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№15 - novembre 2022 Marcel Proust Weyes Blood, Valeria Bruni + CD :

par Annie Ernaux la plus belle Tedeschi raconte le meilleur


et six écrivain·es voix actuelle Les Amandiers du moment

Dans l’intimité
de son univers

Clara + Entretiens
exclusifs
Luciani avec Catherine
Deneuve
Rédactrice et Françoise
en chef Hardy


15
D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 0 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 0 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a

L 13183 - 15 - F: 12,90€ - R D
ÉDITO
Toutes les femmes de ma vie R
A LU

par Clara Luciani


A

C
CL

IA
NI

F
A

D
C E
CH


“Mon chapeau et moi
au cabanon de mes
grands-parents à Trets.
J’adorais passer du
temps là-bas avec eux,
cueillir du thym avec
mon pépé Jeannot,
regarder Columbo avec
ma mémé Josiane.
La belle vie.” – Clara
Luciani, ici vers 5 ans
6


T
outes les femmes de ta vie…”
chantaient les L5, fraîchement
propulsées en “Popstars”
sur le poste CD bleu que j’avais reçu
à Noël et dont je poussais le volume Murat, ma professeure de français, qui
au maximum afin de livrer à mes m’encourageait à écrire et à rêver,
peluches un spectacle de danse de c’est Agathe qui organise mes concerts
qualité. J’avais 9 ans et je rêvais dans des salles toujours plus grandes
d’intégrer un girls band. Vingt et un an Sans elles, je trouverais bien compliqué et avec la même excitation que moi
plus tard, je chante en solo mais je vis de survivre aux tourments de la à chaque nouvelle tournée. Les femmes
en girls band. Je me suis construite médiatisation que je connais depuis de ma vie sont partout dans mes
et découverte autour de femmes qui sont quelques années. Je sais qu’elles chansons et dans ma vie, tantôt bonnes
devenues une famille parallèle, m’aimaient avant et qu’elles m’aimeront fées, tantôt puissantes sorcières, mais
une communauté. On se ressemble sans après, pour les bonnes raisons. jamais de simples “muses”, elles vivent
se ressembler, quelque chose dans les Les femmes de ma vie, ce ne sont pas ardemment, et c’est un privilège
gestes parfois. Toutes différentes, toutes uniquement ces sœurs rêvées mais immense de pouvoir vous les présenter
motivées par les mêmes idéaux, les aussi celles que j’ai aimées de loin, aujourd’hui dans ce numéro spécial
mêmes combats, la même envie aussi passionnément, fanatiquement, et autour des Inrocks que je leur dédie. 
de se soutenir et de s’accompagner dans desquelles j’ai brodé tout un monde.
nos métiers créatifs où on sait notre Françoise Hardy, Catherine Deneuve,
sexe rare et parfois menacé. On se PJ Harvey, Annie Ernaux, Nancy
nourrit les unes des autres, on s’écoute, Huston… Des mots, des voix, des
Les Inrockuptibles №15

on se dorlote et on s’aime. visages chéris.C’est aussi ma sœur


de sang, Ehla, et nos voix qui se mêlent
l’une à l’autre si tôt dans nos vies. C’est
ma grand-mère Josiane, avec son rire qui
ressemblait à un sanglot et son ombre
Archive personnelle

à paupières verte, c’est ma maman


qui m’emmenait à la bibliothèque tous
les mercredis et qui chantait Sanson
avec un vibrato parfait ; c’est madame
saint-james.com
ÉDITO Bande de filles
par Carole Boinet

Je cours car je vais être en retard. Nous sommes


le samedi 19 novembre 2016 et j’ai rendez-vous
avec une jeune musicienne et chanteuse
qui ouvre La Cigale le soir même pour le Festival
des Inrocks. Elle a remporté notre concours
des Inrocks Lab. Ses chansons parlent de pleurs
et de monstre d’amour. Je cours avec mon
casque sur les oreilles et j’entends sa voix grave,
feutrée, pleine d’ombres. Mais celle que
je retrouve ce matin-là, à Pigalle, n’a rien de la
jeune fille triste et torturée que je m’étais
imaginée. Elle hurle de rire. Malicieuse, joueuse,
taquine. Nous ne nous connaissons pas
et j’ai l’impression qu’un lien nous unit, celui
de nos âges peu éloignés peut-être, celui, surtout,
qui nous pousse immédiatement à tourner
en dérision le formalisme de l’interview, à nous moquer du carcan des
questions et des réponses, à nous mettre à raconter un peu tout et
n’importe quoi, entre deux fous rires.
Six ans plus tard, Les Inrockuptibles invitent Clara Luciani à prendre
les commandes. Dire qu’elle n’a pas changé serait mentir, puisque tout
8

le monde change, en permanence. Mais Clara a conservé son intrépidité,


sa curiosité, son amour des blagues, tout en déroulant, paradoxalement,
cette voix d’un autre temps, de tous les temps peut-être, comme le sont
toutes les voix qui vous happent. Immédiatement, Clara nous exprime son
souhait de consacrer son numéro aux femmes qui l’ont inspirée, entourée,
protégée, exaltée. La sororité, ce mot longtemps jugé vilain voire vulgaire,
confondu avec une volonté d’essentialisation, quand il ne dit, souvent,
qu’un désir de se soutenir entre minorités politiques, entre sœurs des
mêmes galères, confrontées au système patriarcal englobant les violences
sexuelles, le plafond de verre, la difficulté d’être une femme dans
l’industrie musicale, la douleur de se trouver soi, d’asseoir son identité
quand la société aurait voulu que l’on remplisse un rôle, que l’on ne
bouge pas de sa jolie petite case pré-attribuée. Dans son brillant dernier
livre, Quand tu écouteras cette chanson, Lola Lafon mentionne “l’irrévérence
des jeunes filles” qui devrait “être l’objet de toutes nos attentions, archivée
et transmise”. Irrévérence que certaines conservent, telle une petite
flamme qu’il ne faut pas laisser s’éteindre. Lola Lafon cite Virginia Woolf
et Nina Simone. Clara, elle, admire Annie Ernaux, Nancy Huston,
PJ Harvey, Chrissie Hynde, Catherine Deneuve, Françoise Hardy,
et sa bande d’amies… Nous avons toutes et tous des irrévérencieuses
à archiver et à transmettre.
Illustration : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles
Les Inrockuptibles №15
SOMMAIRE Ouverture
p.6 Édito par Clara Luciani
“Comme j’écris souvent
p.8
p.12
Édito par Carole Boinet
Les contributions
sur ce qui me fait
p.14
p.16
Le questionnaire : Ehla
La bande à Clara
du mal, c’est comme
p.22
p.26
Où est le cool ? par Clara Luciani
La mode écoresponsable
si je l’avais digéré et
p.28
p.30
Nouvelles de la Fashion Week
Alex Kapranos pour Summer Wine
transformé en chanson,
p.32 La ritournelle : Inès Longevial comme si je possédais
Magazine un pouvoir magique.”→ p.34
p.34 En une : entretien avec Clara Luciani,
rédac chef invitée
p.50 Déclaration d’amour à Françoise Hardy
p.54 Reportage à la Maison des femmes
de Marseille Provence
p.58 Carnet de répétitions
p.62 Conversation avec Catherine Deneuve
p.68 Ses films fétiches

p.74 L’anthropologue Nastassja Martin


par Blandine Rinkel
p.80 Entretien avec Albert Serra
p.84 Marcel Proust par Annie Ernaux,
Christine Angot, Monica Sabolo…
p.90 Entretien avec Weyes Blood
p.94 Search & Destroy, le fanzine de la
scène punk 70’s de San Francisco
p.98 L’épopée du Théâtre des Amandiers
filmée par Valeria Bruni Tedeschi

Les critiques
“La parade, c’était
10
10

p.106
p.122
Musiques
Cinémas
d’être plus forte,
p.131
p.134
CD №15
Séries
d’aller en lionne
p.138
p.140
Jeux vidéo
Podcasts sur le terrain .” → p.74
p.142 Scènes
p.146 Arts
p.149 Photo books
p.150 Livres
p.159 BD
p.160 Agenda
p.162 Les playlists

↓ La couverture
Clara Luciani Photo Fiona Torre
pour Les Inrockuptibles

“J’ai le sentiment qu’on va tous finir


par être colonisés par plus riche que nous,
par un pouvoir caché qui guide le destin.”→ p.80
Fiona Torre · Claudine Doury/Agence VU
Les Inrockuptibles №15

→ Pour vous abonner, rendez-vous p. 104.


LES CONTRIBUTIONS
Stéphane
Manel
Dessinateur
→ p. 84 Édité par la société Les Éditions indépendantes (membre du groupe ),
société anonyme au capital de 326 757,51 € 10-12, rue Maurice-Grimaud, 75018 Paris
Stéphane Tél. 01 42 44 16 16, lesinrockuptibles.fr
Manel a publié MAIL support@lesinrockuptibles.fr cppap 0225 D 85912, dépôt légal 4e trimestre 2022
deux ouvrages Siret 428 787 188 000 39 ISSN : 0298-3788 0225 D 85912
parallèlement
à ses expositions, DIRECTION Président Matthieu Pigasse Directeur général et directeur de la publication
Memory Lines et Emmanuel Hoog Directeur administratif et financier Mathieu Levieille
All the Things You RÉDACTION Directrice de la rédaction Carole Boinet Rédacteurs en chef Jean-Marc
Are, et illustré Lalanne (cinémas/culture), Franck Vergeade (musiques) Société Faustine Kopiejwski,
le livre d’Édouard Baer, Les Élucubrations Julia Tissier Musiques François Moreau Cinémas Bruno Deruisseau, Jean-Baptiste
d’un homme soudain frappé par la Morain Séries Olivier Joyard, Alexandre Büyükodabas Jeux vidéo Erwan Higuinen
grâce. Il a aussi réalisé de nombreuses Scènes Fabienne Arvers Arts Ingrid Luquet-Gad Livres Nelly Kaprièlian BD Vincent Brunner
pochettes de disques (Sébastien Tellier, SECRÉTARIAT DE RÉDACTION Secrétaire général de la rédaction Christophe Mollo
Barbara…), des génériques (Irma Vep Première SR Yaël Girardot SR Carole Cerdan, Laurent Malet, Bénédicte Nansot,
d’Olivier Assayas) des clips et collabore Juliette Savard, Florianne Segalowitch
régulièrement avec la presse. Monsieur ARTISTIQUE Directeur de création Yorgo Tloupas Directrice artistique Hortense Proust
Proust, paru aux Éditions Seghers en
Maquettiste Théo Miller Graphiste Olivier Dupéron Typographes Martin Pasquier,
septembre, est son dernier livre. Il a
Pauline Fourest Typographie exclusive et logo par Yorgo&Co 44 bis, rue Lucien-Sampaix
signé les illustrations de l’article consacré
75010 Paris
à Proust pour ce numéro.
PHOTO Directrice photo Aurélie Derhee Iconographes Juliette Alhéritière, Stéphane
Damant Photographe Renaud Monfourny
ILLUSTRATEUR·TRICE Agnès Decourchelle, Stéphane Manel
Blandine COMPILATION François Moreau
Rinkel ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Philippe Azoury, Emily Barnett, Ludovic Béot, Léonard
Autrice Billot, Rémi Boiteux, Martin Colombet, Maxime Delcourt, Théo Dubreuil, Arnaud
→ p. 74, 84 Ducome, Marilou Duponchel, Jean-Marie Durand, Jacky Goldberg, Alexis Hache,
Igor Hansen-Løve, Murielle Joudet, Briac Julliand, Noémie Lecoq, Laurent Le Crabe,
Écrivaine, Gérard Lefort, Clara Luciani, Brice Miclet, Philippe Noisette, Yann Perreau, Juliette
musicienne au Poulain, Manon Renault, Théo Ribeton, Blandine Rinkel, Jean-François Robert, Sophie
12
12

sein du groupe Rosemont, Patrick Sourd, Sylvie Tanette, Patrick Thévenin, Fiona Torre
Catastrophe, LESINROCKS.COM Cheffe d’édition Elsa Pereira Éditrice Clémentine Gallot
danseuse, Stagiaire Valentin Boero
Blandine Rinkel DÉVELOPPEMENT Responsable marketing/abonnements Lucille Langaud
s’est intéressée au sauvage. Elle a lu Chef de projet marketing Hippolyte Caston, tél. 01 56 82 12 06 Stagiaire Malo Janin
Nastassja Martin pendant l’écriture Social Media Vincent Le Beux Directeur technique Christophe Vantyghem Contact
de son dernier (et troisième) roman Vers Agence Destination Média Didier Devillers, Cédric Vernier, tél. 01 56 82 12 06,
la violence (Fayard), très remarqué lors reseau@destinationmedia.fr
de la rentrée. Pour nous, elle a rencontré PARTENARIAT ET PUBLICITÉ Directrice déléguée Laurence Delaval Directrice culture
l’anthropologue à l’occasion de la sortie
Cécile Revenu, tél. 01 42 44 15 32, Matthieu de Jerphanion (musiques), tél. 01 53 33 33 52,
de son essai À l’est des rêves.
Alice Seninck (arts, scènes), tél. 01 42 44 18 12, Benjamin Choukroun (cinéma, vidéo,
médias, édition), tél. 01 42 44 16 17, assisté·es de Quentin Maset Publicité commerciale
MEDIAOBS Sandrine Kirchthaler, tél. 01 44 88 89 22 Opérations spéciales Harith Shahad
Chef·fes de projet Samy-Alexandre Selmi, Nisrine Jouglet Traffic manager Stéphane Battu,
Jean-François
Robert
tél. 01 42 44 00 13 Chargée de planning publicitaire Axelle Cohen, tél. 01 42 44 16 62
Photographe ADMINISTRATION ET FINANCE Directeur financier Olivier Jouannic Contrôleur de
→ p. 62 gestion Adrien Lemoine Responsable paie et relations sociales Agnès Baverey
Comptables Cathy Cavalli et Caroline Vergiat FABRICATION Prépresse Armstrong
C’est après des Impression, gravure Imaye Graphic Imaye Graphic est impliqué dans la préservation
études d’histoire de l’environnement par ses certifications ISO14001, FSC, PEFC et Imprim’Vert. Origine
que Jean-Francois papier : Allemagne, taux de fibres recyclées : 100 %, eutrophisation Ptot : 0.008kg/t,
Robert décide certification : PEFC 100 % Fabrication Créatoprint - Isabelle Dubuc, Carine Lavault,
Francesca Mantovani/Gallimard · Richard Dumas/Fayard

de tenter tél. 06 71 72 43 16 Distribution MLP ABONNEMENT Les Inrockuptibles Abonn’escient,


l’aventure de 235, avenue Le-Jour-se-Lève, 92100 Boulogne-Billancourt, support@lesinrockuptibles.fr
la photographie. Il fait ses premières ou tél. 01 86 90 62 03. Tarif France 1 an : 115 €
armes lors de défilés de mode à Paris.
Les Inrockuptibles №15

FONDATEURS Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski


Spécialiste du portrait, il photographie © Les Inrockuptibles 2022. Tous droits de reproduction réservés.
anonymes et personnalités du monde
des arts et du spectacle pour des Ce numéro comporte un CD jeté sur toute la diffusion (vente au numéro + abonnements), un cahier
magazines tels que M Le Monde, complémentaire TNB de 16 pages (mis sous film dans l’édition abonné·es et kiosques Bretagne), un cahier
The Guardian, Télérama, Libération, complémentaire Bar-Bars de 24 pages (mis sous film dans l’édition abonné·es), un cahier complémentaire
Snep de 24 pages (mis sous film dans l’édition abonné·es et kiosques), deux encarts Quai Branly (dans
Time Magazine, GQ, Elle… Il a capturé l’édition abonné·es et kiosques Île-de-France), une carte postale
pour nous la rencontre Clara Luciani- Biennale de Lyon (dans l’édition abonné·es et kiosques Rhône-Alpes),
Catherine Deneuve. un Flexi Disc Summer Wine (sur une partie de l’édition kiosques).
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Les Inrockuptibles et Super !
présentent

PAPIER + DIGITAL

Nowhere
30th Anniversary Tour *

Date unique en France


18 décembre 2022
à l’Élysée Montmartre

Festival

*Tournée du 30e anniversaire


OUVERTURE LE QUESTIONNAIRE

Un·e invité·e se dévoile en répondant à nos questions indiscrètes.


Ce mois-ci, Ehla, sœur de Clara Luciani et musicienne qui planche
sur son premier album. Propos recueillis par Carole Boinet

A LU
R
A

C
CL

IA
NI

F
A

D
C E
CH

Le plat de ton enfance ?


Je ne vais pas dire que ma mère ne faisait
que du surgelé car elle va me tuer !
Disons, son tiramisu, qu’elle fait très
bien.

Le film dans lequel tu aurais aimé


vivre ?
Thelma et Louise.

Ça finit mal.
Oui, mais ça me va, c’est intense.

Qu’est-ce que Clara t’a appris ?


La détermination et le pardon.

Comment mourras-tu ?
Le coup du bretzel avec lequel
on s’étouffe.
14

La chanson de ton enterrement ?


Overjoyed de Stevie Wonder.

Un secret bien gardé sur Clara ?


Elle a une phobie des trous ! Ça s’appelle
la trypophobie. Les ruches, par exemple.

Un lieu que tu aurais aimé ne jamais


quitter ?
Les trajets en voiture. Mon père prenait
C’est une pression d’être la sœur des CD à la médiathèque et on chantait
de Clara Luciani ? à l’arrière avec Clara. C’était simple,
C’est que du bonus ! J’ai un modèle, mais magique.
un exemple à suivre. On est tellement
fusionnelles que ça roule. Nos musiques Un duo que tu aimes ?
sont différentes, on ne se ressemble pas Ibeyi ! Ça me parle car ce sont deux
physiquement et on a des inspirations Où est la beauté ? sœurs, et j’ai adoré leur dernier album.
diamétralement opposées. Hier, j’ai parlé avec une petite
grand‑mère sur un banc, c’était beau. Ton compte Instagram préféré ?
Où as-tu passé la nuit et avec qui ? @maoui2saintdenis : une meuf qui
J’ai pour habitude de passer mes nuits Le bruit de ton enfance ? est dans l’upcycling et qui a un look
avec Brad Pitt. Hier soir aussi. La basse de mon père. incroyable. Elle est en phase avec
cette époque où l’on arrête d’acheter
Un endroit où boire à Paris ? Que t’inspirent les aquariums ? chez Zara.
Il y en a beaucoup trop. Je suis claustro, donc pas quelque chose
de positif. Qu’aimerais-tu nous dire ?
Les Inrockuptibles №15

Dernier SMS reçu ? Que Clara est encore plus cool dans
Ma sœur justement ! Elle s’inquiétait La chanson que tu as le plus la vraie vie qu’à la TV ! 
car je n’avais pas répondu à mon père fredonnée ?
depuis cinq heures. Quelle famille ! Ready or Not des Fugees. Lire aussi p.17.

La dernière chose qui t’a rendue


Ella Hermë

triste ?
Voir le temps qui passe sur mes proches.
concert:
09 mai 2022
accor arena - paris
nouvel album disponible
LA BANDE
OUVERTURE

À CLARA A
LU CI

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CLAR

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Théodora, Edie, Léa et les autres… Clara Luciani a sa

H
É

R
DAC C

bande d’amies, de sœurs de cœur ou de sang, qu’elle


aime et qui le lui rendent bien. Texte François Moreau
& Juliette Poulain
16

Fiona Torre pour Les Inrockuptibles · Natacha Lamblin · Ella Hermë


Les Inrockuptibles №15
PORTRAIT DE GROUPE
et des éditos pour des grandes marques
(Gucci, Nina Ricci, Kenzo ou encore
le Vogue italien). Parsemés de motifs
vintage dans un univers visuel où
← Fiona Torre se côtoient le pastel et des assemblages
de couleurs vives, les clichés de Fiona
C’est l’histoire d’une amitié née dans un dégagent une chaleur particulière qui
studio photographique, sur le shooting doit beaucoup à cette façon équilibriste
d’une couverture des Inrockuptibles datée de faire tenir le rétro et le moderne dans
du 20 mars 2019. Fiona Torre est un même cadre. D’ici la fin de l’année,
chargée d’immortaliser une rencontre elle a le projet de partir en vadrouille
presque fortuite – trois ans avant leur au Japon avec Clara, pour le fun : “En
duo Santa Clara – entre Benjamin Biolay mode road trip, avec un peu de cocooning
et Clara Luciani, à l’occasion d’une et beaucoup de karaoké.” ♦ F. M.
discussion au sommet, où il sera
question d’écriture pop, de filiation et
de création : “Après la séance photo,
elle m’a proposé d’aller boire un verre, et
puis on est devenues très proches”, nous
confie la photographe. Passée par l’École
des beaux-arts de Toulouse et diplômée
en photographie de l’École des Gobelins,
à Paris, Fiona Torre travaille en France
comme aux États-Unis (et notamment
à New York), sur des projets personnels

↓ Léa Luciani
“On est comme des jumelles”, déclare Léa, parution de son EP Pas d’ici, en 2020.
l’aînée, à propos de sa cadette, Clara. Citant parmi ses inspirations aussi bien
L’une est châtain clair, l’autre est brune, le photographe Tom Wood que la peintre

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et les affections musicales diffèrent : Alice Neel ou Thelma et Louise, elle reste
“Elle, c’est Biolay et Les Demoiselles de toutefois relativement discrète sur ces
Rochefort. Moi, c’est Aaliyah et Stevie chansons à venir. Et revient rapidement ↗ Alysson Paradis
Wonder.” Mais, entre elles, un “amour sur sa sœur. Sans une once de rivalité,
réciproque persiste et grandit dans elle admire sa force de caractère. “Clara, c’est un peu comme une petite
le temps”. Les sœurs Luciani ont grandi La Grenade de 2018 n’a pas été si facile sœur”, nous murmure Alysson Paradis
près de Martigues, dans les Bouches- à dégoupiller, mais Clara est de nature à l’autre bout du fil. Il paraît même
du-Rhône, avec un père musicien, qui optimiste et “garde les pieds sur terre” face qu’elle vient souvent manger des crêpes
les guide entre les disques, et une mère au succès, parfois étourdissant. “Je pense chez la comédienne et son compagnon,
fidèle à la chanson française. Comme que si elle pouvait faire de la musique sans l’acteur et réalisateur Guillaume Gouix,
elle est “moins timide”, Clara s’installe être vue, elle le ferait, lâche Léa. Je lui dont Clara Luciani est également très
la première dans la capitale et offre à sa répète sans cesse que je la trouve incroyable proche. L’amitié entre la chanteuse
grande sœur l’acuité de son regard sur parce qu’elle n’a pas changé. Les vidéos et la comédienne est née d’une relation
le milieu musical. Sous l’alias d’Ehla, Léa de nous petites ? C’est la même !” ♦ J. P. épistolaire moderne, sur Instagram :
se trouve d’ailleurs “plus pointilleuse” en “Elle n’avait pas encore sorti d’album,
ce qui concerne la sortie de son premier peut-être seulement un EP. Je l’avais taguée
album, prévue en 2023, que pour la sur une de ses chansons et on a commencé
à s’écrire. On était un peu timides quand
on a fini par se voir en vrai. C’était comme
rencontrer pour la première fois quelqu’un
de sa propre famille”, poursuit Alysson.
Comme d’autres avant elle, Alysson
nous dit de Clara qu’elle a une mentalité
de clan très ouvert, et qu’elle est capable
d’agréger autour d’elle des gens venus
de partout : “On a toujours le sentiment
Les Inrockuptibles №15

d’être tous très unis, alors qu’on est tous très


différents.” Alysson Paradis sera au
Petit Montparnasse, à Paris, à partir
du 12 janvier, dans une pièce d’Alain
Teulié intitulée Le Manteau de Janis,
et au cinéma, le 1er février, aux côtés
d’Élodie Bouchez, à l’affiche du premier
long métrage de Guillaume Gouix,
Amore Mio. ♦ F. M.
OUVERTURE
“On se voit évoluer et on se
tire tout le temps vers le haut.”
Sarah Benabdallah

indispensable. Elle admire The Beatles


(“le plus grand groupe de pop”), Kate Bush
et l’indétrônable Britney Spears.
Remontant le temps, elle se souvient
↓ Sarah Benabdallah de sa rencontre avec Clara Luciani,
en 2015, derrière les micros de ce
Avant 2018, Sarah Benabdallah écumait “brouhaha” qu’est La Femme. “C’était
les groupes en tant que choriste et vraiment la colonie de vacances ! On
claviériste aux États-Unis, s’octroyait partageait la même couchette avec Clara.
une virée française auprès de Nous, on était disciplinées et eux foutaient
La Femme et, comme un certain Alexis le bordel”, s’amuse Sarah au téléphone.
Lebon, cherchait “la pièce manquante Justement, elle admire Clara pour cette
[à son] puzzle”. Tous les deux ont formé “discipline émotionnelle” qui lui donne
Mauvais Œil vite, et sans bien se une certaine stabilité dans la déferlante
connaître. “On a mis un peu de temps du succès. Convoquant des chanteuses
à trouver la formule”, confesse la actuelles qui “bousculent les codes”,
chanteuse pour qui leurs premiers EP, comme Aurora, Lizzo ou Rosalía, Sarah
Nuits de velours, paru en 2019, et constate une certaine sororité à laquelle
Mektoub, sorti l’année suivante, étaient elle rattache son amitié avec Clara :
encore “expérimentaux”. En revanche, “On se voit évoluer et on se tire tout le
avec Crève-Cœur, single partagé en 2021, temps vers le haut.” ♦ J. P.
Mauvais Œil amorce un nouveau
cycle que Sarah juge davantage “tranché
et cohérent”, et qui amène le duo à se
décomplexer. Pour elle, la pop est ↗ Théodora Smal
Quand Clara Luciani débarque dans
sa friperie à Metz, en 2019, Théodora
la reconnaît immédiatement. “Je sais qui
18

vous êtes”, lâche-t-elle pour éviter toute


confusion. Avant de préciser à la
chanteuse, venue présenter Sainte-
Victoire à la traditionnelle Fête de
la mirabelle du pays messin, qu’elle sera
traitée comme toute sa clientèle. Chez
Moules Fripes, qu’elle a fondée en 2015,
Théodora conseille avec enthousiasme
et photographie les client·es qui
dénichent leur bonheur dans la “boutique
de [ses] rêves”. Au bout du fil, elle nous
décrit les fringues vintage des
années 1950 à 1980, les bijoux, les livres
d’art et de mode ou les recoins pour
déguster un café. Adepte des fripes
depuis son adolescence, la Messine, qui
chinait parfois jusqu’à Londres, a
enchaîné les contrats dans le commerce
du vêtement jusqu’à être écœurée du
système de surproduction, pollueur et
oppressif. Sa friperie recèle uniquement
des pièces de seconde main, qu’elle
récupère via des particulier·ières, dans
d’autres boutiques et sur l’application
Vinted, où elle échange souvent des
suggestions avec Clara, qui compte
Les Inrockuptibles №15

désormais parmi ses meilleures amies.


“On a eu un vrai coup de foudre. On adore
les musées, les fripes et les comptes
d’antiquaires sur Instagram !”, raconte
Théodora, qui souligne également que
Clara n’achète jamais ce dont elle n’a
pas besoin : “Elle est simple et elle a du
Jules Faure

goût. C’est l’humaine comme je l’imagine,


au sens noble.” ♦ J. P.
Berlin mon garçon
© Jean-Louis Fernandez

Marie NDiaye | Stanislas Nordey


9 | 19 nov

La Septième
D’après 7 de Tristan Garcia
Marie-Christine Soma

© Christophe Raynaud de Lage


15 | 23 nov

Bachelard Quartet
Jeanne Bleuse, Marguerite Bordat,
Noémi Boutin, Pierre Meunier
26 nov | 2 déc
© Jean-Pierre Estournet

Nostalgie 2175
Anja Hilling | Anne Monfort
7 | 15 déc
© Christophe Raynaud de Lage

TNS Théâtre National de Strasbourg


03 88 24 88 24 | tns.fr | #tns2223
OUVERTURE
introduit par le single On My Mind en
juin dernier et approfondi avec La Lune
au mois d’octobre. Elle a d’ailleurs
estomaqué La Boule Noire cette année
avec sa soul chaude et spectrale à la fois,
dans le cadre des Inrocks Super Club,
devant un parterre de fidèles parmi les
fidèles. C’est l’année dernière qu’elle
a rencontré Clara Luciani, au moment
de la sortie de Cœur : “Elle cherchait une
choriste pour l’accompagner sur un live
pour Quotidien. Et puis j’ai été embauchée
pour la tournée”, se souvient Nka, qui
a déjà bossé avec Lous and the Yakuza,
Enchantée Julia et bien d’autres. De fil
en aiguille, elle finit même par faire sa
première partie le 9 mars dernier, au
Forest National, en Belgique : “C’était
une belle surprise et ça m’a touchée. Clara
tient toujours à ce que tout le monde se sente
bien, elle est très respectueuse de la
sensibilité de chacun et ça se reflète dans
↑ Nka sa musique”, confie-t-elle. En attendant
de faire une belle carrière sous son nom,
Nka est un peu timide au téléphone, elle continue d’accompagner Clara
elle n’a jamais répondu à une interview Luciani pour les prochaines dates de
de sa vie. Mais on lui prédit une longue sa tournée. ♦ F. M.
liste de sollicitations dans les semaines
et mois qui viennent, elle qui s’apprête
à dévoiler un premier EP le 8 décembre,

“Nous réunir ici, c’est une


20

manière de dire qu’on est


ensemble et qu’on n’a pas
peur les unes des autres.”
Edie Blanchard

→ Edie Blanchard
Au téléphone, d’une voix volubile
et généreuse, elle débite son parcours
d’autrice et de réalisatrice avide de
projets en tous genres. D’abord, des actrice. En revanche, depuis un an, elle
clips. Edie a pris les manettes d’une s’est remise à écrire et à chanter, car ça
poignée de vidéos pour Philippe la “titillait”. Entre-temps, elle a lancé
Katerine, son père, – illustrant Stone avec Ta meilleure vie, un podcast exclusif pour
toi, ou 88 % avec le rappeur Lomepal –, Deezer, dont le premier épisode convie
ou encore pour Alice et Moi et le Clara Luciani à parler de ruptures
collectif electro Bon Entendeur. Puis son amoureuses. “On s’est rencontrées à mon
appétit a décuplé. Pour la publicité anniversaire par le biais d’amis communs”,
et, surtout, pour la fiction. Début 2023, précise Edie avec un sourire dans
Edie sortira Jouir, un court métrage la voix. Depuis, l’amitié se nourrit
sur la sexualité des personnes âgées de parties de rigolade, de beaucoup
Les Inrockuptibles №15

“à registre plutôt comique”. Quand on lui de concerts et de confiance. Louant


rappelle son incursion devant la caméra la bande de filles présente dans ce
dans Peau de cochon, réalisé par numéro, la jeune réalisatrice trouve que
Katerine en 2005 (“Oh là là, c’est les femmes, à force de comparaisons,
vieux !”), elle rétorque ne pas vouloir être se voient trop souvent comme
“des ennemies”. Selon elle, Clara fédère :
Amélie Canon

“Nous réunir ici, c’est une manière de dire


qu’on est ensemble et qu’on n’a pas peur
les unes des autres.” ♦ J. P.
JULIA
FAURE
ULLIEL
GASPARD
LAETITIA
CASTA
VINCENT
LACOSTE
AVEC LES VOIX DE

UN FILM DE
LES FILMS DU BÉLIER ET MY NEW PICTURE PRÉSENTENT

LOUIS
GARREL

BERTRAND BONELLO
ANAÏS
DEMOUSTIER
LOUISE
LABEQUE

Crédits non contractuels • © 2022 - Les films du Bélier - My New picture - Remembers production • Visa d’exploitation n°155 637 - Dépôt légal 2022 • Design : Benjamin Seznec / TROÏKA
LIFESTYLE OÙ EST LE COOL ? LUC
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La réponse → Une fringue


en cinq points J’adore la petite marque
par Clara Luciani française Sœur. J’ai rencontré
Domitille, l’une des deux
créatrices, qui m’a confié que
certaines pièces avaient été
créées en ayant ma silhouette
en tête. Ça m’a beaucoup
touchée. J’aime l’histoire de
la marque évidemment, car
les deux femmes à l’origine
du projet sont sœurs. J’aime
aussi le vestiaire qu’elles
proposent : intemporel,
androgyne, des pièces qu’on
peut garder longtemps sans
jamais se lasser. 

soeur.fr
22

← Un compte
Instagram
@newjackparis. Je suis dingue
de ses looks et je pourrais
tout lui piquer. Il est
personal shopper, styliste,
chineur de vintage, et je rêve
de collaborer d’une façon
ou d’une autre avec lui
dans le futur car il a un goût
irréprochable et une allure
incroyable. Fan ! 

Instagram @newjackparis
Les Inrockuptibles №15

@newjackparis
Fanny de Chaillé

Mode/Food/Design…
Une autre histoire
du théâtre

chaillot

23
théâtre national
de la danse
↓ Une adresse
La boutique vintage Blow Up, à Aix-en-Provence,
tenue par mon amie Émilie Crambes. J’y ai passé
des heures et chiné des dizaines et des dizaines
de pièces. Tout est sélectionné avec goût dans un
lieu qui a une énergie de factory warholienne
– Émilie y organise souvent des événements. J’y ai
fait un de mes premiers concerts en guitare-voix. 

©Marc Domage  zoo, designers graphiques


Blow Up, 26, rue Boulegon, Aix-en-Provence.

Les Inrockuptibles №15

29 nov. → 3 déc.
theatre-chaillot.fr
LIFESTYLE

← Un objet
Un livre à emporter partout avec soi : Je serai le feu
de Diglee, à lire et relire dans tous les sens, pour
découvrir ou redécouvrir des poétesses célèbres
et celles que l’histoire a oubliées. Comme souvent,
hélas, l’histoire semble oublier les femmes.
Une anthologie illustrée et précieuse, à s’offrir
comme on s’offrirait des roses. 

Je serai le feu de Diglee, avec Clémentine


Beauvais (La Ville Brûle).
24

→ Un restaurant
Mes amis Élodie et Zach
viennent d’ouvrir le
Numéro 10 Pigalle, à Paris,
un endroit où il est à la
fois possible de se faire
tatouer et de manger
de succulents burgers
(le végétarien est à tomber).
Ils vont bientôt brasser
leur propre bière. Je ne suis
pas tatouée, mais si j’avais
envie de me faire un
“Les Inrocks” sur le cœur,
je le ferais là-bas. 

Numéro 10 Pigalle,
10, rue Frochot,
Paris (IXe).
Les Inrockuptibles №15
la région DU FRAC
partenaire CENTRE-VAL DE LOIRE
ADIEU
LIFESTYLE LU CI A
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AU NOUVEAU

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Boutiques vintage, festivals d’upcycling, ateliers DIY :


la tendance mode est à l’anti-fast fashion et au recyclage.
Texte Manon Renault

Le Digger.club, temple
de l’upcycling.
26

À
la veille de la Fashion Week
parisienne, une large foule
s’amasse devant
La Caserne, incubateur
de la mode écologique
logé dans le Xe arrondissement de Paris.
Le temps d’un week-end, la pépinière
de la mode durable, lancée fin 2021,
s’associait à la plateforme française
Revibe et réunissait vingt-cinq marques
émergentes sur les thèmes de l’upcycling achetant mes vêtements dans les brocantes
Les Inrockuptibles №15

– “surcyclage” en français, soit le fait de ou à Emmaüs à la recherche de pièces


donner une seconde vie aux vêtements uniques. Aujourd’hui, je suis heureux
et tissus usagés en les transformant cargo usés et table ronde où l’on cite de ne plus passer pour quelqu’un de bizarre
DiggerClub ∙ Moules Fripes

en pièces neuves. Au programme, atelier l’anthropologue militante Jane Goodall. et de pouvoir échanger librement autour
de tie and dye à base de chou rouge Dans le public, des jeunes hyperlooké·es, de ces thématiques qui deviennent de plus
et d’orange, rénovation de pantalons chaussé·es de baskets vegan Rombaut, en plus communes”, raconte Maxence,
se mêlent à des familles du quartier 34 ans, vêtu d’une large chemise
et curieux·euses en quête d’une mode à rayures bigarrées, fabriquée à partir
alternative et durable. “J’ai grandi en de stocks d’invendus.

ÎLOT DE RÉSISTANCE

LIFESTYLE
Moules Fripes,
boutique vintage Dans le centre de Metz, Théodora Smal
à Metz. (lire p. 18) démontre que s’habiller
en friperie n’est plus une pratique
fantaisiste. “Pendant longtemps, la seconde
main subissait une forme de classisme.
Dans la capitale, les événements de Mais aujourd’hui, il ne s’agit plus
mode durable, “green” ou écoresponsables seulement d’une question d’argent ou
se multiplient depuis la sortie du de goût pour une esthétique rétro, mais
confinement, et prennent des visages d’engagement”, commente-t-elle.
multiples : immersion dans les En 2015, elle ouvrait la boutique vintage
années 2000 pour le Britney Market Si, historiquement, la critique Moules Fripes, proposant une sélection
(un rendez-vous nomade, de Marseille environnementale s’est construite hors de pièces fabriquées avant 1990, non
à Paris) ou nostalgie pour l’esthétique de l’industrie de la mode, elle existe griffées, rangées, réparées si besoin.
pop culture au Digger.club. Dans l’un désormais aussi en interne. On peut Loin d’être anti-mode, cette passionnée
comme dans l’autre, on retrouve des prendre l’exemple de Lidewij Edelkoort, d’histoire et de sociologie du vêtement
sélections vintage et stands de créations prévisionniste de tendances reconnue invite à déconstruire le marketing et
upcyclées, mais aussi des espaces de par le milieu qui lançait l’Anti-Fashion les lois des tendances : “La mode, ce n’est
rencontres où résonne de la musique Project en 2015. En réponse, on pas un diktat mais un reflet de la société.
rétro. “Il s’agit de créer des safe places observe des mutations dans l’industrie, Mais les tendances ont pris les devants
qui permettent d’essayer les vêtements à la fois au niveau organisationnel et oublient la morphologie des gens, leurs
et également d’échanger, de se renseigner mais surtout sur le plan des discours. goûts, le plaisir de se vêtir. J’ai de
sur l’upcycling et la seconde main”, Imaginer la mode d’après ou des nombreuses anecdotes de femmes qui sont
explique Chloé Roques, fondatrice du alternatives éthiques est devenu une entrées dans ma boutique ayant perdu
Digger.club, où se côtoient harnais SM véritable mode en soi. “Quitte à frôler toute confiance en elles, découragées par
en fibres recyclées et sacs composés le greenwashing”, comme le souligne un système mode dans lequel elles ne se
à partir de baskets Nike. D’après une Adrian Kammarti, chercheur en retrouvaient pas. Ici, on apprend à aimer la
étude de Thredup – plateforme “contre-mode” et professeur assistant mode à nouveau.” Aujourd’hui, le compte
américaine de revente –, les ventes à l’Institut français de la mode. Instagram @moulesfripes comptabilise
d’occasion augmentent depuis 2020 et plus de 16 000 abonné·es, démontrant
devraient dépasser celles des enseignes NOUVELLES VAGUES qu’il est possible de construire une mode
de la fast fashion d’ici 2027. En 2022, la marge est-elle au centre ? en marge des institutions dominantes :
La créatrice Marine Serre, leader de “Il n’y a rien de calculé dans tout cela.
L’INDUSTRIE DE LA MODE l’upcycling, remporte le prix de l’Andam, Ce qui m’intéresse, c’est tout simplement
ET SON AUTOCRITIQUE tandis que le showroom Sphère de de rendre les gens beaux. Je pense que c’est

27
Si faire du neuf avec du vieux n’a jamais la Fédération de la haute couture et de ça, la mode, à la base.” ♦
été aussi tendance, c’est également le la mode accueille Kevin Germanier,
nouveau mantra du luxe. Pour l’automne Benjamin Benmoyal, Alphonse
2021, Louis Vuitton proposait des Maitrepierre ou encore Jeanne Friot
silhouettes utilisant des tissus de seconde – autant de jeunes créateurs et créatrices
main, tandis que Gucci lançait “Off the pratiquant la revalorisation de matériaux.
Grid” – une ligne de vêtements unisexes “Tout est en fibres recyclées et la teinture
et d’accessoires sportifs, recyclés ou est végétale. Tout est produit en France.
fabriqués à partir de matériaux C’est onéreux, parfois difficile, mais
organiques. Plus récemment, Balenciaga essentiel”, explique Alphonse Maitrepierre,
présentait le programme Re-Sell en dont les créations articulent esthétique
partenariat avec la plateforme spécialisée couture et 3D.
Reflaunt, permettant aux client·es De son côté, la créatrice queer Jeanne
de déposer leurs anciens vêtements Friot présentait en juin dernier une
et accessoires dans une sélection collection “no gender” sur le thème de
de boutiques. “Une partie de la mission la fête et de la nuit, composée de pièces
de la maison est de devenir une entreprise 100 % upcyclées, réalisées à partir de
entièrement durable”, assure dead stocks (stocks dormants) ou de
le communiqué. Depuis plus d’une tissus écologiques. “J’ai presque des pièces
décennie, le luxe est challengé par les uniques, limitées – à la fin du rouleau de
nombreuses actions militantes – la tissu, c’est terminé –, et cela crée la rareté”,
campagne Défi Detox de Greenpeace explique-t-elle. “On peut noter
en 2011, ou plus récemment les actions un glissement : ces jeunes ne se qualifient
coup de poing d’Extinction Rebellion. pas uniquement comme écoresponsables
et mettent en avant d’autres revendications :
genre et sexe notamment. C’est une façon
de montrer que l’écoresponsabilité s’est
normalisée pour eux”, analyse Adrian
Kammarti. Si les choses changent, le défi
pour ces jeunes vagues est de trouver
des distributeurs avec lesquels travailler.
LIFESTYLE FASHION WEEK

Tout au long du mois de septembre, la mode s’est mise en scène,


et chaque défilé, à la manière d’un film, fut à la fois une projection
onirique et un reflet de l’époque. On rembobine…
Texte Manon Renault

↓ Effets d’optique chez Louis Vuitton


Zips, boutons et ganses XXL perdent tout rôle
fonctionnel pour prendre celui de pur ornement : Nicolas
Ghesquière donne aux accessoires un rôle de premier plan
et s’amuse avec les proportions. Zoom sur des détails
habituellement négligés, telles les coutures qui deviennent des
motifs, et la minimisation des monogrammes ostentatoires
tapissant les sacs à main. Une nouvelle manière d’apprivoiser
le regard. ♦
↗ L’Année dernière à Marienbad
louisvuitton.com signé Chanel
Dévoilée dans l’enceinte du Grand Palais Éphémère, à Paris,
devant un gigantesque écran long de 200 mètres, la collection
de Virginie Viard rend hommage au film d’Alain Resnais
pour lequel Gabrielle Chanel avait réalisé les costumes de
Delphine Seyrig en 1961. Six décennies plus tard, les tailleurs
et petites robes noires s’actualisent – plus courts et parfois
transparents, prenant pour muse l’actrice Kristen Stewart. ♦
28

chanel.com

→ Coup double chez Gucci


Féru de philosophie, Alessandro Michele
a transformé son show en réflexion
Chanel · Louis Vuitton · Gucci · Rick Owens · Balenciaga · YSL

sur la notion d’identité et d’individualité


en explorant la gémellité. Le long
d’un podium orné de photographies de
jumeaux et jumelles, les silhouettes se
Les Inrockuptibles №15

sont d’abord avancées seules, avant que


le mur d’images qui séparait le podium
en deux ne se fende, dévoilant des
couples de jumelles et jumeaux. ♦
A LU
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gucci.com
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LIFESTYLE
↑ Balenciaga
debout dans la boue
Lorsque la neige fond, il ne reste que
de la gadoue : après le défilé de mars
mettant en scène une tempête de neige,
Demna figure les crises sociales
↑ Le récit intemporel de Rick Owens et environnementales à travers un
gigantesque champ de boue imaginé
C’est en plein air, dans la cour du Palais de Tokyo, que Rick par l’artiste Santiago Sierra.

29
Owens dévoilait une collection inspirée par l’Égypte. Tournant Hybridation mêlant vestiaire motard,
autour d’un gigantesque geyser phallique, les robes fluides, jogging et vêtement utilitaire,
entre écru et rose foncé, alternent avec les total looks noirs la collection laisse parfois place à de
en cuir agrémentés de lunettes. Entre futurisme et références longues robes à sequins traînant dans
antiquisantes, les silhouettes aux volumes théâtraux échappent la fange. Un miroir des fractures
à toute datation. ♦ contemporaines ? ♦

rickowens.eu balenciaga.com

← Relecture du Paris rêvé


d’Yves Saint Laurent
Silhouettes longilignes aux épaules
soulignées par d’épais manteaux ou
des blousons bombés : la collection
d’Anthony Vaccarello se joue
simultanément des codes couture de
la maison et des archétypes parisiens.
Loin d’être un simple remake de ce que
proposait Yves Saint Laurent, Vaccarello
opte pour un glamour audacieux,
Les Inrockuptibles №15

délaissant les mini-robes moulantes. ♦

ysl.com
“UNE VERSION DE
Ouverture

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SUMMER WINE,

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JUSTE POUR LE FUN”


Clara Luciani et Alex Kapranos
(Franz Ferdinand) sortent pour la
première fois pour Les Inrockuptibles
leur reprise de Summer Wine de
Nancy Sinatra et Lee Hazlewood.
Propos recueillis par Juliette Poulain

C
ette reprise de Summer Wine
n’est jamais sortie en
30

physique. Nous sommes


tous les deux, Clara et moi,
de très grands fans de différentes. Et c’est pour cette raison
Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. que ça marche. Et c’est pareil pour
Les paroles de leurs chansons Lee et Nancy : c’est parce que leurs
sont très inventives, assez sombres. tonalités contrastent que le duo
Chacune de leurs chansons crée des COMME AU CINÉMA fonctionne. Lee a une voix très sombre,
scènes intéressantes, presque Cette chanson dégage une atmosphère un peu menaçante, tandis que celle de
cinématographiques. Tu as vraiment très lyrique. On voulait vraiment créer Nancy est très claire. La voix de Clara
l’impression d’être dans l’endroit évoqué une scène, comme au cinéma, et faire diffère vraiment de la mienne car elle
quand tu les écoutes. Les voix de Lee et en sorte que nos auditeurs se sentent a une certaine pureté. Je pense qu’elle
Nancy ne sont pas si éloignées de celles à un endroit précis, dans un monde a ce pouvoir incroyable d’invoquer et
de Clara et moi. J’aime bien l’idée de un peu fantastique. On l’a enregistrée de transmettre des émotions. Vraiment.
reprendre une chanson comme Summer au printemps. J’ai posé mon micro Ce qui contraste avec ma voix, dont
Wine, mais ce que je préfère, c’est de ne à la fenêtre pour enregistrer le son des je ne pourrais pas te parler car je suis
pas reproduire l’original. On voulait oiseaux qui arrivaient en Écosse pour trop proche d’elle ! ♦
lui donner une autre saveur. C’est drôle les beaux jours. J’ai essayé de capter
car on l’a enregistrée pendant le premier l’ambiance du lieu et le moment précis LA PLAYLIST
confinement, sans avoir pour ambition durant lequel on enregistrait. J’ai aussi DE CLARA LUCIANI
de la sortir. On l’a littéralement faite capté des bruits de pas. Sur l’ouverture 1. To Bring You My Love de PJ Harvey
pour le fun, ce qui résume bien ce que de la chanson, je marche en ville 2. Where Have All the Flowers Gone?
je pense de la musique en général : joue jusqu’aux premiers tintements. de Marlene Dietrich
pour en profiter à fond. Joue parce que J’ai vraiment cherché des sons partout. 3. You Don’t Own Me de Lesley Gore
tu aimes ça. C’est la raison pour laquelle J’expérimentais plein de choses 4. Mes nuits de velours de Mauvais Œil
je fais de la musique. différentes. Par exemple, je suis tombé 5. Andromeda de Weyes Blood
J’ai enregistré toute la musique dans sur un trousseau de clés que j’ai secoué 6. Janitor of Lunacy de Nico
Les Inrockuptibles №15

mon salon, ici, dans cette maison d’où très près du micro. 7. La Question de Françoise Hardy
je parle, avec juste un micro. Puis, Je me souviens très bien de la première 8. Brand New Key de Melanie
j’ai tout assemblé. Clara l’a jouée pour fois qu’on a joué cette chanson 9. Precious de The Pretenders
son label et ils ont trouvé ça super. à l’Olympia, à Paris. L’Olympia est une 10. Bisou magique de Melody’s Echo
de mes salles préférées au monde, avec Chamber
La Cigale. Ce sont des espaces dans
lesquels tu as l’impression de pouvoir
Fiona Torre

toucher chaque personne du public.


