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Aux gardiens du temple anarchiste

Michel ONFRAY
[. . . ] Encore une lettre d’anarchiste au courrier. Tonitruante, elle commence avec un magistral ca-
marade et se poursuit comme nombre de ses semblables par l’habituel exercice d’immodestie de son
auteur qui place sa missive sous le signe d’un bien qu’il m’apporte, d’un éclairage proposé gra-
tuitement, afin de m’affranchir et me rendre moins sot, de m’offrir une chance d’avoir enfin une
conversation avec une personne de qualité. La suite coïncide en tous points avec le contenu de
celles qui depuis longtemps rejoignent ma poubelle qui déborde en permanence : on distribue des
bons et des mauvais points, plutôt des mauvais d’ailleurs ; on pointe des manques regrettables, on
souligne des absences monumentales-comment peut-on avoir le front de ne pas citer le tract paru
en 1972 à la Fédération anarchiste du Cantal ? un événement dans le département cette année-là
! -, on dénonce un grave défaut de culture, de cette culture dont disposent les seuls abonnés aux
bulletins ronéotés ; on utilise la morale comme jamais pour agir en mixte d’instituteur habitué du
crayon rouge et de prêtre représentant la Parole autorisée sur terre ; enfin, on donne des leçons.
Étrange comme "Politique du rebelle", qui développe une théorie de l’action libertaire dans le
moindre détail de la vie quotidienne, a été fustigé, entre autres, aussi bien par un journaliste im-
bécile et sentencieux appointé dans un quotidien du soir que par les gardiens du temple anar-
chiste, pour ne pas fournir de perspectives concrètes alors que ce livre incite chacun à inventer
les formes de l’anarchie dont je propose une formule générale : refuser de suivre tout autant que
guider, s’interdire l’obéissance aussi bien que le commandement, ne pas consentir aux logiques so-
ciales de domination et de servitude, enfin n’user du pouvoir qu’en dernière instance pour éviter
l’emprise d’un autre. Peut-on être plus clair dans ses invites ? Faut-il un bréviaire pour envisager
l’ensemble des mises en œuvres concrètes ? Un catéchisme utile pour tous les cas répertoriés ?
Les critiques les plus violentes de cette option libertaire-versus politique de l’hédonisme viennent des
anarchistes encartés, des militants regroupés en sections, des apparatchiks du dogme conservé plus
pieusement que le Saint-Sacrement. Jamais je n’aurais cru mériter si violemment l’excommunication
ou imaginé devoir faire face à tant de procès en hérésie sous le drapeau noir. Dans des revues
spécialisées, à Radio-Libertaire, dans des conférences à Grenoble, à Rouen ou à Lyon- terre his-
torique pour ses questions-, dans nombre de lettres, toujours on m’a voué aux gémonies et promis
la guillotine avec les mêmes arguments, les mêmes méthodes, les mêmes reproches. En matière
de procès subtils, la nébuleuse anarchiste officielle vaut le Vatican de l’Inquisition, le Kremlin de
l’époque bolchevique, le Berlin des années national-socialistes ou la rubrique média des journaux de
l’époque capitaliste dans laquelle nous vivons-les moyens de nuire en moins : on ne pense pas, on
exécute ; on ne réfléchit pas, on condamne ; on instruit moins des dossiers avec patience et tra-
vail qu’on envoie a priori dans les geôles, avant tout examen sur texte et lecture digne de ce nom.
Je ne vois dans cette débauche de critiques qu’une confirmation de mes présupposés consignés
dans le livre incriminé : la pensée anarchiste s’est fossilisée, elle ressasse, elle réédite les pro-

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fessions de foi ancestrales et canoniques, elle ne vit pas, mais survit, tant bien que mal, à l’aide
de quelques vérités révélées sur le mode du catéchisme scientiste et rationaliste du XIXème siè-
cle, elle subsiste en vertu d’un acharnement thérapeutique idéologique entre les mains de Di-
afoirus Colériques. Derrière les grandes figures anarchistes et les tempéraments emblématiques
de cette histoire puissante, les nouveaux kapos refusent une place à la modernité libertaire.
