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/ UNIVERSITÉ LITTÉRATURE
ATHAN INFORMATION FRANÇAISE
FORMATION
Num: Cogtwsco F.x Parte

TRENT UI I MN Il \V/ rE Rn s I T Y

Thomas J. B ata Library

PRESENTED BY

EVA FRANKLIN
M. PAVILLON
Agrégé des Lettres
Professeur
de classes préparatoires
au lycée du Mans

Précis d'analyse
littéraire
1. structures
et techniques
de la fiction

Thomas l fea u> Ubrory


trent univers ity
PFTF
PfiOPOUGH ONTARIO

UNIVERSITÉ
NATHAN INFORMATION
FORMATION
NATHAN-UNIVERSITÉ
dirigé par Henri MITTERAND, professeur à V Université de Paris

LATIN A LEGUAI :
• La guerre de Cent ans.
Pierre MONTEIL : Antoine OLIVESI et André NOUSCHI :
• La France de 1848 à 1914.
• Eléments de phonétique et de morpho¬ Maurice AGULHON
logie du latin.
et André NOUSCHI :
FRANÇAIS • Tome I : La France de 1914 à 1940.
• Tome II : La France de 1940 à nos
Pierre BRUNEL, L.-Robert PLAZOLLES
et Philippe SELLIER : Pierre GUILLEN :
jours.
• Le commentaire composé (2 volumes). • L’Allemagne de 1848 à nos jours.
Jean MOREAU : Peter TEED :
• La contraction de texte aux examens • La Grande-Bretagne de 1848 à nos jours.
et concours. Nora PIROVANO-WANG :
Christian BAYLON et Paul FABRE : • L’Asie orientale de 1840 à nos jours.
• Grammaire systématique de la langue René GIRAULT et Marc FERRO :
française. • De la Russie à PU.R.S.S. Histoire de la
Russie depuis 1850.
LANGUES VIVANTES
GEOGRAPHIE
Jacques TEYSSIER :
• Anglais moderne et anglais ancien. Georges VIERS :
Jacques CHAUVIN, Claude LACOTTE, • Eléments de géomorphologie.
Fiona MACPHAIL :
Georges VIERS :
• Britain observed (XXth Century). • Eléments de climatologie.
Jean-Louis CHEVALIER, Alain LACOSTE et Robert SALANON :
Bernard LOING :
• Eléments de biogéographie.
• Britain observed (XXth Century).
Tome 2 : A choice of texts... Georges VIERS :
R. PELLEN et E. MARTIN : • Géographie zonale des régions froides
et tempérées.
• La littérature espagnole d’aujourd’hui.
M. BENCHETRIT, Jean CABOT et
HISTOIRE F. DURANDDASTES :
• Géographie zonale des régions chaudes.
André NOUSCHI : Etienne DALMASSO, Raymond GU-
• Initiation aux sciences historiques. GLIELMO et Michel ROCHEFORT :
• Le commentaire de textes et de docu¬ • Eléments de science économique à l’usage
ments historiques. des géographes.
Jacques H ARM AND : Tome I : Les mécanismes économiques.
• Les Celtes.
Claude MOSSE : SCIENCES ECONOMIQUES
• La colonisation dans l’antiquité.
Yvon GARLAN : Jean RINAUDO et Roger COSTE :
• La guerre dans l’antiquité. • Initiation
volumes). aux sciences économiques (2
Marcel PACAUT :
• Les ordres monastiques et religieux au Jean RINAUDO et Roger COSTE :
Moyen Age. • L’épreuve d’économie aux examens et
Etienne FOURNIAL : concours.
• Histoire monétaire de l’occident médié¬ Nicole CAMPION, Roger COSTE et
val. Jean RINAUDO :
Guy FOURQUIN : • Initiation aux termes et documents éco¬
• Le paysan d’Occident au Moyen Age. nomiques.

© Editions Fernand Nathan, 1974.


Avant-propos

POURQUOI CET OUVRAGE?

• Un outil d’introduction aux nouvelles techniques.

Bien qu’il existe depuis plus de cinquante ans une façon nouvelle
d’appréhender les textes, fondée sur les travaux linguistiques et illustrée
par F. de Saussure et ses continuateurs, il ne semble pas que l’enseignement
en ait bénéficié autant qu’il le pouvait, surtout dans le second degré. La
principale raison paraît en être qu’on ne s’est pas donné la peine de
forger les outils d’introduction à ces nouvelles techniques. Ce livre veut
être un de ces outils. Il en faut beaucoup d’autres.
Si l’on a choisi de lui donner la forme d’un manuel, c’est que cette
forme apparaît, dans les circonstances actuelles, comme le seul moyen
efficace de permettre une concertation et de donner des instruments aisé¬
ment accessibles aux étudiants, qui sont de futurs maîtres.

• Nécessité de la concertation.

L’institution scolaire ne permet pas à des individus de décider


isolément un renouvellement de leur enseignement. Dans le secondaire
notamment, le respect de l’intérêt des élèves, qui passent d’un professeur
à l’autre au sein d’un même établissement, et qui, lors des examens, sont
interrogés et jugés par d’autres professeurs, exige que chacun se conforme
à un projet d’ensemble qui est celui de l’institution.
3
• Difficulté de l’information.

Çà et là, on a tenté une information en groupe, par une mise


en commun des réflexions et des expériences. Il ne semble pas que ces
travaux soient parvenus à se donner des bases précises et rigoureuses, ces
mêmes bases que l’on retrouve pourtant au départ des nombreux et pas¬
sionnants travaux publiés par les chercheurs de pointe. Mais, conformé¬
ment aux tendances de la recherche scientifique, chacun tente une voie
nouvelle, définissant les termes et la méthode de son propre projet. D’où
la difficulté de s’orienter et l’utilité d’une synthèse nécessairement située
en deçà.

PRINCIPES DIRECTEURS.

• Des bases proches de la linguistique.

Par souci de clarté et de rigueur, on a recherché les structures les


plus proches de la linguistique. Ainsi, pour les trois (ou quatre) modes de
focalisation, on a préféré d’abord une définition stricte, quitte à remarquer
que l’emploi de ce procédé est souvent très souple ou qu’une même intention
stylistique traverse la juxtaposition de deux modes distincts : un texte peut
jouer des facilités qu’offre l’usage alterné de la focalisation zéro et de la
focalisation interne, tout en s’interdisant la dispersion que permet la première.

• Priorité à l’usage littéraire des procédés.

Ensuite, on a privilégié l’usage littéraire des procédés. Ainsi pour


les relais de parole. Il est vrai que du point de vue de l’usage général
de la langue, si Y rapporte que X a dit P, et que je rapporte à mon tour
que Y a dit que X a dit P, le premier locuteur X est relayé dans
l’énoncé de P par Y, puis à un second degré par moi. C’est la définition
linguistique du relais. Pourtant, dans un texte littéraire donné comme un
tout composé, il est plus intéressant de saisir le relais, qui garde sa
définition linguistique, comme un changement dans le mode de l’énonciation
par rapport au plan initial, qui peut être par exemple celui de l’énonciation
historique ; on définit mieux ainsi la notion de distance entre la représen¬
tation et son objet.

• Le texte comme réalité unique.

On affirme enfin le texte comme réalité unique. Ce qui exige deux


précisions.

4
La première, simple corollaire, c’est qu’aucune réalité ne peut s’insi¬
nuer dans un texte sans être informée par lui, non pas même comme dans
une médiation nécessaire, mais pour s’y fixer dans sa forme définitive et
se communiquer comme telle, inaliénablement textuelle. Voilà pourquoi,
à proprement parler, on ne saisit pas le xixe siècle quand on ne saisit
qu’un texte de cette époque, et pourquoi aussi on ne psychanalyse pas
un individu quand on ne saisit qu’un texte dont cet individu est l’auteur
et tant que l’individu lui-même ne passe pas sur le divan du psychanalyste.

La seconde, c’est qu’aucune description d’un texte littéraire ne


peut se faire en dehors de tout sentiment du texte. Purement matérielle et
extérieure, elle serait infinie et insensée, comme le serait la description
physique d’un son de la langue si la comparaison des sons voisins ne faisait
qu’on s’arrête aux éléments distinctifs. Une structure donnée n’est saisie
comme significative que dans l’instant où le sens apparaît, qui en relie
les éléments, et la description des textes littéraires se définit comme un
exercice pour rendre les textes signifiants. Dans la pratique, il s établit
une sorte de circularité : une certaine culture littéraire guide d emblée
le sentiment du texte et la description est alors une tentative pour rendre
compte de ce sentiment ; mais, à son tour, une description toujours plus
précise permet une lecture plus riche et plus affinée, en tout cas plus
réfléchie.

CONTENU ET DESTINATION

étudiants
® Une synthèse systématique et progressive pour les
et les enseignants.

des élé¬
Ce traité propose, sous une forme systématique et progressive,
trouvent aujour¬
ments pour l’observation des textes littéraires, qui ne se
ations de recher che fondamentale.
d’hui que dispersés dans diverses public
tées à la littérature
Bien que les illustrations soient presque toutes emprun
pour tous ceux,
française, son caractère théorique en fait un outil de travail
littéra ires, dans quelque
étudiants et enseignants, qui travaillent sur les textes
aux étudiants du
langue qu’ils soient écrits. Il est destiné plus spécialement
soucieux de s informer
premier cycle et aux professeurs du second degré
temps en outre den
sur les techniques modernes de l’analyse. Il est
des lycées.
monnayer l’essentiel dans les classes du second cycle
5
• Quatre leçons fondamentales.

Il ne faudrait introduire qu’une douzaine de leçons théoriques pour


renouveler notre enseignement littéraire. En voici quatre. Elles sont fonda¬
mentales, en tant qu’elles étudient les conditions d’existence de tout énoncé
littéraire, du plus simple au plus complexe. Elles peuvent se regrouper
sous la notion de fiction (latin /ingéré : façonner, modeler), en tant que
les énoncés décrits ont peu ou prou la fonction de représenter un objet.
On a réservé pour un autre fascicule les problèmes complémentaires de
la fonction poétique et les problèmes généraux du style.

• Une démarche en trois temps. Des modèles de description de textes.


L etude de chaque question est conduite de la même façon, en
trois temps : observation de textes types, conclusion, description d’autres
textes. Afin d éviter les trop longs développements, les descriptions exploi¬
tent surtout la partie théorique exposée dans la leçon qui précède immé¬
diatement. Elles ne cessent pas pourtant d’être des exemples, car la des¬
cription élégante n’est pas celle qui épuise successivement pour chaque
texte toutes les sortes d observations possibles, mais celle qui propose
à
chaque fois les observations les plus pertinentes, indiquant un sens qui
traverse tout le texte.

• Des lectures complémentaires.

La bibliographie succincte qui accompagne les leçons (p. 140) ren¬


voie aux ouvrages qui fondent la théorie ou à ceux qui l’exploitent de
façon complémentaire sinon différente. Un astérisque marque les titres dont
la lecture intégrale est conseillée particulièrement. Cette bibliographie
pourra
paraître limitée, ne serait-ce que parce qu’elle écarte tous les ouvrages non
publies en français \ cela répond au même souci pédagogique qui a
imposé
a ce traite toutes ses limites, lorsqu’elles ne sont pas celles-là mêmes de
son auteur et de sa compétence.

6
Sommaire

PREMIÈRE PARTIE : QUI PARLE?


11
1, 1. L’énonciation historique
1. 2. Les embrayeurs
1. 3. Le temps de la narration 22
1. 4. La personne
1. 5. Les relais de parole
40

31
53
DEUXIÈME PARTIE : QUI VOIT? 36
65
55
2. 1. Foyers et regards
2. 2. Structures de la représentation
83

TROISIÈME PARTIE : ILLUSIONS 81


3. 1. La motivation réaliste
3. 2. La motivation réaliste (suite)
107
3. 3. Connivence et fonctionnement silencieux
99
3. 4. Connivence et mise à nu de la fiction
115

S
QUATRIÈME PARTIE : CONSTRUCTION 117 90
4. 1. Réunion et enchaînement
La nouvelle-cadre 123
4. 2. Réunion et enchaînement
Le héros. Le voyage. Juxtapositions
4. 3. Compositions 131

Principaux textes observés 140

Lectures complémentaires 142


Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/precisdanalyseli0001pati
Première partie

gUI PARLE ?
i.i. L’ÉNONCIATION HISTORIQUE. 1

Observation de textes-types.

1.1.1. ÉNONCIATION HISTORIQUE ET DISCOURS.

A — De nouveaux ennemis fondaient alors sur l’Italie : les


Sarrasins. Partis des côtes septentrionales d’Afrique, ils avaient
débarqué en Sicile : Messine et Palerme furent bientôt prises
(831-32) ; la côte italienne, et par conséquent Rome elle-même,
se trouvait à la merci de leurs entreprises. En 846, sous le
pontificat de Serge II, ils s’avancèrent jusqu’aux portes de
Rome, pillèrent les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul,
toutes deux hors les murs à cette époque, et battirent une armée
commandée par le duc de Spolète. A la nouvelle de ces sacri¬
lèges, l’assemblée des Francs décida une expédition contre les
Sarrasins ceux-ci furent pour un temps chassés de l’Italie.
Mais bientôt privée du secours impérial, anémiée par sa division
en principautés égoïstes et belliqueuses, l’Italie n’allait plus
trouver d’autre appui, comme au temps des invasions barbares,
que dans la papauté.

Dom Poulet, Histoire de l’Eglise, I, p. 352 (1953).

Cet énoncé appartient au genre historique. Son


fonctionnement
apparaît bien si on lui oppose un extrait du genre épistolaire : par exemple,
la lettre de Mme de Sévigné à sa fille, Mme de Grignan, datée de Montélimar,
jeudi 5 octobre (1673) :

B — Voici un terrible jour, ma chère fille ; je vous avoue que je


n’en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma
douleur. Je songe à tous les pas que vous faites, etc.

1. On distingue l’énoncé, ce qui est dit, de l’énonciation, l’acte de le dire.

11
• Quelqu’un parle-t-il ?

Par rapport à la présence avouée d’un sujet qui parle, les textes
A et B sont à l’opposé l’un de l’autre : la lettre n’est ici, pour le sujet
qui parle, qu’une longue confidence sur lui-même, tandis que l’auteur de
l’énoncé historique veut disparaître au profit des faits, qui doivent exister
par eux-mêmes. Ce dernier mode, qu’on peut caractériser comme le récit
d’événements passés avec intention historique, et que nous appellerons
l’énonciation historique, appartient par excellence au langage écrit. Tout
mode d’énoncé qui s’en éloigne tend vers le discours, qu’il soit oral, comme
lorsque nous communiquons avec les autres par la parole, ou écrit, comme
dans la lettre citée ci-dessus.

1.1.2. CARACTÉRISTIQUES DE L’ÉNONCIATION HISTORIQUE.

A’ — De nouveaux ennemis fondaient alors sur l’Italie : les


Sarrasins. Partis des côtes septentrionales d’Afrique, ils avaient
débarqué en Sicile : Messine et Palerme furent bientôt prises
(831-32) ; la côte italienne, et par conséquent Rome elle-
même, se trouvait à la merci de leurs entreprises. En 846, sous
le pontificat de Serge II, ils s’avancèrent jusqu’aux portes de
Rome, pillèrent les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul,
toutes deux hors les murs à cette époque, et battirent une
armée commandée par le duc de Spolète. A la nouvelle de ces
sacrilèges, l’assemblée des Francs décida une expédition contre
les Sarrasins : ceux-ci furent pour un temps chassés de l’Italie.
Mais bientôt privée du secours impérial, anémiée par sa divi¬
sion en principautés égoïstes et belliqueuses, l’Italie n’allait
plus trouver d’autre appui, comme au temps des invasions
barbares, que dans la papauté.

• Restriction des temps et des personnes.

L’énonciation historique se caractérise d’abord par une restriction


dans l’emploi des temps et des personnes. Pour notre texte, nous trouvons :

Personnes : uniquement la troisième.


Jamais je ni tu.

12
• Temps de l’indicatif :
aoriste (passé simple ou défini) :

furent prises; s’avancèrent; pillèrent; battirent; décida; furent


chassés.

imparfait :
fondaient ; se trouvait.

plus-que-parfait :
avaient débarqué.
prospectif :
allait trouver.

Jamais le présent, ni le futur simple ou antérieur, ni le passé


composé.

1.1.3. TEMPS ET ASPECT.

Sous le nom de temps, les formes verbales jouent en fait deux rôles ;
elles marquent :

1° le temps, qui situe les faits sur l’axe du temps comme passés, présents
ou futurs ;

2° l’aspect, qui présente les faits comme s’étalant ou non dans la durée,
comme se répétant ou non, comme achevés ou non...

Dans l’énonciation historique, la valeur temporelle des temps verbaux


cède le pas à la valeur d’aspect, en ce sens que la pensée s’arrête moins
à y lire le quand des faits (invariablement le passé), que leur comment.
Il doit en être ainsi : si l’historien veut s’effacer devant les faits pour les
laisser exister par eux-mêmes, il doit éviter toute référence à lui-même en
train de parler. Or, la notion de temps présent, passé ou futur ne se
conçoit dans un énoncé quelconque que par rapport au moment de l’énon¬
ciation écrite ou parlée. Dans l’énonciation historique, tous les temps
employés sont sentis comme passés par rapport à moi qui lis ou qui
écris l’histoire. C’est là leur valeur de temps. Pour le reste, les temps utilisés
notent l’aspect, et quelquefois le temps relatif.
13
1.1.4. LES ASPECTS DANS L’ÉNONCIATION HISTORIQUE.

• Aspect duratif.

L’imparfait présente les faits comme s’étalant d’une durée plus ou


moins longue sur l’axe du temps : Rome se trouvait à la merci de leurs
entreprises. Il marque souvent l’effort ou la répétition.

• Aspect ponctuel.

L’aoriste les présente hors de toute considération de durée. Par


opposition à une durée qu’on peut représenter par un segment de droite,
l’événement se représente alors comme un point ; de là vient qu’on parle
d’aoriste ponctuel : Ils s’avancèrent jusqu’aux portes de Rome, pillèrent
des églises et battirent une armée. Deux moments privilégiés d’un procès
(ou action) appellent particulièrement cet aoriste ponctuel : c’est le moment
où quelque chose commence à être et le moment où quelque chose
aboutit. Cet aspect est souvent souligné dans le contexte : Messine et Palerme
furent bientôt prises (aboutissement) ; ceux-ci furent pour un temps chassés
de l’Italie (commencement).

• Aspect résultats.

Le plus-que-parfait et le passé antérieur présentent les faits sous


l’aspect du parfait (passé composé, plus-que-parfait, passé antérieur et
futur antérieur forment la série du parfait ; on réserve souvent ce nom au
seul passé composé). Ils présentent les faits comme accomplis et leur résultat
comme une composante de la situation décrite : Les Sarrasins avaient
débarqué en Sicile et ils eurent bientôt pris Messine et Palerme.

• Le prospectif.

L’historien, qui connaît non seulement les faits de la période qu’il


décrit mais aussi ceux de la période suivante, peut vouloir inscrire ces
derniers dans le prolongement de la période décrite. Il emploie alors une
périphrase formée de l’infinitif et d’un auxiliaire de mode (aller ou devoir)
à l’imparfait. Nous appelons ce futur de l’énonciation historique le prospectif.
Pour sa valeur de temps (passé) et d’aspect (duratif), il se ramène à un
imparfait.

14
1.1.5. TEMPS ET LIEUX FIXES. TEMPS ET LIEUX RELATIFS.

A” — De nouveaux ennemis fondaient alors sur l’Italie : les


Sarrasins. Partis des côtes septentrionales d’Afrique, ils
avaient débarqué en Sicile : Messine et Palerme furent bien¬
tôt prises (831-32) ; la côte italienne, et par conséquent Rome
elle-même se trouvait à la merci de leurs entreprises. En 846,
sous le pontificat de Serge II, ils s’avancèrent jusqu’aux portes
de Rome, pillèrent les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul,
toutes deux hors les murs à cette époque, et battirent une
armée commandée par le duc de Spolète. A la nouvelle de ces
sacrilèges, l’assemblée des Francs décida une expédition contre
les Sarrasins : ceux-ci furent pour un temps chassés de l’Italie.
Mais bientôt privée du secours impérial, anémiée par sa division
en principautés égoïstes et belliqueuses, l’Italie n’allait plus
trouver d’autre appui, comme au temps des invasions barbares,
que dans la papauté.

• Repères fixes.

Dans l’énonciation historique, les temps et les lieux sont déterminés


indépendamment de celui qui les nomme, par référence à l’histoire et à la
géographie.

• Expression relative du lieu et du temps.

Dans notre texte, les noms propres de lieu sont fixés par la géogra¬
phie. On a cependant une localisation relative dans les séquences suivantes :

L’Italie / la côte italienne, et par conséquent Rome elle-même / aux


portes de Rome / hors les murs.

La Sicile J Messine et Palerme (mais la relation ici n’est pas explicite).


L’Afrique / les côtes septentrionales d’Afrique.
Les dates sont fixes aussi, ainsi que les événements classés par
l’histoire :

En 846, sous le pontificat de Serge 11 ; au temps des invasions


barbares.

Mais les expressions alors, bientôt, à cette époque, pour un temps,

n’ont qu’une valeur relative : alors, ce peut être aussi bien hier qu’à l’âge
de pierre.

15
La langue dispose ainsi d’une série de mots pour l’expression du
lieu et du temps relatifs. L’énonciation historique évite nécessairement
ceux où le locuteur (celui qui énonce) se prend lui-même en train d’énoncer
comme point de référence. Elle emploiera la veille ou le lendemain, mais
non pas hier ou demain.

L’énonciation historique exprime encore le temps relatif à l’aide des


temps composés pour l’antériorité :
Quand Solon eut accompli sa mission, il fit jurer aux neuf archontes
et à tous les citoyens de se conformer à ses lois,
et à l’aide de l’imparfait en -rais pour le futur :
Il comptait qu’en sortant de la neutralité les hommes exempts
de passions formeraient une majorité suffisante pour arrêter les pertur¬
bateurs de la paix publique.

1.1.6. LE PRÉSENT HISTORIQUE.

C — Un moment, les obus des Prussiens, mieux dirigés, jetèrent


de la confusion. Ils tombèrent sur deux caissons qui éclatèrent,
tuèrent, blessèrent beaucoup de monde. Les conducteurs de
chariots s’écartant à la hâte de l’explosion, quelques bataillons
semblaient commencer à se troubler. Le malheur voulut en¬
core qu’à ce moment un boulet vînt tuer le cheval de Keller-
mann et le jeter par terre. Il en remonta un autre avec
beaucoup de sang-froid, raffermit les lignes flottantes.
Il était temps. Les Prussiens, laissant la cavalerie en bataille
pour soutenir l’infanterie, formaient celle-ci en trois colonnes,
qui marchaient vers le plateau de Valmy (vers onze heures).
Kellermann voit ce mouvement, forme aussi trois colonnes en
face et fait dire sur toute la ligne : « Ne pas tirer, mais
attendre, et les recevoir à la baïonnette. »
Il y eut un moment de silence.
Michelet, Histoire de la Révolution, VII, 8 (1847-1853).

Il est toujours possible de rapporter au présent les événements


passés. Notre texte A pouvait s’énoncer : De nouveaux ennemis fondent
maintenant sur l'Italie : les Sarrasins. Partis des côtes septentrionales d’Afri¬
que, ils ont débarqué en Sicile : Messine et Palerme sont bientôt prises (831-
32) ; etc.

16
• L’événement sur le vif.

C’est ce qu’on appelle le présent historique. C’est théoriquement un


moyen de rendre l’événement plus proche et donc plus saisissant. Le procédé
est surtout remarquable quand il intervient brusquement, comme ici (texte C),
dans un récit au passé. Pour étudier la valeur des temps, on saura que
le présent remplace l’imparfait et l’aoriste, et que le passé composé remplace
le plus-que-parfait et le passé antérieur. On veillera en particulier à recon¬
naître le présent ponctuel. Ici, les présents voit, forme et fait sont des
présents d’événement pour vit, forma, fit.

Conclusions.

Dans l’énonciation historique au sens strict, personne ne parle.


L’énoncé est à la troisième personne ; il utilise les temps du passé, opposant
l’aspect duratif (imparfait), ponctuel (aoriste) et accompli ou résultatif
(plus-que-parfait, passé antérieur). Il utilise en outre le prospectif (allait
ou devait 4- infinitif).

Les faits sont donnés comme existant indépendamment de toute

énonciation. Ils obtiennent leur détermination dans le temps et l’espate par


référence à l’histoire et à la géographie.

L’emploi du présent historique (présent de l’indicatif joint au passé


composé) énonce les faits passés comme pris sur le vif. On y distinguera
le présent duratif du présent ponctuel.

Descriptions de textes.

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT

[Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait


Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
5 Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent ;
17
10 Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
(« Il m’est,) disait-elle, (facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile
15 S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
20 Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »)
Perrette là-dessus saute aussi transportée ;
Le lait tombe : adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
25 Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari,
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le Pot au lait.]
[Quel esprit ne bat la campagne ? Etc.

La Fontaine, Fables, VII, 10, v. 1 à 30 (1672).

A la lumière des observations précédentes, il est facile de marquer


dans ce texte une double division, entre d’une part la narration sur le
mode de l’énonciation historique (v. 1-29) et le discours de l’auteur
(v. 30 et suivants), et d’autre part, à l’intérieur de la narration, entre
l’énonciation historique proprement dite et le discours de Perrette (v. 12-21).

Dès lors, une description de ce texte à partir de l’emploi des temps


peut s’organiser de la façon suivante :

Le discours de l’auteur est tout entier au présent (v. 30 et suiv.) :


il s’agit de considérations générales sur des vérités d’expérience.

Dans les vingt-neuf premiers vers, la narration se déroule sur un


axe temporel situé tout entier dans le passé. Les onze premiers vers,
ainsi que l’incise du v. 12, emploient l’imparfait, pour l’action décrite dans
son déroulement. Les vers 22-27 emploient le présent historique, présent
substitué à l’aoriste de l’événement pour maintenir la progression drama¬
tique après le discours de Perrette.

A un moment donné (v. 12-21), au lieu de raconter l’événement,


le texte le reproduit : c’est quand il rapporte les paroles de Perrette. Le
présent devrait être alors contemporain du récit : Il m’est, disait-elle, facile... ;
ce devrait être le présent de Perrette en train de parler. Mais par un

18
jeu de la pensée, Perrette, dont l’imagination est déjà lancée (voir les
vers précédents), anticipe sur un avenir qu’elle croit déjà tenir. On a ainsi
comme points de référence successifs, le présent des poulets qu’elle élève,
le présent implicite du porc à l’engrais, d’où le récit au passé d’un événe¬
ment à venir : Il était, quand je l’eus... (noter l’opposition dans l’aspect
de ces deux temps) ; enfin, le présent du porc bon à vendre. Divers futurs
se situent par rapport à ces présents, et l’on peut représenter l’ensemble
de la façon suivante :

v<D 3
O
O
OUt WD

O<D <u3

X X
a

verrai

empêchera
”3

il est
J.j’aurai
<3

(présent implicite du porc à l’engrais)

il était, quand je l’eus


coûtera

sera (laisse)

il m’est facile

Y
19
Le fait que certains énoncés comme il m’est facile d’élever des
poulets autour de ma maison s’appuient sur une situation réelle au moment
du récit renforce l’illusion créée notamment par l’emploi du pronom
de la première personne : Perrette est à la fois celle qui va porter son lait
à la ville (personnage supposé réel dans la fiction du récit), et celle qui
fait fortune en imagination, comme le souligne la reprise du verbe sauter
(v. 21 et 22).

Transporter dans l’irréel sans ôter toute conscience du réel, c’est


le propre de cette sorte de rêverie ; c’en est aussi le plaisir : Chacun songe
en veillant ; il n’est rien de plus doux (v. 34).

AUBE

J’ai embrassé l’aube d’été.


Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau
était noire. Les camps d’ombre ne quittaient pas la route des
bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes ; et
les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà rempli
de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall qui s’échevela à travers les sapins :
à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée en agitant
les bras. Par la plaine où je l’ai dénoncée au coq. A la
grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes ; et,
courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la
chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je
l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son
immense corps. [L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil, il était midi.]
Rimbaud, Illuminations, XXII (éd. 1886).

Il s’agit d’un récit au passé mais non pas ici, sauf pour
le passage
entre [ ], d’une énonciation historique au sens strict,
première personne et le passé composé. Cependant, à lapuisqu ’on
lumière
emploie la
des notions
établies plus haut, on peut faire sur ce texte quelques observations capitales :

Sur l’opposition dans ce récit au passé entre les valeurs d’aspect


de l’imparfait et de l’aoriste, sensible par exemple dans le deuxième
para¬
graphe. A l’immobilité des imparfaits, les aoristes opposent leur valeur
de commencement, soulignée par le double et (et les pierreries regardèrent,
et les ailes se levèrent sans bruit ) dont le sens temporel s’explicite plus
loin avec emphase : Alors je levai un à un les voiles. Cette observation est
un élément primordial pour étudier dans ce texte l’expression d’une nais¬
sance, d’un éveil.

20
— Sur l’opposition entre les emplois de passé composé et d’aoriste
à la première personne. Parce que le passé composé est propre au discours,
il est plus proche de celui qui parle, du procès de l’énonciation, tandis
que l’aoriste est plus proche des faits pris en eux-mêmes, du procès de
l’énoncé. Lorsqu’il est dit : J’ai embrassé l’aube d’été, Je l’ai entourée avec
ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps, cette étreinte
merveilleuse reste attachée à la personne de celui qui la vécut autrefois.

Cela tient à la fois à la valeur d’aspect du parfait et à la référence au


narrateur en train de parler. En revanche, lorsque le narrateur se met en
scène à l’aoriste, le je devient un protagoniste du procès de l’énoncé :
dit .
Je ris au wasserjall qui s’échevela à travers les sapins. Il n est pas
à rire et la cascade se
qui s’échevelait ; littéralement le je se met alors
sensible ailleurs, entre, d une part, un je
met alors à tomber. La dualité,
êtres
ëveilleur et conquérant (j’ai marché, réveillant...) et, d’autre pan, les
, cette dualité
qui participent de l’avènement de l’aube, ou l’aube elle-même
t tout à fait, le discours
disparaît ici. Et quand leur conjonction s’accompli
est substitué au
disparaît au profit de l’énonciation historique : l’enfant
indépenda nt de celui qui parle : / aube et l enfant
je comme un personnage
tombèrent au bas du bois.

le héros
Ainsi apparaît le mouvement du texte : progressivement,
ur se projette dans le
suscite et saisit l’aube ; au fur et à mesure, le narrate
que.
récit. D’où, à la fin, l’emploi de l’énonciation histori

21
i.2. LES EMBRAYEURS.

1.2.1. NOTION D’EMBRAYEUR.

A — Aujourd’hui, maman est morte.


Camus, L’Etranger (au début), 1942.

Je ne puis savoir quelle est la personne représentée par le mot maman


que si je sais qui prononce ces mots du texte A. Si c’est moi qui les prononce,
il s agit de ma mère, si c’est l’un de mes amis, il s’agit d’une autre.
Cependant, 1 originalité d’un mot comme maman, employé sans arti¬
cle, ne vient pas du fait qu’il ne désigne pas toujours la même
réalité :
tous les noms appelés justement communs en sont là ; et le mot
table désigne
indifféremment tout objet qui répond à l’idée que nous nous faisons
d’une
table ; de même chacun peut dire maman, et l’on peut énonce
r : la maman
joue un rôle important dans le développement affectif du tout-petit. Les
sons qui forment les noms table et maman sont associés
à certains objets par
une convention qu’on apprend en même temps qu’on
apprend à parler.
Le privilège d’un mot comme maman vient de ce qu’il suffit
pour qu’il désigne un objet précis ; si je dis : de l’employer
Maman est joyeuse,

cela a un sens déterminé pour quiconque m’entend


fait que je le dis. Si je dis : le dire, par le seul
La maman est joyeuse,

il faudra préciser de quelle maman il s’agit. Que l’existence


de la maman
comme personnage connu des interlocuteurs soit présup
posée, ne ferait que
reporter plus loin le problème de déterminer de qui il
s’agit : c’est la maman
de Untel, ou celle dont nous parlons, ou la
maman en général...
• L’énonciation qui détermine.

Il suffit de dire aujourd’hui ou d’employer


un temps verbal pour
déterminer un moment. On convient d’appeler
embrayeurs ces signes du
langage dont le sens est déterminé par rapport
à un sujet qui les énonce ;
c est la référence nécessaire à une énonciation qui carac
térise l’embrayeur’
• Définition de l’embrayeur.

L’embrayeur est un mot tel qu’il lui suffit d’être


dans la bouche de
quelqu un pour prendre un sens déterminé, et tel qu’il
ne peut avoir de sens
détermine sans etre dans la bouche de quelqu’un.
22
1.2.2. LECTURE DES EMBRAYEURS.

Dans la lecture des embrayeurs, on ne forcera pas le sens des mots.

• La référence à l’énonciation s’estompe parfois.

La détermination par référence à un sujet qui parle s’estompe parfois.


Ainsi de certains emplois des temps verbaux. Nous avons vu que 1 emploi
du passé dans l’énonciation historique appelle bien peu la référence au
temps de la parole. Cela tient au fait que, selon notre vision du temps, le
passé est le passé définitivement et 1 histoire un fait acquis sinon parfaitement
connu.
De même avec le temps présent, lorsque la durée envisagée est si
longue que l’énoncé atteint à la généralité. Comparez ces deux énoncés :
Il pleut, il pleut, bergère ;
Rentre tes blancs moutons. Etc.

et Fabre d’Eglantine (xvme).

Dans les pays d’Asie équatoriale, il pleut à la mousson d’été.

• Détermination relative à l’énonciation et relative à 1 énoncé.


est relatif
On ne confondra pas l’embrayeur, dont le sens déterminé
le sens déter¬
à l’énonciation de l’embrayeur lui-même, avec les mots dont
miné est relatif au reste de l’énoncé.
de la
L’expression dans trois jours est un embrayeur, car il suffit
pas de dire trois
prononcer pour lui donner un sens déterminé. Il ne suffit
déterminé •, il faut encore
jours plus tard, pour que ces mots aient un sens
jours plus tard,
un point de référence : Je m’embarquai au Havre; trois
l’embarquement. L’ex¬
j’abordais en Amérique. C’est-à-dire trois jours après Et pas davantage des
pression trois jours plus tard n’est pas un embrayeur.
quelqu es années, ]e gagnerai
mots comme alors, autrefois, là-bas, etc. : Dans
Alors se détermine par
ma vie; j’aurai alors conquis mon indépendance.
référence à dans quelq ues année s.
yeurs.
© Les mêmes mots employés ou non comme embra

Le renard dit au bouc : « Que ferons-nous^ compère ?


