Vous êtes sur la page 1sur 12

Entretien avec François Audigier1

Réalisé le 22 décembre 2022 par Nadine Fink

François Audigier, docteur en didactiques des disciplines et titulaire d’un diplôme


d’habilitation à diriger des recherches, est professeur honoraire à la Faculté de psychologie
et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, didactiques des sciences sociales
(histoire, géographie, citoyenneté).
Il a rencontré Henri Moniot dès 1972 dans le cadre d’un groupe de travail à la nouvelle UER
de didactiques des disciplines à l’Université de Paris. Depuis cette date, il a participé à
plusieurs manifestations scientifiques dirigées par Henri Moniot. Celui-ci a dirigé sa thèse
soutenue en 1992. En 1987, François Audigier a constitué un groupe de travail qui a
organisé huit colloques de didactiques entre 1988 et 1996. Il a proposé à Henri Moniot de
participer à ce groupe, ce que ce dernier a tout de suite accepté. Ce fut une collaboration à la
fois très fructueuse intellectuellement et humainement très agréable.

Agrégé de géographie, qu’est-ce qui t’a amené aux didactiques des sciences humaines et
sociales et quel intérêt particulier nourris-tu alors pour la didactique de l’histoire ?

Depuis que j’ai commencé mes études, mon projet était d’être enseignant. J’avais une
certitude, c’est qu’il fallait changer l’école. Dès la fin de mes études et dès ma première année
d’enseignement, j’ai fait partie du mouvement « Enseignement 70 », inscrit dans le courant
des mouvements pédagogiques ayant pour but de changer l’école, tels que les Cahiers
pédagogiques. Je me suis d’emblée impliqué dans ces orientations-là. Outre Les Héritiers de
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1964), j’ai été marqué par l’ouvrage de Christian
Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France (1971), un livre qui reste
entièrement d’actualité. Alors que l’on parle toujours de l’école républicaine et égalitaire, ils
mettent en cause cette affirmation pour développer l’analyse selon laquelle, dès la mise en
place de l’instruction obligatoire avec Jules Ferry, il y a deux écoles. Une école qu’ils
nomment primaire-professionnel conduit au Certificat d’études, parfois à un complément dans

1
Je dois remercier ici Nadine Fink qui a eu l’idée de cet entretien pour remédier à ce qui allait être une des
principales lacunes dans ces actes : l’absence de contribution de Christian Laville, de Nicole Tutiaux-Guillon, de
Marie-Christine Baquès…Mais si Christian a contribué activement au sein du comité scientifique et que Nicole
et Marie-Christine ont participé par leur présence à ce colloque, l’absence de François Audigier était et serait
incompréhensible. Aussi ce témoignage de François Audigier, un des étudiants et surtout un des proches
collaborateurs de Henri Moniot, est le bienvenu au moment où la publication de ces actes prend son chemin.
MHI

1
des classes de fin d’études et au boulot ! En 1882, l’école se termine à 13 ans, puis 14 ans en
1936. Ils nomment la seconde secondaire-supérieur ; c’est-à-dire que les élèves qui sont dans
les petites classes primaires de lycée ont pour horizon le secondaire et l’enseignement
supérieur. Elle assure la reproduction des classes dirigeantes. Mais comme on a besoin de plus
en plus de gens formés, la bourgeoisie ou les classes dirigeantes choisissent les meilleurs dans
le vivier des élèves du primaire et leur donnent des bourses. Ce n’est pas une école égalitaire,
c’est une école élitiste. Les années 1960 ont été une période de profondes transformations
avec la prolongation de la scolarité à 16 ans en 1959 et la mise en place de trois types de
filières dans les collèges, professionnel vers la vie active, technique, général pour le lycée
d’enseignement général et après le supérieur. Autour de 68 on réfléchissait beaucoup à ces
questions. La mise en place du collège pour tous en 1976 marque la fin des collèges séparés
en trois divisions. Je m’arrête là, mais il y aurait énormément de choses à dire sur ce sujet. Il
faut retourner aux travaux de Prost (1968, 1985, 2013) qui écrit des choses tout à fait
remarquables là-dessus, plus récemment à un ouvrage de Claude Lelièvre (2021). Donc
l’arrivée à la recherche en éducation était quelque chose pour moi d’absolument évident. À
l’époque, on l’appelait plutôt « pédagogique », pas encore « recherche en didactique ». J’ai eu
mon premier poste d’enseignant en 1971-1972. Deux mois après mon entrée en fonction, je
suis allé voir Lucile Marbeau, responsable à l’INRP de la recherche en histoire et géographie
à l’école, pour lui dire que je voulais faire de la recherche en éducation. Elle m’a fait nommer
dans un collège-établissement expérimental. Il y avait vingt-six établissements de la sorte ;
l’INRP avait un service de la recherche pédagogique sous la direction de Louis Legrand
(2005), qui dirigeait ces expérimentations d’un collège pour tous, donc en principe égalitaires.
Ce n’était pas si évident ! Je le revois dans les couloirs du bâtiment préfabriqué où étaient nos
bureaux, hurlant : « ce n’est pas possible ! je reviens d’un collège et j’ai vu la composition
des classes ! 6e 7 (pas 1 !), Abdallah, Mohammed, Leila, Fatima… ». C’est-à-dire que dès le
début du collège pour tous, y compris dans les établissements expérimentaux, il y avait des
chefs d’établissement qui avaient déjà classé les élèves en fonction de leur prénom… C’est
pour dire encore une fois que c’était tout une ambiance. C’est d’abord dans les équipes de
l’INRP que sont menées des recherches toujours ancrées sur le terrain. Ce ne sont pas des
recherches livresques, mais toujours des recherches en prise avec le terrain.