Après Bakounine et Proudhon, on devrait se réjouir d’Elisée Reclus et Sébastien Faure, de Daniel
Guérin ou de Louis Lecoin ? Peu excitant. . . Qui donc, pour aujourd’hui ? Les anarchistes répon-
dent : rien, sinon une pléiade de noms confidentiels, tous du sérail, reproducteurs des tics universi-
taires, des auteurs d’articles ou de livres auto-édités, des militants exercés dans l’édification de leur
chapelle accrochés aux dogmes comme à un ventre maternel impossible à quitter. Pourquoi donc taire
les noms de Henri Laborit et de Paul Feyeradend, de Jean Dubuffet ou de John Cage, sinon de Marcel
Duchamp et de Noam Chomsky ? Parce que la vulgate ne les a pas encore incorporés et qu’elle piétine
à Mai 68 sans que personne dans la famille ait écrit avec assez de conviction le chapitre qui permet de
faire se rejoindre les barricades du Quartier latin et les résistances fin de siècle à la mondialisation.
La psychologie de nombre d’anarchistes d’aujourd’hui coïncide très étrangement avec celle des pre-
miers chrétiens : ils triomphent en individus sectaires, grégaires, en hommes de tribus et de castes
animées par un profond désir de donner leur vie pour une cause qui les instrumentalise. Haine
de soi, haine du monde, haine du réel et installation de l’idée, de la cause au sommet des préoc-
cupations éthiques, métaphysiques et ontologiques, ils jouissent de se mettre au service, ils jubi-
lent de n’être rien individuellement et de sacrifier leur existence propre pour accélérer et réaliser
le jour et l’heure du salut. Leur mépris du collectif qui n’est pas eux se double d’une célébra-
tion du collectif alternatif qu’ils opposent au monde comme il va : leur petit univers, élargi aux
dimensions du monde, leur association étique, boursouflée, étendue aux confins de l’univers.
Leur moteur ? Le ressentiment et une formidable passion perverse pour le négatif, un véritable culte voué
à la négativité. Leur logique ? Celle qui anime tous les individus mécontents d’eux, de leurs petites vies
sans relief. Comme les chrétiens, ils transfigurent leur haine de soi en haine du monde. L’envie, la jalousie
les taraude, mais plutôt que de l’avouer, ils concentrent leur mépris sur la totalité du réel qui les opprime
et les confine. A la manière du renard et des raisins d’Esope, ils détestent d’autant plus qu’ils sont privés.
Plus ils se découvrent interdits de jouir du monde, plus ils dirigent leur violence contre ce monde.
En quoi ils sont encore chrétiens, en quoi ils se réduisent à une version du christianisme : do-
lorisme, culpabilité, incapacité à jouir et à faire jouir, volonté d’inscrire en permanence son exis-
tence sous le signe de l’expiation des péchés du monde, de la douleur des autres, de l’empathie
généralisée, de la sympathie pour la créature opprimée partout ou elle souffre, ils jouissent de ne
pas jouir, de se retenir, de se l’interdire. Ainsi s’assurent-ils de ne jamais jubiler et de con-
naître une vie entière de frustration et de haines recuites puisque toujours il restera sur terre de la
douleur, de la souffrance, de l’exploitation, de la peine-car c’est malheureusement l’essence du réel.
En victimes expiatoires laïques de tout le négatif du monde, les anarchistes intégristes s’assurent une

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belle carrière dans le masochisme et le moralisme ; en martyrs du capitalisme planétaire, ils se préparent
de beaux jours dans les domaines fréquentés par la psychiatrie –tropismes paranoïaques, délire de la
persécution, accès maniaques, névroses obsessionnelles et tout le saint-frusquin habituellement associé à
la biographie des saints du calendrier chrétien : eux seuls disposent de la vérité révélée, et le monde entier
se trompe, eux seuls se comportent comme il faut, et les autres sont des collaborateurs, des opportunistes,
des arrivistes, des carriéristes, des bourgeois, des salauds, des corrompus, eux seuls sont purs alors que
l’humanité se vautre dans l’impureté. Le vrai, le juste, le beau, le bien d’un coté, le leur ; le faux,
l’injuste, le laid, le mal de l’autre. En quoi ils s’avèrent également platoniciens, tendance gnostique.