Ma voix et celle de Clara sont très
Un animé

Lastman
Votre héros est de retour

© Jérémie Hoarau et Ermel Vialet

SAISON 2
LE 28 OCTOBRE SUR
OUVERTURE LA RITOURNELLE

Un·e invité·e se souvient des paroles


d’une chanson qu’il ou elle aime.
Ce mois-ci, Clara Luciani invite
son amie Inès Longevial, star de
la peinture figurative, qui a choisi
Oh My Heart de R.E.M.
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“Oh my heart […]


Hear the trees, the ghosts
and the buildings, sing.
With the wisdom to reconcile
32

this thing. It’s sweet


and it’s sad and it’s true.”
Extrait de l’album Collapse into Now (Warner)

des émotions que les mots


ne peuvent pas couvrir.
C’est donc évidemment
difficile d’écrire sur l’émotion
qu’une chanson me procure,
J’ai redécouvert ce titre et tout particulièrement
cet été en regardant la série sur celle-ci. C’est un peu
The Bear. Cette chanson comme un cri étouffé.
a été composée en 2011,  Propos recueillis
juste après l’ouragan Katrina. par Carole Boinet
Elle me bouleverse de bien
Les Inrockuptibles №15

des manières. Lorsque la * “Oh mon cœur, entends


mélodie s’empare de moi, les arbres, les fantômes et les
elle ne me quitte plus. immeubles chanter. Avec la sagesse
J’ai l’impression que mon de la réconciliation. C’est doux
cœur va en ressortir explosé. et c’est triste et c’est vrai.”
Je pense que l’on choisit
Fiona Torre

la musique, ou encore la
peinture, pour traduire
Une collection culturebox

BATIMENT B
Hosté par Oxmo Puccino qui recevra
Aloïse Sauvage, Dosseh, Ben plg, Ibeyi, Sniper et Souffrance

© Vincent Ducard

DÈS LE 4 ET LE
25 NOVEMBRE SUR
“SANS LES
En une

DISQUES
ET LES
LIVRES,
JE SERAIS
34

MORTE
D’ENNUI”
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Dix-huit mois après la sortie de son Cœur


triomphal déjà couronné double disque
de platine, Clara Luciani est en tournée
dans les plus grandes salles de l’Hexagone.
Les Inrockuptibles №15

À tout juste 30 ans, elle revient longuement


sur sa carrière, sans éluder aucune question
intime, artistique, professionnelle, ni ses
propres contradictions. Texte Carole Boinet
& Franck Vergeade Photo Fiona Torre
pour Les Inrockuptibles
Entretien 35 Les Inrockuptibles №15
En une Que de chemin parcouru…
Clara Luciani — C’est ce que je me dis tous les matins.
Vraiment. Remplir des salles de concert ne finira jamais de me
surprendre. Je ne m’y habitue pas. Tout était écrit pour que ça
fasse un flop… Surtout quand je suis arrivée en figure gothique
avec mon premier EP et mes chansons hyper-sombres.
Personne ne voulait me signer. Quand je rencontrais des pros,
ils croyaient en mes qualités d’interprète, mais remettaient en
cause mon songwriting. Je me prenais des murs… Même
lorsque La Grenade est sortie, tout le monde s’en foutait. Il a Tu es conseillée par ton entourage.
fallu un an avant que le titre ne passe à la radio. Je m’étais donc Pas spécialement. Depuis que je vis de mes chansons,
faite à l’idée de rester un projet confidentiel, jusqu’à ce que ça j’ai compris qu’il ne fallait surtout pas multiplier les conseils
prenne des proportions insolites. [sourire] – c’est le meilleur moyen de se planter. Alors, j’ai deux, trois
personnes sur qui je peux compter réellement, mais davantage
Justement, ce premier EP, Monstre d’amour sur le plan artistique que pour mon équilibre personnel.
(2018), te paraît dater de la préhistoire ou S’il n’y a pas grand-chose que j’ai réussi à bien gérer dans ma
seulement d’avant-hier ? vie, j’ai su, malgré tout, garder les pieds sur terre. Je n’ai pas
[rires] Un peu les deux, curieusement… Surtout qu’avec l’impression d’avoir changé.
le Covid j’ai une vision déformée du temps. Donc j’ai parfois
l’impression que c’était hier. En revanche, quand je me revois Pour reprendre les paroles d’une de tes
avec ce chapeau et cette cape, ça me paraît lointain, même si chansons, est-ce que “ton drame, c’est ton
je garde une certaine tendresse pour ces erreurs de jeunesse. ombre” ?
J’étais tellement timide à ce moment-là de ma vie – j’ai fait un Mon drame reste mon hypersensibilité. Avoir construit une
très gros travail là-dessus depuis – que je recherchais un attirail carrière ne m’a pas aidée sur ce plan-là. Car ce qui grandit
derrière lequel me cacher, me réfugier. J’étais parfois à la avec le succès, c’est la peur de le perdre. Je crois donc que ça
frontière du ridicule, avec les chapeaux, les capes, les guitares a encore plus fragilisé ma confiance en moi. On fait un métier
à double manche, mais ça me servait de bouclier. très exposé par son image, et les femmes encore plus que les
hommes. Notamment à travers les shootings dans les
Aujourd’hui, n’as-tu pas le sentiment de porter magazines de mode ou féminins. Dans un ascenseur, je me
un autre type d’attirail, avec cet uniforme veste retourne toujours pour ne pas voir ma gueule dans la glace.
et pantalon ? Tout cela m’a rendue beaucoup plus consciente de mon corps
Dans la vie de tous les jours, je suis également en veste et et de mon physique, alors que j’ai plutôt envie de les oublier.
pantalon pattes d’eph. Je me suis toujours habillée de manière Ce que je vis, qui est extrêmement joyeux et heureux,
androgyne, sans vouloir pour autant dissimuler quoi que ne me guérit pas totalement. En un sens, ça me réjouit, car si
ce soit. C’était d’abord dans un souci de confort : j’aime bien mon hypersensibilité me quittait, je n’aurais plus grand-chose
36

l’idée de pouvoir courir et sauter partout, sur scène comme à raconter… [sourire] Il faut juste savoir la canaliser.
dans la vie. C’est aussi pour cette raison que j’ai banni les
robes, alors que j’osais davantage en porter avec La Femme, N’en fait-on pas trop avec l’image dans
mais j’avais alors un rôle d’interprète beaucoup plus statique. la musique ?
Ce style me poursuit, mais c’est simplement que je suis à l’aise C’était déjà le cas dans les années 1960, comme je le lis
dans ces habits. actuellement dans la biographie de Paul McCartney.
Il se prenait la tête pour que son image et celle des Beatles
Ce n’est donc pas un personnage que tu as soient cohérente, inventive et moderne. À l’époque, comme
construit… chez Bowie, cela participait de leur réinvention artistique
Depuis que j’ai procédé à cet effeuillage-là, je suis vraiment permanente. Aujourd’hui, il s’agit avant tout d’être beau
moi-même. Entre les morceaux sur scène, je peux faire les et, en l’occurrence, d’être belle. Quand tu vas dans un
mêmes blagues que dans la vie de tous les jours. Pour le bureau de presse pour un shooting, il n’y a que des tailles 36.
meilleur et pour le pire. [sourire] Je suis très nature. J’ai cessé de Heureusement, les choses commencent à bouger.
vouloir être mystérieuse, je n’ai rien d’inaccessible. C’est
tellement à l’opposé de ce que je suis réellement. Autant être Avant d’enregistrer ton second album, Cœur,
moi-même. Bien sûr, cela a des avantages et des inconvénients : tu avais la double pression artistique et
je n’ai donc pas la schizophrénie de rentrer sur scène dans commerciale. En optant pour une veine disco,
la peau d’une autre, mais la frontière entre le personnage public tu as parfois regretté en interview que cette
et le moi intime est plus ténue. C’est forcément plus difficile, orientation stylistique puisse détourner le
surtout avec le pouvoir des réseaux sociaux. J’ai l’impression public de la qualité intrinsèque des chansons…
d’être exposée à 2 000 %, et je me prends les critiques en Je trouve dommage, en effet, que des gens s’arrêtent parfois
plein cœur car je ne me sens protégée par rien. à l’habillage disco ; je me suis sentie légèrement snobée par un
certain public. Comme si
le côté dansant des
chansons m’avait fait
“Je voulais faire un album perdre en consistance,
alors que mon exigence
Les Inrockuptibles №15

qui donne envie de se lever, d’écriture était plus grande


que sur le premier album.

de danser, qui offre Mais je crois que c’est très


français de se dire

une petite parenthèse, “ça danse donc c’est con”.


La chanson Cœur

une respiration.”
est un contre-exemple,
La Grenade l’était …
Entretien Les Inrockuptibles №15
En une

→ aussi : on peut danser sur un texte sensé. C’est certainement


dû également à mon caractère : je suis tout le temps en train
de me marrer ou de danser. J’ai peut-être perdu les intellos en
cours de route. Je ne suis pas en col roulé noir en train
d’interpréter mes chansons avec gravité, mais pour autant,
il y a des sujets bien plus profonds sur Cœur.

Sur la réédition de cet album, attendue pour fin Ton goût pour le disco remonte à loin ?
novembre, tu adaptes d’ailleurs des morceaux J’ai toujours eu une obsession pour Abba. Il y a des années
d’Abba, Donna Summer, Sister Sledge ou Kool où c’était pourtant la honte. Ado, j’écoutais tout le temps
and the Gang qui ont été sources d’inspiration… du rock underground, alors passer Abba après le Velvet
C’est un disque que j’ai pensé au fond du gouffre, pendant Underground était parfois mal vu. Pendant le confinement,
la pandémie, en écoutant ces chansons-là qui me servaient de je me suis remise à écouter Abba, à regarder des
remontants et me faisaient sortir du lit. Dans ma playlist du documentaires, et à part leur garde-robe, je garde tout. [rires]
38

confinement, il y avait aussi quelques titres des Jackson Five. L’album Everything Now d’Arcade Fire m’a aussi remise sur
Je me suis mise à bouder mes icônes comme Nick Cave, les rails du disco. Bien sûr, je craignais de passer ainsi de la
je n’avais pas envie d’aller vers ces disques-là. Je voulais faire gravité à la légèreté. Je suis quand même fière d’avoir réussi ce
un album qui donne envie de se lever, de danser, qui offre pari avec Cœur. Quand j’échangeais avec Benjamin Lebeau ou
une petite parenthèse, une respiration dans ce contexte Yuksek au sujet de la production, je leur parlais souvent de
si particulier. Pour autant, je ne resterai pas dans ce style pour dark disco comme référence.
toujours. J’aime bien l’idée de me renouveler et de ne pas
m’encroûter dans un genre. Il y a plein de choses à faire avec Avec, encore une fois, un tube massif :
la chanson française. Et l’actuelle tendance disco chez les Le Reste…
chanteuses finit par m’agacer. Je ne pensais absolument pas Ce single a été un autre pari, car je ne savais pas si j’allais
que le disco allait redevenir tendance du jour au lendemain. assumer les paroles [“Je ne peux pas oublier ton cul et le grain de
Je craignais, au contraire, que les paillettes apparaissent en beauté perdu”]. Le vrai test, c’est lorsque j’ai envoyé la chanson
décalage avec le contexte. Aujourd’hui, je ne referais pas le à mon père. Il m’a dit : “Ce n’est pas joli ces mots-là dans ta
même disque, mais je l’adore tel quel. Et le défendre sur scène bouche.” Et sa réponse m’a, au contraire, poussée à garder le
est une joie permanente. La prochaine fois, j’irai ailleurs. texte tel quel. Ce n’est pas normal qu’en 2022 le mot “cul” soit
Ce qui ne changera pas, c’est l’importance donnée aux textes encore irrévérencieux dans la bouche d’une femme et d’une
et à ma voix. J’ai envie de m’amuser et d’explorer plein chanteuse, et pas dans celle d’un garçon. Benjamin Biolay
d’univers différents, ce que les artistes français s’autorisent l’a déjà utilisé plein de fois dans ses chansons. Alors, pourquoi
moins souvent que les Anglo-Saxons. J’aime les carrières pas moi… Et par le passé, Ferré avait le droit, mais pas
incroyables comme celles de David Bowie et Madonna. Françoise Hardy ou Barbara, que l’on n’a jamais entendues
À chaque nouvel album, on partait pour un nouveau voyage. chanter des obscénités.

Qui t’a donné cette

“Je me suis construite


conscience que les femmes
n’étaient implicitement pas
autorisées à faire ?
à travers des figures des Bonne question. Cela remonte
Les Inrockuptibles №15

aux schémas avec lesquels


années 1960, mais je veux on a grandi à l’école : les petits
garçons avaient le droit d’être
qu’on entende une femme de bagarreurs et tout débraillés
alors que l’on attendait de nous

son époque en m’écoutant.” d’être plus lisses, polies,


gentilles, douces et surtout
mignonnes… On attend
beaucoup des femmes qu’elles soient des figures de douceur.

Entretien
J’avais envie de secouer un peu le cocotier, en étant un chouïa
plus corrosive. Attention, je suis loin d’être une punk, mais si
je veux, je peux écrire des textes plus poivrés.

À propos du rock underground que tu écoutais


adolescente, tu l’as découvert par toi-même C’est un style que je m’étais construit en réaction aux
ou grâce à ton cercle amical ? moqueries de mes camarades. Car je mesurais 1,76 m à 11 ans.
Le vrai élément déclencheur, c’est un garçon qui s’appelait Quitte à être différente par mes proportions naturelles, autant
Fabrice et que j’avais rencontré dans le bus en allant au y aller franchement. Aujourd’hui, mon look passe beaucoup
collège. Il était un peu plus âgé que moi, avait une coupe plus inaperçu car porter des vêtements de seconde main
à la Beatles et je le trouvais hyper-beau. [rires] Je faisais donc est devenu cool. J’écoute et je porte les mêmes choses qu’il y a
toujours en sorte de m’asseoir à ses côtés, avant qu’il ne quinze ans. Je me suis créé mon univers en raison de ma
m’avoue un jour qu’il était amoureux de moi. C’était alors solitude, car j’habitais dans une ville où les bus s’arrêtaient
le début des iPod et il m’a ainsi fait découvrir le Velvet à 20 h 30. Je passais donc beaucoup de temps seule. Sans les
Underground et redécouvrir les Beatles, que j’écoutais déjà disques et les livres, je serais morte d’ennui.
à la maison. Quand j’ai plongé dans cette culture rock sixties
et seventies, j’ai passé des heures à télécharger de la musique T’intéressais-tu à la production contemporaine ?
et à regarder YouTube. Je faisais notamment une fixette sur La nouvelle vague rock avec les Strokes ou Arctic Monkeys
Jefferson Airplane. Et le dimanche, avec mon père, on faisait m’a évidemment intéressée, mais j’avais une préférence pour
les vide-greniers. Comme les vinyles n’étaient pas encore ce qui a inspiré ce courant-là. J’étais trop contente que le rock
redevenus à la mode, je pouvais en trouver à 50 centimes redevienne cool.
l’unité. À ce prix-là, je n’hésitais pas à craquer simplement
parce que le nom du groupe était cool ou que la pochette Ton goût de la guitare provient également de là ?
était belle. C’est aussi à cette époque que j’ai commencé Il a commencé par mon père, qui joue très bien de la guitare
à m’acheter des fringues vintage et des pièces plutôt et de la basse. J’ai toujours voulu chanter et j’ai acheté
excentriques. Au lycée, j’allais parfois en cours avec un bibi ma première guitare électrique à 11 ans à cause de Chrissie
des années 1930 ! Avec le recul, c’était un peu ridicule… Hynde. Car je regardais en boucle le DVD d’un best of
des Pretenders, et j’étais complètement amoureuse d’elle.
Je voulais même lui ressembler – je montrais des photos d’elle
chez le coiffeur. Je ne me considère pas comme une guitariste,
la guitare est avant tout un outil de composition. …

Les Inrockuptibles №15


En une

“Je me suis construit un style


en réaction aux moqueries de mes
camarades car je mesurais 1,76 m
à 11 ans. Quitte à être différente
par mes proportions naturelles,
autant y aller franchement.”
40
Les Inrockuptibles №15
→ As-tu joué dans d’autres groupes que

Entretien
La Femme et Hologram, ton duo Britpop formé
avec Maxime Sokolinski (le frère de Soko) ?
J’ai aussi eu un groupe de shoegaze. De toute façon,
je considère mon projet, même s’il répond à mon nom, comme
un groupe. Avec mes musiciens, mais aussi Ambroise
[Willaume alias Sage] avec qui je travaille les chansons, et les très intéressée par Harry Styles. Comme Lana Del Rey, il fait
gens de mon label. Ce sont des heures de réflexion, de partage partie de ces artistes qui arrivent à faire des disques chargés
et d’écoute. Sans toutes ces personnes qui m’entourent, d’héritage, tout en sonnant 2022. J’aimerais réussir à faire
je n’aurais sans doute pas eu autant de succès, même si je ne de même. Certes, je me suis construite à travers des figures des
sous-estime pas ma part. On forme une équipe. Je n’ai jamais années 1960, mais je veux qu’on entende une femme de son
rougi de demander de l’aide. Au contraire, je trouve ça noble époque en écoutant mes chansons.
de fonctionner en collectivité. Idem quand on me propose cette
chose incroyable de concevoir ce numéro spécial des Inrocks, Au cours de ta jeune carrière, tu as déjà
je n’envisage de ne le faire qu’en famille. enregistré de nombreux duos. Quel est
l’interprète qui t’a le plus impressionnée
Justement, quel est ton rapport à la lecture à ce jour ?
de la presse et à la multiplication des supports Le premier duo que j’ai réalisé, c’était avec Nekfeu. Il avait
de lecture dématérialisés ? entendu ma voix dans La Femme, je devais avoir 22, 23 ans
Pour être tout à fait franche, j’écoute surtout la radio, – je me demande encore comment j’ai pu recevoir cet appel.
particulièrement France Inter, en me préparant le matin. J’étais très impressionnée de me retrouver en studio avec lui.
Ce qui me permet de me tenir au courant de l’actualité dans Par ailleurs, Nekfeu est loin de mon univers musical, c’est
des journées ultra-chargées. La presse nécessite d’être assise forcément plus confortable lorsque je chante avec Benjamin
et un minimum concentrée, ce qui m’a sans doute un peu Biolay, ce qui n’est pas pour autant moins excitant. À l’époque,
éloignée du support écrit. je n’écoutais tellement que du rock que j’ai dû appeler
ma sœur pour en savoir plus sur Nekfeu. Je me demandais
Te tiens-tu en alerte vis-à-vis de l’actualité comment nos univers allaient pouvoir se répondre, et le
musicale et des nouvelles tendances ? résultat m’a rendue heureuse [Avant tu riais, en 2016]. Notre
Oui, mais je ne suis pas comme le chanteur Christophe, qui me collaboration a éveillé ma curiosité musicale. C’est sans doute
faisait halluciner tellement il se tenait à la page. Je n’ai pas la plus belle forme de métissage que de créer des passerelles
son niveau de curiosité, mais j’écoute ce qui sort, je regarde les entre différents styles. J’aimerais renouveler cette expérience
crédits quand une production m’intéresse. Par exemple, je suis et chanter avec des artistes loin de mon ADN. …

Les Inrockuptibles №15


En une

“Avant, je pensais
qu’il fallait qu’il
m’arrive des choses
sensationnelles pour
écrire, mais non.
Le plus important,
ce n’est pas la scène,
mais ton regard
sur la scène.”

→ Quelques mots sur un autre duo célèbre,


la reprise de Summer Wine avec Alex Kapranos,
parue l’été 2020, entre les deux confinements,
et figurant aujourd’hui sur un flexi collector
encarté dans ce numéro des Inrockuptibles ?
C’est un duo né à L’Olympia. J’avais invité Alex à chanter,
je voulais qu’on reprenne une chanson de Lee Hazlewood
et Nancy Sinatra, mais je ne savais pas trop laquelle choisir.
Alex m’a proposé Summer Wine, qu’il adorait ; les musiciens
42

ont appris la chanson, on l’a répétée le jour même du concert


pour l’interpréter le soir. Pendant le premier confinement,
Alex a complètement retravaillé les arrangements et emmené Tu as peur du vide ?
la cover ailleurs pour l’enregistrement. Il l’a pourtant fait avec Oh oui, même dans mes journées. Ma sœur me répète toujours
des bouts de ficelle, enregistrant des bruits de clefs ou des que je suis incapable de ne rien faire. Ne serait-ce que
chants d’oiseaux dans son jardin, mais il vous en parlera mieux m’asseoir. Car s’asseoir, c’est réfléchir. Je suis trop anxieuse
que moi [lire p.30]. J’aime bien qu’il reste ce souvenir positif, pour prendre des moments de répit. Alors je m’occupe,
comme une photo instantanée d’un moment historique. je prends des cours de piano, etc.
Car c’était une période stressante et guère inspirante, à part
m’avoir inspiré l’habillage de l’album. Quelle joie que cette Comment écris-tu les chansons alors ?
reprise sorte enfin en disque ! Il m’est arrivé d’écrire dans les loges, comme Le Reste pendant
la tournée précédente. Malgré l’effervescence et le bruit
Même en étant en pleine tournée, réfléchis-tu avant un concert, c’est ultra-stimulant. Mais je n’ai pas réussi
déjà à ton troisième album et à la direction à le refaire pendant la tournée de Cœur, alors, après les
à prendre pour te renouveler ? vacances d’été, je suis retournée quelques jours dans le studio
J’ai commencé à écrire des chansons pas plus tard que la de Sage, avec qui je travaille depuis mon premier EP. J’adore
semaine dernière. Ce sont des chansons assez introspectives, la sensation de satisfaction d’avoir terminé une chanson
où je parle beaucoup de la famille, des liens du sang. Peut-être – sans même savoir ce qu’elle va devenir – et l’écouter sur
qu’elles seront le fil conducteur… Je ne sais pas encore mon téléphone en rentrant chez moi. C’est une joie
dans quelle direction je vais aller en termes de sonorités. incommensurable, presque inexplicable. Ça ne ressemble
Pour l’heure, ce sont des squelettes de chansons, enregistrées à rien d’autre. Je me sens contente de moi-même. Car comme
guitare-voix ou piano-voix. J’aime bien ce moment où les j’écris souvent sur ce qui me fait du mal, me perturbe ou me
chansons sont encore vierges. J’en suis encore à un stade hante, c’est comme si je l’avais digéré et transformé en
embryonnaire, mais c’est très stimulant d’écrire et d’imaginer chanson, comme si je possédais un pouvoir magique. Je me
la suite. Que les chansons reviennent me rassure. J’ai toujours sens infiniment chanceuse et je me demande comment font
peur que ça puisse finir. les autres pour gérer leur douleur…
Les Inrockuptibles №15

La chanson comme méthode cathartique,


thérapeutique ?
Ah oui, c’est incroyable. Et pourtant, dans la vie, je suis
hyper-pudique. Là, par exemple, je m’apprête à déclarer
ma flamme à Françoise Hardy pour ce numéro [lire p.50].
Pourquoi je trouve ça plus dur de l’appeler que de l’écrire
dans un magazine, je ne sais pas. Cela fait partie de mes
contradictions. C’est comme les chansons du premier EP,
elles étaient tellement intimes, sur ma rupture. C’était plus

Entretien
facile de les interpréter que d’appeler mon ex pour lui dire
qu’il m’avait brisé le cœur. Pareil pour ma sœur : la plus
grande déclaration d’amour que je lui ai adressée, c’est par la mort. Il y a une jolie chanson de Philippe Katerine qui
d’écrire et chanter Ma sœur. C’est très contradictoire, cela doit dit que “les objets vivent plus longtemps que les gens”. J’aime bien
s’expliquer par l’ego bizarre des chanteurs et chanteuses. l’idée que des choses nous survivent. Ça peut être des
chansons, mais aussi des enfants… J’aime l’idée que des choses
La disparition du format album t’inquiète-t- soient éternelles, traversent les époques. Ça me rassure. C’est
elle ? peut-être pour ça que j’aime autant le vintage, ça fait écho à des
Il y a quelque chose de très satisfaisant, en tant qu’artiste, vies qui se sont éteintes. J’adore me demander qui a mis la veste
dans le fait d’avoir de la place pour raconter une histoire. vintage que je porte, ou retrouver un vieux ticket de pressing
Une chanson, c’est super, mais j’envisage les albums comme dans une poche. Peut-être que moi aussi mes habits seront
une histoire, avec un début, un milieu, une fin. Et les albums portés par d’autres, que mes chansons seront encore écoutées
qui me touchent sont pensés comme tels : Melody Nelson, en 2050. J’avais été écoutée par Thomas Pesquet dans l’espace
La Superbe. En les écoutant, j’ai l’impression de m’asseoir et ça m’avait donné une sensation de “petits pas”. [rires]
et de lire un livre. Je construis moi aussi mes albums comme
une boucle. Je serais très embêtée qu’on m’enlève ce support. On aime souvent le fantasme du passé…
Même si c’est dur de capter l’attention des gens pendant Oui, moi c’est narratif. J’imagine, je me raconte des histoires.
50 minutes, car on est une génération qui zappe, qui scrolle. Je ne suis pas dans un désir d’historienne ou de
C’est beau de se poser pour écouter un album. J’aime la collectionneuse. Je ne connais pas la valeur des choses.
cérémonie que cela constitue. Je ne dis pas qu’il ne faut pas
que ça change, mais je trouve l’époque actuelle difficile. Es-tu plus inspirée par la musique,
la littérature, le cinéma ?
D’où vient ta fascination pour le passé ? La littérature. Je compose davantage quand je lis. En ce
Je crois que ce que j’aime dans l’idée du passé, c’est la moment, je lis un super-livre dont j’ai oublié le titre, écrit par
transmission. J’ai très peur de mourir. J’y pense tout le temps, Ken Kesey, le mec qui a écrit Vol au-dessus d’un nid de coucou,
peut-être plus que la moyenne. Très jeune, j’ai pris conscience sur des bûcherons redneck… [sans doute Et quelquefois j'ai
de ma mortalité. Vers 6 ans, j’ai commencé à être très angoissée comme une grande idée] C’est hyper-bien et inspirant. Il y a
plein de voix qui se superposent dans des langages, des tons
différents. En lisant, je me suis dit que je pourrais m’autoriser
ça, moi aussi. Je pourrais passer de l’argot à un langage plus
soutenu. Souvent, je referme un livre et j’ai des idées de …

Les Inrockuptibles №15


En une Quand tu es sur scène
durant une heure et demie,
“Je me sens plus douce tu te concentres, non ?
Je ne sais pas. Ce n’est pas tant
envers moi-même. Je me de la concentration que le fait de
chercher la connexion avec les

fous la paix. Je ne dis pas gens. Il faut établir un lien, et ce


n’est pas systématique. Ce n’est

que je m’aime ! Ça, c’est un


pas parce qu’ils sont là que ça
marche. Il faut aller les chercher.
Ça, ça m’occupe l’esprit.
long chemin de croix.”
Ça te lasse parfois ?
Ça va, mais ça ne fait que
→ thématiques, de chansons. Celles qui m’ont le plus marquée, cinq ans que je fais des concerts. Peut-être qu’à 72 ans,
c’est Duras et Ernaux. Duras dans la façon dont elle décrit quand je chanterai La Grenade, j’en aurai marre ! [rires] Pour
les expériences sensorielles. J’ai lu L’Amant vers 16 ans et je me l’instant, ça me paraît encore neuf. Chaque salle, chaque
souviens de la sensation d’entrouvrir une porte et de regarder public est tellement différent. Ce n’est pas un mythe. C’est
des scènes que je ne connaissais pas. Je me souviens de très intéressant. Je regarde les visages de ouf. Si je vois que
ressentir la moiteur. Ce sont des lectures qui ont aiguisé mes quelqu’un baille ou ne sourit pas, je vais tout faire pour
sens et qui m’ont donné envie de parler de mes expériences le captiver. J’ai aussi envie qu’il se sente mal à l’aise d’avoir
de femme, de mon rapport à mon corps. baillé ! [rires] Il y a beaucoup de femmes qui viennent à mes
concerts et je vois qu’elles ont traîné leurs mecs qui n’ont
Et Annie Ernaux ? aucune envie d’être là. J’adore me concentrer aussi sur eux,
Quand j’ai appris qu’Annie Ernaux était la première femme faire en sorte qu’ils ressortent en se disant : “OK, j’étais pas
française à recevoir le prix Nobel de littérature, j’ai eu une venu pour, mais OK.”
drôle de réaction. J’ai juste dit quelque chose comme “Pas trop
tôt !”, parce que ce prix-là, elle l’avait raflé dans mon cœur Tu fais deux Accor Arena les 8 décembre
depuis bien longtemps, ainsi que toutes les distinctions et 31 janvier prochains…
possibles et imaginables inventées par la jeune femme mal Je n’y pense pas, sinon j’ai mal au ventre. Je fais un déni total.
assurée que j’étais et qui, en tenant Écrire la vie, avait J’habitais dans le Sud avant d’arriver à Paris à 19 ans. Je ne suis
l’impression d’avoir entre les mains les témoignages les plus allée que deux fois à Bercy, pour PJ Harvey et Arcade Fire. …
purs et les plus sensibles jamais écrits sur la banalité, l’horreur
et la beauté de la vie humaine, et particulièrement de la vie
d’une femme. La Place m’a donné envie d’écrire ma chanson
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La Place. Dans Écrire la vie, elle décrit ses trajets en RER,


et je me souviens m’être dit que c’était merveilleux de pouvoir
écrire sur tout. Ce qui compte, ce n’est pas uniquement
le sujet, c’est aussi la façon dont on écrit sur ce sujet. Avant,
je pensais qu’il fallait qu’il m’arrive des choses sensationnelles
pour écrire, mais non. Le plus important, ce n’est pas la scène,
mais ton regard sur la scène, ta façon de décrire l’événement.

Tu songes à écrire autre chose que


des chansons ?
J’écris des phrases, des poèmes sur mon téléphone, mais
je n’en fais rien. Pendant le confinement, j’ai écrit un journal
intime. Une maison d’édition voulait le publier, mais je me suis
dégonflée. Quitte à écrire un livre un jour, j’ai envie d’en être
fière. J’adorerais le faire. Je ne suis pas certaine que la forme
du journal intime soit celle qui m’aille le mieux. Et puis j’ai un
problème avec la rigueur, la concentration. Autant avec
une chanson ça va, c’est court, je fais ça d’un jet, autant écrire
un livre… ça demande une discipline, et j’ai un esprit qui
papillonne trop.
Les Inrockuptibles №15
En une la numéro 1. Je ne cherche pas à avoir plus, à faire plus.
J’espère juste que les salles ne seront pas vides. Il n’y a rien
de pire que de lancer une tournée et de ne voir personne
venir. Mais je ne cherche pas la gloire. Ça me sauve de la
compétition.

Que cherches-tu ?
À garder ce que j’ai. Je ne crois pas qu’il y ait autre chose qui
puisse me rendre aussi heureuse que ce que j’ai là, maintenant.
La tournée est incroyable. Ce que je pourrais chercher,
c’est peut-être de trouver quelque chose qui me rende aussi
heureuse quand je ne suis pas sur scène… Ça va faire un vide
fin janvier, après la tournée. Ça m’angoisse. Tout mon équilibre
s’est construit autour de ce que les gens me donnent. Une fois
qu’on va me retirer ça, ça risque d’être compliqué. Mais je vais
me concentrer sur mon prochain disque.

C’est une forme de descente ?


Oui, c’est horrible. Quand j’ai gagné ma Victoire de
la musique, je me sentais au pic de ma carrière, et on s’est
retrouvé en confinement… C’était très violent. On se rend
enfin compte de la catastrophe écologique dans laquelle
on est. C’est un climat hyper-anxiogène. Ceux qui ont la
vingtaine aujourd’hui… Les pauvres. Moi, j’avais une forme
d’insouciance, voire d’inconscience. Je n’avais pas idée de ce
qui se passait. J’ai l’impression qu’on a été la dernière
génération “épargnée”. Pour autant, les jeunes aujourd’hui
sont justement plus dans la révolte, dans la revendication que
nous. Je suis d’un naturel anxieux et c’est pour ça que j’ai fait
ce disque. C’est pour me faire du bien aussi. C’est ma thérapie.
→ Quelle est ta relation à PJ Harvey ?
J’adore PJ Harvey. Je parlais de Chrissie Hynde tout à l’heure, Tu sors beaucoup ?
mais j’aurais dû mentionner aussi PJ Harvey et Nico, qui Très peu. Je me suis créé une famille, on reste les uns chez
m’ont donné envie de chanter et de faire de la guitare. Je les ai les autres. Je n’ai jamais été trop boîte de nuit. Là encore
découvertes en même temps, ado. J’aime l’idée de PJ Harvey moins. Je suis très cocon. J’ai besoin d’évoluer dans un
46

de se réinventer. La dernière fois que je l’ai vue sur scène, elle environnement d’amis dans lequel je peux me lâcher, danser.
jouait de la harpe avec des plumes dans les cheveux, et ça Sinon, jamais de la vie je me jette sur une piste de danse,
fonctionnait. alors que je le fais sur scène…

Tu te dis très timide, mais tu fais preuve Qu’est-ce que tu as le plus appris ces
d’une grande confiance en toi dans ta direction cinq dernières années ?
artistique… Bonne question… J’ai appris que je ne m’étais pas trompée
Il faut aussi que j’aie hyper-confiance, sinon c’est impossible dans mon objectif de vie. C’est facile à 20 ans de se dire
de faire ce que je fais. C’est une hyper-confiance que je n’ai “je vais faire ça”, de tout faire pour y arriver et finalement
que sur scène. Je suis timide. Cette confiance sur scène n’existe d’être malheureuse… Ces dernières vacances, je les ai trouvées
nulle part ailleurs dans ma vie. longues. J’avais envie de rentrer pour travailler. Je ne me suis
donc pas trompée. Pourtant, je me suis demandé plusieurs fois
Pas même au moment de réaliser les morceaux ? si j’étais faite pour ça, si j’avais les épaules, si j’allais y arriver.
Ce n’est pas de la confiance. Je ne me dis pas : “Ça va Ça ne veut pas dire que je mettrai tout le monde d’accord, que
marcher”, “ça va plaire aux gens”. Je me dis juste : “D’accord, tout le monde se dira que c’est une bonne idée que je fasse de
c’est fidèle à ce que j’aime, à ce que j’avais en tête.” la musique, mais en tout cas, moi, je me sens pour la première
fois de ma vie bien dans ce que je fais. …
Tu regardes la carrière des autres ?
Bien sûr. On nous parle beaucoup de chiffres. Ce qui me
sauve, c’est que je viens de loin. C’était improbable que j’y
arrive, donc je n’ai pas de problème avec le fait de ne pas être

“Je suis spécialiste du cœur


brisé, donc dès qu’il y a une
Les Inrockuptibles №15

chanson d’amour déçu, tu peux


être sûr que je me reconnais
dans les paroles.”
“Une capacité à redonner foi “Vénéneux et implacable.”
Les Cahiers du Cinéma
dans la puissance du cinéma.
Passionnant !” “Une oeuvre rare, brute, unique !”
Télérama VO Magazine

EX NIHILO PRÉSENTE

ARIEH ACHILLE Y-LAN LEILA


WORTHALTER REGGIANI LUCAS MUSE

UN FILM DE PATRICIA MAZUY


SCÉNARIO YVES THOMAS ET PATRICIA MAZUY
F R É D É R I C VA N D E N D R I E S S C H E O L I V I E R F A L I E Z E L I S A H A R T E L E M M A N U E L M A T T E N I C O L A S L E P Y F R É D É R I Q U E R E N D A
Création : Kévin Rau / TROÏKA

MUSIQUE WYATT E. IMAGE SIMON BEAUFILS MONTAGE MATHILDE MUYARD DÉCORS DORIAN MALOINE SON PIERRE MERTENS JEAN MALLET THOMAS GAUDER ASSISTANT MISE EN SCÈNE DIDIER ROUGET CASTING ANAÏS DURAN ANTOINETTE BOULAT COSTUMES KHADIJA ZEGGAI MAQUILLAGE ODILE FOURQUIN ACCESSOIRISTE NICOLAS VRANKEN DIRECTION ARTISTIQUE THIERRY FRANÇOIS
DIRECTEUR DE PRODUCTION SACHA GUILLAUME-BOURBAULT POSTPRODUCTION PIERRE HUOT COPRODUCTEURS JEAN-PIERRE ET LUC DARDENNE DELPHINE TOMSON PRODUCTEUR PATRICK SOBELMAN UNE PRODUCTION EX NIHILO EN COPRODUCTION AVEC LES FILMS DU FLEUVE VOO ET BE TV AVEC LA PARTICIPATION DE CANAL + CINÉ + CANAL + INTERNATIONAL ET WALLIMAGE (LA WALLONIE)
AVEC LE SOUTIEN DU CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE LA RÉGION NORMANDIE EN PARTENARIAT AVEC LE CNC ET EN ASSOCIATION AVEC NORMANDIE IMAGES TAX SHELTER DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL BELGE CASA KAFKA PICTURES BELFIUS EN ASSOCIATION AVEC CINÉCAP 5 CINÉMAGE 16 ET LA PROCIREP ET L’ANGOA VENTES INTERNATIONALES TOTEM FILMS DISTRIBUTION FRANCE PANAME DISTRIBUTION

ACTUELLEMENT AU CINÉMA
INTERDIT AUX MOINS DE 16 ANS
En une → C’est la sagesse de la trentaine ?
Oui, je me sens plus douce envers moi-même. Je me fous
la paix. Je ne dis pas que je m’aime ! Ça, c’est un long chemin
de croix… Mais je m’accepte davantage.

Comment choisis-tu les livres que tu lis ?


J’ai une pile énorme de livres offerts par des gens proches.
Je suis leurs recommandations. Ou bien je lis un livre qui
finalement me donne envie d’en lire d’autres. On m’a offert
pour mon anniversaire un recueil de poèmes de femmes
qui s’appelle Je serai le feu [lire p.24] et, en le lisant, j’ai noté
plein de noms, des oubliées de l’histoire de la littérature. À quel moment rencontres-tu La Femme,
Il faut que je lise le dernier Despentes aussi. avant Raphaël ?
J’avais 19 ans, j’étais à Aix-en-Provence et une copine me parle
Et quel est ton premier émoi musical ? d’un groupe trop cool qui passe au festival Pantiero, à Cannes.
Michel Legrand. On est allés voir Les Demoiselles de Rochefort J’écoute Sur la planche, je trouve ça trop bien et je décide de
avec l’école quand j’avais 8 ans et j’ai vrillé [lire p.68]. Ce la suivre. J’ai à peine de quoi me payer le train et une chambre,
n’était pas que musical. C’était aussi esthétique. Les couleurs que je partage avec deux potes au-dessus d’un sex-shop en
pastel, ça peut aussi expliquer mon amour pour le vintage ! face de la gare. Après le concert, il y a une sorte d’after sur la
Et cette idée que les gens parlaient en chantant. Je voulais chanter plage. Je suis myope et à l’époque je portais des lunettes
tout le temps moi aussi. C’est ce que j’ai fait finalement, à triple foyer. Or, j’avais envie d’être jolie donc je les enlève,
je passe beaucoup de temps à chanter. mais ne vois donc plus rien. Je danse un twist avec un mec et
lui parle. Il me demande ce que je fais dans la vie. Je lui
Y a-t-il un bruit que tu associes à ton enfance ? explique que je chante un peu, que je suis en histoire de l’art.
Celui de mon père qui joue de la basse avec un casque, donc Je lui chante du Barbara. Il aime bien et me file son mail sur un
tu n’entends que les doigts sur les cordes. [rires] Il jouait bout de papier au cas où je monte un jour à Paris. C’était
beaucoup mais n’en a jamais vécu. C’était répétitif. Je trouvais Marlon [Magnée, coleader de la Femme]. Quand je suis rentrée
ça cool. chez moi, je me suis dit qu’il fallait que j’abandonne la fac et
que je monte à Paris. Je lui ai écrit, et voilà. Je n’en serais pas là
Tu évoquais tes débuts difficiles tout à l’heure, aujourd’hui si je n’avais pas rencontré tous ces gens. Je ne
comment ton entourage a-t-il perçu ta volonté l’oublie pas. Raphaël, Marlon, Sarah [Benabdallah, qui chantait
de poursuivre dans la musique ? à l’époque dans La Femme], Benjamin Biolay…
À 19 ans, quand j’ai décidé de venir à Paris pour me lancer
dans la musique, mes parents ont eu hyper-peur. C’est un choc Un mot sur ton duo avec Benjamin Biolay,
d’avoir une fille qui plaque ses études pour prendre sa guitare Santa Clara, paru sur son nouvel album
48

sur son dos et partir à l’aventure. Mon père l’a Saint‑Clair ?


particulièrement mal vécu car il a culpabilisé. Il s’est dit qu’il Je l’attendais depuis des années. Je lui ai écrit ce matin un
m’avait refilé le virus de la musique, qu’il m’avait mise dans SMS, en venant ici : “Il est 7 h 34 et j’ai déjà écouté ton album
une situation de danger. Ils ne pouvaient pas m’aider deux fois. Je me vois il y a onze ans traverser la capitale pour
financièrement. Ils se disaient que s’il se passait quelque chose travailler dans un magasin avec tes chansons dans les oreilles, en
de mal, ils ne pourraient pas me soutenir. Je bossais chez Zara me disant que tu étais vraiment le plus grand chanteur. Onze ans
à l’époque. Je rentrais tard, puis je partais en répèt. Ça a été plus tard, c’est toujours pareil, si ce n’est que je t’aime un peu plus.”
très dur ces années-là pour eux, de me voir galérer sans J’étais fan. Parfois, j’oublie qui il est, et parfois je suis avec lui
pouvoir m’aider. Mais j’ai mes parents au téléphone tous les et je pense : “Mais c’est fucking Benjamin Biolay”, et je suis
jours et ça vaut tous les virements du monde. Ils m’ont offert hyper-impressionnée.
quelque chose de précieux qui est l’amour. J’aurais abandonné
s’ils ne m’avaient pas dit de continuer. C’est contradictoire, Le texte t’a rappelé des amourettes passées ?
oui. Après les concerts avec La Femme, quand j’ai commencé Je n’ai pas eu d’expériences en septembre. [rires] Mais je suis
à faire mes chansons solo et que ça ne marchait pas, je me suis spécialiste du cœur brisé, donc dès qu’il y a une chanson
dit un jour que j’allais arrêter. J’ai appelé mes parents pour d’amour déçu, tu peux être sûr que je me reconnais dans
leur expliquer que je comptais reprendre mes études ou être les paroles.
pâtissière. Et là, c’est eux qui m’ont encouragée à ne pas
abandonner. Quelques semaines plus tard, le chanteur À quoi tu penses pour t’endormir ?
Raphaël m’a appelée pour partir en tournée avec lui, en tant Je sais à quoi il ne faut pas que je pense : à la mort. J’y pense
que musicienne et choriste. Il cherchait quelqu’un avec peu tout le temps. J’écoute des podcasts et j’ai une petite lumière.
d’expérience, de savoir, quelqu’un qui soit plus dans l’émotion. Je ne peux pas dormir dans le noir. Je vis très mal l’obscurité.
Il a demandé autour de lui et on m’a recommandée. Je pense souvent à ma grand-mère, comme avant de monter
Une histoire de potes de potes. C’est le début de l’éclaircie. sur scène. Elle m’enveloppe de douceur. Je n’ai jamais
retrouvé une présence comme la sienne. Je suis en perpétuelle
recherche de ça.

Les gens qui n’aiment pas dormir travaillent


Les Inrockuptibles №15

ou sortent la nuit…
Je n’ai jamais été inspirée la nuit, et je suis trop respectueuse
des voisins. Je travaille la journée !

Cœur encore (Romance Musique/Universal). Sortie


le 25 novembre. En tournée française, et les 8 décembre
et 31 janvier à Paris (Accor Arena).
Clara Luciani est habillée en Gucci.
Entretien 49 Les Inrockuptibles №15
MESSAG
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50

Clara Luciani n’avait jamais


déclaré son amour à son
idole Françoise Hardy, croisée
un beau jour dans un
studio de radio. À l’occasion
de ce numéro spécial,
Les Inrockuptibles №15

les deux chanteuses ont


échangé, par correspondance
Jean-Marie Périer/Photo12

épistolaire, pour faire le tour


de La Question.
GES

Lettre à Françoise Hardy


Françoise Hardy
par Jean-Marie Périer
en 1965.

SONNELS
En une CHÈRE FRANÇOISE,
Je ferme les yeux et je vous entends. Il y a peu de voix que
je connaisse aussi bien. Pour vous voir en revanche, nul besoin
de fermer les paupières, j’ai devant moi une photo de vous en
concert à l’Olympia, prise en 1963. On me l’a offerte à Noël
dernier, parce que tout le monde sait combien je vous aime,
et depuis vous vivez un peu dans mon salon, figée dans cet
exercice où vous brilliez tellement et que vous redoutiez tant.
D’ailleurs, pourquoi avoir abandonné si tôt la scène ? Est-ce
qu’elle vous faisait trembler autant que moi je tremble avant CHÈRE CLARA,
chaque spectacle ? Votre public ne vous manque-t-il pas ? Notre première rencontre a eu lieu à France Culture. Vous
Je crois que chaque chanteur ou presque se construit autour étiez là pour la promotion de votre premier album et moi,
de modèles iconiques, qu’il se crée un monde autour d’une pour celle de mon dernier. Vous avez eu l’air stupéfaite en me
voix et d’un visage, qu’il entre dans une phase d’imitation, voyant et, de mon côté, j’ai ressenti une sympathie immédiate
avant de se trouver enfin. Vous avez été cette voix pour moi. pour vous. De plus, j’avais déjà entendu et beaucoup apprécié
Mais pour vous, qui a été la Françoise Hardy de Françoise La Grenade. Quand j’ai eu une “carte blanche” sur Europe 1,
Hardy ? Y en avait-il seulement une ? Tout semble si inné, j’ai demandé que vous fassiez partie de mes invités et vous
si simple, si naturel chez vous. étiez venue. Vous m’aviez confié votre inquiétude à propos
De vous, j’aime tout. Pas uniquement la voix, pas uniquement de votre album qui ne se vendait pas et je vous avais
les textes, mais tout ce qui vous constitue : cette beauté que spontanément répondu que ce n’était pas normal. Je ne
vous ignorez, vos yeux qui se lèvent au ciel quand on ose la croyais pas si bien dire !
mentionner, votre timidité que je comprends et que je partage, Dans mon adolescence, je suis tombée par hasard sur une
la suprématie du sentiment amoureux dans votre vie comme station anglaise. C’est ainsi que j’ai découvert de jeunes
dans votre musique… À l’heure où la question féministe est chanteurs anglais et américains qui m’ont éblouie et
plus que jamais au cœur des débats, je me demande comment passionnée. Sur quatre accords d’une mauvaise guitare, offerte
vous avez vécu le fait d’être une femme artiste à vos débuts. pour avoir été reçue au bac, j’ai passé mon temps libre
Avez-vous eu l’impression qu’on sous-estimait votre travail à composer de pâles copies des géniales chansons des Everly
de compositrice et d’autrice ? Vous a-t-on jamais destituée de Brothers, de Cliff Richard, d’Elvis Presley, etc. Leurs chansons
ce statut en assumant que parce que vous étiez si belle, vous lentes ou medium auront été mes plus grandes influences.
ne pouviez être qu’interprète, emprisonnée dans le statut passif Assez vite, j’ai rêvé d’enregistrer un disque, ce qui était
de “la muse” ? Les femmes autrices-compositrices étaient irréalisable a priori. Mes ambitions n’allaient pas plus loin.
alors si rares. Après une première audition encourageante chez Pathé-
Ma timidité ressemble à la vôtre car, comme vous, je sais la Marconi, qui avait mis une annonce dans “Les Potins de la
dompter quand elle menace de se mettre entre mon destin et commère” de France-Soir pour auditionner de jeunes débutants,
moi. Une de mes anecdotes préférées à votre sujet en dit long j’en avais passé une seconde chez Vogue, dont, comme pour
52

sur votre personnalité. Je crois que vous aviez seulement 17 ans Pathé-Marconi, j’avais trouvé le numéro de téléphone dans
quand vous avez lu dans France-Soir qu’une grande maison l’annuaire, et on m’avait en effet prévenue que l’on cherchait
de disques cherchait à auditionner de jeunes chanteurs afin un pendant féminin à Johnny.
de trouver le nouveau Johnny Hallyday, ou encore mieux, son Contrairement à vous, quand j’avais appris après les vacances
pendant féminin. Du haut de votre jeune âge, vous trouvez d’été que mon premier super 45t, sorti depuis trois mois, avait
le courage de chercher dans l’annuaire le numéro de téléphone fait 2 000 ventes, je n’en étais pas revenue. Le directeur des
du label et de passer le coup de fil qui fera basculer votre vie, programmes d’Europe n°1 m’avait affirmé que j’en vendrais
puisqu’il en découlera une signature avec le label Vogue, 40 000, comme Deux Enfants au soleil de Jean Ferrat, une
chez qui sortiront vos premiers disques. Vous souvenez-vous chanson mille fois supérieure à Tous les garçons et les filles,
de votre état lors de cette audition ? Étiez-vous confiante et je l’avais pris pour un fou. À cause du grand succès de cette
et qu’aviez-vous chanté ? Françoise, quelle aurait été votre vie chanson, il a bien fallu que je monte sur scène, ce dont
s’il ne vous avait pas rappelée ? Auriez-vous eu la persévérance je n’avais jamais rêvé, et je me suis tout de suite rendu compte
nécessaire pour réitérer à perpétuité l’exercice ingrat que ce n’était pas pour moi. Je ne savais pas bouger et je ne
de l’audition ou auriez-vous décidé de ranger votre guitare ? pouvais compter ni sur ma voix ni sur ma mémoire, que le trac
Comme je suis heureuse que l’audition ait été concluante. altérait. J’ai quand même fait de la scène pendant cinq, six ans,
Comme je suis heureuse que vos chansons soient gravées un peu partout en Europe et dans le monde. L’autre grand
à jamais sur les sillons de vos disques que je chéris fidèlement problème avec la scène, c’est que l’on n’est jamais chez soi,
depuis de si nombreuses années. et j’étais très malheureuse de ne pas voir assez l’homme
Cette lettre est sûrement un énième courrier de fan comme de ma vie. Je pleurais tout le temps. C’est ce qui m’a inspiré
vous avez dû souvent en recevoir, mais moi, Françoise, c’est la Dans le monde entier, une chanson qui a été adaptée en anglais.
première fois que j’en écris une. J’ai la chance de savoir qu’elle Ma mélodie, dont je suis fière, avait été influencée par les
vous sera remise et que vous la lirez, imaginez ma joie ! Je ne slows d’Elvis, et All Over the World a eu du succès en Grande-
peux pas terminer ce “message personnel” sans vous remercier Bretagne et encore plus en Afrique du Sud.
de tout. Je me souviendrai toujours de votre bienveillance Puis, en 1968, mon manager de l’époque m’a appris qu’il allait
et de votre soutien quand j’ai sorti mes premières chansons ; falloir me consacrer davantage aux enregistrements à cause
ils sont les encouragements les plus précieux que j’aie jamais de mes nouveaux contrats discographiques. Sans en parler
Les Inrockuptibles №15

reçus et valent plus, en mon cœur, que n’importe quelle à personne, j’ai décidé en mon for intérieur d’arrêter la scène
Victoire de la musique. Vous avez été mon guide et ma bonne définitivement. Ouf ! Ma relation avec Jacques [Dutronc] venait
fée, de mon adolescence à aujourd’hui, et je vous l’écris sans de commencer et je ne voulais pas revivre avec lui ce que
trembler, ma timidité tenue en laisse : je vous aime. j’avais vécu avec Jean-Marie [Périer], ce qui ne m’a pas
Clara Luciani empêchée de pleurer encore plus, mais aussi inspiré de belles
chansons comme Doigts, La Question, Où est-il ?, Je suis de trop
ici et des tas d’autres. Dernier détail qui a son importance,
je suis une sédentaire née et je préfère voyager dans ma tête
qu’autrement.
Lettre à Françoise Hardy
Dans les années 1960, il y avait Sylvie [Vartan], Sheila et moi.
La question féministe ne se posait pas et le fait d’être une
“femme artiste” était étranger à nos préoccupations. J’avais
composé et écrit toutes les chansons de mon premier album
sauf une, mais j’enviais à Sylvie la qualité de ses orchestrations
car je souffrais de la médiocrité des miennes. Ce que les  l’époque, avait téléphoné à ma mère après les vacances pour
autres pensaient de moi ne me préoccupait pas non plus, savoir ce que je devenais. Elle lui avait expliqué que je ne savais
j’aspirais juste à faire de bonnes chansons avec des pas chanter en mesure et il avait proposé de me l’apprendre.
arrangements de qualité – je n’aimais pas celles et ceux de mes Il habitait chez sa mère, concierge, et il m’a montré au piano
débuts. Par contre, j’ai plusieurs fois été embarrassée par mes ce qu’était la mesure. Une autre audition, décisive, a eu lieu
premières interviews car je sentais une condescendance un peu chez Vogue. Je n’avais pas trop le trac avec André Bernot
humiliante chez les journalistes (Pierre Dumayet, Denise car c’était juste un technicien qui enregistrait les auditions
Glaser, Jacques Chancel, entre autres), que j’imputais au fait pour des directeurs artistiques, mais je lui dois finalement
que, comme Sylvie et Sheila, je sortais d’un milieu pauvre beaucoup. Tout est allé tellement vite ensuite que je n’ai pas
et peu cultivé alors qu’ils semblaient issus de la bourgeoisie. eu le temps de me poser de questions. J’étais en année
Par ailleurs, quand on m’a apporté des chansons, je ne de propédeutique à la Sorbonne (j’avais eu mon bac à 16 ans)
retenais que celles, assez rares, qui me touchaient et si les auditions n’avaient rien donné, j’aurais probablement
profondément. Comme, par exemple, L’Amitié, qui me met poursuivi mes études, en continuant de m’intéresser aux
encore les larmes aux yeux. Mais, toute ma vie, j’ai passé mélodies magiques, ma passion depuis toujours. J’écoute
beaucoup de temps à tenter de composer des mélodies encore de temps en temps So Sad (To Watch Good Love Go Bad)
et à écrire des textes, d’abord sur mes mélodies puis sur celles et Don’t Blame Me des Everly Brothers ou Anything That’s Part
d’autres compositeurs. of You et Where Do You Come From? d’Elvis Presley.
En ce qui concerne mes auditions, ce qui a été déterminant, En général, on ne me parle que de mes chansons les plus
c’est quand André Bernot, le technicien que j’avais eu au célèbres, j’apprécie donc quand quelqu’un évoque les moins
bout du fil pour ma première audition chez Vogue et qui avait connues, souvent aussi bonnes, parfois meilleures que mes
enregistré quelques-unes de mes stupides chansonnettes de “tubes”, par exemple J’ai fait de lui un rêve, À quoi ça sert,
Dix Heures en été, La Folie ordinaire, Mal au cœur, L’Amour fou,
Personne d’autre, etc.
Merci pour votre belle lettre, chère Clara. J’espère avoir
répondu à vos questions et je suis très touchée d’avoir une
“fan” telle que vous. ♦
Françoise Hardy

