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454077

BIBLIOTHÈQUE CLASSIQUE D'OUVRAGES PHILOSOPHIQUES

PLATON

LA RÉPUBLIQUE

(LIVRE VI)

NOUVELLE ÉDITION
AVEC UNE ETUDE SUR LA POLITIQUE PLATONICIENNE
UNE ANALYSE SOMMAIRE DU DIALOGUE la République
DES NOTES HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES
ET UN EXTRAIT DU LIVRE VII

PAR

ALFRED ESPINAS
Professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Bordeaux

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PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET C


FÉLIX ALCAN , ÉDITEUR
108 , BOULEVARD SAINT - GERMAIN , 108

1886

£54077
PLATON

LA RÉPUBLIQUE

(LIVRE VI )
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
FÉLIX ALCAN , ÉDITEUR
m
AUTRES OUVRAGES DE M. ALFRED ESPINAS
Des 'Sociétés animales. 1 vol. in-8, 2e édition , précédée d'une introduc-
tion sur l'Histoire de la Sociologie. 1 vol. in-8 . 7 fr. 50
La Philosophie expérimentale en Italie. - 1 vol. in-18 . 2 fr. 50
Principes de psychologie de HERBERT SPENCER, traduits de l'anglais, en
collaboration avec M. Th. RIBOT, 2 vol. in-8 . 20 fr.
wwwwww
BIBLIOTHÈQUE CLASSIQUE D'OUVRAGES PHILOSOPHIQUES
AUTEURS
Devant être expliqués dans les classes de philosophie, conformément aux pro-
grammes de l'enseignement secondaire classique prescrits par arrêté du
22 janvier 1885.
AUTEURS FRANÇAIS
Descartes. Discours sur la méthode; première méditation, avec notes. instruction et
commentaires, par M. V. BROCHARD, professeur de philosophie au lycée Fontanes.
1 vol. in-12, 2e édition . 2 fr.
Descartes. Les Principes de la philosophie, livre I, avec notes, par M. V. BROCHARD,
professeur au lycée Fontanes. 1 vol . in-12, broché. 1 fr. 25
Leibniz. - Monadologie, avec notes, instruction et commentaires, par M. D. NOLEN,
recteur de l'Académie de Douai. 1 vol. in-12. . . 2 fr .
Leibniz. Nouveaux essais sur l'entendement humain, avant-propos et livre I, avec notes
par M. PAUL JANET, professeur à la Faculté des lettres de París. 1 vol. in-12. 1 fr.
Malebranche, De la recherche de la véritée, livre II (de Imagination); avec notes,
par M. PIERRE JANET, professeur au lycée du Havre. 1 vol. in-12.. 1 fr. 80
Pascal. - De l'autorité en matière de philosophie. - De l'esprit géométrique. - Entre-
tien avec M. de Sacy, avec notes, par M. J RT, doyen de la Faculté des lettres de
Rennes. 1 vol. in-12 . 1 fr.
Condillac. -- Traité des sensations, livre I, avec notes, par M. GEORGES LYON, pro-
fesseur au lycée Henri IV. 1 vol. in-12. . 1 fr. 40
AUTEURS LATINS
Lucrèce. De natura rerum, livre V, avec notes, introduction et commentaires, par
M. GEORGES LYON, professeur an lycée Henri IV. — 1 vol. in-12 . 1 fr. 50
Cicéron. - De natura deorum, livre II, avec notes, introduction et commentaires, par
M. PICAVET, agrégé de l'Université. — 1 vol. in-12. . . . . . 2 fr.
livre I, avec notes, introduction et commentaires, par M. BOIRAC
Cicéron. De officiis,Condorcet. 1 fr. 40
professeur au lycée 1 vol. in-12...
Sénèque. - Lettres à Lucilius (les 16 premières), avec notes, par M. DAURIAC, 1profes-
seur à la Faculté des lettres de Montpellier. -- 1 vol . in-12 . fr. 25
AUTEURS GRECS
Xénophon. - Mémorables, livre I, avec notes, introduction et commentaires. par
M. PENJON, professeur à la Faculté des lettres de Douai. — 1 vol. in-18. . . . 1 fr. 25
Platon.- La République, livre VI, avec notes, introduction et commentaires, par
M. ESPINAS, professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux. 1 vol. in-18. 2 fr.
Aristote. Morale à Nicomaque, livre X, avec notes, introduction et commentaires,
par M. L. CARRAU,
Paris.1 directeur des conférences de philosophie à la Faculté des lettres
vol. in-12.. 1 fr. de
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Epictete. Manuel, avec notes, introduction et commentaires, par M. MONTARGIS, fr.
agrégé de l'Université. — 1 vol. in-12. . .. 1
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ET DU BACCALAUREAT ES SCIENCES RESTREINT
Histoire naturelle élémentaire (Zoologie, Botanique, Géologie), par le Dr LE NOIR. 5 fr.
-1 vol. in-12, avec 251 figures dans le texte, 2e édition , broché.
Physique élémentaire, par le même. — 1 vol . in-12, avec 455 figures dans le texte. 6 fr.
Chimie élémentaire, par le même. — 1 vol . in-12, avec figures dans le texte. 3 fr. 50
Mathématiques élémentaires ( Arithmétique, Géométrie, Algèbre, Cosmographie), 5 fr.
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Paris. Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères . - 18166.
454077
BIBLIOTHÈQUE CLASSIQUE D'OUVRAGES PHILOSOPHIQUES