De sortes que les anarchistes vivent en parasites : le négatif est nécessaire à leur existence, il in-
duit leurs thèses, leurs thèmes et leurs options. Le monde comme il va les justifie, les légitime.
A la manière d’un animal agrippé puis incrusté dans l’organisme d’un autre, ils se nourrissent du
sang vicié de la société, l’appellent, le nécessitent, le sollicitent. L’état d’âme qui les caractérise le
mieux ? Celui du prédateur d’évènements sombres. Sur le mode christique, ils en appellent à la
négativité de l’univers capitaliste pour le rédimer à la manière dont le Christ prit naguère en charge
l’ensemble des péchés du monde : les guerres, les famines, les misères, les exploitations, les aliéna-
tions, les totalitarismes, les massacres, les déportations, les déforestations, l’industrialisation, le com-
merce, la brevetabilité du vivant, le colonialisme, la technoscience, tout ceci fournit le pain bénit
des contempteurs du monde investis dans la seule recherche des occasions d’entretenir leur machine
réactive. Leur but ? Supprimer la négativité-pourtant consubstantielle au réel. Défendu aveuglé-
ment aujourd’hui, l’anarchisme d’hier est un optimisme, parmi les plus naïfs et les plus sommaires.
Car malgré leurs pétitions de principe, leur messianisme christique, leur art de jouir de toutes les négativ-
ités possibles et imaginables, le réel dure et persiste dans sa substance. Et les contorsions anarchistes
n’y changeront rien, pas plus qu’elles n’ont changé quoi que ce soit de fondamental dans l’histoire
du monde. Leur méthode ne parvient qu’à une chose : assurer la jouissance des militants dans la
componction, la sympathie, le condouloir à l’endroit de tout ce qui souffre dans l’humanité entière,
passée, présente et future. Orgueil de se croire investi d’une mission de purification, de régénéra-
tion de l’univers à soi seul ! Présomption d’imaginer sa petite vie de militant utile et nécessaire
dans la perspective d’une modification du réel tout entier ! Arrogance de penser qu’une volonté sin-
gulière pourra à elle seule entraver les lois de l’espèce, de l’histoire et du monde ! Orgueil, pré-
somption et arrogance, ces vertus chrétiennes par excellence dissimulées sous le voile de l’altruisme,
de l’amour du prochain, de la fraternité généralisée, de l’humilité, de l’abnégation militante. . .
La morale de l’anarchiste, tout comme sa psychologie, trahit le christianisme recyclé en formules
laïques et en formes politiques. Elle suppose la haine de tout ce qui est fort, grand, élégant,
debout ; elle méprise la singularité, l’individualité et la puissance des exceptions ; elle vénère
les figures de la négativité : la faiblesse, la petitesse, la laideur ; elle aime la mort, la crasse,
le sang, la sueur, la saleté, la décomposition. Sa figure emblématique ? L’ouvrier reconstruit
par ses soins. Non pas l’ouvrier réel qui souffre et se tue au travail, mais l’idée d’ouvrier
échafaudée par celui qui ne le connaît pas, ne le fréquente pas, ne l’aborde jamais mais le rêve.

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L’ouvrier platonicien, celui auquel il faut s’adresser, celui pour lequel il faut penser, celui à
qui il s’agit de destiner les lignes de ses ouvrages. Celui qu’on me renvoie à la figure en
permanence sous prétexte que mes livres-Politique du rebelle en particulier-seraient écrits avec
des tournures trop sophistiquées, des mots trop compliqués, des références trop pointues.
Devrait-on écrire un livre anarchiste avec des mots et des façons ouvrières, des syntaxes prolétari-
ennes et du vocabulaire populaire ? On sait à quelles extrémités littéraires, intellectuelles et poli-
tiques ont été acculés ceux qui, nazis et bolcheviques, fascistes et maoïstes, revendiquaient l’indexation
de la création livresque sur la capacité intellectuelle de la classe ouvrière. On n’édifie jamais les
ouvriers quand on s’évertue à les entretenir dans l’indigence à laquelle certains les contraignent.