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10 nouvelles inédites écrites par
Françoise BOURDIN Alexandra LAPIERRE
Marina CARRÈRE D’ENCAUSSE Cyril LIGNAC
François D’EPENOUX Agnès MARTIN-LUGAND
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Les Inrockuptibles №15

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Les Inrockuptibles №15

FEMMES
Lundi 26 septembre, Clara Luciani était à Marseille

La Maison des femmes de Marseille


pour poser la première pierre de la future Maison
des femmes de la ville. Cette structure innovante,
dont elle est la marraine, révolutionne la prise
en charge des femmes victimes de violences.
Texte Faustine Kopiejwski Photo Laurent Le Crabe
pour Les Inrockuptibles

À Marseille, le projet a mis tout le monde d’accord, comme


le martèlent l’équipe et les personnalités officielles venues
assister à la visite puis discourir dans l’enceinte du siège
de l’AP-HM. “La lutte contre les violences dépasse largement

D
les étiquettes et les clivages. Ici, les femmes victimes de violences,
e la charpente éventrée pendouillent des amas de mutilations, les femmes battues pourront se reconstruire,
de câbles noirs. Les escaliers, condamnés par être soignées”, se félicite le maire Benoît Payan, qui affirme
du ruban de balisage, menacent de s’effondrer. vouloir “faire de Marseille une ville plus féministe”. Pour
Au rez-de-chaussée, les stores sont baissés : Michèle Rubirola, sa prédécesseure et première adjointe,
un dédale de pièces assoupies dans une semi- ouvrir une telle structure était “très urgent. Pendant longtemps,
obscurité. Probable qu’avec un bon détecteur de fantômes c’était le système D. Les femmes ont désormais un lieu où la parole
on entendrait les cris des indigentes qui venaient, au peut se libérer. Il faut que toutes les femmes se sentent libres de
XVIIIe siècle, accoucher dans cette vieille maison. Ce jour-là parler, qu’il n’y ait plus de honte”.
pourtant, si les micros sont braqués en l’air, ce n’est pas dans Toutes les femmes, c’est un aspect sur lequel insiste l’équipe
l’espoir de capter des spectres. Plutôt que le passé, c’est de la Maison. À Marseille, comme à Saint-Denis, les violences

55
le futur de ces murs qu’une cohorte de journalistes et d’élu·es se nichent partout, sans distinction de classes. “Il y a des
est venue écouter. bourgeois, des migrants, des riches, des pauvres”, indique Ghada
Ici, un ascenseur desservira trois niveaux. Là, ce seront des Hatem-Gantzer. Et Benoît Payan de rappeler les chiffres qui
salles de consultation et de l’autre côté, des bureaux. font mal : “Chaque année, plus de 200 000 femmes souffrent
Les vastes pièces du sous-sol, quant à elles, seront dévolues de violences au sein du couple. 94 000 femmes sont victimes
aux ateliers ou à la pratique du sport. Aux côtés du chef de de viols ou de tentatives de viols. C’est en France qu’une femme
chantier, la professeure Florence Bretelle détaille le projet. sur deux dit avoir été victime de violences sexuelles”, dénonce-t-il.
Cette gynécologue-obstétricienne est la cheffe de service de Des chiffres que la crise sanitaire est encore venue aggraver.
la Maison des femmes de Marseille Provence depuis sa
création en janvier. Hébergée temporairement dans les locaux UNE “BULLE DE BIENVEILLANCE”
de l’hôpital tout proche, cette structure innovante, qui soigne Depuis janvier, la professeure Florence Bretelle et ses
les femmes victimes de violences, prendra bientôt ses quartiers coéquipières ont accueilli un peu plus de 200 femmes dans
dans la bâtisse rénovée. Un lieu à soi pour s’occuper leur “bulle de bienveillance”, comme la décrit Clara Luciani.
des autres. Et Clara Luciani, en marraine de l’organisation, Pour se faire connaître, elles ont multiplié les opérations hors
s’est déplacée de Paris pour poser la première pierre les murs, assurant sur le terrain des missions de prévention
symbolique de l’édifice en travaux : “C’est très émouvant dans des endroits très divers, allant des centres d’hébergement
de voir que l’équipe et les patientes auront enfin le lieu qu’elles aux lieux de rassemblement de la jeunesse, comme le
méritent d’ici un an”, dit-elle. Delta Festival, qui se tenait en juin-juillet sur la plage du Prado.
Mais en termes de visibilité, rien n’égale la puissance de leur
UN CONCEPT INÉDIT marraine au demi-million de followers. “Sur Instagram,
D’abord développé à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) en j’ai 70 % de femmes qui me suivent, et notamment de très jeunes
2016 sous l’impulsion de la gynécologogue Ghada Hatem- femmes”, indique Clara Luciani, consciente de son pouvoir
Gantzer, le concept de la Maison des femmes a très vite d’influence et trop heureuse de s’en servir à bon escient.
essaimé sur le territoire. Avant Marseille, c’est Reims (en “J’ai réalisé que j’avais un temps de parole très précieux, d’autant
mars 2022) ou Tours (en novembre 2021) qui ont érigé leurs plus que dans ce pays, il est réduit par rapport à celui des hommes.
Maisons des femmes selon un concept inédit en France, Je me suis dit que je pouvais peut-être en faire quelque chose, avoir

Les Inrockuptibles №15

qui révolutionne la prise en charge des femmes victimes de des discours un peu moins nombrilistes.”
violences. Conçue comme un service hospitalier en dehors
mais à proximité de l’hôpital, la Maison des femmes offre aux
patientes un parcours de soins exhaustif, qui prend en compte
les aspects physique, psychologique ou juridique des violences,
et les aide à emprunter le chemin de la reconstruction.
“Les Maisons des femmes sont les premières structures qui
s’occupent des violences en faisant le lien avec la santé”, explique
Ghada Hatem-Gantzer.
En une
“Les Maisons des femmes sont
les premières structures
qui s’occupent des violences
en faisant le lien avec la santé.”
Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue-obstétricienne
56

→ Lorsque Inna Modja, marraine de la Maison des femmes


de Saint-Denis, l’a contactée pour lui proposer de soutenir
le projet marseillais, la musicienne n’a pas hésité un instant :
“Je me demandais depuis plusieurs années comment faire
davantage que des chansons. Je me renseignais sur les différentes en place avec sa marraine un astucieux système de dons
structures, associations. J’ai accepté dans les cinq minutes. Ça avait indirects. Outre les bénéfices du 45t vinyle collector de Cœur,
beaucoup de sens pour moi d’allier cette cause qui me tenait tant la structure encaissera l’argent généré par les streams du titre,
à cœur à la ville de Marseille, qui restera la mienne, même si j’ai toutes plateformes confondues. “Ce sont des causes qui
dû m’exiler à Paris.” nécessitent de l’argent, et c’est bien de pouvoir organiser des récoltes.
Sur place, Clara Luciani est accueillie comme l’enfant du pays. Le disque Cœur s’est écoulé en moins d’une semaine, les gens
Sa proximité avec l’équipe de la Maison des femmes est se mobilisent, ils sont contents d’agir à leur niveau. Quant aux
palpable depuis sa sortie du taxi, où une petite délégation de streams, il suffit que les gens écoutent cette chanson sous la douche
blouses blanches est venue la serrer dans ses bras, jusqu’à ce pour générer un don”, se réjouit sa compositrice.
moment suspendu où, en clôture des discours, elle interprète À Marseille ce jour-là, certaines personnes de l’équipe
La Grenade entourée de ces mêmes soignantes, choristes d’un rencontraient Clara Luciani pour la première fois. D’autres
jour passées sans crier gare du spéculum au micro. “On aime correspondent régulièrement avec elle via un petit groupe
l’idée qu’une femme du coin devienne l’égérie car cela amène WhatsApp, où elles la tiennent au courant des avancées
la lumière, l’engagement, de l’argent aussi, soyons claires, surtout du projet ou échangent des idées. Toutes, de la secrétaire à la
en ce moment où l’hôpital va si mal”, dit sans détour Ghada gynécologue en passant par la psychologue, saluent la
Hatem-Gantzer. simplicité de ses rapports et l’authenticité de son engagement
dans leur cause. Devant les micros tendus, Clara Luciani se
DES FINANCEMENTS DIVERSIFIÉS sent soudain l’élan de leur dire ce qu’elle n’avait jamais réussi
La Maison des femmes est financée par un ensemble de à formuler avant : “Vous sous-estimez peut-être le sens que ça
Les Inrockuptibles №15

partenaires institutionnels, associatifs et privés – avec en tête donne à ma vie. Ma mère était aide-soignante et je la voyais partir
de ces derniers la Fondation Kering, dont le directeur, au travail et rentrer le soir avec la satisfaction d’accomplir des
François-Henri Pinault s’est engagé, aux côtés des pouvoirs choses, d’aider son prochain. J’avais l’impression, en comparaison,
publics, à financer, à hauteur de cinq millions d’euros, quinze de faire de l’air avec mes chansons. Grâce à vous, je me sens un peu
Maisons des femmes en France sur cinq ans. Elle a aussi mis plus utile.” Et cela, c’est certain, n’a pas de prix. ♦

Maison des femmes de Marseille Provence,


147, boulevard Baille, 13005 Marseille.
fr.ap-hm.fr/la-maison-des-femmes-marseille-provence
création
Wajdi Mouawad
8 octobre – 30 décembre

Isabelle Leblanc
8 – 27 novembre

création
Dieudonné Niangouna
25 novembre – 10 décembre
à la MC93

tout public
Igor Mendjisky
1er – 17 décembre
Douze
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heures
on tour
58

avec
Clara
Les Inrockuptibles №15

Luciani
Pile un an après le début de sa tournée

En répétitions
Respire encore, Clara Luciani est repartie
sur la route des Zénith. Nous l’avons
retrouvée à Dijon, pour les préparatifs
du second volet de son magical mystery
tour qui s’achèvera en apothéose à l’Accor
Arena à Paris, le 31 janvier. Reportage.
Texte & photo François Moreau

Giani et Mathieu, ingénieurs du son, nous expliquent :


une Clara Luciani en tournée, c’est plus d’une quarantaine
de professionnel·les lancé·es à toute berzingue sur la route,
réparti·es dans trois tourbus et suivi·es par cinq semi-
remorques. Pas autant que Johnny Hallyday à la grande
époque, mais c’est déjà pas mal.
“Si tout le monde est prêt, je vais chercher Clara”, annonce

D
Tonton Lolo. Sur scène, la triplette de choristes est déjà en
ijon, mercredi 5 octobre 2022. “Il est 11 h, place. Parmi elles, Nka, qui assure également les premières
on est en retard sur le filage, et le kabuki parties de la tournée et dont le premier EP sort début
est par terre”, fulmine gentiment Laurent, décembre (lire p. 20). Côté jardin, Mathieu Edward (batterie),
boss de la régie générale de la tournée Benjamin Porraz (guitare), Pierre Elgrishi (sosie lointain de
de Clara Luciani, tandis que les techos vont Julien Doré, à la basse, qui donne la réplique à Clara sur le duo
et viennent, matos à la ceinture, traversant même la salle en Sad & Slow) et Gerard Black (nouveau claviériste écossais,
skateboard pour certains, histoire de joindre l’utile à l’agréable. déjà croisé aux côtés de Charlotte Gainsbourg) tripatouillent
Le kabuki, c’est ce système vieux comme le monde qui permet leurs instruments, échangent, se donnent la réplique. Une fois
de révéler le groupe sur scène en laissant tomber le rideau monté, le rideau se transforme en écran de projection sur

59
au sol, pour un effet de surprise garanti. Le genre d’artifice lequel s’affichent en grand les mots “CLARA LUCIANI”
qui fonctionne à tous les coups sur le public et dont raffolent dans la typographie reconnaissable de la pochette du disque.
les stars de la pop. Tonton Lolo, comme l’appelle Clara,
vit ainsi avec un planning tatoué sur la rétine et n’aime pas être JOUER DANS LE VIDE
à la bourre : depuis deux jours, les équipes de la chanteuse Le Zénith de Dijon, plongé dans le noir, se met alors
s’activent dans le froid polaire du Zénith de Dijon pour les à trembler quand la sono balance à fond les ballons des tubes
répétitions générales de l’épilogue de la tournée Respire encore d’Abba, comme une piqûre de rappel aux influences disco-pop
Tour, qui doit reprendre le 6 octobre à la Halle Tony-Garnier du dernier album. Et puis plus rien, jusqu’aux premiers
de Lyon, c’est-à-dire le lendemain, et s’achever en apothéose battements de Cœur qui, à chaque scansion, laissent apparaître
le 31 janvier 2023 à l’Accor Arena de Paris. Ce n’est pas à travers le rideau la silhouette de la chanteuse éclairée par la
que le temps presse, mais un deuxième filage est prévu poursuite. Le kabuki lâche l’étoffe, le show peut commencer. …
sur les coups de 18 h, avant de
prendre la route tard dans la nuit,
direction Lyon.
L’objectif de ces trois jours de
résidence est donc de passer en revue
et en grandeur nature le show déjà
bien rodé de Clacla, et de tester
de nouvelles idées de projections
vidéo. Ce qui implique un montage
et un démontage intégral de la
scène, celle-là même que le public
a déjà pu découvrir sur les dates
précédentes, avec ses immenses
rideaux jaunes, son cœur à moitié
immergé derrière le band et son
estrade façon plateau télé late seventies.
Les Inrockuptibles №15


Répétition sur la scène
du Zénith de Dijon,
le 5 octobre.
En une
“On dit qu’on fait un filage dans
les conditions réelles, mais ce
ne sont que des ajustements. C’est
sur scène, face au public, que le
spectacle se construit vraiment.”
Clara Luciani

Et puis ces foutus claviers sont mal


agencés, ils forment un bloc
disgracieux au milieu de la scène,
il va falloir les positionner
différemment. “Les rideaux sont
stockés depuis des mois, ils sont froissés”,
signale Clara. Le plus grand, celui
dans le fond de scène, a des pliures
d’un côté et reste lisse de l’autre,
ce qui fout en l’air l’effet recherché par
les nouvelles créations vidéo comme
60

sur Le Reste, par exemple, constitué


d’une myriade de visages de Clara
Luciani. La question se pose aussi
pour le Claraoké (sic) de La Baie, qui
pourrait être illisible pour les mêmes
raisons. Chaque problème énoncé
voit fuser un éventail de solutions
dans la minute. Nous avons affaire
à des professionnel·les.

“UNE MICROSOCIÉTÉ
SUR LA ROUTE”
Il est 14 h bien tapées quand
on file déjeuner. Le catering est plein
à craquer. La galerie de personnages
iconoclastes que l’on y croise,
avec chacun son petit truc, sa petite
fantaisie, évoque les images de
la tournée Rolling Thunder Revue de
Bob Dylan, déterrées par Martin
→ Le band passe en revue l’intégralité de la setlist, sans temps Scorsese. À table, Clara nous parle du numéro
mort, et oublierait quasiment l’absence du public. des Inrocks en cours, dont elle est la rédactrice en chef, et de
Si on était du genre à tout intellectualiser, on dirait qu’assister sa rencontre avec Catherine Deneuve, quand Elsa, l’une
à un concert de cette ampleur dans une salle vide relèverait de ses manageuses, vient la réquisitionner pour une interview
presque de l’expérience situationniste, comme une forme avec un journal marseillais.
de critique performative de la société du spectacle. Mais Agathe débarque peu après avoir terminé quelques réglages
pour les équipes, c’est un passage obligé afin de repérer scénographiques. “On est en tournée depuis un an maintenant”,
Les Inrockuptibles №15

les failles du show et anticiper les tuiles potentielles au cours nous dit-elle, façon de rappeler qu’ici, on ne repart pas de zéro.
de la tournée. À ce stade, “être en tournée” n’est presque plus une activité
Une heure et demie plus tard, Clara rejoint Agathe, sa professionnelle normée, mais un état gazeux permanent.
directrice artistique, et Nico, le créateur lumière, pour un petit Même dans les moments de césure, le signal “en tournée”
topo. Pendant toute la répétition, ces deux-là ont sillonné clignote dans l’esprit de chacun·e comme une veilleuse dans
la fosse, à la recherche du truc qui pourrait tout faire capoter.
Deux, trois choses sont à revoir. Pas au niveau du son,
qui semble calé, mais au niveau des images et des projections.
la nuit. La directrice artistique s’occupe aussi du booking,

En répétitions
elle est donc aux premières loges des considérations
pratiques de l’organisation du Respire encore Tour, entrecoupé
cet été par une tournée des festivals moins pharaonique.
Il avait alors fallu s’adapter à de nouvelles contraintes une microsociété, chacun a son petit rôle, son truc, son personnage.
techniques en trouvant une idée de décor pratique, mais qui Après, même s’il y aura quelques coupures pendant la tournée
marquerait les esprits. Ça sera un gros ballon gonflable d’ici fin janvier, tu ne fais pas grand-chose pendant ces moments-là,
“CLARA LUCIANI”. Simple et ludique, et surtout imparable à part dormir tellement tu es crevée.” Concernant les derniers
une fois instagrammé. ajustements de la scénographie, elle assume son rôle de
Après son interview, on retrouve Clara dans sa loge : “En décisionnaire finale : “Il m’arrive de lâcher l’affaire sur certaines
festival, c’est un peu différent. En général, c’est moins spectaculaire choses, mais pas sur d’autres. Si quelque chose me déçoit, je vais
mais, avec ce ballon, on a réussi un truc qui marche. Et puis tout faire pour qu’à la fin ce soit satisfaisant. Je ne sais pas si je
les choses sont moins acquises, si on peut dire. Les gens ne viennent ferai des salles plus grandes dans ma vie, alors je veux que ce soit
pas forcément que pour toi, parfois ils sont au premier rang parce bien. C’est bête, parce que les gens ne le remarqueront sûrement
qu’ils veulent être bien placés pour voir l’artiste d’après.” pas, mais que le rideau soit froissé, ça m’a énervée. Je trouve
Pendant que les musiciens sont partis jouer au bowling, Clara toujours ça dommage que tout ne soit pas parfait, quand on a les
Luciani dédicace une pile d’un millier de 45t de sa reprise moyens que ce le soit.”
du Celebration de Kool and the Gang, qui sont offerts à celles Tandis qu’elle arrive au bout de sa pile de vinyles, Clara
et ceux qui précommanderont Cœur encore, la réédition est interpellée par Elsa pour des histoires de planning
augmentée de son album qui doit sortir le 25 novembre. et d’essayages chez Gucci. Agathe, elle, passe la voir avec
De source sûre, tous·tes les artistes ne sont pas derrière les une setlist à la main pour caler les prises de parole entre
signatures des disques qu’ils ou elles prétendent avoir les morceaux : “On dit qu’on fait un filage dans les conditions
dédicacés : “Tu imagines, une petite ado qui économise pour réelles, mais ce ne sont que des ajustements. C’est sur scène, face
acheter ton disque dédicacé, et c’est même pas toi qui l’as signé”, au public, que le spectacle se construit vraiment depuis le début”,
réagit Clara. poursuit Clara. C’est au tour de Tonton Lolo de débarquer,
La chanteuse ne semble pas perturbée outre mesure par les nouveaux tourbus sont arrivés, Clara exulte. On file les voir,
la suite de la tournée, et confie même avoir hâte de repartir sur en passant devant le vestiaire qui laisse s’échapper une manche
la route : “J’adore la vie en collectivité, tout s’organise comme du costume de scène de la chanteuse. Il est 18 h, l’heure de
remonter sur scène pour le dernier filage avant le marathon. 

En tournée française, et les 8 décembre et 31 janvier à Paris


(Accor Arena).

Rosalind Nashashibi
Monogram
14.102022 Gerard & Kelly Ruines
Carré d’Art 3
Les Inrockuptibles №15

2 6 . 0 2 0 2 3

Musée d’art contemporain Nîmes
Design : Clément Wibaut

Rosalind Nashashibi, Unstuck (détail), 2022. Collection particulière. Courtesy de l’artiste & GRIMM, Amsterdam | New York | Londres. Photo Peter Mallet. © Rosalind Nashashibi Gerard & Kelly, Schindler/Glass, 2017. Coll. Carré d’Art – Musée d’art contemporain, Nîmes. © ADAGP Paris 2022
DEUX
En une

FEMMES
62

CIA
LU
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DANS
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C

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Clara Luciani rêvait de rencontrer Catherine


Deneuve, dont le rôle dans Les Demoiselles
de Rochefort l’a beaucoup marquée dans son enfance.
Conversation sur l’art, la vocation et le regard
des autres, à Paris, un jour de septembre.
Texte Carole Boinet & Jean-Marc Lalanne
Photo Jean-François Robert pour Les Inrockuptibles
Les Inrockuptibles №15

LE TON
Rencontre avec Catherine Deneuve 63 Les Inrockuptibles №15
En une Clara, Les Demoiselles de Rochefort est en effet
un film très important pour toi, non ?
Clara Luciani — Ah oui ! C’est la raison pour laquelle je suis
Catherine, pouvez-vous nous parler de votre chanteuse. Enfant, ça a été un tel choc que, ensuite, je ne
relation à la chanson ? voulais plus m’arrêter de chanter. [lire p.68] Je m’exprimais
Catherine Deneuve — Elle débute quand j’étais enfant. sur tout en chantant ! Évidemment, ça exaspérait ma mère.
Nous faisions beaucoup de voiture avec mes parents. Pour Mais j’ai fini par lui dire : “Je veux faire ça. Je veux que
tenir calme les quatre filles à l’arrière, ma mère chantait et ce soit mon métier.” Et je n’ai pas dévié. [à Catherine Deneuve]
nous faisait chanter. J’ai donc appris beaucoup de chansons Mais j’adore aussi la BO des Bien‑Aimés de Christophe
qui n’étaient pas de ma génération, des chansons des Honoré [2011]. Vos chansons avec Chiara [Mastroianni]
années 1930. Il y avait beaucoup de disques à la maison. sont magnifiques.
Ma mère écoutait Gilbert Bécaud, Georges Brassens… Catherine Deneuve — Moi aussi j’aime beaucoup ce qu’a
J’ai moi-même acheté beaucoup de disques ensuite. Mais je ne fait Alex Beaupain pour ce film. Et j’ai eu beaucoup de plaisir
sais pas pourquoi, depuis le premier confinement, j’écoute à tourner avec Christophe Honoré. J’adore vraiment chanter
moins de musique. Je suis très agacée par moi. J’achète au cinéma.
toujours plein de disques, mais je ne trouve plus le temps de
tous les écouter. La pile ne cesse de monter, monter… Cela dit, Avez-vous déjà envisagé de refaire un album ?
j’ai écouté le nouvel album de Benjamin [Biolay] et je le trouve Catherine Deneuve — Non, quand même pas. Je garde une
vraiment très bien. réticence sur cet album que j’ai fait avec Serge Gainsbourg
[Souviens-toi de m’oublier, 1981]. Certaines chansons sont
Dans une précédente interview, vous nous disiez très belles, mais je n’adore pas la production, et, surtout, il ne
que vous écoutiez beaucoup de rap. C’est m’a pas fait chanter à mon ton. Je n’avais aucune expérience
toujours le cas ? de la musique à l’époque et je n’ai pas osé intervenir. Depuis,
Catherine Deneuve — Oui, j’en écoute toujours. j’ai pris beaucoup de plaisir à enregistrer une chanson de
Notamment avec ma petite-fille, qui en écoute beaucoup et temps en temps, comme avec Malcolm McLaren, par exemple
que j’accompagne parfois à des concerts. J’aime cette langue [Paris Paris, 1994]. Mais refaire un album me paraîtrait bien
scandée, très vive. fastidieux.

Est-ce que vous chantez dans la vie ? Même avec Benjamin Biolay ?
Catherine Deneuve — Oui, très souvent ! Un jour, Catherine Deneuve — Avec Benjamin, j’ai enregistré une
je voyageais en taxi et le chauffeur, alors que j’allais descendre, reprise de C’est beau la vie de Jean Ferrat, pour le film Potiche
m’a dit : “Je ne devrais pas vous faire payer, car vous avez chanté de François Ozon [2010]. C’était très bien, mais de là
pendant toute la course ! Il n’y a plus que vous et les ouvriers à préparer un album entier… non, vraiment. Plus maintenant.
italiens qui chantent aujourd’hui.” Ça m’avait beaucoup amusée. Ça me paraîtrait trop lourd, trop difficile. [Elle s’arrête sur la
Je chantonne aussi dans la rue, toute seule, ou même couverture des Inrocks d’octobre posée à l’envers] C’est quoi votre
64

accompagnée… Ça agace toujours ma fille, qui a honte ! [rires] nouvelle couverture ?

Et toi Clara, tu chantes beaucoup, en dehors Jean-Luc Godard.


de ton travail ? Catherine Deneuve — Ah, oui…
Clara Luciani — Ah ! Tout le temps. [rires] Je chante dans
ma cuisine, sous la douche… Sa mort vous fait de la peine ?
Catherine Deneuve — Ah, moi, je ne chante jamais sous Catherine Deneuve — Non… Je l’ai croisé quelques fois.
la douche ! Je suis trop concentrée ! [rires] C’est un moment On s’est notamment rencontrés pour un projet d’adaptation
de réflexion, de rêverie… Et vous, que chantez-vous ? d’un roman de Jean-Patrick Manchette au milieu des
Clara Luciani — Souvent Les Demoiselles de Rochefort. années 1980, pour lequel, je crois, il avait vu beaucoup de
[sourire] monde. Mais nous n’avions pas de relation personnelle, et vu
Catherine Deneuve — Ça ne m’étonne pas. Beaucoup son âge très avancé, j’étais préparée à sa disparition. Donc
d’amis m’ont dit chanter ou écouter les chansons des je ne peux pas dire qu’elle m’ait fait de la peine. Même si
Demoiselles de Rochefort le matin. Elles ont quelque chose j’aime vraiment beaucoup son œuvre. Il a eu la chance de la
d’à la fois tonique et réconfortant. Moi, évidemment, ça m’est poursuivre sur un temps très long, de la faire énormément
impossible de les chanter. Elles sont trop chargées de évoluer au fil des décennies. On peut dire qu’elle était vraiment
souvenirs. Mais c’est fou comme, encore aujourd’hui, des gens accomplie. Sa disparition n’a donc pas le caractère brutal et
jeunes, ou des enfants, me parlent de ce film, ou de Peau d’Âne. triste de celles de Jacques Demy ou de François Truffaut, qui
laissent derrière eux des
œuvres interrompues. Mais
oui, certains de ses films ont
“Quand on accomplit vraiment beaucoup compté
pour moi.

un rêve, en fait, on le tue. Pour toi aussi, Clara, son

Et on traverse une période œuvre a compté ?


Clara Luciani — Oui, il y a
Les Inrockuptibles №15

de deuil où on doit dire au


des films que j’aime
vraiment beaucoup, comme
Une femme mariée. Et puis
revoir à ce rêve, et essayer j’adore Anna Karina. Mais
je crois que l’œuvre de
d’en trouver un nouveau .” Truffaut a davantage
compté pour moi que celle
Clara Luciani de Godard.
Rencontre avec Catherine Deneuve
Clara, tu disais tout à l’heure que tu voulais être
chanteuse dès l’enfance. La question de la
vocation est quelque chose de très différent pour
vous deux. Catherine, vous avez beaucoup dit heureuse me rendait si triste. On en a conclu qu’il y avait
que votre métier vous était tombé dessus sans quelque chose de pas normal dans le fait d’accomplir un rêve.
que vous le désiriez… Quand on accomplit un rêve, en fait, on le tue. Et du coup, on
Catherine Deneuve — Quand j’étais jeune, je ne rêvais traverse une période de deuil où on doit dire au revoir à ce
à aucun métier. J’étais une enfant très rêveuse, un peu dans sa rêve, et essayer d’en trouver un nouveau. Moi, j’ai mis presque
bulle. Mes sœurs et mes parents se moquaient de moi en disant dix ans avant de pouvoir dire que chanter était mon métier.
que j’étais toujours dans la lune. J’étais très secrète et assez Pendant toute cette période, je cumulais les petits boulots pour
mélancolique. Je ne suis allée, à l’adolescence, à des castings vivre et je rêvais d’enregistrer des chansons. [à Catherine
que pour suivre ma sœur Françoise, sans aucun vrai désir Deneuve] Ma sœur m’a offert pour mon anniversaire Elle
personnel. Entre l’âge de 16 et 19 ans, j’ai enchaîné les films s’appelait Françoise… [un livre de Catherine Deneuve et Patrick
sans que mon goût pour ce métier ou pour le cinéma ne soit le Modiano traçant le portrait de Françoise Dorléac]. C’est vrai
moteur. Puis j’ai rencontré Jacques Demy, pour Les Parapluies qu’en vous lisant, j’étais fascinée par la facilité avec laquelle les
de Cherbourg [1964], et pour la première fois, je me suis sentie choses vous arrivent, à la fois par hasard et parce qu’elles
totalement impliquée dans le processus créatif de quelqu’un. devaient vous arriver. À l’inverse, j’ai eu le sentiment de devoir
Cette rencontre a tout changé. provoquer cette chose-là, et j’étais à deux doigts d’abandonner.
J’ai vraiment failli tout plaquer.
Et toi Clara, peux-tu parler de ce que ça produit
de faire le métier dont on rêve depuis l’enfance ? Après ce moment de décompensation dont tu
Clara Luciani — À vrai dire, ça produit un drôle de choc. parlais, qu’est-ce qui t’a rechargée ?
Étrangement, au moment où il était clair que chanter devenait Clara Luciani — Avoir trouvé un public et le rencontrer sur
mon métier, j’ai été débordée par une très grande tristesse. scène, je crois. J’ai développé une addiction à leur présence.
Je ne comprenais pas pourquoi. J’ai même vu un psy pour Je me suis dit que, désormais, je ne pouvais plus lâcher. C’est
analyser la raison pour laquelle ce qui aurait dû me rendre si pour ça que pendant la crise du Covid ma vie m’a paru très
vide, sans le contact avec le public, les concerts,
les applaudissements… Dans la vie, mes proches
m’applaudissent assez peu. [rires]

Les applaudissements sont une chose que vous


n’avez pas recherchée, Catherine, puisque vous
n’avez jamais fait de théâtre…
Catherine Deneuve — Oui, le contact direct avec

65
le public, c’est quelque chose que je connais peu et qui
m’a toujours fait peur. Il y a quelques mois, je suis
montée pour la première fois sur une scène de concert.
Rufus Wainwright, qui est un chanteur que j’adore…
Clara Luciani — Ah oui, moi aussi je l’adore.
Catherine Deneuve — Il m’a écrit il y a longtemps
pour me proposer d’interpréter sur scène, à ses côtés,
Dieu fumeur de havanes. Je m’en sentais incapable,
mais je n’ai pas osé refuser. Quelques semaines
avant son concert au Grand Rex, son équipe m’a
relancée, et j’ai dit oui. Mais ça me terrorisait.
Je l’ai fait, mais dans un état de trac immense. Je voulais
me prouver que je pouvais le faire. Je suis contente
et soulagée de l’avoir fait.
Clara Luciani — Est-ce que vous êtes timide ?
Catherine Deneuve — Je l’ai été énormément.
Longtemps, les situations sociales, les
dîners m’angoissaient énormément. Je détestais qu’on
me pose des questions. Je rougissais. J’ai toujours préféré
écouter, observer, regarder. Je suis moins timide
aujourd’hui. C’est comme si j’étais sur une dernière ligne
droite et qu’il fallait y aller. Et vous ?
Clara Luciani — Oui, quand même.
Catherine Deneuve — Vous êtes timide mais vous
aimez être sur scène… [sourire]
Clara Luciani — Oui, je sais que c’est ambivalent.
Je connais peu de gens dans mon métier qui sont
Les Inrockuptibles №15

vraiment timides et ça m’intéresse de savoir comment on


fait pour vivre avec ça. J’ai besoin de deux chansons sur
scène pour me défaire du trac et me sentir bien.

Clara, tu as 30 ans. Catherine, vous souvenez-


vous de ce que vous faisiez à cet âge ?
Catherine Deneuve — À 30 ans ? Oh, une grande
partie des choses étaient déjà faites. Je tournais …
En une → beaucoup, depuis déjà
longtemps, j’avais un fils d’une
dizaine d’années, ma fille venait
de naître. C’était un moment “Je crois qu’une des chances
dans ma vie, c’est d’avoir
très important pour moi, cette
seconde maternité. Mon fils,
Christian [Vadim], je l’avais eu
très jeune, dans un certain état toujours eu une certaine
d’inconscience. La naissance de
Chiara [Mastroianni] était un
moment particulier, où je vivais
curiosité. L’envie de découvrir
une relation assez stable avec
son père [l’acteur Marcello
et d’apprendre des choses.”
Mastroianni]. C’était une belle Catherine Deneuve
période de ma vie.

Diriez-vous que vous


étiez plus heureuse à 30 ans qu’à 20 ans ? Clara Luciani — Vous regardez des séries ?
Catherine Deneuve — À 20 ans, je n’étais pas heureuse du Catherine Deneuve — Oui. Beaucoup de séries israéliennes
tout. J’étais très heureuse d’avoir mon fils, mais beaucoup vraiment très bien. Turques aussi. J’aime beaucoup Ozark,
de choses dans ma vie étaient difficiles. Toute ma vingtaine est Succession… Il faut vraiment que je décide d’être raisonnable
une période très assombrie par un deuil qui a été très difficile. pour ne pas en regarder toute la nuit. Vous en regardez aussi ?
Lesquelles ?
Et pour toi, Clara, c’est également plus facile Clara Luciani — J’ai un peu honte mais j’ai adoré
d’avoir 30 ans que 20 ? Downton Abbey… Je ne sais pas si j’assume. [rires]
Clara Luciani — Oh oui ! Déjà, à 20 ans, j’étais vendeuse Catherine Deneuve — Mais pourquoi ? Il ne faut pas du
ou pizzaiolo. Je ne sais plus exactement ce que je faisais, mais tout en avoir honte. C’est tellement bien fait !
pas de l’art. Donc aujourd’hui, vivre de ma musique, c’est
formidable. Chaque matin je mesure la chance que j’ai. Est-ce qu’il y a des choses dont vous avez honte
vous aussi, Catherine ?
Tu nous avais raconté, Clara, que tu étais hantée Catherine Deneuve — Honte ?
par la peur que ta carrière s’arrête. Vous avez
connu ça, Catherine ? Dans le champ culturel, bien sûr… Avez-vous
Catherine Deneuve — Non… [rires] Les choses se sont des plaisirs coupables ?
enchaînées, je n’ai pas eu le temps d’y penser. Peut-être que Catherine Deneuve — Ah, je considère qu’aucun plaisir
66

l’idée m’a effleurée vers 40 ans. Mais ça n’a pas duré n’est coupable.
longtemps car j’ai continué à beaucoup travailler… Peut-être
pas autant qu’Isabelle Huppert, mais quand même beaucoup. Une chanson, par exemple, qui n’est pas jugée
[rires] par votre entourage comme de bon goût…
Catherine Deneuve — Oui, peut-être… Par exemple, celle-
On peut beaucoup travailler justement parce là, dont le titre m’échappe… [elle fredonne] Na na na na…
qu’on a peur que ça s’arrête… Like you…
Catherine Deneuve — C’est vrai, mais je ne crois pas que ce Clara Luciani — Ah, mais oui ! Femme like U de K.Maro ?
soit mon cas. Ça n’a jamais été une préoccupation prioritaire. Catherine Deneuve — Oui c’est ça ! C’est très entraînant,
Mes inquiétudes étaient davantage tournées vers ma vie j’aime beaucoup… Je ne suis pas sûre que ce soit de bon goût,
personnelle, amoureuse, familiale. Je prenais très au sérieux mais ça m’est parfaitement égal.
ces responsabilités. Longtemps, le cinéma n’était pas le centre Clara Luciani — J’aimerais tellement vous proposer de la
de ma vie. Ma vie personnelle prenait beaucoup plus de place. chanter sur scène avec moi ! [rires]

À partir de quand le cinéma est-il devenu plus Clara, si la proposition t’était faite d’être
central ? actrice, l’accepterais-tu ?
Catherine Deneuve — Mon intérêt pour les films n’a cessé Clara Luciani — Ça m’amuserait. Je pense que je le vivrais
de grandir… Et des choses de ma vie personnelle se sont de façon plus détachée que la musique, parce que je sais que
éloignées. C’est vrai que le cinéma est devenu beaucoup plus je peux vivre sans ça.
central car je suis plus disponible. Je vais vraiment beaucoup Catherine Deneuve — Moi j’ai tourné avec la chanteuse
au cinéma aujourd’hui. J’y vais souvent seule, dans le quartier Camille, qui jouait ma fille dans un film d’Emmanuelle Bercot,
où j’habite. Je viens de voir le film d’Alice Winocour, Elle s’en va [2013]. C’est une fille étonnante ! Elle avait éprouvé
Revoir Paris. Ça vous a plu ? J’ai trouvé ça très émouvant. beaucoup de plaisir à jouer.
Je vais souvent au cinéma le soir, et c’est d’ailleurs un peu triste
d’y aller à la dernière séance. À 22 h les salles sont souvent Vous avez tourné aussi avec Björk…
vides. J’aime bien que la découverte d’un film soit une Catherine Deneuve — Oui, mais c’était très différent car
expérience collective. De toute façon, le cinéma traverse un elle n’était pas très heureuse sur le tournage de Dancer
Les Inrockuptibles №15

moment difficile. in the Dark [2000]. Son rapport avec Lars von Trier était très
conflictuel. Je l’aimais beaucoup. Elle me touchait.
Je comprenais que, n’étant pas actrice, elle ressentait totalement
à vif les choses qu’elle jouait. J’aime aussi beaucoup sa
musique. On s’est un peu vues après Dancer in the Dark. Je suis
même allée réveillonner avec elle en Islande, à l’an 2000.
Vous voyagiez beaucoup. Est-ce que l’arrêt

Rencontre avec Catherine Deneuve


de la circulation avec l’épidémie du Covid a été
difficile à vivre de ce point de vue ?
Catherine Deneuve — Je n’ai pas vécu cette situation
d’un point de vue personnel. Le problème n’est pas que
les voyages m’ont manqué. Ce qui a été dur, c’est ce blocage
général. Ça a été difficile collectivement. Se réunir, vivre
ensemble, se reconnaître s’est heurté à une impossibilité.
Le rapport à l’autre ne s’est pas perdu, mais distendu. Et en
même temps, c’est une épreuve qu’on a vécue tous ensemble. Si vous aviez du temps libre, y a-t-il quelque
Ça crée un lien. chose que vous aimeriez faire en ce moment
à Paris ?
Le commun est quelque chose d’important pour Catherine Deneuve — Vous savez, je me prive rarement
vous. Vous en parliez déjà tout à l’heure à propos de ce que je veux faire. [rires] J’aimerais aller plus souvent au
des salles de cinéma. Vous n’êtes pas si solitaire musée peut-être… J’ai très envie de voir l’exposition Garouste
en fait… à Beaubourg.
Catherine Deneuve — Si, je suis très solitaire. Je peux très Clara Luciani — Moi, j’aimerais beaucoup voir l’exposition
bien m’accommoder de faire des choses seule, sans que le fait sur Frida Kahlo.
de l’être soit un frein. Mais j’aime vivre parmi d’autres gens, Catherine Deneuve — Ah oui ! J’ai eu la chance de visiter sa
même si je ne les connais pas. Être ensemble, même sans se maison au Mexique. Je crois qu’une des chances dans ma vie,
parler, c’est vrai que c’est important pour moi. c’est d’avoir toujours eu une certaine curiosité. L’envie de
découvrir et d’apprendre des choses. De me trouver quelque
Vous ne pourriez pas vivre ailleurs qu’en ville part et d’avoir envie de visiter le quartier, de voir ce qu’il y a
donc ? autour. C’est une forme d’enthousiasme pour la vie. Je crois
Catherine Deneuve — J’adore la campagne, mais je ne que ça m’a ouvert beaucoup de portes.
pourrais pas y vivre, en effet.
Tu penses l’être aussi, Clara ?
Clara Luciani — Oui, complètement. Ça vient sûrement
du fait que je n’ai pas fait d’études…
Catherine Deneuve — Moi aussi sans doute…
Clara Luciani — Il fallait que j’entretienne ma curiosité pour
continuer à apprendre. Et j’espère bien la conserver toujours.

Les Inrockuptibles №15


Les Inrockuptibles №15 68 En une

DE CLARA
LES FILMS

Hélène Jeanbrau/Ciné-Tamaris
Fascinée par l’univers de Jacques Demy et celui

Films fétiches
de Wes Anderson, touchée par les films qui
racontent la vie, absorbée par la bande sonore
de certains autres, la musicienne partage six coups
de cœur cinématographiques. Texte Clara Luciani
R A LU
A
L

C
C

I AN I
RÉD

A
C F
CHE

← Les Demoiselles
de Rochefort
de Jacques Demy (1967)
Je l’ai cité mille fois depuis le jour où l’on
m’a tendu un micro pour la première
fois, mais ne pas l’écrire ici serait m’être
infidèle : les Demoiselles ont révolutionné
mon enfance. Elles m’ont donné envie
de chanter ma vie, de porter des
vêtements des années 1960 et peut-être
même de lier encore plus étroitement
ma vie à celle de ma sœur, pas jumelle
mais presque.  

69
Les Inrockuptibles №15


Catherine Deneuve
et Françoise Dorléac
dans Les Demoiselles
de Rochefort
de Jacques Demy.
En une ↘ Belladonna of Sadness
d’Eiichi Yamamoto (1973)
J’aime beaucoup le format du dessin
animé en général, je suis une très grande
fan de Miyazaki (entre autres).
Belladonna of Sadness a quelque chose
de complètement unique. Déjà par
le dessin, le trait, les couleurs, puis
par son sujet, une espèce de légende
médiévale lugubre noyée dans un
psychédélisme hypnotisant comme seules
les seventies savaient en fabriquer.
Une fois encore, la bande-son est
formidable : je l’ai en vinyle et je l’écoute
souvent.

← Harold et Maude
de Hal Ashby (1971)
70

Ce sont mes parents qui m’ont fait


découvrir ce film quand j’étais encore
adolescente. Je me souviens l’avoir
souvent regardé. J’aimais l’ambiance
macabre, l’humour grinçant, l’histoire
touchante entre ce jeune homme
et cette femme de 80 ans. C’est aussi par
ce film que j’ai découvert Cat Stevens
(Yusuf Islam) avec If You Want to Sing
Out, Sing Out. Une double révélation.  
↘ Eraserhead de
David Lynch (1977)
Qu’est-ce que j’ai aimé découvrir ce film
pendant le premier confinement !
J’avais pris un retard considérable
dans la liste des films que je voulais voir,
et cette pause imposée m’a permis d’y
remédier. Bijou surréaliste à la beauté
dérangeante, certaines images m’ont
hantée pendant des semaines, tout
comme la chanson In Heaven [de Peter
Ivers] que je me surprends encore
Paramount Home Entertainment · Eurozoom · Potemkine Films

à chantonner, et qui va si bien aux images


de David Lynch. Ce qui est drôle,
c’est qu’en écrivant ces lignes, je me
Les Inrockuptibles №15

rends compte que beaucoup de mes


films fétiches sont associés à des œuvres
musicales très fortes qui font plus que
les accompagner ; elles les complètent.
79RS GANG • ALBI X • ALI • ALIA • AGORIA • AKIRA •
ARIEL TINTAR • ASNA • ASTÉRÉOTYPIE • AYOM • BABY
VOLCANO • BAMBI • BÁRBARA BOEING • BĘÃTFÓØT •
BEAU BANDIT • BELLAIRE • BIRRD • CÉLÉLÉ • CEYLON •
COMBO CHIMBITA • COMPAGNIE SʼPOART : LES YEUX
FERMÉS… • DALLE BÉTON • DANIELLE PONDER • DEA
MATRONA • DJ TRAVELLA • DOUBLE TROUBLE • DUO RUUT
• GONDHAWA • GRACE CUMMINGS • HERMON MEHARI
feat. FAYTINGA • HIPPIE HOURRAH • JAN VERSTRAETEN
• JEANNE BONJOUR • KID KAPICHI • KINʼGONGOLO
KINIATA • KITCH • KÓBOYKEX • KUSH K • LEWIS EVANS
• MALOUVE • MANDIDEXTROUS • MENACE SANTANA
• MEULE • MOUVMAN ALÉ • MOWDEE • NANA BENZ DU
TOGO • NONE SOUNDS • NZE NZE • OMNI SELASSI • PHAT
DAT • PORCHLIGHT • PUULUUP • QUINZEQUINZE • REIN •
ROCÍO MÁRQUEZ & BRONQUIO • RODÍN • SAKU SAHARA •
SARAKINIKO • ŞATELLITES • SEB MARTEL • SOCIAL DANCE
• SOCIÉTÉ ÉTRANGE • SONS • SUNSAY • SWORN VIRGINS
• TAGO MAGO • VANILLE • VICKY VERYNO • VIOLET •
ZAHO DE SAGAZAN…
En une

↑ La Famille
72

Tenenbaum
de Wes Anderson
(2001)
Dur de choisir un
Wes Anderson parmi les
Wes Anderson, mais celui-ci
↘ The Father est peut-être celui qui m’a
de Florian Zeller (2021) le plus touchée. L’univers de
J’ai vu ce film lors d’un très long voyage ce réalisateur m’a presque
en avion pour me rendre en Nouvelle- autant bouleversée que celui
Calédonie pour un concert. J’étais prête de Demy, et mon clip Nue
à me résigner à ne regarder que des films [réalisé par Brice VDH] était
avec Jennifer Aniston quand je suis clairement influencé par son
tombée par hasard sur celui-ci. Porté par esthétique si marquée.
deux acteurs que j’adore, le mythique
Anthony Hopkins et Olivia Colman,
découverte dans The Crown et
merveilleuse dans The Lost Daughter.
Ce film appartient à mon genre favori :
il raconte la vie, et plus exactement la fin
de vie, dans tout ce qu’elle a de banal,
magnifique et terriblement injuste.
Un portrait intelligent et sensible de
l’esprit vieillissant et malade d’un
homme que la maladie d’Alzheimer
Les Inrockuptibles №15

ramène lentement et sûrement vers son


enfance et sa dépendance aux autres.
Gaumont · Sean Glason/Sony Pictures

Vous devez le voir. J’ai beaucoup,


beaucoup pleuré.


Olivia Colman
et Anthony Hopkins
dans The Father
de Florian Zeller.
CN D
AUTOMNE
2022
Filipe Lourenço, Danses partagées
ateliers amateurs, Amanda Piña,
Laurence Louppe, Julie Pellegrin,
Ballet de l’Opéra de Lyon, Elsa Dorlin,
Déplier baroque exposition, Hortense
Belhôte, Madeleine Fournier, Marie-
Geneviève Massé, Mickaël Phelippeau,
Gaëlle Bourges, Clédat & Petitpierre,
Bruno Benne, Béatrice Massin,
Georges Appaix
Centre national de la danse
cnd.fr
VIVRE AVEC
Les rencontres

LES RIVIÈRES,
LE FEU

ET LES
Mathieu Génon/La Découverte

ANIMAUX

Nastassja Martin a passé huit ans chez les Évènes,

Nastassja Martin
Toutes les photos sont
extraites de la série peuple vivant au nord de l’Extrême-Orient russe,
Peuples de Sibérie
de Claudine Doury. et en a tiré À l’est des rêves, le récit passionnant
Troupeau de rennes des possibles que dessinent ces vies, de ces autres
au Kamtchatka, en
Sibérie, en avril 1996.
manières d’habiter le monde. Fan de son travail,
l’écrivaine et musicienne Blandine Rinkel, qui
s’intéresse au sauvage et vient de signer le roman
Vers la violence, a rencontré l’anthropologue
pour nous. Texte Blandine Rinkel Photo Claudine
Doury/Agence VU

75

L’anthropologue
et autrice
Nastassja Martin.

Les Inrockuptibles №15


Les rencontres →
Groupe folklorique
d’enfants évènes lors
d’une fête de village.
“C’est là que j’ai
découvert les chants
rauques particuliers
aux peuples du Nord
Pacifique, en Sibérie
comme chez les
Inuits sur le continent
américain”, raconte la
photographe.
Anavgaï, Kamtchatka,
en 1999.

