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M J.

COLOMB
ME

Contes vrais

BeQ
Mme J. Colomb
(Joséphine-Blanche Bouchet)

Contes vrais

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection À tous les vents
Volume 1288 : version 1.0

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À force de forger on devient forgeron

Jeune apprenti, allume le feu ; prépare le


marteau et l’enclume, et plonge la barre de fer
dans le brasier ; mets en mouvement le lourd
soufflet. Vois, la barre rougit peu à peu ; la voilà
lumineuse et presque transparente. Le moment
est venu : pose-la sur l’enclume, et forge le soc
de charrue qui doit remuer la terre nourricière.
C’est fait ! et tu regardes tristement ton œuvre
informe. Ne te décourage pas ; on ne réussit pas
du premier coup. Remets le fer au feu et
recommence... C’est mieux cette fois-ci, ce n’est
pas encore bien ; travaille et espère : à force de
forger on devient forgeron.
Le jeune artiste rêve, et il est heureux ; il
sourit à ses créations gracieuses ou puissantes ; il
s’éprend pour elle d’un amour sans bornes.
Les voici ! elles existent ! s’écrie-t-il.
Donnons-leur un corps, à ces âmes flottantes qui

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ne vivent que pour moi, faisons-les vivre aussi
pour le monde, qui ne sait pas parler cette langue
divine de l’art, mais qui la comprend et qui
l’admire. Et demain, mon nom sera répété et
glorifié dans la foule. Mais, hélas ! mes rêves
bien-aimés, qu’êtes-vous devenus ? Comment
vous êtes-vous changés en de froides et pâles
réalités ? Je ne vous reconnais plus ! Adieu
l’espérance, adieu la gloire ; je ne sais que rêver,
je ne sais pas produire !
Console-toi et rassure-toi ! Tu as cru que pour
faire un artiste l’inspiration suffisait : tu t’es
trompé. Il faut que le travail vienne en aide à
l’inspiration. Avant de réussir à rendre sa pensée,
il faut que le sculpteur exerce longtemps sa main
à pétrir la glaise et son ciseau à tailler le marbre ;
il faut que le poète arrive par de longs essais à
posséder l’art de grouper les syllabes
harmonieuses ; il faut que le peintre efface et
recommence de nombreuses esquisses ; il faut
que le musicien étudie les œuvres des maîtres et
parvienne à s’inspirer d’eux sans les imiter. Et un
jour, après de longs tâtonnements, après bien des
alternatives de confiance et de désespoir, l’artiste

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sait qu’il a sous la main un instrument docile :
rien ne l’arrête, l’œuvre s’accomplit. Il la
reconnaît telle qu’il l’avait rêvée, et son âme se
remplit de la joie sublime des créateurs. Travaille
donc et espère : à force de forger on devient
forgeron.
Prends garde, toi qui te permets souvent une
légère faute. Un petit mensonge, dis-tu, un petit
manque de charité, une imperceptible atteinte à la
loyauté, à la probité, c’est si peu de chose !
Personne même n’en a souffert.
Peut-être ; mais ton âme en souffre. À force
d’être indulgent pour soi-même, on ne distingue
plus les petites fautes, de celles qui sont un peu
plus grandes, et l’habitude du mal devient le vice.
Prends garde : dans le mal, comme dans le bien,
à force de forger on devient forgeron.

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