PLATON

LA RÉPUBLIQUE

( LIVRE VI )

NOUVELLE ÉDITION
AVEC UNE ÉTUDE SUR LA POLITIQUE PLATONICIENNE
UNE ANALYSE SOMMAIRE DU DIALOGUE la République
DES NOTES HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES
ET UN EXTRAIT DU LIVRE VII
May
X
..FAR

ALFRED ESPINAS
Professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Bordeaux

PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie


FÉLIX ALCAN , ÉDITEUR
108 , BOULEVARD SAINT - GERMAIN , 108
-
1886
Tous droits réservés.
AVERTISSEMENT

Un commentaire philosophique du VI livre de la


République nous ayant été demandé, nous avons
profité de l'occasion pour refondre l'Introduction
sur la Politique platonicienne qui précédait notre
commentaire du livre VIII , paru en 1881. Cette
Introduction présentait des lacunes et des inexacti-
tudes ; nous avons fait un sérieux effort pour com-
bler les unes et corriger les autres . Les étudiants
en philosophie de première année trouveront au
premier abord la lecture de ces quelques pages et
du commentaire lui-même un peu austère ; mais il
est vraiment impossible de comprendre le VI livre
de la République si l'on n'entre pas dans les détails
de la doctrine platonicienne . Que l'on nous suive
résolument dans ces précisions et on y trouvera
bientôt une réelle clarté . Puisque ce livre figure
sur le programme de la classe de philosophie , c'est
que des personnes compétentes ont jugé que l'auteur
pouvait être entendu des élèves de cette classe, non
par à peu près , sous quelque habillement moderne ,
ESPINAS . - Rép. de Platon, L. VI .
AVERTISSEMENT .

mais tel qu'il a été. Les jeunes gens pour qui cette
édition est faite ne voudront pas démentir la bonne
opinion qu'on a d'eux .
Les candidats à la licence et à l'agrégation trou-
veront peut-être quelque chose à prendre dans ce
travail ; les sources y sont indiquées .
Pour l'orientation générale , M. Denis et surtout
M. Havet ont été nos guides . Nous n'avons pas cité
les beaux ouvrages de Henri Martin et de M. Fouil-
lée sur la philosophie platonicienne , mais nous nous
en sommes constamment servi . Nous devons enfin
des remerciements à M. Tannery, pour ses ingé-
nieuses études sur la partie scientifique du système de
Platon et pour la notoriété qu'il a donnée en France
aux importantes recherches de Teichmüller sur la
Chronologie des Dialogues .
ORIGINES ET PRINCIPES

DE LA

POLITIQUE PLATONICIENNE

ORIGINES

Aucune doctrine n'est l'œuvre d'un seul esprit . Aris-


tote , qui est regardé avec raison comme le fondateur
de la science politique, n'a fait que continuer Platon
en le corrigeant ; et Platon lui-même doit beaucoup à
ses devanciers .
On sait que trois principales écoles de philosophes se
sont développées en Grèce avant les sophistes : mais
d'un point de vue plus général on pourrait rattacher
ces trois traditions distinctes à deux tendances domi-
nantes . Si les Éléates , en effet, s'opposent aux Ioniens
en ce qu'ils n'admettent qu'un seul principe et pensent
tirer de la raison (non des sens) la connaissance de
l'Être universel, ils sont d'accord avec eux pour com-
battre la théologie vulgaire : comme eux, ils font de ce
monde l'objet de la science ; leur panthéisme idéaliste
4 INTRODUCTION .