C
omment retrouver de la vitalité quand le
monde s’écroule ? En 1989, avant la chute
de l’Union soviétique, certain·es éleveur·euses
de rennes évènes du Kamtchatka, un peuple
nomade de Sibérie, sont reparti·es vivre Mais si cette structure économique s’effondrait complètement,
en forêt. Après avoir été colonisé·es, ces Évènes souhaitaient c’est évident, on retournerait vivre en forêt.” Et à l’écouter, ça
imaginer une nouvelle vie, autonome, faite de chasse et de a fait tilt. Quand l’Union soviétique s’est effondrée, est-ce que
pêche. Et d’histoires. Une vie alternative qui, après avoir été certains seraient retournés vivre en forêt ? Avec cette question
76

longtemps folklorisée, devrait aujourd’hui se voir repolitisée. en tête, je suis partie au Kamtchatka…
C’est ce que voudrait, en tout cas, ce troisième essai de
l’anthropologue Nastassja Martin. Avant lui, Croire aux fauves Dans À l’est des rêves, tu restitues ta recherche
(Verticales, 2019), récit d’une attaque-rencontre avec un ours, comparative dans cette région et ta rencontre
avait été une révélation, pour sa capacité à mêler littérature d’une famille qui a décidé de repartir en forêt
et anthropologie, souci politique et poétique du monde. Dans en 1989. Quelles sont les pratiques du monde
À l’est des rêves, Nastassja Martin continue sur cette lancée. que tu as observées auprès d’eux, pratiques
À partir de la vie qu’elle a partagée pendant huit ans avec les auxquelles “on avait retiré toute valeur pendant
peuples évènes, elle montre ce que peut vouloir dire discuter des siècles” ?
avec les rivières, le feu et les animaux. Se déplacer vers eux. Les manières d’être que j’avais documentées en Alaska comme
Rêver avec eux. De fait, ça veut dire beaucoup. Et ce nouvel potentielles réponses à la crise climatique et aux modes de
essai, tenant à la fois de l’enquête et du conte, est une mine de gestion de la nature américaine, ces manières qu’on pourrait
pratiques nouvelles du monde. À l’est des rêves se lit comme qualifier d’animistes, étaient vécues en mode mineur.
une montagne qu’on gravit. Et à la fin de l’ascension, comme Parce que fragmentées. Mais au Kamtchatka, au contraire,
en récompense des efforts, un nouveau paysage apparaît : elles soutenaient un choix existentiel collectif. Et ça en
au cœur des inquiétudes climatiques et politiques actuelles, on redoublait l’intensité. Les Évènes, par exemple, ont un rapport
regarde les Évènes sauver leur peau par l’éveil, l’imagination performatif aux rêves, et ça informe vraiment leurs choix
et l’humour. Et tout s’ouvre. collectifs et politiques. Donc le trajet que j’ai essayé de faire
avec ce livre, c’est de cartographier les histoires mythiques
Comment le projet de travail d’À l’est des rêves et oniriques qui répondent aux politiques d’assimilation.
est-il né ? Montrer la possibilité de vivre selon d’autres types de
Durant le travail que j’avais mené en Alaska avec les Gwich’in, relations aux êtres qui nous entourent que celles imposées
j’ai eu des intuitions de recherches qui se sont vérifiées sur par les politiques gouvernementales qui administrent ces
le terrain, en Sibérie. L’idée, notamment, qu’il y avait peut-être collectifs autochtones.
des collectifs autochtones qui auraient répondu à un
effondrement des structures gouvernementales dans lesquelles Ce qui est passionnant, dans ton livre, c’est que
Les Inrockuptibles №15

ils étaient insérés par un choix existentiel fort : partir vivre tu montres les manières de vivre des Évènes
en forêt, retrouver une économie chasse-pêche. En Alaska, de façon très littéraire. Tu décris. Sans faire
le chef tribal me disait : “Ici, on est tenus dans une forme de système. C’est toujours précis, âpre et poétique.
précarité par le social care, ce petit RSA qu’on reçoit tous les mois L’idée était de jouer sur deux registres de langage. C’était
parce qu’on est autochtones, et qui nous tient sédentarisés au village. un casse-tête pour construire ce livre : comment faire
dialoguer la littérature et l’anthropologie ? Quand
l’anthropologie s’est stabilisée en tant que discipline avec ses
codes, sa normativité, dans les années 1950, 1960, on a eu
tendance à scléroser le langage. Et aujourd’hui, il y a toujours
Nastassja Martin
une sorte de soupçon quand tu écris de manière littéraire.
On se méfie. On se dit que tu affabules, que tu manipules,
que tu cherches à produire des effets sur ton lecteur plutôt
qu’à être objectif et à retranscrire une situation. Cette méfiance
a produit, à mon sens, des effets de violence incroyables.
En France, il y a une tendance à vouloir faire de grands
édifices théoriques qui stabilisent et figent les êtres dont on
parle. Mais au quotidien, ces gens, comme nous, évoluent On sent qu’il s’agit de ta propre relation
en permanence, ne sont pas figés. Vouloir les faire entrer au monde : une forme de joie endeuillée
dans de grands cadres théoriques, ça pose problème. Donc d’emblée, une joie qui n’a plus peur de se faire
l’enjeu de l’écriture, en anthropologie, est énorme. Il est attaquer, un humour souverain.
politique. Comment trouver une forme juste, non pour clarifier Oui, et c’est lié à mon accident avec l’ours, celui que je raconte
la vie avec autorité, mais en restituer le trouble, le mystère… dans Croire aux fauves, mais pas que. C’était déjà ancré en moi.
Une manière de dédramatiser les trucs les plus trash. Quand
En ce sens, le livre s’achève sur l’importance tu vis des choses très violentes, tu ne survis pas si cette
de l’humour des Évènes. Leur manière forme d’humour n’est pas présente. C’est aussi une reprise de
de sourire pour souligner qu’on n’est jamais liberté. Décider d’éclater de rire. Vous pensiez que vous alliez
certain de ce qu’on vit et dit. m’engloutir et que j’allais disparaître ? Eh bien, je ris.
Cette question de l’humour, chez des gens qui vivent au
contact d’un monde toujours incertain, est passionnante. Dans le livre, tu parles des mythes évènes qui
Dans un monde animiste, il y a partout autour de toi des êtres fondent leurs manières de vivre. La spécificité
(des animaux, des végétaux) qui sont à tout moment capables de ces récits, c’est qu’ils ne sont jamais
de répondre à tes gestes. Tu es toujours en train de te conclusifs, comme des fables sans morale.
demander comment “ça” va répondre. Ces êtres qui débordent Dans nos représentations occidentales, hantées
du cadre auquel tu veux les assigner, tu dois t’en prémunir, par La Fontaine, c’est inimaginable…
et une manière de te prémunir de l’autre, c’est de le tourner Les histoires évènes ne sont pas normatives, pas prescriptives.
en dérision. Mais tourner les êtres en dérision, c’est aussi Elles sont imprévisibles. Ce sont des histoires qui ne disent pas
la plus belle manière de leur reconnaître une âme. ce que tu dois penser ou faire, mais, simplement, rappellent
à ta mémoire l’ensemble des métamorphoses possibles.
L’ensemble des puissances des autres. Personne ne connaît
à l’avance l’issue de l’histoire. Et c’est vrai que ça change tout
que les histoires ne soient pas prescriptives. …

Marco da Silva Ferreira (PT)


Fanny de Chaillé (FR)
Katerina Andreou (GR/FR)
Lies Pauwels / LOD & hetpaleis (BE)
Miet Warlop / Irene Wool vzw & NTGent (BE)
Kae Tempest (UK)
Émilie Rousset / John Corporation (FR)
Kat Válastur (GR)
Maud Le Pladec feat. Jr Maddripp : Silent Legacy © Alexandre Haefeli

Winter Family (IL/FR)


Phia Ménard & Emmanuel Olivier (FR)
Maud Le Pladec (FR)
Marlene Monteiro Freitas (PT/KV)
Boris Charmatz (FR)

UNE ORGANISATION DE

AVEC LE SOUTIEN DE
Les rencontres
78

→ Dans À l’est des rêves, ton interlocutrice


principale est une femme, Daria, bien plus
loquace que les hommes que tu croises.
Comme on vient d’en parler, tu insistes sur avec l’ours, il se trouve que je suis tombée enceinte – donc,
les récits ouverts, non conclusifs, que tu sur le terrain, j’étais une femme et une mère. Qui parlait à une
apprends d’elle… Est-ce qu’il y aurait quelque autre femme, qu’elle avait pour guide. Et cette manière de ne
chose de genré dans la forme de ce livre ? pas mettre le réel en cases, de toujours remettre en mouvement
Une des critiques les plus fortes que j’avais eues en soutenant ses propres paroles, de refuser de terminer la question que j’ai
ma thèse, Les Âmes sauvages [soutenue en 2014 sous la trouvée chez elle, je crois que ça a donné une tonalité au livre
direction de Philippe Descola et qui deviendra un livre publié très particulière.
par La Découverte en 2016], c’est que je m’étais adressée
uniquement aux hommes. La plupart de mes interlocuteurs Comment comprends-tu de nouvelles choses,
étaient des hommes et, c’est vrai, en Alaska, le chasseur- justement, comment travailles-tu ?
cueilleur, avec ses cheveux noirs au vent et tout le fatras, Parfois, ce sont des fulgurances sur le terrain. Je prends des
ça me plaisait. Au départ, ce qui se passait dans les maisons notes, tous les jours, je réécris ce qui s’est passé. Il y a des trucs
m’ennuyait, même en tant qu’anthropologue. Entre mes 20 que j’écris et que je ne comprends pas, comme si je n’étais
et 28 ans, je n’étais pas dans la même dynamique pas prête à comprendre certaines choses, et puis, finalement,
qu’aujourd’hui : j’étais intéressée par des formes de relation en relisant mes notes, je comprends mieux, je fais le lien avec
au monde plus masculines. Je pense aujourd’hui que d’autres auteurs et ça fait tilt, c’est comme une constellation,
je reproduisais la violence que je vivais moi-même, parce que et ça résonne : une idée émerge. J’ai une méthodologie
c’est dur d’être une femme anthropologue, qui fait des terrains proche d’un auteur de littérature. Je prends des notes mais
difficiles : tu essuies des remarques déplacées tout le temps ; je fais surtout confiance aux résonances en moi. Quand j’ai
si tu arrives en jupe au labo, c’est redoublé encore… Alors, une intuition, j’y crois et je la suis. Généralement, je fonctionne
la parade, c’était d’être plus forte, d’aller en lionne sur le comme ça, plutôt que de m’obliger à des étapes, de manière
terrain. Il y a une partie de moi qui se voulait dans une logique trop volontaire…
hypermasculine. Et, d’une certaine façon, c’est genré :
Les Inrockuptibles №15

Les Âmes sauvages, c’était plutôt masculin. À l’est des rêves, On pourrait dire que tu prends des notes
ce serait plutôt féminin. Parce que la personne qui m’a comme des indices, que c’est un jeu de piste.
accueillie là-bas, c’est une femme, et je me suis rendu compte, Quels en sont les pièges, les contraintes ?
à lui parler, combien j’avais réprimé en moi les idées Avant même d’avoir fini le livre, j’ai écrit un article sur les
d’attention, de soin, d’ouverture. Et puis, après mon accident liens entre littérature et anthropologie [dans la Revue du
crieur en mars 2021], ça a été important pour moi d’expliciter
d’abord ma méthodologie. On ne peut plus faire
d’anthropologie de la même manière qu’autrefois : il y a des
stigmates coloniaux, qui nécessitent de repenser les formes
Nastassja Martin
de restitution des expériences. Et de repolitiser l’anthropologie.
Qu’est-ce que ça veut dire de traduire une voix d’un collectif
autochtone ? Qu’est-ce qui justifie le fait que tu continues
de te réclamer anthropologue au XXIe siècle ? Aujourd’hui,
on doit pouvoir se justifier de ça. Sinon, on continue à faire
de l’extractivisme culturel. Donc, il y a ce double enjeu : différents des nôtres. Et ces autres formes nous sont
repolitiser l’anthropologie, qu’elle prenne une place dans accessibles. Les mondes ne sont pas fermés. C’est juste qu’on
le débat public, et, l’enjeu collé à ça, c’est celui des formes. les a tellement enterrés qu’on a l’impression qu’on n’y a
Comment écrit-on, comment sort-on de l’entre-soi de l’arène plus accès. Mais en fait, si. Bruno Latour [le philosophe
des chercheurs ? est mort après cet entretien, le 9 octobre] dit cette chose belle :
que notre manière d’être au monde est très jeune, mourra
Et quel serait l’enjeu politique précis de jeune. Tandis que d’autres formes, animistes, analogistes
ce livre-là ? perdurent depuis des milliers d’années… En 400 ans, on nous
Changer d’ontologie ! [elle rit] La croyance à une culture et a dit qu’humains et animaux ne pouvaient pas communiquer,
à une nature ne fonctionne plus : cette métaphysique nous fait que le fleuve, le ciel, les étoiles ne parlaient pas, mais tout ça
avoir un mode de vie basé sur la production de richesses, s’est passé dans un temps très court.
leur capitalisation, et cette croyance va dans le mur. On n’est
plus aptes à répondre à ce qui est en train de nous arriver. Ces manières de vivre évènes, tu ne veux pas
On oscille entre progressisme technologique, élan vers en faire des modèles, parce que ce serait
le transhumanisme et, de l’autre côté, l’idée que tout va les réifier et les figer à nouveau… mais quoi
s’effondrer, qu’on n’a plus qu’à faire le deuil du monde et, si alors ? Des ouvertures ?
on a de la thune, se planquer dans des vallées du Vercors. Entre C’est une vraie question. Je suis toujours funambule sur cette
ces deux options, on est un peu coincés. Et l’un des apports question. Je crois que c’est dangereux de réifier les formes
de l’anthropologie, c’est de dire : il y a déjà des collectifs qui de vie des autres. Mais ce que je cherche à faire, c’est ouvrir
ont été confrontés à des crises écologiques et systémiques. des possibles. D’autres relations au monde. Décrire ces
Des collectifs qui apportent des réponses autres, parce qu’elles possibles, montrer qu’ils existent. Oui, je pense que c’est ça :
sont informées par des métaphysiques, croyances, langages ouvrir des possibles, c’est déjà pas mal. ♦

À l’est des rêves – Réponses even à la crise systémique


← de Nastassja Martin (La Découverte/Les Empêcheurs
“Derrière la montagne, il y a encore quelques
chasseurs yuit qui attendent les baleines
de tourner en rond), 250 p., 21 €. En librairie.
et les morses.” – Claudine Doury. Détroit de Béring, Vers la violence de Blandine Rinkel (Fayard), 378 p., 20 €.
entre Sibérie et Alaska, en 1999. En librairie.

A  mitiés, créativité Jusqu’au 13 février 2023


c  ollective

A
  mitiés
Luciano Castelli, Rainer Fetting. Extrait de A Room Full of Mirrors, 1982. Film Super-8 couleur, 45’.
Courtoisie Luciano Castelli © Adagp, Paris 2002

Avec le soutien de
M
  ucem
Exposition conçue et organisée par le Mucem en
partenariat avec le Kunstmuseum Wolfsburg
En partenariat avec
“Le cinéma, c’est
Les rencontres

la vérité déguisée
en faux”
80
Les Inrockuptibles №15

Postcolonialisme, menace nucléaire, vacuité de la parole


politique, néopuritanisme… Avec Pacifiction, Albert Serra
filme magnifiquement les dernières lueurs d’un paradis
perdu. Entretien avec le cinéaste catalan, qui a illuminé
le dernier Festival de Cannes. Texte Bruno Deruisseau
Photo Martin Colombet pour Les Inrockuptibles

Albert Serra
tu me donnes une bonne idée… J’étais dans cette démarche
À Cannes, en mai 2022.
extrêmement formaliste et constructiviste, mais peut-être que
mes films futurs devraient reprendre ce dispositif tout en
réintégrant de l’espace pour les acteurs et de l’humanisme.
Peut-être que j’ai atteint la limite du vampirisme avec ce film.

Tes deux précédents films, Liberté et La Mort


de Louis XIV, se déroulent dans des mondes
en vase clos. En se déployant sur une île,

O
n ne l’avait pas vu venir. Après une demi-douzaine Pacifiction reprend ce motif, mais on a quand
d’objets cinématographiques exigeants, flirtant même le sentiment d’une circulation beaucoup
avec l’installation d’art contemporain et à la marge plus forte.
des projecteurs (Histoire de ma mort, La Mort Dans ce long métrage, j’ai voulu filmer des péripéties au sens
de Louis XIV, Liberté), Albert Serra signe avec Pacifiction stendhalien du terme, comme s’il s’agissait d’un motif narratif
un film d’une ampleur miraculeuse. Le dandy catalan y met fait d’étirement ou d’accélération, de cul-de-sac et d’ellipse.
en scène un Benoît Magimel génial en Haut-Commissaire Dans ce genre de récit, la mobilité est essentielle. Ce type de
de la République missionné à Tahiti pour endiguer le début narration dans lequel tout est à la fois anecdotique et essentiel
d’un soulèvement populaire dû à la rumeur d’une reprise des est assez inhabituel au cinéma. C’est cette veine que je veux
essais nucléaires de l’armée française. Sensation de la dernière creuser dans mes prochains films.
compétition cannoise mais injustement absent du palmarès,
ce film prodigieux a un parcours fascinant. Des 540 heures Pourquoi avoir choisi d’installer le film à Tahiti ?
de rushs à l’autobiographie de la femme de Marlon Brando, C’était avant tout l’idée du décor insulaire. J’aimais beaucoup
en passant par l’ombre de Buñuel, Albert Serra nous éclaire l’idée d’être isolé longtemps avec l’équipe de tournage et
sur son épique fabrication. d’avoir un choc avec une réalité inconnue. J’ai aussi eu envie
de me confronter au mythe de la pureté et de l’harmonie
Quand tu avais 20 ans, quel·le cinéaste te tahitienne dont parlent Gauguin et Stevenson, toujours dans
passionnait le plus ? Luis Buñuel déjà ? l’objectif de cette tension entre chaos et ordre. La plus grande
Évidemment, son cinéma était déjà très important, en premier inspiration pour le film était Marlon mon amour, ma déchirure,
lieu pour ses liens avec le surréalisme et le sens inné de la l’autobiographie de Tarita Teriipaia [XO Éditions, 2005], sa
liberté qui se dégage de son œuvre. Même si j’ai moins aimé troisième et dernière femme, actrice française née en Polynésie.
les films qu’il a faits avec Jean-Claude Carrière en France. Le livre reprend vraiment l’idée de l’homme blanc à l’intérieur
Il a apporté une patine de raffinement. Je préfère le Buñuel du paradis perdu. C’était ça l’idée du film. Mais une fois sur
plus brutal de Los Olvidados [1950] ou de Terre sans pain place, cette idée a été balayée quand j’ai réalisé que le remède
[1933]. Ce dernier est en apparence documentaire, mais un choisi par les locaux face aux dépravations de l’Occident a été
documentaire où tout est fabriqué. Quand il veut filmer le refuge dans le puritanisme évangéliste américain. J’étais

81
par exemple la chute accidentelle d’une chèvre le long d’un scotché ! D’abord, les Occidentaux ont mis la merde en
éperon rocheux, il n’attend pas qu’une chèvre tombe là amenant la société de consommation et tout ce qui va avec,
par hasard, il en tue une lui-même pour le film et cache son puis le puritanisme religieux pour contrebalancer. Je ne
acte. Il met en scène une liberté fondamentale et naturelle, reconnais rien du paradis perdu que j’avais fantasmé. Et je me
mais avec des procédés manipulateurs. Buñuel incarne pour suis donc adapté au réel et j’ai essayé de filmer ça, ce mélange
moi cette contradiction. entre colonialisme, néocolonialisme et persistance des
Plus jeune, j’avais une tendance plus humaniste : j’aimais les traditions. Il règne sur l’île un rapport au corps néopuritain.
grands cinéastes du groupe et de l’amitié masculine que sont Il est par exemple interdit aux gays de rentrer dans les églises,
John Ford ou Howard Hawks. Puis j’ai de plus en plus été tandis que les māhū, elles, sont encore respectées [les māhū
séduit par une autre veine, plus dure, plus autoritaire. Je pense sont des hommes avec une expression de genre féminine, qui ont
aux films de Michael Powell et Emeric Pressburger, à ceux un rôle spirituel et social au sein de la culture traditionnelle].
de Frank Borzage et Fassbinder, des films qui mettent en scène Cette humidité stérile qui se dégage du film correspond à la
la violence de la domination, la tension entre anarchie et réalité de ce que j’ai ressenti. Mon objectif n’a jamais été
contrôle. Cette tension est très importante pour moi, à la fois le réalisme, mais je crois avoir capté, grâce à ma méthode où
dans mes films et sur leurs tournages. Je vise un climat où la réalité et fiction se confondent, une forme de vérité sur l’île.
frontière entre la fiction et la vie réelle se confondent. C’est
l’idée de l’artiste-vampire, qui suce la pureté des acteurs pour C’est drôle que tu parles de la femme de
en extraire un sens précieux, comme si c’était un parfum distillé. Brando, parce qu’on pense énormément
à Apocalypse Now en voyant Pacifiction, puisque
En même temps, je trouve que Pacifiction est le film en reprend l’univers conradien,
ton film le moins vampirique. Je pense surtout la critique de l’impérialisme, le décor exotique
au personnage de Shannah, qui n’est pas et le sentiment de remonter en amont du mal.
exploité par la mise en scène mais plutôt C’est possible… Mais mon film est plus attaché à la légèreté
magnifié. Tu lui insuffles quelque chose plus de la périphérie, là où le film de Coppola est plus tendu vers
que tu ne l’aspires. un seul point. Je crois que, comme Apocalypse Now,
Pour Shannah, oui c’est vrai, je lui laisse un espace et la filme la colonisation est au cœur de mon film. J’ai le sentiment qu’on
Les Inrockuptibles №15

avec un regard un petit peu humaniste. Je ne me l’explique va tous finir par être colonisés par plus riche que nous, par
pas… peut-être parce que j’avais déjà fort à faire avec un pouvoir caché qui guide le destin, qui laissera éclore de
Magimel… C’est un très grand acteur mais un type très dur ! fausses révolutions pour mieux asseoir son pouvoir, à l’image
C’était difficile de le rendre vulnérable. Il était très compétitif, des révolutions française ou russe. …
surtout dans les premières prises, impossible à vampiriser
quasiment. Mon système avec trois caméras qui ne s’arrêtent
jamais de tourner vise à atteindre ce point de tension où
l’acteur ne peut plus être dans le contrôle de son image. Mais
lui, même au centre de ce dispositif, il ne vacillait pas. Mais
Les rencontres

“Si l’acteur est fatigué, il s’assied,


il peut même faire une sieste,
s’il doit pisser, il pisse, mais tant
que je ne dis pas qu’on arrête,
on ne coupe jamais. La liberté est
totale tant qu’on respecte cette
seule loi.”

←↙
Benoît Magimel
et Pahoa Mahagafanau
à Cannes, en mai 2022.

→ Le film est aussi très fort sur l’épuisement


de la parole politique.
Oui, tous les dialogues sont sur le mode du small talk ou
parfois de la rhétorique vide de sens. Mais le film a aussi un
côté robotique. Même Magimel est une machine parlante. Son
personnage est tellement ambigu – attaché à la population ou
agent des intérêts métropolitains, bourreau ou victime – qu’on
ne sait jamais s’il a une vraie densité humaine. C’est la parole,
82

mais aux frontières de l’absurde.

Pacifiction est d’ailleurs, comme tes autres


films, une œuvre dotée d’une dimension
abstraite.
Oui, lors du montage, il y avait deux lois : dès qu’on voyait une
image restituant une sensation sociale, on la supprimait.
Le film est une construction mentale, en partie parce qu’on l’a
tourné durant le confinement. On ne voit jamais une rue
passante. Le réel est absent du film. La seconde loi, c’était : si
Benoît faisait quelque chose qui pouvait rappeler ce qu’il avait
fait dans ses films précédents, on le supprimait aussi.

Tu as accumulé 540 heures de rushs en seulement


26 jours de tournage. Ça paraît démentiel.
Oui, mais il faut diviser ce chiffre par trois puisqu’on tourne
à trois caméras, ça fait 180 heures en 26 jours, ce qui fait
qu’on tourne presque 7 heures par jour. Les dialogues
n’étaient pas écrits, mais en revanche ils étaient très détaillés
sous la forme de didascalies mentales, de ce que les
personnages pensent, en différenciant pensées avouables
et inavouables, afin d’obtenir ce sentiment très fort
de manipulation et d’ambiguïté dans lequel le film baigne.

Comment faisiez-vous pour tourner autant


chaque jour ?
Les Inrockuptibles №15

Il y a une seule loi sur mes tournages : on ne coupe jamais.


Ça veut dire qu’on ne regarde jamais la caméra, qu’on ne me
répond jamais, qu’on ne me regarde jamais et qu’on ne s’arrête
jamais de jouer. Si l’acteur est fatigué, il s’assied, il peut même
faire une sieste, s’il doit pisser, il pisse, mais tant que je ne dis
pas qu’on arrête, on ne coupe jamais. La liberté est totale
tant qu’on respecte cette seule loi. Il y a un moment où je sens
que c’est fini, mais ça dure souvent très longtemps. Ça nous
arrivait souvent d’utiliser une oreillette pour souffler des
Albert Serra
indications de jeu, mais ce système laisse aussi beaucoup de
place à l’improvisation. Benoît est particulièrement doué pour
l’improvisation. Il a une qualité rare pour un acteur : une
imagination verbale très développée. Ça lui arrivait de tomber
à côté, mais toujours avec charme et avec grâce.
Quels sont tes projets suivants ?
On a le sentiment que tu as besoin d’être dans Un projet musical avec Ingrid Caven. Les chansons sont
un rapport de friction avec les acteurs. composées par le groupe Molforts, qui fait la musique de mes
Oui, c’est pour moi la seule façon d’avoir de l’intensité, que films depuis longtemps. On enregistre en décembre ici à Paris.
ce soit pour un film narratif ou un film hyperréaliste comme Je joue un peu le rôle de Warhol avec le Velvet, une sorte de
le mien. Je ne vois pas comment je pourrais arriver à cette directeur artistique doublé d’un entremetteur. On le sortira
intensité sans un minimum de tension sur le plateau. Je ne chez Tricatel. Je réfléchis aussi à mon prochain film.
supporte pas de voir des acteurs hollywoodiens jouer : je ne J’ai toujours été obsédé par la masculinité, mais peut-être que
vois que la performance et des images vides, il n’y a rien de le suivant pourrait être un film plus féminin. Je prépare aussi
vrai. Au sujet de la direction d’acteur, une anecdote m’a un documentaire sur les toréros. Je suis aussi fasciné par
beaucoup marqué… Je suis fasciné par Marlon Brando, j’ai Michael O’Leary, le patron de Ryanair. Il est fou et il s’en fout
beaucoup lu à son sujet. L’histoire de sa descendance est complètement de ce que les gens pensent de lui. Il n’a ni
tragique : son fils a tué le petit copain de sa demi-sœur parce orgueil ni vanité. Je suis fan de lui : j’ai lu six livres à son sujet.
qu’il la battait. En quelques années, Brando a assisté à la Je pourrais faire un film sur lui, que je tournerais en temps réel
condamnation pour meurtre de son fils [en 1991] et au suicide dans un avion en plein vol. En plus, Ryanair est aussi
de sa fille quelques années après le jugement [en 1995]. Lors le symbole de mon obsession pour le trash contemporain.
du procès, Brando a été appelé à la barre pour témoigner Je pense que tous mes films ont une dimension de farce.
et il a fondu en larmes, et tout le monde l’a accusé d’avoir joué Je crois que je fais des films pour me moquer du monde, ou
la comédie, d’avoir délivré ce jour-là la meilleure plutôt pour mieux habiter pleinement la farce dans laquelle
interprétation de sa vie. Mais n’importe qui se serait effondré nous vivons, pour lui donner une dimension artistique
face à une telle tragédie. Je me suis dit : c’est ça le cinéma, grandiose. ♦
quand tout le monde pense que c’est faux alors que c’est vrai.
Le cinéma, c’est la vérité déguisée en faux, et la vie, c’est le Pacifiction – Tourment sur les îles d’Albert Serra,
faux déguisé en vérité. avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini,
Matahi Pambrun (Fr., Esp., All., Por., 2022, 2 h 45).
En salle le 9 novembre.
Retrouvez la critique du film p.128.

2022
GLOBAL AWARD*
FOR SUSTAINABLE ARCHITECTURE
*PRIX MONDIAL DE L’ARCHITECTURE DURABLE

EXPOSITION DU 14.10.2022 AU 30.01.2023


Les Inrockuptibles №15

À LA CITÉ DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE


PALAIS DE CHAILLOT. TROCADÉRO. PARIS
CITEDELARCHITECTURE.FR | #GLOBALAWARD
Crédit Photo

Partenaire Institutionnel

Dorte Mandrup, Ilulissat Icefjord Centre, Groenland, 2021 © Adam Mørk © Cité de l’architecture et du patrimoine
Les Inrockuptibles №15 84 Où est le culte ?

PROUST

ET NOUS
À l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust

Marcel Proust
le 18 novembre et de l’exposition Marcel Proust, la fabrique
de l’œuvre, présentée à la BNF jusqu’au 22 janvier, à Paris,
nous avons demandé à sept auteurs et autrices de nous
raconter leur Proust. Dossier réalisé par Nelly Kaprièlian
Illustration Stéphane Manel pour Les Inrockuptibles

“Quelque chose de plus


grand que lui à partir de lui”
Par Annie Ernaux

populaire. Aujourd’hui, j’admets qu’on ne peut pas lui


reprocher d’écrire depuis son monde. L’influence de Proust
s’est exercée sur moi à partir du moment où j’ai pensé écrire
un texte plus vaste que ce que j’avais écrit auparavant, qui sera
Les Années. Ce qui a commencé à me tarauder, c’est le fait qu’il

“J
e suis une lectrice de Proust très différente selon ait fait quelque chose de plus grand que lui à partir de lui. Il est
les temps : entre ma jeunesse et aujourd’hui, parti d’une sensation sur laquelle il a construit tout un monde,
il y a évidemment une grande différence dans mon et je me suis demandé quelle pourrait être, dans mon cas, cette
appréciation de Proust. Très jeune, j’étais à la fois attirée et expérience, cette sensation palimpseste. En littérature, Proust
dans l’impossibilité de lire Proust. Le passage de la madeleine existe au-dessus de moi, comme le ciel.” ♦ Propos recueillis
lu par une professeure de français m’avait fascinée, mais j’étais par Nelly Kaprièlian
dans un désert culturel effroyable. Proust, pour moi, c’était

85
lointain. En seconde, j’avais un manuel de français qui Dernier livre paru : Le Jeune Homme (Gallimard).
comprenait des citations de La Recherche et elles étaient comme
faites pour moi, tout m’y parlait. À 20 ans, je commence par
Un amour de Swann, qui me déçoit, puis je lis toute La Recherche
à 25 ans et là, je suis éblouie. En même temps, il y a des
passages qui ne me touchent pas, je ne vois pas la structure
d’ensemble. Les grandes journées avec tous les personnages
chez les Verdurin, c’est un monde qui m’est complètement
étranger. J’adore en revanche tout ce qui concerne la mémoire.
Et puis Albertine, Gilberte, tout ce qui a trait au sentiment.
Ce sera plus tard que je comprendrai l’immensité du projet de
Proust, que j’admettrai qu’il parle de son monde et que, par
son monde, il parle de la société.
Autour de la quarantaine, il y a un moment où l’œuvre de
Proust fait envie à tous les écrivains : il a réussi à donner une
forme à sa vie, l’écriture est sa transcendance. S’il l’a fait,
pourquoi pas nous ? Dans Le Temps retrouvé, il dit de l’écriture
tout ce qu’on peut en dire : la vie est éclaircie par l’écriture,
c’est par elle qu’on en connaît davantage, sur soi, sur le monde.
Il y a quelque chose qui me repousse quand même alors, c’est
sa façon de parler de Françoise, du peuple. Il me pousse
à m’interroger sur mon positionnement quand j’écris. Quand
je le lis, je ne suis pas du côté de celui qui écrit, je suis du côté
de Françoise. Lui ne sent pas ce que ça a d’effrayant d’écrire
qu’elle a un regard de bon chien. Il ne comprend pas le monde
Les Inrockuptibles №15
Où est le culte ?

“Comment j’ai lu Proust”


Par Santiago H. Amigorena

C
omment j’ai lu Proust ? J’aurais envie de répondre par
un seul mot : mal. Pourtant j’ai lu Proust plus que
tout autre écrivain. Ou plutôt : j’ai lu À la recherche du
temps perdu plus que n’importe quel autre livre. J’ai lu
À la recherche du temps perdu adolescent, et je l’ai lu adulte ;
je l’ai lu à toute allure, avalant ses phrases comme des
friandises éphémères, et je l’ai lu lentement, me délectant du
moindre détour, du moindre méandre de la prose mélodieuse
de sa langoureuse mélopée ; je l’ai lu fatigué par le rythme
épuisant que lui imposaient mes lectures précédentes, et je l’ai
lu – plusieurs fois – trépidant, intrépide, comme si je ne l’avais
jamais lu ; je l’ai lu la nuit, confiant mon insomnie à la sienne,
et je l’ai lu le matin, à l’aube, avant d’écrire mes propres mots ;
je l’ai lu dans l’édition originale de mon père, en onze volumes
dont l’un dédicacé, et je l’ai lu dans la première édition en
trois volumes de la Pléiade, et aussi dans la seconde, en quatre
volumes, dont j’ai lu également les esquisses, les notices, passer quelques années entre deux lectures pour éprouver de
et toutes les notes et variantes ; je l’ai lu comme un curé et nouveau, si l’on peut dire, le plaisir de le découvrir, et je l’ai lu
comme un enfant de chœur, comme un fidèle et comme un en boucle, comme si Proust lui-même, après les trois derniers
infidèle, comme un mécréant et comme un saint mystique mots qui concluent son œuvre, avait écrit directement sa
pour qui Proust était le seul et unique dieu ; je l’ai lu en laissant première phrase légendaire.
Bref, j’ai lu À la recherche du temps perdu de plein de manières.
Et pourtant, si j’ai su, ou si j’ai cru savoir, comment lire
Dostoïevski, Nietzsche, Joyce ou Borges, je n’ai jamais su ni
cru savoir comment il fallait lire Proust. C’est sans doute pour
ça que l’ayant tant lu, j’essaie de le traduire, dans ma propre
langue étrangère, depuis plus de trente ans. ♦
86

Dernier livre paru : Le Premier Exil (P.O.L).

“Je me tiens
sur son seuil” Q
uand il s’est agi d’écrire sur La Recherche, j’ai bien failli mentir :
dire que je l’avais lue. Il me semblait que c’était la seule chose
à faire, la seule réponse acceptable. Et puis, j’ai renoncé. Il m’est
Par Monica Sabolo apparu complexe de dire “comment j’y étais entrée”, sachant qu’en
réalité, je me tiens sur son seuil, et ce depuis un grand nombre d’années.
Mon sentiment à son égard a néanmoins bougé avec le temps. Alors
qu’adolescente, j’y voyais un texte nécessairement ennuyeux,
incompréhensible, et réservé aux personnes âgées, mais vraiment très
âgées, désormais il a pris la place, dans mon imaginaire, d’une sorte de
texte idéal. Je l’envisage comme LE texte, l’unique, à la beauté si profonde
que j’en sortirais transformée pour toujours, nécessairement transfigurée.
Quelquefois, je lis des extraits, qui m’éblouissent et accroissent ma
timidité à son égard. Il me semble qu’il me faudrait, pour le lire, trouver
des conditions parfaites, un exil illimité à la campagne, un temps sans
début ni fin, ou en bord de mer, au printemps, dans un palace fatigué.
Je n’ai jamais assez de temps ni d’espace intérieur, me semble-t-il, pour
accueillir tant de beauté.
Alors je rêve, j’essaie d’imaginer ses lignes, et peut-être cela me plaît-il
Les Inrockuptibles №15

plus encore. Cela ressemble à ces rêveries amoureuses, lorsqu’il est plus
aisé de s’imaginer les choses que d’en faire l’expérience, par peur d’un
trop-plein d’émotion. J’ai tous les tomes, à la maison, et quelquefois, je les
feuillette, en tremblant légèrement, comme s’ils détenaient un secret sur
l’existence, l’amour, la mémoire et le temps, un secret qui bouleverserait
tout ce que j’ai cru savoir, jusqu’à présent, au sujet de la vie et de la
littérature. J’aime tenir ce secret dans ma main. ♦

Dernier roman paru : La Vie clandestine (Gallimard).


Marcel Proust
“Une patience de félin”
Par Blandine Rinkel

C
omme tout le monde, mon désir
conditionne mes lectures. Et
celles qui me mobilisent le plus
naissent d’une rencontre, instinctive, que
je crois n’appartenir qu’à moi. Par un La Recherche. Parce que j’ai trouvé, dans
ami, j’ai lu L’Homme sans qualités de ces pages, une des qualités que je tiens
Musil d’une traite, comme on déchiffre, pour les plus sexys au monde :
en apnée, une lettre codée. Face à la patience. Chez Proust, plus que ses
Proust, en revanche, je suis longtemps saillies sociales ou sa peinture de l’amour,
restée interdite, comme devant une villa c’est cette endurance qui m’irrigue. Cette
trop riche, ample et convoitée. persévérance inouïe, face au souvenir,
J’observais sa Recherche de loin, soirée qui rend attentif aux mouvements
bourgeoise dans laquelle tout le monde les plus sinusoïdaux de la vie. Ce courage
veut entrer. Trop de déférences. Trop face au temps, qui permet d’écrire, par
de signalétiques sociales. Trop de codes. le détail, comment notre cœur change.
À l’école, dans les journaux, partout, Oui, quand j’envisage Proust,
on me parlait d’Albertine avec des aujourd’hui, plus qu’aux Guermantes ou
Majuscules À Chaque Mot – et je ne qu’à Combray, c’est à cette patience
voyais pas quoi faire de ça. Comment de félin que je pense. Dans le jardin de la
rencontrer celui que tout le monde soirée mondaine, désormais, je le perçois
connaît ? La réponse finit par arriver : qui rôde et nous observe. Proust, comme
par Beckett. C’est dans son Proust que une panthère. ♦
j’ai enfin trouvé l’envie d’aller voir du
côté de chez Swann. Et, en désordre et Dernier livre paru : Vers la violence
en secret, j’ai alors adoré – sans toutefois (Fayard).
tout lire – ce que j’ai découvert de

87
“Orageux et érotique”
Par Jakuta Alikavazovic

J ’ perdu
ai lu À la recherche du temps
à 18 ans. Un été, en
Grèce. Sur une île. Je l’ai lu en
édition de poche : c’est un été que Marcel Proust, ce n’est pas un écrivain
j’ai passé pieds nus, je n’ai porté en tout que j’ai lu facilement. J’ai même eu une
et pour tout qu’un haut de maillot en série de faux départs, avec lui, avant cet
vichy bleu et un short en jean que j’avais été-là, cette île-là et cet érotisme-là.
tailladé à la hâte. Dans la poche arrière J’ai appris à le lire. Au début, je n’y voyais
je glissais mon tome en cours. C’était rien, rien du tout, j’étais myope. Et peu
un été orageux et érotique. Je ne le savais à peu tout est apparu et son rythme et son
pas alors, parce que c’était mon premier phrasé me sont devenus aussi naturels
été d’adulte (mais en réalité j’étais que ma propre respiration. Je ne pouvais
tout sauf adulte à 18 ans) et je pensais plus le lâcher.
que tous les étés seraient comme ça Récemment je me suis demandé si je
désormais. Mais non. Ça reste, dans n’aurais pas dû, quand même, m’habiller
l’histoire de mes saisons, un été pour le lire. Mettre des chaussures, au
particulièrement orageux, particulièrement moins. Que penserait Proust des jeunes
érotique. Et ces deux qualités, je les filles, des jeunes femmes, qui le lisent
associe à Proust. Il y avait de l’orage pieds nus ? Qui le lisent échevelées ? Et
Les Inrockuptibles №15

dans mon rapport à lui et il y avait de que penserait Proust des jeunes amants
l’orage dans les rapports entre les qui cachent les tomes de La Recherche,
personnages. Surtout, bien sûr, entre le parce qu’ils sont jaloux ? Jaloux d’un
narrateur et Albertine. J’entends parfois livre ? C’était un vrai triangle amoureux,
les gens exprimer des réserves sur entre nous, cet été-là. ♦
La Prisonnière et Albertine disparue, mais
moi ce sont sans doute mes volumes Dernier livre paru : Faites un vœu
préférés. À cause de cet été-là. Si je les (Éditions de l’Olivier).
avais lus ailleurs, autrement – qui sait.
“Je le déguste
Où est le culte ?

à la cuillère à moka”
Par Éric Reinhardt

S
ouvent, le matin, avant d’écrire, j’ouvre un livre au
hasard et je lis une dizaine de pages. Pas n’importe
quel livre, ni de n’importe quel écrivain, mais de ceux
dont la langue est physique, musicale, autoritaire et sensorielle,
à quelque endroit que l’on s’arrête.
Parmi ces écrivains, il y a Claude Simon, il y a Thomas
Bernhard, il y a Jean-Jacques Rousseau, lus assidûment. Mais
il y a aussi Proust, dont le cas occupe une place à part dans
ma vie d’écrivain. Très à part, même, puisque c’est sans des semaines durant, ne faisant plus que cela, les méandres
doute celui des écrivains dans les livres duquel je reviens me du monumental édifice, mais ce n’est jamais le moment idéal.
baigner le plus régulièrement, celui dont la matière est la plus Je craignais, jeune, que cette lecture ne fût comme un séisme
contagieuse, donnant irrésistiblement envie d’écrire et de qui dérègle tout, qui vienne mettre à terre le fragile édifice que
retrouver son propre travail, sa propre respiration, sa matière j’avais commencé de construire. Pourtant, à la même époque,
spécifique (précisément parce que l’on est immédiatement je n’ai jamais hésité à me confronter à Kafka, à Dostoïevski,
confronté à un corps en train de penser, en train de sentir, à Joyce, à Balzac, à Flaubert, à Thomas Mann, à Céline,
lorsqu’on lit Proust), mais sans que j’aie jamais osé à Melville, à Virginia Woolf, mais en raison même des affinités
le fréquenter autrement que de cette façon fragmentaire – peut-être dangereuses – que je me sentais avec son écriture,
et discontinue. je redoutais que Proust ne vienne tout écraser, ne rende les idées
Proust, voilà quarante ans que je le déguste à la cuillère à moka. de livre que j’avais dérisoires et ne les fane. Qu’il ne les éteigne.
J’ai acheté, au fil du temps, tous les volumes de La Recherche Ou bien je ne m’estimais pas assez en forme, je me disais qu’il
en édition grand format dans lesquels je vais piocher serait dommage de massacrer irrévocablement mes premières
ma semence matinale, je brûle d’en passer la grande porte impressions de La Recherche parce que j’aurais commis l’erreur
(“Longtemps, je me suis couché de bonne heure”) afin d’en visiter, de ne l’avoir pas entreprise au bon moment, dans les meilleures
dispositions mentales. J’avais sacralisé
La Recherche, il m’était donc devenu
impossible d’y aller.
88

Mais il n’y a pas que ça. Ces craintes-là,


j’aurais fini par les surmonter. Proust,
surtout, il me plaisait de ne pas encore
l’avoir lu. Il me plaisait de me délecter de
l’idée de le lire et que cette idée soit
comme un rayonnement au cœur de ma
vie, un secret. Comme quelque chose qui
est là mais dont on se tient à distance
respectueuse, émerveillé, et dont on frôle
sans cesse la réalité sans jamais se l’offrir
tout à fait, la différant toujours. Se garder,
comme le font les enfants, le meilleur
pour la fin, vivre dans la vibration de ce
quelque chose d’incomparable qu’il
n’appartient qu’à moi de faire entrer dans
ma vie, jouir de cela que ce plaisir
suprême est à disposition et me sera un
jour procuré – voilà ce que Proust
représente pour moi. Proust se projette
dans mon avenir pour en éclairer les
lointains de saveurs à venir, quand lui
aura passé sa vie à se projeter dans son
passé pour en ranimer les saveurs
enfuies… J’aurais tellement rêvé cette
expérience, je crois pouvoir dire que
j’ai écrit tous mes livres dans l’aura
Les Inrockuptibles №15

de cette constante possibilité. Un jour,


il m’arrivera quelque chose d’inouï,
il m’arrivera La Recherche et cette seule
pensée suffit à m’enchanter. ♦

Dernier livre paru : Comédies françaises


(Gallimard).
“Une personne

Marcel Proust
qui est dans la vie,
et qui regarde autour d’elle”
Par Christine Angot

vu, sans penser qu’il était possible, et


légitime, d’en rendre compte à ce point,
que l’infinité des détails pouvait passer
dans des phrases, des mots, des virgules,
que tout ce qu’on voit tous les jours peut
s’écrire, et peut s’écrire jusqu’au bout.
La dernière fois que je l’ai lu, plus
récemment, j’ai vu quelque chose que
je n’avais pas perçu à l’époque : que la
personne qui écrit est un jeune auteur.
Tout vient de l’observation, de la
découverte. C’est une personne qui est
dans la vie, et qui regarde autour d’elle.
Il n’est pas dans l’assurance du tout.

89
Pour nous il est Proust, mais au moment
où il écrit Un amour de Swann, il ne
le sait pas encore. Il faut qu’il tienne la
promesse qu’il se fait. La nécessité de
regarder une chose sous toutes
les coutures est alimentée, non pas une
montagne de connaissances, mais
un besoin de s’assurer de ce qu’il voit
par le mot. Puisqu’il y a un mot pour
dire quelque chose, c’est que la chose
existe telle qu’on la voit.
J’aimerais parler de Céleste Albaret.
Monsieur Proust est un livre magnifique
[Éditions Seghers, 2022], qui peut être

“C nous,
omme beaucoup d’entre une bonne introduction à Proust si on a
je savais que À la peur de le lire. On y trouve un regard sur
recherche du temps perdu celui qui a eu une vie, qui n’est pas celle
compte, nous concerne. Je me souviens du narrateur. Céleste sait qu’elle
très bien du moment où j’ai lu les participe à l’établissement d’une œuvre.
romans pour la première fois. Je devais Un auteur de cette dimension, qui a
avoir 22 ans, j’ai acheté l’ensemble dans cette force, ce génie a besoin d’être aidé
une brocante à Reims, des vieux à la porter. C’est souvent mal vu, comme
exemplaires Gallimard aux pages jaunies si la personne qui aide l’artiste était
et mal imprimées. J’ai dû m’habituer exploitée. Mais il ne s’agit pas de l’ego
à la phrase, et puis je suis entrée dedans, d’un auteur. Son œuvre n’est pas juste
et les ai lus les uns après les autres. personnelle, elle concerne le monde. Elle
Les Inrockuptibles №15

Ce qui me plaisait, dès le début, c’est nous concerne tous.” ♦ Propos recueillis
que rien n’était ignoré, ou laissé au par Nelly Kaprièlian
hasard. Quand une chose était regardée,
elle l’était en entier. Si la phrase ne se Dernier livre paru : Le Voyage dans
terminait pas, ce n’était pas par un effet, l’Est (Flammarion).
mais qu’il y avait encore un aspect, un Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre
repli qui n’avait pas été considéré. Il y jusqu’au 22 janvier, BNF, Paris.
avait toujours un rebondissement dans le
regard. Tout ce que lui voit, nous l’avons
Les Inrockuptibles №15 90 Les rencontres

ma
“La
musique

est devenue

croisade”
Neil Krug
D ’

Weyes Blood
après son passeport, Natalie Mering est une
jeune femme née en Californie il y a trente ans
et des poussières. Pourtant, en écoutant
ses albums, impossible de situer dans l’espace-
temps sa voix élégante, capable d’entonner des madrigaux
avec le débit libre de Joni Mitchell, ni son songwriting d’une
beauté intemporelle, orné d’arrangements somptueux, à faire
pâlir d’envie ses propres idoles. Même paradoxe lorsque
l’on se retrouve en face de cette frêle silhouette : par son
érudition, sa sagesse, son sourire sibyllin et son port de tête
royal, Weyes Blood dégage une aura surpuissante. Pas étonnant
que toute la scène indé s’arrache ses talents, de Beck à Lana
Del Rey en passant par Drugdealer, Father John Misty
et Ariel Pink. Son fan-club va encore s’agrandir après la sortie
de son cinquième LP vertigineux, And in the Darkness, Hearts
Aglow, dont elle nous livre quelques secrets.

Ton album précédent, Titanic Rising, date


de 2019. Quand t’es-tu attaquée à la suite ?
Pendant le confinement. J’avais prévu de tourner pendant
encore un an, mais le Covid a chamboulé tous mes projets.
Je me suis donc mise à explorer des pistes pour le chapitre
suivant de la trilogie. Le premier, Titanic Rising, proposait une
observation de ce qui allait arriver et tirait la sonnette d’alarme
sur ce qui pourrait se produire dans un monde qui
fonctionnait encore. À cette époque, certains doutaient de la
réalité du changement climatique, alors qu’aujourd’hui plus
personne ne le remet en doute. Au moment où j’ai commencé
à composer And in the Darkness, Hearts Aglow, tout s’était
complètement effondré et nous nous trouvions dans l’après.
La pandémie a fait remonter à la surface beaucoup de
désillusions, notamment sur les travers de la modernité.
Je n’ai pas eu envie de faire un album pour dire que tout allait
bien se passer. J’ai préféré mettre en lumière les nuances
de tous ces sujets qui nous préoccupent et qui évoluent

91
extrêmement vite. Pour guérir et se projeter dans le futur,
il faut d’abord comprendre ce qui a mal tourné, ce que nous
traversons en ce moment, avec ces sensations de danger
imminent et d’incertitude. J’ai déjà le titre du volet suivant
et j’y travaille, mais je ne veux pas trop en dire, sinon ça va
me porter malheur !