Ce n’est pas tout de boire, il faut sortir d ici.
La Fontaine, Fables, III, 5 (1668).

23
En disant ici, le renard donne à ce mot un sens déterminé. En revanche,
lorsque Agrippa d’Aubigné décrit la résurrection de la chair :

Ici, les fondements des châteaux rehaussés


Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici, un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
là, l’eau trouble bouillonne, et puis, s’éparpillant.
Sent en soi des cheveux et un chef s’éveillant.

Agrippa d’Aubigné, Tragiques, VII, 669-674 (1616),

le mot ici est doublement relatif. Il est d’abord employé en corrélation


avec
un autre ici et avec la, ce qui permet de distinguer les éléments de
la
description et de les disposer les uns par rapport aux autres. Ensuite
, à
supposer qu’il soit employé rigoureusement, il est relatif
au point de vue ;
ici désigne en principe un objet plus rapproché et là un objet plus
Dans cet emploi, ici n’est pas un embrayeur et rien n’empêc éloigné.’
he de le trouver
dans un énoncé historique : Ils ravagèrent le pays, ici
là démolissant les maisons... brûlant les récoltes,

1.2.3. EMBRAYEUR ET DÉTERMINATION.

a — La machine à calculer.
b — Une machine à calculer.
c — Ma machine à calculer.
d — La machine à calculer de Biaise Pascal.

_ Selon les règles du jeu linguistique, celui qui parle met


son énon¬
ciation au centre du temps et de l’espace, et
c’est
la que les réalités reçoivent dans son discours leurgénéralement à partir de
détermination.

• L’embrayeur suffit.

Dans 1 exemple a, le mot machine reçoit une


première détermination
par la précision à calculer ; mais ce syntagme dema
nde à être déterminé
a son tour, faute de quoi, employé ainsi avec
l’article défini, il n’évoque
qu’une idée générale, comme dans cet exemple
: la machine à calculer a
beaucoup facilité les progrès de la technique. Dans
l’exemple c, la présence de
24
ma change tout. Celui qui énonce cette phrase situe par le fait même une
machine à calculer particulière, sans qu’il soit besoin d’une autre détermina¬
tion ; l’embrayeur y suffit. C’est dans le discours la détermination la plus
fréquente.

• Le nom propre univoque comme détermination.

Pour déterminer le réel par lui-même, il faut faire référence à une


réalité connue indépendamment de celui qui parle. C’est le cas de l’exem¬
ple d, grâce à la détermination par le nom propre. Peu importe qui l’énonce ;
il désigne une pièce de musée unique, avec ses caractères propres. Le
nom propre, toutefois, n’a de valeur déterminante précise que dans les
limites du cercle où il est connu et univoque : l’énoncé les rues de Paris
a un sens déterminé pour tous, tandis que l’énoncé la coqueluche de la
petite Hélène n’est précis que dans le cercle restreint d’une famille.

• L’idée générale.

L’énoncé la machine à calculer n’a de sens indépendant que dans


la mesure où il renvoie à une idée générale. Dans les mêmes conditions
l’énoncé une machine à calculer représente la même idée générale ramenée
à un exemplaire indéfini, ainsi : une machine à calculer comporte un
système de touches, etc.

1.2.4. GÉNÉRAL ET PARTICULIER.

B — Comme on voit sur la branche, au mois de mai, la rose.


En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’aube, de ses pleurs, au point du jour l’arrose ;
La Grâce dans sa feuille, et l’Amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais, battue ou de pluie ou d’excessive ardeur,
Languissante, elle meurt, feuille à feuille déclose ;

Ainsi en [ta] première et jeune nouveauté,


Quand la terre et le ciel [honoraient] [ta] beauté,
Le Parque [t’] [a tuée], et cendres [tu] [reposes].
Pour obsèques reçois [mes] larmes et [mes] pleurs,
[Ce] vase plein de lait, [ce] panier plein de fleurs,
Afin que, vif et mort, [ton] corps ne soit que roses.
Ronsard, Amours de Marie II, 4 (1555-1556)

25
La lecture des embrayeurs (entre [ ]) met en évidence le fonctionne¬
ment de ce texte : une opposition entre le général et le particulier qui
correspond aux deux parties de la comparaison (comme ... ainsi...). Les
deux quatrains posent une règle générale à quoi les faits particuliers
énoncés dans les tercets viennent se conformer.

Dans les deux quatrains, par l’emploi de l’article défini, les noms,
branche, mois, rose, jardins, arbres sont portés au même degré de généralité
que ceux de ciel, aube, jour. Les présents ont valeur générale, ainsi que
l’indéfini on.

Dans les tercets, l’emploi des embrayeurs situe par rapport à l’énon¬
ciation du texte un je, un tu, leur ici et leur maintenant.
La Grâce et l’Amour sont deux idées assez générales et donc indé¬
pendantes pour se personnifier en deux allégories. La Parque est dans la
mythologie une personnification de la mort.

1.2.5. LE JE ÉCRIT.

C — Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire


les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils
s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule et nous dire :
Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous
en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront
passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. O
Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette
la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je
la retourne, quelle suite effroyable où je ne suis plus, et que
j’occupe peu de place dans cet abîme du temps ! Je ne suis
rien ; un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer
du néant. On ne m’a envoyé que pour faire nombre : encore
n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins
jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.
Bossuet, Sermon sur la mort (1662).

Parce que notre texte C est tiré d’un sermon, qu’il a été conçu
d’abord pour être prononcé, il est normal que je voie derrière le je la
personne qui le prononce, c’est-à-dire Bossuet lui-même. Mais souvent
l’emploi de je par écrit pose un problème. La comparaison avec le nom
propre le fait bien comprendre. Si j’entends dire Frédéric II ou si je le lis
écrit, le sens est le même et ne fait pas de difficulté. Si j’entends dire je
et si je le lis écrit, il n’en va pas de même. Il me suffit d’identifier celui
que j’entends parler pour qu’il se désigne à moi comme je. Mais par écrit ?
26
• Qui écrit ?

Pour sérier les difficultés, distinguons deux cas.

1° L’auteur de l’écrit se désigne lui-même comme je. Dans


ce cas, si je ne
vois pas celui qui écrit je en train de l’écrire ou s’il ne me laisse pas un
moyen de l’identifier, je ne puis savoir qui désigne ce je. La questio
n
qui parle ? devient alors la question qui écrit ? On a résolu cette difficulté
par 1 habitude de signer les écrits de ce genre ; c’est en particulier le cas
des lettres qui sont un moyen de converser à distance.

2° L’auteur de l’écrit dit je sans


de savoir qui écrit. Considérons à senouveau
désigner lui-même.
deux cas :
Il ne suffit plus

© Le je-\ ariable.

L’auteur dit je, c’est-à-dire pose une personne, sans donner aucune
indication permettant de l’identifier ni à lui-même expressément ni à aucun
autre personnage réel ou fictif. C’est le cas, par exemple de notre texte B.
La tentation dans ce cas est toujours d’identifier je et l’auteur. Bien
des raisons y poussent dont la principale est la présence très réelle dans
le texte d’un style qui marque son originalité.

• L’emploi du /^-variable : De l’emploi de je non identifié à un personnage


on peut dire deux choses. Du point de vue de l’écriture, il ne pose par
lui-même aucun problème de construction littéraire, puisqu’il est naturelle¬
ment fait pour être employé ainsi, indépendant par nature. Du point de
vue de la lecture, c’est-à-dire de la façon dont le texte est reçu, il tend à
imposer la présence de quelqu’un en train de parler. Quelquefois, il crée
une intimité directe ou, comme dans notre texte C, il appelle l’identification
de je et du lecteur.
En effet, à partir du premier je (je veux dire ) forcément identifié à
Bossuet, il y a par l’emploi du pluriel nous, un élargissement du je ; et après
la question qu’est-ce que de nous ? chacun doit se reconnaître dans le je
du prédicateur.

• Le /e-introduit.

L’auteur introduit un ou plusieurs personnages, réels ou fictifs, qui


disent je. Par divers procédés, l’auteur doit nommer le personnage qui parle.
Le plus simple est celui du livret de théâtre qui dresse d’abord la liste
des personnages et appose ensuite leur nom, comme une étiquette, au début
de chaque réplique. A la représentation, où l’on retrouve l’identification du
je à celui qui parle, le procédé disparaît.

27
Conclusions.

L’embrayeur est un mot tel qu’il lui suffit d’être dans la bouche
de quelqu’un pour prendre un sens déterminé, et tel qu’il ne peut avoir
de sens déterminé sans être dans la bouche de quelqu’un.

Son emploi permet à celui qui parle de déterminer l’univers dont


il parle par rapport à l’énonciation même de sa parole. Le locuteur situe
ainsi le je, le tu, le ici, le maintenant et partant de là, tout le reste. Mais il
peut déterminer le réel indépendamment de son énonciation par univocité
(nom propre), par généralisation ou par référence à des codes admis des
interlocuteurs, comme sont ceux de l’histoire ou de la géographie.

L’emploi de je par écrit pose la question qui écrit ? Non identifié


à un personnage, le je est dit variable en tant qu’il est susceptible de désigner
n’importe qui. Si le je correspond à un ou plusieurs personnages, le texte
doit le ou les introduire pour permettre à chaque fois d’identifier celui qui
parle.

Descriptions de textes.

Je vous envoie un bouquet que ma main


Vient de trier de ces fleurs épanies ;
[Qui] ne les eût à ce vêpre cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.
5 Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de temps cherront toutes flétries.
Et, [comme fleurs], périront tout soudain.

[Le temps s’en va, le temps s’en va], ma dame ;


10 Las !! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous [la lame] ;
Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, (n’en sera plus nouvelle).
Pour c’aimez-moi cependant qu’êtes belle.
Ronsard, Pièce retranchée des
Amours de Marie (1555-1556).
Dans ce texte, la plupart des déterminations sont obtenues par l’em-
ploi de l’embrayeur (en caractère gras) : un /e- variable s’adresse à un vous, sa
dame, qu’il réunit parfois à lui dans un nous ; il oppose leur présent et leur
futur. Ramené à l’essentiel, le propos de je est de faire partager une idée,
celle de la mort qui vient, en vue de faire partager un sentiment, celui
du désir amoureux.

L’énoncé du vers 9 n’est pas déterminé par l’embrayeur : le temps


est une notion très générale, indépendante de l’énonciation. Trois autres
passages (également entre [ ]) tendent vers la même généralité. Au vers 3,
qui est un indéfini ( = quelqu’un ) et l’intention généralisante apparaît mieux
si l’on oppose je ne les eusse à ce vêpre... Au vers 8, fleurs = les fleurs
(<comme font les fleurs). Au vers 11, la lame est la dalle funéraire qui recouvre
les tombes.

L’intention du texte se retrouve dans son fonctionnement. C’est aux


vers 9 et 10 qu’elle apparaît le mieux : en substituant nous à le temps,
le texte rapporte la généralité la plus grande, la fuite du temps et le caractère
passager des êtres, à une généralité plus restreinte, l’homme, et de façon
étroite à je et à vous. D’où l’aspect pathétique de l’avertissement : répétition,
valeur affective de ma, émotion du locuteur (las !), mise en évidence de
nous (noter l’anaphore le temps... le temps... nous). La même intention se
retrouve aux vers 3, 8 et 1 1 par le rapprochement de l’embrayeur et du
terme généralisant. La mort est une condition générale indépendante des
conditions particulières et qui s’impose comme une loi à tous, aux fleurs
d’aujourd’hui, aussi bien qu’à nous.

On voit ici l’intérêt de l’emploi du je-v ariable dans le lyrisme défini


comme l’expression du moi : le rapport du cas individuel à la règle générale
rend le cas individuel exemplaire et assimilable à quiconque veut s y
projeter.

Un tel lyrisme a un autre aspect complémentaire qui apparaît ici :


c’est un moyen d’affirmer le moi, en tant que la conscience et 1 existence
des vers
personnelles ne sont que par l’énonciation du je. C’est le propos
er et le général, que la
12 et 13 : là, il s’agit moins d’opposer le particuli
), au
personne (nous parlons) a la non-personne (n en sera plus nouvelle
non seulemen t
néant dans la mesure ou les amours de ceux qui s aiment,
n’intéressent guère qu’eux et sortiront avec eux du domaine public, mais
encore n’existent pour eux qu’aussi longtemps qu’ils peuvent les nommer
comme leurs.

29
Tous les matins, je me raisonne, je me dis : « Va [au bureau],
Badin ; voilà plus de huit jours que tu n’y es allé ! » Je
m’habille alors, et je pars ; je me dirige vers le bureau. Mais
ouitche ! j’entre à [la brasserie] ; je prends un bock..., deux
bocks..., trois bocks ! Je regarde marcher [l’horloge], pensant :
« Quand elle marquera [l’heure], je me rendrai à mon minis¬
tère. » Malheureusement, quand elle a marqué l’heure, j’attends
qu’elle marque [le quart] ; quand
tends quelle marque [la demie] !...elle a marqué le quart, j’at¬
G. Courteline, Monsieur Badin,
Flammarion, p. 12 (1897).

Ce texte utilise le /^-introduit, identifié au personnage qui parle,


îu encore de façon univoque et indépendante sous le nom de Badin.

Mais il est remarquable que, si l’énoncé mon ministère est déterminé


comme le ministère où je travaille, le texte ne dise pas mon bureau mais
le bureau (va au bureau ; vers le bureau ), et qu’il ne nomme pas à l’aide
d un nom propre une brasserie particulière (j’entre à la brasserie). Dans
va au bureau, il y a toute l’expression aller au bureau qui
présuppose
un univers avec certaines conditions sociales et en premier lieu
celle
d’employé de bureau. Des énoncés comme l’horloge, l’heure, sont
en plus indépendants de la détermination par rapport au sujet de plus
qui parle.
Sans doute, l’horloge est celle de la brasserie où fréquente je-Badin,
aussi et surtout ces mots renvoient à des réalités connues par elles-mêmemais
s
comme faisant partie de l’univers familier d’un nombre
de plus en plus
grand d individus. Quant aux énonces l’heure, le quart, la
demie, qui ren¬
voient a une réalité définie par la position de la grande
aiguille sur le
cadran, ils sont à peu près totalement indépendants.

D une part, ce texte pose, au moyen du /e-introduit, un élément


particulier qui devient le sujet dune action, le support d’un caractèr
e, etc.,
mais, d autre part, il maintient à une partie de l’objet représenté
une géné¬
ralité qui confère à la fiction une valeur générale et donc
exemplaire.
Ainsi, la comédie réaliste crée ses types à la fois proches
et familiers par
la généralisation, distants par le /c-introduit. Distance critique et
permettent et le rire et la réflexion. familiarité

30
1.3. LE temps de la narration.

1.3.1. NARRATION ULTÉRIEURE.

A — Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et


quinze centimes qui servirent à payer le voyage de Mlle Bovary
chez sa grand-mère. La bonne femme mourut dans l’année
même ; le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s’en
chargea. [Ellede est
une filature pauvre et l’envoie, pour gagner sa vie, dans
coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à
Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de
suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité
le ménage et l’opinion publique le protège.
Il vient d’avoir la croix d’honneur.]
Flaubert, Madame Bovary, III, 11 (1856).

Jusqu’aux crochets, nous avons un récit d’événements qui sont passés


au moment de la narration : c’est la narration ultérieure. L’énonciation his¬
torique est le type même de ce mode narratif.
Il arrive souvent que l’énoncé laisse apparaître le moment de la
narration, soit parce que, comme dans notre texte entre [ ], le récit
des événements est conduit jusqu’au moment où ces événements deviennent
contemporains de la narration, soit parce que le discours du narrateur
fait apparaître ce moment de la narration.
D’où, dans notre texte, le passé composé dans le passage entre [ ]
au lieu de l’aoriste de la narration sur le mode historique.

1.3.2. NARRATION ANTÉRIEURE.

B — Le loup habite avec l’agneau


la panthère se couche près du chevreau,
veau et lionceau paissent ensemble
sous la conduite d’un petit garçon.
(...) [Ce jour-là, la racine de Jessé
31
se dressera comme le signal des peuples.
Elle sera recherchée par les nations
et sa demeure sera glorieuse.
En ce jour-là, le Seigneur lèvera de nouveau la main
pour racheter le reste de son peuple, etc.]
Isaie 11, 6-11, trad. Bible de Jérusalem.

C — J’eus ensuite la vision que voici : une porte était ouverte


au ciel, et la voix que j’avais naguère entendue me parler
comme une trompette me dit : Monte ici, que je te montre ce
qui doit arriver par la suite. A l’instant, je tombai en extase.
Voici qu’un trône était dressé, etc.
Apocalypse 4, 1 et 2, trad. Bible de Jérusalem.

Un texte comme la partie entre [ ] du texte B est assez exceptionnel.


Il s’agit d’une narration antérieure, c’est-à-dire du récit d’événements qui
ne se sont pas encore produits au moment de la narration. Il s’agit donc
d’une prédiction. Elle s’énonce normalement au futur, mais elle prend
souvent la forme d’une vision qui s’énonce au présent, comme dans la
première partie du texte B, ou au passé, comme dans le texte C.

1.3.3. NARRATION SIMULTANÉE.

D — Wallas longe la haie, derrière la grille de fer, et s’arrête


à la porte d’où il considère une minute la façade de la maison.
Il y a deux fenêtres au rez-de-chaussée, trois au premier étage,
dont l’une (celle de gauche) est entrouverte.
Contrairement à son attente, il ne déclenche aucun signal aver¬
tisseur en entrant dans le jardin. Il referme la grille, tra¬
verse le rond-point de gravier et monte les quatre marches du
perron. Il presse le bouton de la sonnette ; un timbre loin¬
tain lui répond. Au centre de la porte en chêne verni, une
ouverture rectangulaire est ménagée, garnie d’une vitre qui
protège une ferronnerie tarabiscotée : quelque chose qui res¬
semble à des tiges de fleurs emmêlées, avec de longues feuilles
souples... cela pourrait aussi représenter des fumées...

A. Robbe-Grillet, Les Gommes, I, 6 (1953). Ed. de Minuit.

32
•a*

E — (Le narrateur visite à la campagne une maison où il pour¬


rait éventuellement installer un atelier.) — C’est cette odeur
sans doute, d’humidité, de moisissure, dans cette grande maison
abandonnée, dans ces pièces un peu délabrées... je ne sais quels
vagues relents... des restes refroidis d’autres vies... cela s’insi¬
nuait déjà en moi tandis que je me répandais en tous sens et
bourgeonnais, opinant de la tête, ravi, à chaque nouvelle sur¬
prise, cela s’infiltrait lentement — - d’inquiétantes émanations.
Elles nous enveloppent, nous nous sommes avancés trop
loin, nous sommes pris, encerclés, là juste devant la fenêtre
de « mon atelier », ce mélèze en prend déjà à son aise, ses
doigts crochus et noirs s’incrustent en moi... ces arbustes éche¬
velés au bout du champ s’insèrent en moi, ils pressent sur moi,
ils apposent sur moi leur sceau, ils vont me marquer, je les
porterai gravés en moi : une balafre indélébile, une cicatrice...
Se délivrer, s'enfuir... une fureur soudaine me prend, je fais un
bond pour me dégager...
N. Sarraute, Martereau, Livre de poche, p. 99 (1953).

Les textes D et E nous proposent deux exemples de narration simul¬


tanée : c’est le récit d’événements au fur et à mesure qu’ils se produisent.
Il s’énonce normalement au présent. Le texte E nous installe dans la
conscience du narrateur : c’est un monologue intérieur ou discours immédiat.

1.3.4. NARRATION INTERCALÉE.

F _ Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne


décédée.
sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère rien
Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut
dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilométrés
rai
d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arrive demain
dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai et il ne
soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron
Mais il
pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille.
de
n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas
alors que jen’aur ais
ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé
pas dû lui dire cela. En somme, erje ses n’avais pas à m excuser.
C’était plutôt à lui de me présent condoléances. Mais il
le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil.
Pour le moment, c’est un peu comme si maman n était pas
morte. Après l’enterrement, au contraire, officiellce sera une affaire
classée et tout aura revêtu une allure plus e.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Etc.

Camus, L’Etranger, I, 1 (1942). Ed. Gallimard.


33
Il suffit dans ce texte de rapprocher deux énoncés, Je prendrai
l’autobus à deux heures et J’ai pris l’autobus à deux heures, pour constater
que le moment de la narration se déplace : c’est la narration intercalée. De
cette forme sont les romans par lettres, en forme de journal, etc.
Il y a, dans le récit des événements de notre texte F, un intervalle de
temps entre la fin du deuxième paragraphe et le début du troisième, que
le début du chapitre deuxième permet de préciser :

En me réveillant, j’ai compris pourquoi mon patron avait l’air


mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé :
c’est aujourd’hui samedi. Je l’avais pour ainsi dire oublié,
mais en me levant, cette idée m’est venue. Mon patron, tout
naturellement, a pensé que j’aurais ainsi quatre jours de vacan¬
ces avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir.
Ibid., I, 2.

Cet intervalle va donc du jeudi au samedi.

Conclusions.

Par rapport au moment auquel appartiennent les événements racon¬


tés, le moment de la narration peut occuper quatre positions. Il peut être
ultérieur, antérieur, simultané ou intercalé. Les temps de base y sont res¬
pectivement, le passé, le futur, le présent et, pour le dernier, le passé et le
présent dans des proportions variables.

34
Description de texte.

(Le narrateur rapporte la carrière de son héros, Armand


de Montriveau.) — L’orphelin avait été placé par les soins de
Bonaparte à l’école de Châlons, et mis, ainsi que plusieurs
autres fils de généraux morts sur le champ de bataille, sous la
protection de la République française. Après être sorti de cette
école sans aucune espèce de fortune, il entra dans l’artillerie,
et n’était encore que chef de bataillon lors du désastre de
Fontainebleau. L’arme à laquelle appartenait Armand de Mon¬
triveau lui avait offert peu de chances d’avancement. [D’abord
le nombre des officiers y est plus limité que dans les autres
corps de l’armée] ; puis, les opinions libérales et presque répu¬
blicaines que professait l’artillerie, les craintes inspirées à
l’Empereur par une réunion d’hommes savants accoutumés à
réfléchir, s’opposaient à la fortune militaire de la plupart
d’entre eux. Aussi, contrairement aux lois ordinaires, les offi¬
ciers parvenus au généralat ne furent-ils pas toujours les sujets
les plus remarquables de l’arme, parce que, médiocres, ils
donnaient peu de craintes. L’artillerie faisait un corps à part
dans l’armée, et n’appartenait à Napoléon que sur les champs
de bataille.
Balzac, La Duchesse de Langeais,
Livre de poche, pp. 54-55 (1834).

Ce texte est plus une réflexion sur les événements que le récit de
ces événements. Ainsi, le texte souligne le caractère exceptionnel d un fait :
n’était encore que chef de bataillon, ce qui appelle la théorie qui suit sur
l’avancement dans l’artillerie : on organise l’explication : D abord... puis...,
on nuance la pensée : presque républicaines, on justifie : ainsi que plusieurs
aux
autres fils de généraux morts sur le champ de bataille / contrairement
du
lois ordinaires, etc. L’exemple est intéressant en ceci que l’apparition
que la manifestati on
discours (entre [ ]) dans cet énoncé historique n’est
puis...
des intrusions du narrateur. En effet, le balancement par d’abord...
présent répond à la même intention explicative
montre que la phrase au
considération
que la suivante qui reste au passé. Seulement, cette première
fait apparaître
est toujours actuelle au moment de la narration, et le présent
le narrateur en train de parler.

35
i.4. LA PERSONNE.

A — {Un musicien raconte comment il a dressé ses mains


et ses doigts « à se placer sur les touches et à voltiger sur les
cordes ».) — Vous voyez bien ce poignet ; il était raide comme
un diable. Ces dix doigts, c’étaient de vieilles cordes à boyau
plus sèches, plus raides, plus inflexibles que celles qui ont
servi à la roue d’un tourneur. Mais je vous les ai tant tour¬
mentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas aller,
et moi, mordieu, je dis que tu iras ; et cela sera.
Diderot, Le Neveu de Rameau,
éd. de la Pléiade, p. 412 (1761-1774).

B — L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On


refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur
une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre,
Mme Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre
les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le
souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare
bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se
revit elle-même comme autrefois, écrémant avec son doigt les
terrines de lait dans la laiterie. Mais aux fulgurations de
l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouis¬
sait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle
était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre,
etalee sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au
marasquin, qu'elle tenait de la main gauche dans une coquille
de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents.
Flaubert, Madame Bovary, I, 8 (1856).

36
C — Nuit de juin ! Dix-sept ans ! On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête...

Rimbaud, Poésie, XVIII (Roman), v. 13-16 (1870).

1.4.1. PERSONNE ET NON-PERSONNE.

• Trois personnes au répertoire :

Le rôle d’une grammaire dans sa partie morphologique est d offrir le


répertoire des formes différentes sous lesquelles les signes du langage peu¬
vent s’employer selon leurs fonctions diverses. D où le paradigme : j aime,
tu aimes, il aime, nous aimons, vous aimez, ils aiment.
On est convenu d’appeler personnes les figurations diverses d un
et
même temps verbal, et l’on a ainsi en français trois personnes du singulier
nous), la deuxièm e
trois personnes du pluriel, respectivement la première (je,
(tu, vous) et la troisième (il ou elle, ils ou elles).

• Deux personnes à l’usage :


son exer¬
Mais attention ! Le répertoire d’une langue est une chose,
re et la deuxième
cice par la parole en est une autre. A l’usage, seules la premiè
ment la non-pe rsonne . En réalité,
sont des personnes ; la troisième est propre
que nous appelons
il n’existe pas de pronom de la troisième personne ; ce
démonstratifs.
ainsi relève morphologiquement de la catégorie des

• Il impersonnel :

D’où l’emploi de il comme impersonnel : il neige. On ne demande

pas qui neige ? : l’expression traduit un pur phénomène que l’on constate
sans lui reconnaître d’agent. C’est aussi par impuissance à nommer les
désigne souvent par ils : Avec
agents responsables que l’homme de la rue les
détraquent le temps.
leurs bombes atomiques et leurs fusées, ils nous

• Emploi du pronom il :

le reste de 1 énoncé dont il


Mais, le plus souvent, il est déterminé par
voit par la première phrase du
rempl par laie
A etou’re
texte ace le texte B. nt, comme on le
un éléme

verbe peut avoir pour


Enfin, la troisième personne est la seule où le
sujet un nom de chose.
37
1.4.2. PERSONNE SUBJECTIVE ET PERSONNE NON SUBJECTIVE.

Nous avons opposé la personne (je, tu) à la non-personne (il) ; il faut


maintenant opposer la personne je à la personne non-je.

« La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par


contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon
allocution tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de
la
personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution
de celui qui à son tour se désigne par je \ » C’est dans le dialogue que
je
m éprouve comme une personne en face d’une autre personne, car
le je
pose une réalité qui m est intérieure, au lieu que le tu pose une réalité
qui
m est extérieure. « On pourra donc définir le tu comme la personne
non
subjective, en face de la personne subjective que je représente
; et ces
deux personnes s opposent ensemble à la forme de non-personne ( = il) 1. »
Le même rapport se retrouve au pluriel, car le je domine dans le nous.
Cette opposition est nettement sensible dans la dernière phrase
du
texte A, où le je entre en guerre avec ses mains, extériorisées
par le sujet
qui parle comme un interlocuteur qu’on prend vivement à partie
veux pas aller, et moi, mordieu, je dis que tu iras >. : « tu ne

• Vous comme anaphorique de on :

La deuxième personne est généralement celle à qui on s’adres


se, mais
toute personne conçue comme extérieure à je prend la forme
de la deuxième
personne, tu ou vous, et on peut rencontrer vous comme
anaphorique de on •
par exemple, dans le texte C.

Ainsi employée, la deuxième personne n’est pourtant


pas un imperson¬
nel : on pose ainsi un nombre indéfini de personnes
à qui convient ce qui est
dit. C’est pourquoi on peut trouver
Dans le métier que f exerce, vous vivezcet( =emploi avec la première personne
on Vit) au milieu d’un bruit assour¬ •
dissant. C’est le moyen d’intéresser quiconque
à l’expérience décrite. Cet
emploi a quelque parenté avec le vous du texte A : je
mentées. vous les ai tant tour¬

Conclusions.

elle Us°dIes)tinSUe perS°nne 0>’ nous‘ vous) de la non-personne (il.


Dans la personne proprement dite, on disti
ngue encore la personne
subjective (je, nous ) de la personne non subje
ctive (tu, vous ) : le je pose une
1. E. Benveniste. Problèmes de linguistique générale, ch. XXI et XVIII

38
réalité qui m’est intérieure, alors que le tu pose une réalité qui m’est
extérieure.

Description de texte.

(Dans une chambre d’hôte au château de la Vaubyessard.


Emma Bovary se prépare pour le bal sous le regard amoureux
de Charles, son mari.)

Charles vint l’embrasser sur l’épaule.


— [Laisse-moi !] dit-elle, [tu me chiffonnes.]
On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor. Elle
descendit l’escalier, se retenant de courir.

Flaubert, Madame Bovary, I, 8 (1856).

Ce texte est une narration ultérieure sur le mode de l’énonciation


historiq ue avec intervention (entre [ ]) du discours direct.
ation
La mise en évidence des sujets grammaticaux dans l’énonci
ent du texte : Charles. .. elle... , on...
historique, fait apparaître le mouvem
ivement
elle... Avec le sujet indéfini on, la scène s’élargit. On a ainsi success
he de Charles vers Emma qui le repouss e, un appel extérieu r
une démarc
auquel elle répond vivement.

texte en tant
La phrase entre [ ] tranche nettement sur le reste du
qu’elle emploie
que discours dans une énonciation historique et en tant
cé intervient au
la personne en face de la non-personne. Ce mode d’énon avec opposition
moment où un person nage se pose avec force comme sujet,
s y oppose
de la personne subjective à la personne non subjective. Le je
droit à être elle-même.
au tu : une personne affirme en face d’une autre son

toute la signifi¬
Il n’est pas difficile de retrouver dans ce bref extrait
entre son rêve de
cation du récit du bal à la Vaubyessard. Emma est prise
e, et le quotidien
vie mondaine, présent ici par la toilette et la musiqu
quitter celui-ci pour
médiocre incarné par Charles. Son instinct la porte à
celui-là.

39
i.j. LES RELAIS DE PAROLE.

1.5.1. NOTION DE RELAIS.

A — Une fois à Saint-Lazare, tu sais, les gens descendent, et


puis, faut aller tourner à la Place, alors, tu sais, un bus, ça
se tourne pas comme une voiture... un taxi, il vient, il allait
se mettre là-bas. Il s’arrête juste à ras de moi, comme ça. Puis
il voyait que j’allais tourner ! [« Eh bien !] je lui dis, [pour¬
quoi que tu t’es mis là ? Tu voyais bien que j’allais tourner ? »] 1
— [«Oh !] il dit, [moi j’ai le temps, je bouge pas.] 2 — [Tu
veux pas bouger ? »] 3... Toc ! j’ai mis en première, j’ai tourné.
Puis j’ai emmené son aile, tu sais, tu entendais : crac ! crac !
crac ! crac ! Tu voyais la voiture dans le rétroviseur, elle
sautait ! [<^Ah ! arrête ! ah ! »] 4 il gueulait comme un veau !
[« Ah,] j’ai dit, [mon vieux tu as pas voulu bouger, moi ça me
coûtera cent soixante balles. »] 5. C’est à peu près ça.

Propos d’un chauffeur d’autobus parisiens enregistrés


au magnétophone et cités dans « L’Elaboration du
français fondamental », par Gougenheim, Michéa,
Rivenc, Sauvageot, p. 252.

B — Je commençai par me rappeler une promenade semblable


faite autrefois avec elle durant le charme de nos première
s
amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors
mon ame s y retracèrent pour 1 affliger ; tous les éléments de
notre jeunesse, nos etudes, nos entretiens, nos lettres, nos
rendez-vous, nos plaisirs,
[E tanta fede, e si dolce memorie,
E si lungo costume,]

ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon


bonheur passé ; tout revenait, pour augmenter ma misère
sente, prendre place en mon souvenir. pré¬

J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse,


4e partie, lettre 17 (1761).

C En vérité je vous le dis : [Au jour du jugement...]


Matth. 10, 15.

40
On dit qu’un locuteur X qui a énoncé P est relayé par Y dans
l’énoncé de P, si Y cite l’énoncé P. Et l’on appelle relais de parole la
citation d’un énoncé par un autre. L’énoncé cité peut être un texte parlé
ou un texte écrit, un texte préexistant ou nouvellement élaboré ; il peut ou non
être cité avec introduction du locuteur, donner lieu ou non à un changement
de locuteur.

• Introduction et changement de locuteur.

Dans nos exemples, nous avons mis les relais entre [ ]. Dans le
texte A, ils sont en outre numérotés de 1 à 5. Les énoncés 1, 3, 5, ont été
prononcés par le narrateur qui se relaie lui-même ; les énoncés 2 et 4 par
son chauffeur de taxi. On voit donc que le je du premier relais est différent
de celui du second. Les incises, je lui dis, il dit, permettent d’attribuer chaque
texte à son auteur. Une fois le dialogue amorcé, un simple tiret par écrit, un

changement de ton par oral marquent le changement d’interlocuteur. Quant


à l’introduction, il gueulait comme un veau, elle indique en outre le ton de
l’énoncé. Ces relais utilisent donc des textes parlés, préexistants, avec
introduction du locuteur et, pour les énoncés 2 et 4, avec changement de
locuteur.

• Citation intégrée.

Le relais du texte B est une citation littéraire (Métastase, poète italien


du xvme : Et une foi si grande, et des souvenirs si doux, et une familiarité
si longue). Mais le relais fonctionne sans changement ni introduction de
locuteur : la citation est intégrée, avec sa charge affective propre, dans le
mouvement lyrique du texte où elle est insérée.

e Citation oratoire.

