-d’œuvre, sans prendre la empêchée que Bayard honore à sa spéculative et créative
mesure des dégâts qu’ils provoquent”. Ainsi manière, par le biais d’un récit de l’esprit humain.
156
l’on jette dans l’ombre de nombreuses renversant à double titre, visant ♦ Jean-Marie Durand
œuvres qui “auraient pu tout à fait, dans à réhabiliter, à défaut des œuvres
d’autres circonstances, connaître un succès elles‑mêmes, le principe de leur Et si les Beatles n’étaient pas nés ?
comparable”. Sans l’ombre de grandeur potentielle. Construit sur une de Pierre Bayard (Les Éditions
succession d’études de cas (Kafka, de Minuit), 192 p., 17 €. En librairie.
Proust, Marx, Beauvoir…), son livre est
ainsi traversé, comme la marque des
fantômes qui le hantent, par des mots
Les Inrockuptibles №15
GAB Archive/Redferns
←
Et si les Kinks (photo)
étaient devenus les
Beatles ?
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PERSONNELLES
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Les critiques LE CRÉPUSCULE DE LA
CRITIQUE
de Myriam Revault d’Allonnes
du post-fascisme. C’est à partir de cette L’effet du ressentiment est de “pousser Derrida, vise simplement
conviction que la sociologue Eva Illouz les dépossédés à ressasser à l’infini les torts à dire que les
diagnostique les maux de nos qui leur ont été infligés et à exiger que oppositions fondatrices de
démocraties. S’intéressant de près à la vengeance soit faite plutôt que de s’efforcer la tradition occidentale
société israélienne, elle a pu ainsi de faire changer les choses en collaboration (nature/culture, corps/
identifier quatre types d’affects – la peur, avec autrui”. Contre les formes multiples esprit, homme/animal)
le ressentiment, le dégoût et la fierté d’un nationalisme autoritaire, Eva Illouz “ne sont pas des données
nationale – qui dessinent la matrice d’un milite pour un “patriotisme originaires et immuables”,
populisme triomphant, illustré par la démocratique”, fondé sur “un amour et que “leurs présupposés
récente élection de Giorgia Meloni en critique de la nation” permettant de doivent être questionnés”.
Italie ou des Démocrates de Suède. “canaliser l’aspiration de la population Les arracher à une logique
À partir d’entretiens avec des citoyennes à former une communauté”. Seul ce cadre binaire revient non pas
et citoyens israélien·nes proches de la émotionnel pourrait conjurer les effets à tout détruire, mais bien
droite dure, Eva Illouz analyse finement de “l’exploitation de la peur des gens à déconstruire des
comment le populisme est “une manière ordinaires, de la méfiance, de la colère et du présupposés, à repenser
(souvent efficace) de recoder un malaise ressentiment au profit de stratégies d’acteurs la hiérarchisation des
social”, et comment il instrumentalise politiques sans scrupules”. normes et des valeurs.
des émotions négatives et des traumas Avec la sociologue, pour contrarier nos En revenant sur certaines
collectifs. sociétés déboussolées par leurs propres querelles du moment (les
En évoquant la perspective fragilités et leur aigreur maladive, on identités,
de l’annihilation d’Israël, le dirigeant s’accroche à cette espérance d’une société l’universalisme...), Myriam Revault
James Startt/Premier Parallèle · Hannah Assouline/Éditions du Seuil ·
Netanyahou a par exemple joué sur la “décente”, fondée sur d’Allonnes remet de la lumière dans la
peur et la confusion entre faits et fiction. des émotions comme chambre des représentant·es de la parole
“Si la peur est l’émotion privilégiée des la compassion et la médiatique, et de la
tyrans, le dégoût est l’émotion préférée des fraternité. Une société rigueur intellectuelle
Carlos Giménez/Futuropolis · Dash Shaw/çà et là
racistes”, observe la sociologue, attentive décente dont la seule dans la valse des
à la multiplication “d’entrepreneurs condition d’existence imposteur·euses en tout
du dégoût” qui défendent la pureté d’un sera une réparation des genre. Avec elle, au
Les Inrockuptibles №15
Livres
partagent avec lui des détails biographiques,
l’embonpoint et le goût pour le Cuba libre.
de Carlos Giménez Chrysalide, le récit qui ouvre ce recueil, n’est pas le plus
gai – on y voit Raúl sauter par la fenêtre –, mais il est
celui où le procédé de mise en abyme se révèle le plus
Dans ce recueil bouleversant, transparent. Ainsi, Giménez y aborde de manière peu
BD
sereinement la fin, le sourire aux lèvres, et montre traduit de l’espagnol par Hélène Dauniol-Remaud,
159
qu’il restera jusqu’au bout un grand auteur, capable 282 p., 35 €. En librairie le 2 novembre.
