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“Equal in Paris” est un court récit dans lequel James Baldwin revient sur son
arrestation et son séjour de 8 jours à Fresnes pour une banale affaire de drap de lit.
Cette expérience l’emmène inévitablement à comparer la France à son pays natal et à
se remémorer les raisons qui l’avaient poussé à quitter ce dernier. Le rire glaçant que
suscite son histoire dans la salle le jour de son audience lui fait réaliser qu’il ne
pourra malheureusement jamais échapper à ce qu’il souhaitait fuir en s’exilant.
On plonge dans ce récit par une description hyperbolique du lieu du crime. Un hotel
dont l’atmosphère lugubre, sombre et froide sont soulignés à travers plusieurs
références à la pierre et au gris. Pour l’auteur, à l’image de son hôtel et d’un grand
nombre d’immeubles parisiens, la France et ses institutions tant enviées ailleurs sont
en réalité dépassées, impersonnelles et parfois cruelles selon les personnes qui les
côtoient.
Dès les premières lignes, l’intrigue qui sonne comme une mauvaise farce et le
dénouement sont posés. En Décembre 1949, Baldwin est arrêté pour avoir été en
possession d’un drap de lit (sans valeure particulière), qui aurait été volé par un de ses
amis. Cette faute impardonnable le conduit à découvrir malgré lui quelques travers du
système judiciaire français. On retrouve le même caractère absurde dans le Procès de
Franz Kafka, où le protagoniste est lui aussi arrêté un matin à son réveil et se retrouve
accusé d’une chose qu’il n’a non seulement pas commise mais dont Il n’est pas au
courant. A la différence du personnage de Kafka, dans Equal in Paris, le protagoniste
est bien réel, le préjudice visible et la douleur bien palpable.
Alors qu’il est embarqué dans une affaire dont il n’a aucune manière de contrôler
l’issue, Baldwin se replie sur lui-même. Dans cet environnement où la langue et les
codes lui sont complètement étrangers, il se pose la question de la réaction qui est
attendue de lui : celle d’un homme noir, sachant ce que cela peut lui couter ? Celle
d’un Américain ? Démuni, Baldwin se plonge dans une profonde introspection pour
comprendre qui il est aux yeux de l’autre et ainsi trouver les moyens de répondre à ces
policiers pour sortir de cette situation.
“It was quite clear to me that the French men in whose hands I found myself were no
better or worse than their American counterparts” (2)
“I had often heard at home, laughter which I had sometimes deliberately elicited. This
laughter is the laughter of those who consider themselves to be at a safe remove from
all the wretched, for whom the pain of living is not real.” (3)
Baldwin n’était aucunement dupe des problématiques raciales en France mais il s’y
sentait étranger. L’amusement et le rire que suscitent cette affaire du drap de lit dans
la salle d’audience le ramènent à la réalité. C’est le même rire glaçant qu’il avait si
souvent entendu chez lui et qu’il avait souhaité fuir; le rire de ceux qui se sentent
supérieurs, privilégiés, en sécurité partout ailleurs et qui sont indifférents à sa
souffrance. Il réalise alors qu’échapper à ce rire effroyable demanderait bien plus
qu’un simple changement de géographie.
Plus de sept décennies après cet épisode de la vie de Baldwin, j’entends encore le
même rire que lui. Ce rire glaçant et oppressant. Ce rire, c’est l’indifférence de ceux
qui considèrent le racisme comme une chose abstraite et si étrangère à la France. Ce
rire c’est aussi le dédain de ceux qui pensent que les luttes françaises antiracistes ne
sont que l’objet d’un mimétisme de luttes venues d’ailleurs. C’est ce même rire qui
finit pas étouffer ceux qui, comme Baldwin, se battent pour ne plus l’entendre.
A travers Equal in Paris, Baldwin lève donc le voile sur de sombres points communs
que partagent la France et son pays natal. C’est une subtile invitation à l’hexagone
pour qu’elle regarde en face ses propres démons.
NOTES
“A New-York, j’étais devenu très habile dans l’art de deviner et par conséquent de
(1)
manipuler dans une certaine mesure, les réactions du monde blanc. Mais je n’étais
plus à New-York. Aucune de mes vieilles armes ne pouvaient me servir ici.“
“Il était assez clair pour moi que les mains des hommes français dans lesquelles je
(2)
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James Baldwin, remis au goût du jour par le documentaire de Raoul Peck, I Am Not
Your Negro, et dont Gallimard a publié le mois dernier une nouvelle édition de Notes
of a Native Son (Chroniques d’un enfant du pays, traduit par Marie Darrieussecq), a
des choses à nous dire aussi sur notre époque et sur le racisme made in France.
Soixante-dix ans plus tard, le racisme est souvent vu en France comme un objet
lointain, étranger, obsolète, neutralisé –un colis suspect sous sa cloche, qui ne risque
plus de nous faire du mal. C’est un monstre ancien que l’Histoire et la République,
droits de l’Homme en étendard, ont terrassé il y a longtemps sur le territoire national.