Je souscris au projet aristocratique d’édification des exclus du savoir, mais je refuse le projet dé-
magogique auquel la plupart souscrivent, droite et gauche confondus, anarchistes compris, en ser-
vant aux victimes du système des brouets intellectuels insipides et des soupes culturelles tièdes.
Je sais trop- pour en provenir et y avoir toujours un frère et son épouse- à quoi ressemble le monde
ouvrier (avec une minuscule : l’ouvrier réel, concret, incarné, sacrifié par les puissants), pour con-
sentir à la mythologie aujourd’hui réactivée par les anarchistes orthodoxes de l’Ouvrier comme fig-
ure idéale à laquelle il faudrait songer en construisant ces livres. On ne méprise pas mieux ces
exclus qu’en les entretenant dans une culture bas de gamme, prolétarienne, indigente. Je ne veux
pas descendre mes propositions jusqu’à eux car cet exercice indigne et méprisable suppose trop de
déférence à leur endroit ; en revanche, tout reste à faire pour leur permettre de se hisser jusqu’aux
hauteurs toujours exigibles par une pensée qui dépasse un tant soi peu les étiages sommaires.
Combien d’anarchistes- et pas seulement eux- me reprochent donc le style, la forme, le ton ! Syn-
taxe bourgeoise, vocabulaire élitiste, propos intellectuels- intellos, plus précisément-, écriture absconse,
références d’initiés, les critiques ne manquent pas. On trouve ainsi dans la tradition anarchiste ou-
vriériste une option anti-intellectuelle violente qui toujours a fournit un fonds de commerce au fas-
cisme en gestation : la haine de la culture, l’invite à brûler les musées, le mépris du style, la
vindicte à l’endroit de l’écriture, la condamnation des bibliothèques précèdent toujours de très prés
la critique faite à un philosophe de travailler avec ses outils. La volonté politique de table rase
m’effraie, me donne des frissons, les autodafés se fomentent dans l’ombre de pareilles imprécations.
J’aime la culture, les mots, le verbe, j’aime la langue française, les références intellectuelles, artistiques
et musicales de l’Occident, je préfère l’écriture d’un styliste à celle d’un journaliste, je ne trouve pas con-
tradictoires ou antinomiques une position anarchiste personnelle et une passion pour la culture classique,
je hais quiconque se sert du savoir pour durcir l’opposition entre les classes sociales et marquer de plus
grandes distances entre lettrés et privés de lettres, je chéris plus que tout les valeurs de l’esprit et me mé-
fie des propositions alternatives qui en appellent à la simplicité, à la rudesse, à la rusticité, à la vérité du
monde ouvrier ou de l’univers paysan. Trop peu d’affection pour les pétainisme de droite et de gauche. . .
Je n’écris donc pas pour les bourgeois, ni pour les ouvriers, et ni les uns ni les autres, à mes yeux, ne
disposent de l’arbitrage exclusif des élégances intellectuelles, culturelles et philosophiques. Je n’écris

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pour personne en particulier, mais pour qui se sent concerné par le propos que je tiens ici dans un livre, là
dans un article, ailleurs dans une conférence. Je propose, on dispose. Le tout librement. Je n’aspire pas à
édifier les masses, à faire école, à générer des clones idéologiques, encore moins à préparer la révolution
ou annoncer son imminence. Je n’écris pas pour ceux qui ne savent pas lire, ne veulent pas lire et se
refusent à l’évidence : la lecture de la philosophie, tout comme la pratique d’un instrument de musique,
d’une langue étrangère ou d’un art ne s’improvise pas. Qu’on le déplore ou non n’y change rien. . .