L’une de tes nouvelles chansons, The Worst Is


Done, fait précisément allusion au confinement.
Comment as-tu vécu cette période depuis
Los Angeles ?
Je n’ai pas voulu rejoindre ma famille ou m’accorder des
vacances. Je n’aurais pas pu me reposer pendant une période
aussi bizarre, mais, avec du recul, je crois que ça ne m’aurait
pas fait de mal d’aller camper pendant deux mois. Je suis restée
toute seule pour travailler dans mon petit appartement, en
me disant que le retour à la normale ne serait qu’une question
de semaines. Je voulais rester dans l’élan de mon dernier album
C’est l’une des plus et continuer à faire de nouveaux morceaux. J’ai installé du
matériel très basique pour préparer mes demos à domicile.
belles voix actuelles,
tout simplement. Comment te sens-tu dans ce home studio ?
En paix. J’ai écrit mes premières chansons à l’âge de 12 ou
L’Américaine Weyes 13 ans dans ma chambre. Maintenant, cet espace se situe dans
Blood contemple mon salon, mais il reste empreint de nostalgie et à l’abri des
regards. C’est un lieu sacré où je peux jouer pour moi-même,
le chaos du monde

Les Inrockuptibles №15

sans public, sans répondre à aucune attente. Ma manière


sur un cinquième
album précieux.
Rencontre avec
une figure majeure
de la pop moderne.
Texte Noémie Lecoq
Les rencontres

“C’était incroyable de chanter


avec Lana Del Rey, que Tu as grandi dans
une famille croyante.
92

j’admire depuis toujours.” As-tu appris à chanter


à l’église ?
Oui. Mes parents
jouaient dans le groupe
de l’église et mes
→ de composer reste la même qu’à mes débuts, fondée sur frères étaient fous de musique eux aussi. J’ai toujours chanté
l’improvisation et l’intuition. Je m’enregistre en train de tenter et j’ai fait partie de plusieurs chorales à l’école. C’est là
différentes idées et je réécoute le tout pour en tirer une mélodie que j’ai découvert les harmonies et tous les aspects techniques.
ou un vers. Un peu comme si j’essayais d’attraper un éclair D’ailleurs, j’ai récemment arrêté de fumer pour éviter que
dans une bouteille. Je crois que j’ai beaucoup progressé dans ma voix ne devienne trop grave. Quand j’ai décidé de
mon songwriting, car j’ai appris à dire ce que j’ai sur le cœur consacrer ma vie à la musique, mes parents m’ont dit que
sans recouvrir mon propos d’un voile d’abstractions et de ce n’était peut-être pas une bonne idée, alors elle est devenue
platitudes. Je suis contente d’avoir eu cette nette évolution en ma croisade.
tant qu’artiste. Quand j’étais plus jeune, je jouais de la musique
expérimentale plus noisy. J’adore l’idée de créer quelque chose Quel a été le premier morceau qui t’a donné
d’à la fois très beau, extrême et laid – ce mariage des opposés l’impulsion de ce nouvel album ?
qui forme un tout dans ma carrière. Je crois que j’ai fait le bon Children of the Empire, que j’ai écrit à l’époque de mon disque
choix en abandonnant l’idée d’être une artiste expérimentale précédent. Aux États-Unis, les CDC [Centres pour le contrôle
underground, car je suis ainsi devenue moi-même. et la prévention des maladies] ont donné un chiffre effarant :
un ado sur quatre a eu des pensées suicidaires pendant
Tu as employé le mot “sacré”, et c’est un terme la pandémie et continue d’être en crise mentalement. Je le
qui décrit à merveille ta musique, imprégnée comprends, même si techniquement je suis une millennial,
de spiritualité plus que de religion… cette tranche d’âge coincée dans un purgatoire entre les
Je m’intéresse énormément aux musiques ancestrales, aux générations X et Z. Ensuite, j’ai écrit Grapevine. En tout,
siècles où les musiciens avaient Dieu comme thème imposé. l’enregistrement nous a pris environ six mois, entrecoupés
Je sens une résonance. La musique est un vecteur, qui de pauses. J’ai enregistré en partie dans le studio 3 d’EastWest,
Les Inrockuptibles №15

transporte vers une certaine transcendance, avec une idée à Los Angeles, là où l’album Pet Sounds des Beach Boys a été
d’élévation. J’essaie de laisser la place pour ça dans mes conçu, et je me suis sentie inspirée par cet endroit. J’écoutais
morceaux. Dans notre culture, c’est un concept que aussi beaucoup Scott Walker. Je voulais que la voix soit très
certains peuvent trouver gênant, mais ça ne me dérange claire, avec des instrumentations sorties d’un film, mais sans
absolument pas. trop de densité dans le son. Je suis aussi allée dans un plus petit
studio, beaucoup moins cher, où je pouvais m’amuser à jouer
pendant des heures sans pression. C’est important de laisser
Neil Krug

suffisamment de place pour l’imprévu : c’est là que la magie


peut se produire.
Weyes Blood
Tu es une artiste solo, mais tu t’entoures
souvent d’autres musicien·nes – Jonathan Rado,
Mary Lattimore, Meg Duffy et Daniel Lopatin
figurent sur ton nouvel album…
Que recherchais-tu dans ces chansons ? J’ai adoré travailler avec Perfume Genius, avec Blake Mills…
Un lien intime qui fait qu’une chanson nous parle directement Collaborer avec les Killers a été une expérience étrange,
et touche la corde sensible à l’aide de sa mélodie et de mais on s’est bien entendus. C’était incroyable de chanter
ses paroles. Quand les mots s’imbriquent avec l’émotion des avec Lana Del Rey, que j’admire depuis toujours. J’ai vu
instruments comme un Rubik’s Cube, ces deux éléments qu’il n’y avait rien de calculé en elle, que tout ce qu’elle nous
se magnifient mutuellement et créent une quatrième montre est bien réel.
dimension. Je traverse des moments de combustion spontanée
durant lesquels je peux écrire un morceau d’une seule traite. Tu collabores avec beaucoup d’artistes
Parfois, c’est beaucoup plus espacé dans le temps et ça peut féminines. Y a-t-il un sentiment de sororité
me prendre des mois. entre vous toutes ?
Oui, et je suis heureuse d’être témoin de ce changement.
Qu’as-tu appris de tes idoles ? Aujourd’hui, il n’y a rien d’extraordinaire à être chanteuse
Que cela peut être utile d’être une abrutie. Il ne faut pas trop et compositrice. On en vient presque à se demander où sont
analyser ce qu’on fait. À l’inverse, si on ne réfléchit pas passés tous les artistes masculins ! C’est une inversion géniale
suffisamment à ce qu’on veut faire, on n’a rien à dire. À quel par rapport à ce que j’ai vécu quand j’étais plus jeune.
point dois-je me montrer sûre de moi ou peu assurée ? Il y a Après mes premiers concerts, quand j’avais 15 ans, les gens
un certain dosage, un équilibre à trouver. Je suis une immense me disaient que je leur faisais penser à Joanna Newsom, alors
fan de Joni Mitchell, de Kurt Cobain et de Leonard Cohen. que nous n’avions pas grand-chose en commun. C’était
Je m’intéresse aussi au mouvement Tin Pan Alley, aux juste leur seule référence en la matière à cette époque. Nous
songwriters des années 1940, à Willie Nelson et au son country avons maintenant le privilège qu’ont eu les hommes depuis
de Nashville des années 1950. Je me documente beaucoup bien longtemps : avoir nos propres subtilités. Avec mes amies
sur tous ces sujets et j’aime comprendre les échecs. C’est musiciennes, nous essayons de rester en contact car c’est
ce qui me plaît en particulier chez Bob Dylan : j’adore le côté important de continuer de se serrer les coudes. ♦
inégal de sa carrière.
And in the Darkness, Hearts Aglow (Sub Pop/Modulor).
Sortie le 18 novembre.
Concert le 4 février à Paris (Trianon).

RÉALISATION GRAPHIQUE : MARINA ILIC-COQUIO LICENCES R-2022-004254, R-2022-003944, R-2021-013751, R-2021-013749.


FELA ANIKULAPO-KUTI, 1986 PHOTO : LENI SINCLAIR/MICHAEL OCHS ARCHIVES/GETTY IMAGES
Les Inrockuptibles №15

EXPOSITION 20 OCTOBRE 2022 - 11 JUIN 2023

PAM Pan
African
Music
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
SAN FRANCISCO
UNDERGROUND
94

Dans les années 1970,


l’atypique V. Vale, compagnon
de route de la Beat Generation,
documente l’effervescente
scène punk de San Francisco
Numérisation : Fanzinothèque de Poitiers
Les Inrockuptibles №15

dans une revue aussi radicale


↑ ↗
Couverture du №5. Couverture du №1 que majeure : Search and
Couverture du №6. de Search and Destroy,
en janvier 1977. Destroy. Nous l’avons
retrouvé sur les routes de
Californie. Portrait.
Texte François Moreau

V. Vale et Search and Destroy


V. Vale et William
S. Burroughs en 1982.

J
uillet 2022, Californie.
Au lendemain d’un court séjour
à Los Angeles et après avoir traversé
les brumes de Big Sur et Carmel-
by-the-Sea, nous voilà dans la
Bay Area, à North Beach, le quartier Vale est pourtant un enfant du Summer of Love. En 1966,
de San Francisco traversé par après avoir obtenu une licence en littérature anglaise
Columbus Avenue, au nord à l’université de Berkeley, il répond à une annonce trouvée

95
de Chinatown : c’est ici que les dans un shop psychédélique de Haight-Ashbury : Blue Cheer,
poètes beatniks traînaient dans groupe qui donne dans le blues psychédélique lourd, cherche
les années 1960, à quelques miles de Haight-Ashbury et du un batteur. “Évidemment, je n’étais pas batteur, mais je me suis
Golden Gate Park, épicentres du mouvement hippie où tout de même rendu dans leur repaire et je suis devenu leur clavier.
les T-shirts tie and dye se vendent aujourd’hui plus de 50 dollars Un an plus tard, en juillet 1967, ils me foutaient à la porte. Je ne
l’unité. À l’angle de Columbus et de Jack Kerouac Alley, où se les blâme pas, je voyais bien qu’ils n’avaient pas besoin de moi.”
font face le Vesuvio Cafe et le City Lights Bookstore, deux QG La même année, recommandé par son oncle, il est embauché
parmi les plus célèbres de la génération beat, on rencontre chez City Lights, la librairie et maison d’édition fondée
le dénommé V. Vale, l’une des figures majeures, mais discrète, par Lawrence Ferlinghetti en 1953 et qui sera le porte-voix
de l’underground franciscanais. Comme presque tous les jours, de la génération beat. Le manager de l’établissement,
il expose devant la librairie sa collection de zines, magazines un certain Shig Murao, nippo-américain comme lui, le prend
et autres autopublications, et tente d’en vendre aux passant·es sous son aile.
pour arrondir ses fins de mois. Là-bas, il fait la connaissance d’Allen Ginsberg et surtout
Vale est un Nippo-Américain de 78 ans, né à Jerome, Arkansas, de l’iconoclaste Philip Lamantia, un poète surréaliste qui
connu pour être l’un des premiers à avoir recensé deviendra l’un de ses mentors. Lamantia publiait déjà dans la
l’émergence du punk à San Francisco avec son fanzine Search grande revue surréaliste new-yorkaise View à l’âge de 15 ans :
and Destroy (comme la chanson des Stooges). “J’ai lancé cette “Quand Ginsberg a lu pour la première fois Howl en public,
publication en 1977 parce que je n’aimais pas la façon dont en 1955, Lamantia était là. Il rendait hommage à son ami John
le mouvement punk était considéré dans les médias mainstream”, Hoffman en faisant la lecture publique d’un de ses poèmes,
raconte-t-il. À l’époque, le magazine rock US de référence poursuit-il. Je voyais dans la combinaison des mouvements punk
s’appelle Rolling Stone, un titre ayant “raté l’éclosion de la et surréaliste la philosophie parfaite pour envisager le futur.
génération punk, prisonnier de son statut de ‘voix de la génération Le punk couvrait cet angle mort que ne couvrait pas le surréalisme :
hippie’”, selon Vale. la musique. Et particulièrement la musique rebelle.”
Au mitan des années 1970, la contre-culture à San Francisco
est encore sous psychotropes, et la jeunesse qui plane n’a pas UN INTERVIEW PUNK
tout à fait enterré les Grateful Dead, Jefferson Airplane et autres À l’image d’une partie de la jeunesse, Vale voit dans l’exaltation
Quicksilver Messenger Service, même si la révolte couve déjà : de l’éthique punk une forme de libération. Des groupes de
Les Inrockuptibles №15

“Il n’y avait que deux ou trois groupes punk à San Francisco, dont San Francisco ayant pris le contrepied du mouvement hippie,
Crime, The Nuns et The Avengers, mené par la chanteuse Penelope on en connaît quelques-uns : The Dead Kennedys,
Houston, qui fut l’une de mes premières interviews.” The Residents, Chrome ou encore Tuxedomoon. “Ça ne
m’étonne pas que tu connaisses ces groupes, les Français se sont
toujours intéressés à l’avant-garde. Ces formations ont très tôt
utilisé l’électronique et avaient de drôles d’idées. Très vite,
ils ont eu recours à des projections pendant les concerts. Ils étaient
multimédia, je crois que c’est le terme que l’on utilise …
Portrait
Search and Destroy n’aura
pas duré deux ans, parce
que “le punk était trop
parfait pour faire de vieux os”,
s’amuse aujourd’hui Vale.

Numérisation : Fanzinothèque de Poitiers. Photo de Penelope Houston: Kamera Zie · Numérisation : Fanzinothèque de Poitiers. Photo de The Zeros: Richard Peterson
96

→ aujourd’hui. Des groupes punk comme The Avengers avaient


des morceaux étranges aussi, mais quand tu écoutais les chansons
de The Nuns, ça parlait de gosses qui se suicident et de Troisième
Guerre mondiale. Crime, avec leur son abrasif, voulait te choquer.
Ils avaient ce morceau intitulé San Francisco’s Doomed. Warhol, l’un de ses héros, avec Marcel Duchamp. En marge
Le punk à San Francisco est arrivé en réaction au mouvement de son cursus en littérature anglaise, Vale a étudié
hippie. Au tout début, le punk était même un mouvement l’anthropologie, une science qui le marquera au fer rouge.
sans drogue et sans alcool, dans la lignée de ce qu’il se passait dans “Mon approche a toujours été davantage celle d’un anthropologue
la scène de Washington. Les jeunes ne buvaient pas, parce que que d’un journaliste”, nous confie-t-il. Notre Claude Lévi-
les parents buvaient et ils ne fumaient pas de weed non plus, parce Strauss des bas-fonds n’a plus qu’à récolter de l’argent et
que c’était la drogue des hippies.” les poètes beats répondront présents : “Shig, mon boss chez
Le punk est là et se donne rendez-vous dans la salle de City Lights, m’a simplement dit de demander de l’argent à Allen
Mabuhay Gardens, à North Beach, mais il n’a pas encore son Ginsberg. J’y suis allé et il m’a fait un chèque de 100 dollars.
Les Inrockuptibles №15

Rolling Stone pour porter la bonne parole. Vale se chargera Et puis je suis revenu et il m’a suggéré de monter voir Lawrence
de documenter ce court laps de temps de l’histoire de Ferlinghetti, qui m’a donné la même somme.”
la contre-culture. Il a l’idée de lancer Search and Destroy,
un fanzine pensé sur le modèle d’Interview, la revue d’Andy MACHINE À ÉCRIRE DERNIER CRI
Pendant onze numéros, sortis entre 1977 et février 1979,
et tapés sur une machine à écrire IBM Selectric dernier cri
qu’il emprunte à City Lights, Vale passera au crible les scènes
punk et new wave à travers des interviews longues, fouillées,
toujours méthodiques. Il ne se contentera pas de la zone

V. Vale et Search and Destroy


géographique de la Bay Area, préférant tisser à travers
le monde un réseau de fidèles contributeurs, dont le tout jeune
Jon Savage, figure majeure de la critique rock britannique
ayant été l’un des premiers à mentionner Joy Division, qui lui
ramènera notamment une rencontre avec le Throbbing Gristle
de Genesis P-Orridge : “Les boutiques Rough Trade avaient et le label Sordide Sentimental, de Jean-Pierre Turmel, qui était
pris le parti de distribuer Search and Destroy, et Jon, qui écrivait à l’origine de la sortie, en 1980, du single Atmosphere/Dead
à l’époque pour Sounds, en Grand-Bretagne, s’était porté Souls, sous le titre Licht und Blindheit, de Joy Division : “Après
volontaire pour écrire dans mon magazine. Quand il savait que Search and Destroy, j’ai participé au lancement d’un label avec
Sounds ne prendrait pas un sujet, à l’image d’une interview d’un un associé, qui s’appelait Adolescent Records, mais je n’aimais
groupe industriel comme Throbbing Gristle, il pouvait être publié pas le nom. J’avais plutôt en tête de l’appeler Trans-Time, pour
dans Search and Destroy. J’avais tous ces journalistes un exprimer l’idée que nos sorties transcenderont les âges, rigole-t-il.
peu partout dans les grandes villes et qui avaient accès à certains Ça ne s’est pas bien passé avec mon acolyte, mais on a quand
artistes, et pas que des musiciens. Il y avait ce type, par exemple, même pu sortir un simple de Throbbing Gristle, We Hate You
Kent Beyda, un monteur qui travaillait dans le cinéma, il a pu (Little Girls)/Five Knuckle Shuffle, qu’avait aussi sorti Sordide
ramener une interview de Russ Meyer, le réalisateur de Faster, Sentimental en 1979. Plus tard, j’ai pu rencontrer Jean-Pierre
Pussycat! Kill! Kill!” à Rouen, où j’ai fait des interviews de groupes industriels, dont
Le sommaire des onze numéros de Search and Destroy est je me suis servi par la suite dans mon recueil Industrial Culture
vertigineux : The Clash, Talking Heads, J. G. Ballard, Pere Ubu, Handbook [Re/Search Publications, 1983]”.
Patti Smith, Iggy Pop, Devo, les Dead Boys, Nico, Suicide et Search and Destroy n’aura pas duré deux ans, parce que
même Métal Urbain, pionniers du punk made in France ! Vale “le punk était trop parfait pour faire de vieux os”, s’amuse
entretiendra d’ailleurs une relation privilégiée avec la France aujourd’hui Vale. Après cette mini-épopée, il montera une boîte
de typographie grâce à laquelle il gagnera bien sa vie
et la maison d’édition DIY Re/Search, qui documente ses
rencontres avec, entre autres, William S. Burroughs. L’outsider
céleste vit toujours à North Beach et continue de sillonner
la Bay Area avec son fatras de publications, alpaguant le
← ←
chaland au gré de ses pérégrinations. ♦
Penelope Houston, Le groupe punk
chanteuse du groupe californien The Zeros
The Avengers, dans dans le №2. Quelques exemplaires sont consultables à la Fanzinothèque
le №2. de Poitiers et sur leur site, fanzino.org.

PILAR ALBARRACÍN
YOANN BOURGEOIS
LEANDRO ERLICH
LORIS GRÉAUD
GROLAND
INVADER
LA BRICHE FORAINE
JULIO LE PARC
HERVÉ DI ROSA
ORLAN
DELPHINE REIST…
Les
Story

Marc Enguerand, Collection Armelle


Amandiers,

& Marc Enguerand


une fureur
98

de vivre
Les Inrockuptibles №15

En 1983, Valeria Bruni Tedeschi était élève au Théâtre des


Amandiers à Nanterre, aux côtés d’Eva Ionesco ou de Vincent
Perez, sous la direction de deux figures tutélaires de la scène,
Patrice Chéreau et Pierre Romans. C’est l’épopée de ce
vivier formidable qu’elle fait renaître dans son film fiévreux
et lyrique, Les Amandiers. Texte Gérard Lefort

Le Théâtre des Amandiers


L’école de comédien·nes du Théâtre des Amandiers :
Patrice Chéreau, Pierre Romans, Hélène de Saint-
Père, Catherine Bidaut, Éva Ionesco, Vincent Perez,
Valeria Bruni Tedeschi, Agnès Jaoui, Isabelle
Renauld, Foued Nassah, Franck Demules, Thierry
Ravel, Bernard Nissille, Laura Benson, Marianne
Denicourt, Thibault de Montalembert, Bruno
Todeschini, Laurent Grévill, Marc Citti, Aurelle
Doazan, Dominic Gould. Au Festival d’Avignon pour
une mise en scène de Platonov, le 20 juillet 1987.

Les Inrockuptibles №15


Story

poste de ministre de la Culture du gouvernement Jospin de


2000 à 2002. Chéreau, quand il est nommé, n’est ni un
inconnu ni un débutant. Il n’a que 38 ans, mais déjà un
100

palmarès impressionnant qui l’a hissé au firmament du théâtre


“moderne”. D’abord au milieu des années 1960, au Théâtre de
Sartrouville, puis au Piccolo Teatro de Milan, et surtout de

N
1971 à 1977 au TNP de Villeurbanne avec Planchon où il
anterre. Un nom à échos multiples, intimes monte, entre autres, Massacre à Paris de Christopher Marlowe,
et publics, notamment pour un jeune suite de tableaux inspirés du massacre de la Saint-Barthélemy.
homme qui monte à Paris au début des Il s’en souviendra beaucoup plus tard dans sa mise en scène de
années 1970. D’abord un synonyme de La Reine Margot (1994). En 1982, il a déjà bifurqué vers le
révolution, la toute nouvelle université créée cinéma avec La Chair de l’orchidée (1974), d’après James
en 1963 est, dès mars 1968, un des premiers foyers étudiants Hadley Chase avec Charlotte Rampling, et Judith Therpauve
de contestation. À l’automne 1970, lorsqu’on vient s’y inscrire (1978), où excellent Simone Signoret en patronne d’un
pour la première fois au département de philosophie, ça quotidien régional et Philippe Léotard en jeune journaliste.
commence très bien : à peine posé le pied sur le quai de la gare Chéreau est déjà Chéreau : une star qui, au Théâtre des
SNCF nommée, propitiatoire, Nanterre-La Folie, un épais Amandiers, va de nouveau rayonner. Il recrée à la fois un

Ad Vitam Production/Arte France Cinema · Marc Engurand, Collection Armelle & Marc Enguerand
nuage de lacrymogènes pique les bronches. Des CRS sont en nouveau théâtre, une école et un restaurant. Ce dernier détail
train de charger des étudiant·es. Il est plaisant aussi que n’est pas négligeable. Au début des années 1980, se rendre
l’université se nomme Paris X, le chiffre romain suggérant depuis Paris aux Amandiers est encore une expédition
à son insu que la fac est classée X. À l’horizon, les derniers compliquée à base de RER aléatoire et, sur place, dans la
vestiges d’un bidonville énorme où survivent des milliers de partie ville nouvelle de Nanterre, de McDo vite fait. Aller aux
travailleurs algériens. À peu près à la même époque, un Amandiers se mérite, mais la récompense est un trésor quand
chanteur réac, Philippe Clay, beugle à la radio : “Mes on a la chance d’y assister, en février 1983, à Combat de nègre
universités, c’était pas Jussieu, c’était pas Censier, c’était pas et de chiens de Bernard-Marie Koltès avec Michel Piccoli,
Nanterre.” Ben si, camarade. Sidiki Bakaba, Myriam Boyer et Philippe Léotard dans les
Au début des années 1980, Nanterre enfile le manteau d’une rôles principaux. Bien des rumeurs tourbillonnent alors autour
autre synonymie. Nanterre à nos oreilles devient Nanterre- des Amandiers : un labo de jeunes talents, une maison menée
Amandiers, du nom d’un théâtre dit décentralisé, inauguré tambour battant par Chéreau et son ami et ex-amant, l’acteur
Les Inrockuptibles №15

en 1976 dans un bâtiment conçu par l’architecte et urbaniste et metteur en scène Pierre Romans. Le tout nimbé d’une
Michel Écochard (1905-1985) à la tête d’un cabinet où fragrance de sexe et de drogue. Comme une grotte de légendes
œuvrent des architectes “sociaux” de talent, dont Pierre plus ou moins fantasmées, dont on peine à comprendre le
Riboulet, le père de l’écrivain Mathieu Riboulet. En 1982, sésame.
coup de tonnerre et d’éclat : succédant à Pierre Debauche,
Xavier Pommeret et Raoul Sangla, Patrice Chéreau est nommé
à la tête du Théâtre des Amandiers en compagnie de Catherine
Tasca, fidèle administratrice jusqu’en 1986, avant qu’elle ne
vogue vers un destin politique de gauche qui culminera au
←↘

Le Théâtre des Amandiers


Bien des ancien·nes des Amandiers et quelques témoins
Nadia Tereszkiewicz (dans le rôle
de Valeria Bruni Tedeschi) et de l’époque expriment à peu près le même sentiment : une
Louis Garrel (dans celui de Patrice épopée formidable et éphémère, un rêve collectif et flamboyant
Chéreau) dans Les Amandiers de qui s’étiola avec le départ de Chéreau en 1990.
Valeria Bruni Tedeschi.
Alors, racontez-nous.
Valeria Bruni Tedeschi dans le rôle
de Sophia dans Platonov, mis
Eva Ionesco : “Je sortais un peu déchirée du monde de la nuit.
en scène par Patrice Chéreau au Le Palace, etc. Je cherchais un endroit pour me recoudre. Le cinéma
Festival d’Avignon, le 19 juillet 1987. d’abord, puisque j’avais projeté de passer le concours de l’Idhec
[aujourd’hui Femis]. Avec mon amie Marianne Denicourt, je tente
les Amandiers. On avait entendu dire que c’était luxueux et qu’on
ferait des voyages. Mais surtout qu’on y jouerait des pièces en vrai.
On a été prises. Et on s’est glissées dans une troupe d’atypiques qui
n’étaient pas des gens de théâtre. D’ailleurs, après l’école, très peu

“Ça couchait
d’élèves ont poursuivi le théâtre. Chéreau était évidemment le grand
manitou, un peu shaman. On le respectait, on le craignait,
on l’admirait, on voulait lui plaire. Patrice avait le don de nous
à tout-va, d’une tambouiller en organisant un système un peu sadique de jalousies.
Il organisait des dîners chez lui, à Paris : il y avait ceux qui en
nuit à l’autre, étaient et d’autres pas, avec une certaine préférence pour les garçons.
Dans le travail, il pouvait parfois être violent. Un jour, je me suis
comme on boit pris une chaise perdue qui ne m’était pas destinée. Il tordait
les acteurs, les poussait à la composition, à augmenter leurs traits

un coup, comme au lieu de les gommer. C’était un formidable vecteur de


consciences, qui essayait de nous entraîner dans ses désirs. Sinon,

on fume une
oui, la drogue, l’alcool, le sexe. La routine à l’époque. On couchait
comme on respire.”

cigarette.” CHÉREAU, FRÈRE BIENVEILLANT


ET PÈRE PAS COMMODE
Valeria Bruni Tedeschi Vincent Perez : “J’ai 21 ans quand je passe le concours d’entrée
devant un jury présidé par Pierre Romans. 1 300 candidats
et 60 élus. Je m’étais tartiné d’une teinture rouge pour jouer un
extrait de l’Horace de Racine. Totalement ridicule ! J’ai quand
même été admis. Ensuite, ce furent des milliers d’aventures
merveilleuses et de passions partagées. J’avais envie de tout donner

101
à Patrice qui était comme un frère bienveillant, un père pas
commode, un ami sévère, comme tous les bons amis. Il était avec
“LA JEUNESSE COMME AVENTURE” nous, à côté de nous, il tentait de nous élever, à tous les sens
Quand on scrute une photo de groupe de l’époque (circa du verbe. Le jour où il a accepté que je mette en scène le Woyzeck
1986), on y reconnaît Chéreau, beau et souriant au premier de Büchner, j’ai failli devenir fou, de joie et de peur. Une seule
rang, enchâssé par une dizaine de jeunesses de l’école, filles et représentation avec Agnès Jaoui dans le rôle d’Anne et Valeria Bruni
garçons. Si on déplace le punctum, tiens, en haut à gauche, on Tedeschi dans celui d’une petite vieille. Après le spectacle,
dirait Vincent Perez. C’est lui ! Au deuxième rang, on dirait Eva je craignais sa réaction. Il ne me parle pas de ma mise en scène,
Ionesco. C’est elle ! Et en plein milieu de ce groupe en noir et il est de dos, en train de regarder par une baie vitrée la grisaille
blanc se singularise un très beau visage de jeune fille grave, de l’hiver dans le parc des Amandiers. Et il me dit : ‘Finalement,
comme descendue d’un portrait de la Renaissance italienne. ce qu’on essaie de trouver, c’est une réponse au cycle des saisons,
Mamma mia !, c’est Valeria Bruni Tedeschi, à l’époque jeune entre vie et mort.’ Magnifique ! Je n’ai jamais oublié.”
élève d’à peine 20 ans. Valeria Bruni Tedeschi : “Je venais d’un milieu privilégié avec
Quarante ans plus tard, comme pour ouvrir sa faille une envie urgente de me cogner à la vie, quitte à me faire mal. …
spatiotemporelle, Valeria Bruni Tedeschi a
replongé dans la photo pour son film si
naturellement appelé Les Amandiers. Quand
on en parle en sa chaleureuse compagnie,
elle annonce d’emblée que ce film intime
n’est ni un documentaire (“je ne saurais
pas le faire”), ni une reconstitution (“quel
effroi !”), ni un monument (“quelle
épouvante !”), mais une évocation. À sa
fenêtre, toute de tendresse, d’émotions,
d’humour et de franc-filmer, elle jette ses
souvenirs sur l’établi du romanesque et de la
Les Inrockuptibles №15

fiction. Des histoires d’amour furieux, de


drogues dures, de folies folles, individuelles
et collectives, de sida qui pointe son groin,
de morts et d’intenses rigolades. Les yeux
en face des trous, elle regarde ailleurs pour
encourager des jeunes gens d’aujourd’hui
à se jeter à leur tour dans les bagarres de la
vie. “Ce n’est pas un film sur ma jeunesse mais
sur la jeunesse en général, comme aventure.”
Story → D’un seul coup, aux Amandiers, de 1985 à 1987, ma jeunesse
commençait, notre jeunesse. Le monde était à nous. Comme
des petits dieux de l’Olympe, on pouvait griller des feux rouges
en hurlant de peur et de rire dans un mélange d’inconscience
et de frivolité. Mais nous vivions aussi avec des idées noires derrière
la tête, la crainte pas trop formulée de la mort par overdose et bien
sûr le sida. Ça couchait à tout-va, d’une nuit à l’autre, comme Les Paravents de Genet mis en scène par Chéreau en juin 1983.
on boit un coup, comme on fume une cigarette, sans forcément des Avec Maria Casarès dans le rôle de la mère. Sublime ! Chéreau
conséquences sentimentales. La scène du film où quelques filles avait une admiration illimitée pour Casarès. Elle était comme une
attendent les résultats d’un test – plus de huit jours à l’époque ! –, elfe des temps anciens qui le protégeait. Autre bon génie de Chéreau :
je l’ai vécue. Mortes de trouille et capables cependant de détecter Daniel Emilfork, qu’il vénérait encore plus.
ensemble l’étrange comique de la situation parce que, bien entendu, L’école était comme un microcosme abstrait, un bocal merveilleux.
drama queens, on se voyait déjà agonisantes, couvertes de pustules. Chéreau était le maître de maison. Il veillait à ce que le moindre
Si j’ai voulu tourner Les Amandiers, c’est pour actualiser cet détail soit parfait, il faisait le tour des toilettes pour vérifier
état d’esprit pionnier qui, je crois, a moins cours aujourd’hui, mais leur propreté. Il disait qu’on juge un lieu à son accueil. Il aurait été
c’est aussi pour rendre hommage et caresses aux deux figures capable de passer l’aspirateur et de vider les poubelles. Et puis
antipodiques et complémentaires qui codirigeaient la maison, notre Koltès, qui hantait les lieux avec sa beauté féroce. Chéreau était
maison : Pierre Romans et Patrice Chéreau.Yin et yang, l’un un homosexuel qui aimait les filles avec passion. Ils ont tous
rêvait, l’autre agissait. Deux âmes bienveillantes. C’est au nom de vécu ensemble un rêve magique dans un carrosse de fée.
ce spiritualisme que je ne me suis pas souciée de ressemblances dans Ça n’a pas duré – moins de cinq ans. Je crois que ça ne pouvait
le choix des acteurs. Par exemple quand j’ai demandé à Louis pas durer parce que l’autodestruction faisait partie de la mécanique
Garrel d’interpréter Chéreau. Louis n’a rien à voir physiquement Chéreau, qui passait toujours à autre chose : l’opéra à Bayreuth,
avec Chéreau mais il a tout à faire avec son esprit : une énergie le cinéma. On peut comprendre : c’est à la fois magnifique
de taureau, un humour dingue, et l’ADN du théâtre qui coule dans et chiant de transmettre.”
ses veines. Chéreau et Romans nous apprenaient tout, et aussi Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi est un film qui, lui,
à désapprendre, les clichés, les réflexes, les facilités, les automatismes. transmet sans être chiant. Pour preuve, son invention d’une
Ils me hantent, ils sont mes revenants.” actualité qui encourage à une nouvelle fureur de vivre. Nadia
Tereszkiewicz (rôle de Stella) et Sofiane Bennacer (rôle
UN MICROCOSME ABSTRAIT, d’Étienne), deux des jeunes acteur·trices choisi·es par Valeria
UN BOCAL MERVEILLEUX Bruni Tedeschi sont à ce sujet intarissables.
Mathilde La Bardonnie, critique de théâtre au Monde au début
des années 1980, puis, mémorable, à Libération, a évidemment L’INSOUCIANCE, UN BESOIN VITAL
un regard plus distancié : “L’école des Amandiers dans Nadia : “Ce film a été une école d’apprentissage, faite
les années 1980 a une réputation énorme et méritée, exacerbée par d’inspirations et surtout pas d’imitations. Il y a sans doute des
la présence de Chéreau. J’ai eu la chance de voir aux Amandiers morceaux de Valeria dans mon personnage, mais ça n’est ni moi
102

ni elle, plutôt un entre-deux flottant, un alter pas du tout ego.


Je ne connaissais pratiquement rien de l’histoire des Amandiers.
Je n’avais vu que deux films de Chéreau, L’Homme blessé et

La Reine Margot, et aucune de ses mises en scène de théâtre.
Patrice Chéreau
devant le Théâtre des
J’avais tout le temps peur de ne pas être à la hauteur. Mais Valeria
Amandiers, à Nanterre, vous emporte dans sa tornade et ses vertiges. Avec ses façons si
en novembre 1982. particulières et énergiques de diriger. Elle me disait par exemple

Marc Enguerand, Collection Armelle & Marc Enguerand


Les Inrockuptibles №15
Le Théâtre des Amandiers
‘Fume ! Mais comme Françoise Lebrun dans La Maman et la
Putain.’ Ou bien : ‘Ne pense pas à toi, saute dans la scène !’
Le tout entrecoupé de fous rires mémorables, souvent provoqués
par Louis Garrel, qui est une mitraillette à conneries hilarantes.
Dès qu’on faisait un faux pas, un faux mouvement,Valeria adorait.
Ce n’est pas triste de faire revivre Chéreau ou Pierre Romans.
Même morts, ils sont tellement vivants. C’est un film sur à prononcer et qui, je trouvais, dataient le récit. J’ai proposé :
la jeunesse, son intensité, l’énergie vibrante qui déborde de partout. ‘Tes dents sont trop belles.’Valeria a éclaté de rire et a accepté
Bien au-delà des actrices et acteurs, c’est un appel à vivre, aimer, ma variation.
avoir une passion. Je crois que la jeunesse d’aujourd’hui, qui Il y a eu une scène difficile où je devais donner une gifle à Nadia-
est aussi la mienne, a un besoin vital d’insouciance, même si, par Stella. C’est dégradant, quelle que soit l’excuse – en l’occurrence,
ailleurs, on sait bien que…” la drogue. Je ne pouvais pas, quatre-vingts personnes de l’équipe me
Sofiane : “En gros, je viens du TNS de Strasbourg. Je suis né regardaient. Je me disais : ‘Qu’est-ce qu’ils attendent ? Qu’est-ce
à Marseille en 1996, je ne savais rien de l’école des Amandiers qu’ils veulent ?’ Ça me soûlait, j’avais envie de me barrer. Je me
sinon que c’était une sorte de légende déjà ancienne. Je me suis bien suis souvenu de Patrick Dewaere dans une scène analogue de Série
renseigné sur Chéreau. C’était un mec polyvalent, un classique noire où, par défaut, il cogne la carrosserie d’une voiture. Et puis,
moderne, surtout quand il met en scène les pièces de Koltès. Ensuite, surtout, au final, le sourire apaisant de Valeria m’a cueilli. Je suis
j’ai fait abstraction de mes informations. Je suis issu de la classe resté. Si je voulais devenir acteur aujourd’hui, je foncerais voir
populaire. Je ne suis pas quelqu’un de poli, de bien élevé. Un peu Les Amandiers. Sinon, ce serait comme déclarer ‘j’adore Al Pacino’
taciturne. Le rôle que Valeria m’a offert n’est ni facile ni difficile : sans avoir vu Panique à Needle Park, ou dire ‘je suis fou de Victor
un amoureux dévasté par la drogue. Je ne connais rien aux drogues, Hugo’ sans avoir lu Les Misérables.”
a fortiori l’héroïne. Mon seul souci c’était d’être le plus juste Dans tous les propos recueillis, un même mot revient avec
possible, de ne pas me foutre de la gueule du personnage et du film. insistance et fait le lien des jeunes acteur·trices d’hier aux
Valeria nous laissait le droit à des improvisations. Par exemple, jeunes acteur·trices d’aujourd’hui : “famille”. De l’école des
je devais dire à Nadia-Stella, mon amoureuse : ‘Tes dents sont Amandiers jusqu’à la Valeria Bruni Tedeschi School,
vachement belles.’ Ce sont des expressions d’époque un peu difficiles la conséquence est bonne, ne serait-ce que parce qu’elle exalte
avec amour et panache qu’il n’y a pas de meilleure famille
que celle qu’on s’invente. ♦

Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi,


avec Nadia Tereszkiewicz, Sofiane Bennacer, Louis Garrel
(Fr., 2022, 2 h 05). En salle le 16 novembre.

Licences d’entrepreneur de spectacles – Le Liberté L-R-20-6698/L-R-20-6708/L-R-20-6709 Châteauvallon 1-1110966/2-1110967/3-1110968


Conception : trafik.fr / Image : Thierry Laporte - Angels in America – Théâtre de l’Union, CDN du Limousin

Le Liberté

Queer
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In&Out 2022
Rencontres
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28 nov. → 4 déc. • Toulon Voguing
Les Inrockuptibles №15

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Les critiques
Les critiques

Nosaj Thing p. 110.

105
Les Inrockuptibles №15

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Obviously
Les critiques

THE CAR
d’Arctic Monkeys

Toujours en quête de quelque chose, les Anglais,


portés par le génial Alex Turner, apportent

Zackery Michael/Domino
une pierre de plus à leur édifice discographique
en forme d’exutoire métaphysique.
Musiques
106
Les Inrockuptibles №15
Musiques
Base Hotel + Casino (2018), loin de toute
déflagration tubesque, dans l’écrin tamisé
d’un lobby d’hôtel à la dérive. Doit-on
en déduire que la mue du chanteur,
passé du minet au rockeur gominé et du
dandy glam au crooner romantique
Alex Turner avait juré. Oui, mais quoi ? distant, parfois suffisant, donnant à voir
Et, surtout, à qui ? “I know I promised un être habité par quelque chose qui
this is what I wouldn’t do, somehow giving nous dépasse alors que c’est le vide
it the old romantic fool, seems to better suit existentiel qui l’étrille, ne lui seyait plus
the mood” (“Je sais que j’avais promis tant que cela ? Il vaudrait en effet mieux
que je ne le ferais pas, mais d’une certaine qu’il y ait une boule à facettes, pour
manière revenir au vieux romantique idiot percevoir Alex Turner tel qu’il est :
semble plus approprié”), chante-t-il, éparpillé en petits éclats, dans une pièce fiction n’était là que pour servir de
résigné et autocomplaisant, dans les remplie de fantômes. support dynamique, de toile de fond aux
premiers instants de There’d Better Be “La transfiguration, c’est ce qui vous permet errances mentales de Turner.
a Mirrorball. Le premier extrait de de vous dépêtrer du chaos et de le survoler”, L’Anglais est un concepteur d’ambiances,
The Car semblait reprendre là où les disait Bob Dylan, le plus roublard de un architecte qui, inlassablement et
Arctic Monkeys avaient laissé Tranquility tous·tes. À l’image du vieux fou, méticuleusement, constitue la scène sur
les Arctic Monkeys, sous l’impulsion de laquelle il viendra jouer son petit théâtre
sa pythie de frontman, auront déjoué des apparences à la manière d’un
tous les pièges du formatage en se Scott Walker ou de The Style Council.
réinventant sans cesse. D’aucuns diront “It’s the intermission, let’s shake a few
en s’accomplissant enfin. En se hands”, s’interrompt-il dès le deuxième
détournant des cadres restrictifs imposés morceau, I Ain’t Quite Where I Think
par la pop, qui consistent à livrer en I Am. Et, en cela, The Car est
pâture des hits pour flatter les esgourdes un chef-d’œuvre, qui évite justement
des fans, le quatuor de Sheffield sera tous les pièges du gigantisme forcené
non seulement devenu le groupe de rock pour se concentrer sur l’ouvrage,
le plus important des années 2000, le beau, le précis. Quitte à nous laisser
mais aura aussi sauvé sa peau en dans un état d’engourdissement relatif,
s’affranchissant de la logique mercantile au milieu de ce grand manoir à la fois
de l’offre et de la demande. Considérations baroque et craquelant, hanté par un
quelque peu triviales, mais les scores flot de questions sans réponses.
sur les plateformes de streaming C’est d’ailleurs l’une des forces des

107
ne mentent pas : les Arctic Monkeys Monkeys que de ne jamais rien affirmer.
sont dans le top 70 des artistes les plus Ici, tout est interrogation, tâtonnements,
écouté·es sur Spotify. Un exploit, métaphores et paraboles, et c’est
à l’heure où les flux de ces réseaux sans doute pour cela que les concepts
charrient davantage de Bad Bunny et (l’hôtel sur la Lune de TBH + C,
Harry Styles que de Strokes, la mystérieuse voiture de cet album)
Fontaines D.C. et j’en passe. prennent le pas sur le récit et les
Pourtant, des tubes, chez les Monkeys, refrains. Alex Turner a un goût certain
n’en cherchez pas, il n’y en a plus. pour le vintage et les questions
Et c’est le salut du groupe. Depuis le millénaires laissées en suspens. L’action
fracassant AM (2013) – toujours aussi de The Car pourrait ainsi se situer entre
acclamé sur scène et chez les disquaires –, la fin du mirage sixties et l’apparition
seul le titre Four out of Five, sur TBH du punk, en pleine gueule de bois,
+ C, s’apparenterait de loin à un single quelque part entre deux
qui pourrait casser la baraque. apocalypses. Qui aurait
Cela tient à la grande idée qu’Alex cru que la musique des
Turner se fait de la pop, qui pourrait se Arctic Monkeys serait la
résumer en trois actes : construction BO de la fin des temps ?
d’une cathédrale sonore feutrée, écriture, ♦ François Moreau
orchestration.
De source proche du dossier, Alex The Car (Domino/Sony Music).
Turner, déjà quasi exclusivement à la Sorti depuis le 21 octobre. Concert
manœuvre sur le précédent LP, a même le 9 mai à Paris (Accor Arena).
écrit tous les arrangements
(magnifiques) de The Car, un disque
affranchi du contexte narratif qui faisait
du précédent une œuvre kubrickienne
peuplée d’intrigues et d’illusions. Ne
Les Inrockuptibles №15

nous voilons pas la face, la science-


Les critiques

ALPHA ZULU Coppola, sorti en 2020), il s’est


matérialisé avant l’été avec la sortie de
de Phoenix l’étincelant single Alpha Zulu, coïncidant
avec le retour scénique de Phoenix
en France et en Espagne. “On choisit
Renouant avec la veine originelle de United les morceaux portés par l’exaltation”,
108

nous confessaient en chœur les quatre


en 2000, le quatuor versaillais livre un septième inséparables, dans une interview publiée
album de haute volée, renfermant plusieurs dans nos pages le mois dernier, avant
de s’envoler pour une nouvelle tournée
tubes imparables. The Only One, comme le chante américaine.
“They are always different, they are always
Thomas Mars. the same” (“ils sont toujours différents,
ils sont toujours les mêmes”), résumait
“Thomas, Deck, Branco et Christian sont John Peel à propos de The Fall. Et c’est
attachés au système séculaire de dix titres exactement le même sentiment que
par album, à l’instar de la pièce de théâtre en à Urge Overkill), tous ses rêves sonores, l’on ressent à l’écoute des dix titres
trois actes. L’album parfait a été inventé par tous ses fantasmes de production d’Alpha Zulu, avec l’impression de les
les deux faces d’un vinyle. Leur maniaquerie (Funky Squaredance, audacieux morceau connaître déjà par cœur tellement leur
est tellement française, mais ils subliment en trois parties devenu incontournable évidence mélodique, doublée d’une
ce caractère, en s’accrochant à des références en concert). familiarité vocale, tombe sous le sens.
démentes”, nous confiait Philippe Zdar Sans le regretté génie Philippe Zdar, On pourrait d’ailleurs mettre au défi
avant la sortie de Wolfgang Amadeus leur frère de son qui, de près ou de loin, l’oreille la plus retorse, sourcilleuse voire
Phoenix (2009), le disque du basculement était présent sur tous les disques du réfractaire (on en connaît encore en
national et du couronnement international groupe depuis vingt ans, Thomas Mars, 2022 !) de ne pas succomber d’emblée
pour Phoenix et son producteur aux Laurent Brancowitz, Christian Mazzalai à After Midnight, Artefact et The Only
Grammy Awards. Avec ou sans le succès et Deck D’Arcy ont dû se réinventer, One, imparable brelan d’as qui contient
(tardif), le quatuor versaillais n’a jamais doublement même, au vu du contexte tout l’ADN de Phoenix. “How can I be
Shervin Lainez/Loyauté · Andrea Adolphy/ Mexican Summer

varié d’un iota dans sa mélomanie ni pandémique que l’on sait – pour the only one?”, interroge
dans ses principes d’union fraternelle, de d’évidentes contraintes sanitaires, Thomas Mars sur ce
secret de fabrication – Phoenix en studio, Thomas était bloqué outre-Atlantique dernier tube atomique.
c’est Fort Knox. Car avant de devenir pendant que ses comparses travaillaient La réponse est dans
le “meilleur-groupe-français-du-monde”, dans leur studio aménagé d’un musée la question.
Phoenix avait déjà conçu son premier des Arts décoratifs désert. Au point ♦ Franck Vergeade
Les Inrockuptibles №15

album, United (2000), comme un feu d’enregistrer leur tout premier morceau
d’artifice, rassemblant toutes ses à distance, le merveilleux Winter Solstice Alpha Zulu (Loyauté/Glassnote/
obsessions musicales (des Beach Boys – ainsi que le duo Tonight avec Ezra A+LSO/Sony Music). Sortie
à Teenage Fanclub, de Lou Reed Koenig de Vampire Weekend. Et si le 4 novembre. Concerts les 28 et
ce nouvel album s’est finalement dévoilé 29 novembre à Paris (L’Olympia).
par la fin (Identical, enregistré pour
la BO du film On the Rocks de Sofia
HIDING IN PLAIN SIGHT
La Commune

Musiques
de Drugdealer

Le songwriter californien
Michael Collins infuse pièce
d’actualité 18
dans ses nouvelles chansons
un groove énamouré.

Le
Amateurs et amatrices de Fleetwood Mac,

Journal
du folk de Laurel Canyon, du G-funk, de
Woody Herman ou encore de Steely Dan,
prenez une grande respiration avant de
plonger tête la première dans Hiding in
Plain Sight. Auteur, compositeur, wannabe
realisateur, Michael Collins, tête pensante
de Drugdealer, est aussi chanteur,

d’une femme
mais on l’avait presque oublié en écoutant
ces morceaux mémorables incarnés

nwar
par d’autres, comme Weyes Blood sur
Suddenly, en 2016.
Sur ce troisième album, on entend
davantage la voix de Collins que celle de
ses ami·es (Kate Bollinger, Tim Presley de 8 → 20
White Fence), plus haute en tonalité, tout
droit sortie de l’autoradio d’une décapotable nov. 2022
imaginaire traçant la route sur la Highway 1.
La conclusion Posse Cut explore le funk
californien, bénéficiant de l’apport de
fidèles complices (Sasha Winn, John Carroll
Kirby, Sean Nicholas Savage), et un
instrumental richement cuivré s’offre le titre

109
de To Line and Drive in L.A.
Écrit pendant le confinement, Hiding
in Plain Sight n’aspire, à travers Someone
to  Love et autres Valentine, qu’à trouver
l’amour, le vrai. Et aller voir ailleurs si
son Collins y est, dans un espace-temps
élastique qui, puisant à la source
des années 1970 promptes à l’évasion
– chimique, mystique,
ludique –, tartine
de baume nos cœurs
blessés de 2022.
Attention, addiction.
♦ Sophie Rosemont

Hiding in Plain Sight (Mexican


Summer/Modulor). Sortie le 28 octobre.