d’émouvoir et de faire rire. Pour compiler ces trois
autofictions, il a mis en place un complexe jeu de
miroirs avec deux avatars, l’oncle Pablo et Raúl, qui
Musiques
Du Trabendo au Point Musiques
Éphémère en passant par Les bars à concerts, cafés
Petit Bain, les musiciennes cultures et clubs représentent
Expo investissent les salles la toute première marche
La grande fresque parisiennes. Au programme dans la carrière naissante
transhistorique du Centre de la 25e édition du festival : d’un·e artiste. Des lieux
Pompidou-Metz scrute la jeune Claire Days, les défendus avec ferveur par
les imaginaires de la science- incontournables Black Sea le collectif Culture Bar-Bars,
fiction à travers le temps, Dahu, la productrice Chloé qui fête la 20e édition de son
des années 1960 à nos jours. ou encore Stella Donnelly, festival et invite artistes jazz,
Thématique et Clara 3000, Lime Garden, funk, soul, pop, electro, folk,
atmosphérique, elle mêle Jasmyn ou Julie Odell. metal et plus encore !
plasticien·nes, écrivain·es, lfsm.net festival.bar-bars.com
cinéastes et architectes afin
de placer au centre du débat
les utopies. Celles d’hier
mais aussi celles de demain, Du 30 novembre
prenant à rebours la panne
160
au 4 décembre
160
de futurs actuellement
éprouvée par beaucoup. Festival Synchro,
Centre Pompidou-Metz. à Toulouse
centrepompidou-metz.fr Du 17 novembre
au 21 mai
En avant la musique !,
Du 14 au
à Paris
21 novembre
Pitchfork Expo
Music Festival Paris À l’occasion du centenaire
du Snep (Syndicat national
de l’édition phonographique),
le Musée en Herbe se met
au diapason et propose une Cinéma
exposition retraçant l’histoire Première édition du festival
de la musique enregistrée, Synchro, dédié à
de 1860 à aujourd’hui. l’accompagnement musical
Le Musée en Herbe, Paris. du cinéma muet et fondé
museeenherbe.com par la Cinémathèque
de Toulouse ! Le festival
Musiques propose, dans une vingtaine
Pas moins de dix salles de de lieux, de voir ou revoir
la capitale verront se des films accompagnés par
Erwi/Unsplash · The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Arts
En 1936, l’Allemand
Erwin Blumenfeld arrive
à Paris. Au cœur de
l’effervescence créative,
il s’enthousiasme pour la
mode, les dadaïstes,
expérimente les nouvelles
techniques : photomontage,
solarisation, jeux optiques.
L’effervescence ne durera
guère puisque juif, il s’exile
aux États-Unis, où il
renouera le fil d’une pratique,
du photoreportage au
nu féminin réinventé.
Mahj – musée d’Art
et d’Histoire du Judaïsme,
Paris.
mahj.org
161
Jusqu’au 5 mars
Ruines
Jusqu’au 26 mars
Monogram,
à Nîmes
Arts
Avec deux expositions solo,
Carré d’Art repense les
rapports du corps, intimes
et collectifs. Performeurs, les
Américains Gerard & Kelly
se penchent sur l’architecture
patriarcale moderniste au
travers de vidéos, sculptures
et dessins. Tandis que les
vidéos et peintures de l’artiste
d’origine palestinienne
et nord-irlandaise Rosalind
Nashashibi interrogent
les relations choisies extra-
familiales.
Carré d’Art – musée d’Art
contemporain, Nîmes.
carreartmusee.com
LES PLAYLISTS Les musiques, livres, films, séries, podcasts, spectacles
et œuvres qui accompagnent la rédaction.
Nelly
Kaprièlian Ingrid
Luquet-Gad
Bruno En salle Franck
de Claire Baglin Suites décoloniales
Deruisseau Vergeade
d’Olivier
Stardust
Habibi, Room with a View Marboeuf
de Léonora Miano
les révolutions de Rone ×
Annie Sprinkle
de l’amour The Eternal (La)Horde
d’Alice Neel
Daughter
Pacifiction A Glitter Year
de Joanna Hogg House of Fortune
d’Albert Serra d’Eggs
de Betye Saar
God Save
Gr&ce Joke ABCDEFGHI
the Queen Tempête de
de Le Diouck JKLMNOPQ
des Sex Pistols Mansfield.TYA
RSTUVWXYZ
Paris quand même
de Principles
de Jean‑
of Geometry
Christophe Bailly
…XYZ de Moose
162
Jean-Marc
Lalanne
Les Amandiers
Julia Tissier
de Valeria
Carole Bruni Tedeschi Mare of Easttown
Boinet Saint Omer François de Brad Ingelsby
d’Alice Diop Moreau Serial Mytho
En salle
de Mathieu Palain
de Claire Baglin Les Historiennes Les Heures défuntes
de Jeanne Balibar d’Alice Butterlin Higher de Tems
La Ketamine
de Front Unholy And in the Rivales de
de Cadeaux de Kim Petras Darkness, Marie‑Aldine
et Sam Smith Hearts Aglow Girard
Illustrations : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles
Monsieur Proust
de Weyes Blood
de Céleste
Albaret en roman Hiding in
graphique Plain Sight
Les Inrockuptibles №15
de Drugdealer
Anthonio d’Annie
(Berlin Breakdown Paris Punkabilly
Version) 76-80 de Vincent
Ostria