Pourquoi donc remuer la boue du passé, agiter les ombres de la mémoire? Qu’on nous
laisse, Français, aller de l’avant, progresser la conscience claire. Voudrait-on nous
diviser? Saper les piliers d’une société déjà affligée de mille et une fractures en y
distillant le poison du communautarisme?
Conséquence de cette mise à distance: l’antiracisme est considéré comme une valeur
positive surtout quand il n’a pas de dimension hexagonale ni trop actuelle. Combien
de parcs, de stations de métro, de rues, de centres de loisirs portent le nom de Martin
Luther King? Rosa Parks? Nelson Mandela? Voilà de dignes héros antiracistes. James
Baldwin. Marielle Franco, peut-être un jour. Pourquoi? Parce que ces gens ont
combattu un système d’oppression et l’idéologie de la suprématie blanche aux États-
Unis, en Afrique du Sud ou au Brésil de Bolsonaro –loin de chez nous. Appliqué à la
France, où le racisme flotte dans un vide anhistorique, l’antiracisme devient une lubie
toxique, une maladie infantile de l’intellectuel, de l’universitaire ou de l’artiste. À
quoi bon être antiraciste? En France, le Code noir s’est écrit tout seul. Les territoires
d’Afrique du Nord et de l’Ouest se sont colonisés tout seuls. Les Africains se sont
transportés tout seuls aux Antilles et aux Amériques dans la soute des bateaux
négriers. Là-bas, ils se sont mis tout seuls au travail pour couper la canne à sucre et
récolter le coton.
Tout se passe comme si l’histoire des victimes de la traite devait s’écrire à la voie
pronominale. Les récents manuels scolaires, au grand dam des ennemis de la
«repentance», ont pourtant essayé de rectifier le tir par rapport aux images d’Épinal
héritées de la IIIe République encore en vigueur quand j’étais sur les bancs de l’école
primaire: la main invisible du colonisateur dans les crimes de la colonisation, sous
l’Ancien Régime comme après la Révolution, est désormais apparente, contextualisée,
enseignée. En 2013, dans le XIe arrondissement de Paris, la partie de la rue Rampon
comprise entre le boulevard Richard-Lenoir et la rue de la Folie-Méricourt a été
rebaptisée rue Toussaint Louverture. Pourquoi, en dépit de ces efforts plus ou moins
significatifs, le racisme français demeure-t-il un impensé, objet d’un malaise diffus et
de multiples refoulements historiques et linguistiques? Pourquoi ne dit-on pas «Afro-
Français»? Pourquoi le mot «noir» est-il si embarrassant qu’on lui préfère, au pays de
l’exception culturelle, «black»? Pourquoi y a-t-il eu deux abolitions de l’esclavage, en
1794, puis en 1848? Pourquoi parler de «black face» alors que la pratique désignée
par cette expression renvoie aussi à une tradition bien de chez nous, qu’on peut
appeler barbouillage ou maquillage en Noir?
Ce que nous enseigne James Baldwin, son actualité, c’est que l’innocence, ce droit de
ne pas savoir, de ne pas être comptable, constitue l’ultime avatar du privilège blanc.
Les progressistes blancs, dit Baldwin, pensent qu’ils ne sont pas responsables des
crimes de leurs ancêtres. Soit. Ces innocents sont d’accord pour envisager le racisme
comme un mal extérieur: s’il existe encore, ce mal ne les concerne pas –commodité du
mal qui n’est pas nous. Mais faire face au racisme en tant qu’objet intérieur, partie de
nous-même, est inacceptable. Regarder les Noirs non seulement comme des égaux,
mais aussi comme les héritiers du viol colonial, est inacceptable. Accepter la version
non expurgée de l’Histoire, rappeler selon quelles sinistres modalités a eu lieu le
«contact» entre l’Europe et l’Afrique, c’est culpabiliser, jeter le mauvais œil,
empêcher d’avancer.
La littérature, autant que l’Histoire, offre une arme puissante contre les préjugés: parce
qu’elle nous amène à nous interroger sur nous-même tout en nous invitant, par le jeu
de l’identification, à regarder le monde à travers des yeux qui ne sont pas les nôtres.
En lisant Baldwin, comme d’autres, on comprend qu’on ne peut pas construire un
avenir commun sans savoir d’où l’on vient. Il nous appartient de penser le racisme à la
française, de raconter son histoire, de déchiffrer ses codes dans les différents arts,
d’analyser ses concepts dans les différentes disciplines. En cessant de croire qu’on
nous accuse d’être raciste, nous finirons peut-être par ne plus avoir et ne plus
transmettre l’ignorance volontaire qui rend possible le racisme.
Questionner notre innocence, quitter l’état d’innocence, c’est aussi se faire violence.
Mais comment imaginer une nouvelle rencontre avec l’Autre sans ouvrir la réflexion
sur les angles morts que notre bonne conscience insère dans le récit historique?