Dans quelles circonstances professionnelles as-tu rencontré Henri Moniot ?

Au moment de la mise en place de l’Université Paris VII, donc en 1969, se constitue une
Unité d’Enseignement et de Recherche (UER) de didactique des disciplines. Elle est dirigée

2
par un didacticien des mathématiques, Daniel Lacombe, et dans cette équipe intervient un
monsieur qui s’appelle Henri Moniot. Il y a aussi un géographe, François Durand-Dastès. Ce
sont des gens qui s’intéressent à l’enseignement, mais ils n’ont, de fait, pas souvent accès aux
classes. Il y a une sorte de division qui s’opère entre, d’une part, Henri Moniot et cette UER
de didactique qui sont plutôt dans des constructions théoriques et travaillent dans la formation,
et, d’autre part, l’INRP où le travail est mené avec des enseignants de terrain. C’est aussi une
période de grandes réformes sur les contenus d’enseignement : la commission Rouchette pour
l’enseignement du français, la commission Lichnerowicz sur les maths, la commission
Lagarrigue sur les sciences. Ça bouge, il y a beaucoup de chercheurs et d’enseignants qui
veulent faire bouger l’école. Ce sont les premiers travaux en didactique des maths, dès la fin
des années 1960, avec des chercheurs comme Guy Brousseau. J’ai l’impression d’une sorte de
complémentarité entre l’UER de didactiques de Paris VII et l’INRP. J’ai participé très vite à
un groupe de travail à Paris VII sur la formation des enseignants, dont faisait partie Henri
Moniot. Mais je n’y ai pas participé très longtemps, parce que j’étais pris par les logiques
INRP qui étaient très accaparantes. Henri Moniot disait des tas de choses fortes que j’ai
retenues, par exemple que les références à l’histoire dite savante ne sont pas des références
simples. Pour revenir à la fameuse descente histoire savante vers histoire scolaire, il dit que la
première est tellement compliquée – je réinterprète ses propos–qu’il faut arrêter de croire
qu’on va faire à l’école de l’histoire au sens scientifique du terme. L’on peut, l’on doit, s’en
inspirer, mais l’historiographie est tellement complexe, qu’il y a un important travail d’apprêt
didactique. Il disait aussi que l’épistémologie n’est pas la tasse de thé des historiens. C’était
un de ses grands regrets – qui l’a fortement porté dans ses écrits, dans ses contacts – sur la
nécessité de s’intéresser à l’épistémologie de l’histoire, comment elle est construite. C’est
nécessaire si l’on veut faire construire de l’histoire aux élèves.

Henri Moniot est historien, tu es géographe. Cette rencontre s’explique-t-elle par votre
intérêt commun pour l’épistémologie (il écrit son intérêt pour ce qu’est l’opération
historienne et ce que sont les fonctions de l’histoire)  ? Et comment en es-tu venu à rédiger ta
thèse sous sa direction ?