Dans le texte C, le locuteur donne à ses propres paroles, énoncées


pour la première fois, l’allure d’une citation. Le locuteur du relais est
de
introduit : je vous le dis. On souligne ainsi l’importance et l’autorité
l’énoncé cité.

41
1.5.2. NIVEAU DU RELAIS.

D — (L’Hôtesse raconte comment Mme de La Pommeraye


va se venger du marquis des Arcis : elle va le tromper sur le
compte d’une fille perdue de réputation et va l’en rendre
amoureux au point qu’il l’épousera. Il ne sera détrompé
qu’après les noces.)

[[[— L’Hôtesse — [[< Buvons un coup...> Après quelques


tours d’allées, Mme de La Pommeraye et le marquis remon¬
tèrent en voiture. Mme de La Pommeraye dit : [« Comme
cela me vieillit ! Quand cela vint à Paris, cela n’était pas
plus haut qu’un chou.]
[— Vous parlez de la fille de cette dame que nous avons
trouvée à la promenade ?]
[— Oui. C’est comme dans un jardin où les roses fanées font
place aux roses nouvelles. L’avez-vous regardée ?]
[— Je n’y ai pas manqué.]
[— Comment la trouvez-vous ?]
[C’est la tête d’une vierge de Raphaël sur le corps de sa
Galatée ; et puis une douceur dans la voix !]
[— Une modestie dans le regard !]
[— Une bienséance dans le maintien !]
[— Une décence dans le propos qui ne m’a frappée dans
aucune fille comme dans celle-là. Voilà l’effet de l’éducation.]
[etc.]]]
— Lorsqu’il est préparé par un bon naturel. »]
Le marquis déposa Mme de La Pommeraye à sa porte ;11

Diderot, Jacques le Fataliste et son Maître,


éd. de la Pléiade, p. 585 (1771).

E — Silvia — ... Tu peux te passer de me parler d’amour,

Dorante je pense ?
— Tu pourrais bien te passer de m’en faire
sentir toi.

Silvia — Ah ! je me fâcherai ; tu m’impatientes.


Encore une fois, laisse là ton amour.
Dorante — Quitte donc ta figure.

Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, I, 7 (1730).

On observera toujours avec soin à quel niveau se situe le relais


dont on veut faire état.
Dans le texte E, il n y a de relais qu’a un niveau de l’écriture du livret
de théâtre considéré comme un énoncé continu qui parle tantôt avec l’un
tantôt avec l’autre des personnages. On y remarque alors la façon dont
les répliques sont enchaînées en jouant sur les mots.

42
De même, dans le texte D, il n’y a de relais dans le dialogue de Mme de
La Pommeraye et du marquis des Arcis, que si on le considère comme un
énoncé continu. Mais ce dialogue est relayé par l’énoncé de l’Hôtesse qui
le rapporte, lui-même relayé par l’énoncé du narrateur de Jacques le Fataliste
et son Maître. Le texte ne cesse pas pourtant d’être inventé par Diderot, et
l’intérêt du passage est dans la malice des répliques qu’il prête à Mme de
La Pommeraye et dans la façon dont il conduit l’entretien.

1.5.3. RELAIS DE LA NARRATION.

R — [§ 1 J’avais loué, l’été <§ 9 J’habitais, comme au¬


dernier, une petite maison de jourd’hui, la maison de la
campagne au bord de la mère Lafon, et un de mes
Seine, à plusieurs lieues de meilleurs camarades, Louis
Paris, et j’allais y coucher Bernet, qui a maintenant
tous les soirs. Je fis, au bout renoncé au canotage, à ses
de quelques jours, la connais¬ pompes et à son débraillé
sance d’un de mes voisins, un pour
homme de trente à quarante était entrer au au
installé Conseil d’Etat,
village de
ans, qui était bien le type le C..., deux lieues plus bas.
Nous dînions tous les jours
plus curieux que j’eusse
jamais vu. C’était un vieux ensemble, tantôt chez lui, tan¬
canotier, mais un canotier tôt chez moi.

enragé, toujours près de l’eau, § 10 Un soir, comme je


toujours sur l’eau, toujours revenais tout seul et assez
dans l’eau. Il devait être né
dans un canot, et il mourra fatigué, traînant péniblement
bien certainement dans le mon gros bateau, etc.)]
canotage final.

§ 2 Un soir que nous nous


promenions au bord de la
Seine, je lui demandai de me
raconter quelques anecdotes
de sa vie nautique. Voilà
immédiatement mon bon¬
homme qui s’anime, se trans¬
figure, devient éloquent, pres¬
que poète. Il avait dans le
cœur une grande passion, une
passion dévorante, irrésistible :
la rivière.]

[§ 3 Ah !] me dit-il, [combien j’ai de souvenirs sur cette rivière


que vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitants
des rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez 43
un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mysté¬
rieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantas¬
magories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas,
où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point, où l’on
tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cime¬
tière : et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où
l’on n’a point de tombeau.

§ 4 La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l’ombre,


quand il n’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin
n’éprouve point la même chose pour la mer. Elle est souvent
dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est
loyale, la grande mer : tandis que la rivière est silencieuse et
perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et
ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour
moi que les hautes vagues de l’Océan.

§ 5 Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein


d’immenses pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les
grands poissons, au milieu d’étranges forêts et dans des grottes
de cristal. La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on
pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant quand elle brille
au soleil levant et qu’elle clapote doucement entre ses berges
couvertes de roseaux qui murmurent.

§ 6 Le poète a dit en parlant de l’Océan :


O flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds, redoutés des mères à genoux,
Vous vous les racontez en montant les marées

Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées


Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.

§ 7 Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux


minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore
plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurle¬
ments des vagues.

§ 8 Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes sou¬


venirs, je vais vous dire une singulière aventure qui m’est arri¬
vée ici, il y a une dizaine d’années.

Guy de Maupassant. Sur l’eau, 10 avril (1888).


Il n’est pas rare, lorsqu'une narration donne la parole à un per¬
sonnage, que ce personnage se mette lui-même à raconter quelque chose.
D’une manière générale, on sera attentif à tous les changements de
plan dans un énoncé : temps de la narration, relais de la parole et relais
de la narration.

La disposition que nous avons adoptée pour le texte F fait apparaître


à plein la répétition d’un même procédé narratif : un /e-narrateur rapidement
situé (§§ 1 et 9) et une aventure particulière (un soir §§ 2 et 10). Simplement,
les deux /e-narrateur ne sont pas le même. On a dans ces pages, d’abord un
relais du sujet qui parle : j’avais loué (1er sujet) : Ah! me dit-il, combien
j’ai de souvenirs (2e sujet). Lorsqu’on arrive à : Vhabitais, comme aujour¬
d’hui, on n’a pas de changement du sujet qui parle, c’est toujours le
deuxième je, mais on a un changement de temps et un changement de
situation narrative. Ce n’est plus le premier ye-conteur s’adressant à d’hypo¬
thétiques auditeurs ou lecteurs, c’est le je-v ieux canotier s’adressant au
ye-conteur.

La fonction de la première situation narrative, celle que le ye-conteur


prend à son compte, est tout à fait remarquable comme préparation pour
le conte du vieux canotier : caractérisation du héros et de sa passion,
annonce et amorce du thème fantastique (voir la suite du texte pp. 102-104).
On aura remarqué en passant la citation littéraire, sur le même thème, de
cinq vers de V. Hugo, Oceano nox, v. 44-48.

1.5.4. LES TROIS DISCOURS CITÉS.

a — U m’a dit : « J’irai vous voir ».


b — Il m’a dit qu’il viendrait me voir.
c — Il m’a rassuré : il viendrait me voir.

discours
On distingue traditionnellement trois modes de citation : le
direct, le discours indirect et le discours indirect libre.

• Le discours direct.

dans la
Le discours direct (exemple a) restitue les paroles citees
texte écrit par
forme même où elles ont été dites. Il est signalé dans un
ment d’interlocuteur
l’emploi de guillemets. Dans un dialogue écrit, le change
peut être marqué par un simple tiret. 45
• Le discours indirect.

Le discours indirect (exemple b) rapporte les paroles citées comme


le complément d’un verbe d’élocution ou de pensée :
Je pense que je n’aurais pas dû y aller.
• Le discours indirect libre.

Bien qu’il dépende d’une phrase d’introduction, le discours indirect


libre (exemple c) retrouve le mouvement, le ton (indiqué par la ponctua¬
tion) et parfois la forme du discours direct :

Il manifesta sa foie : quelle bonne idée j’avais là !


Je pense que je n’aurais pas dû y aller : j’ai là-bas trop de souvenirs
désagréables.

Mais au passé :

Je pensais que je n’aurais pas dû y aller : j’avais là-bas trop de


souvenirs désagréables.

1.5.5. SOMMAIRE ET SCÈNE.

G — (Une religieuse est en butte aux persécutions de sa com¬


munauté.) - A l’église, on laissait une stalle vide à chaque
côté de celle que j’occupais. J’étais seule à une table au réfec¬
toire ; on ne m’y servait pas ; j’étais obligée d’aller dans la
cuisine demander ma portion ; [la première fois, la sceur cui¬
sinière
Je me cria : « N’entrez pas, éloignez-vous... »
lui obéis.
« Que voulez-vous ?
— A manger.
— A manger ! vous n’êtes pas digne de vivre... »]
Quelquefois je m’en retournais, et je passais la journée sans
rien prendre ; quelquefois j’insistais ; et l’on me mettait sur
le seuil des mets qu’on aurait eu honte de présenter à des ani-
maux ; je les ramassais en pleurant, et je m’en allais. Arrivais-
je quelquefois a la porte du chœur la dernière, je la trouvais
fermée ; je m’y mettais à genoux ; et là j’attendais la fin de
l’office : si c’était au jardin, je m’en retournais dans ma cellule.
[Cependant, mes forces s’affaiblissant par le peu de nourriture,
la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par la
peine que j’avais à supporter tant de marques réitérées d’inhu¬
manité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me plain¬
dre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai
donc à parler à la supérieure ; j’étais à moitié morte de
frayeur : j’allai cependant frapper tout doucement à sa porte.
46
Elle ouvrit ; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en
me criant :
« Apostate, éloignez-vous ! »
Je m’éloignai.
« Encore. »
Je m’éloignai encore.
<t Que voulez-vous ?
— Puisque ni Dieu ni les hommes ne m’ont point condamnée
àfasse
mourir,
vivre. je veux, madame, que vous ordonniez qu’on me
— Vivre ! me dit-elle, en me répétant le propos de la sœur
cuisinière, en êtes-vous digne ?
— Il n’y a que Dieu qui le sache ! mais je vous préviens que
si l’on me refuse la nourriture, je serai forcée d’en porter mes
plaintes à ceux qui m’ont acceptée sous leur protection. Je ne
suis ici qu’en dépôt, jusqu’à ce que mon sort et mon état soient
décidés.
— Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards, j’y
pourvoirai... »
Je m’en allai ; et elle ferma sa porte avec violence.] Elle donna
ses ordres apparemment, mais je n’en fus guère mieux soignée ;
on se faisait un mérite de lui désobéir ; on me jetait les mets
les plus grossiers, encore les gâtait-on avec de la cendre et toutes
sortes d’ordures.

Diderot, La Religieuse, éd. de la Pléiade,


pp. 292-293 (1775).

H — Il y a dans les communautés des têtes faibles ; c’est même


le grand nombre : celles-là croyaient ce qu’on leur disait,
n’osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur ima¬
gination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe
de la croix à ma rencontre, et s’enfuyaient en criant :
« Satan, éloignez-vous de moi ! Mon Dieu, venez à mon
secours !... » [Une des plus jeunes était au fond du corridor,
j’allais à elle, et il n’y avait pas moyen de m’éviter ; la frayeur
la plus terrible la prit. D’abord elle se tourna le visage contre le
mur, marmottant d’une voix tremblante : « Mon Dieu ! Mon
Dieu ! Jésus ! Marie !... » Cependant j’avançais ; quand elle
me sentit près d’elle, elle se couvre le visage de ses deux mains
de peur de me voir, s’élance de mon côté, se précipite avec vio¬
lence entre mes bras, et s’écrie : « A moi ! à moi ! miséricorde !
Je suis perdue ! Sœur Sainte-Suzanne, ne me faites point de
mal ; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi... » Et, en disant
ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le
carreau.].

Id., ibid., p. 295.


47
• Alternance du sommaire et de la scène.

osition d un récit
Dans sa partie proprement narrative, la comp
aire et la s^ene-
repose généralement sur une alternance entre le somm
énements detail e a
C’est-à-dire que le texte nous conduit d’un récit d’év
^ sont brièvement indi¬
un autre en passant par un récit où les événements ive, voire meme en
itérat
qués, ou condensés, ou regroupés sous une forme
une part importante
partie éludés par une ellipse. Le discours cité fournit
une exacte restitution de 1 évé¬
des scènes ; avec le discours direct, onla aparol
nement, puisque celui-ci consi ste dans e même.

• Scène singulative et série itérative.

[], la scène
Notre texte G présente deux scènes comprises entre
scène avec la supéri eure. Elles sont surtout
avec la sœur cuisinière et la
affronter les autres reli¬
remplies par les dialogues où l’on voit l’héroïne
drent, elles n ont
gieuses. Par rapport au sommaire dans lequel elles s’enca ire est la description
pas le même statut. Dans sa presque totalit é, ce somma
comme le marqu ent les imparf aits itératifs (de
d’une situation durable :
Or, la première
répétition), les vexations se répètent, toujours les mêmes.
série itérative, la
scène, bien que singulative en elle-même, s’inscrit dans une
à manger ,
démarche chaque jour répétée d’aller dans la cuisine demander
efois. .. quelqu efois. ..) et
elle inaugure la série (la première fois... quelqu
suiven t imméd iatem ent. La
continue d’éclairer les énoncés itératifs qui
de secouer
seconde scène au contraire est une péripétie, une tentative isolée
es ponctuels qui
le joug (je sentis... je me déterminai...). Des deux aorist
fus, le secon d a comme valeur d. aspect de
suivent cette scène, donna et
décrite dans
noter le commencement : c’est le point de départ de la durée
le sommaire qui suit.

• Discours direct itératif.

L’interprétation d’un discours cité n'est pas la même selon que


l’énoncé en relais s’inscrit dans une scène ou dans un sommaire. Notre
texte H présente l’alternance entre sommaire et scène, celle-ci entre [ ]. Mais
; il a
le discours cité que nous avons souligné, s’inscrit dans le sommaire chaque
une valeur itérative * c’est une parole prononcé e a plusieurs reprises,

fois que se reproduit la situation décrite. C’est donc un discours faite type qui
des paroles, abstracti on des
indique de façon générale le sens et le ton
différences possibles d’une fois à l’autre.

48
Conclusions.

Un relais de parole est la citation d’un énoncé par un autre. On


observera en particulier s’il y a introduction d’un locuteur de l’énoncé en
relais, avec ou sans changement de locuteur.
Un relais remarquable est celui du changement de narrateur.
Le relais de discours cité peut prendre trois formes : celle du
discours direct qui fonctionne comme si le locuteur du texte relayé prenait la
parole. Celle du discours indirect qui fait dépendre l’énoncé d’un verbe de
locution ou de pensée. Celle du discours indirect libre qui, tout en restant
dépendant d’une phrase d’introduction, retrouve le mouvement, le ton et
parfois la forme du discours direct.
L’alternance entre le sommaire et la scène donne au texte narratif
proprement dit son rythme fondamental.

Descriptions de textes.

LE COCHE ET LA MOUCHE

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,


Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moine, vieillards, tout était descendu.

5 L’attelage suait, soufflait, était rendu.


Une mouche survient, et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par son bourdonnement,
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
[Qu’elle fait aller la machine,]
10 S’assied sur le timon, sur le nez du cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher.
Elle s’en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
15 Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.
La mouche en <ce commun besoin)

Se plaint [qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin,


Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.]
20 Le moine disait son bréviaire :
[Il prenait bien son temps 1 !] Une femme chantait :
[C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !]

1. C’était bien le moment ! (il choisissait bien son moment !).

49
Dame mouçhe s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
25 Après bien du travail le coche arrive au haut.
[« Respirons maintenant], dit la mouche aussitôt :
[J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine. »]
La Fontaine, Fables, VII, 9.

Tous les discours cités dans ce texte sont tenus par la mouche, avec
changement de locuteur par rapport au récit du narrateur. Le narrateur
utilise successivement les trois modes de discours cité, le discours indirect
(v. 9 et 18-19), le discours indirect libre (v. 21 et 22) et le discours
direct (v. 26-28). La remarque qui s’impose est celle de la progression
dans l’emploi du discours. Il a d’abord, comme on le voit par le numéro
des vers où il est employé, une place de plus en plus grande dans le texte.
Il a ensuite une intensité dramatique toujours plus grande : le discours
indirect libre marque un progrès sur le discours indirect, en ceci qu’on
croit déjà entendre les paroles ; le ton y est indiqué par la ponctuation
(ici un point d’exclamation) comme dans le discours direct. Cependant,
entre les deux emplois de discours indirect, il y avait déjà une progression,
en ce sens que le premier n’est qu’un discours en pensée (une pensée dont
le contenu est peut-être indiqué plutôt que formulé), tandis que le second
est en paroles, avec toute la verve d’un discours : elle agit seule, elle a tout
le soin, aucun n’aide aux chevaux... A quoi s’oppose en ce commun besoin,
où il faut voir une trace de discours. Quand enfin intervient le discours

direct, le récit s’efface pour laisser place à l’événement lui-même.

Pour être complet, il faut signaler encore deux passages où le texte


ne cite pas de discours mais indique comme un fait l’existence de discours ;
ce sont, au vers 7, le mot prétend, qui indique une intention de la pensée, et
le vers 13. On a donc :

v. 7 — indication d’un fait de discours pensé.


9 — pensée citée (discours indirect).
13 — indication d’un fait de discours.
18 et 19 — parole citée (discours indirect, avec au vers 17 une
trace de discours).
21 et 22 — parole citée (discours indirect libre).
26-28 — parole citée (discours direct).

Ainsi s’étalent la vanité de la mouche et son outrecuidance.

50
(Dans un salon mondain. La duchesse de Langeais vient de
lancer à M. de Montriveau une invitation à venir chez elle.)
— Quand il se rejeta dans les groupes d’hommes qui se tenaient
à quelque distance des femmes, plusieurs de ses amis le
félicitèrent, moitié sérieusement, moitié plaisamment, sur l’ac¬
cueil [extraordinaire] que lui avait fait la duchesse de Lan¬
geais. [Cette difficile, cette illustre conquête, était décidément
faite, et la gloire en avait été réservée à l’artillerie de la
Garde.] <11 est facile d’imaginer les bonnes et mauvaises plai¬
santeries que ce thème, une fois admis, suggéra dans un de ces
salons parisiens où l’on aime tant à s’amuser, et où les raille¬
toute ont
ries si peu de durée que chacun s’empresse d’en tirer
la fleur.)

Balzac, La Duchesse de Langeais,


Livre de poche, p. 63 (1834).

Bien qu’on doive considérer que ce texte fait partie d’une -scène,
son fonctionnement par rapport au récit où elle s’insère et qui constitue
le fond (background) de la représentation, appelle quelques remarques.
Des hommes parlent à un autre à la suite d’un événement ; ce
sont des félicitations, mais aussi de bonnes et mauvaises plaisanteries, des
railleries.

On a deux traitements différents pour ces divers aspects de l’objet


représenté. Pour les plaisanteries et les railleries, le texte les élude. Le
narrateur se manifeste dans un discours (entre ( )) pour renvoyer le fait parti¬
culier à une théorie générale sur les salons parisiens : il est facile d’imaginer...
On délaisse donc la scène au profit de la réflexion morale.

Pour les féücitations, en revanche, on doit considérer la phrase


cette difficile, cette illustre conquête, était décidément faite, et la gloire en
avait été réservée à l’artillerie de la Garde comme un discours indirect
libre tenu par le groupe d’hommes. On ne saurait pourtant le transposer au
style direct, car loin de transcrire des propos, il en suggère seulement la
teneur et le ton. Mais on doit aller plus loin, et il faut voir le mot
extraordinaire , dans la phrase précédente, comme une trace de discours
cité. En effet, ce n’est pas la narration mais les propos tenus par les hommes
qui soulignent le caractère exceptionnel de cet accueil.

Le récit de base chez Balzac est toujours prêt à s’animer, soit en


donnant la vie à une scène nettement caractérisée, soit en libérant la tendance
au discours du narrateur. Par rapport à ces deux possibilités, notre texte est
comme maintenu dans une zone frontière, prégnant d’une scène qui n éclaté
pas et d’un discours qui ne se développe pas pour lui-meme.
51
Deuxième partie

OUI VOIT P
2.i. FOYERS ET REGARDS

2.1.1. FOCALISATION ZÉRO.

LE REGARD DE L’AUTEUR DE L’ÉNONCÉ.

A — Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais.


Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolet au poing,
telle fut l’attaque.
Il y a des moments dans les batailles où l’âme durcit l’homme
jusqu’à changer le soldat en statue, et où toute cette chair se
fait granit. Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne
bougèrent pas.
Alors, ce fut effrayant.
Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois.
Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infan¬
terie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, rece¬
vait les cuirassiers sur les baïonnettes, le second rang les
fusillait ; derrière ce second rang, les canonniers chargeaient
les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une érup¬
tion de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par
l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient
les rangs, sautaient par-dessus les baïonnettes et tombaient,
gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets
faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers fai¬
saient des brèches dans les carrés. Des files d’hommes disparais¬
saient broyées sous les chevaux. Les baïonnettes s’enfonçaient
dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de bles¬
sures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par
cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépui¬
sables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assail¬
lants. La figure de ce combat était monstrueuse. Ces carrés
n’étaient plus des bataillons, c’était des cratères : ces cuiras¬
siers n’étaient plus une cavalerie, c’était une tempête. Chaque
carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait
la foudre.
V. Hugo, Les Misérables, II, 1, 10 (1862).

B — M. de Clèves ne trouva pas que Mlle de Chartres eust


changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari
lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas
une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que,
pour estre son mari, il ne laissa pas d’estre son amant, parce
qu’il avoit toujours quelque chose à souhaiter au-delà de sa
55
possession ; et, quoy qu’elle vescust parfaitement bien avec luy,
il n’estoit pas entièrement heureux. Il conservoit pour elle une
passion violente et inquiète qui troubloit sa joie ; la jalousie
n’avoit point de part à ce trouble : jamais mari n’a esté si loin
d’en prendre et jamais femme n’a esté si loin d’en donner.
Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves,
éd. de la Pléiade, pp. 1124-1125 (1678).

Foyer et regard.

Dès lors qu’un énoncé propose un objet, le mode de présentation


de cet objet pose la question de savoir d’où et comment cet objet est connu ;
c’est ce que nous appelons le foyer et le regard.

• La focalisation zéro ou le point de vue de Dieu.


Le texte A présente la charge des cuirassiers français contre les
carrés anglais. Il est impossible de préciser d’où cet objet est connu ; il
est traité par grandes masses (les cuirassiers, les carrés), sous tous les
angles à la fois (toutes les faces), dans une vue d’ensemble (la figure de
ce combat). Le texte B descend dans l’intimité d’un jeune couple et analyse
ses sentiments, surtout ici ceux du mari.
Cette connaissance de l’objet qui ne se fait à partir d’aucun foyer,
que rien n’arrête ni ne limite, aucun écran, aucune distance spatiale ou
temporelle, c’est ce que nous appelons la focalisation zéro ou encore le
point de vue de Dieu. Le mode de présentation de l’objet ne connaît de
son fait aucune restriction. Si le texte de Mme de Lafayette connaît des
contraintes, elles viennent des exigences de l’analyse morale.

• Regard de moraliste et regard de poète.


Ainsi, dans le cas de la focalisation zéro, la qualité du regard
porté sur l’objet relève directement de l’auteur de l’énoncé. Nous venons
de dire que le regard porté sur le couple de M. de Clèves et de son épouse
est le regard d’un moraliste. Le regard porté sur la charge des cuirassiers
est le regard d’un poète épique : il procède par images et par un grossis¬
sement héroïque de l’objet, le tout fondu dans la vision finale.

2.1.2. FOCALISATION EXTERNE. LE REGARD DE PERSONNE.

C — De l’autre côté de la vallée de l’Ebre, les montagnes blan¬


ches s’allongeaient sur l’horizon.
Sur l’autre versant orienté au midi, il n’y avait pas un arbre
et la gare se dressait en plein soleil entre deux voies de che¬
min de fer.

56
Contre le mur de la gare, se projetait l’ombre étroite du bâti¬
ment ; un rideau de perles de bambou, pour les mouches, pen¬
dait devant la porte ouverte du café. L’Américain et la jeune
femme étaient installés à une table, dehors à l’ombre.
Il faisait étouffant. L’express de Barcelone arriverait dans qua¬
rante minutes. Il s’arrêtait deux minutes à cet embranchement
et continuait vers Madrid.
— Qu’est-ce qu’on pourrait boire ? demanda la jeune femme.
Elle avait enlevé son chapeau et l’avait posé sur la table.
— On crève de chaud, dit l’homme.
— Prenons de la bière.
— Dos cervezas, dit l’homme à travers le rideau.
— Des grands ? demanda une femme à la porte.
— Oui, deux grands.
La femme apporta deux verres de bière et deux tampons de
feutre.
Elle posa les tampons de feutre et les verres sur la table et
regarda le couple. La jeune femme contemplait la ligne des
montagnes. Elles étaient blanches sous le soleil et la campagne
était brune et desséchée.
— On dirait des éléphants blancs, dit-elle.
— Je n’en ai jamais vu. L’homme avala sa bière.
— Je l’aurais parié.
— J’aurais pu, dit l’homme. Dire que tu l’aurais parié ne
prouve rien.
Hemingway, Paradis perdu (au début),
trad. Henri Robillot et Marcel Duhamel
(1921-1938). Ed. Gallimard.

L’objet est ici un décor, des conditions physiques, des personnages,


objet subit
leurs gestes, leurs paroles. Le mode de présentation de cet
deux contraintes : l’une pour le foyer, l’autre pour le regard.

• Perception humaine.

Le foyer est encore très vague, puisque le regard est toujours


Mais l’objet est
présent à l’objet et le saisit sous n’importe quel angle.
offre à la percep¬
toujours connu de l’extérieur et sous les apparences qu’il
c’est une conscience
tion humaine. Le foyer est donc au ras de l’homme ;
d’homme qui éprouve qu’z/ faisait étouffant.

• Objectivité.

purement
Pourtant, ce regard est parfaitement objectif, enregistrant
le sentiment d un sujet
et simplement les apparences. Ainsi, on n’a jamais
que, le texte est dit sans
devant l’objet. Comme dans l’énonciation histori
est vu sans que personne ne
que personne ne parle ; de même, ici, l’objet
au récepteur de l’énonce.
regarde. Tout le travail d’interprétation est laissé
57
• Règle du jeu.

Pour le fonctionnement du texte, on remarque alors dans quelle


mesure l’auteur de l’énoncé intervient dans son texte, compte tenu de
cette contrainte. Sans doute ne saura-t-on des personnages que ce qu’ils
révéleront eux-mêmes. Par exemple, on ne saura leur nom que s’ils se
nomment ; mais il appartient à l’auteur de l’énoncé d’introduire cette appel¬
lation : Ecoute, Jig, dit l’homme (un peu plus loin dans le texte). Le jeu
consiste dans un dosage savant entre ce qui doit rester mystérieux et ce
qui ouvre à notre sagacité des avenues pour pénétrer l’énigme d’une tranche
de vie, dans des conditions qui rappellent celles de certains spectacles de
la vie réelle. De même, le texte est composé : il propose une vue d’ensemble
avant d’en venir aux personnages. Il arrive même que, sans cesser d’être
extérieur et objectif, le regard suive celui des personnages : (La femme)
regarda le couple. La jeune femme contemplait la ligne des montagnes.
Elles étaient blanches sous le soleil et la campagne était brune et desséchée.
Enfin, un tel énoncé fait un large emploi de la présupposition : la gare
se dressait *...

• Le behaviourisme.

Appliquée à l’observation psychologique, cette focalisation donne


le behaviourisme.

2.1.3. FOCALISATION INTERNE. LE REGARD SINGULIER.

® ~ Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants


après, Fabrice vit, [à vingt pas en avant, une terre labourée
qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons
était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête
de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou
quatre pieds de haut.] Fabrice remarqua en passant [cet effet
singulier] ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du
maréchal. Il entendit [un cri sec auprès de lui] ; c’étaient deux
hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il
les regarda, [ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte.] Ce qui lui
sembla horrible, [ce fut un cheval tout sanglant qui se débat¬
tait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses pro¬
pres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans
la boue.]

1. Une présupposition est une donnée à partir de laquelle on parle, mais


qui n’est nas directement
aà"être ait,
d iTelellee «V ParCe Tde e!le
crée 1 univers dk avec le
la parole chose tout de f^ant
concours comme si cefa nS
l'interlocu pas
teur contraint s’il v<*nt
entrer dans le jeu, à se représenter cet univers de façon qu’il correspond
e à l’énoncé. ’
58
Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu !
se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce
moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit
que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes
parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets,
il voyait [la fumée blanche de la batterie à une distance
énorme], et, [au milieu du ronflement égal et continu produit
par les coups de canon], il lui semblait entendre [des décharges
beaucoup plus voisines] ; il n’y comprenait rien du tout.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, III (1840).

E — (Charles Bovary regarde sa femme ) — Il la voyait par


derrière, dans la glace, entre deux flambeaux. [Ses yeux
noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombés
vers les oreilles, luisaient d’un éclat bleu ; une rose à son chi¬
gnon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d’eau fac¬
tices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pâle,
relevée par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure.]
Flaubert, Madame Bovary, I, 8 (1856).

F — Adossée à la porte intérieure qu’elle vient de refermer,


A..., sans y penser, regarde le bois dépeint de la balustrade,
plus près d’elle l’appui dépeint de la fenêtre, puis, plus près
encore, le bois lavé du plancher.
Elle fait quelque pas dans la chambre et s’approche de la grosse
commode, dont elle ouvre le tiroir supérieur. Elle remue les
papiers, dans la partie droite du tiroir, se penche et, afin d’en
mieux voir le fond, tire un peu plus le casier vers elle. Après de
nouvelles recherches, elle se redresse et demeure immobile, les
coudes au corps, les deux avant-bras repliés et cachés par le
buste — tenant sans aucun doute une feuille de papier entre
les mains.
Elle se tourne maintenant vers la lumière, pour continuer sa
lecture sans se fatiguer les yeux. Son profil incliné ne bouge
plus. La feuille est de couleur bleu très pâle, du format ordi¬
naire des papiers à lettres, et porte la trace bien marquée d’un
pliage en quatre.
Robbe-Grillet, La Jalousie, éd. de Minuit,
pp. 13 et 14 (1957).

• Sujet témoin.

Il y a focalisation interne lorsque le foyer est placé dans la conscience


d’un sujet témoin. On en distingue deux modes fondamentaux, selon que
l’énoncé introduit ou non le sujet témoin.

59
• Relais de foyer.

Le texte D fonctionne d’abord en focalisation zéro, même s’il se


donne pour règle de suivre toujours le personnage du héros Fabrice.
Mais les passages entre [ ] sont en focalisation interne : l’objet est alors
connu du point de vue de Fabrice. Les expressions soulignées introduisent
cette focalisation à l’aide de verbes de connaissance, à la manière dont un
énoncé cite un discours indirect à l’aide de verbes de pensée ou d’élocution.
Tout ceci est capable d’une grande souplesse qui n’est pas le moindre
charme de ces textes, et on n’y mettra pas plus de raideur que pour
l’observation des relais de la parole : rien ne permet ici de dire si des détails
comme Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui
formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à
trois ou quatre pieds de haut, ou bien ils étaient déjà à vingt pas de
l’escorte, ne sont pas en focalisation zéro. Ce qui est sûr c’est que le texte
s’interdit d’en présenter plus que Fabrice n’en peut connaître. Pour le
dernier cas, le texte rend même compte du déplacement du foyer interne :
Il entendit un cri sec auprès de lui ; c’étaient deux hussards qui tombaient
atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas
de l’escorte.

Le texte E fonctionne de la même façon, sauf que la présentation


en focalisation interne y est introduite plus librement. Le texte note (phrase
en caractères gras) le foyer, puis il passe à la présentation (entre [ ]).

• Focalisation interne directe.

Le texte F fonctionne en focalisation interne directe. Tout est connu

du point de vue d’un sujet témoin sans que celui-ci apparaisse jamais.
Il existe pourtant, comme la lecture de la suite du texte le montre, puisque,
sans qu’on le voie ni qu’on l’entende jamais, il occupe un fauteuil et
prend part aux conversations. La conscience du sujet témoin ne connaît
des choses et des êtres que ce qui s’en découvre du foyer où elle est
placée. Mais elle ne manque pas d’être active et d’interpréter le plus possible
les apparences quelle saisit : A..., sans y penser, regarde ; afin d’en mieux
voir le fond, (elle) tire un peu plus le casier ; tenant sans aucun doute
une feuille de papier entre les mains.

• Singularisation.

En focalisation interne, le regard porté sur l’objet retire souvent de


la personnalité du sujet témoin une qualité singulière. Le regard de Fabrice
est celui d’un naïf : il a la virginité de l’œil qui découvre un spectacle pour
la première fois. Il saisit d’abord les apparences telles quelles ; il ne les
60
comprend qu’ensuite : et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui
faisaient voler la terre de toutes parts. Fidèle à ce point de vue, le texte
garde aux évocations de la bataille une vérité de chose vue : Ce qui lui
sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre
labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait
suivre les autres : le sang coulait dans la boue. Et les réflexions naïves de
Fabrice, conformes à la relativité de son point de vue et à la qualité de
son regard, achèvent d'imposer la présence du héros, tantôt objet placé
devant nous et totalement connu, jusque dans ses pensées (focalisation
zéro), tantôt intime à nous-mêmes qui partageons sa propre vision des
choses (focalisation interne).

• Regard du naïf, de l’amoureux, du jaloux.

Le regard de Fabrice était celui d’un naïf. Le regard de Charles


Bovary est le regard contemplatif d’un amoureux ; il s’arrête sur les détails
avec une volupté sensuelle. Enfin, le regard du héros de La Jalousie est
inquisiteur, inquiet de ne rien laisser échapper et de donner de tout une
scrupuleuse interprétation.

Conclusions.