Ne laissons pas la langue et la philosophie aux reproducteurs du système social qui le confor-
tent, lui donnent des raisons d’exister et de se perpétuer sous ses formes brutales ; N’abandonnons
pas les mots et les idées aux personnes qui cherchent plutôt à dissimuler les contradictions so-
ciales qu’à lutter contre elles ; Ne renonçons pas à la culture critique, à l’esprit des Lu-
mières, à l’armement intellectuel et culturel ; Relisons Gramsci et consentons à l’une de ses
trouvailles politiques majeures : la culture fournit la première arme de (re)conquête du réel
à ceux qui en sont exclus. L’anarchiste qui tourne le dos à la culture classique-style, syn-
taxe, références- se condamne à un esclavage sans rémission, à une aliénation perpétuelle.
Moralisateurs les anarchistes intégristes le sont également sur la diffusion de mes livres. Bien pour
Radio-Libertaire, excellent pour le fanzine lycéen, merveilleux pour le tract de quartier, mais mal,
très mal, très, très mal pour la télévision, la radio et la grande presse dites bourgeoises. La haine
de la télévision travaille la plupart des individus d’une manière inversement proportionnelle à leur
chance d’y passer un jour. Comme les probabilités d’y voir l’un de ces sermonneurs paraissent
minces, on imagine la grandeur de leur mépris du média télévisuel. D’où leur lecture simple, som-
maire et définitive : écrire un livre dans lequel on formule une proposition anarchiste contempo-
raine, puis en parler à la télévision, c’est se vendre, se damner, devenir une crapule méprisable,
et viser les bénéfices sonnants et trébuchants consécutifs au passage dans telle ou telle émission.
Soit on écrit, on publie et l’on accepte le jeu qui consiste à rendre publiques les idées défendues
dans un livre sur un plateau de télévision, devant le micro d’une radio, dans les colonnes d’un jour-
nal, à la tribune d’une chaire, au zinc d’un bar de nuit, pourvu qu’on ne se fourvoie pas dans des
lieux radicalement incompatibles avec le message délivré ; soit on s’interdit par principe les médias,
mais alors pourquoi publier et ne pas se contenter de conserver ses manuscrits dans des cartons ?
Si l’on croit à ses idées, on doit les défendre partout ou elles peuvent être entendues, saisies, dif-
fusées, comprises. D’où l’obligation de déborder la secte et d’aller au-devant de lecteurs nullement
acquis, a priori, à ces idées. Quel intérêt de prêcher dans une chapelle de sectaires déjà convaincus ?
Enfin et j’en termine avec le portrait de l’anarchiste intégriste, je voulais dire comment sa psy-
chologie réactive et sa morale moralisatrice débouchent immanquablement sur une politique con-
finée au rabâchage de l’histoire sainte, du martyrologe et de la dogmatique libertaires. Plus sco-
lastique qu’un anarchiste de cet acabit semble impossible. . . Car chez eux les classiques se lisent
une plume à la main, un encensoir dans l’autre, à la façon du sorbonagre. On aborde le cor-
pus avec la précaution d’un clerc tonsuré, on consent aux filiations orthodoxes, aux mots d’ordre

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de la profession, aux histoires figées de la tribu, à sa vulgate intellectuelle : Godwin le créa-
teur, Proudhon le fondateur, Stirner l’individualiste, Marx le méchant autoritaire, Bakounine le bon
libertaire, Kropotkine le prince rouge, Makhno la pureté, Sacco et Vanzetti les victimes, etc.. . .
Lire librement- en libertaires. . . -, voilà une hérésie. Les doctrinaires du drapeau noir agissent à la
façon des universitaires les plus sclérosants, en interdisant l’originalité, la singularité, l’invention.
D’où le catéchisme anarchiste, essentiellement construit sur des refus et des négations : anti-
Nation, anti-Etat, anti-guerre, anti-vivisection, anti-nucléaire, anti-violent, anti-militarisme, anti-
capitaliste, anti-modernité, anti-technique, etc. En conséquence les anarchistes imbibés de pensée
dix-neuvièmiste campent sur des positions qui ne souffrent pas l’analyse, la discussion, la préci-
sion, la réflexion et la contradiction. L’argument d’autorité triomphe : on prend ou on laisse.