C’est en effet une rencontre de curiosités partagées. Je ne suis pas géographe, je ne « suis »
pas, je n’ai pas d’essence. J’ai été très militant sur la suppression de l’agrégation et un mode
de recrutement unique des enseignants. Dans nos études d’histoire-géo, on nous donnait des
contenus, des contenus et des contenus. Aucun moment de réflexion, aucune épistémologie.
Henri Moniot fait partie des personnes qui m’ont amené à virer. À l’époque, les géographes

3
sont en pleine crise. Il y a un petit livre d’Yves Lacoste qui s’appelle La géographie, ça sert,
d’abord, à faire la guerre (1976) qui a été un choc. C’est un ouvrage très intéressant, car il
montre comment les militaires américains, pendant la guerre du Vietnam, se sont appuyés sur
la thèse d’un géographe (Pierre Gourou) qui avait étudié en détail la répartition des canaux
d’irrigation dans le nord du Vietnam. C’était parfait pour savoir où bombarder. Yves Lacoste
est un des premiers qui a jeté un pavé dans le côté un peu bonasse de la géographie, discipline
que Pierre Bourdieu avait classé comme la dernière des sciences humaines… Aujourd’hui, sur
France Culture, il y a quasiment plus de géographes que d’historiens qui sont interviewés
lorsqu’il s’agit de comprendre le monde actuel. Et tous font aussi de l’histoire ! Comme tu le
sais, je suis passeronien (Passeron 1991) avec le concept de sciences socio-historiques qui
regroupe largement toutes les sciences sociales, lesquelles ne peuvent échapper au temps et
sont toutes fondées sur l’enquête. C’est d’abord par la fréquentation d’historiens comme Paul
Veyne (1979-1996), Henri-Irénée Marrou (1954-1975), de sociologues aussi, de ces
chercheurs qui sont dans les sciences socio-historiques, que j’ai pu nourrir une certaine vision
critique, au sens fort du terme, de mes disciplines. Henri Moniot faisait en quelque sorte partie
de ce courant avec un rôle de passeur vigilant. Mais c’est difficile de parler de lui, car il était
toujours extrêmement discret. Il disait que les choses sont toujours beaucoup plus
compliquées qu’il n’y paraît, qu’il n’y a jamais une vision descendante simple pour reprendre
ce qu’on évoquait tout à l’heure. C’est donc beaucoup plus du côté des historiens que j’ai
trouvé de quoi réfléchir. Chez les géographes, les choses ont changé vers la fin des années 60,
début des années 70, par exemple avec l’Association française pour le développement de la
géographie (AFDG 1982) dont j’ai fait partie. Mais je ne me sens pas géographe ou historien.
Je suis intéressé par les problèmes qui se posent aujourd’hui. C’est le monde contemporain
qui m’intéresse d’abord. Et d’une certaine manière, c’était aussi le cas d’Henri Moniot.

Et comment s’est-il donné que Moniot dirige ta thèse ?

J’avais déjà tenté une thèse en didactique de la géographie sur l’apprentissage de la carte dans
les années 1970. Puis j’avais laissé filer, parce que j’avais un patron de thèse, Jacques Bertin
(1967-1999), qui n’avait pas bien reçu le premier travail que j’avais fait, travail trop axé sur
les apprentissages et pas assez sur une technique cartographique qu’il défendait. Puis on se
fait entraîner par bien d’autres choses, une certaine naïveté (ou paresse ?) devant les exigences
de la reconnaissance universitaire… Quand je suis entré à l’INRP en 1982, Celui-ci était pris
entre trois légitimités. Il fallait être légitime vis-à-vis du Ministère puisqu’il fallait fournir des
ressources pour les politiques publiques. Il fallait être légitime vis-à-vis des enseignants et