Le point à partir d’où et la manière dont un objet est connu


définissent le foyer et le regard.
Le choix du foyer détermine trois modes de présentation.
— En focalisation zéro, l’objet est connu de partout et de nulle
regard
part, sans obstacle ni contrainte. C’est le point de vue de Dieu. Le
y est celui de l’auteur de l’énoncé envisagé.
— En focalisation externe, le foyer se définit comme extérieur à
ément
l’objet. La connaissance de l’objet s’arrête aux apparences conform
de la percept ion humaine . Le regard, puremen t objectif,
aux conditions
n’est celui de personne.
d un
— En focalisation interne, le foyer est placé dans la conscience
fonctionne
sujet témoin. Si l’énoncé introduit le sujet témoin, le texte
y a souvent une qualité singu¬
avec un relais de la focalisation. Le regard
lière conforme à la personnalité du sujet témoin.

61
Descriptions de textes.

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle


était loin du regard des hommes, Mme de Rénal sortait par
la porte-fenêtre du salon qui donnait- sur le jardin, quand elle
aperçut près de la porte d’entrée [la figure d’un jeune paysan
presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de
pleurer. Il était en chemise bien blanche et avait sous le bras
une veste fort propre en ratine violette.] 1
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux,
que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rénal eut
d’abord l’idée que (ce pouvait être une jeune fille déguisée,
qui venait demander quelque grâce à M. le maire.) 1 Elle eut
pitié de [cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et
qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette.] 1
Mme de Rénal s’approcha, distraite un instant de l’amer
chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné
vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand
[une voix douce] 2 dit tout près de son oreille :
[(— Que voulez-vous ici, mon enfant ?)] 2
Julien se tourna vivement, et, frappé du [regard si rempli
de grâce] 2 de Mme de Rénal, il oublia une partie de sa
timidité. Bientôt, étonné de [sa beauté,] 2 il oublia tout, même
ce qu’il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question.
(Je viens pour être précepteur, madame,) 2 lui dit-il enfin, tout
honteux des larmes qu’il essuyait de son mieux.
Mme de Rénal resta interdite, ils étaient fort près l’un de
l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu [un être aussi
bien vêtu] et surtout [une femme avec un teint si éblouissant,
lui parler d’un air doux.] 2 Mme de Rénal regardait [les
grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles
d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan.] 1 Bientôt
elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille,
elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son
bonheur. (Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré
comme un pretre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et
fouetter ses enfants !) 1
Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, VI (1830).

L’objet est ici deux personnages et leur première rencontre. Ce


texte fonctionne en focalisation zéro avec des relais en focalisation interne,
mis entre [ ]. Nous avons marqué aussi, entre ( ), les relais de la parole. Les
verbes qui introduisent ces relais de foyers ou de paroles sont en caractères
gras et les relais sont suivis d’un chiffre (1) ou (2), selon qu’ils apparti
à Mme de Rénal ou à Julien. ennent

62
Ces premières observations font apparaître les séquences où l’énoncé
abandonne le plan initial d’énonciation historique ou de focalisation zéro
pour passer au plan des personnages en discours cité ou en focalisation
interne. Les textes en relais se répartissent ainsi aisément en trois masses
sucessives : d’abord Mme de Rénal attentive à Julien, puis Julien
attentif à Mme de Rénal, puis en deux phrases parallèles coiffées par
l’énoncé : ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder, les deux héros
attentifs l’un à l’autre. Tel est le dessein (et le dessin) du texte, puisqu’il
estompe le plus possible, dans la deuxième masse centrée sur Julien, l’atten¬
tion que continue de lui porter Mme de Rénal : sa première parole, en
discours direct (Que voulez-vous ici, mon enfant ?) est absorbée par la
focalisation sur Julien ; d’où : une voix dit et non pas : Mme de Rénal dit :
ces paroles sont d’abord quelque chose, la première chose, remarquable
par sa douceur, que Julien apprend à connaître d’elle. Sa seconde parole
est seulement indiquée : Mme de Rénal avait répété sa question. Ainsi le texte
réalise une rencontre (3° masse) préparée par deux démarches individuelles
(lre et 2 * masses).

Si l’on admet que ce texte propose les tout premiers moments de


la naissance d’un amour, ce qui importe ici c’est la qualité de ces découvertes
alternées et réciproques. Elles ont le premier caractère commun d être
inopinées ; un aoriste d’événement vient trancher brusquement sur un impar¬
fait de durée '. Mme de Rénal sortait (...) quand (= tout a coup) elle
Le
aperçut..., et : Julien (...) ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit...
second caractère commun est celui de l’intérêt et de l’étonnement suscités
dans chaque personnage par l’autre. Le regard de Julien est plein d un
émerveillement traduit par les nombreux superlatifs, et préparé par les
verbes d’introduction (frappé, étonné, n’avait jamais vu). La surprise de
Mme de Rénal est progressive et peut-être est-ce la raison pour laquelle
une
le texte se consacre à elle davantage. Son regard est obligé d opérer
qui convient.
mise au point pour placer l’examen de Julien dans l’éclairage
D’où l’intensité de son dernier regard, et d’où l’exclamation finale.

cette
Non seulement le texte au plan initial souligne comment
il oublia, tout
scène est vécue et ressentie par les héros (distraite de,
regard (celui de
honteux de, interdite...), mais lorsque lui-même porte son
te le même
l’auteur de l’énoncé) sur les personnages, ce regard manifes
Avec la vivacité et la
intérêt qui se retrouvera en focalisation interne :
était si blanc,
grâce qui lui étaient naturelles... Le teint de ce petit paysan
grande souplesse
ses yeux si doux... En vérité, tout le texte témoigne d’une
63
:
dans le passage d’un plan à l’autre, d’un relais à l’autre. Dans l’énoncé
Elle eut pitié de cette pauvre créature arrêtée à la porte d’entrée, et qui
évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette, le mot évidemment
paraît être une trace de discours prêté à Mme de Rénaldu dont l’esprit
romanesque interprète les apparences. Le mot pauvre relève même genre
d’interprétation. Dès lors, le relais de parole est fondu dans le relais de
foyer : c’est ainsi qu’elle voit l’objet parce que c’est ainsi qu’elle le pense.
Et lorsque le texte énonce étonné de sa beauté, bien qu’il présente cette
beauté en focalisation interne, il ne la pose pas comme relative au regard
de Julien, il l’affirme aussi au plan initial comme un fait objectif.
Cette technique narrative appelle ainsi tout du long la participation
affective du lecteur qui vit la scène de l’intérieur, tout en lui gardant, par
la position initiale en focalisation zéro, une distance critique.

{Un Scythe, donc un barbare, raconte ce qu’il a vu dans les


gymnases grecs.) — Le Scythe Anacharsis racontait qu’[il y a
dans chaque ville grecque un lieu déterminé dans lequel chaque
jour les Grecs sont pris de folie,] désignant par là le gymnase.
[Quand ils s’y rendent en effet, ils quittent leurs vêtements
et s’enduisent d’une drogue. Et c’est cette drogue], disait-il,
[qui déclenche leur folie. Car aussitôt les uns se mettent à
courir, les autres à se renverser mutuellement, les autres à
détendre leurs bras en l’air sans avoir d’adversaire, les autres
à encaisser des coups. Après quoi ils raclent la drogue, et
immédiatement redeviennent sages, et se traitant dès lors en
amis, ils marchent les yeux au sol, honteux de leur conduite.]

Dion Chrysostome, Discours XXXII, 415


(début du il® siècle).

Les passages de ce texte indiqués entre [ ] sont en relais de parole.


Mais ces énoncés présentent un objet qui est l’activité des Grecs au gymnase.
L’introduction du relais de parole situe donc en même temps un sujet
témoin et cette présentation d’objet est en focalisation interne : c’est l’activité
des Grecs au gymnase vue par un barbare. Comme tel, le témoin est
censé ne rien y comprendre ; il enregistre les apparences extérieures ou bien
il en donne une interprétation singulière.
Cet exemple ancien est typique du procédé de singularisation, dont
on trouve tant d’exemples, qui consiste à faire apparaître telle qu’elle est
en elle-même, par focalisation interne sur un sujet témoin naïf, une réalité
qu’une trop grande accoutumance ne permet pas de voir ou de remettre
en question.

64
2.2. STRUCTURES

DE LA REPRÉSENTATION.

2.2.1. STRUCTURES NARRATIVES.

A — / Clopin fit un signe. / Quelques argotiers se détachèrent


du cercle / et revinrent un moment après. Ils apportaient deux
poteaux terminés à leur extrémité inférieure par deux spatules
en charpente, qui leur faisaient prendre aisément pied sur le
sol. / A l’extrémité supérieure des deux poteaux ils adaptèrent
une solive transversale, / et le tout constitua une fort jolie
potence portative, / que Gringoire eut la satisfaction de voir
se dresser devant lui en un clin d’œil. Rien n’y manquait, pas
même la corde qui se balançait gracieusement au-dessous de
la traverse. /
Hugo, Notre-Dame de Paris, II, 6 (1831).

B — ... Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bo¬


vary était enceinte.
[Yonville-l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye
de Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg
à huit lieues de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de
Beauvais, au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite
rivière qui se jette...]
(la présentation d’Yonville se poursuit pendant quatre pages )
(...) Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville,
Mme veuve Lefrançois, etc.
Flaubert, Madame Boravy, I, 9 et II, 1 (1856).

C — Au premier grand incendie, l’auto s’arrêta. Dans la nuit


pleine de cris assourdis, de bruits de course, de détonations,
d’appels et d’écroulements étouffés au-dessus du roulement
ininterrompu de la bataille, un couvent s’effondrait parmi les
décombres ; des fulgurations le parcouraient comme des bêtes,
sous un bouillonnement de fumée grenat. Il n’y restait per¬
sonne. Piquets de miliciens, gardes d’assaut, services de secours
regardaient, fascinés par la trouble exaltation des flammes, la
vie inépuisable du feu. Assis, un chat gris levait la tête.

Malraux, L’Espoir, II, I, I, 2 (1937).

65
• Structure primaire et structure secondaire.

Le texte A, extrait d’une scène de récit romanesque, représente


une action sur le mode de l’énonciation historique et en focalisation zéro.
Le relevé des aoristes d’événement permet de distinguer (entre //) les
segments narratifs qûi décomposent l’action en autant de faits primaires.
On observe alors deux structures à deux niveaux différents. Une structure

primaire qui relie les éléments du texte à l’intérieur des segments. Une
structure secondaire qui relie la suite des segments.

• Ecoulement et pause descriptive.

En reliant à l’intérieur des segments les éléments qui énoncent


l’action, la lecture rend compte d’un phénomène de vitesse : les segments
narratifs sont plus ou moins encombrés et s’écoulent plus ou moins vite.
L’encombrement est minimum et la vitesse maximum lorsque chacun des
éléments du segment est nécessaire à l’existence d’un énoncé narratif ; par
exemple, Clopin fit un signe. Le segment tout entier se ramène alors à un
point. A l’opposé, la vitesse est nulle dans le cas de la pause descriptive qui
laisse l’action pendante. On en a un exemple (entre [ ]) dans le texte B :
Flaubert interrompt momentanément le récit au passé des événements, pour
faire au présent la description des lieux où va se dérouler désormais l’action.
Entre ces deux extrêmes, la vitesse d’écoulement d’un segment narratif varie
selon que les faits sont plus ou moins circonstanciés et que le regard
s’attarde sur eux plus ou moins. En gros, on peut considérer que la longueur
du texte des segments narratifs rend compte de la vitesse d’écoulement.
Un segment comme à l’extrémité supérieure des deux poteaux ils adaptèrent
une solive transversale retient des détails précis (en caractères gras), indis¬
pensables à l’intelligence du fait. Les deux phrases à l’imparfait de durée
(texte A) s’attardent sur des circonstances.
• Redondance et effet de réel.

Lorsqu’un segment narratif retient des détails qui paraissent oiseux,


étrangers à la structure narrative, on a un effet de redondance. On peut avoir
conjointement un effet de réel : le regard ne retient un détail accessoire que
parce qu’il est là. On en a souligné un exemple en caractères gras dans le
texte C. Dans notre texte A, deux circonstances paraissent redondantes : une
fort jolie potence; la corde qui se balançait gracieusement au-dessous...
La seconde peut être considérée d’abord comme un effet de réel : il n’est
noté que la corde se balançait que parce qu’il en était ainsi ; le regard donne
l’illusion de se soumettre au réel, alors qu’il s’agit d’une fiction. Mais pour
le détail gracieusement, il rejoint le détail fort folie : c’est la qualité du
regard porté sur l’objet par l’auteur de l’énoncé, qui se manifeste avec un
humour noir, qu’on retrouve dans l’expression Gringoire eut la satisfaction
de...

66
• Succession.

La lecture de la structure secondaire fait apparaître la succession des


segments narratifs, variable selon que l’énoncé les juxtapose ou qu’il établit
entre eux un rapport quelconque. La juxtaposition correspond à une inter¬
ruption du récit qui reprend un peu plus loin par une sorte de saut. Dans notre
texte A, les deux premiers segments narratifs, Clopin fit un signe. Quelques
cirgotiers se détachèrent du cercle, présentent deux faits isolés. La lecture
y supplée aisément un rapport de consécution : suivre, c’est souvent s’en¬
suivre. Le segment Gringoire eut la satisfaction de voir..., par le fait de la
subordination grammaticale, maintient le centre d’intérêt sur la potence, tout
en faisant rentrer Gringoire dans le champ.

2.2.2. DESCRIPTION DE FERMETURE.

D — tant qu’on est seulement marié, avec une politique,


ça n’a pas
enfants d’importance,
avec elle... dit Sembrano ; mais quand on a des

— Au fait, qu’est-ce que tu étais ? Communiste ?


— Non : socialiste de droite. Toi, communiste ?
— Non, dit Magnin, tirant sa moustache à petits coups : socia¬
liste aussi. Mais gauche révolutionnaire.
— Moi, répond Sembrano, avec un triste sourire qui s’accorde
à la nuit qui vient, j’étais surtout pacifiste...
— Les idées changent... dit Vallado.
— Les gens que je défends, eux n’ont pas changé. Et il n’y
a que ça qui compte.
Des moustiques tournent autour d’eux. Ils causent. [La nuit
s’installe sur le champ, solennelle comme sur toutes les grandes
étendues ; une nuit chaude semblable à toutes les nuits d’été.]
Malraux, L’Espoir, I, I, II, 3 (1937).

La première observation à faire sur le segment descriptif dans le

texte D (entre [ ]), c’est qu’il donne à la scène qu’il clôture une fin
illusoire, le moyen d’interrompre le récit d’une façon qui ne paraisse pas
abrupte : le temps y reste comme suspendu. Ce n’est qu’après cela qu’on
peut se demander si l’auteur de l’énoncé recherche en même temps et
de façon opportuniste un effet, par exemple de contraste, entre l’action des
hommes pour faire l’histoire et la répétition sereine des rythmes cos¬
miques.

67
2.2.3. L’ITÉRATIF.

E — (La jeune aveugle Gertrude, accompagnée de Mlle Louise,


son éducatrice, vient en visite chez son bienfaiteur, sa femme
Amélie et leurs enfants.) — / Chaque dimanche, elle vient
déjeuner chez nous ; / mes enfants la revoient avec plaisir,
malgré que leurs goûts et les siens diffèrent de plus en plus. /
Amélie ne marque pas trop de nervosité / et le repas s’achève
sans accroc. / Toute la famille ensuite ramène Gertrude / et
prend le goûter à La Grange. / C’est une fête pour mes en¬
fants / que Louise prend plaisir à gâter / et comble de frian¬
dises. / Amélie elle-même, qui ne laisse pas d’être sensible aux
prévenances, se déride enfin / et paraît toute rajeunie. /
Gide, La Symphonie pastorale, 10 mai (1919).

F — / Les soirs où, assis devant la maison sous le grand


marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout
du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui
étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable
et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en
entrant « sans sonner », mais le double tintement timide,
ovale et doré de la clochette pour les étrangers, / tout le
monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il
être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que
M. Swann ; / ma grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher
d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel,
disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus désobli¬
geant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire
qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas
entendre ; / et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, tou¬
jours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin
de plus, / et qui en profitait pour arracher subrepticement au
passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses
un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer,
passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis. /
Proust, Du côté de chez Swann, I, 1, éd. de la Pléiade,
pp. 13-14 (1913).

• Répétition et succession.

Ces deux extraits de sommaire de récit romanesque présentent


en une seule fois une action qui s’est répétée plusieurs fois. C’est l’itératif.
Ils sont en focalisation interne, le foyer étant centré sur le /e-narrateur. L’un
est au présent, l’autre au passé. Nous y avons distingué par des // les
segments narratifs.

68
Dans le texte E, nous avons marqué en caractères gras les termes
qui font apparaître l’itération et la succession. Le couple déjeuner-goûter,
les mots s’achève, ensuite, enfin marquent le progrès de l’action, tandis
que l’expression chaque dimanche indique que les mêmes événements se
répètent chaque fois à la manière d’un rituel. L’objet est donc présenté
selon deux axes, un axe de la succession et un axe de la répétition. Ceci
appelle trois observations.

• Abstraction.

Les faits et les circonstances singuliers ne peuvent être présentés


de façon itérative que si le regard fait abstraction des différences qu’ils ont
pu présenter d’une occurrence à une autre. Ainsi, plus la présentation est
riche de ces faits ou circonstances, plus l’objet est typé. C’est le cas du
texte F, encombré de détails nombreux et pour certains de nature singulative
en général, tels que les discours cités.

• Distinction des segments narratifs.

Du fait que l’itératif ne distingue pas formellement ce qui est


répétitif (événement), de ce qui est permanent (durée), on procède pour
distinguer les segments narratifs à une transformation toute formelle en le
réécrivant à l’aoriste d’événement.

/ Un dimanche,elle vint déjeuner chez nous ; / mes enfants la


revirent avec plaisir, malgré que leurs goûts et les siens diffèrent (diffé¬
rassent) de plus en plus. / Amélie ne marqua pas trop de nervosité / et
le repas s’acheva sans accroc. / Toute la famille ensuite ramena Gertrude /
et prit le goûter à La Grange. / Ce fut une fête pour mes enfants / que
Louise prit plaisir à gâter / et combla de friandises. / Amélie elle-même,
qui ne laisse (laissait) pas d’être sensible aux prévenances, se dérida enfin /
et parut toute rajeunie. /

• Une part d’interprétation.

Il peut dépendre du lecteur de décider sous quel aspect voir 1 objet.


Si l’on transpose de même le texte L, écrira-t-on : ma grand-tante.., sur un
ton qu’elle s’efforçait de rendre plus naturel, dit... ou bien : ... s’efforça... ?
Autrement dit, verra-t-on dans le temps choisi pour ce détail, 1 énoncé
d’un fait pris en lui-même sans considération de sa réalisation concrète, donc
1 action
un élément purement narratif, ou bien l’énoncé d’une modalité de
de dire, donc un élément descriptif? Nous avons choisi cette deuxième
interprétation.

On voit en outre que, lorsqu’un énoncé itératif fait état de la durée,


it,
celle-ci peut s’étendre sur l’axe de la succession : sur un ton qui s’efforça
ou sur l’axe de la répétiti on : leurs goûts diffèren t de plus en plus.

69
2.2.4. STRUCTURES DESCRIPTIVES.

G — [On quitte la grande route à la Boissière et l’on continue


à plat jusqu’au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre
la vallée.] / La rivière qui la traverse en fait comme deux
régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche
est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. / (La
prairie s’allonge sous un bourrelet de collines basses pour
se rattacher par-derrière aux pâturages du pays de Bray,}
(tandis que, du côté de l’est, la plaine, montant doucement, va
s’élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de
blé.) (L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raie
blanche la couleur des prés et celle des sillons,) / et la cam¬
pagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un
collet de velours bordé d’un galon d’argent. /
[Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les
chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte
Saint-Jean,] rayés du haut en bas par de longues traînées
rouges, inégales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de
brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la
montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses
qui coulent au-delà dans le pays d’alentour.
Flaubert, Madame Bovary, II, 1 (1856).

H — Sans bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,


Le cygne chasse l’onde avec ses larges palmes, /
Et glisse. / Le duvet de ses flancs (est) pareil
A des neiges d’avril qui croulent au soleil ;
5 Mais, ferme et d’un blanc mat, vibrant sous le zéphire,
Sa grande aile l’entraîne ainsi qu’un lent navire. /
Il dresse son beau col au-dessus des roseaux, /
Le plonge, / le promène allongé sur les eaux, /
Le courbe gracieux comme un profil d’acanthe, /
10 Et cache son bec noir dans sa gorge éclatante. /
Tantôt le long des pins, séjour d'ombre et de paix,
Il serpente, / et, laissant les herbages épais,
Traîner derrière lui comme une chevelure,
Il va d’une tardive et languissante allure. /
15 La grotte où le poète écoute ce qu’il sent
Et la source qui pleure un éternel absent,
Lui plaisent ; il y rôde ; / une feuille de saule
En silence tombée effleure son épaule. /
Tantôt il pousse au large, / et, loin du bois obscur.

70
20 Superbe, gouvernant du côté de l’azur,
Il choisit, pour fêter sa blancheur qu’il admire,
La place éblouissante où le soleil se mire. /
Puis, quand les bords de l’eau ne se distinguent plus,
A l’heure où toute forme (est) un spectre confus,
25 Où l’horizon brunit rayé d’un long trait rouge,
Alors que pas un jonc, pas un glaïeul ne bouge,
Que les rainettes font dans l’air serein leur bruit,
Et que la luciole au clair de lune luit,
L’oiseau, dans le lac sombre où sous lui se reflète
30 La splendeur d’une nuit lactée et violette,
Comme un vase d’argent parmi les diamants,
Dort, la tête sous l’aile, entre deux firmaments. /
Sully Prudhomme, Les Solitudes (1869).

• Description/narration. Le mouvement.

L’irréductibilité de la description à la narration tient à ce que la


description exclut l’aspect ponctuel, l’événement. Pourtant, le fonctionnement
de l’énoncé descriptif isolé ou pris isolément peut se définir à partir de la
notion de mouvement, selon que l’objet présenté est fixe ou en mouvement,
selon que le foyer est fixe ou se déplace, selon que le regard l’embrasse
dans sa totalité ou partiellement, le parcourt ou l’anime. A première vue,
narration et description sont deux modes indépendants de représentation,
représentation d’actions ou d’événements pour la narration, représentation
de choses ou de personnages pour la description. Pourtant, « raconter un
événement et décrire un objet sont deux opérations semblables qui mettent
en jeu les mêmes ressources du langage » \ La différence capitale est que
la lecture des signes du langage est successive, comme le sont les phases
d’un seul événement, alors que c’est la complexité d’un objet donnée tout
d’une fois que la description doit rendre à travers la succession des signes
du langage. Ce qui nous ramène au mouvement.

• Objet fixe et foyer mobile.

Le texte G est extrait d’une pause descriptive. L’objet est un objet


fixe. Une première structure est donnée par le déplacement du foyer.
Grâce à l’introduction d’un sujet témoin indéfini (on), le texte fonctionne en
focalisation interne. Le déplacement du sujet témoin permet d’enchaîner
une suite de perspectives : au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre
et au bout de l’horizon on a devant soi. Nous avons isolé le procédé
entre [ ].

1. G. Genette. Figures II, p. 60.

71
• Objet fixe, foyer fixe et regard mobile. Qualité du regard.

Si nous considérons maintenant la description de la vallée à partir


de la première perspective, le foyer étant momentanément fixe, une deuxième
structure est donnée par la variation d’étendue du champ embrassé par
le regard : vue d’ensemble ou vue partielle. Nous obtenons ainsi trois
segments descriptifs (entre //) : une vue d’ensemble, une vue partielle,
une vue d’ensemble. Lorsque l’objet présenté est vaste ou complexe, les
vues d’ensemble sont indispensables pour la mise en place des détails.
La première ici est plus technique, révélant en somme l’infrastructure.
La deuxième plus esthétique et contemplative, retenant dans une image
tout le pittoresque du paysage. L’une et l’autre manifestent l’activité et la
qualité du regard.

• Le regard-peintre.

Pour la description détaillée, une dernière structure (entre < >) est
donnée par le déplacement du regard qui parcourt ou anime l’objet. Un
mouvement d’abord de l’avant vers l’arrière, puis vers l’est, rend compte
des deux masses contrastées (tandis que ) de la prairie et de la plaine ; puis
le regard revient à l’eau qui les sépare. De plus, par l’emploi des verbes
d’action (en caractères gras), la description introduit du mouvement dans
l’objet, des relations entre ses parties. Ce mouvement est celui du regard,
qui est censé accompagner les formes de l’objet mais qui, en réalité, en
construit la représentation en termes de langage : une expression comme
étale à perte de vue est de ce point de vue significative. On a donc des
mouvements glissés entre lesquels le regard saute d’un point à un autre,
un peu comme le peintre qui lève sa brosse.

• Description itérative.

Le texte H est une description isolée. Son objet est en partie fixe,
en partie mouvant ; surtout, il est changeant : c’est une succession de
tableaux avec un même sujet central, le cygne. Il ne semble pas pertinent
de chercher à préciser la focalisation ; en revanche, on doit considérer
cette description comme itérative : elle propose un exemplaire-type d’un
spectacle indéfiniment multiplié et répété.

• Structure narrative de la description d’un objet changeant.

Aussi proposons-nous, plutôt que de distinguer intuitivement la suite


des tableaux, de considérer, à titre opératoire, que la description raconte
son objet, et de recourir aux structures narratives. Chaque segment primaire

72
est alors défini par la présence d’un verbe itératif. Imaginons de réécrire le
texte, par une transposition toute formelle, en singulatif et au passé :

Sans bruits, sous le miroir des lacs profonds et calmes,


Le cygne chassa l’onde avec ses larges palmes,
Et glissa. Le duvet de ses flancs était pareil, etc.

La violence ainsi faite au texte — car on répugne à dissocier,


comme si elles étaient discontinues, les actions de chasser et de glisser —
attire l’attention sur le fait que tous les verbes d’action sont employés
avec l’aspect duratif ; on vérifie ainsi que la description est irréductible
à la narration. Ces verbes sont de loin les plus nombreux et la description
est d’abord description d’une durée, d’un mouvement continué, même si
c’est parfois le regard qui introduit ce mouvement, comme pour les neiges
d’avril qui croulent. La durée des verbes écoute et pleure (y. 15 et 16) est
même celle d’un présent éternel (v. 16). C’est une durée qui s’étend sur
l’axe de la succession dans la durée de l’exemplaire-type. D’autres actions
ont en outre l’aspect itératif (en caractères gras ; les autres verbes d’action
sont en italique, les verbes d’état entre < )), c’est-à-dire que ces actions ont
la capacité de se reproduire indéfiniment sur l’axe de la répétition, ce qui
confère aux actions ainsi décrites et au tableau en général une vérité
intemporelle.

L’ampleur des segments descriptifs peut être significative, comme


celle du dernier dont le rythme vient mourir sur l’image finale.
La structure de la succession est rendue significative par les liaisons
temporelles (tantôt , tantôt, puis). On distingue ainsi une variation sur le
sujet central lui-même (1-10) ; après quoi interviennent diverses modifi¬
cations du décor et de l’éclairage (11-18 ; puis 19-22 ; puis 23-32). On
peut estimer que ces liaisons, surtout la dernière, confirment l’existence
d’une structure narrative ; il se passe quelque chose, en particulier la nuit
succède au jour. Cela rend compte de la durée du regard contemplatif.
Ici donc, c’est la narration qui est mise au service de la description ;
même la chute de la feuille de saule, d’allure singulative, n’est là que
pour ajouter une grâce de plus à ce ballet silencieux.

73
2.2.5. CALLIGRAMMES.

°C

R
E Œ
M V
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ET QUI T
ORNE O Ci
VÎLISÉ

OTE- TU VEUX
LA BIEN
SI RESPI
RER

Apollinaire, Calligrammes, éd. de la Pléiade,


pp. 192 et 197 (1913-1916).

A titre de sujet de réflexion complémentaire, nous faisons état des


calligrammes d’Apollinaire. La ligne d’écriture nomme l’objet en le dessi¬
nant sur la page ; l’énoncé du texte le commente librement, suivant des
associations d’idées très diverses.

74
Conclusions.

La lecture des verbes d’événement permet de mettre en évidence


une double structure narrative, celle des segments narratifs primaires et
celle de leur succession. L’écoulement de chaque segment narratif rend
compte d’un phénomène de vitesse, maximum quand tous les éléments de
l’énoncé sont narratifs, nulle dans la pause descriptive. L’énoncé de détails
sentis comme non essentiels à la narration produit un effet de redondance,
accompagné souvent d’un effet de réel.

Un énoncé descriptif à la fin d’une scène, ou description de fer¬


meture, lui fournit une fin illusoire.

Le récit itératif présente en une seule fois une action qui s’est
répétée plusieurs fois. Un tel récit détaillé n’est possible que s’il fait
abstraction des différences que l’action répétée a pu présenter d’une occur¬
rence à l’autre. C’est donc un récit typé. L’énoncé itératif ne distingue pas
formellement l’aspect itératif de l’aspect duratif. En outre, la durée peut
être prise sur l’axe de la succession ou sur celui de la répétition.

La description est irréductible à la narration, parce qu’elle exclut


l’événement. Ses structures lui sont données par le mouvement, ou de l’objet,
ou du foyer, ou du regard. Lorsque l’objet est changeant, il est pertinent
de considérer que la description raconte son objet et de lui donner une
structure narrative.

75
Descriptions de textes.

/ Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, / et que la


diligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à
la fois, / il sentit une ivresse le submerger. / Comme un archi¬
tecte qui fait le plan d’un palais, il arrangea, d’avance, sa vie. /
Il l’emplit de délicatesse et de splendeurs ; [elle montait jus¬
qu’au ciel ; une prodigalité de choses y apparaissait ;] et cette
contemplation était si profonde que les objets extérieurs avaient
disparu. /

Au bas de la côte de Sourdun, il s’aperçut de l’endroit où l’on


était. On n’avait fait que cinq kilomètres, tout au plus ! / Il
fut indigné. / Il abattit le vasistas pour voir la route. / Il
demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps,
au juste, on arriverait. / Il se calma cependant, et il restait
dans son coin, les yeux ouverts.
[La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les
croupes des limoniers. Il n’apercevait au delà que les crinières
des autres chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches ;
leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de l’atte¬
lage ; les chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient
dans leurs châssis ; et la lourde voiture, d’un train égal, roulait
sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d’une grange, ou
bien une auberge, toute seule. Parfois, en passant dans les
villages, le four d’un boulanger projetait des lueurs d’incendie,
et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l’autre
maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait
un grand silence, pendant une minute. Quelqu’un piétinait
en haut, sous la bâche, tandis qu’au seuil d’une porte une
femme, debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le
conducteur sautant sur le marchepied, la diligence repartait.] /
A Mormans, on entendit sonner une heure et un quart. /

Flaubert, L’Education sentimentale, II, 1 (1869).

Ce récit est sur le mode de l’énonciation historique et en focalisation


zéro. Nous y avons distingué les segments narratifs (entre //) et à l’intérieur
de deux d’entre eux les segments descriptifs (entre [ ]) en relais de focali¬
sation interne et introduits par les imparfaits de durée qui sont en caractères
gras. De ces deux regards de il, l’un est une contemplation profonde tournée
vers l’intérieur, l’autre une sorte de rêverie les yeux ouverts tournée vers
l’extérieur.

76
Or, ces deux segments descriptifs sont un modèle de description
intégrée dans le récit. La succession des segments narratifs propose deux
séries d’événements parallèles : la progression du coupé qui parcourt les
kilomètres, et l’activité du personnage central, le texte délaissant souvent
celle-là au profit de celle-ci. Mais la progression du Coupé reste présente
dans cette forme d’activité du personnage central que sont la contemplation
et la rêverie ; contemplation et rêverie sont reliées à la progression du coupé
de deux façons :

1° Elles rendent compte de la durée du voyage et nous conduisent


respectivement au bas de la côte de Sourdun et à Mormans. Les verbes
d’introduction était et restait, ainsi que la longueur des segments narratifs
où elles sont incluses, rendent sensible cette durée. La longueur des segments
descriptifs est même en quelque sorte proportionnelle à la longueur de la
distance parcourue.

2° Elles sont filles du voyage. La première description explicite


une activité mentale du personnage central : comme un architecte qui fait
le plan... Mais cette activité, due pour une part à la disposition d’esprit du
héros qui part plein de beaux rêves, est directement provoquée par la marche
du coupé : quand... la diligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux
des¬
détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Dans la deuxième
cription, l’activité est moins intellectuelle, et surtout plus passive. Le per¬
sonnage n’est presque jamais le sujet grammatical des phrases. Les objets
s’imposent à lui, qu’ils appartiennent au cadre permanent du premier plan
constitué par la voiture et son attelage, ou qu’ilsdesoient amenés par le
déroulement du paysage ou par les rites des relais poste \ La diffusion
de vue
du foyer interne et du regard dans un on indéfini est à ce point
significative : çà et là, on distinguait le mur d’une grange... La seule diffé¬
rence d’avec un tour comme çà et là, se distinguait... vient du fait quavec
compartiment des
ce on, les choses continuent d’être perçues à partir du
voyageurs, conformément à la focalisation interne.

relais de
Si l’on tient compte enfin du jeu des relais en lui-même,
avec le personnage
foyer ou relais de parole2, par lesquels le texte voit
ion d’un tel récit ; sans
ou parle avec lui, on comprend la puissance d’illus
ique et la foca¬
préjudice
lisatio du recul critique assuré par l’énonciatio histor
n zéro.
n

de
re narrative. Elle est en outre itérative à partir
1. Cette partie de la description admet une structu
kilomètres, tout au plus! » et « dans combien de
2 Refaf de parole : « On n’avait fait que cinq

-
S
77
/ Tout à coup elle se souvint de l’homme écrasé le jour de sa
première rencontre avec Vronski, / et elle comprit ce qu’il
lui restait à faire. / D’un pas rapide et léger elle descendit
les marches / et, postée près de la voie, elle scruta [les œuvres
basses du train qui la frôlait, les chaînes, les essieux, les
grandes roues de fonte,] cherchant à mesurer de l’œil [la
distance qui séparait les roues de devant de celles de derrière.]/
(« Là,) se dit-elle en fixant [dans ce trou noir les traverses
recouvertes de sable et de poussière,] (là, au beau milieu ; il
sera puni et je serai délivrée de tout et de moi-même. »)/

Son petit sac rouge / qu’elle eut quelque peine à détacher de


son bras, / lui fit manquer le moment de se jeter sous le
premier wagon : / force lui fut d’attendre le second. / Un
sentiment semblable à celui qu’elle éprouvait jadis avant de
faire un plongeon dans la rivière s’empara d’elle, / et elle
fit le signe de la croix. / Ce geste familier réveilla dans son
âme une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse ; / les
minutes heureuses de sa vie scintillèrent un instant à travers les
ténèbres qui l’enveloppaient. Cependant elle ne quittait pas
des yeux [le wagon], / et lorsque [le milieu entre les deux
roues] apparut, / elle rejeta son sac, / rentra sa tête dans
les épaules / et, les mains en avant, se jeta sur les genoux sous
le wagon, comme prête à se relever. / Elle eut le temps
d’avoir peur. / (« Où suis-je? Que fais-je? Pourquoi? »>
pensa-t-elle, faisant effort pour se rejeter en arrière. / Mais une
masse énorme, inflexible, la frappa à la tête / et l’entraîna
par le dos. / <« Seigneur, pardonnez-moi! »> murmura-t-elle,
sentant 1 inutilité de la lutte. Un petit homme,
marmottant
dans sa barbe, tapotait le fer au-dessus d’elle. / Et la
lumière qui pour l’infortunée avait éclairé le livre de la vie,
avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs, brilla soudain
d un plus vif éclat, / illumina les pages demeurées jusqu’alors
dans 1 ombre, / puis crépita, / vacilla, / et s’éteignit
toujours. / pour

Tolstoï, Anna Karénine, VII, 21 (1878).