De sorte que s’entendent encore et toujours aujourd’hui les vieilles scies militantes d’hier
et d’avant-hier : cosmopolitisme des citoyens du monde, fraternité universelle, abolition des
classes et des races, disparition du travail et du salariat, suppression du capitalisme, pul-
vérisation de toutes les aliénations, égalitarisme radical, suppression des différences, uni-
formité généralisée, construction d’une société naturelle d’hommes heureux de vivre ensem-
ble, avènement de loisirs généralisés, réalité purifiée des scories haineuses et mortifères ;
autant dire- s’en aperçoivent-ils ? - instauration du paradis chrétien sur terre laïque. . .
Que la nation soit parfois une garantie libertaire contre la mondialisation libérale ! Que la guerre
s’avère parfois nécessaire, ne serait-ce que pour en finir avec un impérialisme conquérant de type
fasciste, comme avec les hitlériens occupant la France de 1940. Que l’Etat puisse devenir un in-
strument défendable entre les mains de ceux qui en feraient moins l’instrument du capital que celui
de l’idéal libertaire ; Que le nucléaire civil a produit plus de fantasmes hystériques jusqu’alors
que de morts ; Que les militants intelligents et cultivés valent mieux que des anarchistes im-
béciles et incultes ; Que milles souris disséquées valent moins qu’un être humain sauvé ; Que
la violence défensive est préférable à la non-violence active- ainsi de la Résistance française au
nazisme ; que le capitalisme social paraît défendable comme remède au capitalisme libéral et que
l’alternative n’est pas capitalisme ou soviètisme ; Que les progrès de la technique contemporaine va-
lent mieux que les regrets nostalgiques et passéistes ; voilà qui n’effleure pas l’anarchiste intégriste.
Et pourtant, les mouvements du monde obligent à reconsidérer la pensée libertaire à la lumière du
XXème siècle et de ses leçons : des guerres, des génocides, des totalitarismes, des violences, des ex-
terminations. Le monde qui a donné lieu à l’anarchisme de grand-papa est mort ; ceux qui s’en récla-
ment encore font sourire les ennemis qu’il s’agit de combattre, tant ils ne représentent qu’eux-mêmes
mais en aucun cas un danger quelconque pour l’ordre des puissants. Que disait Politique du rebelle
? Que la politique libertaire d’aujourd’hui passe par la volonté d’en finir avec l’idée préhistorique de
révolution collective et prolétarienne ; qu’elle suppose l’abandon de cette croyance ridicule que la dis-
parition de la propriété privée des moyens de production et la réalisation de l’appropriation collective
desdits moyens règleraient l’ensemble des problèmes ; qu’elle exige une nouvelle théorie du pouvoir,

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non plus monolithique, étatique et marxiste, mais polymorphe, généralisée et foulcadienne ; qu’elle
actualise, en vertu de la fin des grands discours, l’invite deleuzienne au devenir révolutionnaire des
individus ; qu’elle suppose moins l’indexation sur une raison messianique que sur une mystique de
gauche, viscéralement entendue comme un tropisme épidermique qui force à se trouver aux cotés des
résistants, des insoumis et des rebelles à tout l’ordre dominant, le tout dans des formes contemporaines.
Pas de recettes avait écrit l’imbécile du journal, pas de trucs, ni de mode d’emploi. Or il
n’y avait que cela dans ce livre : nécessité de déchristianiser, réaliser le primat de la poli-
tique sur l’économie, réactiver un nietzschéisme de gauche, enseigner un athéisme politique, for-
muler une mystique immanente, achever Mai 68, préciser les contours d’un sur humanisme liber-
taire, revitaliser l’action subversive, dépoussiérer le luddisme, célébrer l’association de forces op-
positionnelles, inventer des micro-insurrections, tendre vers l’individu souverain, restaurer les Lu-
mières et construire pour chacun sans qu’aucune consigne soit susceptible d’être donnée-par un
libertaire ! - et valant pour tous. Trois cent cinquante pages me permettaient de détailler. . .