4
leur fournir des outils pour qu’ils puissent enseigner mieux. Et il fallait être légitime vis-à-vis
de l’université puisqu’elle garantit la validité des travaux scientifiques. Entre ces trois
légitimités, c’était un conflit permanent et pas toujours facile. Quand on m’a expliqué qu’il
fallait que je fasse une thèse, je ne me suis même pas posé la question. Henri Moniot était à
Paris VII, le seul lieu à ma connaissance où il y avait à l’époque une réflexion didactique
universitaire. Je suis allé le voir et je lui ai demandé s’il acceptait de diriger ma thèse. C’était
juste avant que ne débute l’histoire des colloques de l’INRP dans lesquels nous avons été
impliqués ensemble. J’ai déposé mon sujet en 1986 et en 1992 on m’a dit que si je ne
rédigeais pas ma thèse dans l’année, mon sujet tomberait dans le domaine public. Alors, une
grande partie des données étant réunies, j’ai rédigé ma thèse en neuf mois, en gardant le sujet
des représentations que les élèves ont de l’histoire et de la géographie, mais en ajoutant toute
la première partie sur l’analyse du modèle républicain. Mon projet était de confronter une
construction institutionnelle et la manière dont elle était reçue par les élèves.

Peux-tu me décrire les conditions de la réalisation de ta thèse sous la direction d’Henri


Moniot  ?

Comme j’avais l’expérience, depuis 1973, du travail d’équipes sur le terrain, d’équipes dont
j’étais co-responsable, de fabrication de questionnaires d’évaluation, d’observations de classe,
etc., Henri Moniot a dû se dire : « je ne vois pas pourquoi je vais l’ennuyer à suivre des
séminaires sur le sujet avec des gens qui n’ont pas son expérience ». Et il m’a validé mon
DEA sans que je n’aie eu toutes les obligations institutionnelles habituelles. Je ne l’ai
quasiment pas vu pendant la préparation de ma thèse, outre les colloques et quelques autres
manifestations scientifiques.
En 1992 ou 1993, nous avions déposé un projet de recherche sur la construction du temps
historique chez les élèves. C’est un projet de recherche qui devait faire une trentaine de pages.
Je l’ai donné à lire à Henri Moniot qui, tout en adhérant complètement au projet, m’avait fait
des tas de remarques très pertinentes, en marge, avec sa petite écriture toute fine, toujours
avec un certain humour, une distanciation que j’appréciais beaucoup et une vision toujours
positive. Il essayait toujours d’aider son interlocuteur à prendre un peu de distance, à mettre
des nuances et à ouvrir les interprétations. De ce point de vue-là, je garde un excellent
souvenir de mon travail avec lui. C’était pareil pour la thèse. Je l’ai rédigée entre janvier et

5
septembre, je l’ai soutenue en novembre, je lui ai envoyé le manuscrit fin août je crois, il l’a
lu très attentivement, avec ses petites pattes de mouche, mais il n’a rien remis en cause. Il m’a
fait des tas de remarques de détail, ou un peu plus que des détails, avec des idées sur
lesquelles insister un peu plus, des remarques qui était toujours pertinentes, fines, délicates.
C’est une perspicacité que j’ai toujours beaucoup admirée chez lui et qui correspond à ses
interventions dans les colloques INRP.

Qu’as-tu appris d’Henri Moniot, l’homme, l’historien, le didacticien  ? Est-ce que l’on peut
séparer ces trois registres ?

Je ne pense pas qu’on puisse les séparer. Il a toujours eu une grande prudence dans ses
affirmations, la critique, la complexité, « l’histoire n’est pas une référence tranquille ». Il
avait toujours une curiosité en éveil. Ce que j’ai aussi admiré chez lui, par exemple dans les
textes qu’il m’a donnés, c’est qu’il allait puiser à droite, à gauche, ce qui rejoignait mon mode
de fonctionnement. Il n’était pas « histoire de l’Afrique, histoire de l’Afrique, histoire de
l’Afrique  » ou « épistémologie de l’histoire ». Il était ouvert sur beaucoup de choses. Je ne
peux pas dire qu’il allait grappiller, car c’était beaucoup plus profond que cela. Mais il allait
emprunter des idées chez pas mal de gens, avec cette idée que l’opération historienne ne se
réduit pas à une suite algorithmique, ce n’est pas une recette de cuisine. Cela me fait penser
aux étudiantes que j’avais entendues, il y a une trentaine d’années, qui avaient interrogé une
vingtaine de scientifiques pour savoir comment ils s’y prenaient pour écrire un article. Je m’y
suis complètement reconnu : je vais me faire un café, je vais faire le tour du pâté de maisons,
et si je prenais le journal cinq minutes ? Et absolument pas : je pose ma problématique, je
pose mon machin, je pose mon truc. C’est pourquoi je suis toujours un peu réservé, de ce
point de vue, sur les travaux systématiques avec les élèves. J’entends bien qu’il faut essayer
de formaliser un peu. Mais justement, l’esprit d’Henri Moniot, c’est à la fois une disponibilité
pour les idées nouvelles et ne pas trop se prendre au sérieux. Je ne sais pas s’il se prenait au
sérieux. Ses textes étaient souvent des textes courts et on aurait eu envie qu’il développe plus
son propos.