Trad. Henri Mongault.

Le récit du suicide d’Anna Karénine est sur le mode


de l’énonciation
historique et en focalisation zéro : le narrateur connaît tout
de l’événement ;
il fait état des pensées et des visions de l’heroïne, y
compris des derniers
moments de la conscience durant lesquels, croit-
on volontiers, la vie
écoulée repasse devant la mémoire. Il manifeste
quelque sympathie pour
1 heroïne, comme lorsqu il dit l’infortunée, mais son regard
est avant tout
celui d’un observateur précis.

78
Quels éléments rendent cette page saisissante ? les relais de pa¬
role (entre ( )) et de foyers (entre [ ]), les effets de réel (en caractères gras),
la structure narrative (marquée par des //), le tout de façon étroitement
conjointe. Dans les relais, la parole avec et la vision avec sont remarquables
d’intensité ; la parole par la répétition, l’interrogation, l’exclamation ; la
vision par la présence de l’objet, les chaînes, les essieux, les grandes roues
de fonte, jusqu’au sable et à la poussière qui recouvrent les traverses dans
le trou noir. Mais ces discours directs ou ces visions en focalisation interne

ne sont que l’affleurement, comme par une poussée dramatique plus grande,
d’un événement restitué aussi avec force par le reste de l’énoncé. Ainsi,
les effets de réel. Les énoncés en caractères gras sur le sac rouge et sur le
petit homme marmottant et tapotant (quatre segments narratifs et un
segment descriptif) paraissent inessentiels au regard de l’action centrale.
C’est-à-dire que la même présence des objets, remarquable en focalisation
interne, se retrouve en focalisation zéro. On peut élargir la remarque et
considérer que la narration s’oblige à ne présenter de l’événement que ce
qui est censé avoir été vécu par le personnage central. D’où le silence sur
tout le reste, en particulier sur les témoins de la scène. De plus, en conden¬
sant le récit sur un trait inessentiel, on déforme les proportions habituelles,

ce qui est un moyen de faire voir l’objet, d’en imposer la présence. L’inten¬
sité dramatique se retrouve enfin dans la multiplicité des segments narratifs
primaires. Certains s’écoulent plus lentement, d’autres plus vite, mais de
toute façon l’événement paraît très dense lorsqu’on songe qu’il est limité
dans le temps à la succession de deux wagons. Ceci est conforme à l’idée
que pour la conscience le temps s’étire ou se restreint selon l’intensité avec
laquelle on le vit.

C’est donc bien dans la continuité qui relie la part du texte en


énonciation historique et en focalisation zéro, avec la part qui est en relais,
que se révèle le mieux le fonctionnement de ce texte.

79
Troisième partie

ILLUSIONS
3-i. LA MOTIVATION RÉALISTE.

3.1.1. UNE ARTICULATION LOGIQUE.

A — (Seul survivant d’un duel, Bicarat fait face aux quatre


mousquetaires.) — [La bravoure est toujours respectée, même
dans un ennemi.] Les mousquetaires saluèrent Bicarat de leurs
épées.
A. Dumas, Les trois mousquetaires, V (1844).

B — [Il y a des moments dans les batailles où l’âme durcit


l’homme jusqu’à changer le soldat en statue, et où toutç cette
chair se fait granit.] Les bataillons anglais, éperdument as¬
saillis, ne bougèrent pas.
Hugo, Les Misérables, II, 1, 10 (1861).

C — Il n’y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette


chose triste.
Et sans doute sa mère, hélas !
[Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes
dans leur tombeau.]
Id., ibid., II, 3, 5.

D — [... comme l’espérance est la dernière chose qui s’éteint


dans le cœur de l’homme,] il en arriva à espérer qu’il pourrait
survivre...
A. Dumas, Les trois mousquetaires, IV (1844).

[naturellement,] j’ai serré le revolver de Raymond


Moi, veston.
E — mon
dans
Camus, L’Etranger, I, 5 (1942).

Dans les textes A à D qui sont sur le mode de l’énonciation histori¬


que, les passages entre [ ] sont remarquables le comme des discours de l’auteur
de l’énoncé à son destinatai re. Ils utilisent présent illimité qui convient
aux faits durables et ils énoncent les lois qui régissent les événements,

lois générales sous lesquelles viennent justement se ranger les faits parti¬
culiers qui suivent ou qui précèdent.
Ces articulations logiques sont autant de motivations réalistes. Elles
ont ici une forme caractéristique, mais elles peuvent parfois se ramener
des
à un mot, comme dans le texte E, ou rester diffuses dans 1 énoncé
d’expres¬
faits. On voit par ces exemples que le présent s’accompagne souvent
le plus souvent, on, l’homme,
défini...santes : toujours, ordinairement,
articlegénérali
sions

83
3.1.2. LE VRAISEMBLABLE.

• Argumentation et opinion.

La motivation réaliste se définit comme un travail d’argumentation


afin de donner aux fictions l’apparence du normal. Elle est donc liée à
la question de la vraisemblance.
Le domaine du vraisemblable, comme son nom l’indique, n’est pas
celui de l’évidence, de la vérité démontrée et saisie avec certitude ; c’est
le domaine de l’opinion, et son raisonnement n’est pas relatif à la vérité
des faits mais à l’adhésion de l’auditoire ; toute argumentation se développe
en fonction d’un auditoire afin de provoquer ou d’accroître l’adhésion des
esprits à ce qu’on leur propose.

Or, on présume de ce qui peut être d’après ce qu’on connaît comme


normal. Lorsqu’une fiction ne peut faire apparaître un acte, un comportement,
un événement ou un objet quelconque comme un fait réel, elle doit, pour
sauvegarder l’illusion réaliste et obtenir l’adhésion du public, le faire appa¬
raître comme vraisemblable ; il faut que le public auquel on s’adresse, tout
en sachant bien qu’il n’est pas en présence d’un fait réel, reconnaisse
implicitement que cela aurait pu sans difficulté en être un, parce que cela
ressemble à ce que son expérience lui fait voir habituellement dans la vie
réelle.

• Présomptions générales.

Avant tout jugement sur le contenu lui-même de l'œuvre d’art, il


existe certaines présomptions très générales qui visent la démarche même
de l’auteur qui s’adresse au public, et qui disposent ce public en sa faveur ;
elles touchent 1 intérêt et la crédulité naturelle. Sauf raison contraire, on
admet que ce qui est porté à notre connaissance nous intéresse : si des
tableaux sont exposes dans une galene ouverte au public, le visiteur n’a
pas à penser que 1 on se moque de lui et qu’il n’y a rien là d’intéressant.
Il cherche donc a voir ce qu on a voulu lui montrer. Sauf raison contraire,
on admet la vérité de ce qui nous est dit. Quand il s’agit d’une œuvre qui
se donne comme réaliste, ces deux présomptions renforcent la disposition du
public à se laisser prendre aux fictions.

Aussi longtemps qu un public donné reçoit une fiction avec un


interet et une crédulité tels qu il oublie le caractère fictif de l’œuvre et réagit
comme s il se trouvait devant des faits réels, ce public pourra être
frappé
de les voir s ecarter du normal, mais il ne posera pas la question de la

84
vraisemblance. Mais aussi longtemps qu’un public a besoin, pour s’entretenir
dans l’illusion, de retrouver dans la fiction une copie de ce qu’il connaît
comme normal, alors le contenu de l’œuvre doit rester dans les limites
du vraisemblable, ou s’en donner l’apparence. Il lui faut respecter les
présomptions implicites de l’auditoire ou construire sa propre théorie du
normal en introduisant des maximes qui rejoignent ces présomptions et
rendent compte des faits fictifs. Parmi les présomptions le plus généralement
admises touchant le contenu de l’œuvre, les plus importantes sont celles
que toute action humaine est sensée et que la qualité de l’acte manifeste
celle de la personne.

Le normal.

L’idée de normal recouvre la partie d’une distribution qui se range


à une règle donnée. Ce peut être la partie inférieure à un maximum ; c’est
le cas lorsqu’il s’agit de la vitesse d’une voiture qui a renversé un piéton :
« Ma vitesse était normale », peut dire le chauffeur, s’il respectait la limi¬
tation de vitesse, par exemple en agglomération. Ce peut être la partie
supérieure à un minimum ; c’est le cas s’il s’agit d’attribuer un permis
de conduire : la capacité du chauffeur est jugée normale si elle dépasse
un minimum. Le plus souvent c’est la partie centrale d’une distribution,
opposée à l’exceptionnel, qui paraît normale. Ainsi, dans une population
donnée, un homme est dit de taille normale quand il n’y a pas de raisons
particulières de le désigner comme grand ou petit.

• Le groupe de référence.

Mais on comprend que le normal varie selon le groupe de référence :


le même pygmée qui est petit si l’on prend comme groupe de référence la
population du globe, peut être normal, voire grand, si 1 on prend comme
référence le groupe ethnologique des pygmées. De la même façon, il pa¬
raîtrait invraisemblable qu’un athlète en finale olympique du 100 m plat
ne descende pas en dessous des 12 secondes, etc. De sorte que notre idée
du remarquable ou du monstrueux est susceptible de se modifier selon
l’étendue de notre expérience et notre capacité à concevoir des groupes de
référence plus ou moins larges et variés.

85
3.1.3. MAXIMES REMARQUABLES.

F — ... ils n’y peurent pas arriver, d’autant qu’une de leurs


roues eut quelque chose de rompu. Ils passoient de fortune
alors par un petit village où ils furent conlraincts de s’arrester
devant le logis d’un charron. Mais l’obscurité couvroit l’Hemi-
sphere entièrement, auparavant que leur charrette fust rac-
comodée, de sorte qu’il leur fallut chercher un giste.
Charles Sorel, Histoire comique de Francion, La Pléiade.
Romanciers du xvne, p. 92 (1623).

G — {Une troupe de comédiens ambulants vient d’arriver avec


sa charrette.) — On apaisa la noise, et la Maistresse du Tripot,
qui aimoit la Comedie plus que Sermon ni Vespres, par une
générosité inouïe en une Maistresse de tripot permit au Char¬
retier de faire manger ses bestes tout leur saoul.
Scarron, Le Roman comique,
La Pléiade., p. 534 (1651-1657).

Les textes F et G donnent des exemples des maximes le plus


souvent utilisées. Ce sont le hasard (fortune, occasion, rencontre, bonheur,
malheur...), la nécessité et l’exception elle-même.

3.1.4. L’ACTE ET L’AGENT.

H — Schéhérazade (...) avait un courage au-dessus de son


sexe, de l’esprit infiniment avec une pénétration admirable
Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse,
que rien ne lui était échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle
s’était heureusement appliquée à la philosophie, à la méde¬
cine, à l’histoire et aux arts ; elle faisait des vers mieux que
les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était
pourvue d’une beauté extraordinaire, et une vertu très solide
couronnait toutes ces belles qualités.
Les Mille et Une Nuits. Trad. Galland de 1704.

I — (Des paysans veulent forcer l’entrée d’un hôtel, mais on


les tient en respect avec des pistolets.) — Les paysans qui
n’avoient pas coustume de se jouër avec de pareilles flustes,
demeurèrent tous penaus, etc.
C. Sorel, Histoire comique de Francion,
éd. de la Pléiade, p. 90 (1623).

86
On admet que l’acte manifeste la qualité de la personne et que 1 un
s’explique par l’autre et réciproquement. Ainsi, lorsque l’auteur d’une fiction
littéraire veut faire exécuter tel acte par tel personnage, il doit veiller à
respecter cette relation et donc définir la qualité du personnage en vue
de rendre ses agissements vraisemblables.

Dans notre texte H, il est fait le portrait d’un personnage exception¬


nel pour un destin exceptionnel. On justifie ainsi l’entreprise incroyab le qui
lui fait affronter la mort chaque nuit, ses dons de conteur, son pouvoir de
séduction sur le sultan.

3.1.5. LA MOTIVATION PSYCHOLOGIQUE.

ur le surprit qu’au lieu d’un homme seul


j _ Une telle fraye avoir fait son
qui se glissoit vistement entre les arbres, après
nte, etc.
coup, il croyoit fermement qu’il y en avoit cinqua
Id., ibid., p. 70.

_ (Voici comment et pourquoi le héros retrouve sa belle


inconnue et surprend une conversation .) Quoique je ne
de rencontrer beau¬
dusse pas craindre, à l’heure qu’il était, es que je
coup de monde dans quelque endroit des. Tuileri
mon esprit me fit chercher
portasse mes pas, la situation de
es en tout temps. Je tournai
les allées que je savais être solitair
nnai à ma douleu r et
du côté du labyrinthe, et je m’y abando
j’entendis, etc.
à ma jalousie. Deux voix de femmes, que
et de l’esprit,
Crébillon fils. Les Egarements du cœur
éd de la Pléia de. Roman ciers du xvm*,
2e vol. p. 47 (1736).

L — D’Artagnan n’était pas homme à jamais demander


merci. Le combat continua donc...
A. Dumas, Les Trois mousquetaires, II (1844).

e lorsque la relation entre


On parle de motivation psychologiqu
rit, durable ou passager, de
l’acte et l’agent se définit d’après l’état d’esp
celui-ci.
87
3.1.6. RUPTURE DE LA RELATION ENTRE L’ACTE ET L’AGENT.

M — Cil Dieu si li vient à plaisir,


Puet encore bien consentir
A parler les bestes sauvages,
Et les usuriers faire larges.
(Dieu, s’il lui en prend l’envie, peut bien encore permettre
que les bêtes sauvages parlent, et rendre les usuriers prodigues .)

Roman de Renart, éd. de la Pléiade,


Poètes et Romanciers du Moyen Age, p. 518.

N — Cette loi bohémienne, si bizarre qu’elle puisse sembler


au lecteur,^ est aujourd’hui encore écrite tout au long dans
la vieille législation anglaise. Voyez Burington’s Observations.
Hugo, Notre-Dame de Paris, II, 6 (1831).

Le moyen de rompre la relation entre l’acte et l’agent, c’est soit d’im¬


poser la perfection de l’agent, dont les actes ne peuvent donc pas être mis en
question (texte M), soit d imposer la vérité des actes, qui ne peut pas non
plus être mise en question (texte N).

3.1.7. LE GROUPE DE RÉFÉRENCE.

O Les mœurs ont depuis ce temps-là si prodigieusement


changé,, que je ne serais pas surpris qu’on traitât de fable
aujourd’hui ce que je viens de dire sur cet article
croyons difficilement que des vices et des vertus qui . Nous
ne sont
plus sous nos yeux aient jamais existé : il est cepend
ant réel
que je n’exagère pas.
Crébillon fils, Les Egarements du cœur
et de l’esprit, p. 16.

P ' A cette époque, les idees de fierté qui sont de


mise de
nos jours n’étaient point encore de mode. Un
gentilhomme
recevait de la main à la main de l’argent du roi,
et n’en était
pas le moins du monde humilié. D’Artagnan
mit donc les
quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune
façon...
A. Dumas, Les Trois mousquetaires, VII
(1844).

88
Q — ... les yeux du jeune homme s’étaient habitués à la nuit.
D’ailleurs, les yeux des Gascons ont, à ce qu’on assure, comme
ceux des chats, la propriété de voir pendant la nuit.
Id., ibid., XI.

On a vu qu’un individu juge du normal d’après son expérience du


monde et donc d’après un certain groupe de référence. Un procédé de la
motivation réaliste consiste dès lors à modifier cette expérience en intro¬
duisant de nouveaux groupes de référence.

Conclusions.

La motivation réaliste se définit comme un travail d’argumentation


afin de donner aux fictions l’apparence du normal.
Sous sa forme canonique elle est un discours du locuteur qui énonce
au présent les lois sous lesquelles viennent se ranger les faits particuliers.
Le locuteur peut ainsi au besoin construire une théorie du vraisemblable
conforme aux faits qu’il propose.
Sous une forme diffuse, elle met souvent en jeu des maximes cou¬
rantes, telles que les idées reçues sur la part du hasard, de la nécessité,
de l’exceptionnel même dans la conduite des événements.
Deux autres modes de motivation réaliste sont encore remarquables :

1° La motivation qui met en jeu la relation entre l’acte et l’agent.


Elle consiste à définir la qualité de l’agent en fonction de ses actes, de
sorte que, venant de lui, ceux-ci paraissent vraisemblables. Lorsque cette
relation se définit d’après l’état d’esprit, durable ou passager, de l’agent,
on a une motivation psychologique.
Le moyen de rompre cette relation est d’imposer soit la perfection de
l’agent soit la vérité de l’acte.

2° La motivation qui modifie le groupe de référence d’après lequel


on juge généralement du normal.

N.B. On trouvera une description de texte avec observation de la moti¬


vation réaliste pp. 96 à 98.

89
3.2. LA MOTIVATION RÉALISTE (suite).

3.2.1. LOGIQUE DES FAITS ET LOGIQUE DU TEXTE.

A — [... l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas


plaidoirie du procureur m’a très
vite lassé. Ce[Par
longtemps.] seulementla des
sontexemple, fragments, des gestes ou des
tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont
frappé ou ont éveillé mon intérêt.]
Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais
prémédité mon crime. Du moins, il a essayé de le démontrer.
Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve, mes¬
sieurs, etc. »

Camus, L’Etranger, II, 4 (1942). Ed. Gallimard.

• Inversion du rapport.

Comme nous l’avons vu, la motivation réaliste est une articulation


logique qui consiste dans le rapport établi entre une loi générale et un
fait particulier dont on montre qu’il obéit à cette loi. Mais on ne confondra
pas la logique des faits rapportés avec la logique du texte : selon la logique
des faits, le fait particulier dépend de la loi générale, qui est première ;
selon la logique du texte, le fait particulier vient généralement avant la
loi générale. Ce qui inverse le rapport.

• L’effet avant la cause.

Ainsi pour le texte A avec ses deux motivations successives (une


maxime et une motivation psychologique). En effet, la suite du texte n’est
qu’un compte rendu partiel de plaidoirie. C’est là un parti pris littéraire
et c’est ce qui est premier. L’attention fragmentaire du je-narrateur, moti¬
vation psychologique du parti pris littéraire, vient en second lieu. Enfin,
en troisième lieu seulement, vient la maxime générale, qui motive cette
attention fragmentaire. Pour un lecteur averti, la motivation est même
le signal qu’il y a là un problème dans la construction du texte. D’où
l’intérêt d’apprendre à reconnaître la motivation réaliste.

90
3.2.2. INTRODUCTIONS.

B — [par un de ces revirements rapides de la pensée,] la


conversation passa tout à coup à un autre sujet.
A. Dumas, Les Trois mousquetaires, II (1844).

C — ... tout en se promenant, on me fit quelques confidences.


[Les confidences s’attirent,] j’en faisais à mon tour, elles deve¬
naient toujours plus intimes et plus intéressantes.
Vivant Denon, Point de lendemain, La Pléiade.
Romanciers du xvme, 2e vol., p. 388 (1777).

D — [Une conversation adroitement maniée, amène souvent


les choses qu’on a le plus de peine à dire ; le désordre qui y
règne aide à s’expliquer ; en parlant on change d’objet, et
tant de fois, qu’à la fin celui qui occupe s’y trouve naturel¬
lement placé. Dans le monde surtout, on se plaît à parler
d’amour parce que ce sujet, déjà intéressant de lui-même, se
trouve souvent lié avec la médisance et dju’il en fait presque
toujours le fond.]
[J’étais sur les matières de sentiment d’une extrême avidité ;
et, soit pour m’instruire, soit pour avoir le plaisir de parler
de la situation de mon cœur, je ne me trouvais guère en compa¬
gnie que je ne fisse tomber le discours sur l’amour, et sur ses
effets :] cette disposition était favorable à Mme de Lursay, et
elle résolut enfin de s’en servir.
Un jour qu’il y avait beaucoup de monde chez Mme de
Meilcour, et qu’elle et moi avions refusé de jouer, nous nous
trouvâmes assis l’un auprès de l’autre : etc. (Suit un dialogue
de six pages, entre le narrateur et Mme de Lursay, sur l’amour.)
Crébillon fils, Les Egarements du cœur
et de l’esprit, p. 20.

Le rôle d’introduction joué par la motivation réaliste dans les


textes B et C est évident. Dans le texte D, on a deux motivations succes¬
sivement. L’auteur fait la théorie de l’utilisation des dialogues avant d’en
introduire un : c’est en somme un mode d’emploi. Le dialogue est motivé
en outre par la caractérisation de l’un des agents.
91
3.2.3. THÉORIES SPÉCIEUSES.

E — [Comme la nature des esprits étroits les porte à deviner


les minuties,] il se livra soudain à de très grandes réflexions
sur ces quatre événements imperceptibles pour tout autre (...)
(...) Le vicaire venait de reconnaître, un peu tard à la vérité,
les signes d’une persécution sourde... [dont les mauvaises
intentions eussent sans doute été beaucoup plus tôt devinées
par un homme d’esprit.]
Balzac, Le Curé de Tours, éd. Garnier, pp. 13 et 14.

F — (Un gueux béquillani et affamé vient de tuer une poule


pour la voler.) — Comme il arrivait auprès du petit corps noir
taché de rouge à la tête, il reçut une poussée terrible dans le
dos qui lui fit lâcher ses bâtons et l’envoya rouler à dix pas
devant lui. Et maître Chiquet, exaspéré, se précipitant sur le
maraudeur, le roua de coups, tapant comme un forcené,
[comme tape un paysan volé,] avec le poing et avec le genou
par tout le corps de l’infirme, qui ne pouvait se défendre.
Maupassant, Le Gueux.

G — (Maître Chicot a pris en viager la ferme de la mère


Magloire ; il se désespère de ne pas la voir vieillir.)
— Te ne crèveras donc point, carcasse !
Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en la voyant. Il la
volé.]
haïssait d’une haine féroce, sournoise, [d’une haine de paysan

Id., Le Petit fût.

• Les besoins de la cause et les idéologies.

Dans le texte E, le rapprochement 1 de deux passages peu distants


d’une œuvre de Balzac montre que la même donnée, le manque d’esprit,
entraîne deux conséquences opposées. La théorie paraît donc inventée pour
les besoins de la cause.
Dans les textes F et G, Maupassant caractérise le paysan pour
motiver les situations les plus inhumaines. On aurait tort de juger des
paysans à partir de tels énoncés.
C’est là un aspect d’un phénomène plus général. Il est toujours
dangereux de lire un texte de motivation, aussi élevé soit-il, indépendamment
de sa fonction. La remarque est importante, car la motivation est un des
cheminements par où s’introduisent les idéologies.

1. Ce rapprochement a été fait par G. Genette in Figures 11, p. 71 sq.

92
3.2.4. TENDANCE AU DISCOURS.

H — (A propos d’une fille naturelle) ... c’estoit une fille par¬


faitement belle, [comme ordinairement sont tous les enfants
qui se font par amourettes, (d’autant que l’on y travaille avec
plus d’affection, et que le plus souvent les mères sont belles,
puis qu’elles ont sceu donner de la passion à un homme.)]
C. Sorel, Histoire comique de Francion,
Ed. de la Pléiade, p. 128 (1623).

I — Ce jour-là, Dom Carlos s’habilla le mieux qu’il pût et se


trouva avecques quantité d’autres Tyrans des cœurs dans
l’Eglise de la galanterie. [On prophane les Eglises en ce pays-là
aussy bien qu’au nôtre, et le Temple de Dieu sert de rendez-
vous aux godelureaux et aux coquettes, à la honte de ceux
qui ont la maudite ambition d’achallander leurs Eglises et de
s’oster la pratique les uns aux autres ; (on y devrait donner
ordre et établir des chasse-godelureaux et des chasse-coquettes
dans les églises, comme des chasse-chiens et des chasse-
chiennes. On dira icy de quoy je me mesle ; vrayment on en
verra bien d’autres. Sache le sot qui s’en scandalise que tout
homme est sot en ce bas monde, aussi bien que menteur, les
uns plus et les autres moins ; et moy qui vous parle, peut-estre
plus sot que les autres, quoy que j’aye plus de franchise à
l’avouer ; et que mon livre n’estant qu’un ramas de sottises,
j’espere que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce
qu’il est, s’il n’est pas trop aveuglé de l’amour-propre.)]
Scarron, Le Roman comique, La Pléiade,
pp. 552-553 (1651-1657).

La motivation réaliste porte en elle-même une tendance au discours.


par le
Dans nos exemples, la maxime générale (texte H) et la motivation
ations déve¬
groupe de référence (texte I) sont suivis (entre ( )) de considér
a la digression.
loppées pour elles-mêmes. Dans le texte I, elles tournent

3.2.5. INVERSION DE LA LOGIQUE DU TEXTE.

nous
j — [il est dans les extrêmes plaisirs un aiguillon qui
de profite r de ce monde
éveille, comme pour nous avertir
sais quoi
rapide ; dans les grandes douleurs, au contraire, je ne
larmes cher¬
de pesant nous endort : des yeux fatigués par les Providence
chent naturellement à se fermer, (et la bonté de la
Je cédai
se fait ainsi remarquer jusque dans nos infortunes.)]
sommei l que goûtent quelque fois les
malgré moi à ce lourd
misérables.

Chateaubriand. Atala, Le récit : Les chasseurs (1801).


K — ... Un jour je m’étais amusé à effeuiller une branche de
saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille
que le courant entraînait. (...) [O faiblesse des mortels ! Voilà
donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut des¬
cendre ! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent
leur destinée à des choses d’aussi peu de valeur que mes feuilles
de saule.]
Id., René (1802).

L — [Une femme, quand elle est jeune, est plus sensible au


plaisir d’inspirer des passions, qu’à celui d’en prendre. Ce qu’elle
appelle tendresse n’est le plus souvent qu’un goût vif, qui la
détermine plus promptement que l’amour même, l’amuse pen¬
dant quelque temps, et s’éteint sans qu’elle le sente ou le
regrette. Le mérite de s’attacher un amant pour toujours ne
vaut pas à ses yeux celui d’en enchaîner plusieurs. Plutôt sus¬
pendue que fixée, toujours livrée au caprice, elle songe moins
à l’objet qui la possède qu’à celui qu’elle voudrait qui la possé¬
dât. Elle attend toujours le plaisir, et n’en jouit jamais : elle se
donne un amant, moins parce qu’elle le trouve aimable, que
pour prouver qu’elle l’est. Souvent elle ne connaît pas mieux
celui qu’elle quitte que celui qui lui succède. Peut-être si elle
avait pu le garder plus longtemps, l’aurait-elle aimé ; mais est-
ce sa faute si elle est infidèle ? Une jolie femme dépend bien
moins d’elle-même que des circonstances ; et par malheur il
s’en trouve tant, de si peu prévues, de si pressantes, qu’il n’y a
point à s’étonner si, après plusieurs aventures, elle n’a connu ni
l’amour, ni son cœur.

Est-elle parvenue à cet âge où ses charmes commencent à


décroître, où les hommes indifférents pour elle lui annoncent
par leur froideur que bientôt ils ne la verront qu’avec dégoût,
elle songe à prévenir la solitude qui l’attend. Sûre autrefois
qu’en changeant d’amants, elle ne changeait que de plaisirs,
trop heureuse alors de conserver le seul qu’elle possède, ce que
lui a coûté sa conquête la lui rend précieuse. Constante par
la perte qu’elle ferait à ne l’être pas, son cœur peu à peu
s’accoutume au sentiment. Forcée par la bienséance d’éviter
tout ce qui aidait à la dissiper et à la corrompre, elle a besoin
pour ne pas tomber dans la langueur de se livrer tout entière
à l’amour, qui, n’étant dans sa vie passée qu’une occupation
momentanée et confondue avec mille autres, devient alors son
unique ressource : elle s’y attache avec fureur ; et ce qu’on
croit la dernière fantaisie d’une femme est bien souvent sa
première passion.]

Telles étaient les dispositions de Mme de Lursay lorsqu’elle


forma le dessein de m’attacher à elle.

Crébillon fils, Les Egarements du cœur et de l’esprit, p. 29.


Il n’est pas difficile de reconnaître dans le texte J l’exploitation
complaisante de thèmes romantiques : lyrisme sentimental, fuite du
temps,
mélancolie adoucie par la foi. Et la dernière phrase de la motivation
(entre ( )) où le discours est développé pour lui-même, trahit cette complai¬
sance. Il faut aller plus loin et poser la question de savoir si, dans le
texte K, la logique du texte (et non des faits) n’est pas inversée, et si le
fait particulier n’est pas là pour permettre la motivation et le discours.

Il arrive ainsi que, s’engouffrant dans la porte ouverte par la moti¬


vation, le discours envahisse le texte (exemple L). Et il faudrait des pages
et des pages pour citer entièrement un exemple pris dans Balzac. Dans
La Duchesse de Langeais, la motivation qui situe le milieu particulier et le
caractère de l’héroïne ne prend pas moins de dix-huit pages (pp. 35-53
dans l’édition du livre de poche).

Conclusions.

La logique des faits, selon laquelle le fait particulier dépend de


la loi générale, est généralement inversée par la logique du texte, pour
laquelle le fait particulier précède et appelle la loi générale.

Ainsi la motivation réaliste sert souvent d’introduction et de pré¬


paration. Quant aux théories qu’elle développe, il n’est pas rare qu’elles
ne soient là que pour les besoins de la cause ; aussi ne doivent-elles pas
être lues sans discernement, mais en tenant compte de leur fonction.

Enfin, la motivation réaliste ouvre une porte aux discours développés


pour eux-mêmes, indépendamment de la motivation, et parfois très étendus.
Dans ces conditions, il peut arriver que la logique du texte inverse le rapport
énoncé plus haut : c’est alors la motivation et le discours qui sont premiers,
et les faits particuliers ne sont là que pour leur donner une raison d’être.

95
Description de texte.

/ Bientôt se déclara [la froideur que le vieillard répand autour


de lui. Cette bise se communique, elle produit son effet dans
la température morale, surtout lorsque le vieillard est laid et
pauvre. N’est-ce pas être trois fois vieillard ?] / Ce fut l’hiver
5 de la vie, l’hiver au nez rouge, aux joues hâves, avec toute
sorte d’onglées ! /

De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement. Loin de recher¬


cher le parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte
un impôt ; on ne lui tenait plus compte de rien, pas même de
10 ses services réels. (Les familles où le bonhomme accomplissait
ses évolutions, toutes sans respect pour les arts, en adoration
devant les résultats, ne prisaient que ce qu’elles avaient conquis
depuis 1830 : des fortunes ou des positions sociales éminen¬
tes.) Or, Pons (n’ayant pas assez de hauteur dans l’esprit ni
15 dans les manières pour imprimer [la crainte que l’esprit ou le
génie cause au bourgeois]), avait [naturellement] fini par deve¬
nir moins que rien, sans être néanmoins tout à fait méprisé.
Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, [comme
tous les timides,] il les taisait. Puis il s'était habitué par degrés
20 à comprimer ses sentiments, à se faire de son cœur un sanc¬
tuaire où il se retirait. [Ce phénomène, beaucoup de gens
superficiels le traduisent par le mot égoïsme. La ressemblance
est assez grande entre le solitaire et l'égoïste, pour que les médi¬
sants paraissent avoir raison contre l’homme de cœur, (surtout
25 à Paris où personne dans le monde n’observe, où tout est
rapide comme le flot, où tout passe comme un ministère !)] /
Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation
d’égoïsme porté en arrière contre lui, car [le monde finit tou¬
jours par condamner ceux qu’il accuse.] [Sait-on combien une
30 défaveur imméritée accable les gens timides ? Qui peindra
jamais les malheurs de la timidité !] Cette situation qui s’ag¬
gravait de jour en jour davantage, explique la tristesse
empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait de
capitulations infâmes. Mais [les lâchetés que toute passion exige
35 sont autant de liens ; plus la passion en demande, plus elle
vous attache ; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal
trésor négatif où l’homme voit d’immenses richesses.] Après
avoir reçu le regard insolemment protecteur d’un bourgeois
raide de bêtise, Pons dégustait comme une vengeance le verre
40 de vin de Porto, la caille au gratin qu’il avait commencé de
savourer, se disant à lui-même :
— Ce n’est pas trop payé ! /
Balzac, Le Cousin Pons, IV (1848).