Matthieu Bareyre
avec Rose-Marie Ayoko Folly
Les Inrockuptibles №15

Aubervilliers
Les critiques
IOTA
de Lous and the Yakuza

Après le succès inattendu de Gore, ce second album


de la chanteuse belgo-congolaise célèbre une pop hybride.
“Je suis une compilation de choses étranges
qui vivent dans le même corps et le même CONTINUA
esprit, dit-elle, à l’image de ces générations
qui, depuis la mondialisation, ont accès de Nosaj Thing
à la technologie des quatre coins du monde.” amicales, familiales, explique Lous. Un
À l’image du second album de Lous
and the Yakuza, qui ne s’embarrasse
peu de bien, un peu de mal, parfois rien du
tout… Autodéfense parle des contrastes
Le Californien tente
d’aucune étiquette hormis celle d’une générationnels et du lien aux parents, un pont subtil entre pop
pop r’n’b fédératrice, nourrie de mbalax La Money, d’un de mes ex qui n’a pas
comme de mélodies nippones kawaii et accepté que je sorte de la misère. Il aurait éthérée et pulsations
de rap East Coast.
Toujours réalisé par le producteur
préféré que je reste tout en bas de l’échelle.”
Ce malotru avait manifestement ignoré
électroniques. Et sur ce pont,
espagnol El Guincho, connu pour son sa pugnacité dont Iota célèbre la joie il est interdit de danser
travail avec Rosalía, Iota est ultra- d’être en vie, assumant d’être un objet
tubesque : la boîte à rythmes et le refrain taillé pour l’entertainment autant qu’un tous et toutes en rond.
haut perché de Monsters, “la petite journal intime.
bombe” acidulée d’Hiroshima, les Il affirme également les ambitions Longtemps, la musique de Nosaj Thing
chœurs d’enfants et les saccades artistiques de Lous, dont les variations s’est préservée des voix. Aux envolées
bravaches de La Money, les rythmiques pop se veulent accessibles à tous·tes : vocales, à la littéralité d’un propos,
aussi dévorantes que la sensualité “C’est l’envie de pousser des barrières qui le Californien préférait les notes,
délivrée par Trésor, la danse afro de m’a encouragée à me rendre littéralement persuadé que les mots qui ne franchissent
Takata, la trame synthétique d’Interpol, plus lisible. Par exemple, Qui sait est pas les lèvres sont les plus beaux,
qui confesse le “mal au cœur” de Lous. devenu Kisé. Pour nous, êtres humains que certains arrangements sont plus
Celle dont la notoriété suscite jalousie essayant de naviguer tant bien que mal romanesques que des paroles, fussent-
et suspicion dans son entourage montre dans la société actuelle, la musique elles les plus belles du monde. De là à se
110

toute sa vulnérabilité sur les cordes représente décidément bien plus que des méfier de ce cinquième album au casting
de la minimale ballade Ciel : “Je crois en mots.” Et c’est vrai, XXL, enregistré aux côtés d’invité·es
la vie éternelle […] Je cherche encore un simple beat de Iota, venu·es autant du jazz et de la soul que
mon étincelle.” allié à la voix prégnante du hip-hop et de la pop ? Aucunement.
En dépit de son titre, Iota donne de Lous, de nous faire Continua est l’œuvre d’un artiste qui,
beaucoup. “Chaque morceau évoque ce qui monter les larmes aux pour préserver son regard neuf, a préféré
me reste de mes relations amoureuses, yeux. ♦ Sophie Rosemont s’entourer de collaborateur·trices :
Panda Bear, Serpentwithfeet, Julianna
Iota (Columbia/Sony). Barwick, Toro y Moi ou encore Kazu
Sortie le 11 novembre. Makino, deux artistes déjà présent·es
sur Home (2013).
Évidemment, on serait tenté de mettre
tous ces duos sur le compte de la panne
d’inspiration. C’est tout l’inverse :
contrairement à ces producteurs
prisonniers volontaires d’un son

Charlotte Wales/Columbia · Donovan Novotny/LuckyMe · Irakli Gabelaia/Transgressive


caricaturé depuis longtemps, Nosaj
Thing explore ici d’autres beats,
provoque d’autres vertiges, se méfie
des sensations fortes pour tendre vers
le recueillement, la profondeur d’une
émotion, l’abandon complet. Celui
auquel invitent My Soul or Something,
Woodland et Different Life : trois
chansons merveilleuses et pourtant
susurrées, héritières directes des
volutes, des tourments
et de la torpeur
Les Inrockuptibles №15

autrefois arpentés
par Mazzy Star
ou Cocteau Twins.
♦ Maxime Delcourt

Continua (LuckyMe/Kuroneko).
Sortie le 28 octobre.
STAY CLOSE TO MUSIC
de Mykki Blanco

L’artiste non-binaire livre un nouvel


album abouti, radical par son propos,
mais tout à fait jouissif.
Depuis que Mykki Blanco s’est libéré·e
de sa volonté d’absorber les codes rap
et de les détourner, iel est devenu·e un·e
musicien·ne fascinant·e. En s’affirmant
au fil des ans, en prenant soin de se
désintéresser des carcans, de ne plus
songer à les faire sauter à tout prix, iel
livre une musique plus audacieuse,
apaisée à l’écoute, certes, mais en fait plus
radicale. La rupture a sûrement eu lieu

ARMIDE
en 2021 avec la sortie du EP Broken
Hearts & Beauty Sleep, première pierre
posée de ce nouvel album, Stay Close
to Music.
La voix de Mykki Blanco est grave mais
limpide, affirmée, comme sur  Trust
a Little Bit ou sur l’introduction Pink
Diamond Bezel. Elle s’offre des instants
de repos, presque méditatifs, qui Christoph Willibald Gluck
permettent en fait de digérer le propos
précédemment scandé. Celui-ci n’est pas
toujours vindicatif ou profond, comme
l’étiquette spoken word accolée à sa
musique voudrait le faire croire : Mykki
Blanco se fait nasty, cite Lady Gaga, revêt
des apparats pop eighties ou trap, voit
l’engagement comme un amusement. Cet
05 > 15.11
équilibre entre gravité et légèreté semble
naturel, traduisant les envies multiples
mais cohérentes de l’artiste californien·ne,
qui n’a aucun mal à enchaîner les
morceaux sans pause, à entrecouper les
chansons de tentatives
Direction musicale
instrumentales
bienvenues. Tout vient Christophe Rousset
à point à qui sait
Mise en scène
attendre, et à qui sait
créer. ♦ Brice Miclet Lilo Baur
Stay Close to Music (Transgressive/
Chœur
PIAS). Sorti depuis le 14 octobre. Les éléments
Orchestre
Les Talens Lyriques
Licence E.S. L-R-21-8858 - Création graphique :

Production Opéra Comique

opera-comique.com
01 70 23 01 31
Les critiques “Mon écriture est essentiellement basée
sur des punchlines et l’utilisation de
symboles, détaille Florence Shaw. Je ne
STUMPWORK sais jamais où vont me mener mes textes.
D’ailleurs, je ne comprends parfois leur
de Dry Cleaning signification que quelques mois plus tard,
une fois sur scène… Mais j’aime l’idée
de rester abstraite, j’ai l’impression que ça
Un an seulement après un premier album me laisse l’opportunité d’aborder n’importe
impressionnant, les Anglais·es agitent quel sujet.”
Florence Shaw partage en cela d’évidents
les foules avec un postpunk aussi branleur points communs avec Charlotte Adigéry,
dont elle est fan. À commencer par
que sautillant. ce verbe capable de charrier dans un
même morceau la pire noirceur et la plus
Du postpunk rythmé par une basse belle absurdité, de noyer des sujets
bondissante et une voix qui postillonne graves dans des phrases qui masquent
sur l’état du monde… On pensait leur insolence derrière l’ironie. Sans
en avoir fait le tour, et pourtant : Dry doute est-ce ce sens de la nuance, doublé
Cleaning a complètement bouleversé envies que nous n’avions pas pu développer.” d’une vraie musicalité, qui permet
nos certitudes avec New Long Leg Débarrassé·es du syndrome de à No Decent Shoes for Rain, Anna Calls
(2021), un premier album enregistré l’imposteur, les quatre comparses disent from the Arctic ou Don’t Press Me de
avec suffisamment de fougue et avoir envisagé ce disque sans pression, parler autant à la jeunesse désœuvrée
de toupet pour mettre la sphère indie sûr·es de leur force et de leurs choix. des banlieues pavillonnaires qu’aux
en extase. Il n’y avait ni pose ni flambe De leur singularité, également : “On ne amateur·trices d’un postpunk lettré.
dans ces morceaux pensés aux côtés voulait pas aller vers un autre son, ni opter Dry Cleaning joue ainsi à merveille son
de John Parish dans un studio du pays pour des arrangements plus grandioses. rôle de passeur avec ces onze chansons
de Galles. Un an plus tard, les Anglais·es Stumpwork, c’est davantage de l’artisanat, capables de subtilité,
opèrent selon le même procédé dénué d’effets de production.” et qui miment avec
avec Stumpwork, un second LP qui Fan de Pylon, Television, Black Sabbath talent la mélancolie
affirme et prolonge certaines idées ou Unwound, toutes ces formations profonde d’une époque
entendues sur des hymnes à l’anxiété incapables de spéculer sur un son ou en bout de course.
généralisée, tels que Scratchcard Lanyard un savoir-faire, le groupe ajoute de ♦ Maxime Delcourt
ou Strong Feelings. l’épaisseur, de l’impertinence, du frisson
“Au moment d’enregistrer New Long Leg, à ce rock pourtant déjà dangereusement Stumpwork (4AD/Wagram). Sorti
112

on n’avait aucune expérience du travail physique, rempli à ras bord de mots depuis le 21 octobre. Concert
en studio, racontent-ils et elle d’une même qui aident à concevoir ce que l’on peine le 8 novembre à Paris (Trabendo).
voix. Là, ça a été l’occasion d’explorer des à imaginer. On y parle de politique,
de la famille, de désespoir existentiel,
d’autodépréciation, selon un vocabulaire
qui s’autorise le surréalisme et l’humour.

Ben Rayner/4AD · Benjakon/City Slang


Les Inrockuptibles №15
Après le succès de 20 000 lieues sous les mers
et La Mouche, retrouvez Valérie Lesort et
Christian Hecq dans une comédie musicale
déjantée et horrifique à souhait.

COMÉDIE MUSICALE

WAITING GAME
de Junior Boys LA PETITE
L’electropop rêveuse et BOUTIQUE
mélancolique du duo canadien
accomplit toujours des
DES HORREURS
Alan Menken et Howard Ashman
miracles.
En 2006, avec leur deuxième album
So This Is Goodbye, Jeremy Greenspan
10 > 25.12
et Matt Didemus mettaient en place
avec succès les idées éparses qu’ils
avaient jetées un peu négligemment
à leurs débuts. Les Junior Boys posaient
ainsi les bases de leur soul électronique
et futuriste, frissonnante et le cœur
à vif, avec ses rythmes post-r’n’b, ses
mélodies squelettiques, ses ambiances
éthérées et la voix cotonneuse de Jeremy
Greenspan en touche finale à cette
overdose mélancolique. Parcimonieux
dans ses sorties (le chanteur s’affaire
parallèlement aux côtés de Caribou
ou Jessy Lanza), le duo est de retour
avec Waiting Game, LP qui prend Direction musicale
la direction opposée du précédent Big
Black Coat (2016).
Maxime Pascal
Autant ce dernier s’aventurait Mise en scène
nonchalamment sur le dancefloor avec Valérie Lesort
ses rythmiques plus marquées, autant et Christian Hecq
Waiting Game navigue dans le versant Orchestre
le plus nébuleux, onirique et
Le Balcon
fantomatique du tandem. Avec leurs
nappes de synthés en immersion, leurs
boîtes à rythmes trempées dans le
chloroforme et leurs mélodies diaphanes, 01 70 23 01 31
les neuf titres du disque dessinent opera-comique.com
les contours d’une rêverie en suspension,
flirtent avec l’ambient, chuchotent leur
mélancolie cristalline, pendant que
Licence E.S. L-R-21-8858 - Création graphique :

la voix de Jeremy Greenspan, troublante


comme jamais et
déformée par les
circuits électroniques, Basé sur le film de Roger Corman Production originelle WPA Theatre
achève de nous Scénario de Charles Griffith (Kyle Renick, Directeur de production)
Adaptation française Alain Marcel Production originelle Orpheum Theatre
envoûter. Nouvelle orchestration Arthur Lavandier New York City par le WPA, Theatre
♦ Patrick Thévenin Production Opéra Comique (David Geffen Cameron Mackintosh
Coproduction Opéra de Dijon et la Shubert Organization)
Waiting Game (City Slang/PIAS).
La Petite boutique des horreurs est présenté en accord avec Music Theatre International (Europe)
Sortie le 28 octobre. www.mtishows.co.u et l’Agence Drama- Paris - www.dramaparis.com. Paritions fournie par MTI (Europe)
Les critiques TEATRO LÚCIDO poursuit : “On n’aime pas faire comme
tout le monde. C’est important pour nous
de La Femme de changer la donne.”
À rebours des modes mais reconnaissant
envers ses idoles (pop yéyé, rock psyché,
Sur son quatrième album, le gang biarrot témoigne electro vintage…), le tandem explore des
de son amour pour les sonorités hispaniques. styles bigarrés (reggaeton, paso-doble,
movida…), avec des instruments du cru
(castagnettes, guitare classique, cuivres…)
tout en évitant le simple exercice de
style. Entre mélancolie froissée (Tren
de la vida,Y tú te vas) et joyeuse pagaille
(Maialen, El Conde-Duque), entre
classicisme élégant et recoins interlopes,
la patte La Femme est indéniablement
présente tout au long de ces treize
morceaux, signe que cette formation
à géométrie variable s’est néanmoins
forgé une identité forte.
Allergiques à la page blanche et au
sur-place, les deux têtes pensantes de
La Femme présentent ici le premier
volume d’une série d’albums
Après une tournée estivale triomphale, Sur Teatro Lúcido, Sacha Got et Marlon thématiques intitulée Collection odyssée,
La Femme propose sur son quatrième Magnée continuent cet hommage dont Marlon nous livre quelques
album un trip sonore entièrement chanté aux cultures hispaniques en puisant leur secrets. “On a déjà commencé à écrire la
dans la langue de Rosalía, “avec l’aide inspiration dans leurs innombrables suite : le volet aquatique avec de la musique
de Google Translate”, d’après Sacha Got. vadrouilles au Mexique et en Espagne, drone et méditative, le volet hawaïen…”
Aucune routine ni automatisme chez ces comme sur Sácatela, single exotique On se réjouit d’avance
anticonformistes qui n’en finissent pas dévoilé en plein été caliente. Ils ont fait en imaginant ce que
de nous surprendre. Les fans les plus appel à de nombreuses voix féminines prépare La Femme,
attentif·ives auront tout de même perçu hispanophones pour interpréter qui court vers
un avant-goût de ce nouveau chapitre la majeure partie des paroles. Les voix l’aventure au galop.
discographique sur l’époustouflant des deux coleaders apparaissent sur une ♦ Noémie Lecoq
Paradigmes (2021), qui comportait déjà poignée de chansons, avec leur accent
114

une chanson contemplative en espagnol français prononcé. “Comme d’habitude, Teatro Lúcido (Disque Pointu/Idol/
(Le Jardin). ce n’était pas très réfléchi, explique Sacha, PIAS). Sortie le 4 novembre.
mais c’est marrant aussi. On entend
notre accent, comme en anglais. On chante
moins que sur d’autres albums.” Marlon

PLANÈTE pour les rêveries en Cinémascope, Planète


se déleste des arrangements luxuriants
que l’homme. Nous n’avons pas besoin
d’autres mondes. Nous avons besoin
de Pierre Daven-Keller pour une approche minimaliste. Froids de miroirs”, écrivait
et délicats comme l’éther, ces Stanislaw Lem dans
instrumentaux – lents développements Solaris (1961). L’espace
Un voyage musical cosmique harmoniques au sein du vide spatial – comme ultime quête
évoquent la space age pop dans leur désir d’humanité.
et un brillant exercice de style de se projeter dans un ailleurs fantasmé. ♦ Arnaud Ducome

en forme de rêve éveillé parmi Sans Moog ni thérémine, Pierre Daven-


Keller fait tenir tout un univers sensible Planète (DK-Disk/Bigwax).
les étoiles. sur huit titres. Une musique du cosmos Sorti depuis le 14 octobre.
pleine de vibrations stellaires et
de cliquètement des pulsars.
Aussi discret que productif, Pierre Une attraction des astres où l’on
Ilan Zerrouki/Disque Pointu · Philippe Lebruman/DK-Disk

Daven-Keller a travaillé avec pourrait croiser Alain Goraguer


Dominique A, Philippe Katerine ou (La Planète sauvage), Étienne
Miossec et a signé des bandes originales Jaumet ou Stereolab.
de films, dont celle de Je suis un no man’s Au milieu de ces instrumentaux,
land (2011) de Thierry Jousse. Son le single Feel the Concept,
nouvel album, Planète, fait suite à Kino et son chant sorti d’un casque
Les Inrockuptibles №15

Music (2019), bande-son d’un film de combinaison spatiale, nous


imaginaire aux sonorités seventies. Si les rappelle Moon Safari de Air.
deux disques partagent un goût rétro Pierre Daven-Keller est un
musicien élégant, sorte
d’Oblomov paressant sous la
matière noire de ses rêveries
spatiales. “Nous ne recherchons
LES 10 ALBUMS DU MOIS
Sélectionnés par les disquaires de la Fnac

ARCTIC MONKEYS
THE CAR
Que de chemin parcouru dans les contrées du rock indé
pour le groupe de Sheffield ! Toujours en quête de nouveaux
paysages musicaux, Alex Turner et ses compagnons de voyage
nous étonnent une fois de plus avec ce septième album. Montez
dans la voiture et en route pour une nouvelle Arctic Surprise.
Louis, expert Musique Fnac
Retrouvez son blog sur fnac.com

PHOENIX LOUISE ATTAQUE DANIEL AVERY LA FEMME WARHAUS


ALPHA ZULU PLANÈTE TERRE ULTRA TRUTH TEATRO LÚCIDO HA HA HEARTBREAK

THYLACINE JEANNE ADDED LEE FIELDS RED HOT CHILI PEPPERS


9 PIECES BY YOUR SIDE SENTIMENTAL FOOL RETURN OF THE DREAM CANTEEN

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L’ensemble des achats de l’adhérent titulaire et des autres personnes possédant une carte supplémentaire sont comptabilisés sur le compte
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Les critiques sa paternité récente. À l’instar de la
production de Hate, superbe morceau
d’ouverture auscultant le racisme
systémique à l’œuvre dans toutes les
strates de la société britannique, tout, sur
ce troisième album, est fragmenté ou
évanescent : featurings en retrait, presque
spectraux, samples dégradés, sans

HUGO
toujours de structure apparente. Produit
quasi exclusivement par le génial
de Loyle Carner Londonien Kwes, et avec l’aide
sporadique d’un maîtres du sampling,
Madlib, Hugo brille par son
Parasité par le pessimisme dépouillement faussement humble mais ANOTHER LIFE
farouchement radical dans son approche.
ambiant, le Britannique Un parfait écrin pour habiller ce de Nadine Khouri
délaisse l’hédonisme bouillonnement de partis pris politiques
(l’activiste Athian Akec en featuring),
Toujours produite par John
pour une âpreté qu’on ne d’introspection amère et de constats
acerbes, assez proches – quoique plus Parish, la songwriter
lui connaissait pas. sages – des collages surréalistes et
primitifs d’un Earl Sweatshirt. d’origine libanaise confirme
Si l’on pourra toujours lui préférer
Jusqu’alors gendre idéal du rap made la naïveté de son premier disque ou le son sens du blues frissonnant.
in UK, propre sur lui, pondéré et à mille raffinement du deuxième, ce troisième
lieues de la crudité et de l’âpreté du effort, lui, capture mieux que jamais Il brillait, sur le premier album de
grime et de sa petite sœur réglant ses les tourments intérieurs du MC anglais. Nadine Khouri (The Salted Air, 2017)
problèmes à l’arme blanche, la drill, À l’image d’Adonis tout sourire, fan une étoile brisée, Broken Star, l’un des
Loyle Carner remise finalement son d’Éric Cantona et troquant des places singles. La lumière, plus tamisée, qui
optimisme d’apparat au placard sur son de concert contre des maillots de foot nimbe son successeur Another Life est elle
troisième album, Hugo. Sans embrasser vintage, se substitue aussi cassée : c’est The Broken Light, cette
le fatalisme des deux courants musicaux enfin une faillibilité lueur qui “sait tout de la défaite”, nous dit
les plus populaires du rap de la perfide dépouillée véritablement l’un des plus beaux titres de cette
Albion, Benjamin Coyle-Larner, de son à nu. La rage au ventre nouvelle collection de chansons
vrai nom, évolue désormais en vase clos et les tripes à l’air. nocturnes. C’est aussi le clair d’une lune
116

– et en eaux troubles –, loin de la ♦ Théo Dubreuil basse fidélité, une Lo-Fi Moon où, dans le
douceur apparente des contributions texte, il est question d’une “radio fantôme”.
de Sampha, Jorja Smith ou Tom Misch Hugo (Virgin Records/Universal). La radio de Nadine Khouri émet enlacée
sur son second LP, Not Waving, Sorti depuis le 21 octobre. Concert de chœurs subtils et de saxophones
But Drowning (2019) – déjà lourd en le 29 janvier à Paris (Olympia). spectraux, mise en son par un John
introspection. Parish qui installe d’abord une sensualité
Exit donc le cocktail Mazzy Star dépouillée à laquelle
résolument pop qui s’ajoutent par touches discrètes des beats
irriguait jusqu’alors sa synthétiques parcimonieux (l’entêtant
musique. Sur Hugo, Keep On Pushing These Walls), ou le
la musique épouse clavier enfantin de Briefly Here.
le tumulte identitaire De la délicatesse surgissent aussi des
de ce kid anglais, métis, tubes potentiels comme Vertigo qui
atteint de trouble lointainement fraye avec la sensualité du
du déficit de l’attention Wicked Game de Chris Isaak. Déracinée
et marqué par (elle a fui enfant son Liban natal),
Nadine Khouri chante sur ses
arrangements parfaits des histoires
hantées, des aspirations, des respirations
où les silences aussi en disent long.
Another Life est un album qui vibre par
douces vagues, amples, épurées, mais à la
puissance très sûre. Sur le magnifique
avant-dernier morceau, elle s’interroge
Loyle Hate//Virgin Records · Steve Gullick/Talitres

sur ce que pourrait


chanter l’oiseau en cage.
À n’en pas douter,
Nadine Khouri a trouvé
Les Inrockuptibles №15

une voix de liberté.


♦ Rémi Boiteux

Another Life (Talitres/L’Autre


Distribution). Sortie le 18 novembre.
En tournée française et à Paris
le 23 novembre (Point Éphémère).
LES ANNÉES
NEW WAVE
1978-1983
Écrit par JD Beauvallet, préface de Jehnny Beth
Un livre de 224 pages
avec plus de 70 photos rares à inédites

Inclus, les deux albums cultes :


- Marquee Moon de Television (1975)
- Ocean Rain d’Echo & the Bunnymen (1984)

DISPONIBLE EN MAGASIN ET SUR FNAC.COM


Les critiques MK 3.5: DIE CUTS|CITY PLANNING
de Mount Kimbie

Un double album qui s’appréhende comme


un faste état des lieux de la grande forme
et du génie des deux producteurs.
devenu le bras droit de James Blake,
producteur de tous ses projets depuis
2018, pendant que l’autre s’est plus
discrètement illustré aux côtés de Mura
Le matricule “3.5” attribué à l’album Masa, Alex Cameron et Actress –,
pourrait laisser attendre un effort sorti MK 3.5: Die Cuts/City Planning
sans grande ambition, mais Dominic se compose donc de deux parties
Maker et Kai Campos savent prendre distinctes, apparaissant comme le double
les attentes à revers. Si bien que depuis solde des perspectives empruntées par
douze ans déjà, ils font muter la musique les musiciens.
de Mount Kimbie, leur projet commun, Tout en divergences, le disque s’ouvre
dans des directions toujours plus sur la séquence composée par Dominic
inattendues : du dubstep glitché de Maker, résolument axée beatmaking
l’inaugural Crooks & Lovers (2010) au et riche en collaborations. Si King Krule,
postpunk électronique du romantique pourtant complice historique du groupe, l’occasion de parfaire ses talents de
Love What Survives (2017), le duo figure aux abonnés absents, ce sont des producteur en livrant une surprenante
exhume la poésie de ses synthétiseurs pontes de la trempe de Danny Brown ou seconde moitié, oscillant entre micro-
et boîtes à rythmes. Slowthai comme des espoirs des scènes house, acid et techno
Précurseur de la mouvance dite future hip-hop anglophones (Kučka, Reggie ou minimale. Si la recette
garage, dans la lignée d’artistes comme Keiyaa pour les plus notables) qui portent diffère, le bon goût du
Burial ou Four Tet, le groupe modèle un tracklisting infusé à la grime et au savoir-faire des Anglais,
toujours une pâte sonore ébauchée, qu’il r’n’b. Alors que l’album parvient à lui, demeure bien.
n’a jamais aussi bien cultivée que sur ce s’articuler en formats courts (peu de titres ♦ Briac Julliand
boulimique nouveau projet. Livré après atteignent les trois minutes) sans tomber
ce qui passerait presque pour un hiatus dans l’écueil de la frustration, l’exercice MK 3.5: Die Cuts/City Planning (Warp/
118

de cinq ans – au cours duquel l’un est est, pour Kai Campos, davantage Kuroneko). Sortie le 4 novembre.

Il est de ces évidences inexplicables, mues émancipatrice de ce départ canon pour


par leur propre pouvoir d’attraction et de tracer sa route en totale indépendance
SEMBLANCE fascination. En 2018, lorsque débarquait
de nulle part Heaven’s Only Wishful,
sur son propre label.
Grand bien lui fasse, à l’heure tant
de MorMor premier morceau rêveur, tohu-bohu attendue du premier album, Seth
imparable d’influences, personne – de la Nyquist n’a rien perdu de son originalité.
presse internationale au public sous Convoquant tantôt le folk éthéré et le
Quatre ans après ses débuts le charme – ne s’y était trompé. Alors que falsetto de Mose Sumney ou une version
fracassants, l’artiste ce coup d’éclat inaugural, qui culmine
à près de 15 millions d’écoutes sur
d’obédience britannique de la musique
de Blood Orange – pour ce mélange
canadien atteint enfin YouTube, aurait pu pousser l’artiste de d’art pop, d’ambient, de r’n’b et
Toronto à céder aux sirènes de l’industrie. de postpunk –, Semblance est surtout
son plein potentiel. MorMor leur a préféré la valeur l’occasion de se faire les témoins
de l’insolent talent de son auteur. Hors
cadre, aussi touchante (Days End, Crawl) Warp/Kurenko · Joshua Gordon/Don’t Guess · Steve Gullick /Phantasy Sound
que stimulante (Chasing Ghosts, Seasons
Change), la musique de MorMor semble
répondre à la même intuitivité
(d’écriture, de
production, mélodique)
qui parcourait ses
premiers efforts, comme
touchée par la grâce.
♦ Théo Dubreuil
Les Inrockuptibles №15

Semblance (Don’t Guess).


Sortie le 4 novembre.
ULTRA TRUTH Alger
1956 Clichy-sous-Bois
de Daniel Avery 2005
Le DJ et producteur anglais Bois-Caïman
plonge sans concession 1791
au cœur de la rave.

LWA
théâtre

© C. Raynaud de Lage
paris-
villette

Camille Bernon
Album après album, Daniel Avery n’en
et Simon Bourgade

c
finit plus de nous surprendre, mettant


3
la barre toujours un peu plus haut,
theatre-paris-villette.fr
s’aventurant dans les recoins les plus

v
M° porte de pantin

no
obscurs de la techno. Ce n’est pas

17
Ultra Truth, son troisième LP solo en
trois ans, qui prouvera le contraire.
Autant ses deux précédents, Love + Light
(2020) et Together in Static (2021), avec
leurs envolées techno rêveuses, ponctuées
de plages ambient illuminées, étaient
des respirations vers la lumière, autant
Ultra Truth explose dans les ténèbres.
Conçu avec Ghost Culture et Manni
Dee à la production, invitant Haai,
Sherelle, Marie Davidson ou Kelly Lee
Owens, Ultra Truth est une immersion
dans le plus physique de la techno,
au cœur même de la rave. Comme
le déclare Avery : “C’est un album
intentionnellement lourd et dense.
Un disque de rêve déformé : agité, déterminé
et vivant.” Ici, c’est dance or die, pas
de répit, les beats sont concassés et
martiaux, plongent dans la drum’n’bass
et le breakbeat, les synthés sont en mode
industriel, Aphex Twin pointe le bout
de son nez…
Même les plages ambient qui ponctuent
– comme une manière de reprendre
son souffle – cette déflagration sonique
sont menaçantes. Brut et possédé,
Ultra Truth rêve de raves, ne laisse
aucun répit, suinte l’énergie et la sueur
des corps perdus dans l’obscurité
d’un entrepôt désaffecté. Et prouve
que Daniel Avery est sans contexte
l’un des meilleurs
producteurs de
musique électronique
de ces dix dernières
années.
♦ Patrick Thévenin

Ultra Truth (Phantasy Sound/PIAS).


Sortie le 4 novembre.
Les critiques PRECIPICE FANTASY PART. 1 À l’image de Grave for a Dolphin, grand
titre traversé de sonars, cette première
de Koudlam partie de Precipice Fantasy (on attend
la suite, “un disque
instrumental contemplatif
Le retour anxiogène et exaltant d’un titubant pour séance de yoga
seigneur de la pop saoule. Plus sorcier que jamais. malaisante”) impose son
ivresse en profondeur.
♦ Rémi Boiteux
Secret, mystique, cabossé et flamboyant :
sous l’alias en forme de cri de guerre Precipice Fantasy Part. I (Pan
Koudlam, Gwenaël Navarro a produit European Recording/Bigwax).
juste ce qu’il faut de musique (une Sortie le 28 octobre.
poignée de maxis et trois longs formats) Ici, la lame s’est encore affinée, tout
pour que chaque nouvelle sortie voie comme ce talent de mélodiste auquel
monter de plusieurs crans les attentes Koudlam lâche enfin franchement
et les espoirs qu’on lui confie, comme la bride. En résultent des chansons aux
on confierait la destinée de nos tripes à atours si accrocheurs qu’elles vous
un chamane. Plus condensé, concentré, mènent n’importe où. C’est I Will Rape
moins expansif que le touffu – et tout the World, qui sonne comme l’ouverture
fou – Benidorm Dream (2014), Precipice de Twin Peaks chantée par Jarvis Cocker,
Fantasy renoue avec la frappe immédiate c’est Waterfall Views, qui multiplie les
de Goodbye (2009) et peut-être plus approches pour assaillir l’encéphale,
encore d’Alcoholic’s Hymn, EP de 2011 c’est tout un disque qui semble né de
si bien nommé. la collision entre The Pod (Ween, 1991,
Car il en va des litanies de Koudlam sa brume narcoleptique) et Violator
comme des ivresses, de celles qui vous (Depeche Mode, 1990, son blues de
chopent par le col et vous font monter synthèse) pour nous danser aux oreilles,
très haut vers les étoiles en vous comme ces figurines tenues par un
précipitant dans le ravin. Il y a chez cet élastique qui s’affaissent puis d’un coup
arpenteur du Mexique quelque chose du se tendent à nouveau.
consul de Malcolm Lowry (Au-dessous du Il y a là une grandiloquence que son sens
volcan), cette grandeur ivrogne assortie sublime du pathétique prémunit de toute
de génie pop comme on en trouvait chez boursouflure. Ainsi de Hail to Myself,
feu Nicolas Ker (Poni Hoax). C’est pseudo-ode à l’ego qui se termine en
120

d’ailleurs Luc Rougy, collaborateur de coitus interruptus, comme de cette voix


Ker, qui cosigne le mixage, secondé par qui part en vrille sur Am I Paranoid III
Stéphane “Alf” Briat. en écho au tout premier album (Nowhere,
2006), ou en complainte sur une
River dont la guitare d’une étincelante
sécheresse ravive le souvenir d’un
Cobain débranché au chevet de Bowie.

Nouvelle trouvaille du label Microqlima,


Quasi Qui fait tout pour se faire
remarquer en cette fin d’année. Mais
Quasi Qui, quésaco ? Formé par les frère
et sœur anglais·es d’origine bosniaque
Yehan et Zadi Jehan, le duo propose on sait que Yehan Jehan a tout écrit
un trip cosmique qui marie de fortes et produit lui-même. Downloading
influences French Touch version a New Operating System navigue ainsi
Ed Banger (on pense parfois à Mr. Flash entre des compositions pop qui
Alice Navarro/Pan European Recording · Maxime Imbert/Mircoqlima

ou Justice pour certains arrangements, pourraient sortir du chapeau de Todd


comme sur la claque inaugurale City Rundgren (le single Directorial Debut)
DOWNLOADING Mashups) à une vibe pop californienne :
des harmonies à la Beach Boys sur
ou des synthés vintage de Tame Impala
(l’hypnotique Runway Lights). Le voyage
A NEW OPERATING SYSTEM Mutants, des mélodies soft rock baignées
de soleil couchant qui auraient toute
s’achève sur un Final Descent extatique
où se mêlent ces
de Quasi Qui leur place sur une compilation California diverses influences dans
Groove… un puissant maelström
Les Inrockuptibles №15

On sirote un cocktail en regardant défiler dont la seule issue


Ambiance à la fois rétro les étoiles et on en redemande. C’est semble être le bouton
et futuriste pour ce tandem d’autant plus impressionnant quand repeat. ♦ Alexis Hache

fraternel qui illuminera Downloading a New Operating System


(Microqlima/Believe). Sortie le
votre automne. 4 novembre.
EUROPEAN TOUR 2023

09.05
PARIS

special guests

ARCTICMONKEYS.COM
radical-production.fr · accorarena.com
Les critiques

SAINT OMER
d’Alice Diop

D’un fait divers terrible,


la cinéaste déploie un film
de procès dont la cohérence
entre parole et mise en
scène tire le huis clos vers la
grande expérience collective.
À l’origine de Saint Omer, il y a
Cinémas

l’obsession de son autrice pour une


image, celle d’une caméra de surveillance
montrant une femme noire et son bébé
gare du Nord. Après l’image, vient le fait
122

divers, l’infanticide : Fabienne Kabou,


doctorante, intellectuelle, abandonnant
son enfant de 15 mois sur la plage
de Berck. Saint Omer, deuxième long
métrage de “fiction” d’Alice Diop
(son cinéma échappe à la tyrannie des
genres), est inspiré de cette affaire dont
la cinéaste a suivi le procès en 2016. ↑
À cette matière documentaire (le film Kayije Kagame.
restitue la véracité des textes du procès
remodelés avec les coscénaristes
Amrita David et Marie NDiaye), Alice
Diop adjoint l’élément de fiction qui
nous permet d’approcher l’affaire et
invente le personnage de Rama (Kayije de la recherche d’un état de grâce, tel est
Kagame, magnétique), alter ego évident, le projet de Saint Omer, film de procès
professeure de lettres et romancière. et réinterprétation du mythe de Médée.
Dans les premières minutes, nous La quasi-entièreté du film se situe entre
assistons à l’un de ses cours dans un les murs de la cour d’assises de Saint-
amphithéâtre. La séquence figure Omer, petite ville du Pas-de-Calais où
le projet esthétique et éthique du film. Rama, par son allure citadine et sa peau
Sur les images d’archives de femmes noire, fait figure d’intruse. Venue là pour
tondues à la Libération, Rama lit un nourrir l’écriture d’un roman, la jeune
extrait d’Hiroshima mon amour de Duras femme transite entre sa chambre d’hôtel
et transcende ainsi, par la poésie des et le tribunal. De ces lieux clos émane
mots qui disent l’intimité d’une femme une sensation étouffée d’un monde
humiliée et la singularité d’une écriture, à côté du monde, le bruit du dehors
l’ignoble, le monstrueux. comme intercepté par l’omniprésence
Les Inrockuptibles №15

SRAB-Films/Arte France Cinéma

Mettre en puissance les outils du cinéma du bois, de la poussière des rideaux,


au service d’une sublimation du réel, d’un clair-obscur dont tout le film est
baigné et qui vacille et palpite comme
les battements d’un cœur. Saint Omer
est un film de parole, et même de
langage, mais pas un film bavard. Il se
compose d’une poignée de séquences
Cinémas
123
dans lesquelles l’accusée Laurence Coly femmes, les tondues, les brûlées au
(Guslagie Malanda, impressionnante bûcher, les mauvaises, les monstrueuses,
dans Mon amie Victoria de Jean Paul tout l’héritage d’être femme se fait,
Civeyrac), avec sa langue d’érudite, et c’est à une grande catharsis, pour
qui lui vaudra l’étonnement d’une partie preuve de clairvoyance pour parvenir pleurer nos mères, que la banale petite
de l’auditoire chargé de tout un impensé à recomposer dans nos esprits une cour d’assises assiste. Nous. C’était le
raciste, raconte sa vie d’avant le meurtre troisième image, l’image manquante, titre du premier long métrage d’Alice
dans laquelle on voudrait trouver les celle qui jaillit de la jointure entre Diop. Un grand film qui redessinait
indices de son geste. la parole déliée de cette femme la carte du territoire français et de la
Mais c’est aussi une œuvre qui sait infanticide et l’incroyable placidité de périphérie parisienne pour fabriquer une
accueillir le silence comme rarement son visage habité, objet de fascination image inédite dans le champ stéréotypé
et filme avec une très grande intensité d’un film qui s’autorise à s’approcher de la banlieue. Saint Omer aurait pu
les femmes de ce tribunal qui s’écoutent progressivement de lui, pour finir par s’appeler Nous, ou plutôt Nous toutes.
et se taisent. C’est bien à une écoute l’étreindre dans un gros plan. ♦ Marilou Duponchel
et à une attention totales que nous invite Cette échelle de plan qui fait triompher
Saint Omer, comme une expérience une image gorgée d’affect, une élévation, Saint Omer d’Alice Diop, avec Kayije
de cinéma partageable. Le film l’est décuplée ici par l’utilisation de plusieurs Kagame, Guslagie Malanda,
entièrement, tant il nous incite à faire regards caméra, Alice Diop l’utilise Valérie Dréville, Aurélia Petit (Fr.,
comme l’outil d’un dénouement 2022, 2 h 02). En salle le 23 novembre.
bouleversant qui complexifie le récit.
Les Inrockuptibles №15

Saint Omer, plutôt que l’état de


sidération engendré par tout ce qui est
par définition inentendable, finit
par produire un effet de reconnaissance.
Il y a d’abord celle éprouvée par Rama
envers Laurence, puis un pacte secret,
entre elle et nous, entre toutes les
Les critiques fioritures ni sommeil, qui avale des
paquets de biscuits. La cinéaste trouve
BOWLING SATURNE en son fils, le comédien Achille Reggiani
(Armand), une fébrilité torve, moite,
de Patricia Mazuy qui rappelle celle de Robert Walker, le
criminel de L’Inconnu du Nord-Express
L’autrice de Saint-Cyr célèbre les codes d’Hitchcock – autre histoire de double,
d’homosexualité refoulée (une lecture
du polar dans un drame hitchcockien intense qui fonctionne ici).
Si les hommes sont ligotés au passé,
et travaillé par la question des féminicides. les femmes sont au présent, vivantes :
l’actrice Y-Lan Lucas, qui joue une
militante antispéciste et dont la seule
À Caen, après la mort de leur père, présence fait signe vers le western,
Guillaume, flic, offre la gérance du ouvre l’horizon d’un film embourbé
bowling qu’il a reçu en héritage à son jusqu’au cou dans une glu provinciale.
demi-frère Armand, qui finit par C’est la première incursion de cette Présence d’étoile filante de Leila Muse
l’accepter. Ce dernier s’installe dans cinéaste rare et précieuse dans le polar, – flot de blondeur sacrifiée, offerte
l’antre du défunt, ancien chasseur, aux mais la deuxième fois qu’elle filme au film, victime lors d’une incroyable
murs chargés de trophées et d’armes. le retour d’un frère maudit (Peaux de scène de féminicide, horriblement belle,
Armand récupère sa veste en python vaches, 1989). Mazuy n’a pas peur qui part de la drague pour arriver
et fait tourner le bowling, à sa manière. du cliché, elle n’essaie pas de l’atténuer, au meurtre et devant laquelle on pense,
Au même moment, la police locale fait au contraire : elle le porte à forcément, à Norman Bates (Psychose).
face à une épidémie de meurtres : incandescence, n’en garde que sa vérité. La cinéaste filme, comme Hitchcock,
on déterre les corps nus de femmes Ce qui est beau ici, c’est cette manière ce que c’est que de se débarasser d’un
massacrées – chaque jour un nouveau. très américaine de saisir à pleine main, corps, mais aussi d’un personnage.
Bras, jambes, visages, boucles d’oreille et sans ombre, les codes du genre : violence La beauté sauvage du film ne se fait pas
cheveux sortis de terre, extirpés du hors- immémoriale des hommes, poids du dans le dos de ce qui se passe : une
champ. Il y a d’ailleurs, très belle, une passé, fratrie ennemie, hérédité, femme est tuée. Car Bowling Saturne,
rime visuelle dans Bowling Saturne : les masculinité malade, racine du mal ce serait peut-être ça : une histoire
personnages se regardent dans les yeux. (filmée littéralement sur la tombe du de femmes étouffée, mise sous terre
Longtemps, jusqu’à ce que ça brûle : les père), tragédie baignée de lumière rouge par l’éternel spectacle de la violence
hommes et les femmes qui se désirent, – clin d’œil à Party Girl de Nicholas Ray. des hommes. ♦ Murielle Joudet
les hommes entre eux. C’est, semble-t-il, D’un terreau hollywoodophile émerge
le programme de Patricia Mazuy, qui un paysage de cinéma absolument Bowling Saturne de Patricia Mazuy,
124

regarde à son tour le film noir dans les français, une asphyxie bien de chez nous. avec Arieh Worthalter, Achille
yeux : corps et codes du genre filmés au Parlons du casting, qui est l’autre grande Reggiani, Y-Lan Lucas (Fr., 2022,
premier degré, avec pureté. idée du film : Mazuy semble voir chez 1 h 54). En salle le 26 octobre.
Arieh Worthalter (Guillaume) un digne
successeur d’un acteur aimé, Jean-
François Stévenin – acteur populaire,
loup doux, sans manières. Flic sans
Les Inrockuptibles №15

Paname Distribution · Shellac


LES AVENTURES DE GIGI LA LOI

Cinémas
d’Alessandro Comodin

Une enquête policière façon


road movie ralenti,
savoureuse de folie douce. burlesque dans
sa forme la plus
À quoi joue Gigi, depuis l’habitacle de éthérée, se limitant
sa voiture ? Est-ce une course-poursuite à quelques
au ralenti que nous regardons ou bien dérèglements que
une errance ? La caméra restera collée c’est toute une histoire du cinéma leur rareté et leur surgissement inopiné
au visage de ce policier de campagne burlesque que convoque Gigi depuis sa rendent d’autant plus savoureux.
aussi attendrissant qu’inquiétant, qui voiture. La figure du policier maladroit Quelques mois après la sortie du
enquête sur une étrange série de suicides mais débonnaire, regardant un monde en stupéfiant Il Buco de Michelangelo
frappant la région. Principal lieu de ce chaos, associé à une cartographie précise Frammartino, c’est encore un cinéaste
drôle de huis clos – tout autant que faux d’un espace rural (la région du Frioul, italien qui célèbre la primitivité
documentaire –, l’intérieur de l’automobile déjà au centre du splendide premier long du cinéma, son expression la plus
agit comme la fenêtre d’un monde en de Comodin, L’Été de Giacomo, 2011), pure mais aussi la plus mystérieuse.
déliquescence et contraint son évoque forcément le P’tit Quinquin de ♦ Ludovic Béot
protagoniste, derrière le pare-brise, à en Bruno Dumont.
être un silencieux et impuissant témoin. Le travail bruitiste de la piste sonore Les Aventures de Gigi la Loi
Qui dit fenêtre dit hors-champ, grâce évoque quant à lui Tati, tandis que les d’Alessandro Comodin, avec Pier
notamment à la remarquable bande-son grandes lignes de force du récit (l’action, Luigi Mecchia, Ester Vergolini,
qui invite progressivement le film sur le rapport à l’environnement et la quête Annalisa Ferrari (It., Fra., Bel.,
le terrain du burlesque. Sans crier gare, amoureuse) communiquent de façon 2022, 1 h 42). En salle le 26 octobre.
inattendue avec le cinéma de Keaton.
Pourtant, il ne faudra s’attendre à aucune
cabriole ou cascade. Le grand talent de
Comodin consiste à exprimer le

“ UN SOUFFLE BEAUTÉ
“ D’UNE
DE JEUNESSE ” RAVAGEUSE ”
LE FIGARO LES INROCKS

“ UN ÉLAN IRRESISTIBLE ”
TÉLÉRAMA

“ UN COUP DE GÉNIE ! ”
LIBÉRATION

NADIA SOFIANE LOUIS MICHA


TERESZKIEWICZ BENNACER GARREL LESCOT
CLARA NOHAM VASSILI
BRETHEAU EDJE SCHNEIDER
SARAH EVA LIV BAPTISTE
HENOCHSBERG DANINO HENNEGUIER CARRION-WEISS

LES
ALEXIA LENA OSCAR SUZANNE
CHARDARD GARREL LESAGE LINDON

AMANDIERS UN FILM DE
VALERIA BRUNI TEDESCHI

AU CINÉMA LE 16 NOVEMBRE
Les critiques

ARMAGEDDON TIME Chaque petit pan de récit s’observe


comme une sorte de maquette,
de James Gray une esquisse des futures obsessions
de l’auteur.
De même, Gray revient sur le choix
Le réalisateur américain convoque son enfance fondateur de sa vie d’artiste avec cette
question du dilemme jamais anodine
dans un film de fantômes. Un récit initiatique chez ses héros et héroïnes, qui les
émouvant qui éclaire sa vocation de cinéaste. conduit à opter pour le confort ou la
marge (exemplairement dans Two Lovers,
126

2008). Ici, ce nœud existentiel rejoint


Les voyages coûtent cher. Et James Gray la fabrique d’un cinéaste : dans quelle
vieillit. Lassé, peut-être, des explorations mesure celui-ci renonce à une voie toute
onéreuses dans l’espace et au cœur tracée, tourne le dos aux institutions
de l’Amazonie, le réalisateur d’Ad Astra juif·ves ayant fui les pogroms (cela aura (la famille, l’école) pour épouser une vie
(2019) et The Lost City of Z (2016) son importance), issu d’une classe de liberté et de création, toutefois
a fait le choix, pour son huitième long moyenne dans laquelle Gray a grandi, ombragée par la solitude et la peur de
métrage, d’une forme modeste. constitue la première couche de souvenirs l’inconnu (c’est tout le sens des plans
Un retour au cinéma domestique, d’Armageddon Time. La deuxième raconte “désertiques” de la fin.)
comme dans ses premiers films, Little comment le jeune héros, un enfant Évoquer sa prime jeunesse, c’est revenir
Odessa (1994) et The Yards (2000). de 12 ans (l’espiègle Banks Repeta), va hanter les lieux où ont vécu les êtres qu’il
Rester ou partir, c’était la question qui vivre ses premières désillusions, à travers a aimés, ou aimé détester, aujourd’hui
innervait jusqu’ici son cinéma. une amitié empêchée avec un camarade disparus. Son film avance drapé d’un
À présent, il s’agit de revenir. d’école noir (Jaylin Webb). La dernière linceul, ce voile funèbre qui enveloppait
Revenir où déjà ? Armageddon Time ne strate mémorielle compose un déjà ses derniers films (depuis le début
fait pas que poser le décor d’une action portrait d’une Amérique au capitalisme de sa collaboration avec le chef opérateur
destinée ensuite à s’en détacher. fanfaronnant, grignotée par les Darius Khondji), si bien que l’obscure
Le décor est l’action, et le sujet de cette discriminations latentes et les inégalités clarté de ce récit sur l’innocence perdue
histoire est entièrement amarré aux sociales. Dans la Bible, Armageddon tient peut-être à ce paradoxe : un enfant
souvenirs de l’auteur dans une petite désigne le dernier combat moral dont les yeux sont braqués vers l’avenir
banlieue du Queens, quand il était entre le bien et le mal. Mais pour Gray, qui marche au pays des mort·es.
enfant. On est en 1981. Ronald Reagan c’est évident, le mal a déjà gagné. Que ces spectres concentrent une si
vient d’être élu président des États-Unis Si presque tous ses films sont associés bouleversante humanité est le secret
– “Quel schmuck !” (“pauvre type”, à des quêtes intimes, Armageddon Time le mieux gardé de James Gray, et la
en yiddish sauce new-yorkaise), s’écrie plonge dans la matrice. Cette œuvre marque des grand·es peintres de l’âme.
son père (interprété par Jeremy Strong) à clés nous révèle que derrière la figure ♦ Emily Barnett
Anne Joyce/Focus Features · Ph. Lebruman

dans le salon où toute la famille récurrente du père, il y a eu dans la vie


est réunie (la mère – Anne Hathaway ; de Gray un grand-père aimant dont Armageddon Time de James Gray,
Les Inrockuptibles №15

le grand-père – Anthony Hopkins…). la mort a constitué une perte irréparable. avec Anne Hathaway, Jeremy
La description de ce monde familial, On apprend aussi que la lutte fratricide Strong, Banks Repeta, Anthony
celui de descendant·es d’émigré·es de La nuit nous appartient (2007) trouve Hopkins (É.-U., 2022, 1 h 55).
sans doute son origine dans l’attitude En salle le 9 novembre.
d’un grand frère sadique. Et l’univers
d’Ad Astra s’éclaire soudain à travers cette
fascination du gamin pour les fusées…
MÉDUSE

Cinémas
de Sophie Lévy

Ce premier long prometteur enferme


son impeccable trio de comédien·nes
dans un huis clos vénéneux.

Dès ses premiers plans, Méduse envoûte par un


doux sortilège qui, loin de nous pétrifier, rend de
plus en plus alerte. Deux jeunes femmes, dont
on ne tarde pas à comprendre qu’elles sont sœurs,
y dévoilent leur quotidien fait de rituels étranges et
immuables, à l’intérieur d’une grande demeure
qu’elles sont seules à occuper. Depuis un accident
qui a coûté la vie à leur mère et son autonomie
à Clémence (Anamaria Vortolomei), Romane
(Roxane Mesquida) s’occupe de sa petite sœur,
dans la maison de leur grand-mère placée en
hospice. D’hommes, il n’est ainsi jamais question
dans ce gynécée où les jours s’écoulent tristement
au rythme des “bonne journée, à ce soir !” lancés par
l’aînée partant travailler et laissant sa cadette,
catatonique, compter les heures jusqu’au soir.
Jusqu’à l’arrivée dans cet environnement doucereux
d’un pompier apollonien (Arnaud Valois), qui va
briser l’équilibre en s’immisçant, pourtant sans
malice, entre les deux sœurs.
Une forme discrète de fantastique s’invite au long
de Méduse, sans toutefois prendre le pas sur le
réalisme psychologique, volontiers vénéneux.
Sophie Lévy, dont c’est le premier long métrage,
cite la mythologie grecque : par le titre (qui fait écho
au monstre castrateur par excellence), par des inserts
sur des peintures (un peu sursignifiantes, seul bémol
d’une mise en scène très élégante et subtile, tout
en glissements soyeux) et par la présence appuyée
d’une statue de Minotaure sur la terrasse. Soit.
Mais la force de son huis clos réalisé à l’économie
est d’abord de ne jamais casser le fil (d’Ariane) qui

Un film de James Sweeney


nous tient suspendu·es aux soubresauts émotionnels
de ses personnages, servis par un impeccable trio
d’acteur·trices. À son meilleur, elle fait ressentir les
choses plus qu’elle ne les explicite. Si le dispositif
peut rappeler Bergman, la présence de la trop rare « Une comédie pétillante qui
Roxane Mesquida, délicieusement ambiguë, évoque
immanquablement le cinéma de Catherine Breillat,
réinvente l’amour »
qui l’avait révélée avec À ma sœur ! en 2001. Moins LES INROCKUPTIBLES
tonitruante mais tout aussi trouble que son illustre
aînée, Sophie Lévy réussit en tout cas son entrée en « Une comédie romantique queer et moderne
matière et donne envie d’en voir plus. ♦ Jacky Goldberg qui s’amuse des codes du genre »
Méduse de Sophie Lévy, avec Roxane Mesquida,
TÊTU
Arnaud Valois, Anamaria Vartolomei (Fr.,

ACTUELLEMENT
2022, 1 h 26). En salle le 26 octobre.