Les réformes scolaires de 1980 et le fait que l’enseignement de l’histoire occupait une place
importante au cœur des débats houleux ont-elles joué un rôle dans votre travail commun ?

Les grandes réformes, ce sont les années 1970. Le projet INRP auquel j’ai été associé à la
rentrée 1972, c’était la réforme des collèges, le collège pour tous et un programme nouveau
pour l’histoire et la géographie. En ce qui concerne l’enseignement de l’histoire, c’était
l’histoire thématique en 6e et en 5e, soit deux grands thèmes chaque année de la préhistoire à
6
nos jours, par exemple « les paysans et l’agriculture ». Cela avait pour but de les initier à la
longue durée et d’établir une continuité avec le présent. On reprenait les cinq siècles derniers
en histoire continue en 4e et en 3e. C’était terrible, parce que les historiens ne comprenaient
pas que l’histoire thématique était également chronologique, elle n’a jamais été a-
chronologique. Il y a beaucoup d’idioties qui ont été dite là-dessus, y compris par les plus
grands (je m’abstiens de les citer !). C’étaient des débats invraisemblables, à la fin des années
1970, pour dire que, au primaire, les activités d’éveil avaient tué la mémoire nationale, avaient
tué l’histoire de France, etc.

Les seules recherches organisées sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie qui


existent alors se font à l’INRP. Avec l’idée d’une transformation complète de l’enseignement
de l’histoire : des activités d’éveil au primaire, un enseignement systématique au collège et de
la pédagogie par les objectifs au lycée. J’ai travaillé avec des professeures absolument
remarquables, par exemple des professeures du lycée de Sèvres qui étaient des agrégées
d’histoire de haute voltige. C’étaient vraiment des professeures de très haute qualité avec qui
j’ai eu la chance de travailler, également avec Nicole Tutiaux-Guillon qui faisait partie du
même bateau que moi. Et tout cela se diffuse très mal. Lucile Marbeau est virée, non pas mise
au placard, mais placée dans un service de formation par les didactiques, donc elle n’est plus
dans le service de recherche pédagogique ; elle n’est plus dans le nouveau département de
didactiques qui se met en place au début des années 1980. Je prends alors la responsabilité des
équipes d’histoire-géo. Avec quelques collègues, nous faisons le constat que les grandes
réformes ne passent pas. C’est peut-être parce qu’il y a des questions un peu plus précises à
investiguer, qu’il faut prendre un objet plus limité comme celui des documents, celui des
représentations, mettre en œuvre des observations de classe ou des enquêtes plus
systématiques. C’est à partir de ces thèmes plus limités que les recherches en didactiques ont
commencé à se développer. Vers le milieu des années 1980, je suis allé aux séminaires
d’Henri Moniot pendant un an. Toujours dans ces années-là, on avait commencé à accumuler
quelques publications et autres travaux ; je me suis dit qu’il y avait peut-être des personnes un
peu partout en France qui essayaient de s’intéresser à la didactique. C’était encore très peu
universitarisé à l’époque. C’était l’époque des Missions Académiques de Formation
Personnelle de l’Éducation Nationale (MAFPEN), la formation permanente mise en place par
la gauche. Elle a débouché pour un certain nombre d’inspecteurs pédagogiques régionaux qui
étaient responsables de cette formation et d’enseignants intervenant dans ces formations sur
des recherches et des sensibilités didactiques.

7
D’où ton idée d’aller trouver Lucile Marbeau et de lui proposer d’organiser un colloque.

J’étais parti plutôt avec l’idée de réunions scientifiques. Elle a tout de suite embrayé en voyant
plus grand. Mais quand il a fallu mettre en place le groupe de travail pour préparer ces
colloques, c’est moi qui m’en suis chargé. D’ailleurs, l’année où j’ai rédigé ma thèse, en 1993,
il n’y a pas eu de colloque ! Henri Moniot a tout de suite été associé, c’était évident. Il était
l’historien, Christian Grataloup le géographe géo-historien. J’ai le souvenir de très bonnes
collaborations dans la préparation des huit colloques. Il ne parlait jamais pour ne rien dire.