96
Notre texte est tiré d'un ensemble de six pages (pp. 10-15 de
l’édition
son héros.Garnier) dans lesquelles le narrateur expose ce que fut la vie de
La motivation y fonctionne à deux niveaux.
L’ensemble de ces pages est d’abord une vaste motivation, par la
caractérisation de l’agent principal, le cousin Pons, des événements du
roman, et plus spécialement des vingt-cinq premiers chapitres (sur 77),
où est raconté le parasitisme de Pons. Pendant qu’il concevait son roman,
Balzac avait songé à l’intituler Le Parasite : obligé de satisfaire deux passions
également coûteuses, l’amour des collections d’art et l’amour de la bonne
chère, Pons alimente l’une en lui consacrant tous ses revenus et l’autre en
vivant de la table d’autrui. C’est donc l’action conjuguée de cette double
détermination qui explique son parasitisme, sa déchéance progressive et,
jointe à un dernier trait de caractère, le manque de hauteur dans l’esprit
et dans les manières (ici 1. 14-16), son néant final.
C’est ensuite l’occasion pour Balzac de conduire une de ces études
qu’il affectionne du destin d’un homme. Les étapes en sont les suivantes :
1) 1810-16. Sous l’Empire ; l’artiste cajolé.
2) 1816-26. Période transitoire ; la décadence de l’artiste.
3) 1826-36. L’automne pluvieux ; le pique-assiette.
4) 1836-43. L’hiver au nez rouge, aux joues hâves ; le parasite.
Notre texte correspond à cette dernière étape. Nous y avons signalé
les segments narratifs primaires (entre //), les motivations qui font appel
à des lois générales (entre [ ]), à la caractérisation de l’agent ou au groupe
de référence (entre ( >).

La première observation qui s’impose est que la structure narrative


(4 segments pour 37 lignes) est noyée sous l’analyse et particulièrement
sous la motivation (20 lignes environ). Le jeu est le suivant :

1° On met un échantillon d’humanité, caractérisé comme nous ve¬


nons de le voir, au contact d’échantillons sociaux plus ou moins marqués,
le monde (1. 28-29), le monde parisien (1. 23-25), les familles où le
bonhomme accomplissait ses évolutions (1. 10-13).
Pour ces dernières, la comparaison avec les pages précédentes est
intéressante :

Pourquoi Pons était-il reçu ? C’est que sous l’Empire, on eut bien
plus que de nos jours un culte pour les gens célèbres, peut-être à cause de
leur petit nombre et de leur peu de prétentions politiques. On devenait poète,
écrivain et musicien à si peu de frais !

Pourquoi était-il devenu gourmand? C’est qu’on le traitait comme


on traitait sous l’Empire où beaucoup de maisons imitaient les splendeurs
des rois, etc.

97
Pourquoi est-il maintenant mal supporté ? C’est que les familles en
question toutes sans respect pour les arts, en adoration devant les résultats,
ne prisaient, etc.

2° Cette confrontation étant réalisée, on fait jouer certains méca¬


nismes généraux : la vieillesse (1. 1-4), la timidité (1. 18-19 et 29-30),
la passion (11. 29-32). Et l’on obtient la situation recherchée pour la suite
du récit.
Ainsi démontée, la démarche peut paraître grossière. Ce que ne
contredit pas la tendance à l’hyperbole, à la grandiloquence (interrogations,
exclamations, affirmations sans nuances).
Que valent alors les discours développés pour eux-mêmes dans la
motivation, lorsqu’ils prétendent étudier une loi de la vie morale ou un
de ses aspects ?

L’emploi d’un présent (explique 1. 32) dans un segment descriptif à


l’imparfait, comme s’il s’était échappé du cadre de la motivation, trahit
une volonté constante chez le narrateur de donner ses fictions comme un
sujet de réflexion : on observe des phénomènes (1. 21) dont il s’agit de
rendre compte. Il apparaît alors que Balzac fait un emploi personnel de
la motivation réaliste, par où s’explique la séduction de son œuvre. Les
rapports entre la motivation et le fait particulier ou, si l’on préfère, entre les
mécanismes moraux et les fictions, y sont circulaires. Et le projet balzacien
peut être jugé comme suit :

Balzac a le goût des cas et des situations singulières, goût qu’il révèle
lui-même quand il remarque, un peu plus haut, on n’a jamais peint les
exigences de la gueule..., ou quand il s’exclame : Qui peindra jamais les
malheurs de la timidité! Il est à la recherche d’un de ces personnages
typés dont se repaît son imagination. Dès lors, dans le fonctionnement du
texte, la motivation réaliste est seconde par rapport à l’invention des fictions,
et l’on aurait tort de concevoir ici quelque mépris pour l’homme, personnage
de comédie, jouet de sa nature et de son milieu ; lue trop naïvement,
l’œuvre de Balzac risquerait d’entretenir avec le réel une ambiguïté perni¬
cieuse.

En revanche, la puissance des fictions est telle qu’à son tour le fait
particulier paraît appeler une réflexion morale, et que la motivation paraît
vérifiée par les faits. Tout se passe dès lors comme s’il s’agissait d’établir
sur des faits la vérité des lois morales, et comme si le récit donnait à penser.
L’intérêt de Balzac serait donc d’abord dans la force de ses ima¬
ginations.

98
3.3. CONNIVENCE
ET FONCTIONNEMENT
SILENCIEUX.

3.3.1. EXPLOITATION DE LA CONFIANCE NAÏVE.

A — (L’Atride Ménélas affronte en combat singulier le séduc¬


teur de sa femme Hélène, le Troyen Alexandre (Pâris), fils de
Priam.) — ... Brandissant sa longue javeline, il la lance et atteint
le fils de Priam à son bouclier bien équilibré. La robuste pique
pénètre l’écu éclatant ; elle enfonce la cuirasse ouvragée ;
droit devant elle, le long du flanc, elle déchire la cotte. Mais
le guerrier ploie le corps et de la sorte échappe au noir trépas.
L’Atride tire alors son épée à clous d’argent ; il la lève, il
frappe le cimier du casque. Mais l’épée, tout autour de lui,
tombe de sa main, brisée en trois, quatre tronçons. L’Atride
alors gémit, les yeux levés au vaste ciel :
« Ah ! Zeus Père ! il n’est pas de dieu plus exécrable que toi.
Je pensais punir Alexandre de sa vilenie, et voici mon épée
brisée dans mes mains ! et c’est pour rien que ma pique s’est
envolée de mon poing : je ne l’ai pas touché ! »
Il dit, et, d’un bond, saisit Alexandre par son casque à l’épaisse
crinière, le fait pivoter, puis tâche à le tirer vers les Achéens aux
bonnes jambières. La courroie ouvragée — verrou du casque
tendu sous le menton — étrangle le cou délicat. Et il l’eût
entraîné et se fût ainsi acquis une gloire infinie, si la fille de
Zeus, Aphrodite, ne l’eût vu de son œil perçant. Elle rompt
la courroie, taillée dans le cuir d’un bœuf abattu, si bien qu’un
casque vide maintenant se trouve seul à suivre la forte main.
Le héros alors fait tournoyer ce casque et le jette vers les
Achéens aux bonnes jambières. Ses gentils compagnons l’em¬
le héros, lui, fait demi-tour et s’élance,
brûlant tuer que
portent, detandis son adversaire avec la pique de bronze. Mais
Aphrodite alors le lui ravit : [ce n’est qu’un jeu pour la
déesse ;] elle le dérobe derrière une épaisse vapeur et le
dépose dans sa chambre odorante et parfumée.

Homère, Iliade, III, 355-382.


Trad. Paul Mazon, Les Belles-Lettres.

99
B — (Sa marâtre) la chargea des plus viles occupations de la
maison : c’était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées 1,
qui frottait la chambre de madame et celle de mesdemoiselles
ses filles ; elle couchait tout au haut de la maison, dans un
grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs
étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des
lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis
les pieds jusqu’à la tête. La pauvre fille souffrait tout avec
patience et n’osait s’en plaindre à son père, qui l’aurait gron¬
dée, [parce que sa femme le gouvernait entièrement.]
Lorsqu’elle avait fait son ouvrage, elle s’allait mettre au coin
de la cheminée, et s’asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu’on
l’appelait communément dans le logis Cucendron. La cadette,
[qui n’était pas si malhonnête que son aînée,] l’appelait Cen-
drillon.
Ch. Perrault, Cendrillon, §§ 2 et 3 (1691-1694).

Les deux textes précédents fonctionnent comme s’ils exploitaient la


confiance naïve de leur auditoire, c’est-à-dire comme si l’auditoire croyait
avoir affaire non pas à une fiction, mais à la relation de faits vécus. Dans le
texte d’Homère, comme dans le conte bien connu de Perrault, le merveilleux
est intégré au récit de plain-pied. Un des procédés par où ces textes entre¬
tiennent cette confiance naïve, est l’utilisation d’un matériau réaliste, c’est-à-
dire la représentation par le texte d’éléments pris dans le réel familier,
comme ici les détails sur les armes des guerriers, ou les conditions de la
vie domestique. C’est la logique de l’illusion réaliste qui entraîne les trois
motivations que nous avons indiquées (entre [ ]). Toutes trois concernent la
relation entre l’acte et l’agent. Celle d’Homère rompt cette relation en
imposant la perfection de l’agent. Chez Perrault, l’une explique une situa¬
tion singulière, l’autre n’est là que pour introduire un nom.
Il existe des moyens de préparer la confiance naïve de l’auditoire.
Le plus répandu consiste à feindre que le texte est le récit de faits vécus,
soit que l’auteur apparaisse comme le témoin des faits, soit qu’il donne
son texte comme autobiographique ; de ce dernier type sont les Mémoires
fictifs, qu’on prétende écrire les siens propres ou publier ceux des au¬
tres. Ainsi Pouchkine, aussitôt après avoir publié une étude historique,
YHistoire de la révolte de Pougatchev, publie une œuvre de fiction, La
fille du capitaine, sous la forme des Mémoires de l’un des personnages de
son étude historique, avec la postface suivante : Le manuscrit de Piotre
Andréévitch Griniov fut fourni par un de ses petits-fils, qui avait appris
que nous nous occupions d’un travail concernant l’époque décrite par
son grand-père. Nous avons décidé, avec la permission des parents, de
publier le manuscrit lui-même 2.

1. Seaux, brocs, et tout ce qui sert à transporter l’eau.


2. Cité par B. Tomachevski, in Théorie île la littérature, textes des Formalistes russes rétmis,
présentés et traduits par Tzvetan Todorov, p. 284.

100
3.3.2. CONVENTIONS DE GENRE ET CONNIVENCE.

C — (Le texte décrit le royaume des nains, profond et s’éten¬


dant sous une grande partie de la terre) — ... Le reste était
éclairé non par des lampes ou des torches, mais par des astres et
des météores qui répandaient une clarté étrange et fantastique,
et cette clarté luisait sur d’étonnantes merveilles. Des édifices
immenses avaient été taillés dans le roc et l’on voyait par
endroits des palais découpés dans le granit à de telles hauteurs
que leurs dentelles de pierre se perdaient sous les voûtes de
l’immense caverne dans une brume traversée par la lueur
orangée de petits astres moins lumineux que la lune.
Anatole France, Abeille (1883).

J) — (Le village de Claquebue sommeille dans la monotonie


du quotidien. Et comme le temps ne passait pas, les vieillards
ne mouraient pas. Mais voici qu’il arrive quelque chose, la
naissance d’une jument verte chez le maquignon Jules Hau-
douin. Tout le village s’y précipite.) — Jules Haudouin parut
sur le seuil de l’écurie. Hilare, les mains sanglantes, il confirma :
— Elle est verte comme une pomme !
Un grand rire parcourut la foule, puis on vit un vieillard
battre l’air de ses bras et tomber raide mort dans sa cent-
huitième année. Alors, le rire de la foule devint énorme, cha¬
cun se tenait le ventre à deux mains pour rigoler tout son
soûl. Les centenaires s’étaient mis à tomber comme des mou¬
ches, et on les aidait un peu, à bons grands coups de pied dans
l’estomac.
Encore un ! — C’est le vieux Rousselier ! A un autre !
En moins d’une demi-heure, il trépassa sept centenaires, trois
nonagénaires, un octogénaire. Et il y en avait qui ne se sen¬
taient pas bien.
Marcel Aymé, La Jument verte, (1933).

mblable une
Les conventions de genre retirent au domaine du vraise
et qui peut
part de l’œuvre plus ou moins importante selon les genres
accept ée comme telle
aller jusqu’à la totalité. C’est la part de la fiction
songe à trouver invrai¬
par l’auditoire qui entre dans le jeu. Personne ne
tire toujours des pires
semblable que le héros d’un roman d’aventure se
liblement le coupable,
situations, que le fameux détective démasque infail
même côté, etc. Cela
que dans les batailles les tués soient toujours du
de tragédie parler en vers
n’est pas plus surprenant que de voir les héros
airs lyriques.
et ceux de l’opéra se dire leur amour sur des

101
Nos deux textes C et D, qui relèvent tous deux du genre fantastique,
présentent des objets parfaitement invraisemblables tout en fonctionnant
sans motivation réaliste. Simplement, celui de M. Aymé, pour lui permettre
d’entrer dans le jeu, donne à son lecteur la règle à laquelle obéit ce monde
nouveau : le temps ne passe et les gens ne vieillissent que dans la mesure où
il se passe quelque chose : à partir de là tout est logique.

3.3.3. UN CERTAIN FANTASTIQUE.

E — (Un vieux canotier raconte.) — Un soir, comme je reve¬


nais tout seul et assez fatigué, tramant péniblement mon gros
bateau, un océan de douze pieds, dont je me servais toujours la
nuit, je m’arrêtai quelques secondes pour reprendre haleine
auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deux cent mètres envi¬
ron avant le pont de chemin de fer. Il faisait un temps magni¬
fique ; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l’air était calme
et doux. Cette tranquillité me tenta ; je me dis qu’il ferait bien
bon fumer une pipe en cet endroit. L’action suivit la pensée ;
je saisis mon ancre et la jetai dans la rivière.

Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaîne jus¬


qu’au bout, puis s’arrêta ; et je m’assis à l’arrière sur ma peau
de mouton, aussi commodément qu’il me fut possible. On
n’entendait rien, rien ; parfois seulement, je croyais saisir un
petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive,
et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui pre¬
naient des figures surprenantes et semblaient par moments
s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému


par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes,
grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages,
se taisaient. Soudain, a ma droite, contre moi, une grenouille
coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien, et je
résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoi¬
que je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ;
dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me
mis à chantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors,
je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant
quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers
mouvements de la barque m’inquiétèr
faisait des embardées gigantesques, ent. Il me sembla qu’elle
touchant tour à tour les

102
deux berges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une
force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la sou¬
levait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme
au milieu d’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ;
je me dressai d’un bond ; l’eau brillait. Tout était calme.
Je compris que j’avais les nerfs un peu ébranlés et je résolus
de m’en aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot, se mit en mou¬
vement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l’ancre
ne vint pas : elle avait accroché quelque chose au fond de
l’eau et je ne pouvais la soulever ; je recommençai à tirer, mais
inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tourner mon
bateau et je le portai en amont pour changer la position de
l’ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours ; je fus pris de
colère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Je
m’assis découragé et je me mis à réfléchir sur ma position.
Je ne pouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer de
l’embarcation, car elle était énorme et rivée à l’avant dans un
morceau de bois plus gros que mon bras ; mais comme le temps
demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point sans
doute à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon
secours. Ma mésaventure m’avait calmé ; je m’assis et je pus
enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en
bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait
très chaud, de sorte qu’à la rigueur je pouvais, sans grand
mal, passer la nuit à la belle étoile.

Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un

soubresaut, et une sueur froide me glaça des


tête. Ce bruit venait sans doute de quelque bout
pieds entraînéla
de boisjusqu’à^
par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi ^de
nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne

me raidis
et jerassis dans un effort désespéré. L’ancre tint bon. Je
me épuisé.

Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouil¬


lard blanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que,
en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds,
ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des
de la
roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière
avec de grandes taches noires qui montaie nt dans le ciel,
lune,
J étais comme
formées par des groupes de peupliers d Italie.
enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d une
blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantasti¬
ma bar¬
ques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans
cachee
que que je ne pouvais plus distinguer, et que la riviere,
par ce brouillard opaque, devait etre pleine d etres étranges qui

nageaient autour de moi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais


les tempes serrées, mon cœur battait a m etouffer , et, perdant
cette
la tête, je pensai à me sauver à la nage ; puis aussitôt
idée me fit frisson ner d’épouv ante. Je me vis, perdu, allant
à l’aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu
de
des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant
103
peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau,
et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au
fond de cette eau noire...

(Au petit matin, avec l’aide de deux autres pêcheurs, il réussit


à dégager son ancre) :
(...) Elle montait, mais doucement, doucement, et chargée
d’un poids considérable. Enfin nous aperçûmes une masse
noire, et nous la tirâmes à mon bord :
C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse
pierre au cou.

Guy de Maupassant, Sur l’eau, 10 avril (1888).

Ce texte de Maupassant appartient à une littérature fantastique qu’on


regarde parfois comme le véritable fantastique. Ces textes prétendent à
1 illusion réaliste et fonctionnent de telle sorte qu’on garde toujours la
possibilité d’expliquer les faits d’une façon vraisemblable ; tous les détails
en sont empruntés au quotidien, mais l’ensemble suggère une causalité
autre. De ce genre sont les nouvelles de Hoffmann, les romans de Radcliff,
certains contes de Maupassant...

Ici, l’affolement et la peur du narrateur s’expliquent par sa fatigue,


le silence insolite, les mouvements de la barque retenue anormalement
, le
rhum peut-être et le brouillard... Quant à la résistance incompréhensib
le
de 1 ancre, elle s explique à la fin d’une façon toute physiq
ue par le
poids qu elle a accroche. Mais le fait qu’il s’agit d’un cadavre suggère qu’il
faut peut-être chercher à l’angoisse du narrateur une autre cause,
et relier les
deux thèmes de la mort et de l’eau noire de la rivière. La conditi
on de
cette ambiguïté est que le texte fonctionne silencieusement sur
le plan de
1 illusion réaliste, en n établissant sous forme de motivation
aucun rapport
entre des lois reconnues et les faits qui doivent rester singuliers
et cesseraient
dès lors de l’être.

104
3.3.4. LA LOI DU PLAISIR.

F — (Pour sauver son honneur, Don Rodrigue a tué le père


de celle qu’il aime. Il vient la trouver.)
Don Rodrigue
Chimène A quoi te résous-tu ?
Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais, malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
Don Rodrigue O miracle d’amour !
O comble de misère !
Chimène —
Don Rodrigue Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères
Chimène —
Don Rodrigue Rodrigue, qui l’eût cru ?
Chimène, qui l’eût dit
Chimène — Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?
Don Rodrigue
Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?
Ah ! mortelles douleurs !
Chimène —
Don Rodrigue Ah ! regrets superflus !

Corneille, Le Cid, IV, 3, v. 959-996 (1636).

Que Chimène continue d’aimer le meurtrier de son père et qu’elle


envisage même de l’épouser, a paru invraisemblable à bien des critiques du
xvii® siècle. Au nom de la bienséance en général, il paraît monstrueux
qu’une fille aime ou épouse le meurtrier de son père : cela va contre la
piété filiale pratiquée par le groupe social. Au nom des lois du genre, il
paraît aberrant que Chimène aime ou épouse le meurtrier de son père :
cela va contre l’idée d’une héroïne positive. Et l’on peut « indifféremment
énoncer le jugement d’invraisemblance sous une forme éthique, soit : Le Cid
est une mauvaise pièce parce qu’il donne en exemple la conduite d’une
fille dénaturée, ou sous une forme logique, soit : Le Cid est une mauvaise
pièce parce qu’il donne une conduite répréhensible à une fille présentée
comme honnête » 1.

Ces raisons peuvent bien être vraies en théorie, elles sont balayées

en pratique par une raison supérieure, qui est celle du plaisir de l’auditoire.

1. G. Genetîe. Figures II, pp. 73-74.

105
a aimé Le Cid, ainsi qu’il le souligne lui-même
Le public
dans son examen de le
de Corneil 1660 :

Ce poème a tant d’avantages du côté du sujet et des pensées bril¬


lantes dont il est semé que la plupart de ses auditeurs n’ont pas voulu voir
les défauts de sa conduite et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir
que leur a donné sa représentation.

Conclusions.

L’illusion est très souvent obtenue d’entrée de jeu, par un accord


tacite avec l’auditoire.

Dans le cas de l’illusion réaliste, le texte fonctionne comme s’il


exploitait la confiance naïve de l’auditoire. Il impose la vérité des faits.
L’emploi d’un matériau réaliste y est constant.
Dans le cas de genres relevant traditionnellement d’autre sorte
d’illusion, comme le genre fantastique, l’auditoire entre dans le jeu, de sorte
que la question du vraisemblable ne se pose pas et que l’invraisemblable peut
même devenir la règle.

Un certain fantastique prétend à l’illusion réaliste en sorte que les


faits puissent toujours s’expliquer de façon vraisemblable. L’ensemble cepen¬
dant suggère une causalité autre.

Il arrive enfin qu’un texte impose les fictions de façon arbitraire,


pour des raisons qui se ramènent au plaisir de l’auditoire. Dès lors que
celui-ci aime le texte, il ne verra pas ou tolérera les atteintes au vraisem¬
blable, aux bienséances ou aux conventions de genre.

N.B. On trouvera une description de texte avec observation des éléments


de cette leçon pp. 110-112.

106
3-4- CONNIVENCE ET MISE A NU
DE LA FICTION.

3.4.1. MANIFESTATION DE L’AUTEUR.

A — La marquise habitait un appartement séparé, où le mar¬


quis n’entrait pas sans se faire annoncer. Nous commettrons
cette incongruité dont [les auteurs de tous les temps ne se sont
pas fait faute], et sans rien dire au petit laquais qui serait allé
prévenir la camériste, nous pénétrerons dans la chambre à cou¬
cher, sûrs de ne déranger personne. [L’écrivain qui fait un
roman porte naturellement au doigt l’anneau de Gygès, lequel
rend invisible.]
Th. Gautier, Le Capitaine Fracasse,
éd. Garnier, p. 103 (1863).

B — Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il


ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans,
trois ans le récit des amours de Jacques, en le séparant de son
maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il
me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et
de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y
conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France
sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! Mais
ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et
vous pour ce délai.
Diderot, Jacques le Fataliste et son maître,
éd. de la Pléiade, p. 476 (1771).

L’accord avec l’auditoire peut s’obtenir en ne lui permettant pas de


se prendre au jeu, en lui soulignant qu’il se trouve devant une fiction ;
cet effet s’obtient par la mise à nu des procédés qui produisent la fiction.
Ce procédé de dénudation se ramène pour l’essentiel à une trans¬
gression de la limite qui sépare le monde où l’on parle de celui dont on
parle, soit que l’auteur se manifeste au niveau de la narration, soit que le
narrateur se manifeste au niveau de ce qu’il raconte. L’effet produit est
le même que si, au Guignol, le buste du montreur de marionnettes venait
s’encadrer dans son théâtre pour jouer un rôle au milieu de ses poupées.
107
Dans le texte A, non seulement le discours du narrateur, dans ce
récit sur le mode de l’énonciation historique, fait apparaître le moment de
la narration, mais encore l’auteur s’y révèle comme tel et justifie ses procédés
par une sorte de motivation (entre [ ]), réaliste non pas au niveau de la
fiction, mais au niveau de l’écriture. Sterne poussait le procédé jusqu à
prierlit.le lecteur de fermer la porte ou d’aider un personnage à se mettre
au

Quant au texte de Diderot, l’auteur y instruit son lecteur de tout


ce que l’enchaînement d’un récit peut avoir d’arbitraire. Ce qui n’est vrai
qu’en théorie, à moins de n’avoir aucun autre propos. Avec la dernière
phrase qui met en parallèle les personnages fictifs et le lecteur réel, ce
texte manifeste bien la fiction dans ses procédés et même dans ses instru¬
ments qui sont l’écriture et la lecture du livre.

3.4.2. MANIFESTATION DU NARRATEUR.

C — (L’Hôtesse est en train de raconter à Jacques et à son


maître l’histoire de la marquise de La Pommeraye et du mar¬
quis des Arcis. Ici, une scène de rupture.) — Marquis, entrez
en fureur, cherchez les noms les plus odieux, je me les suis
donnés d’avance ; donnez-les-moi, je suis prête à les accepter
tous..., tous, excepté celui de femme fausse, que vous m’épar¬
gnerez, je l’espère, car en vérité je ne le suis pas... (Ma femme ?
— Qu’est-ce ? — Rien. — On n’a pas un moment de repos
dans cette maison, même les jours qu’on n’a presque point de
monde et que l’on croit n’avoir rien à faire. Qu’une femme de
mon état est à plaindre, surtout avec une bête de mari !) Cela
dit, Mme de La Pommeraye se renversa sur son fauteuil et se
mit à pleurer. Le marquis se précipita à ses genoux, et lui dit :
« Vous êtes une femme charmante, (...) Jamais vous ne
m’avez paru aussi aimable, aussi belle que dans ce moment ;
et si l’expérience du passé ne m’avait rendu circonspect, je croi¬
rais vous aimer plus que jamais. » Et le marquis en lui par¬
lant ainsi lui prenait les mains, et les lui baisait... (Ma femme ?
— Qu’est-ce ? — Le marchand de paille. — Vois sur le regis¬
tre. — Et le registre ?... reste, reste, je l’ai.) Mme de La Pom¬
meraye renfermant en elle-même le dépit mortel dont elle était
déchirée, reprit la parole et dit au marquis : « Mais, marquis,
qu’allons-nous devenir ? » Etc.
Diderot, Ibid., pp. 565-566.

108
D’une manière générale, un récit se donne pour ce qu’il est chaque
fois qu’apparaît le narrateur, soit en lui-même, soit par la présence du
monde auquel il appartient. Les deux conditions sont réalisées dans les
passages en italiques de notre texte C où l’Hôtesse apparaît comme telle
dans son hôtellerie, et donc son histoire comme une histoire racontée par
quelqu’un à quelqu’un dans un certain lieu.
Comme nous l’avons indiqué pour la manifestation de l’auteur, le
narrateur peut intervenir en tant que tel dans son récit. On peut imaginer
ici un dialogue où l’Hôtesse prierait Mme de La Pommeraye de faire
la paix avec le marquis des Arcis, le temps qu’elle vaque elle-même à
quelque occupation urgente.

3.4.3. MANIFESTATION DE L’ILLUSION THÉÂTRALE.

D — (Le bourgeois Pridamant à la recherche de son fils Clin-


dor va consulter le magicien Alcandre. Celui-ci lui fait d’abord
apparaître un épisode antérieur de la vie de Clindor, au terme
duquel il s’enfuit avec celle qu’il aime, Isabelle (actes I-IV).
A l’acte V, Pridamant voit maintenant son fils, vêtu en grand
seigneur, délaisser Isabelle pour courtiser la femme d'un autre
grand seigneur, qui le fait assassiner. A cette vue, Pridamant
se désespère, mais...)
(Ici, on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec
leur portier, qui comptent de l’argent sur une table, et en
prennent chacun leur part.)

Pridamant — Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ?


Alcandre — Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.
Pridamant — Je vois Clindor ! Ah Dieux ! quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
Alcandre — Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poème récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.

Corneille, L’Illusion comique, V, 5 (1636).

109
La pièce de Corneille utilise de façon exemplaire le procédé du
théâtre dans le théâtre. Notre texte D révèle le procédé. Le magicien a mis
sous les yeux de Pridamant deux tranches de la vie de Clindor ; mais, dans
le deuxième, Clindor était un acteur de théâtre en train de jouer un per¬
sonnage qui n’était pas le sien. Et Pridamant, qui ne le savait pas, s’y est
laissé prendre, tout comme le spectateur sans doute car dans cette deuxième
action les héros ne sont jamais désignés sous leur nom de scène.
Corneille manifeste ainsi la puissance d’illusion de la fiction théâ¬
trale. D’autant mieux qu’ainsi détrompé on est tenté de reporter l’illusion
sur le niveau précédent et de croire à Pridamant et à son magicien en se
disant que ceux-là au moins sont réels, ou du moins plus réels. La mani¬
festation des deux niveaux de la fiction les rend seulement plus illusoires.

Conclusions.

La connivence de l’auditoire peut s’obtenir par la mise à nu de


la fiction et de ses procédés. Cette dénudation revient à transgresser la
limite qui sépare le monde où l’on parle de celui dont on parle. La
manifestation de l’auteur ou la manifestation du narrateur manifestent la
fiction. Une dénudation remarquable est la manifestation de l’illusion théâ¬
trale.

Descriptions de textes.

(Mathilde de La Mole, maîtresse de Julien, vient de lui remet¬


tre la lettre de Mme de Rénal, sa première maîtresse, lettre qui
cause l’opposition de M. de La Mole, père de Mathilde, à leur
union. Mme de Rénal y accuse Julien d’être un arriviste sans
scrupule qui n’aime les femmes que pour se pousser dans la
société .) / [( Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée
par des larmes était bien de la main de Mme de Rénal ; elle
était même écrite avec plus de soin qu’à l’ordinaire.)]
— (Je ne puis blâmer M. de La Mole), dit Julien après l’avoir
finie ; (il est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa
fille chérie à un tel homme ! Adieu !) /
Julien sauta à bas du fiacre, / et courut à sa chaise de poste
arrêtée au bout de la rue. / Mathilde, qu’il semblait avoir
oubliée, fit quelques pas pour le suivre ; / mais les regards
des marchands qui s’avançaient sur la porte de leurs bouti¬
ques, et desquels elle était connue, la forcèrent à rentrer pré¬
cipitamment au jardin. /

110
Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il
ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main
ne formait sur le papier que des traits illisibles. /
Il arriva à Verrières un dimanche matin. / Il entra chez l’armu¬
rier du pays, / qui l’accabla de compliments sur sa récente
fortune. C’était la nouvelle du pays. /
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il vou¬
lait une paire de pistolets. / L’armurier sur sa demande char¬
gea les pistolets.

Les trois coups sonnaient ; c’est un signal bien connu dans les
villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la
matinée, annonce le commencement immédiat de la messe. /
Julien entra dans l’église neuve de Verrières. [Toutes les fenê¬
tres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoi¬
sis.] / Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de
Mme de Rénal. / Il lui sembla [qu’elle priait avec ferveur]. /
La vue de [cette femme qui l’avait tant aimé] fit trembler le
bras de Julien d’une telle façon, / qu’il ne put d’abord exécu¬
ter son dessein. (Je ne le puis), se disait-il à lui:même ; (physi¬
quement, je ne le puis.) /
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour
Yélévation. / Mme de Rénal baissa la tête / qui un instant
se trouva [presque entièrement cachée par les plis de son
châle]. / Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur
elle un coup de pistolet / et la manqua ; / il tira un second
coup, / elle tomba. /
Stendhal, Le Rouge et le noir, II, 35 (1830).

Dans ce récit sur le mode de l’énonciation historique et en focali¬


sation zéro, nous avons indiqué la structure narrative primaire (entre //),
les relais de parole (entre < » et les relais de focalisation sur Julien (entre [ ]).

A un moment donné, le narrateur se manifeste dans un discours au


présent ; c’est lorsqu’il s’agit d’expliquer de quoi les trois coups sont le
signe. Il le fait avec quelque complaisance, la même peut-être avec laquelle
il note que l’église de Verrières est neuve ; ces notes d’ordre « touristique »
constituent un matériau réaliste. Au demeurant, il semble s’interdire de
rien donner de cette scène qui ne soit vécu par les personnages de Julien
et de Mathilde. Même un détail comme c’était la nouvelle du pays, peut
relever des compliments de l’armurier.

L’événement est représenté avec intensité. A partir de il arriva à


Verrières, la vitesse d’écoulement des segments narratifs primaires s’accélère
par rapport à ce qui précède, et elle est maximum à la fin du récit.
111
Inversement, la succession des segments fait apparaître un ralentissement
du récit par rapport à l’écoulement des faits, depuis Julien sauta à bas
du fiacre. Cela rejoint le projet indiqué plus haut : le texte élude tous
les instants qui n’ont pas marqué la conscience du personnage, comme il
élude les objets auxquels il ne s’est pas arrêté, les circonstances du voyage
comme l’assistance à l’église... En revanche, des détails comme celui des
rideaux cramoisis ou de la ferveur de Mme de Rénal doivent être
regardés comme des effets de réel.

Dès lors, ce qui est remarquable, c’est le silence du texte sur les
motifs du meurtre. Le segment qui précède l’exécution, le premier de
notre texte, représente comment la lecture de la lettre est ressentie : le
premier paragraphe est à la fois une parole-pensée avec (au moins à l’état
de traces) en discours indirect libre et un regard avec ; le second est une
parole avec en discours direct. Ce ne sont que deux constats : la lettre est
bien de Mme de Rénal et la réaction de M. de La Mole est justifiée.
Tout s’enchaîne ensuite sans que l’exécution du meurtrev soit jamais mise
en question. Tout se passe comme si Julien ne s’était jamais formulé de
raisons, mais obéissait à un réflexe de sa nature. Exactement ce qu’on
appelle un crime passionnel. L’exécution pourtant a pris du temps, le
voyage surtout. Certains traits du récit montrent qu’il est nerveusement
tendu ; la multiplication des paragraphes et l’interruption du récit, puisque
la fin de notre texte est aussi la fin d’un chapitre, donnent à l’événement
quelque chose d’abrupt. L’enchaînement du texte, au début du chapitre
suivant, confirme cette lecture : Julien resta immobile, il ne voyait plus.
Quand il revint un peu à lui, il aperçut tous les fidèles... C’est comme un
réveil où les objets recommencent à exister largement.

Blessure du cœur de l’amoureux trahi? Blessure de l’orgueil de


l’homme insulté ? Exercice sauvage de la « virtü » ?... Plus loin, Julien
parle de son acte comme d’une vengeance: Cela ne tranche rien. On Voit
ici la différence du projet stendhalien d’avec le projet balzacien : ni motiva¬
tion réaliste, ni, du moins ici, tendance au discours. Parce que le te?ÿ;e de
Stendhal fonctionne comme s’il exploitait la confiance naïve de l’auditoire,
il impose la vérité des faits. Ses fictions ne donnent pas moins à penser
que celles de Balzac, mais il emploie généralement moins et s’interdit ici
le discours généralisant ou moralisateur. L’arbitraire du récit, quand il permet
des effets dramatiques aussi sûrs que ceux de cette page, est largement

justifié par le plaisir du lecteur. C’est bien le moyen le moins contraignant


d’imposer les fictions.