Les leçons quintessenciées ? Des propositions de ré appropriation de soi par soi. A chacun
d’inventer sa résistance aux micro-fascismes rencontrés par lui seul ; à chacun de promouvoir ses
méthodes pour s’in soumettre et ne pas collaborer aux mouvements violents du monde, s’y sous-
traire et construire plutôt un hédonisme politique dans sa vie propre ; A chacun de chercher et
trouver sa voie pour réaliser personnellement ce projet excitant et roboratif dans son quotidien im-
manent ; à chacun de créer des formes de désobéissance, d’inertie, de refus, de désertion, là où
il est, dans sa situation spécifique- familiale, culturelle, intellectuelle, sociale, etc. ; à chacun de
pratiquer ici et maintenant le refus de suivre autant que de guider ; à chacun de ne plus consen-
tir aux servitudes volontaires dans lesquelles se trouvent habituellement des satisfactions sociales.
Je ne m’installerai pas derrière chacun pour donner des leçons, juger, commenter, inciter, noter,
distribuer des bons ou des mauvais points. Loin de moi l’idée de dire à autrui ce qu’il faut
faire, comment, avec qui, et de quelle manière on peut être libertaire. Je me vois mal édicter
une théorie figée de l’anarchisme, un genre de doctrine sociale valable demain, car j’ai dit mon
anarchisme assimilable à un comportement libertaire individualiste (refuser de subir et d’exercer
les pouvoirs) praticable dans toute société, quelle qu’elle soit, indépendamment du temps, du lieu
et de l’histoire, aujourd’hui, ici et maintenant, dés qu’on décide de s’y mettre. Etre anarchiste,
c’est refuser systématiquement l’exercice du pouvoir dans l’intersubjectivité, sauf pour se défendre
d’une violence qui menace de nous atteindre, de nous anéantir et de réduire notre identité.
De sorte que je préfère recevoir les lettres qui me sont adressées que les écrire, et que je choisis
plus volontiers d’essuyer ces critiques et ces insultes, ces attaques et ces condamnations que de les
proférer. Je veux bien, aux yeux de ceux-là, être inculte, suppôt du capital, petit-bourgeois, oppor-
tuniste, mondain, imposteur, intéressé, pourri, mercantile, affairiste et, bien sûr, nazi, fasciste, stal-
inien et révisionniste- oui, oui, j’y aie droit aussima part, je n’ai jamais utilisé ces recours-là, ex-
trêmes et perfides, pour tâcher d’en finir avec une pensée qui me résiste, m’insupporte ou m’énerve.

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L’insulte, le mépris, le reproche du style, de la culture, de la syntaxe, des références, du vocabulaire, la
passion pour la négativité, l’indexation de toute son identité sur le ressentiment, la haine de soi transfor-
mée en haine du monde, la culpabilité expérimentée à chaque seconde de son existence, dans le détail,
la culture militante grégaire, le jeu des adoubements et des excommunications, le rituel sectaire et le
doctrinal conceptuel, tout ceci infecte la vie et trahit une étrange dilection pour ce qui détruit, salit.
Je n’entends pas l’anarchisme comme une position nocturne, mais comme une proposition solaire.
Au contraire des anarchistes libertaires- et solaires- dont j’aime l’affranchissement et l’incapacité
à s’occuper de la vie des autres, à les contraindre et à les blâmer, les anarchistes autoritaires- et
nocturnes- de la vieille école me fatiguent. J’ai autant envie de les fréquenter que les chrétiens
sirupeux ou les tyrans brutaux, les capitaines d’industrie cyniques ou les journalistes imbéciles- si
tout cela ne relève pas trop du pléonasme. Trop tristes, pas assez rieurs, pas assez joyeux ; trop
sinistres ; trop prêtres, les gens de cette engeance sont trop soucieux de juger les autres, de les
corriger, de les condamner, ils me paraissent trop pourvoyeurs de corde à pendu et de poteaux
d’exécution. En fait, trop viscéralement ennemis des libertins diurnes, ils génèrent sur le terreau
des civilisations décomposées la graine avec laquelle monte le commissaire du peuple. [. . . ]
In : Michel Onfray. "L’archipel des comètes"

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