Lorsque tu es arrivé à l’INRP, tu as intégré un domaine intitulé « de l’enseignement de


l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique » qui plus tard devient le domaine
« didactiques ». Peux-tu expliciter ce qui sous-tend ce changement ?

Dans les années 1970, c’est un département de recherche pédagogique qui est en place à
l’INRP. Le travail portait alors plutôt sur des transformations curriculaires. Les
mathématiciens vont appeler leurs travaux « didactique ». Même chose pour le français. En
histoire-géo, ce n’est pas un mot employé fréquemment ; nous sommes plutôt dans
l’expérimentation d’un système curriculaire : on change les programmes et on regarde si c’est
faisable. La fameuse histoire thématique que j’évoquais tout à l’heure. Nous avons aussi reçu
une commande du Ministère sur la liaison CM2 – 6e, donc le passage du primaire au
secondaire. Cela nous a amené à développer des outils d’observation que nous avons voulus
didactiques. C’était vraiment cette idée de prendre des objets plus précis qui nous a fait
prendre le virage didactique, c’est-à-dire l’étude de l’enseignement du point de vue des
contenus disciplinaires spécifiques, et non plus les grandes recherches curriculaires avec des
questionnaires auprès des élèves, des comparaisons avec les établissements expérimentaux et
les autres.

Durant tes années à l’INRP s’est développée l’idée d’une épistémologie des savoirs scolaires
et la mise à distance de la référence aux savoirs savants. Quelle était la position d’Henri
Moniot sur ces questions ? A-t-il eu un rôle, direct ou indirect, dans la définition de cette
nouvelle science sociale « didactique  » ?

Il y a eu le travail d’Yves Chevallard, en didactique des mathématiques sur la transposition


didactique (1985-1991). Il emprunte l’expression au sociologue Michel Verret, auteur d’une
thèse – Le temps des études (1976) – dont l’objet était d’étudier l’emploi du temps des
étudiants en sciences humaines et sociales à l’Université de Lille. Il montre que le rapport au

8
temps construit le rapport au savoir et différencie les étudiants selon qu’ils travaillent ou non.
Dans cette étude, il analyse le fait que tout enseignement transpose les travaux scientifiques
pour en faire des objets d’enseignement. Qu’il y a donc une transposition didactique. On
n’apprend pas aux étudiants « Max Weber » ou « Paul Veyne ». Lorsque l’enseignant passe
trois heures sur Max Weber, il va faire une reconstruction complète. Marie-Alberte Joshua
avec Yves Chevallard étudient le concept de distance dans la science mathématique (1982) et
constatent que la manière dont il est introduit à l’école ne correspond pas à sa place dans la
science mathématique, son histoire, les questions qu’il est censé résoudre ; on en fait quelque
chose qui est au service des apprentissages. À la suite de Verret, Chevallard formalise cette
transposition autour de trois thèmes : faire de l’enseignable, de l’apprenable et de l’évaluable.
André Chervel (1988) pousse cela plus loin encore, en disant que la grammaire scolaire c’est
pour l’apprentissage de l’orthographe. Elle n’a pas grand-chose à voir avec une grammaire
scientifique. À partir du moment où il s’agit d’une reconstruction complète, il faut savoir
comment cela fonctionne. C’est une question centrale pour les didactiques. je crains qu’elle ne
soit guère étudiée en tant que telle. Quand on a cinq périodes de cours pour étudier l’Égypte
ancienne, on ne fait pas d’égyptologie. Henri Moniot n’a jamais contesté cette position. Je
n’en ai pas vraiment débattu avec lui ; c’est une position qui soutient ma thèse, personne ne
l’a contestée au moment de la soutenance. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’il n’y a pas
de rapport avec la science historique, mais il ne faut pas croire que l’on fait de la science
historique à l’école.

Ce qui compte, c’est le rapport à la science historique.