112
(Une troupe théâtrale et son directeur voient arriver sur la
scène où ils répètent, six personnages qui prétendent leur faire
jouer leur propre vie et qui la jouent devant eux pour qu’ils
en apprennent les rôles. Ils ont vécu un drame terrible. Ici,
trois de ces personnages, le père, la mère et sa fille, qui n’est
que la belle-fille du père ; le père et la belle-fille se connais¬
sent à peine. La belle-fille se prostituait pour faire vivre sa mère
et les enfants plus jeunes. Or, un jour, l’homme qu’elle a reçu
n’était autre que son beau-père, et tandis qu’il la tenait dans ses
bras, la mère est arrivée et les a surpris. La belle-fille s’adresse
au directeur de la troupe.)

la belle-fille. — Il m’emplit encore les oreilles ! Ce cri


m’a rendue folle ! Vous pouvez me représenter comme vous
voudrez, monsieur, peu importe, même habillée, pourvu que
j’aie au moins les bras nus, rien que les bras... Regardez,
en me tenant comme ceci (elle s’approche du père et appuie
sa tête contre sa poitrine ), la tête appuyée comme ceci, les
bras autour de son cou, je voyais sur mon bras la pulsation
d’une veine, et alors, comme cette veine me faisait horreur,
je fermai les yeux, comme ça, et je plongeai ma tête dans
son sein ! (Se tournant vers la mère.) Crie, crie, maman. (Elle
cache sa tête contre la poitrine du père et, les épaules levées,
comme pour ne pas entendre le cri, elle reprend d’une voix
étranglée.) Crie, comme tu as crié !

La mère, s’élançant pour les séparer. — Non ! ma fille, ma


fille ! (Après les avoir séparés.) Malheureux, c’est ma fille !
Tu ne vois pas, brute, que c’est ma fille ?

Le directeur, reculant devant ce cri, jusqu’à la rampe, au


milieu de l'émotion des acteurs. — Très bien, oui, très bien !
Et alors rideau, rideau.

Le père, accourant vers lui, en proie à l’émotion. — Voilà,


oui... Voilà comment ça s’est passé.

Le directeur, admiratif et convaincu. — Mais oui, rien d’au¬


tre ! Et le rideau ! Rideau ! (Aux cris répétés du directeur, le
chef machiniste baisse le rideau, laissant au bord de la rampe
le directeur et le père. Le directeur levant les bras.) Les imbé¬
ciles ! Je dis « rideau » pour indiquer que l’acte finira sur cette
réplique et ils me baissent le rideau. (Au père, tout en soulevant
un coin du rideau pour rentrer en scène.) Oui, oui, très bien !
Effet certain ! Il faut finir là-dessus. Ce premier acte, je le
garantis, je le garantis !
Il rentre en scène avec le père.

L. Pirandello, Six personnages en quête d’auteur,


version française de Benjamin Crémieux,
éd. Gallimard, p. 59.

113
Par rapport au spectateur, nous avons ici trois niveaux d illusion.
Le monde de la troupe et de son directeur ; ils sont sur la scène en
tant qu’hommes du métier. Le monde de l’illusion théâtrale, lorsque les
personnages jouent leur drame. Le monde de ce drame passé et qui n existe
plus que ressuscité par la fiction. Or, contrairement à ce qu on pourrait
croire, dans toute la pièce et particulièrement ici, l’intensité dramatique
et le degré de présence de ces mondes est inverse à leur degré de réalité :
en tant qu’ils se prennent au jeu, les personnages ont plus de relief que les
acteurs qui les doublent, et le maximum d’intens ité est atteint lorsqu’ils
« revivent » leur drame, comme ici dans le cri de la mère, qui est le
sommet dramatique du passage.

Nous sommes devant un texte qui à la fois manifeste les barrières


entre ces trois mondes et à la fois les transgresse résolument. Dans la
tirade de la belle-fille, un /e-narrateur rapporte un fait passé comme passé :
je voyais sur mon bras la pulsation d’une veine, et alors, comme cette
veine me faisait horreur, je fermai les yeux, (...) et je plongeai ma tête
dans son sein ! ; en même temps, elle le mime (comme ceci, comme ça) avec
tant de vérité qu’elle redoute de voir la fiction faire irruption dans sa
réalité présente : les épaules levées, comme pour ne pas entendre le cri,
elle reprend d’une voix étranglée. Cette tirade constitue la montée drama¬
tique du passage et avec la réplique de la mère on débouche de plain-pied
dans la fiction : la mère vit cette réplique dans le drame et non plus dans
l’illusion théâtrale.

En sens inverse, l’émotion reflue sur le personnage du père (accou¬


rant en proie à l’émotion) et au-delà encore sur le directeur et les siens
(reculant devant ce cri, jusqu’à la rampe, au milieu de l’émotion des acteurs.)
En même temps, le directeur veut maintenir la fiction dans ses limites de
fiction : Très bien, oui, très bien ! Et alors rideau, rideau !

L’incident du rideau, avec l’intervention intempestive des machinistes,


et toute la dernière tirade du directeur, en particulier l’exclamation, Les
imbéciles !, nous ramènent dans le réel du théâtre et de ses coulisses, et
manifestent la fiction. Le rideau baissé, en isolant sur le devant de la
scène le directeur et le père, avec leur point de vue critique, donc leur
distance, vis-à-vis de la fiction, sert de frontière entre deux mondes. Pendant
un instant, deux acteurs de la pièce de Pirandello sont sous les yeux des
spectateurs, en dehors de la fiction ; ils ont franchi la limite et ont rejoint
le monde des spectateurs. Ce baisser de rideau correspond en outre à une
interruption de la pièce avec changement de décor.
Réel et fiction, vie et théâtre se confondent. Sommes-nous condamnés
à rester des personnages ?

114
Quatrième partie

CONSTRUCTIONS
4-i. RÉUNION ET ENCHAINEMENT.
LA NOUVELLE-CADRE.

4.1.1. LIAISON A POSTERIORI ET STRUCTURE OUVERTE.

A — (Le sultan Schariar a découvert que le seul moyen de


n’être pas trompé par une épouse est de l’épouser vierge le
soir et de la faire mourir au matin suivant. Ce qu’il fait : cha¬
que jour c’était une fille mariée et une femme morte. Mais
voici que la jeune Schéhérazade décide de mettre fin à cette
cruauté. Elle demande cependant que sa sœur Dinarzade cou¬
che dans la chambre nuptiale.)

Une heure avant le jour, Dinarzade s’étant réveillée, ne man¬


qua pas de faire ce que sa sœur lui avait recommandé. « Ma
chère sœur, s’écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous sup¬
plie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter
un de ces contes agréables que vous savez. Hélas ! ce sera
peut-être la dernière fois que j’aurai ce plaisir. »
Schéhérazade, au lieu de répondre à sa sœur, s’adressa au sul¬
tan : « Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle bien me permettre
de donner cette satisfaction à ma sœur ? — Très volontiers »,
à sa sœur d’écouter ;
répondit le sultan. Alors Schéhérazade ditelle
et puis, adressant la parole à Schariar, commença de la
sorte :

Sire, il y avait autrefois un marchand qui, etc.

(Deux pages plus loin, au moment où le marchand du conte


est près de périr de la main d’un genie, Schéhérazade s inter¬
rompt, car le jour point. Mais le sultan veut en voir la fin.)
lui-
Schariar, qui avait écouté Schéhérazade avec plaisir, dit en
même : « J’attendrai jusqu’à demain ; je la ferai toujours bien
»
mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte.
d’une nuit
(Mais Schéhérazade fait se chevaucher les contes
sur l’autre, le tenant en haleine, et tout finit bien.)

d’admirer la
Le sultan des Indes ne pouvait s’empêcher
, qui lui fournis¬
mémoire prodigieuse de la sultane son épousé
sait toutes
toires différe nuits de nouveaux divertissements par tant d’his¬
lesntes.
amuse¬
Mille et une nuits s’étaient écoulées dans ces innocents
même beauco up aide à diminu er les pré¬
ments ; elles avaient son
ventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ;
117
esprit était adouci ; il était convaincu du mérite et de la grande
sagesse de Schéhérazade ; il se souvenait du courage avec lequel
elle s’était exposée volontairement à devenir son épouse, sans
appréhender la mort à laquelle elle savait qu’elle était destinée
le lendemain, comme les autres qui l’avaient précédée.
Ces considérations et les autres belles qualités qu’il connaissait
en elle le portèrent enfin à lui faire grâce...

(Et le conte s’achève sur l’évocation de la liesse générale dans


le royaume.)

Les Mille et Une Nuits. Trad. Galland de 1704.

L’histoire résumée dans le texte A est la nouvelle qui sert de


cadre au recueil des Mille et une nuits. On y a regroupé des histoires
aussi diverses et indépendantes que Les Voyages de Sindbad le Marin,
l'Histoire d’Aladin ou La Lampe merveilleuse et l'Histoire d’Ali Baba et
de quarante voleurs exterminés par une esclave. Une telle construction est
une forme ouverte, en ce sens que le nombre des contes que l’on peut
introduire ainsi n’est pas limité et qu’on peut en rajouter à volonté par
la suite. Ce qu’on n’a pas manqué de faire. En effet, tandis que la nouvelle-
cadre qui sert d’introduction est du x', certains des contes arabes du recueil,
tel qu’il a été traduit en France en 1704 par Galland, sont du xvie, et la
tradition manuscrite révèle que l’œuvre a subi dans l’intervalle des rema¬
niements constants.

La nouvelle-cadre est ici une motivation du recueil, en même


temps que son ciment. A la question, pourquoi raconter tous ces contes à
la suite les uns des autres, elle répond : parce que Schéhérazade sauve
ainsi sa tête et celle d’autres jeunes filles. Elle pose en outre un narrateur
et deux auditeurs dont il faut que l’un soit captivé. Cela définit le style
parlé des récits, reproduit à l’intérieur du livre la situation de l’auteur-
conteur et de son lecteur-auditeur, et prévient en faveur de l’intérêt des
contes.

118
4.1.2. INTRODUCTION A PRIORI ET PROJET CLOS.

B — (Fuyant des spadassins, à la suite d’une aventure galante,


Don Cleofas Leandro Perez Zambulli, écolier d’Alcala, se
réfugie dans un grenier ; il y délivre le diable boiteux Asmodee
tenu prisonnier dans une fiole par un savant astrologue et
magicien. Asmodée emporte Don Cleofas à travers les airs.)
Oh çà, reprit le démon, vous ne savez pas pourquoi je vous
amène ici : je prétends vous montrer tout ce qui se passe
dans Madrid. Et comme je veux débuter par ce quartier-ci,
je ne pouvais choisir un endroit plus propre a 1 execution
de mon dessein. Je vais, par mon pouvoir diabolique, enlever
les toits des maisons, et malgré les ténèbres de la nuit, le
dedans va se découvrir à vos yeux. A ces mots, il ne fit simple¬
ment qu’étendre le bras droit, et aussitôt tous les toits dispa¬
rurent. Alors l’écolier vit, comme en plein midi, l’intérieur des
maisons... . , .
on
(...) — Seigneur don Cleofas, lui dit le Diable, cette confusi
d’objets que vous regardez avec tant de plaisir est, à la vérité,

très agréable à contem pler. Mais ce n’est qu’un amusement


frivole. Il faut que je vous le rende utile ; . et, pour vous
donner une parfaite connaissance de la vie humaine, je
veux vous expliquer ce que font toutes, ces personnes .que
actions
vous voyez. Je vais découvrir les motifs de leurs
et vous révéler jusqu’à leurs plus secrète s pensées .
dans cette
Par où commencerons-nous ? Observons d abord
1 or et de
maison à ma droite ce vieillard qui compte de
l’argent. C’est un bourgeois avare.. .
remplie par les
(Leur promenade se poursuit toute la nuit,
ire se termine
considérations et les histoires d’ Asmodée. L’histo
ition d’ Asmod ée, rappel é dans le grenier
au matin par la dispar able
ce ce redout
du magicien par les paroles terribles que pronon
belle et riche S era-
cabaliste. Pour don Cleofas il épousera la
on de
phine à laqui,
sauver par la puissance d’ Asmodée, il a eu l occasi
vie.)
Le Sage, Le Diable boiteux (1707).

de Le Sage est par¬


L’intention didactique et moralisante du livre
oduction que nous avons resumee
faitement servie par la nouvelle-cadre d’intr
et un auditeur, cest un maître
dans le texte B. Mieux qu’un narrateur
on le voit par les passages que
et son élève qui sont ainsi posés, comme
Et Asmodée ne manque jamais
nous avons soulignés en caractères gras.
d’avec l’exemple precedent est dans
de tirer la leçon de tout. La différence
seul tenant, Y compris sa nouvelle-
le fait qu’ici l’oeuvre est conçue d’un
que le procédé offre en un pareil
cadre d’introduction, pour les avantages
he pas plus a dissimuler le procédé
propos. Le Sage, d’ailleurs, ne cherc
n qu’il met à nu.
qu’il ne cherche à imposer sa fictio
119
4.1.3. INSERTION ET INTRODUCTIONS DIVERSES.

C — Je suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps


de ma vie où je rencontrai pour la première fois le chevalier
Des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pour
l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude...
(Mise en éveil par un attroupement, la curiosité du narrateur
le conduit à une mauvaise hôtellerie où il découvre, au milieu
de filles perdues conduites en Amérique, une plus belle et plus
distinguée que les autres, prostrée dans son malheur, et, dans
la foule, un jeune homme qui paraît lui porter le plus grand
intérêt et qui s’attache à la joindre pour l’encourager. Il entre
en conversation avec lui et lui donne un secours en argent.)

Il m’en coûta six louis d’or. La bonne grâce et la vive recon¬


naissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia, ache¬
vèrent de me persuader qu’il était né quelque chose et qu’il
méritait ma libéralité. Je dis quelques mots à sa maîtresse
avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestie si
douce et si charmante, que je ne pus m’empêcher de faire,
en sortant, mille réflexions sur le caractère incompréhensible
des femmes.
Etant retourné à ma solitude, je ne fus point informé de la suite
de cette aventure. Il se passa près de deux ans, qui me la
firent oublier tout à fait, jusqu’à ce que le hasard me fit
renaître
tances. l’occasion d’en apprendre à fond toutes les circons¬
J’arrivais de Londres à Calais, avec le marquis de..., mon
élève. Nous logeâmes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or,
où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier
et la nuit suivante. En marchant l’après-midi dans les rues,
je crus apercevoir ce même jeune homme dont j’avais fait
la rencontre à Pacy. Il était en fort mauvais équipage, et
beaucoup plus pâle que je ne l’avais vu la première fois. Il
portait sur le bras un vieux portemanteau, ne faisant qu’arriver
dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop
belle pour n etre pas reconnu facilement, je la remis aussitôt.
Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune
homme...
(La rencontre se fait alors et le jeune homme, Des Grieux,
raconte toute son histoire.)
Abbé Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux
et de Manon Lescaut,
I, Le livre de Poche, pp. 19-26 (1731).

L’ Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut


constitue
le tome VII des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui
s’est
retiré du monde, lesquelles paraissaient depuis 1728. Bien qu’en réalité
elle ait été publiée à part, le rattachement aux Mémoires a fourni à l’auteur
l’occasion d’un cadre qui est à peine une nouvelle, tant il
se réduit au
120
minimiim utile, mais dont 1 histoire tire un grand
avantage. En effet, nous
y faisons la rencontre des deux héros au plus fort
de leurs aventures, ce
qui fournit une introduction in médias res, au milieu
du sujet, puis la ren¬
contre, deux ans plus tard, du héros seul au terme de l’histo
ire. Ce procédé
non seulement retient l’intérêt du lecteur en atten
dant que le récit lui
permette de relier ces deux fragments à tout le reste de l’hist
oire, mais
encore permet un récit personnalisé et orienté vers une démon
stration,
puisque c est le héros lui-même qui raconte après coup son aventu
re.

Conclusions.

La nouvelle-cadre fournit à la construction d’une œuvre littéraire


une structure unifiante qui assure la réunion et l’enchaînement de ses
parties.
Les parties peuvent préexister à l’état d’unités indépendantes. La
nouvelle-cadre sert alors à les cimenter. Mais dès lors qu’elle existe, elle
peut en accueillir d’autres : c’est ce qu’on appelle une structure ouverte.
Le projet d’une œuvre peut appeler l’usage de ce procédé ; c’est par
exemple lorsque son matériau est distribué en une série d’éléments paral¬
lèles, ou pour l’un quelconque des effets que la nouvelle-cadre permet :
introduction et caractérisation d’un narrateur, amorce de l’intérêt dramatique,
anticipations diverses...

Description de texte.

Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six à six par le
milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure
étaient si peu conformes à sa condition qu’en tout autre état
je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse
et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si
peu que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle
tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait
le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs.
L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il
paraissait venir d’un sentiment de modestie.
(...) Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le
milieu du corps, assise sur quelques poignées de paille, la
tête appuyée languissamment sur un côté de la voiture, le
121
faisaient
visage pâle et mouillé d’un ruisseau de larmes qui se
un passage au travers de ses paupières, quoiqu’elle^ eut conti¬
eu la
nuellement les yeux fermés. Elle n’avait pas mêmebruit de
curiosité de les ouvrir lorsqu’elle avait entendu le
ses gardes, qui craignaient d’être attaques. Son linge était
e de
sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injur
l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable
de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre
et un abattement inexprimables.

Abbé Prévost, Ibid., pp. 20-21 et pp. 212-213.

Voici, à deux cents pages de distance, la présentation du même


apparaît
objet, au cadre près : la première est dans une salle d’auberge qui n
pas ici, la seconde sur une charrette. Les détails en caractè res gras se

répètent identiquement de l’une à l’autre.

Les deux présentations sont le fait d’un je-narrateur qui rapporte


un événement passé, et sont en focalisation interne sur ce je-narrateur
témoin. L’intérêt du rapprochement vient de la qualité differente des regards
et du fait que la lre présentation appartient à la nouvelle-cadre, la 2e au
récit.

En effet, les deux je-narrateur ne sont pas le même. Dans le premier

cas, il s’agit du narrateur de la nouvelle-cadre. Son regard est celui d’un


étranger qui note le caractère énigmatique des apparences dont 1 inter¬
prétation le conduit par trois fois à un mouvement d’intérêt pour la fille
qui arrête son attention. Ainsi, le texte suscite l’intérêt et pose une énigme.
Non seulement le second narrateur, celui du récit encadré, n’est pas un
étranger et n’a donc pas de questions à se poser sur l’identité et la qualité
de la fille, mais il est son amant. C’est donc un regard amoureux qu’il
pose sur les apparences. D’où l’attention portée aux détails navrants et la
tendance à l’hyperbole, bien sensible à la fin du texte. Il n’enregistre pas
la contradiction des apparences, il la souligne comme un fait intolérable :
enchâssés dans cet ensemble, les mêmes détails repris de la première présen¬
tation ont ici une charge émotive.

La nouvelle-cadre avait disposé des amorces. Sur le plan affectif, le


début d’intérêt suscité pour les héros dans une telle circonstance trouve ici
son accomplissement, et, parce que nous avons rejoint ce moment de l’his¬
toire, nous pouvons relier les fils de l’intrigue qui y conduit et comprendre
tout de cet événement : cette explication est une autre forme d’accomplis¬
sement.

122
4-2. RÉUNION ET ENCHAINEMENT.
LE HÉROS. LE VOYAGE.
JUXTAPOSITIONS.

4.2.1. LE HÉROS COMME PROCÉDÉ.

A — J’avais résolu après mon premier voyage, de passer


tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus
l’honneur de vous le dire hier ; mais l’envie de voyager, de
négocier par mer me reprit... (2e voyage).
(...) J’eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que
je menais, le souvenir des dangers que j’avais courus dans mes
deux voyages ; mais, j’étais comme à la fleur de mon âge, je
m’ennuyai de vivre dans le repos ; et, m’étourdissant sur les
nouveaux périls que je voulais affronter, je partis... (3e voyage).
(...) Les plaisirs, dit-il, que je pris après mon troisième voyage
n’eurent pas assez de charmes pour me déterminer à ne pas
voyager. Je me laissai encore entraîner à la passion de voir
des choses nouvelles... (4e voyage).
(...) Les plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour
effacer de ma mémoire toutes les peines et les maux que
j’avais soufferts, sans pouvoir m’ôter l’envie de faire de nou¬
veaux voyages... (5’ voyage).
(...) Seigneurs, dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir
comment, après avoir fait cinq naufrages, et avoir essuyé tant
de périls, je pus me résoudre encore à tenter la fortune et à
chercher de nouvelles disgrâces. Quoi qu’il en soit, au bout
d’une année de repos, je me préparai à faire un sixième
voyage, malgré les prières de mes parents et de mes amis...
(6’ voyage).
(Il serait trop long de transcrire la motivation du septième
voyage. L’espèce de nécessité intérieure qui chaque fois avait
poussé Sindbad, et qui n’apparaît nulle part mieux que dans le
le silence gardé à ce sujet par le texte d’introduction du
sixième voyage, cette nécessité a cessé avec l’âge : Je ne son¬
geais qu’à passer doucement le reste de ma vie. Il faut un
ordre du calife de Bagdad pour vaincre la répugnance de
Sindbad et le lancer dans une nouvelle aventure. Mais on
comprend que ce sera la dernière.)
Les Mille et Une Nuits. Les voyages de Sindbad le Marin.
Trad. Galland de 1704.

123
Le récit de ces Voyages comprend une suite de sept aventures mari¬
times, comme celle de l’île du cheval marin, celle de l’île de la vallée aux
diamants, etc.

La réunion de ces aventures est assurée d’abord par l’emploi d’une


nouvelle-cadre : Sindbad raconte lui-même au pauvre Hindbad comment
il a amassé sa fortune au cours de ses voyages. Elle est assurée ensuite
par l’emploi d’un héros, Sindbad, qui est l’acteur principal, non seulement
de la nouvelle-cadre, mais encore des aventures diverses qu’il raconte à la
première personne. Le thème marin commun à toutes ces aventures est en
outre associé à son nom, comme une caractéristique de sa personne, dans
le titre de l’ouvrage.
L’enchaînement utilise la motivation psychologique, grâce à la carac¬
térisation morale du héros. S’il est vrai que c’est l’indigence qui le pousse
à entreprendre son premier voyage, les suivants ne sont dus qu’à sa nature
aventureuse qui s’ennuie dans l’oisiveté. Le rapprochement des textes
d’enchaînement, comme nous le faisons dans le texte A, montre à plein le
procédé.

4.2.2. TYPES ET STRUCTURES OUVERTES.

B — Un taxi écossais tombe dans un ravin : douze morts !

• Création et unification.

La première propriété d’un type en littérature est de fournir la


possibilité d’une série inépuisable de motifs sur un même thème. Le
procédé est créateur autant qu’unificateur. Les Anciens déjà recueillaient
sous le nom de philosophes célèbres des traits qui rappelaient leur manière,
sans qu’ils en aient toujours été les auteurs ; ainsi des traits de cynisme mis
au compte du fameux Diogène.

• Séries discontinues.

Voilà pourquoi l’utilisation du héros comme procédé tend à privilégier


tel ou tel trait caractéristique chez le héros, à en faire un type. Cela est
manifeste dans les séries d’histoires drôles qui circulent partout. Dans
l’exemple B, c’est le mot écossais qui fait qu’au lieu de s’attrister, on rit,
car dans les histoires drôles les Ecossais sont conventionnellement avares,
comme les Corses sont paresseux, les Méridionaux vantards...

124
• Textes suivis.

Cette tendance est encore renforcée dans un texte suivi à plusieurs


épisodes. En particulier, l'enchaînement des motifs est grandement facilité
quand le héros reçoit comme caractéristique une détermination interne ou
exeme. C’est le cas d’Ulysse. En lui-même, il est caractérisé comme le
divin Ulysse, valeureux, avisé, prudent, l’homme aux mille tours. Mais il
reçoit en outre une détermination extérieure à lui-même : il est poursuivi
par la colère des dieux ; d’où sa longue errance de dix ans, remplie de
tant d’aventures diverses, avant qu’il ne retrouve Ithaque, sa patrie. Sa
nature motive psychologiquement la réunion sous son nom de toutes ces
aventures et son destin en assure l’enchaînement.

4.2.3. LE VOYAGE COMME PROCÉDÉ.

C — [A peine entre-t-on dans la ville] que l’on est étourdi


par le fracas d’une machine bruyante et terrible en apparence.
Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait
trembler le pavé, sont élevés par une roue que l’eau du torrent
fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour,
je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes
filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces mar¬
teaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement
transformés en clous. Ce travail si rude en apparence est
un de ceux qui étonnent le plus [le voyageur qui pénètre pour
la première fois dans les montagnes qui séparent la France de
l’Helvétie.] Si, [en entrant à Verrières, le voyageur] demande
à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les
gens qui montent la grande rue, on lui répond avec un accent
traînard : « Eh ! elle est à M. le maire. »

[Pour peu que le voyageur s’arrête quelques instants dans


cette grande rue de Verrières,] qui va en montant depuis la rive
du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent à
parier contre un qu’il verra paraître un grand homme à l’air
affairé et important.
A son aspect, tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses
cheveux sont grisonnants ; et il est vêtu de gris. Il est chevalier
de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au
total sa figure ne manque pas d’une certaine régularité : on
trouve même, au premier aspect, qu’elle réunit à la dignité
125
du maire de village cette sorte d’agrément qui peut encore se
rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt
le voyageur
ment parisien
de soi et
est choqué d’un certain air de contente¬
de suffisance mêlée à je ne sais quoi de borné
et de peu inventif.
Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, 1 (1830).

Très souvent, l’utilisation du voyage, comme procédé d’introduction


et d’enchaînement, est associée à l’utilisation du héros comme procédé. On
en avait plus haut un exemple avec Sindbad le Marin. Dans le texte
de Stendhal, le support est vague, c’est on ou bien le voyageur. Il sert à par¬
courir la ville de Verrières et à s’informer de ses habitants. Comme il
fournit une focalisation interne et que la qualité de son regard importe
parfois, il arrive qu’on le précise comme le voyageur qui pénètre pour la
première fois ou le voyageur parisien. Selon les besoins de la narration.

4.2.4. JUXTAPOSITIONS DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE.

D — Je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des


bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit,
de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse
paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée.
[A ce moment,] et à la limite de la nuit, des sirènes ont
hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui main¬
tenant m’était à jamais indifférent.

Camus, L’Etranger, II, 5 in fine (1942). Ed. Gallimard.

L’expérience rapportée par le texte D repose sur la rencontre de


deux prises de conscience : d’une part, conscience d’une sympathie pour un
certain monde ; d’autre part, conscience d’une indifférence pour un autre
monde. La réunion des deux prises de conscience est assurée par la présence
du héros, mais leur enchaînement est obtenu par la juxtaposition dans le
temps, au moyen de l’expression à ce moment. La juxtaposition dans le
temps ou dans l’espace est un procédé commode et très courant. Sa mise
en évidence fait souvent apparaître une structure significative.

126
Conclusions.

La présence d’un même héros dans des épisodes divers assure un


lien entre eux. Si ce héros est en outre caractérisé en lui-même (motivation
psychologique...) ou par une détermination extérieure à lui-même (influence
de personnages secondaires, destin...), il permet l’introduction et l’enchaî¬
nement des motifs. D’où la tendance à faire du héros employé comme procédé
un type. On peut considérer l’existence d’un type donné comme une struc¬
ture ouverte, dans la mesure où le procédé est créateur autant qu’unificateur ;
le héros est lié alors à l’exploitation de certains thèmes.

Le voyage est souvent lié comme procédé à l’utilisation du héros.


D'une manière générale, l’usage d’un personnage qui se déplace est un
procédé commode d’introduction et d’enchaînement. Selon la caractérisation
du personnage, il fournit en outre la possibilité d’une focalisation interne
et d’une certaine qualité de regard.

La simple mise en évidence de formules de juxtaposition dans le


temps ou dans l’espace peut révéler une structure unifiante significative.

Description de texte.

Le héros et le voyage comme procédés dans Candide de Voltaire


(1759).

0 Structure.

Depuis les fléaux naturels jusqu’à tous ceux qu’entraîne la folie des
hommes, le conte de Candide entasse les malheurs pour constituer une
sorte de dossier noir du pessimisme. Les diverses pièces du dossier sont
rattachées au héros principal, soit qu’il fasse lui-même ses propres expé¬
riences, soit qu’il s’informe de celles des autres. Le récit de ses aventures
se prolonge ainsi de celui de divers personnages secondaires, dont l’histoire
vient s’encadrer dans l’intrigue principale. C’est le cas de l’histoire de Cuné-
gonde au chapitre 8, de celle de la vieille aux chapitres 11 et 12, et, plus
brièvement, de l’histoire du baron, frère de Cunégonde, du nègre de Surinam,
de Pâquette, des six rois déchus, du baron à nouveau, enfin de Pangloss.
127
♦ Caractérisation et détermination.
Pour relier et enchaîner un tel entassement de faits, le héros est
sommairement mais fortement caractérisé au début de l’ouvrage, par un trait
de nature et par une double détermination, à la fois interne et externe,
puisqu’elle s’incarne dans les deux personnages de Pangloss et de Cuné-
gonde. Pour lui, c’était un jeune garçon à qui la nature avait donné les
mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le
jugement droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette
raison qu’on le nommait Candide. C’est aussi la raison pour laquelle il
adopta d’abord sans réserve les thèses optimistes de son précepteur Pan¬
gloss, oracle de la maison dont le petit Candide écoutait (les) leçons avec
toute la bonne foi de son âge et de son caractère. Quant à la fille du château
où il était élevé, Mlle Cunégonde, âgée de dix-sept ans, haute en
couleurs, fraîche, grasse, appétissante, il la trouvait extrêmement belle
quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire.

• Enchaînement. Candide et Cunégonde.


Cette dernière détermination fournit au conte son principal procédé
d’enchaînement. Car à peine les deux jeunes gens se sont-ils avoué leur
amour derrière un paravent, que M. le baron, père de Cunégonde, les
surprend et chasse Candide à grands coups de pied dans le derrière. Dès
lors. Candide s’en va par le monde n’oubliant jamais Mlle Cunégonde
(chap. 3), espérant toujours revoir Mlle Cunégonde (chap. 20), parlant à
tout propos de Mlle Cunégonde. Il la retrouve quelque temps pour la
perdre à nouveau jusqu’à leur réunion finale. C’est elle qui le tire d’affaire
après l’auto-da-fé (chap. 7). C’est par amour pour elle qu’il tue une
première fois, quoiqu’il eût les mœurs fort douces, un juif important et
monseigneur le grand inquisiteur (chap. 9), et de même encore le baron
en personne, frère de Cunégonde (chap. 15). D’où l’obligation où il est
mis plusieurs fois de s’enfuir (chap. 9, 14, 15). C’est pour ne pas s’éloigner
d’elle — car, dit-il, comment me résoudre à quitter la partie du monde que
Mlle Cunégonde habite ? — qu’il tire vers la Cayenne et arrive fortuitement
au pays de l’Eldorado ; en partie à cause d’elle qu’il quitte ce pays :
Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à
Cacambo 1 : « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où
je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde
n’y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous
restons ici, nous n’y serons que comme les autres ; au lieu que si nous
retournons dans notre monde seulement avec douze moutons chargés
de cailloux 2 d’ Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble,
nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément
1. Valet et compagnon de Candide.
2. Ces cailloux ne sont qu’or et diamant.

128
reprendre Mlle Cunégonde » . Ainsi, riche et sûr de lui, Candide est transporté
d’amour au point d’écrire le nom de Cunégonde sur les arbres. A partir
du chapitre 19, son chemin tend vers Venise où il doit retrouver Cunégonde
et, quand il apprend qu’elle est esclave en Turquie, il n’est plus occupé
que d’aller trouver sa chère Cunégonde à Constantinople (chap. 26).

• Effets secondaires.

L’utilité du procédé est visible dans les passages cités. Cependant,


Voltaire en tire au moins deux effets secondaires. Le mécanisme simple
du héros toujours mû de même sorte par un sentiment sans nuance, en
fait un être de fantaisie légère. En outre, le retour du thème et plus encore
le retour du nom de Mlle Cunégonde produisent par la répétition même
un effet de rythme proprement poétique. On peut en dire autant du
retour des formules caractéristiques de l’optimisme, le meilleur des mondes,
la raison suffisante, les effets et les causes.

• Démonstration. Candide et Pangloss.

L’optimisme est le thème central de l’œuvre comme l’indique le


sous-titre, « Candide ou l’optimisme » ; il en fait la principale unité. L’orga¬
nisation de ce thème autour du héros principal utilise à la fois le trait
dominant de sa nature, sa candeur, et la détermination qui lui vient des
théories de Pangloss. Lancé brusquement dans le monde, il ne manque

jamais de juger de tout ce qu’il lui arrive d’après ses croyances. Deux
recruteurs sont-ils en train d’abuser de sa naïveté en se jouant de lui,
assurant que les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les
autres. Vous avez raison, dit Candide : c’est ce que M. Pangloss m’a tou¬
jours dit, et je vois bien que tout est au mieux (chap. 2). Ainsi, le thème
est toujours présent et le texte peut s’organiser comme une démonstration.
Car, avec son jugement droit et malgré son préjugé qui reparaît dès que les
choses paraissent s’arranger pour lui : M8 Pangloss me l’avait bien dit que
tout est au mieux en ce monde (chap. 3), Candide tire les leçons de l’adver¬
sité. Il conçoit ses premiers doutes à la fausse nouvelle de la mort de
Cunégonde (chap. 4) ; au chapitre 13, il commence à affirmer de nouvelles
convictions : C’est bien dommage, disait Candide , que le sage Pangloss ait
choses
été pendu contre la coutume dans un auto-da-fé ; il nous dirait des
le mal moral qui couvrent la terre
admirables sur le mal physique et sur
et la mer, et je me sentirais assez de force pour lui faire respectueusement
nègre,
quelques objections. Au chapitre 19, après la rencontre de 1 esclave
sa conversion est achevée : O Pangloss ! s’écria Candide, tu n avais pas deviné
à ton
cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu à la fin je renonce
Hélas, dit
optimisme. — Qu’est-ce qu’ optimisme , disait Cacambo ? —
est mal.
Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on
129
• Sagesse et juste milieu. Candide, Pangloss et Martin.