AU CINÉMA
Les Inrockuptibles №

La comédie romantique
d’un nouveau genre !
Les critiques à en dévoiler la substance qu’à explorer
la façon dont De Roller se cogne sur son
hermétique opacité – et plus généralement
sur l’ineffabilité du monde, sur cette
espèce d’hostilité silencieuse et
immémoriale de la nature où il évolue
sans but, et qui refuse de laisser exsuder
d’elle une quelconque vérité. Le film
PACIFICTION – TOURMENTS SUR LES ÎLES est en ce sens absolument conradien,
au sens le plus profond qu’on puisse
d’Albert Serra donner à l’adjectif, c’est-à-dire pas
seulement pour de simples raisons de
Un politicien à la paranoïa croissante décor exotique – quand bien même
Serra est aussi très doué avec ce décor,
baguenaude en terre paradisiaque… incroyablement sensuel, quitte parfois
à pousser ironiquement son maniérisme
Hypnotique, Benoît Magimel crève l’écran. jusqu’au papier peint.
Mais parce que derrière l’affèterie visuelle,
Le corps du roi : c’était le sujet du Pacifiction n’a au fond à l’esprit que la
dernier film d’Albert Serra, La Mort tragédie d’une rencontre impossible avec
de Louis XIV (2016), chevillé à la lente ce qui se cache : ce qui se cache derrière
agonie d’un corps qui était celui de les palmiers et les couchers de soleil,
Jean-Pierre Léaud, et donc aussi un peu ce qui se cache sous les vagues (le
forcément du cinéma lui-même. MacGuffin est un sous-marin nucléaire),
Un corps symboliquement chargé de toute l’alchimie du film, c’est-à-dire ce qui se cache derrière le langage creux
pouvoir, scruté longuement et mis à une volonté de ne parler que de pouvoir, de la politique et sous les manœuvres
l’épreuve d’une certaine affliction que de politique, mais d’une façon du pouvoir. Probablement, et c’est là le
physique : Pacifiction est au fond le extrêmement charnelle, corporelle, drame : rien. Tout existe extrêmement
même film. Tout y est certes un peu animale, presque sauvage. Et Magimel fort, tout est suprêmement organique,
moins mythologique, un peu moins a exactement cela en lui : c’est, comme mais tout cela gravite autour d’un vide.
divin : Magimel (moins légendaire que on dit dans les documentaires LCP, ♦ Théo Ribeton
Léaud, mais presque aussi génial) une “bête politique”, et toute l’hypnose
incarne De Roller, étrange fonctionnaire qu’il produit vient de sa faculté à mettre Pacifiction – Tourments sur les îles
polynésien aux airs de roitelet colonial, sa présence de taureau, tour à tour d’Albert Serra, avec Benoît
gouvernant ou plutôt régnant d’une séduisante, menaçante, mais aussi Magimel, Pahoa Mahagafanau
128

façon vaporeuse, immatérielle (il n’a pas parfois encombrante et grotesque, au (Fr., 2022, 2 h 45). En salle le
de bureau, pas de papiers, pas vraiment service de rapports de force qui ne se 9 novembre. Retrouvez l’entretien avec
de mission précise, il déambule d’une disent pas et pourtant sont en Albert Serra p.80.
discussion informelle à une autre, permanence en jeu.
travaillant toujours et jamais), sur une île Fort d’un certain sens du thriller
endormie où grandit la rumeur maniériste à la Michael Mann (avec
d’une reprise des essais nucléaires, rumeur notamment des “méchants” à tomber
dont il veut démêler le vrai du faux. par terre) et envoûté par un casting
Albert Serra a saisi la magie de son de seconds rôles insulaires totalement
acteur principal et fait reposer sur lui captivants (en premier lieu Pahoa
Mahagafanau, révélation du film),
Pacifiction avance langoureusement en
rôdant autour d’un mystère qui s’épaissit
plus qu’il ne se dissipe, cherchant moins

Les Films du Losange · Dulac Distribution


Les Inrockuptibles №15
Cinémas
WHY NOT PRODUCTIONS ARTE FRANCE CINÉMA ET LE PACTE
PRÉSENTENT

HARKA
de Lotfy Nathan

La révolution, et après ? Le portrait


puissant d’une jeunesse tunisienne
désenchantée.
Harka signifie “brûler” en tunisien. En argot, le
mot désigne aussi la traversée de la Méditerranée
par un·e migrant·e. Le premier long métrage de
fiction de Lotfy Nathan a quelque chose du film
pyromane, celui qui allume, sans se faire prendre,
des petits brasiers avant de laisser l’incendie
tout dévorer. Le film est relié à son époque,
à l’après-révolution tunisienne des années 2010.
À la télévision, les manifestations agitent toujours
le pays, dehors les jeunes partent en bateau.
L’un des enjeux de Harka, film organique qui
s’éprouve plus qu’il ne se lit, semble être de donner

129
corps et vie à ce vaste mot de “révolution”.
Lotfy Nathan le fait en choisissant un corps en
mouvement constant, celui d’Adam Bessa,
hallucinant, sorte de résurrection du Grégoire
Colin de Beau Travail de Claire Denis, les mêmes
yeux mangés par un noir épais qui empêche de
lire les pensées.
Ali revient après de longues années d’absence,
il nous arrive au début du film avec un vécu,
une histoire dont nous sommes privé·es. Le père
est mort, et le voilà chargé de veiller sur ses deux
sœurs avec lesquelles il cohabite dans la maison
familiale menacée de leur être retirée pour cause
de créances impayées. Ali, l’homme qui revient,

Frere
marche dans les rues, vend sous un soleil de plomb M A R I O N COT I L L A R D M E LV I L POU PAU D
un peu d’essence, refile quelques billets à des flics
ripous et dort le soir dehors, à même le sol.
Son intranquillité est la seule manière de maintenir

et Sœur
la machine rotative du quotidien en survie, sa
révolution mécanique. S’arrêter, ce serait mourir.
Alors Harka, comme son personnage, avance avec
obstination, tête brûlée comme Travis Bickle dans
Taxi Driver. Quand le soupçon de la folie pointe
son nez, c’est tout le monde sauf Ali qui paraît fou.
À mi-chemin entre le conte et le thriller, Harka
est aussi un film qui s’écoute par la voix d’une
petite sœur, invoquant l’ombre de son frère. Film U N F I L M D E A R N AU D D ES P L EC H I N
souvenir, film portrait, film fantôme ou brûlot
GOLSHIFTEH PAT R I C K BENJAMIN
Les Inrockuptibles №

politique, Harka est une météorite traversée


FA R A H A N I TIMSIT S I KS O U
©PHOTO : SHANNA BESSON

d’une élégie rugueuse, du lyrisme désenchanté


des condamné·es.  ♦ Marilou Duponchel

Harka de Lotfy Nathan, avec Adam Bessa,


MAINTENANT DISPONIBLE
Salima Maatoug (Fr., Lux., Tun., Bel., 2022, E N VO D, DV D ET B LU - R AY
1 h 27). En salle le 2 novembre.
Les critiques

STRAIGHT UP
de James Sweeney

Une jolie comédie qui décolle


les étiquettes pour célébrer
la pluralité des identités.
Gay, bisexuel, asexuel ou ambivalent,
Todd ne sait pas vraiment ce qu’il est.
Même lorsqu’il tombe amoureux de
la pétillante Rory, les choses ne sont pas
simples. Atteint de TOC et éprouvant
COMA une aversion pour les fluides corporels,
il devra tenter de se définir. Straight Up
de Bertrand Bonello démarre à pleine allure au rythme de
dialogues mitraillette dont la rapidité
Dans la psyché d’une ado confinée, d’étranges évoque les screwball comedies de Howard
Hawks (La Dame du vendredi, L’Impossible
choses s’entrechoquent. Une métaphore audacieuse Monsieur Bébé), filmé à l’intérieur de
cadres à la composition parfaitement
de nos angoisses contemporaines. symétrique (dont les influences
bien identifiées naviguent entre
Coma est un film adressé. Bertrand Wes Anderson et les premiers Dolan).
Bonello le dédie à sa fille. Mais il lui parle D’abord extrêmement séduisante,
aussi. Le film débute comme une lettre, cette hyperstylisation agace ensuite,
par un texte qui défile sur le bas de pour mieux, in fine, enrichir
l’écran. Le cinéaste y livre une sorte de Coma, qui donne la météo (températures intelligemment son sujet. Obsédé par
note d’intention, mais à l’usage prioritaire entre 50 et 60 °C sur toute la France, le contrôle et la maîtrise, voulant à tout
d’une spectatrice unique. Anna, la bienvenue dans le futur immédiat) tout prix se rattacher à une étiquette,
130

dédicataire du film, a eu 18 ans à une en dispensant d’énigmatiques leçons Straight Up se confond avec la difficile
période durant laquelle, à cause d’une de vie (Julia Faure, en photo, irrésistible). quête identitaire de son protagoniste.
pandémie, le monde s’est arrêté. Coma Sur sa chaîne, Patricia Coma fait la Partant de stéréotypes très convenus,
part de cette extinction des activités promotion d’un jeu où l’on doit le film se complexifie finalement pour
humaines pendant quelques mois. Comme reproduire des suites en appuyant sur échapper à l’étiquette que l’on pourrait,
Anna, comme tout le monde, “nous avons des touches lumineuses colorées (comme un peu précipitamment, lui assigner.
été mis à l’arrêt, renvoyés à nous-mêmes. sur l’antique jeu Simon des années 1980). Il célèbre, à la place, la complexité des
[...] Le sentiment de la perte est atroce parce Ce jeu, dont la finalité ultime est, selon êtres et d’une identité qui n’aura pas
qu’il est incompréhensible et en même temps Patricia, de nous dire que “le libre arbitre besoin de mots pour se définir. Surtout,
il est magnifique de profondeur.” n’existe pas”, a pour nom Le Révélateur. il s’investit courageusement d’une
L’héroïne de Coma est donc une Ce jouet, c’est bien sûr plus qu’un jouet, tâche dont on lui saura gré : réinventer
adolescente mise à l’arrêt, interprétée par c’est probablement la métaphorisation l’amour, hors des cadres préétablis.
Louise Labèque (déjà dans le précédent du film en lui-même et par lui-même. ♦ Ludovic Béot
Bonello, Zombi Child, 2019). Sa vie est Le Révélateur, c’est aussi un magnifique
faite de boîtes : il y a sa chambre, cellule film muet de Philippe Garrel, une Straight Up de James Sweeney,
où elle subit sa claustration, mais qui traversée des limbes dans une forêt avec lui-même, Katie Findlay,
comporte beaucoup de trappes ouvertes obscure à laquelle fait beaucoup penser Cayleb Long (É.-U., 2019, 1 h 35).
sur des mondes parallèles ; il y a le petit la free zone de Coma, lieu où les mort·es En salle le 26 octobre.
théâtre de ses poupées Barbie où s’éploie croisent les vivant·es et dernier refuge
un drôle de soap libertin, entre Santa probable du libre arbitre. Le révélateur,
Les Films du Bélier/My New Picture/Remembers · Valparaiso Pictures

Barbara et un inquiétant spectacle c’est aussi le confinement, cette stase


de marionnettes évoquant ceux de où chacun·e se confronte et possiblement
Gisèle Vienne ; et il y a bien sûr se révèle à soi-même, et dont Bonello livre
l’ordinateur, passerelle par laquelle le film qui traduit avec le plus d’acuité
l’adolescente communique avec ses BFF l’étrange intensité statique. Le révélateur,
ou suit l’intrigante chaîne YouTube c’est enfin le film lui-même. Un essai
d’une drôle d’influenceuse, Patricia poétique audacieux et ramassé à très
forte densité, dans lequel se réverbèrent
Les Inrockuptibles №15

avec éclat tous les espoirs et les angoisses


de l’époque. ♦ Jean-Marc Lalanne

Coma de Bertrand Bonello,


avec Louise Labèque, Julia Faure,
Laetitia Casta, Gaspard Ulliel, (Fr.,
2022, 1 h 20). En salle le 16 novembre.
CD №15 novembre 2022
→ 17 titres

01 Clara Luciani Cœur 12 Loyle Carner Nobody Knows


Extrait de l’album Cœur (Romance (Ladas Road)
Musique/Universal) Extrait de l’album Hugo (Virgin Records/
→ Clara Luciani sort Universal)
le single Cœur, extrait de 07 Quasi Qui Terminal 5 → Le rappeur britannique
son deuxième album Extrait de l’album Downloading a New délaisse l’hédonisme de ses
à succès, et reverse tous Operating System (Microqlima/Believe) précédentes réalisations
les bénéfices à la Maison → Le duo fraternel propose pour une âpreté qu’on ne
des femmes de Marseille Provence. un trip cosmique qui lui connaissait pas.
marie des influences
02 Weyes Blood Grapevine French Touch à une vibe 13 Daniel Avery Chaos Energy
Extrait de l’album And in the Darkness, pop californienne. (feat. Kelly Lee Owens et Haai)
Hearts Aglow (Sub Pop/Modulor) Extrait de l’album Ultra Truth (Phantasy
→ L’une des plus belles 08 Drugdealer Someone to Love Sound/PIAS)
voix actuelles contemple Extrait de l’album Hiding in Plain Sight → Le DJ et producteur
le chaos du monde (Mexican Summer/Modulor) anglais plonge sans
sur un cinquième album → Écrit pendant le concession au cœur
précieux. confinement, cet album de la rave.
n’aspire, à travers
03 Eggs Local Hero Someone to Love, qu’à
Extrait de l’album A Glitter Year trouver l’amour, le vrai. 14 The Waeve Can I Call You (Radio Edit)

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(Howlin’ Banana, Perfect Records Extrait de l’album The Waeve
& Safe in the Rain/Modulor) 09 Nadine Khouri Keep On Pushing (Transgressive Records/PIAS)
→ Le septuor débarque These Walls → Le groupe britannique,
en fanfare lo-fi et indie rock Extrait de l’album Another Life composé de Graham Coxon
et rappelle autant (Talitres/L’Autre Distribution) (Blur) et de l’ex-Pipettes
The Feelies que The Bats. → Nadine Khouri installe Rose Elinor Dougall,
Keep On Pushing lâche un titre cathartique.
These Walls entre
04 Frankie Cosmos Aftershook sensualité et beats 15 Junior Boys Waiting Game
Extrait de l’album Inner World Peace synthétiques. Extrait de l’album Waiting Game
(Sub Pop/Modulor) (City Slang/PIAS)
→ Le projet de Greta Kline 10 Mykki Blanco French Lessons → Le duo canadien est
devient quatuor, prêt (feat. Anohni et Kelsey Lu) de retour avec une
à distribuer quelques Extrait de l’album Stay Close electropop rêveuse et
friandises lo-fi en direct to the Music (Transgressive/PIAS) mélancolique qui
de New York. → L’artiste non-binaire accomplit des miracles.
livre un nouvel
05 La Femme Y tú te vas album radical par son 16 Koudlam Precipice Fantasy (Edit)
Extrait de l’album Teatro Lúcido propos, mais tout à fait Extrait de l’album Precipice Fantasy
(Disque Pointu/Idol/PIAS) jouissif. (Pan European Recording/Bigwax)
→ Entre mélancolie froissée → Le retour anxiogène
et joyeuse pagaille, Sacha 11 Nosaj Thing Condition et exaltant d’un titubant
Got et Marlon Magnée (feat. Toro y Moi) seigneur de la pop
poursuivent leur hommage Extrait de l’album Continua (LuckyMe/ soûle. Plus sorcier que
aux cultures hispaniques. Kuroneko) jamais.
→ Le Californien tente
06 Pierre Daven-Keller Feel the Concept un pont subtil entre une 17 Mount Kimbie Dvd (feat. Choker)
Les Inrockuptibles №15

Extrait de l’album Planète pop éthérée et des Extrait de l’album MK 3.5:


(DK-Disk/Bigwax) pulsations électroniques. Die Cuts/City Planning (Warp/Kuroneko)
→ Au milieu des → Un double album
instrumentaux de Planète, qui s’appréhende
Feel the Concept, et son comme un témoignage
chant sorti d’un casque éclatant de l’art de
de combinaison spatiale, deux producteurs en
rappelle Moon Safari de Air. grande forme.
Les critiques de la douleur de ses conséquences.
Les unes après les autres, des séquences
légèrement programmatiques illustrent
CLOSE la puissance du conditionnement
de Lukas Dhont au masculinisme à travers le sport, le
refoulement du désir homosexuel et le
deuil mêlé de culpabilité. Proche, Close
Malgré sa finesse de regard sur la préadolescence, l’est des visages de ses charmantes têtes
blondes. Ses plus beaux plans sont
le cinéaste belge nous laisse au seuil de l’émotion. ceux où la caméra scrute les émotions
passées sur le visage des enfants,
Quatre ans après son premier film, lorsqu’un sourire commence dans les
auréolé d’un succès public et de la pupilles et se finit sur les fossettes, ou
Caméra d’or doublée de la Queer Palm, lorsqu’on peut anticiper l’apparition
Lukas Dhont a remporté avec Close vivait une relation fusionnelle mise à d’une larme au tressaillement conjoint
le grand prix au dernier Festival de mal au seuil de l’adolescence et de des lèvres et du menton.
Cannes. Le cinéaste flamand de 31 ans son flot d’injonctions à la masculinité. On pouvait faire à Girl la critique d’un
y reprend une formule qui a fait ses Après une très belle ouverture durant regard trop voyeuriste et complaisant
preuves dès Girl : point de vue à hauteur laquelle Dhont filme avec grâce la sur les sévices physiques que s’infligeait
d’enfant, douloureux apprentissage de fluidité de la relation entre les deux son héroïne. Lukas Dhont semble en
la différence (d’orientation sexuelle ici, garçons, qui n’est ni pleinement avoir pris acte puisque Close est d’une
de genre dans son long précédent), mise amoureuse ni simplement amicale et pudeur glacée. Le souci, c’est que,
en scène léchée et images esthétisantes. surtout déchargée des assignations de associée aux filtres esthétisants dans
Ici, le jeune en souffrance est Léo, 13 ans, genre, le drame arrive et le reste du film lesquels le cinéaste passe ses images et
qui a perdu Rémi, l’ami avec lequel il est tout entier dévolu à l’exploration à l’extrême séduction de la mise en scène
(ces enfants traversant un champ de
fleurs digne d’une publicité pour la
lessive), cette pudeur donne au film un
aspect finalement très figé. Close semble
pétrifié dans sa joliesse. Et inversement
proportionnelle à l’horreur du drame et
à la douleur que vivent les personnages,
cette joliesse finit par tenir le film à
distance de son sujet, de l’émotion et
finalement des spectateur·trices.
132

On regrette enfin que Close n’esquisse


aucune perspective à son héros, pas
plus qu’il ne brise le mur du silence.
♦ Bruno Deruisseau

Close de Lukas Dhont, avec Eden


Dambrine, Gustav De Waele,
Émilie Dequenne (Bel., Fr., P.-B.,
2022, 1 h 45). En salle le 1er novembre.

le très autocentré Ryad (Roschdy Zem), Drôle, émouvante, elle est aussi
animateur vedette d’une émission de foot. admirable dans la colère que dans
Les Miens serait-il une méditation sur les larmes. C’est la bonne surprise
Docteur Jekyll et M. Hyde ? Pas du tout. du film. ♦ Jean-Baptiste Morain
LES MIENS Le changement de caractère de Moussa
n’est qu’un prétexte pour créer des Les Miens de Roschdy Zem, avec
de Roschdy Zem conflits. Le scénario du sixième film lui-même, Sami Bouajila, Meriem
Kris Dewitte Menuet/Diaphana Films · Le Pacte · 20th Century Studios

réalisé par Roschdy Zem a été coécrit Serbah, Maïwenn (Fr., 2022, 1 h 45).
avec Maïwenn (qui joue aussi un rôle En salle le 23 novembre.
On sauve l’interprétation assez valorisant dans le film), et l’on

de ce (méli-)mélo familial y reconnaît son goût pour les scènes de


groupe et les règlements de comptes
assez artificiel. familiaux, sans qu’on sache bien à quoi
ils servent, sinon à faire avancer un récit
un peu nébuleux par à-coups assez
Les Inrockuptibles №15

Un soir, Moussa (Sami Bouajila), forcés. Les interprètes sont par ailleurs
malheureux en amour, se bourre plutôt remarquables, et notamment une
la gueule et se fracture le crâne. Soudain, superbe actrice qu’on souhaiterait voir
le gentil comptable bosseur, bon père plus souvent : Meriem Serbah,
et bon frère, se met à agresser tout le découverte dans La Faute à Voltaire
monde, spécialement les membres de sa d’Abdellatif Kechiche, puis vue dans Bled
famille, et notamment la star de sa fratrie, Number One de Rabah Ameur-Zaïmeche.
Cinémas
AMSTERDAM
de David O. Russell

De gros moyens, un casting poids


lourd pour, à l’arrivée, une fable
burlesque sous vide.
On entrevoit, tout au long d’Amsterdam,
une poignée de beaux films qu’il aurait pu être,
que peut-être même il cherchait à être (encore
qu’il soit difficile de savoir s’il cherche vraiment
à “être” quoi que ce soit) : une fantaisie historico-
politique, traversant par la magie de la fiction
tous les événements et tous les motifs d’une
époque, ses guerres, ses élections, ses sociotypes
(l’aristocratie finissante, les médecins charlatans…) ;
un cousin des frères Coen aussi, auxquels le ton

133
de farce burlesque pétrie de panique existentielle
semble parfois faire appel… Le film pourtant
ne peut rien être de tout cela tant il s’encombre
de monceaux de lourdeur : lourdeur de la
reconstitution d’époque jaunâtre et publicitaire
(l’Europe bohème de l’entre-deux-guerres,
au secours), lourdeur de l’apologue politique
(niveau OSS 117, mais qui se prendrait au
sérieux), lourdeur, surtout, du jeu. Comme s’il
redoutait, peut-être, d’exister un peu moins que
d’habitude au milieu de l’amoncellement de
superstars que lui inflige Russell (Taylor Swift,
Robert De Niro, Mike Myers, Chris Rock,
Michael Shannon… qui à part Wes Anderson
parvient à réunir de tels bancs de seconds
rôles ?), Christian Bale a rarement autant cabotiné
qu’ici – l’acteur se retrouve dans cette situation
paradoxale où l’extrême technicité qu’il met au
service de sa partition échoue totalement à écrire
un personnage et ne renvoie in fine qu’à elle-
même, ce qui n’empêche certes pas le film de
générer de bons sketches, mais nous désinvestit
tout de même considérablement du récit.
Quelque chose, pourtant, tambourine par en
dessous ; quelque chose de léger qui cherche à
s’envoler mais ne trouve pas de fenêtre ouverte,
comme un film vivant qui se débattrait sous
les coutures d’un film mort, et qui resterait
Les Inrockuptibles №15

AU CINÉMA LE 26 OCTOBRE
coincé. À cause de quoi ? Sans doute du fait que
personne, dans cette somptuaire affaire, n’ait
véritablement entrepris de respirer. ♦ Théo Ribeton

Amsterdam de David O. Russell, avec


Christian Bale, John David Washington
(É.-U., 2022, 2 h 15). En salle le 1er novembre.
Les critiques “La grande métaphore : le feu.” C’est
la reine Elizabeth qui parle, dans l’un
des premiers épisodes de la cinquième
saison de The Crown, peut-être la série
la plus attendue de l’année. Nous
sommes en 1992, célèbre “annus
horribilis”, selon l’expression effarée
de la souveraine. Sexagénaire, elle
contemple alors l’un de ses palais réduit
en ruines par un incendie, avec ce
THE CROWN sentiment que la fin, subitement,

de Peter Morgan se matérialise dans la destruction


d’un symbole.
Fin de la monarchie ? Fin possible

Alors qu’Elizabeth II vient de d’une vie, la sienne en l’occurrence ?


Le mélange des deux est assez subtil,

décéder, cette avant-dernière


comme toujours dans la création de
Peter Morgan, qui prend cette année un

saison très attendue raconte


sens nouveau. Dans le monde réel, trente
ans plus tard, the Queen is dead. Quelle
que soit notre position de citoyen·ne vis-

la décennie la plus compliquée à-vis de son règne qui aura duré sept
décennies, avant de s’achever le

de son règne. 8 septembre dernier après quatre-vingt-

Netflix
seize années de présence sur terre, cela
Séries
134
Les Inrockuptibles №15
Séries
la suite, où tout cela n’a fait que
s’accentuer, scandales dans les tabloïds
et malheurs obligent.
Cette saison 5 (l’avant-dernière, puisque
six ont été prévues au total) débute
ajoute une ombre au tableau, un voile en 1991 et prend en charge la décennie
de mélancolie et de danger. Le la plus difficile de la monarchie, celle
spectateur ou la spectatrice que nous où la princesse Diana meurt dans
sommes ne peut que le reconnaître. le tunnel de l’Alma. Une histoire de
Depuis ses débuts en 2016, The Crown crépuscules, donc, qui s’accompagne
a rempli une fonction étrange : raconter d’un changement complet du casting, temps de passer à autre chose, et ce
la biographie d’une femme vivante, avec avec notamment Imelda Staunton dans changement s’incarne en la personne
la quasi-certitude que celle-ci disparaîtra le rôle titre, et le très cool Dominic West de Dodi Al-Fayed, dont la famille fait
avant que la fiction ne s’achève. Durant (ex-McNulty dans The Wire, pour celles une entrée remarquée – et
les premières saisons, l’écart avec et ceux qui n’auraient pas déjà tilté) remarquablement traitée – au début
la réalité se déployait sans problème, dans la peau de Charles. Ce qui, de la saison.
parce qu’il était question d’une reine avouons-le, semble plutôt flatteur On le voit, il y a toujours beaucoup
encore largement méconnue des pour l’actuel Charles III, au charme de monde autour d’Elizabeth II. Sans
nouvelles générations et relativement relativement inférieur à celui de son dévoiler l’intrigue qui, de toute façon,
jeune. La quatrième saison avait un peu double de comédie. Pour Diana, il est suit les torrents de l’histoire en marche,
changé la donne, traversant les années on peut dire que The Crown, plus que
Thatcher (on se souvient de la géniale ↙ jamais, a décidé de faire de sa reine
Elizabeth Debicki
Gillian Anderson dans le rôle) qui incarne Lady Di
un astre autour duquel tourne la fiction,
avaient placé Elizabeth II sur le devant dans la cinquième un réceptacle condamné à réagir aux
de la scène mondiale. Sans oublier saison de The Crown. passions des autres. Et les siennes, alors ?
Elles passent au deuxième, voire
troisième plan. Imelda Staunton semble
avoir compris que cette position
frustrante pouvait irriguer son jeu
et transporte avec elle quelque chose
d’un peu sec, à la fois agacé par les
faiblesses de ses proches et en constante
recherche d’amour. Il faut un peu de
temps pour s’y habituer. Mais cela prend
une tournure vraiment intéressante

135
quand le réalisateur fait le portrait du
couple royal, forgé par le temps et l’idée
du bilan.
Comment vieillir sans regrets et sans
trop de craintes ? Ce sujet émouvant
et profond, The Crown doit le faire sien
pour son ultime ligne droite, parce qu’il
concerne autant son sujet qu’elle-même.
Les grandes séries sont forcées
d’apprendre à se terminer et ont parfois
le luxe de choisir comment. On aimerait
beaucoup entrer dans le secret des
réflexions actuelles de Peter Morgan
et de son équipe, histoire de ressentir
le vent glacé qu’a provoqué le décès
d’Elizabeth II pour les scénaristes.
En ce moment même, une esthétique
de la disparition se met en place. Mais
avant cela, profitons de la série tant
qu’elle est encore là, avec ses quelques
défauts pantouflards (beaucoup
de dorures un peu trop complaisamment
filmées) et sa constante recherche
de finesse. ♦ Olivier Joyard

The Crown saison 5 de Peter Morgan,


avec Imelda Staunton, Dominic
West, Jonathan Pryce. Sur Netflix
Les Inrockuptibles №15

à partir du 9 novembre.
Les critiques


Donald Glover
et Zazie Beetz dans
le premier épisode
de la dernière saison
d’Atlanta.

ATLANTA La Quatrième Dimension. Le premier


épisode magistral de cette ultime saison
de Donald Glover en atteste.
Du côté des personnages, Atlanta
a souvent déjoué les attentes, faisant
Dernière ligne droite pour Earn et les autres. apparaître et disparaître les un·es et
En six ans, la série a réussi à façonner les autres, n’explorant pas toujours
136

à fond les possibilités de ses héros et


un imaginaire et à révéler, à son meilleur, héroïnes qu’elle a même pu délaisser.
Le nombre de standalone episodes
des visages vrais de l’Amérique. (c’est‑à‑dire bouclés, sans avant ni
après) a contribué à rendre plus difficile
Après un intermède déphasant en notre attachement à ces destins, nous
Europe, sous la forme de dix épisodes maintenant parfois à distance
diffusés au printemps dernier, Atlanta émotionnelle de la série.
revient au bercail dans la ville de et une ex du cousin, perdu·es dans Mais c’est comme si Donald Glover
Coca‑Cola, de CNN et de la trap. les affres d’un quotidien compliqué. et ses acolytes (notamment le réalisateur
Earn et les autres sont toujours debout Car l’histoire ici n’a pas l’importance Hiro Murai et la scénariste Stefani
et, pour la dernière fois, leurs vies qu’elle peut avoir dans d’autres séries. Robinson) avaient saisi le message
à la fois intenses et insaisissables se Ce qui compte dans Atlanta, ce sont et décidé de prendre le taureau par
présentent face à nous. Après six années les atmosphères et les personnages qui les cornes dans cette ultime saison.
d’existence, c’est une grande série qui façonnent un imaginaire. Le récit naît On le voit clairement dans le très beau
se termine, sans doute pas la plus simple ensuite de cette construction presque deuxième épisode, lorsque Earn

Guy D’Alema/FX · Caroline Dubois/Capa Drama/Banijay Studios France/Les Gens/Canal+


à aimer. La création de Donald Glover, artisanale. (Donald Glover lui‑même) se confie
née à une époque où l’expérimentation Concernant les atmosphères, les volutes à son psy et raconte d’une manière
occupait une partie non négligeable de fictions nous arrivent en ordre simple et profonde, fulgurante même,
des écrans sériels, a mis la barre encore dispersé. Voir un épisode ressemble ses crises d’anxiété liées à la
plus haut que d’autres, refusant depuis toujours – et plus encore discrimination. Voilà de quoi Atlanta
les voies classiques de la narration maintenant – à une expérience surréelle, est capable à son meilleur : raconter
événementielle. Dans sa ligne droite avant tout au sens politique du terme. l’Amérique et le monde à travers
finale, qui débute avec une poignée L’expérience noire implique, selon quelques visages qui révèlent leur vérité.
d’épisodes merveilleux, elle cherche Glover, une vision surréelle (on pourrait ♦ Olivier Joyard
et trouve un équilibre émouvant entre tout aussi bien écrire “surréaliste”)
la désorientation comme principe et du monde, ne serait‑ce que parce Atlanta saison 4 de Donald Glover,
une certaine linéarité. qu’elle est mal connue, mal vue, mal avec lui-même, Bryan Tyree Henry,
Les Inrockuptibles №15

On ne racontera pas vraiment l’histoire, racontée en général, comme issue Zazie Beetz, Lakeith Stanfield.
qui met en scène un rappeur sur le d’une autre planète. Au fil des saisons, Diffusion en cours aux États‑Unis
retour et son cousin manager, leur ami la série n’a cessé de creuser ce sillon sur FX et à partir du 2 décembre
de la race comme expérience au‑delà sur OCS.
du réel, et ce n’est pas un hasard si
les références auxquelles on pense
souvent ici s’appellent Twin Peaks et
MARIE-ANTOINETTE MAILLON
de Deborah Davis
Théâtre de Strasbourg
Scène européenne

Derrière son féminisme de façade,


Marie-Antoinette dissimule une
vision complaisante de la royauté.
PAYSAGE
“Qu’ils mangent de la brioche !”, aurait répondu
#2 ILL
ON
.
Marie‑Antoinette alors qu’on lui signifiait que A

EU
M
9 — 19
le peuple français n’avait plus de pain à se mettre
sous la dent, cristallisant dans l’imaginaire collectif
la distance chargée de mépris qu’entretenait
l’épouse de Louis XVI avec ses sujets. “Elle n’a novembre
jamais dit ça”, rétorque la scénariste anglaise
Deborah Davis qui entreprend, dans la nouvelle

photo © Simon Gosselin


création originale de Canal+, une entreprise de
réhabilitation du personnage.
Principalement connue pour avoir signé le scénario
de La Favorite de Yórgos Lánthimos, dont on
retrouve le goût des machinations tordues et des 
répliques cinglantes, elle ancre sa fresque historique
dans la subjectivité d’un personnage soumis
à des obligations protocolaires qui l’étouffent
et des tractations politiques qui la dépassent.

On traversera le pont une fois rendu·e·s à la rivière


Sommée de donner au plus vite naissance
à un héritier malgré un époux visiblement frigide,
“Toinette”, qui n’est encore qu’une adolescente,
est dépossédée de son libre arbitre comme de son
intimité, érigée en affaire d’État : le tissage
des alliances et le mouvement des armées sont
quasiment suspendus aux étreintes de la chambre
à coucher.
Embrassant de façon sensorielle ce déracinement, la
mise en scène de Pete Travis et Geoffrey Enthoven
produit quelques étincelles en figurant le château de
LES THERMES
Versailles comme une prison dorée, tantôt maison France Distraction
hantée, peuplée d’intrigant·es poudré·es, tantôt
plateau de téléréalité où s’entrechoquent les velléités
LE TIRET DU SIX
de pouvoir.
Samuel Hackwill
Cette boussole subjective constitue néanmoins
UN FAIBLE DEGRÉ
la limite d’une série qui maintient hors champ
D’ORIGINALITÉ

10
la souffrance du peuple pour se replier sur celle
des nanti·es, qu’elle ne cesse Antoine Defoort
d’ériger en victimes d’un
système qui les dépasse.
AMI·E·S IL FAUT FAIRE
À peine masqué par UNE PAUSE
un féminisme de surface Julien Fournet
(la trajectoire de Marie‑

JOURS
Antoinette questionnant DE LA SEXUALITÉ
les injonctions faites aux DES ORCHIDÉES
femmes et les stratégies Sofia Teillet
de survie déployées dans
un monde d’hommes), ce ON TRAVERSERA
renversement moral révèle la LE PONT UNE FOIS

AVEC
dimension conservatrice RENDU·E·S À LA RIVIÈRE
d’un projet qui produit, in Antoine Defoort,
fine, une vision complaisante Mathilde Maillard,
de la monarchie. Sébastien Vial
♦ Alexandre Büyükodabas et Julien Fournet

L’AMICALE
Marie-Antoinette saison 1
de Deborah Davis, avec
Emilia Schüle, Louis
Cunningham, James
Purefoy. Sur Canal+ à
partir du 31 octobre.
Les critiques

NORCO
par Geography of Robots
Jeux vidéo

Cette aventure SF, mâtinée de Southern


Gothic, part d’une quête intime sur des “disques crâniens”, on pousse un passant à
déguster un hot dog de dix ans d’âge (spoiler : ça ne se
pour mieux tacler les maux de l’époque. passera pas bien, d’un point de vue digestif), on cherche
138

des indices sur les parkings avec une appli de réalité


Envoûtant. augmentée, on pilote un petit bateau dans les bayous,
on récitera le Je vous salue Marie… Il y a des créatures
monstrueuses et belles, aussi, et toute une collection
La première chose à préciser est que Norco existe de noms immédiatement romanesques : Duck, Blue,
vraiment. C’est une petite ville de Louisiane d’un peu Kenner John, le Roi des Fossés…
moins de 3 000 habitant·es, et dont toute l’économie Mais il ne faut pas croire que Norco ne serait qu’une
repose sur la raffinerie de pétrole qu’y possède le groupe gentille balade surréaliste et poisseuse en (somptueux)
Shell et dont elle tire d’ailleurs son nom – New Orleans pixel art. Car ce qui remue ses personnages ou les
Refining Company. Pour le premier jeu du collectif retient, ce qui remonte du lac ou des marais est tout sauf
Geography of Robots, disponible sur PC depuis anodin : le deuil, la solitude ou le besoin de croire,
le printemps et fraîchement adapté sur consoles, c’est le mal que le temps fait aux lieux et aux gens, la crise
la même chose, mais déplacé dans un futur relativement écologique, notre relation aux machines ou l’exploitation
proche et néanmoins halluciné, nourri de littérature de l’humain par l’humain – comme pour le fabuleux
Southern Gothic (Faulkner, McCullers…) et de Kentucky Route Zero qu’il rappelle souvent (en plus
mythologie cyberpunk autant que de jeux vidéo point de Disco Elysium), on pourrait défendre l’idée que le
& click (Monkey Island, Les Chevaliers de Baphomet…). capitalisme est son véritable “méchant”.
Un futur qui, accessoirement, scrute notre présent d’un Et puis il y a cette idée brillante de “carte mentale” :
regard perçant. une page où viennent s’assembler toutes les informations
Notre alter ego s’appelle Kay. De retour dans la région recueillies par Kay, qui aide à saisir comment cet
alors que sa mère Catherine (que l’on incarne dans amoncellement d’éléments disparates prend forme et
plusieurs flashbacks) vient de mourir d’un cancer et que sens. Et à ne pas trop se perdre – même si cela peut
son frère reste introuvable, la jeune femme se lance dans aussi avoir son charme – dans le monde touffu et
une enquête qui, partant de son histoire familiale, va envoûtant, follement exotique et pourtant agité par des
embrasser toute cette communauté sinistrée. Et l’amener courants si familiers, de l’un des grands jeux de cette
à faire, avec l’androïde Million qui l’accompagne année. ♦ Erwan Higuinen
longtemps, de bien curieuses rencontres.
Au cours des cinq à dix heures que dure l’aventure Norco (Geography of Robots/Raw Fury), sur PS4,
Les Inrockuptibles №15

Norco, on croise les membres juvéniles d’une secte PS5, Xbox One, Xbox Series X/S, Mac et Windows.
tous rebaptisés Garrett (sauf le seul vrai Garrett, devenu
Groumph), un Père Noël ayant poignardé des
Geography of Robots

mendiant·es, un privé pilier de comptoir ou ce bon vieux


Keith, qui ne manque aucune occasion d’annoncer
son projet de “lancer un petit site d’info”. On visite une
clinique sauvegardant la conscience de ses patient·es
Les critiques LA DANSE DU ZÈBRE prochaine, durant lequel quarante
cartes blanches seront données
de Richard Gaitet à quarante artistes de moins de
40 ans, histoire de rappeler que
Radio Nova a été de tout temps du
Quarante épisodes comme autant d’années côté de la jeunesse frondeuse et des
d’existence : c’est le projet pharaonique manifestations les plus émergentes
de la culture contemporaine.
de Radio Nova pour fêter son anniversaire. En plus d’avoir révélé une foule
d’animateur·trices (David Blot,
Une formidable odyssée sauvage. Édouard Baer, Aline Afanoukoé,
Karl Zéro, Ariel Wizman, Frédéric
Taddeï ou Mathilde Serrell)
et d’avoir été une pépinière à
humoristes (Jamel Debbouze, Omar
et Fred, et dernièrement Djamil
Le Shlag), Radio Nova aura aussi
accompagné et même parfois
participé à mettre en marche les
grandes révolutions musicales
des quarante dernières années,
notamment les musiques urbaines,
dada de son ex-directeur Bernard
Zekri. Vertigineuse, l’écoute de ce
podcast somme raconte la création,
la transmission et le succès d’un
média radiophonique alternatif
qui aura fait de la liberté bordélique
son étendard. En plus d’une
impertinente drôlerie et d’une
inventivité formelle aussi foutraque
Podcasts

C’est bien connu : plus on vieillit, un an de retard), la station née de la que géniale, ce qui transparaît à
moins on prend plaisir à fêter fusion de Radio Ivre et Radio Verte l’écoute de cette saga radiophonique
son anniversaire à la date exacte sous l’égide de Jean-François Bizot a est une émotion tentaculaire : celle
et plus on a tendance à voir dans décidé de se lancer dans un projet de réaliser à quel point ces quatre
140

l’événement une occasion de pharaonique : réaliser une émission décennies de radio sont autant liées
regarder dans le rétroviseur. Pour ses par année, chacune mêlant extraits à la vie de celles et ceux qui y ont
30 ans, Radio Nova n’avait pas fait d’archives, témoignages et morceaux participé qu’à celle de leurs
les choses à moitié en célébrant piochés dans la programmation auditeur·trices, mais aussi à une
la date avec une précision d’horloger musicale de l’époque. histoire plus globale, celle de la
suisse. À 11 h, le 11/11/2011 avait Disponibles le 27 octobre sur les France des années 1980 à nos jours.
débuté une émission de trente plateformes et sur un site dédié, les ♦ Bruno Deruisseau
heures assurée par trente animateurs quarante épisodes de La Danse du
et animatrices réparti·es sur chacun Zèbre (en référence à l’animal totem La Danse du Zèbre imaginé et
des vingt-quatre fuseaux horaires. de la radio) seront aussi diffusés coordonné par Richard Gaitet,
À l’exhaustivité spatiale succède donc chaque dimanche à 21 h sur réalisé par Guillaume Girault,
l’exhaustivité temporelle puisque les ondes. Précédé de deux podcasts Benoît Thuault, Malo Williams,
pour ses 40 bougies (soufflées avec déjà patrimoniaux (Chercheurs d’or, Mathieu Boudon, Tristan
consacré aux programmateurs Guérin, Emmanuel Baux
emblématiques de la radio, et et Sulivan Clabaut. Sur le site

Le Roman noir des radios libres !, de Radio Nova le 27 octobre.
Juin 2008, lors d’une soirée
spéciale NTM, produite
sur la naissance de Radio Nova),
et réalisée par la regrettée La Danse du Zèbre sera prolongé
Fadia Dimerdji (ici de dos). par un événement en mai de l’année

Les 5 autres pistes du mois


→ La Compagnie des œuvres → Chaleur humaine par Le Monde → Serial par serialpodcast.org
par France Culture “Climat : comment ne pas déprimer ?”, Ce podcast d’investigation a
“Annie Ernaux : la vraie vie” : animé par Nabil Wakim, aborde défrayé la chronique puisque sa
quatre épisodes d’une heure chacun l’éco-anxiété avec la pédopsychiatre première saison a conduit à la
Les Inrockuptibles №15

consacrés à l’écrivaine récemment Laelia Benoit. libération d’Adnan Syed, condamné


nobélisée. à la perpétuité pour meurtre aux
→ Yesss par yessspodcast.fr États-Unis.
→ Histoire(s) du cinéma par ECM Records Chaque mois, ce podcast féministe
La version audio du film de 4 h 27 revient sur les conquêtes de la lutte
Radio Nova

de Jean-Luc Godard est en soi contre les injonctions patriarcales


une merveille de création sonore. et les violences sexistes.
Les critiques

Scènes
142

LES ENFANTS TERRIBLES De ses années parisiennes, Philip Glass


garde en mémoire sa rencontre avec
de Phia Ménard Nadia Boulanger, pédagogue et
musicienne, et la (re)découverte de
l’œuvre de Jean Cocteau. Le compositeur
La metteuse en scène se frotte en tirera par la suite trois opéras : Orphée,
La Belle et la Bête, Les Enfants terribles.

à la langue de Cocteau et à Phia Ménard met en scène ce dernier.


“Je suis revenue au texte. On peut se dire
Les Inrockuptibles №15

la musique de Philip Glass


qu’il y a un gap entre la langue de Cocteau,
qui est celle de son époque, et le sujet abordé.

pour sa deuxième incursion


Le livre est publié en 1929, à la veille de
Éric Feferberg/AFP

la Grande Dépression, au moment de la


montée du fascisme en Europe. Cocteau est

dans le monde de l’opéra. peut-être dans les vapeurs d’opium lorsqu’il


écrit mais il nous confronte à des thèmes
Scènes
baroque.” Phia Ménard aurait-elle gardé
un souvenir mitigé de sa première mise
en scène d’opéra, Et in Arcadia ego, sur
la musique de Rameau ? “Les indications
de Glass laissent une vraie liberté aux
interprètes. Pas de prétention. Dans une
partition comme celle-ci, il n’y a pas tant
de chant que cela. Les chanteurs sont alors
disponibles dans leur corps, leur présence.”
La metteuse en scène veut sortir
les interprètes des Enfants terribles
“de leur zone de confort, montrer ce qu’ils
sont au-delà de leur technique vocale”.
“J’ai voulu que ce soit la scénographie
qui danse. Par rapport à mon expérience
précédente de lyrique en scène, je peux dire
que je respire…”
De Einstein on the Beach à Alice, tout
récemment, le compositeur américain
n’a cessé de jouer avec la danse.
À l’époque de la création des Enfants
terribles, en 1996, Philip Glass collabora
avec une chorégraphe, Susan Marshall.
Sur scène, les interprètes qui chantent
et dansent étaient très jeunes. “Cette
polyvalence est une spécificité américaine.
Travaillant sur des personnages plus
ou moins âgés, je ne peux les faire danser.
La scénographie va alors provoquer la
chorégraphie avec trois plateaux tournants.
Je mets les pianistes en jeu, de manière qu’on
puisse voir leurs mains. Ces trois anneaux
sont comme un tourne-disque, qui permet
de changer les axes. Ainsi lorsque, dans
une séquence, Paul est somnambule, l’espace

143
se déplace, pas lui.”
Dans le roman de Jean Cocteau, une
boule de neige va blesser Paul, le héros.
Phia jonglait avec la glace autrefois.
S’en est-elle souvenue ? Elle botte en
touche, amusée. “Je m’oriente vers une
présence marionnettique. Cocteau revient
en scène en quelque sorte.” Jonathan Drillet,
un complice, sera dès lors ce narrateur
et manipulateur. Emmanuel Olivier,
également pianiste, écrit à propos
de cette œuvre : “La discipline imposée
par l’écriture musicale et le défi de son
interprétation produisent un effet de transe.”
Et Phia Ménard d’ajouter : “La musique
de Philip Glass m’a ouverte à d’autres
partitions du corps.” Ces Enfants terribles,
porté par six scènes lyriques sous le label
La Co[opéra]tive, enchantent déjà notre
comme la jalousie, l’amour fraternel, ↑ automne. ♦ Philippe Noisette
Phia Ménard.
la famille monoparentale. Et le suicide.
Je pense également au personnage Les Enfants terribles de Philip Glass
de Dargelos, qui va renaître dans le corps et Susan Marshall d’après
d’une femme. C’est actuel. Je regarde la pièce que nous avons avec la vieillesse. Le corps Jean Cocteau, mise en scène et
sous cet angle.” Opéra pour quatre voix âgé qui se recroqueville n’est pas si loin scénographie Phia Ménard, direction
et trois pianos, Les Enfants terribles a, du corps adolescent à mes yeux. Cette force musicale Emmanuel Olivier, avec
à première vue, des allures de huis clos. délabrée et monstrueuse.” Pour la créatrice, Jonathan Drillet, Olivier Naveau,
Une fratrie, Paul et Élisabeth, un il s’agit aussi d’observer la génération Mélanie Boisvert… Les 8 et
Les Inrockuptibles № 15

narrateur, Gérard, et un mauvais garçon de ses parents. 9 novembre, Théâtre de Cornouaille,


ambivalent, Dargelos. Mais, à la chambre Un dialogue avec l’œuvre de Philip Quimper. Du 14 au 20 novembre,
d’adolescent·es, Phia Ménard préfère Glass comme avec le chef d’orchestre Opéra de Rennes. Les 26 et
un décor d’Ehpad. “J’interroge la relation Emmanuel Olivier s’est instauré au fil 27 novembre, l’Atelier lyrique,
des répétitions. “Lorsque vous travaillez Tourcoing. En tournée jusqu’en février.
sur du contemporain, il n’y a pas ce côté
sacré que l’on peut retrouver dans le
Les critiques à Zoolander). C’est drôle, quand le corps
de Suzanne de Baecque refuse d’entrer
TENIR DEBOUT dans le moule. Et beaucoup moins
lorsque celle-ci donne la parole aux
de Suzanne de Baecque aspirantes Miss, avec leurs parcours
cabossés et leurs revendications ; leurs
rêves en toc deviennent les symptômes
Pour sa première pièce, la comédienne découverte d’une société ivre d’images (en particulier
chez Alain Françon s’est immergée dans celles des jeunes femmes).
L’affaire part un peu dans tous les sens.
le concours des Miss. Burlesque et politique, Mais la grande réussite de son autrice
tient à sa façon de critiquer l’institution
son spectacle l’impose dans le paysage théâtral. tout en respectant ses sujets d’étude.
Suzanne de Baecque clame se sentir
Nous l’avions repérée dans le costume de davantage actrice que créatrice. Elle est
Lisette et La Seconde Surprise de l’amour d’ailleurs actuellement devant la caméra
(2021), où elle faisait une apparition de Maïwenn (pour Jeanne du Barry avec
brillante sur le plateau d’Alain Françon. en tirer une pièce. La jeune femme, Johnny Depp et Noémie Lvovsky…).
Un an plus tard, la voilà autrice et fille d’Antoine de Baecque (historien, Espérons qu’elle parvienne à concilier
metteuse en scène d’un premier spectacle journaliste et critique de cinéma), théâtre, cinéma et écriture. Elle a le
réjouissant, Tenir debout, à la lisière s’est rendue chez sa mère, près de temps, bien sûr. Mais nous avons hâte.
de la performance burlesque et du théâtre Châtellerault, pour s’inscrire à l’élection ♦ Igor Hansen-Løve
documentaire, qui l’impose à 27 ans de Miss Poitou-Charentes – l’idée est
comme l’une des artistes les plus amusante (et vendeuse), la réalité de Tenir debout conception et mise en
prometteuses du moment. l’expérience l’est moins. scène Suzanne de Baecque, avec
Dans le cadre d’un projet de fin d’études Pendant un mois, elle s’est immergée elle-même et Raphaëlle Rousseau.
à l’École du Nord de Lille, ses profs lui dans les arcanes de l’institution décrépite Du 23 au 26 novembre, Théâtre
avaient demandé de partir quelque part pour interviewer ses compétitrices, national de Bretagne, Rennes, dans
en France dans un milieu donné et, si profitant de l’occasion pour s’interroger le cadre du festival TNB.
possible, loin de sa zone de confort pour sur son propre avenir d’actrice. Elle est Du 30 novembre au 2 décembre,
accompagnée sur scène par Raphaëlle CDN d’Orléans/Centre-Val de Loire.
Rousseau, qui sera tour à tour coach, En tournée jusqu’en mars.
↓ confidente et ex-Miss. Ensemble, elles
Suzanne
rejouent les entraînements (physiques
de Baecque
et “discursifs”), qu’elles caricaturent
144

et Raphaëlle
Rousseau. (à peine), avec des défilés (on pense

Jean-Louis Fernandez · Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon


Les Inrockuptibles №15
LA NUIT
JUSTE
AVANT
LES FORÊTS
DE BERNARD-MARIE KOLTÈS
MISE EN SCÈNE MATTHIEU CRUCIANI
ALL OVER NYMPHÉAS AVEC JEAN-CHRISTOPHE FOLLY
d’Emmanuel Eggermont

Vrai moment de grâce du


Festival d’Avignon, cette
évocation de l’univers
pictural de Claude Monet
tient de l’éblouissement.
Dernier volet d’une collection de pièces
dédiée par Emmanuel Eggermont aux
arts plastiques, All Over Nymphéas
propose un voyage immersif dans
l’obsession de Claude Monet pour les
nymphéas. “S’inspirer des Nymphéas,
c’est se demander comment Monet en est
arrivé à réaliser cette série, passant ‘malgré
lui’ de la figuration à l’abstraction”, précise
le chorégraphe. Évocation du fameux
bassin du jardin de Giverny, le décor
minimal, un tapis bleu, se diffracte
comme une onde changeante. Sur
les vagues electro de Julien Lepreux,
Emmanuel Eggermont et ses quatre
interprètes appréhendent l’espace en
traversées sensibles dignes des défilés
voguing. Ces tracés se condensent
par surprise en une série de danses
de l’intime comme autant d’épiphanies.
Supplément d’âme, le spectacle est dédié
au chorégraphe Raimund Hoghe qui fut
un proche de Pina Bausch. Hantée par
la présence-absence de celui qui fut
le Pygmalion d’Eggermont, la pièce est
un poème dansé, un coup de maître apte
à provoquer les plaisirs d’une extase
inégalée. ♦ Patrick Sourd

All Over Nymphéas, conception,


chorégraphie et scénographie
LES GÉMEAUX
Emmanuel Eggermont,
collaboration artistique et
Scène nationale de Sceaux (92)
photographie Jihyé Jung, avec Laura
Dufour, Mackenzy Bergile... Les
15 et 16 novembre, La Comédie de
ME 09. & JE 10.11.
Clermont. En tournée jusqu’en avril.
www.lesgemeaux.com
Les critiques

Arts
146

ÉNERGIES
de Judith Hopf, à Bétonsalon et au Frac Île-de-France, Paris

Influence majeure de la scène allemande depuis les


années 1990, l’artiste est enfin à l’honneur en France
avec une exposition en deux volets où s’envisage son
approche du vivant et de la technique.
Ce serait tout ce que l’on attend d’une la scène française d’une artiste pourtant
exposition. En l’occurrence, Énergies est majeure à l’international étonne, il faut
Les Inrockuptibles №15

la première de Judith Hopf en France, encore préciser : majeure, non seulement


orchestrée entre deux lieux parisiens, par la teneur intrinsèque de sa pratique,
le Plateau du Frac Île-de-France et mais également du fait de l’impact
Martin Argyroglo

Bétonsalon. Et parce que l’absence de qu’elle aura exercé sur son temps, depuis
la scène berlinoise post-chute du Mur
jusqu’à la génération suivante, et celle
à venir.