Oui, bien sûr. Mais, si tu étudies le rapport, les relations, tu commences par observer que les
savoirs scolaires et les savoirs scientifiques sont deux mondes différents. Il y a une
épistémologie des savoirs scolaires. Il ne faut pas se leurrer sur les relations de ces deux types
de savoirs. C’est ce que dit Henri Moniot aussi : il ne faut pas se leurrer. Il ne le disait pas
comme ça, mais c’est ce qui était agréable dans les discussions avec lui sur toutes les
questions d’enseignement. Pour avoir fréquenté beaucoup de commissions ministérielles, les
historiens d’université, souvent, se leurrent sur ces questions. La commission sur
l’enseignement de l’histoire des années 1980, c’était hallucinant ! Ils étaient persuadés qu’on
allait définir vingt dates pour chacune des quatre époques historiques canoniques, et qu’on
allait pouvoir faire des programmes avec ça et que les élèves apprendront des « repères » et
puis ils n’ont qu’à apprendre. Henri Moniot ne faisait malheureusement pas partie de ces
commissions…L’importance des savoirs dits scientifiques, notamment épistémologiques, ne

9
se limite pas à être la référence des savoirs enseignés. Ils offrent aussi des outils pour les
analyses didactiques (Audigier, Crémieux, Tutiaux-Guillon 1993)

Henri Moniot écrit que l’histoire africaine a représenté une nouvelle province dans le monde
des historiens, une province qui rendait tangibles les dynamismes et les évolutions d’hier.
« Une novation documentaire, méthodologique, problématique, thématique, … […] un
combat académique et culturel ». Comment comprends-tu le lien qu’il a réalisé entre
l’historiographie africaine et la didactique  ?

Je me demande si le fait qu’une partie essentielle de l’histoire africaine soit une histoire orale,
avec des phénomènes de transmission elle aussi orale, ne l’avait pas sensibilisé à la question
de l’enseignement. Parce que l’enseignement est un mode de transmission majoritairement
oral. Et quand on travaille en didactique, on travaille d’abord sur des discours. Je me suis déjà
posé la question il y a quarante ans. L’histoire africaine, avec tout ce qu’elle comporte
d’incertitudes, d’interprétations possibles… Connaître l’enseignement en acte est presque
aussi compliqué que de connaître l’histoire africaine !

Il y a même une proximité méthodologique avec la manière de travailler en histoire orale et


celle de produire des données en didactique, une plus grande proximité qu’avec la manière
dont travaille habituellement l’historien.

D’une certaine manière, oui. Sauf un certain nombre d’actes comme la critique, la
comparaison, …

Et puis le combat académique de l’histoire africaine qui l’a peut-être rendu sensible à celui
de la didactique.

Probablement, oui. Il a aidé à la reconnaissance universitaire des didactiques. Si on élargit un


peu, je ne crois pas qu’il y ait de didacticiens qui aient des postes dans les sections d’histoire,
alors qu’il y a des géographes qui ont des postes en didactique de la géographie dans la 23 e
section du Conseil National des Universités. Les didacticiens de l’histoire sont dans la section
des sciences de l’éducation. Les historiens restent complètement hostiles. Ce qui va dans le
sens de ce que disait Henri Moniot : l’épistémologie n’est pas la tasse de thé des historiens, ni
la réflexion sur les pratiques historiennes. Alors que lui, à travers l’histoire africaine, était
obligé de se positionner sur les pratiques historiennes, parce qu’elles sont, en grande partie,
spécifiques et différentes. Et il faut reconnaître que ces pratiques sont valides.

10
Le parcours d’Henri Moniot est marqué par des rencontres et des réseaux non seulement
professionnels, mais amicaux aussi. On est loin de l’image de l’érudit dans sa tour d’ivoire et
bien plus proche d’un homme qui se laisse porter par les marées des préoccupations
humaines. Cette image que je me fais de lui est-elle juste ?