A partir de cet instant, apparaît aux côtés de Candide le personnage


de Martin, pessimiste résolu, qui représente la détermination contraire
à celle de Pangloss et fournit l’occasion de discussions sans fin sur le thème
central. A la fin, la sagesse de Candide représente une voie moyenne entre
les deux extrêmes de l’optimisme et du pessimisme. Tandis que Martin
pense que travailler sans raisonner est le seul moyen de rendre la vie sup¬
portable ; tandis que Pangloss, après avoir perdu, par suite de la vérole, le
bout du nez, un œil, une oreille, après avoir été pendu et incisé depuis le
nombril jusqu’à la clavicule, après avoir ramé aux galères, n’en continue
pas moins de démontrer que tous les événements sont enchaînés dans le
meilleur des mondes possibles, Candide, pour sa part, retiré avec les siens
sur la petite métairie qu’il a acquise en Turquie, fait fructifier sa terre et
met chacun, selon ses capacités, au travail qui éloigne l’ennui, le vice et le
besoin ; il a appris au terme de tant de voyages et d’expériences qu’zï faut
cultiver notre jardin (chap. 30).

130
4.3. COMPOSITIONS.

4.3.1. FINALITÉ.

A — (Au-dessus du divan, une tenture sur laquelle sont accro¬


chées des armes.)

là?
Robinson (regardant la tenture ) — Qu’est-ce que vous avez

Karandichev — Des cigares.


Robinson — Non, ce qui est accroché ? Des objets factices ?
Des imitations ?
Karandichev — Quels objets factices ? Quelles imitations ?
Ce sont des armes turques.
(Le dialogue se poursuit, et l’assistance ridiculise ces armes.
Alors le motif des armes se précise ; la déclaration du mauvais
état de ces armes est suivi de la réplique :) Karandichev —
Et pourquoi seraient-elles en mauvais état ? Ce pistolet, par
exemple... (Il enlève le pistolet du mur.)
Paratov (prenant le pistolet) — Ce pistolet ?
Karandichev — Eh ! attention, il est chargé !

Paratov — N’ayez pas peur. Qu’il soit chargé ou non, le


danger est le même. De toute manière, il ne partira pas. Tirez
sur moi de cinq pas, je vous le permets.
Karandichev — Oh ! non, ce pistolet peut encore servir.
Paratov — • Oui, pour planter des clous dans le mur. (Il jette
le pistolet sur la table.)

(A la fin de l’acte, Karandichev, s’enfuyant, prend sur la table


le pistolet. Dans l’acte IV, il tire avec ce pistolet sur Larissa.)
Ostrovski, La fille sans dot, III.
Cité dans Théorie de la littérature.
Textes des Formalistes russes..., p. 282.

On admet que, si un texte, comme ici le texte A, attire notre


attention sur un accessoire qui ne justifie pas par lui-même l’intérêt qu’on
lui porte, cet accessoire doit jouer ailleurs un rôle qui le justifie. Il en
va de même pour les actions des personnages.
Cette correspondance entre deux éléments d'une construction dont
l’un est donné en vue de l’autre, fournit au premier une motivation compo-
sitionnelle. La finalité du premier n’apparaît que dans son rapport avec
le second ; et pour certaines littératures, comme la littérature policière,
c’est une loi du genre que de faire attendre le plus longtemps possible les
éléments qui manifestent, en la complétant enfin, le sens de toute la construc¬
tion.

131
4.3.2. HARMONIE.

B — Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe.


La Fontaine, Fables, II, 11.

C — (Chactas aidé de l’ermite a déposé le corps de son


amante défunte, Atala, à l’entrée d’une grotte .) — La lune
prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva
au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient
pleurer sur le cercueil d’une compagne. Bientôt elle répandit
dans les bois ce grand secret de mélancolie, qu’elle aime à
raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers.
De temps en temps, le religieux plongeait un rameau fleuri
dans une eau consacrée, puis secouant la branche humide, il
parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur
un air antique
il disait : quelques vers d’un vieux poète nommé Job ;

« J’aichamps.
des passé comme une fleur : j’ai séché comme l’herbe
« Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misé¬
rable,
cœur ? et» la vie à ceux qui sont dans l’amerture du
Chateaubriand, Atala (1801).

D — (Emma Bovary, qui s’est empoisonnée, meurt après une


longue agonie.) — A mesure que le râle devenait plus fort,
l’ecclésiastique précipitait ses oraisons : elles se mêlaient aux
sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait dis¬
paraître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tin¬
taient comme un glas de cloche.
Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots,
avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix
rauque, qui chantait :
« Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour. »

Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les


cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.
« Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne. »

— L’aveugle, s’écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce,
croyant voir la face hideuse du misérable,frénétiqu e, désespéré,
qui se dressait dans
les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

132
« Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s’envola ! »
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent.
Elle n’existait plus.
Flaubert, Madame Bovary, III, 8 (1856).

La beauté du vers de La Fontaine, texte B, tient autant à l’harmonie


du tableau qu’au jeu du rythme et des sonorités.
Les textes C et D utilisent le même thème de la mort. Chez Cha¬
teaubriand, ce thème s’accompagne d’un thème de la nature recueillie et
solennelle, en harmonie avec la dignité rituelle de la veillée funèbre. Chez
Flaubert, l’agonie s’accompagne d’une chanson légère qui crée d’abord
un violent contraste, insultant et dérisoire, avant de suggérer des rappro¬
chements possibles entre les deux thèmes de l’amour et de la mort.
Il y a un art de choisir les thèmes en littérature et de les associer
par analogie ou par contraste, comme il y a un art de marier ou de
contraster les couleurs en peinture, de jouer avec les gammes en musique...
Si l’on en croit Flaubert, il a écrit Madame Bovary avec l’intention de faire
un roman « couleur puce » et Salammbô pour faire un roman couleur
« pourpre ». Stendhal avec La Chartreuse de Parme voulait donner la
même « sensation » que la peinture du Corrège et la musique de Cimarosa.
C’est en dernière analyse la motivation des motivations.

4.3.3. DESSINS.

E — Il y avait dans la ville de Cstwertskst, une vieille demoi¬


selle nommée Marichella Borboïé, qui s’était acquis justement
une grande réputation de piété et de virginité. Elle entendait
au moins une messe par jour, communiait deux fois par se¬
maine, donnait largement pour le denier du culte... (Mais elle
élève un neveu, Bobislas, qui devient, helas, le pire des
voyous.) — Son année de philosophie, comme il arrive trop
souvent sous la direction de maîtres athées, lui fut particuliè¬
rement funeste. Il n’y apprit le mécanisme des passions humai¬
nes que pour mieux s’asservir aux siennes et utiliser celles
d’autrui. Il se mit à fumer, à boire et à regarder les femmes
avec des yeux tout brillants d’une vilaine concupiscence.
(La guerre éclate. Tandis que le neveu se bat au front, la
tante meurt d’une épidémie et se présente a l entree du paradis.
Mais c’est la grande offensive de printemps, et la priorité est
donnée aux militaires défunts sur les civils qui sont priés
d’attendre. Quel scandale pour elle lorsqu’elle aperçoit son
débauché de neveu qui s’avance a cheval dans la joyeuse file
des soldats et s’apprête à entrer .)
133
— Tiens, dit-il, voilà la viocque ! Comme on se retrouve...
(Mais il s’attendrit sur son sort et la monte en croupe.)
Trônant sur son nuage, saint Pierre surveillait l’entrée d’un
œil vigilant.
— Faites-vous toute petite, souffla Bobislas.
La recommandation était superflue. Ratatinée par la honte et
par la frayeur, Mlle Borboïé, dans ses vêtements noirs, ressem¬
blait à un paquet de hardes oublié sur la croupe du cheval.
Déjà, la bête atteignait à la porte et y engageait l’encolure,
mais, venant
avant : du nuage, une grande voix l’empêcha d’aller plus

— Hé là, militaire, arrêtez ! s’écriait saint Pierre. Qu’est-ce


que c’est que cette femme que vous avez prise en croupe ?
De terreur, la vieille fille, qui ne se soutenait plus, faillit choir
à bas de la monture. Le cavalier Bobislas se souleva légè¬
rement sur ses étriers et, d’un mouvement aisé, se tournant à
saint Pierre avec une inclination du colback, répondit d’une
voix mâle et pleine d’assurance :
— C’est la catin du régiment !
— Ah ! bon... Passez...
Mlle Borboïé dévora dans un sanglot cette humiliation suprême
mais, la seconde d’après, elle n’y
entrée au Royaume de Dieu, où lespensa plus, car elle était déjà
pourquoi et les comment ne
signifient plus rien du tout.
Marcel Aymé, Légende poldève (1943). Ed. Gallimard.

Le paradoxe de ce conte est souligné par sa construction : un


parallèle avec renversement de valeurs. Ce dessin exige qu’on suive les
mêmes personnages jusqu’au bout. Ceux-ci sont caractérisés en vue du
peu allèle et aussi contrastés que possible. Pour les procédés d’enchaînement,
ils sont à chercher dans le lien de parenté qui unit la tante et le neveu et
dans les raisons de leur mort contemporaine.

Conclusions.

La structuration d un texte peut se tirer encore de sa composition.


On a une motivation compositionnelle lorsqu’un element donné trouve
sa
finalité dans un élément ultérieur qui utilise le premier. Des thèmes
peuvent
être associés pour des raisons d’harmonie par analogie ou par contras
disposés de façon à former un dessin : accumulation, symétrie, te, ou
parallèle,
renversement, gradation... ; la structure peut avoir alors une fonction
que bien marquée. poéti¬

134
Descriptions de textes.

(Alors qu’Emma Bovary rentre de Rouen, sa bonne, Félicité,


l’avertit d’avoir à se rendre chez le pharmacien Homais.)

... C’est pour quelque chose de pressé.


Le village était silencieux comme d’habitude. Au coin des
rues, il y avait de petits tas roses qui fumaient à l’air, car
c’était le moment des confitures... (Mais Emma trouve la mai¬
son du pharmacien en émoi.)

— Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?


— Ce qu’il y a ? répondit l’apothicaire. On fait des confitures :
elles cuisent ; mais elles allaient déborder à cause du bouillon
trop fort, et je commande une autre bassine. Alors, lui, par
mollesse, par paresse, a été prendre, [suspendue à son clou,
dans mon laboratoire, la clef du capharnaüm !] (...) — Oui,
du capharnaüm ! [la clef qui enferme les acides avec les alcalis
caustiques !] Avoir été prendre une bassine de réserve ! [une
bassine à couvercle !] et dont jamais peut-être je ne me ser¬
virai ! Tout a son importance dans les opérations délicates de
notre art ! Mais, que diable ! il faut établir des distinctions
et ne pas employer à des usages presque domestiques ce qui est
destiné pour les pharmaceutiques ! C’est comme si on découpait
une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat...
— Mais, calme-toi, disait Mme Homais.
Et Athalie, le tirant par sa redingote :
— Papa ! papa !
!
Non, laissez-moi, reprenait l’apothicaire, laissez-moi ! fichtre
autant s’établir épicier, ma parole d’honneur ! Allons^ va !
ne respecte rien ! casse ! brise ! lâche les sangsues ! brûle la
guimauve ! marine des cornichons dans les bocaux, lacéré les
bandages !
— Vous aviez pourtant..., dit Emma.
_ Tout à l’heure ! — Sais-tu à quoi tu t’exposais ?... N’as-tu
?]
rien vu, [dans le coin, à gauche, sur la troisième tablette
Parle, réponds, articule quelque chose !
— Je ne... sais pas, balbutia le jeune garçon.
vu
_ Ah ! tu ne sais pas ! Eh bien ! Je sais, moi ! Tu as
[une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune,
qui contient une poudre blanche, sur laquelle meme j avais
[De
écrit : Dangereux !] Et sais-tu ce qu’il y avait dedans ?
l’arsenic !] Et tu vas toucher à cela ! prendre [une bassine qui
est à côté !] ....
mams.
_ [A côté !] s’écria Mme Homais en joignant les
] tous !
[De l’arsenic ?] Tu pouvais nous [empoisonner
Et les enfants se mirent à pousseles r des cris, comme s’ils
avaient déjà senti dans leurs entrail d atroces douleurs. .
icaire.
_ Ou bien [empoisonner] un malade ! continua l’apoth 135
(Homais se déchaîne et l’algarade se prolonge, car il tombe
de la poche de Justin un livre sur « L’amour conjugal »,
ce qui finit d’exaspérer sa colère.)

(...)
dire...— ? Mais, enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez à me

— C’est vrai, madame... Votre beau-père est mort !


En effet le sieur Bovary père venait de décéder l’avant-veille,
tout à coup, d’une attaque' d’apoplexie, au sortir de table ; et,
par excès de précautions pour la sensibilité d’Emma, Charles
avait prié M. Homais de lui apprendre avec ménagement cette
horrible nouvelle.

(Bien plus tard, Emma, accablée de dettes, décide d’en finir


par le suicide ) (...) dans un transport d’héroïsme qui la rendait
presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la
planche aux vaches, le sentier, l’allée, les halles, et arriva
devant la boutique du pharmacien.
Il n’y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la
sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barrière, rete¬
nant son haleine, tâtant les murs, elle s’avança jusqu’au seuil
de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur le fourneau.
Justin, en manches de chemise, emportait un plat.
— Ah ! ils dînent. Attendons.
Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.
— La clef ! celle d’en haut, où sont les...
— Comment !
Et il la regardait, tout étonné par la pâleur le son visage, qui
tranchait sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordi¬
nairement belle, et majestueuse comme un fantôme ; sans com¬
prendre
terrible. ce qu’elle voulait, il pressentait quelque chose de
Mais elle reprit vivement, à voix basse, d’une voix douce,
dissolvante :
— Je la veux ! Donnez-la-moi.
Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis
des
fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.
Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empêchaient de
dormir.
— Il faudrait que j’avertisse monsieur.
— Non ! reste !
Puis, d'un air indifférent :
— Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt.
eclaire-moi ! Allons,
Elle entra dans le corridor, où s’ouvrait la porte du
labora¬
toire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée Caphar
naüm. -


— Justin
Montons ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait.
!
Et il la suivit.
La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers
la troi¬
sième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit
le bocal
bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant
pleine d une poudre blanche, elle se mit à manger à même.
— Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.
— Tais-toi ! on viendrait...
Il se désespérait, voulait appeler.
— N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître!
Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la
sérénité d’un devoir accompli.

Flaubert, Madame Bovary, III, 2 et 8 (1856).

Les passages entre [ ] dans le premier extrait intéressent directement


la motivation compositionnelle. Ils sont remarquables de précision : l’aspect
du produit, celui du récipient, l’emplacement exact de la bouteille, l’empla¬
cement de la clef et enfin l’usage du produit ; tout cela mis en vedette par
la mise en scène et le jeu des personnages. On peut difficilement faire
mieux. Tant de précautions ne trouvent une pleine justification que soixante
pages plus loin, à la page correspondant au second extrait.

En effet, les précautions prises lors de la scène des confitures


chez le pharmacien, ainsi que les circonstances favorables ménagées ici, font
que la détermination d’Emma peut se développer de façon presque sou¬
daine. Elle n’est retardée ou menacée d’échec qu’autant qu’il faut pour nous
tenir en haleine, et doubler l’intensité dramatique d’une charge d’émotion.
Mais l’interprétation du procédé ne s’arrête pas là ; il faut remar¬
quer encore :

1° La cascade de motivations réalistes grâce auxquelles le procédé


est introduit ; dans l’ordre des faits :

— La mort soudaine de M. Bovary père, tout à coup, d’une attaque


d’apoplexie, au sortir de table.
— Les scrupules de Charles par excès de précautions pour la sen¬
sibilité d’Emma. D’où la présence d’Emma chez le pharmacien.
— Les confitures : car c’était le moment des confitures.
— La nécessité d’une autre bassine à cause du bouillon trop fort.
— L’erreur de Justin : avoir été prendre une bassine de réserve !
— La vanité du pharmacien à qui l’étourderie de Justin apparaît
comme une monstrueuse irrévérence. D’où la colère du pharmacien et d’où,
par une motivation psychologique, son développement sur l’arsenic, car
il ne faudrait pas se méprendre sur la gravité de ses fonctions. D’où l’inten¬
tion avec laquelle il souligne la bouteille cachetée et l’étiquette Dangereux.
137
2° L’opportunisme de l’écrivain, qui poursuit cependant son projet
d’ensemble et exploite les circonstances en ce sens. Il étale ici la vanité de
Homais dont le caractère se révèle tout entier. Il saisit l’occasion de carac¬
tériser Justin à l’âge de la puberté inquiète. Le titre même de l’ouvrage
qu’il lit en cachette, L’amour conjugal, rejoint le thème central. Jusque
dans les détails, la scène est traitée pour elle-même. Il est vrai, par exemple,
que les attaques d’apoplexies sont surtout fréquentes au sortir de table ;
la mort pourtant aurait pu intervenir autrement, et on est en droit de
déceler ici une orientation « naturaliste » du texte.

Les deux consolés

Le grand philosophe Citophile disait un jour à une femme


désolée, et qui avait juste sujet de l’être : « Madame, la reine
d’Angleterre, fille du grand Henri IV, a été aussi malheureuse
que vous : on la chassa de ses royaumes ; elle fut prête à
périr sur l’Océan par les tempêtes ; elle vit mourir son royal
époux sur l’échafaud. — J’en suis fâchée pour elle », dit la
dame ; et elle se mit à pleurer ses propres infortunes.
« Mais, dit Citophile, souvenez-vous de Marie Stuart : elle
aimait fort honnêtement un brave musicien qui avait une très
belle basse-taille. Son mari tua son musicien à ses yeux ; et
ensuite sa bonne amie et sa bonne parente la reine Elisabeth,
qui se disait pucelle, lui fit couper le cou sur un échafaud
tendu de noir, après l’avoir tenue en prison dix-huit années. —
Cela est fort cruel », répondit la dame ; et elle se replongea
dans sa mélancolie.
« Vous avez peut-être entendu parler, dit le consolateur, de la
belle Jeanne de Naples, qui fut prise et étranglée ? — Je m’en
souviens confusément », dit l’affligée.
« Il faut que je vous conte, ajouta l’autre, l’aventure d’une
souveraine qui fut détrônée de mon temps après souper, et qui
est morte dans une île déserte. — Je sais toute cette histoire »,
répondit la dame.
« Eh bien donc, je vais vous apprendre ce qui est arrivé à une
autre grande princesse à qui j’ai montré la philosophie. Elle
avait un amant, comme en ont toutes les grandes et belles prin¬
cesses. Son père entra dans sa chambre, et surprit l’amant,
qui avait le visage tout en feu et l’œil étincelant comme une
escarboucle ; la dame aussi avait le teint fort animé. Le visage
du jeune homme déplut tellement au père qu’il lui appliqua le
plus énorme soufflet qu’on eût jamais donné dans sa province.
L’amant prit une paire de pincettes et cassa la tête au beau-
père, qui guérit à peine, et qui porte encore la cicatrice de
cette blessure. L’amante, éperdue, sauta par la fenêtre et se
démit le pied ; de manière qu’aujourd’hui elle boite visible¬
ment, quoique d’ailleurs elle ait la taille admirable. L’amant fut
condamné à la mort pour avoir cassé la tête à un très grand
prince. Vous pouvez juger de l’état où était la princesse quand
on menait pendre l’amant. Je l’ai vue longtemps lorsqu’elle
était en prison ; elle ne me parlait jamais que de ses malheurs.

138
- Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je songe aux miens ?
lui dit la dame. — C’est, dit le philosophe, parce qu’il n’y
faut pas songer, et que, tant de grandes dames ayant été si
infortunées, il vous sied mal de vous désespérer. Songez à
Hécube, songez à Niobé. — Ah ! dit la dame, si j’avais vécu
de leur temps, ou de celui de tant de belles princesses, et si
pour les consoler vous leur aviez conté mes malheurs, pensez-
vous qu’elles eussent écouté ?
Le lendemain, le philosophe perdit son fils unique, et fut sur
le point d’en mourir de douleur. La dame fit dresser une liste
de tous les rois qui avaient perdu leurs enfants, et la porta au
philosophe ; il la lut, la trouva fort exacte, et n’en pleura
pas moins. Trois mois après ils se revirent et furent étonnés
de se retrouver d’une humeur très gaie. Ils firent ériger une
belle statue au Temps, avec cette inscription : A CELUI
QUI CONSOLE.
Voltaire (1756).

Ici deux parties, dont la première subdivisée elle-même en deux


parties :
1° Les consolations morales sont inefficaces :
a) exemple de la femme désolée (lre figure).
b) exemple du philosophe désolé (2e figure).

2° Le temps console efficacement :


exemples réunis de la femme et du philosophe (36 figure).
Il fallait suivre les mêmes personnages, puisque le sens du texte
repose sur un parallèle entre deux moments de la vie de ces personnages,
au moment de leur peine et trois mois après. Ils ont été choisis et caractérisés
en vue de la première partie de la démonstration et en vue du dessin poétique.
On admet que la femme est l’être le plus instinctif et le philosophe l’être le
plus raisonnable qui soient ; cela renforce la surenchère obtenue par le
renversement de situation : ce n’est pas seulement le consolateur, c’est
encore un philosophe qui ne peut être consolé. Il n’était pas nécessaire à la
démonstration que ce soit la femme qui tienne en b ) le rôle du consolateur,
mais on a ainsi une économie de moyens, un effet piquant par un
renversement des rôles qui apparaît comme un juste retour des choses ;
surtout, on joue sur l’opposition du masculin et du féminin, la femme prend
la place de l’homme, les rois remplacent les reines, et l’ensemble du conte
dessine une suite de figures, une sorte de pas de deux : d’abord, deux figures
où l’attitude est contrastée, avec ensuite échange des attitudes, puis une
figure où l’attitude est commune. Le mouvement du texte s’accélère à
l’approche du trait final : la deuxième figure, qui reproduit la première en
écho, est aussi résumée que possible, et la dernière est enlevée rapidement.

139
PRINCIPAUX TEXTES OBSERVÉS.
(les textes précédés d’un * font l’objet d’une description)

APOLLINAIRE Calligrammes : « Mon cœur » ; « La


cravate ».
D’AUBIGNÉ Tragiques, VII, 669-674. 74
AYMÉ La Jument verte I. 24
101
Légende poldève.
PAT 7AP La Duchesse de Langeais, Poche, pp. 35-58. 134
* _ 35
La Duchesse de Langeais, Poche, pp. 54-55. 95
» _ 51
La Duchesse de Langeais, Poche, p. 63.
Le Curé de Tours, Garnier, pp. 13-14.
* _
Le Cousin Pons IV.
BOSSUET Sermon sur la mort. 96
92
33
CAMUS L’Etranger I, 1. 26
L’Etranger II, 4.
_ L’Etranger II, 5. 90
CHATEAUBRIAND Atala. 126
Atala. 93
René. 132
CORNEILLE Le Cid IV, 3.
105
109
L’illusion comique V, 5.
Monsieur Badin. 94
30
* COURTELINE
CREBILLON
Les Egarements du cœur et de l’esprit, 88
_
16.
Lesp. Egarements du cœur et de l’esprit,
DIDEROT 47
La Religieuse, Pléiade, pp. 292-293. 91
_ La p.
20.
Religieuse, Pléiade, pp. 295. 47
_ Le Neveu de Rameau, Pléiade, p. 412.
_
Jacques le fataliste et son maître, Pléiade, 36
_ p. 585.le fataliste et son maître, Pléiade,
Jacques 42
107-108
_ _ Jacques le 565-
pp. 476- 566. et son maître, Pléiade,
fataliste 64
6. 108
* DION CHRYSOSTOME pp. 565-56
Discours XXXII, 415.
FLAUBERT Madame Bovary I, 8.
* _ Madame Bovary I, 8. 39
36
— Madame Bovary I, 8. 59
— Madame Bovary I, 9 et II, 1. 65
— Madame Bovary II, 1.
* _
Madame Bovary III, 2.
* _ 70
134
Madame Bovary III, 8. 133
— Madame Bovary III, 2, 8.
— Madame Bovary III, 11. 76
137
* _
L’Education sentimentale, II, 1. 31

140
FRANCE A. Abeille. 101
(GALLAND) Les Mille et Une Nuits 86-117-118

Les Voyages de Sindbad le Marin. 123
GAUTIER TH. Le Capitaine Fracasse.
GIDE 107
68
La Symphonie pastorale, 10 mai.
HEMINGWAY Paradis perdu. 56-57
HOMERE Iliade III, 355-382.
HUGO Notre-Dame de Paris II, 6. 65-88
99
— Les Misérables, II, 1, 10.
ISAIE 55-83
32
11, 6-11.
LAFAYETTE Mme de La Princesse de Clèves, Pléiade, pp. 1124-
1125. 56
* LA
* _ FONTAINE Fables VII, 9 - Le Coche et la Mouche. 49-50
Fables VII, 10 - La Laitière et le Pot au
lait. 18
119
LE SAGE Le Diable boiteux.
MALRAUX L’Espoir I, I, II, 3. 67
42

L’Espoir II, I, I, 2. 65
MARIVAUX Le Jeu de l’amour et du hasard, I, 7.
MAUPASSANT Sur l’eau 10 avril. 43-44
102-103-104
_
Sur l’eau, 10 avril.
_ Le Gueux.
- - Le Petit fût.
92
MICHELET Histoire de la révolution VII, 8. 92
OSTROSVSKI La Fille sans dot. 131
16
PERRAULT Ch. Cendrillon.
100
* PIRANDELLO Six personnages en quête d’auteur. 113
POULET dom Histoire de l’église I, p. 352. 11-16
PROUST Du côté de chez Swann I, 1. 68
PRUDHOMME Sully Les Solitudes. Le Cygne.
70-71
PREVOST abbé Histoire du chevalier Des Grieux et de
Manon Lescaut I, Poche, pp. 19-26, 20-21, 120-
* _ 121-122, 212-213.
Histoire du chevalier Des Grieux et de
Manon Lescaut II, Poche, pp. 121-122, 212-213
RIMBAUD Poésies XVIII - Roman.
37
* _ 20
Illuminations XXII - Aube.
ROBBE-GRILLET Les Gommes I, 6.

La Jalousie, Minuit, pp. 13 et 14. 59
32
RONSARD Amours de Marie II, 4 - « Comme on voit
* _
sur la branche... » ; « Je vous envoie des
bouquet... » - Pièce retranchée un
Amours de Marie. 33
ROUSSEAU J.-J. La Nouvelle Héloïse 4, lettre 17. 40
SARRAUTE N. Martereau, Poche, p. 99.
SCARRON 28
Le roman comique, Pléiade, pp. 522-523. 93
STENDHAL Le Rouge et le Noir I, 1. 125-126
* _ 62
* _ Le Rouge et le Noir I, 6.
Le Rouge et le Noir II, 35. 111

La Chartreuse de Parme III. 58-59
* TOLSTOÏ Anna Karénine VII, 21. 78
* VOLTAIRE Les Deux Consolés. 138-139
* _ Candide. 127

141
LECTURES COMPLÉMENTAIRES.

1.1.
* E. Benveniste. Problèmes de linguistique générale, V, 19. Gallimard (1966).
Renée Balibar.
Littérature Le passé composé fictif dans « L’Etranger » d’Albert Camus,
7 (1972).
U. Weinrich. Le Temps. Ed. du Seuil, 1973.
1.2.
* Roman Jakobson. Essais de linguistique générale, coll. Points, Ed. de Minuit
(1963), pp. 176-196.
Oswald Ducrot. Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique,
Hermann (1972).
1.3.

* Gérard Genette. Figures III, coll. Poétique, Seuil (1972), pp. 225-238.
Jacques Favier. Les jeux de la temporalité en science-fiction, Littérature 8 (1972).
Edouard Dujardin. Le monologue intérieur, Messein (1931).
Fitch.
Bryan T. des
Archives Narrateur
Lettres et narration
modernes dans « L’Etranger » d’Albert Camus,
(1960) ; 1968.
du « monologue intérieur » : lecture d’une théorie,
5 (1972). A propos
Danièle Sallenave.
Littérature
Jean Ricardou. Problèmes du nouveau roman, coll. Tel Quel, Seuil (1967).
1.4.
* E. Benveniste. Problèmes de linguistique générale, V, 18, 20, 21, Gallimard
(1966).
1.5.
* Roman Jakobson. Essais de linguistique générale, coll. Points, éd. de Minuit
(1963), p. 177.
Id. Questions de poétique, coll. Poétique, Seuil (1973), pp. 205-208.
* Gérard Genette. Figures III, coll. Poétique, Seuil (1972), pp. 122-144 et
238-266.
Marie-Julie Hanoulle. Quelques manifestations du discours dans « Trois
Contes », Poétique 9 (1972).
Jean Rousset. Comment insérer le présent dans le récit : l’exemple de Marivaux,
Littérature 5 (1972).
Marguerite Lips. Le style indirect libre, Payot (1926).
Tsvetan Todorov. « Les registres de la parole ». Journal de Psychologie, 64
(1967), 3, pp. 265-278.
2.1.
* Gérard Genette. Figures III, coll. Poétique, Seuil (1972), pp. 206-223.
Boris Uspenski. Poétika Kompozicii, Moscou (1970). Point de vue : le problème
de la dénomination, pp. 31-40 et 46, in Poétique 9 (1972).
Wayne C. Booth. Distance et point de vue, Poétique 4 (1970).
Françoise van Rossum-Guyon. Point de vue ou perspective narrative, Poéti¬
que 4 (1970).
Raymonde Debray-Genette. Du mode narratif dans les « Trois Contes »,

142
Littérature 2 (1971).

(197lf °USSET’ P°Sitions’ distances> Perspectives dans « Salammbô », Poétique 6


Jean Pouillon. Temps et roman, Gallimard
(1946).
2.2.

Joseph Frank. La forme spatiale dans la littérature


moderne, Poétique 10 (1972).
Roland Barthes. L’effet de réel, Communicat
ions 11 (1968).
ppC,Î4S456ENETTE* FigUres 111 ’ * sin8ulatif /itératif », coll. Poétique, Seuil (1972),
Georges Blin. Stendhal et les problèmes du roman,
Corti (1953).
3.2.

* Gérard Gemette. Figures II, « vraisemblance et


motivation »,
Seuil (1969) ; pp. 71-100.coll. Tel Quel ’
Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca. Traité de l’Argumentation. La nouvelle
rhétorique, « les présomptions », 2e éd.
Communications 11 (1968). « Le vraisemb(1970), pp. 93-99.
lable. »
3.3.

Roman Jakobson. « Du réalisme artistique », dans * Théorie de


la littérature.
Textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tsvetan
Todorov
coll. Tel Quel, Seuil (1965), pp. 98-108.
B. Tomachevski. « Thématique. La motivation réaliste », ibid., pp.
284-289
Littérature 8 (1972). « Le fantastique ».
Tsvetan Todorov. Introduction à la littérature fantastique, coll. Poétique
Seuil
H
(1970).
Poétique 16 (1973). « Le discours réaliste ».
3.4.

* Gérard Genette. Figures III, « Métalepses », coll. Poétique, Seuil (1972)


pp. 243-246.
Wolfgang Kayser. Qui raconte le roman?, Poétique 4 (1970).
4.2.
V. Chklovski. « La construction de la nouvelle et du roman », dans Théorie
de la littérature. Textes des formalistes russes... pp. 170-177.
Boris Uspenski. Poétika Kompozicii, Moscou (1970), « L’alternance des points
de vue interne et externe en tant que marque du « cadre » dans une œuvre
littéraire », pp. 189-195, dans Poétique 9 (1972).
B. Tomachevski. « Thématique. Le héros », dans * Théorie de la littérature.
Textes des formalistes russes..., pp. 293-298.
Ph. Hamon. Pour un statut sémiologique du personnage, Littérature 6 (1972).
Id. « Le Horla » de Guy de Maupassant. Essai de description structurale, Littéra¬
ture 4 (1971).
France Vernier. Les disfonctionnements des normes du conte dans « Candide »,
Littérature 1 (1971).
F. Mauriac. Le romancier et ses personnages, Paris (1933).
4.3.
B. Tomachevski. « Thématique. Motivation compositionnelle », in * Théorie
de la littérature. Textes des Formalistes russes... pp. 282-284.
Roland Barthes. Introduction à l’analyse structurale des récits, Communica¬
tions 8 (1967).

143
Table des matières

Avant-propos D

PREMIÈRE PARTIE : QUI PARLE? 9

1.2. Les embrayeurs 22


1. 3. Le temps de la narration 31
1.4. La personne 36
1. 5. Les relais de parole 40

DEUXIÈME PARTIE : QUI VOIT? 53

2. 1. Foyers et regards 55
2. 2. Structures de la représentation 65
1.1. L’énonciation hi
TROISIÈME PARTIE :s tor
ILL iqONS
USI
ue
81
1^
3. 1. La motivation réaliste 83
3. 2. La motivation réaliste (suite) 90
3. 3. Connivence et fonctionnement silencieux 99
3. 4. Connivence et mise à nu de la fiction 107

QUATRIÈME PARTIE : CONSTRUCTIONS 115


4. 1. Réunion et enchaînement
La nouvelle-cadre 117
4. 2. Réunion et enchaînement
Le héros. Le voyage. Juxtapositions 123
4.3. Compositions 131

Principaux textes observés 140

Lectures complémentaires 142

Impr. Aubin, 86240 Ligugé


D.L. 2e trim. 1981. — Editeur Y 29768 (D.c. vu). — Imprimeur, L 13348
Imprimé en France
TRENTUN VERSITY

64 05 7598 9
0 1
date due
N • LITTÉRATURE FRANÇAISE
Michel PATILLO
Né en 1932, agrégé *
docteur de IIIe cycle,)
2ST • LINGUISTIQUE FRANÇAISE préparatoires du lycée fi •» 'J O
qui s'efforcent de mo,
de la littérature française en tenant compte
de l'apport des sciences humaines.
N • LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
\ Q t r\ h -

• LANGUES ET LITTÉRATURES
N ANCIENNES

3ST • LANGUES, LITTÉRATURES


ET CIVILISATIONS ÉTRANGÈRES

• PHILOSOPHIE

• PSYCHOLOGIE, SOCIOLOGIE

• HISTOIRE

• GÉOGRAPHIE

N • SCIENCES ÉCONOMIQUES
ET POLITIQUES

N • DROIT ET ADMINISTRATION

• SCIENCES DE L’ÉDUCATION Précis d’analyse


littéraire
• ARTS Ce manuel, destiné aux étudiants du pre¬
mier cycle, propose une méthode pour
réunir des observations claires et objectives
sur les textes littéraires, conçus comme
structures de formes et de significations.
On y apprend, à l’aide d’exemples, à
reconnaître qui parie, qui voit, quelles sont
les principales techniques de la construc¬
tion, les principaux modes de la fiction.
Des modèles de descriptions de textes
indiquent comment faire servir ces données
Couverture : Photo I.G.N. 190033 à l’analyse littéraire.

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