Arts
Vue d’exposition.

générateur d’énergie. Il n’empêche :


à Paris, c’est donc, chance rare, d’un œil
vierge qu’on la regarde, et comme
lors d’une première rencontre qu’on
l’appréhende.
Or son travail s’y prête. Ses installations,
où se mêlent la plupart du temps
sculptures et vidéos, ne présupposent
aucune connaissance artistique préalable
de notre part. Ses formes dérivent
de l’environnement industriel et
technologique immédiat, transposé dans
un vocabulaire de sculpture qui nous
le présente à neuf (plutôt qu’il ne le
représente) et permet ce faisant un recul Non, Judith Hopf est une artiste de
critique sur le conditionnement qu’il l’infrastructure.
induit sur les corps et les esprits. Ainsi, Tout a beau, aujourd’hui, être en
la monumentalisation d’un élément apparence dématérialisé, elle vient en
sans qualité (brin d’herbe, épluchure geler un temps les mécanismes :
de pomme), l’amalgame de temporalités le cloud devient visible par l’entremise
antithétiques (smartphones d’argile, de socles en forme de nuages sur
éclair de métal) ou de taxonomies lesquels se dressent les smartphone addicts ;
(moutons brutalistes, panneaux solaires- la technologie sans fil se transforme en
gruyère). un ensemble de serpents de béton, métal

147
On le voit : chaque élément, chaque et papier ; et enfin, les réunions Zoom de
sculpture se laisse nommer comme l’équipe d’exposition débouchent sur
un calembour, un trait d’esprit un peu la vidéo Less/Contrat entre les hommes et
farfelu qui aurait pris une forme l’ordinateur (2022), soit un texte rédigé
brinquebalante, doucement grotesque sur le modèle du “Contrat social
ou absurdement poétique. Peut-être de l’homme et de la femme” d’Olympe
parce que la chute, le déséquilibre guette de Gouges et répété par chacun·e
à chaque pas : tandis que la pluie tombe des participant·es. Alors que règnent
dru et que les rayons de soleil ruissellent, actuellement partout le paradigme
les serpents à langue d’e-mail ou les représentatif figuratif et le mal d’archives,
arabesques d’épluchures tendent autant ce que l’on attend d’une exposition
Ainsi, dans les années 1990-2000, elle de pièges aux promeneur·euses qui puisse parler à tous·tes est pourtant
participe à la classe libre de l’Académie distraitement penché·es sur leur écran simple, et en même temps si rare :
des Beaux-Arts ou à la librairie et espace – ce peut être nous, mais ce sont aussi la structure matérielle du contemporain
de rencontres b_books, contribuant ces sculptures humaines en argile alliée à la stratégie oblique de l’humour.
à introduire auprès du public allemand que l’on retrouve dans les deux espaces. ♦ Ingrid Luquet-Gad
les auteur·trices d’un tournant post- Mais la chute n’arrive pas, elle est
fordiste de la pensée critique (de Judith sans cesse différée. Énergies de Judith Hopf, jusqu’au
Butler à Paolo Virno, d’Ève Chiapello Au sein de l’écosystème que dresse 11 décembre, Bétonsalon – centre
et Luc Boltanski à Avital Ronell). Judith Hopf, tout tient malgré tout : d’art et de recherche et Frac Île-de-
Et, depuis 2008, elle est enseignante et une énergie (ou ces Énergies énoncées France, Paris.
codirectrice du département des beaux- sobrement en titre) se diffuse et se
arts de la Städelschule de Francfort répand, circule des racines organiques
– dont le statut, réel ou mème-ifié, de aux confins cosmiques, de l’usager·ère
fabricateur de carrières globales perdure. individuel·le au troupeau. Mais l’artiste
Judith Hopf serait donc de ces artistes nous en montre avant tout les heurts
dont l’influence avérée leur taille et les frictions. Ici, au fil des deux
d’emblée une place dans l’histoire de expositions-paysages, il ne s’agit pas du
Les Inrockuptibles №15

l’art, par filiations indirectes ou par effet fluide universel de l’électricité qui, au
début de la modernité, donna naissance
au système de vision de la peinture
abstraite ; il ne s’agit pas plus du liquide
amniotique de l’univers digital, qui,
près d’un siècle après, rêvera d’ubiquité
moirée durant les années post-internet.
Les critiques BIENNALE D’ART CONTEMPORAIN DE LYON et encore l’installation de Pedro
Gómez‑Egaña. On passera sur le musée
de Fourvière, le musée Lugdunum ou le
Cette 16e édition a pour principal mérite d’avoir vu musée d’Histoire de Lyon (Gadagne), où
ont été parachuté·es les mêmes artistes,
le jour, dans un contexte de coupes budgétaires avec des pièces strictement comparables
sévères. Au sein d’un parcours fourre-tout, souvent – à l’instar de Kim Simonsson et de ses
nains verts, le running gag (mais on rit
incohérent et parfois mièvre, seul le musée Guimet vert…) du parcours.
Au MAC Lyon, épicentre historique de
tire son épingle du jeu. la biennale, la marotte narrative est à son
acmé. Soit, au dernier étage, une
Un “manifeste de la fragilité” : le titre proposition collective fourre‑tout autour
semblait prometteur sur le papier. Les de la vie de Louise Brunet, à qui l’on
périodes de crise ont souvent été propices emboîte le pas, des révoltes ouvrières de
à l’art, dont les histoires procèdent par Lyon en 1843 jusqu’à son arrivée au
ruptures. Le manifeste appelle les avant‑ Liban, où elle travaillera pour une
gardes, et après elles, toutes tentatives Bardaouil et l’Allemand Till Fellrath, fait manufacture lyonnaise de soie. Prétexte
d’associer étroitement expression profession d’abandon et d’universalisme à des salles extrapolant autour du corps
artistique, outils techniques et flou : il y a, à les croire, “un pouvoir fragile, son périple est feuilletonné en
mouvements sociaux. Ainsi associé à la émancipateur de la fragilité” pouvant épisodes fictionnels d’une mièvrerie de
fragilité, on le pense spontanément en mener à une “nouvelle forme de résilience roman de gare. Et puis, on parvient au
réponse au contexte que nous traversons, collective”. Autour d’eux, quatre‑vingt‑ musée Guimet. Et là, tout change, et
dos au mur mais le besoin de faire table dix artistes issu·es de trente‑neuf pays, l’horizon s’ouvre : l’ancien Muséum
rase chevillé au corps. D’autant plus que et, il faut le souligner, à l’honneur des d’histoire naturelle, ouvert pour
la présente édition aura connu son lot de commissaires, plus de cinquante l’occasion, accueille par une mise en
déboires : un hiatus de trois ans, dû à la commandes. Le tout grossièrement espace précise, aérée des artistes qui,
crise sanitaire, et des coupes budgétaires ficelé autour d’une thématique eux, on l’espère, feront l’histoire de
dramatiques, tant de la part des sponsors agrégeant deux marronniers : le care demain : sensibles et puissants,
que de la Région. et la collapsologie. Mohammad Al Faraj, Tarik Kiswanson,
La fragilité, au beau milieu d’un contexte Aux Usines Fagor, dont les espaces sont Young‑jun Tak , Ugo Schiavi ou Zhang
de ras‑le‑bol général, cela aurait pu faire certes peu commodes, on erre, se perd, Yunyao s’ancrent dans un réel qu’ils
s’élancer, comme les flammes naissant s’affole parfois face aux réalisations reflètent tout en se décollant de ce qui
de l’étincelle, une update de la critique monumentales plus que douteuses ; est simplement là, de ce qui doit mourir
institutionnelle, une scène ouverte à la on cherche en vain les autres, on tombe pour renaître. ♦ Ingrid Luquet-Gad
148

précarité des travailleur·euses de l’art de but en blanc sur des sculptures


et, plus indirectement, laisser bruire les extirpées de la collection du musée des Biennale d’art contemporain
murmures décroissants de voix s’alliant Moulages ou sur des peintures en attente de Lyon – Manifesto of Fragility,
contre les grosses machines de l’industrie de restauration du musée des Hospices jusqu’au 31 décembre.
culturelle. En lieu et place de tout cela, le civils – on en retient, ou plutôt on en
duo de commissaires, le Libanais Sam retire, comme des aiguilles d’une botte
de foin, l’installation de Klára
Hosnedlová, la vidéo de Lucy McRae
et celle de Michelle et Noel Keserwany,

Blandine Soulage · Philippe Chancel


Les Inrockuptibles №15


Ugo Schiavi
au musée Guimet.
Arts
simple qu’un 45t des Stray Cats : tous·tes savent
REBELS que leur alliance, leurs amours sont un scandale aux
yeux du reste de la ville. Que les skins de la fontaine des
de Philippe Chancel Innocents aux Halles ne veulent pas en entendre parler,

Photo books
pas même une seconde, ni les punks : qu’une virée au

Dans les années 1980, le photoreporter magasin New Rose un samedi peut tourner au massacre.
Que se rendre à certains concerts au Gibus,
fraye sur les trottoirs parisiens avec à L’Eldorado ou à l’Opéra Night contient sa part de
risque : week‑ends sauvages. Qu’à la question des
deux bandes à peine sorties de l’enfance. territoires et des tribus, ils et elles ont eu l’outrecuidance

149
d’ajouter celle du mélange. Et vont devoir s’armer contre
Trois décennies plus tard, les clichés ça, apprendre à manier la batte de baseball. Certain·es
issus de cette immersion racontent une iront jusqu’à rejoindre une bande plus dure, les
Panthers, pour des bastons qui ont été aux origines
certaine jeunesse et n’ont rien perdu du mouvement antifa.
Ça n’est pas Beyrouth mais ça n’est pas non plus
de leur fougue. La Guerre des boutons. C’est une tension perpétuelle.
Qui rend magnétique chaque photo de Philippe
Les filles s’habillent en néo‑Morgan ou en néo‑Bardot : Chancel. Chancel est alors un tout jeune reporter
jupes à imprimé vichy, petites ballerines et grands photographe, il a accompagné les Del Vikings et les
imperméables dans lesquels se lover. Les garçons, Panthers, en dépit des affrontements qui commençaient
en teddy, Creepers, bandana noué autour du cou, à naître entre elles. Ses clichés de l’époque ont dormi
Levi’s 501, banane et gomina, se donnent des airs trente‑cinq ans dans ses archives jusqu’à ce qu’ils soient
américains. Chacun·e vit un fantasme d’époque, de montrés à Paris Photo en 2015, puis à la géniale galerie
lieux. Pourtant, dans le Paris du début des années 1980, Miranda à Paris l’an dernier. Rebels les donne enfin
quelque chose en elles et eux va plus loin que le cliché : à voir en livre. C’est là un document formidable, où
cette bande‑là est mixte, par principe, par croyance, par s’écrit l’histoire de la jeunesse des zones périurbaines
goût de la réalité et du futur. Elle s’appelle les comme on ne l’a jamais racontée. Mais il faut dire
Del Vikings, en hommage au premier groupe américain d’abord l’émotion qui nous saisit devant chaque image.
de rockabilly mixte, mélangeant musiciens noirs Elles ont la simplicité directe des
et musiciens blancs. classiques. Du Brassaï sans le savoir.
Leurs parents sont nord‑africains, portugais, Elles répondent aujourd’hui à d’autres
réunionnais ou antillais, ce sont des ados qui ont grandi photos restées longtemps inédites
dans le 93 ou dans les derniers quartiers ouvriers elles aussi, celles du 14 Juillet prises
de la capitale, avant la grande gentrification de la fin par Johan van der Keuken, à Paris,
des années 1990. Ces gosses que les autres bandes en 1958. La même innocence
surnomment les “fiftos” occupent les Grands retrouvée. ♦ Philippe Azoury
Boulevards (l’axe Nation‑Bastille‑République). Ils
Les Inrockuptibles №15

et elles écoutent du rock fifties et ne veulent pas du Rebels – Une jeunesse française de Philippe Chancel
discours xénophobe qui commence à monter en France. (The Jokers Films), 136 p., 60 €. En librairie
Elles et eux cherchent l’électricité et la beauté et ont le 4 novembre.
raison de croire qu’elles n’appartiennent à aucune race,
à aucune suprématie fantoche. Elles viennent tout
simplement de leur jeunesse et aucun·e n’a 20 ans. Cette
bande n’est pas naïve pour autant, la vie n’est pas aussi
Les Inrockuptibles №15 150 Les critiques

Livres
DYSPHORIA MUNDI

Livres
de Paul B. Preciado

Dans un nouvel essai, le philosophe


mais d’un amour impossible, Alison,
à l’ex-amie venant le secourir, Gloria
(Virginie Despentes), de sa bibliothèque
entremêle théorie et autobiographie mêlée à celles de ses amours, Preciado
est un être qui cherche, questionne,

pour penser un désir plus libre. observe, se place en retrait par désir
de liberté, pour tenter de désirer sans

Politique et poétique, un manifeste


les entraves que la société a tout intérêt
à nous imposer.

beau mais un peu confus.


Le plus beau passage du texte, celui
qui nous ouvre la voie, à toutes et à tous,
homos ou hétéros ou trans, c’est
celui-ci : “Le problème fondamental auquel
Dans son dernier essai, Je suis un monstre nous sommes confrontés est que le régime
qui vous parle, Paul B. Preciado réglait capitaliste pétro-sexo-racial a colonisé
ses comptes avec la psychanalyse, selon la fonction désirante en la recouvrant
lui outil normatif au service du de valeurs monétaires, de sémiotiques
patriarcat. Dysphoria Mundi s’annonce de la violence, de modes d’objectivation
dans le même registre, en s’ouvrant avec consumériste et de soumission dépressive.
la fiche clinique du “patient” Paul B. considéré fou. Les pages qui suivent sont […] la violence opère en fabriquant un
Preciado, puis un premier chapitre très un compte rendu de comment, parfois dans désir normatif qui prend possession du
fort : “Il fallait que je me déclare fou. le bruit, parfois dans le mutisme, cette corps et de la conscience jusqu’à ce qu’ils
Atteint d’une folie bien particulière qu’ils fourmilière a été construite et comment le acceptent de s’‘identifier’ au processus même
ont appelée dysphorie. Je devais déclarer monde moderne qui avait fait le partage d’extraction de leur potentia gaudendi
que mon esprit était en guerre avec mon entre notre folie et notre raison a commencé et de destruction de leur propre vie.
corps, que l’esprit était masculin et que à s’effondrer.” La première chose que le pouvoir extrait,
le corps était féminin. À vrai dire, je ne Dire que les pages qui suivent forment modifie et détruit est notre capacité à
ressentais aucune distance entre ce qu’ils un livre hybride serait un euphémisme. désirer le changement. Jusqu’à présent, tout
appelaient l’esprit et ce qu’ils identifiaient Mi-essai, mi-récit autobiographique, l’édifice capitaliste pétro-sexo-racial
comme corps. Je voulais changer, c’est tout. un peu foutraque et range-tout, reposait sur une esthétique hégémonique qui
Et le désir de changement ne faisait pas Dysphoria Mundi ressemble surtout au limitait le champ de la perception, bridait

151
de différence entre l’esprit et le corps. J’étais journal intime, intellectuel et politique la sensibilité et captait le désir. Et c’est cette
fou, peut-être, mais si c’était le cas alors ma de Preciado en temps de pandémie. esthétique qui est entrée en crise. Dysphoria
folie consistait à refuser l’antinomie entre Seul chez lui, atteint du Covid dès le Mundi. La question est maintenant de
ces deux pôles, féminin et masculin, qui début, son cerveau enfiévré tourne désirer autrement.”
pour moi n’avait aucune consistance qu’une à plein régime sur ses thèmes favoris, Trouver d’autres façons de vivre et
combinaison toujours variable de chaînes cette fois repris par le prisme de la crise d’aimer, creuser de nouvelles tranchées,
chromosomiques, de sécrétions d’hormones, sanitaire internationale. On oscille tracer sa propre route, unique, faire
d’invocations linguistiques.” bizarrement entre une impression de de sa vie, comme Paul B. Preciado, une
On le sait, le corps, et notamment le déjà-vu (descriptions de la vie durant le vie politique parce que poétique. Dès
corps des femmes (ou les corps racisés), premier confinement) et une impression que les restrictions de voyage se lèvent,
est le lieu où se joue le politique, ses de confusion théorique (la pandémie l’écrivain et philosophe va passer deux
règles liberticides, ses lois patriarcales. sert-elle ou non la “révolution qui mois seul, sans connexion internet,
Preciado a fait du sien, à travers sa vient” ? On dirait que parfois oui, mais dans un minuscule cabanon en haut
transition FtM (female to male, que peut-être non, bref on s’y perd d’une plage corse. Il y rencontre
“de femme à homme”), un corps en un peu…). À chaque coin de page, Sygma, trans aussi, avec qui l’amour
dissidence. C’était l’objet de Testo Junkie, le grand ennemi, c’est entendu, est ne ressemble à rien de
et cela l’est à nouveau dans Dysphoria “l’homme blanc hétérosexuel”. déjà fait, vu, connu.
Mundi, mais à plus ample échelle : c’est Mais lequel ? En réduisant tout aux Un amour qui échappe
le monde qui est, depuis plusieurs particularités, Preciado prend le risque à toute norme.
années, entré en transition, en mutation de nier la singularité et de céder à Enfin, une réinvention
épistémologique, c’est-à-dire en la tentation de l’amalgame, ce que l’on radicale. Une
dissidence. Une révolution arrive. d’après regrette de la part d’un intellectuel respiration absolue.
Preciado qui poursuit : “[…] c’est d’un de sa trempe. Ce qui est en revanche ♦ Nelly Kaprièlian
rare bonheur politique qu’il me faut parler puissant dans son livre, et très beau,
tout d’abord. Et ce bonheur, creusant son et peut-être bien plus profondément Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado
tunnel sous la réalité normative, ces vingt politique, ce sont tous ses passages (Grasset), 592 p., 25 €. En librairie
dernières années, semble avoir traversé une autobiographiques qui racontent une vie le 16 novembre.
fourmilière car aujourd’hui je me retrouve d’ermite, entouré de cartons de livres
Les Inrockuptibles №15

entouré d’enfants qui déclarent vouloir provenant de plusieurs déménagements,


vivre comme j’ai voulu vivre lorsque j’étais de plusieurs appartements, de ses
différentes vies dans des pays différents,
témoignant d’une existence en transit
Marie Rouge

perpétuel, et du transit érigé en art


politique de vivre. Des conversations par
écran interposé avec l’ex encore aimée
Les critiques à Bombay), c’est dans la librairie
anglaise de Bombay que, enfant, il a
LANGAGES DE VÉRITÉ – ESSAIS 2003-2020 découvert Alice au pays des merveilles et a
plongé dans le merveilleux anglais.
de Salman Rushdie Les histoires, seules, ne comptent que
si elles passent par le prisme de
l’écrivain·e. Shakespeare, Philip Roth,
Du pouvoir des histoires au courage de la vérité, Samuel Beckett, Nabokov sont, entre
Salman Rushdie a rassemblé ses articles en autres, convoqués dans ces pages. Il faut
lire sa rencontre à Londres, alors qu’il
recueil pour rendre hommage à la littérature a 30 ans, avec la grande Eudora Welty,
62 ans, qui, souveraine, le remet à sa
et à ceux et celles qui la font. place de façon très drôle lorsqu’il ose
la comparer à Faulkner.
Salman Rushdie était étudiant à Dans “Vérité” et “Courage” (les deux vont
Cambridge quand il a entendu parler de souvent ensemble), Rushdie dénonce
l’histoire qui allait changer sa vie. Son le renversement de la vérité auquel
professeur venait d’aborder un moment écrivain : elle l’a rendu mondialement on assiste, donc de la morale, à mesure
de l’histoire des débuts de l’islam : célèbre, mais l’a condamné aux menaces que le populisme triomphe, quand ce
l’incident des “Versets sataniques”, “[…] de mort, à la clandestinité, à être sont les dissident·es, ceux et celles qui
un épisode bien documenté au cours duquel grièvement blessé au couteau récemment luttent pour la liberté d’expression
il devait apparaître que la religion avait – aujourd’hui encore, alors que l’on écrit, (Ai Weiwei, les Pussy Riot, etc.), qui
d’abord envisagé l’idée de reconnaître trois Rushdie est toujours hospitalisé, deux finissent par être vu·es par la majorité
déesses ailées populaires à la Mecque avant mois après l’attaque terroriste dont il a comme des fauteurs et fauteuses de
de les rejeter, l’histoire d’un prophète tenté été victime en août. Les histoires, pour troubles. Si l’on s’étonne un peu de voir
par le compromis qui me semblait faire écho lui, sont des Langages de vérité – c’est le “courage” de Nicolas
aux récits de tentations de prophètes qu’on pourquoi elles ont un effet, même Sarkozy salué dans le
peut trouver dans les livres. La première fois néfaste, sur le réel, et c’est pourquoi il a même chapitre, ce texte
que j’ai entendu cette histoire, je me suis dit, choisi ce titre pour le recueil de ses essais reste ce qui épingle
comme le romancier en herbe que j’espérais et articles (de 2003 à 2020) qui sort le mieux la confusion de
être : ‘Bonne histoire’. C’était en 1968. aujourd’hui. notre époque et, pire,
Vingt ans plus tard, avec la publication Dans le premier texte, consacré aux son goût pour la haine
des Versets sataniques, je découvris à quel “contes fantastiques”, l’écrivain incarne et les boucs émissaires.
point l’histoire était bonne.” d’ailleurs le pouvoir de métamorphose ♦ Nelly Kaprièlian
Le pouvoir des histoires sur nos vies, nos des histoires sur les êtres à travers une
152

corps, sur les autres, Rushdie en a fait analyse du personnage de Shéhérazade Langages de vérité – Essais 2003-2020
l’expérience intime. Cette histoire a en et du pouvoir qu’ont ses mots sur l’autre, de Salman Rushdie (Actes Sud),
effet changé le cours de la vie du jeune au point de changer deux frères traduit de l’anglais par Gérard
homme de Cambridge qui voulait être sanguinaires en bons garçons. On Meudal, 400 p., 25 €. En librairie
apprend dans ce recueil, souvent le 2 novembre.
autobiographique, que si Rushdie est
certes imprégné des mythes indiens et
orientaux (il est né en Inde et a grandi

Syrie Moskowitz · Emma Birski pour Les Inrockuptibles


Les Inrockuptibles №15

Livres
Leïla Slimani.

Russell
Banks
SOS MÉDITERRANÉE
– LES ÉCRIVAINS S’ENGAGENT

Dix-sept auteurs et autrices


révolté·es par les drames vécus
par les migrant·es.
Un livre de poche dont les bénéfices iront
à l’association SOS Méditerranée, et dans
lequel auteurs et autrices témoignent de
leur préoccupation au sujet du sort réservé
aux migrant·es. Ce recueil de textes inédits
pourrait se résumer à un exercice plein de
bonne volonté mais un peu vain. Pourtant,

153
le fait que romanciers et romancières
acceptent de participer à un travail collectif
interpelle. Et il arrive qu’une commande
engendre des textes exceptionnels : ce
recueil contient quelques pépites.
En avant-propos, Jean-Marie Laclavetine
dénonce la politique européenne
concernant les flux migratoires. Et les
auteur·trices ont presque tous et toutes “Un magnifique roman testamentaire.”
opté pour des textes de non-fiction. Yann Perreau, Les Inrockuptibles
Souvent, une rencontre avec un·e
migrant·e ou un·e sauveteur·euse en est le “Époustouflant. Quel roman ! Russell Banks au som-
centre. Marie Darrieussecq parle des
personnes qui fréquentent son atelier met de son art.”
d’écriture. Après leur journée de travail, Thierry Clermont, Le Figaro littéraire
ils et elles viennent étudier le français et
confient des bouts de leurs existences. “Extrêmement beau et drôle. Un très grand livre !”
Beaucoup d’auteur·trices adoptent une Arnaud Viviant,
posture en retrait, devenant des porte-voix
de migrant·es aux périples terrifiants. France Inter – Le Masque et la plume
Ainsi, Leïla Slimani s’efface derrière le
récit d’un auteur africain exilé ; “Une démonstration supplémentaire des pouvoirs de la
Jakuta Alikavazovic livre fiction, et brillante leçon de métaphysique.”
un texte intime, où elle Copélia Mainardi, Marianne
rappelle avec pudeur
quelques évidences : “Aussi brillante que bouleversante, cette ultime
“Parfois une tombe est un
luxe.” Et il faut lire le texte quête de soi mêle l’émerveillement à la lucidité, l’in-
Les Inrockuptibles №15

stupéfiant de crédulité à l’authenticité.”


Marie NDiaye sur son Florence Noiville, Le Monde des Livres
père. ♦ Sylvie Tanette
© Holly Andres

SOS Méditerranée – Les écrivains
s’engagent (Folio), 240 p., 6 €.
En librairie le 4 novembre.
Les critiques

DANS LES RÊVES


de Delmore Schwartz

Un recueil de nouvelles, dont


un grand nombre sont
inédites en France, pour
redécouvrir ce génie oublié de
la littérature américaine qui
a inspiré Lou Reed.
Son nom a tristement disparu de la
plupart des anthologies de la littérature.
Il fut pourtant l’un des plus importants
auteurs de sa génération – poète,
prosateur surdoué, orateur brillant que
le Tout‑New York venait écouter, dans
les années 1960, au White Horse Tavern.
Delmore Schwartz s’est fait connaître
par ses nouvelles, forme narrative dans
laquelle il brillait, comme en témoigne le
recueil publié aujourd’hui dans la langue
de son traducteur historique, l’excellent
Daniel Bismuth. La première d’entre
elles, “C’est dans les rêves que les
responsabilités commencent”, est un
chef‑d’œuvre reconnu par ses pairs dès
sa sortie, en 1937, dans la prestigieuse
154

Partisan Review. Onze pages admirables


de concision et d’imagination où se
déploie l’histoire, effrayante et fascinante
à la fois, d’un rêve ou plutôt d’un
cauchemar.
Un narrateur infortuné raconte à ses
lecteurs et lectrices son songe étrange :
“Je pense que c’est l’année 1909.
J’ai l’impression d’être dans une salle
de cinéma, le long bras de lumière tournoie
dans l’obscurité, mes yeux sont fixés sur ce recueil par une belle préface, écrite
l’écran. C’est comme un vieux film muet de en 2012, dans laquelle il s’adresse à lui :
la Biograph dans lequel les acteurs sont “Tu m’as donné l’inspiration pour écrire.
vêtus d’habits ridiculement démodés.” pessimisme profond, le doute existentiel [...] Tu pouvais capter les émotions les plus
Le film projeté sur l’écran n’est autre invivable, la sincérité déchirante profondes dans le plus simple des langages.
que l’histoire de ses propres parents : et l’humour caustique qui caractérisent Tu étais un génie. Maudit.”

Collection James Laughlin, Courtesy of New Directions Publishing Corp · Pascual Sisto
leur rencontre, leur histoire d’amour, l’auteur, et que l’on retrouve tout au long Après une courte gloire dans les
leur projet de mariage… “Ne faites pas de ce recueil. années 1930‑1940, ce poète dans l’âme,
cela ! crie leur fils effaré au milieu de la Matamore de l’American dream, qui avait fait jurer à Lou Reed de
séance, sous les regards furieux des autres Schwartz revendiquait haut et fort ses “ne jamais écrire pour de
spectateurs. Rien de bon n’en sortira, origines européennes, lui dont les l’argent”, tombera peu
mais seulement du remords, de la haine, ancêtres avaient fui les pogroms pour à peu dans l’oubli. Il est
du scandale, et deux enfants odieux.” New York au siècle précédent. L’écrivain mort seul, à 53 ans, dans
T. S. Eliot, William Carlos Williams, s’était proclamé “poète de la migration une chambre d’hôtel
Wallace Stevens, Ezra Pound salueront Atlantique qui fit l’Amérique”, explorant sordide de Manhattan,
la publication de ce texte, par un jeune sa judaïcité et son identité complexe le 11 juillet 1966.
inconnu de 23 ans. Vladimir Nabokov dans une démarche autofictive qui ♦ Yann Perreau
s’enthousiasmera pour son “rythme inspirera notamment ses cadets
Les Inrockuptibles №15

parfait” et ses “divines vibrations”; Philip Roth et Norman Mailer. S’il fut Dans les rêves de Delmore Schwartz
Martin Scorsese essaiera (en vain) de le immortalisé par son ami Saul Bellow (Rivages), traduit de l’anglais
porter à l’écran. On y perçoit déjà le dans son roman Le Don de Humboldt (États‑Unis) par Daniel Bismuth,
(1975), son plus grand admirateur reste 416 p., 23 €. En librairie. 
Lou Reed, qui dédiera deux chansons
(European Son, My House) à son
professeur et mentor. Le musicien ouvre
Livres
personnes trans. Alors, Agustina suscite
la curiosité et l’envie, et la fascination
autant que la haine.

BOUM BOUM BOUM Scénariste oscarisé et romancier


argentin, Nicolás Giacobone livre avec
de Nicolás Giacobone Boum boum boum un deuxième roman
choral, contemporain et tragique.
Déployé entre l’Argentine urbaine et Les victimes, les bourreaux, certain·es
Dans ce récit choral très l’Amérique profonde, explorant la de  leurs proches comme autant
complexité de la construction de de dommages
contemporain, le scénariste l’identité comme la cruauté du milieu de collatéraux… L’auteur
argentin explore la violence la création, son récit s’applique à donner
corps et voix à cinq personnages
déploie son piège
narratif en cinq
sur fond de transphobie. impliqués dans un drame sordide, dont monologues, jouant
les ressorts restent tristement banals : des temporalités et des
misère sexuelle, transphobie, masculinité trajectoires intimes.
C’est dans un petit bled sans intérêt toxique. ♦ Léonard Billot
de l’État de New York, à deux heures
et demie de la grande ville, que Juan Boum boum
et Agustina ont décidé de faire escale. boum de Nicolás
Quelques nuits dans un motel bas de Giacobone
gamme avant de rejoindre une cabane en (Sonatine),
bord de lac où il et elle pourront attendre traduit
le renouvellement de leur passeport de l’espagnol
argentin. Lui est un artiste contemporain (Argentine)
démodé, elle, une actrice dont la carrière par Margot
n’a jamais débuté. Peut‑être parce qu’elle Nguyen-
est née homme avant de s’assumer Béraud, 288 p.,
femme, peut‑être pour des tas d’autres 21 €. En librairie
raisons. Dans ce bled où le couple le 10 novembre.
s’est arrêté, il y a peu, voire pas du tout de

François-

site
Mitterrand

Exposition
11 oct.
2022
22 janv.
2023

Portrait Marcel Proust © DR - Marcel Proust. Feuillet 10, paperole posée verticalement et enroulée sur elle-même|BnF, 

Galerie 2
Quai François Mauriac
Paris 13e | #ExpoProustBnF
bnf.fr
Les critiques comme “éclipse, biais réceptifs, point de
bifurcation, reconfiguration, œuvre
ET SI LES BEATLES N’ÉTAIENT PAS NÉS ? empêchée, paradigme de lecture”.
Fidèle à sa méthode d’écriture, proche
de Pierre Bayard de la farce étayée par la connaissance
savante, Bayard cherche à déjouer nos
conventions de lecture et à troubler nos
À rebours de l’adoration des chefs-d’œuvre, certitudes avec l’usage répété du “et si” ;

l’essayiste s’amuse à réhabiliter des auteurs une formule qui permet de pousser
la théorie de l’art, trop perméable à l’idée
et autrices éclipsé·es, et honore l’idée d’une fixe qu’elle se fait des grand·es
auteur·trices, vers une imagination qui
littérature attentive aux mondes parallèles. lui manque trop souvent. Pour Bayard,
on refait le monde avec des “et si”,
Adepte d’un genre hybride, la “fiction en apprenant à se défaire de ses propres
théorique”, qui, entre rigueur analytique normes de perception.
et fantaisie poétique, redistribue les À travers ses hypothèses, qui sont
cartes de l’histoire littéraire, Pierre moins des élucubrations que des
Bayard invite depuis des années les Shakespeare, le dramaturge rival Ben possibilités avortées, Bayard bouscule
sciences humaines à croire aux univers Jonson aurait pu imposer ses tragédies ; le modèle d’interprétation admis
parallèles. Dans Et si les Beatles n’étaient sans la naissance des Beatles, les Kinks de l’histoire de la création pour nous
pas nés ?, il esquisse le modèle d’une auraient pu dominer la pop mondiale ; inviter à déplacer nos repères, à prendre
“véritable critique quantique” en sans Rodin, les canons de la sculpture la mesure de la rigidité de leur cadre et
littérature, dont la physique nucléaire auraient pu s’ajuster à la finesse à nous en extraire, pour devenir des
serait une sorte de matrice de Camille Claudel ; sans les textes de lecteur·trices et spectateur·trices
méthodologique. Une critique qui Freud, la théorie de la dissociation émancipé·es de nos propres habitudes.
viserait tout simplement à “réhabiliter les psychique de Pierre Janet aurait pu Et si Bayard n’était pas né, les
auteurs et les œuvres qui, éclipsées par les transformer le champ de la paradigmes de lecture continueraient à
chefs-d’œuvre, n’ont pas disposé d’un plein psychanalyse… tourner en rond. Cela
accès au canon”, et à montrer comment, Dans un monde dit alternatif, plus aurait été triste pour
dans des mondes alternatifs, leur accueil accueillant et attentif, des œuvres dites celles et ceux qui
aurait été différent. mineures auraient pu accéder à la chérissent la part la
Car, remarque Bayard, “on n’arrête pas renommée. C’est cette renommée plus ludique,
d’encenser les chefs-d’œuvre, sans prendre la empêchée que Bayard honore à sa spéculative et créative
mesure des dégâts qu’ils provoquent”. Ainsi manière, par le biais d’un récit de l’esprit humain.
156

l’on jette dans l’ombre de nombreuses renversant à double titre, visant ♦ Jean-Marie Durand
œuvres qui “auraient pu tout à fait, dans à réhabiliter, à défaut des œuvres
d’autres circonstances, connaître un succès elles‑mêmes, le principe de leur Et si les Beatles n’étaient pas nés ?
comparable”. Sans l’ombre de grandeur potentielle. Construit sur une de Pierre Bayard (Les Éditions
succession d’études de cas (Kafka, de Minuit), 192 p., 17 €. En librairie.
Proust, Marx, Beauvoir…), son livre est
ainsi traversé, comme la marque des
fantômes qui le hantent, par des mots
Les Inrockuptibles №15

GAB Archive/Redferns


Et si les Kinks (photo)
étaient devenus les
Beatles ?
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PERSONNELLES
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Les critiques LE CRÉPUSCULE DE LA
CRITIQUE
de Myriam Revault d’Allonnes

Un court texte très éclairant


sur l’importance de continuer
à critiquer, au sens le plus
noble du terme.
Comme l’illustre le triomphe dans
le débat public de mots fétiches censés
désigner la source des maux de la société
(wokisme, pensée unique, islamo-
gauchisme…), la confusion règne partout
dans ce qu’il reste des idées en circulation.
C’est bien ce règne de la confusion
– opposé au règne de la critique, qui, de
LES ÉMOTIONS CONTRE LA DÉMOCRATIE Kant à Foucault, désigne une exigence
éthique de clarification – que
d’Eva Illouz diagnostique ici la philosophe Myriam
Revault d’Allonnes. Le “crépuscule de la
critique” procède de toutes les impostures
La sociologue analyse les émotions qui mènent au populisme, intellectuelles du moment, qui arrachent
par exemple le terme de “déconstruction”
et comment la droite dure s’en sert pour manipuler les peuples. au travail de la pensée, “pour en faire un
épouvantail politico-idéologique”.
Comprendre les succès du populisme Dénoncée par les réactionnaires
exige d’associer à la pensée du politique de service comme la destruction des
la part secrète des émotions des valeurs, la déconstruction,
citoyen·nes attiré·es par les sirènes théorisée par Jacques
158

du post-fascisme. C’est à partir de cette L’effet du ressentiment est de “pousser Derrida, vise simplement
conviction que la sociologue Eva Illouz les dépossédés à ressasser à l’infini les torts à dire que les
diagnostique les maux de nos qui leur ont été infligés et à exiger que oppositions fondatrices de
démocraties. S’intéressant de près à la vengeance soit faite plutôt que de s’efforcer la tradition occidentale
société israélienne, elle a pu ainsi de faire changer les choses en collaboration (nature/culture, corps/
identifier quatre types d’affects – la peur, avec autrui”. Contre les formes multiples esprit, homme/animal)
le ressentiment, le dégoût et la fierté d’un nationalisme autoritaire, Eva Illouz “ne sont pas des données
nationale – qui dessinent la matrice d’un milite pour un “patriotisme originaires et immuables”,
populisme triomphant, illustré par la démocratique”, fondé sur “un amour et que “leurs présupposés
récente élection de Giorgia Meloni en critique de la nation” permettant de doivent être questionnés”.
Italie ou des Démocrates de Suède. “canaliser l’aspiration de la population Les arracher à une logique
À partir d’entretiens avec des citoyennes à former une communauté”. Seul ce cadre binaire revient non pas
et citoyens israélien·nes proches de la émotionnel pourrait conjurer les effets à tout détruire, mais bien
droite dure, Eva Illouz analyse finement de “l’exploitation de la peur des gens à déconstruire des
comment le populisme est “une manière ordinaires, de la méfiance, de la colère et du présupposés, à repenser
(souvent efficace) de recoder un malaise ressentiment au profit de stratégies d’acteurs la hiérarchisation des
social”, et comment il instrumentalise politiques sans scrupules”. normes et des valeurs.
des émotions négatives et des traumas Avec la sociologue, pour contrarier nos En revenant sur certaines
collectifs. sociétés déboussolées par leurs propres querelles du moment (les
En évoquant la perspective fragilités et leur aigreur maladive, on identités,
de l’annihilation d’Israël, le dirigeant s’accroche à cette espérance d’une société l’universalisme...), Myriam Revault
James Startt/Premier Parallèle · Hannah Assouline/Éditions du Seuil ·

Netanyahou a par exemple joué sur la “décente”, fondée sur d’Allonnes remet de la lumière dans la
peur et la confusion entre faits et fiction. des émotions comme chambre des représentant·es de la parole
“Si la peur est l’émotion privilégiée des la compassion et la médiatique, et de la
tyrans, le dégoût est l’émotion préférée des fraternité. Une société rigueur intellectuelle
Carlos Giménez/Futuropolis · Dash Shaw/çà et là

racistes”, observe la sociologue, attentive décente dont la seule dans la valse des
à la multiplication “d’entrepreneurs condition d’existence imposteur·euses en tout
du dégoût” qui défendent la pureté d’un sera une réparation des genre. Avec elle, au
Les Inrockuptibles №15

peuple originel. À cette peur et ce affects blessés. moins, une aube de la


dégoût s’ajoute le ressentiment, ♦ Jean‑Marie Durand critique s’affirme.
composante émotionnelle suscitée par ♦ Jean‑Marie Durand
une perte de pouvoir, réelle ou imaginée. Les Émotions contre la démocratie
d’Eva Illouz (Premier Parallèle), Le Crépuscule de la critique de Myriam
traduit de l’anglais par Frédéric Joly, Revault d’Allonnes (Seuil/“Libelle”),
336 p., 22 €. En librairie. 48 p., 4,50 €. En librairie.
C’EST AUJOURD’HUI

Livres
partagent avec lui des détails biographiques,
l’embonpoint et le goût pour le Cuba libre.
de Carlos Giménez Chrysalide, le récit qui ouvre ce recueil, n’est pas le plus
gai – on y voit Raúl sauter par la fenêtre –, mais il est
celui où le procédé de mise en abyme se révèle le plus
Dans ce recueil bouleversant, transparent. Ainsi, Giménez y aborde de manière peu

le dessinateur espagnol réalise le bilan


déguisée les projets d’adaptation en film, tous sources de
déception, de Paracuellos, sa série phare dont le dernier
de sa vie, de son enfance sous Franco tome est paru en 2020, dans laquelle il racontait son
enfance dans un orphelinat sous Franco.
à sa fin inévitable. Le deuxième récit, sommet du livre, consiste en une
relecture du conte de l’Anglais Charles Dickens,
Un chant de Noël. Comme Ebenezer Scrooge, l’oncle
Pablo (double de papier de Giménez) choisit de passer le
réveillon de Noël seul, malgré l’invitation de sa nièce à
se joindre à toute la famille. Ce soir-là, il reçoit, comme
chez Dickens, la visite de trois esprits qui lui font (re)
vivre des Noël clés de son existence : ceux, solitaires,
passés à l’orphelinat, ou celui lors duquel il est tombé
amoureux d’une jeune Française qu’il n’a jamais revue.
Aussi, un Noël futur : dans une séquence bouleversante,
où sa maîtrise du noir et blanc saute aux yeux, Giménez
met alors en scène un bateau de réfugié·es qui se
renverse, avant que leurs corps n’échouent sur une plage.
Mêlant drame et tendresse, empathie et
nostalgie, C’est aujourd’hui – du nom
du troisième récit, aussi poignant que
les deux autres – n’a vraiment rien de
morbide, il s’agit plutôt du témoignage
Est-ce son testament ? Si, à 81 ans, il reste productif, d’un homme qui a bien vécu, à
Carlos Giménez pense beaucoup à la mort ces derniers destination des jeunes générations.
temps. Et, ici, regarde le chemin parcouru dans trois ♦ Vincent Brunner
histoires réunies, conçues en noir et blanc entre 2016
et 2020. Mais, au lieu de se lamenter, il envisage C’est aujourd’hui de Carlos Giménez (Futuropolis),

BD
sereinement la fin, le sourire aux lèvres, et montre traduit de l’espagnol par Hélène Dauniol-Remaud,

159
qu’il restera jusqu’au bout un grand auteur, capable 282 p., 35 €. En librairie le 2 novembre.
d’émouvoir et de faire rire. Pour compiler ces trois
autofictions, il a mis en place un complexe jeu de
miroirs avec deux avatars, l’oncle Pablo et Raúl, qui

DISCIPLINE historique sec, qui met en avant l’opposition entre des


convictions spirituelles et la réalité d’un conflit. Dessinant
de Dash Shaw avec une grande liberté, sans case et sans dogme, il nous
immerge dans la vie de soldat, rude et éphémère. Avec
une grande clarté et de puissants coups
Un jeune quaker fuit sa communauté de crayon, il retranscrit les gestes, les
mouvements, mais aussi les émotions
pour vivre la guerre. Une BD historique sur les visages. Les lettres de Charles
magistrale. et Fanny apportent, elles, leur rythme
propre, contribuant à rendre unique
ce roman graphique sur le dilemme,
“Tout ce que nous faisons à autrui nous le faisons en réalité la famille et la guerre. ♦ Vincent Brunner
à nous-mêmes. L’homme doit souffrir pour la violence qu’il
inflige à sa propre lumière de vérité, alors il cessera d’attirer Discipline de Dash Shaw (çà et là), traduit de l’anglais
des flammes qui ne brûlent que pour lui.” Pendant (États-Unis) par Martin Richet, 304 p., 28 €.
la guerre de Sécession, Charles Cox, jeune membre En librairie le 4 novembre.
d’une communauté quaker (religieuse, de tradition
protestante) de l’Indiana, transgresse les vœux de
pacifisme des siens et s’engage. Tout en découvrant la
violence aveugle, il garde un lien avec sa famille grâce
aux lettres qu’il échange avec sa sœur, Fanny.
Les Inrockuptibles №15

L’Américain Dash Shaw (Bottomless Belly Button, en


2008) a lui-même grandi au sein d’une communauté
quaker. Pour cet imposant Discipline, il a puisé dans de
vraies archives et correspondances, et pensé un récit
AGENDA LES ÉVÉNEMENTS DE NOVEMBRE Du 24 au
À NE PAS RATER.
26 novembre
Festival Culture
Bar-Bars, en France
Du 5 novembre
au 17 avril
Les Portes du possible.
Art & Science-Fiction,
à Metz Du 14 au
26 novembre
Les Femmes
s’en Mêlent, à Paris

Musiques
Du Trabendo au Point Musiques
Éphémère en passant par Les bars à concerts, cafés
Petit Bain, les musiciennes cultures et clubs représentent
Expo investissent les salles la toute première marche
La grande fresque parisiennes. Au programme dans la carrière naissante
transhistorique du Centre de la 25e édition du festival : d’un·e artiste. Des lieux
Pompidou-Metz scrute la jeune Claire Days, les défendus avec ferveur par
les imaginaires de la science- incontournables Black Sea le collectif Culture Bar-Bars,
fiction à travers le temps, Dahu, la productrice Chloé qui fête la 20e édition de son
des années 1960 à nos jours. ou encore Stella Donnelly, festival et invite artistes jazz,
Thématique et Clara 3000, Lime Garden, funk, soul, pop, electro, folk,
atmosphérique, elle mêle Jasmyn ou Julie Odell. metal et plus encore !
plasticien·nes, écrivain·es, lfsm.net festival.bar-bars.com
cinéastes et architectes afin
de placer au centre du débat
les utopies. Celles d’hier
mais aussi celles de demain, Du 30 novembre
prenant à rebours la panne
160

au 4 décembre
160

de futurs actuellement
éprouvée par beaucoup. Festival Synchro,
Centre Pompidou-Metz. à Toulouse
centrepompidou-metz.fr Du 17 novembre
au 21 mai
En avant la musique !,
Du 14 au
à Paris
21 novembre
Pitchfork Expo
Music Festival Paris À l’occasion du centenaire
du Snep (Syndicat national
de l’édition phonographique),
le Musée en Herbe se met
au diapason et propose une Cinéma
exposition retraçant l’histoire Première édition du festival
de la musique enregistrée, Synchro, dédié à
de 1860 à aujourd’hui. l’accompagnement musical
Le Musée en Herbe, Paris. du cinéma muet et fondé
museeenherbe.com par la Cinémathèque
de Toulouse ! Le festival
Musiques propose, dans une vingtaine
Pas moins de dix salles de de lieux, de voir ou revoir
la capitale verront se des films accompagnés par
Erwi/Unsplash · The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

bousculer à leur portillon les des formations et des types


groupes et artistes des jeunes de musiques très variés :
scènes actuelles : Black piano, electro, rock, orgue,
Les Inrockuptibles №15

Country, New Road, Dehd, orchestre... Parmi les grands


Porridge Radio, TV Priest classiques mis en valeur
mais aussi L’Objectif, Tirzah, cette année : Loulou de Pabst,
Jordana, ou Jeshi. La Ruée vers l’or de Chaplin,
pitchforkmusicfestival.fr Nosferatu le vampire de
Murnau.
lacinematheque
detoulouse.com
Les Rendez-Vous
Jusqu’au 5 mars
Les Tribulations
d’Erwin Blumenfeld,
1930-1950, à Paris

Arts
En 1936, l’Allemand
Erwin Blumenfeld arrive
à Paris. Au cœur de
l’effervescence créative,
il s’enthousiasme pour la
mode, les dadaïstes,
expérimente les nouvelles
techniques : photomontage,
solarisation, jeux optiques.
L’effervescence ne durera
guère puisque juif, il s’exile
aux États-Unis, où il
renouera le fil d’une pratique,
du photoreportage au
nu féminin réinventé.
Mahj – musée d’Art
et d’Histoire du Judaïsme,
Paris.
mahj.org

161
Jusqu’au 5 mars
Ruines
Jusqu’au 26 mars
Monogram,
à Nîmes

Arts
Avec deux expositions solo,
Carré d’Art repense les
rapports du corps, intimes
et collectifs. Performeurs, les
Américains Gerard & Kelly
se penchent sur l’architecture
patriarcale moderniste au
travers de vidéos, sculptures
et dessins. Tandis que les
vidéos et peintures de l’artiste
d’origine palestinienne
et nord-irlandaise Rosalind
Nashashibi interrogent
les relations choisies extra-
familiales.
Carré d’Art – musée d’Art
contemporain, Nîmes.
carreartmusee.com
LES PLAYLISTS Les musiques, livres, films, séries, podcasts, spectacles
et œuvres qui accompagnent la rédaction.

Nelly
Kaprièlian Ingrid
Luquet-Gad
Bruno En salle Franck
de Claire Baglin Suites décoloniales
Deruisseau Vergeade
d’Olivier
Stardust
Habibi, Room with a View Marboeuf
de Léonora Miano
les révolutions de Rone ×  
Annie Sprinkle
de l’amour The Eternal (La)Horde
d’Alice Neel
Daughter
Pacifiction A Glitter Year
de Joanna Hogg  House of Fortune
d’Albert Serra d’Eggs
de Betye Saar
God Save
Gr&ce Joke ABCDEFGHI
the Queen Tempête de
de Le Diouck JKLMNOPQ
des Sex Pistols Mansfield.TYA
RSTUVWXYZ
Paris quand même
de Principles
de Jean‑
of Geometry
Christophe Bailly
…XYZ de Moose
162

Jean-Marc
Lalanne
Les Amandiers
Julia Tissier
de Valeria
Carole Bruni Tedeschi Mare of Easttown
Boinet Saint Omer François de Brad Ingelsby
d’Alice Diop Moreau Serial Mytho
En salle
de Mathieu Palain
de Claire Baglin Les Historiennes Les Heures défuntes
de Jeanne Balibar d’Alice Butterlin Higher de Tems
La Ketamine
de Front Unholy And in the Rivales de
de Cadeaux de Kim Petras Darkness, Marie‑Aldine
et Sam Smith Hearts Aglow Girard
Illustrations : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles

Monsieur Proust
de Weyes Blood
de Céleste
Albaret en roman Hiding in
graphique Plain Sight
Les Inrockuptibles №15

de Drugdealer
Anthonio d’Annie
(Berlin Breakdown Paris Punkabilly
Version) 76-80 de Vincent
Ostria

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de la rédaction sur Les Inrocks Radio

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