Le fait même que Moniot s’inscrive dans une UER de didactiques des disciplines, c’est-à-dire
où il cohabite avec des gens de maths, de physique, de géo, de socio, etc., c’est clairement le
signe d’une ouverture. Je ne sais pas du tout quels étaient ses rapports avec les autres
didacticiens, mais si l’on prend les quelques ouvrages collectifs qu’il a dirigés, c’est toujours
très ouvert. Il invitait des Canadiens, des Polonais, des Africains, etc. aux colloques et
manifestations scientifiques qu’il organisait. Il m’a fait par exemple rencontrer Christian
Laville, qui m’a invité ensuite pour la thèse de Robert Martineau. De la même manière que
Jacqueline Le Pellec a été mise en contact avec moi par l’intermédiaire d’Henri Moniot pour
que je rédige la préface de l’ouvrage écrit avec Violette Marcos Alvarez (Enseigner l’histoire,
un métier qui s’apprend, 1991). Il a décliné la demande qui lui était faite de rédiger cette
introduction parce qu’il était en train de rédiger son ouvrage sur la didactique de l’histoire et
qu’il ne voulait pas entrer dans un possible conflit d’intérêt. Toujours son honnêteté. Sans le
proclamer, car c’était un homme de grande discrétion, il a dû me donner des petits coups de
pouce. Donc ce ne sont pas des réseaux au sens formel du terme. Mais il était entouré de
plusieurs personnes qui comptent dans le milieu dirigeant leur thèse ou accompagnant leur
travail.

Et quel est le regard que tu portes sur la manière dont il nous faut travailler dans le champ
didactique  ?

Il serait intéressant de voir quels sont les résultats que l’on pourrait cumuler, de façon à ne pas
réinventer l’eau chaude. Je pense qu’il faut différencier deux grandes familles selon les buts
des recherches, même si ces buts peuvent coexister dans une même recherche : d’une part, ce
qui touche à l’introduction de nouvelles pratiques et à la transformation de l’enseignement, et
d’autre part ce qui relève de la description, de la compréhension de ces pratiques, des relations
des individus avec ces dernières, etc. Ce qui m’a frappé dans l’ouvrage qui vient de paraître
sur les références2, c’est l’absence du modèle sur l’apprentissage de l’histoire de Nicole
Lautier (1994). Je ne comprends pas comment l’on peut, aujourd’hui, analyser les
apprentissages en histoire sans y faire référence. Quand elle décrit cette manière de rapprocher

2
Lalagüe-Dulac, S., Doussot, S. et Hertig, Ph. (2022). Didactique de l’histoire, de la géographie et de
l’éducation à la citoyenneté. Références pour la pratique et la recherche. Presses universitaires de Bordeaux.

11
l’information nouvelle de ce que l’on connaît déjà, c’est devenu banal, mais est-ce que ça sert
de modèle d’analyse ? Cette non-accumulation d’outils qui me semblent indispensables
m’interroge. Une des choses qui me désole à propos de ma thèse, c’est qu’on n’a pas retenu la
différenciation sociale des représentations que les élèves avaient de l’histoire et de la
géographie. L’échantillon n’est certes pas représentatif avec ses quelque cinq cents élèves,
mais les catégories socio-professionnelles plutôt ouvrières, populaires, se projetaient de
manière statistiquement significative vers l’idée que l’histoire sert à apprendre des dates et la
géographie, des pays, tandis que pour les enfants de CSP+ l’histoire sert à comprendre le
présent et la géographie à connaitre le monde, à voyager. Il me semble que ces résultats ne
sont pas négligeables. Certes, un tel constat est à la limite de la sociologie. C’est bien le sens
de mon geste que de dépasser cette frontière entre la sociologie et la didactique. Analyser les
apprentissages des élèves, c’est peut-être aussi rendre compte de ces diversités. C’est-à-dire
que la manière dont les élèves vont appréhender telle ou telle période historienne varie aussi
en fonction de leur insertion sociale et culturelle. Il me semble que nous manquons de travaux
sur le sujet. C’est pourquoi je trouve le modèle de Nicole Lautier fondamental. Les élèves ne
pensent pas de la même manière la longue durée et les différentes temporalités. Ce serait un
des enjeux de la didactique que d’essayer de repérer ces différentes manières de se positionner
sur les objets étudiés.

Toi qui a été un doctorant d’Henri Moniot et qui a participé avec lui à la construction du
champ didactique, quelle place lui accordes-tu dans l’histoire de ce champ ? Est-ce qu’on
peut parler d’un héritage Moniot ?

Je pense que les actes du colloque dans lesquels est publié cet entretien sont le témoignage de
cet héritage. Son livre n’est malheureusement plus disponible alors que c’est un ouvrage,
certes principalement théorique, qui ouvre toutes les pistes qui sont aujourd’hui encore
d’actualité pour les investigations didactiques à venir.

12

Vous aimerez peut-être aussi