est une théorie de la nature , comme le panthéisme


matérialiste d'Héraclite et comme le mécanisme des
Abdéritains . Au contraire , Pythagore et Empedocle sont
des théologiens . Ils s'inspirent des dogmes orphiques
et de l'enseignement des mystères, s'ils ne puisent pas
directement aux mêmes sources orientales . Expliquant
ce monde par des réalités transcendantes , ils se trou-
vent ainsi conduits à faire de l'autre monde , supérieur
à celui- ci , le but véritable de la science . Révélateurs et
prêtres plus que philosophes , ils appartiennent sous ce
rapport à une tout autre famille d'esprits que les pen-
seurs indépendants d'Élée , d'Abdère et de Milet. Ajou-
tons qu'ils représentent les aspirations d'une race dif-
férente . Xénophane était Ionien . <« Éléa , appelée plus
tard Véléa par les bouches romaines , était une colonie
des Phocéens d'Ionie , qui l'avaient fondée lorsque , par
un noble amour de la liberté , ils avaient abandonné aux
Perses leur patrie de l'Asie Mineure . » (O. Müller . ) Les
Éoliens qui colonisèrent Abdère habitaient depuis long-
temps côte à côte avec les Ioniens d'Asie , et en contact
intime avec eux , sur les bords de la mer Égée . Au con-
traire , les populations italiques et siciliennes, devant
lesquelles Pythagore et Empédocle firent leurs prodiges ,
étaient doriennes . Si on envisage les choses d'ensem-
ble , on trouve en présence , dans la lutte'de tendances
en qui se résume l'histoire de la philosophie grecque
jusqu'à Socrate : d'un côté , le génie ionien , souple , ou-
vert, aimant la vie , curieux de découvertes et porté aux
aventures intellectuelles ; d'un autre cóté , le génie
dorien , dur , étroit , hanté de visions mystiques , attaché
aux antiques traditions et défiant à l'égard de toute
nouveauté.
Platon , comme Socrate son maître , essaya de fondre
dans toutes les parties de sa philosophie les doctrines
POLITIQUE NATURALISTE . 5

naturalistes des Ioniens avec les dogmes religieux aux-


quels il croyait attaché son propre salut et celui de la
cité. Sa politique est mystique comme tout son système ,
mais il y fait entrer tout ce qu'une pareille conception
lui semble comporter de vérités scientifiques , tant ex-
périmentales que rationnelles . C'est ce qui explique à
la fois comment la politique platonicienne est le type
de toutes les politiques théocratiques dont on a vu l'ap-
parition depuis la fin de la cité antique , et comment
elle a pu , en même temps, donner naissance à la polí-
tique d'Aristote , avec laquelle se trouve si merveilleu-
sement d'accord , après de longs siècles de progrès , la
science sociale contemporaine .
Remontons , pour bien comprendre la pensée de Pla-
ton , à la double source d'où elle dérive .

Politique naturaliste : les Ioniens


et les Sophistes

L'idée que l'on se fait de la vie et de la société dépend


de celle que l'on professe implicitement ou explicite-
ment sur le monde et sur la place de l'homme dans la
nature .
Les Ioniens et les atomistes s'accordent à penser que
toutes choses sont dans un perpétuel devenir ; pour
eux , le monde est né et s'est développé spontanément
comme la plante sous l'empire de lois naturelles . Il
en est de même des espèces vivantes . C'est de la terre
humide , grâce à l'action du soleil , plus énergique à
l'origine qu'elle ne l'est maintenant, que les premiers
6 INTRODUCTION.

germes des êtres se sont formés , puis sont éclos . D'abord


aquatiques et tous semblables , les animaux émigrent
ensuite sur les plages vaseuses et se diversifient en es-
pèces terrestres ou ailées . L'homme est le dernier venu
des animaux ; supérieur à eux par l'intelligence , il a
même origine et même nature . Ses mœurs , semblables
d'abord à celles de ses ancêtres et congénères , se per-
fectionnent avec le temps ; c'est par elles surtout que
l'écart entre notre race et les races animales s'agrandit,
quand peu à peu les hommes se donnent « des chefs ,
des lois , des arts et des cités » . Mais il n'y a rien d'éter-
nel . La civilisation humaine périra, et la terre elle-
même aura sa décrépitude . Comme les arbres qui por-
tent à la fois des fleurs et des fruits , l'univers renferme
des mondes à tous les degrés de maturité ; les uns nais-
sent, tandis que d'autres meurent nés de la matière
indistincte par une différentiation progressive, tôt ou
tard ils y doivent rentrer confondus . « Là d'où ce qui
est tire son origine, il doit aussi avoir sa fin , selon la
justice (ordre) . Car une chose est toujours frappée et
punie par une autre pour son injustice (désordre in-
terne , imperfection) selon l'ordre des temps. » (Anaxi-
mandre .) La lutte entre les êtres , d'abord féconde , finit
donc par leur devenir fatale , et , qu'il s'agisse des indi-
vidus ou des espèces , des mondes ou même des dieux ,
la vie et la mort se succèdent suivant un rythme
éternél et inévitable .
Il est évident que , dans la mesure où l'on peut prêter
aux esprits de ce temps reculé les conceptions du nôtre ,
les Ioniens et les atomistes admettaient une sorte d'é-
volutionnisme grossier. Quand Héraclite disait Ce
monde, aucun des dieux et des hommes ne l'a fait, il 'ex-
primait, aussi clairement que le permettait le langage
d'alors , l'idée de croissance et de développement spon-
POLITIQUE NATURALISTE .

tanés . Quand il disait : óheμos яаτηρ яάντшν, еt soutenait


que toute harmonie est précédée d'une opposition préa-
lable , il entrevoyait vaguement quelque chose de ce.
que nous appelons la lutte pour l'existence . Sous des
métaphores diverses (ἡ δίκη , ἡ εἱμαρμένη , ὁ λόγος , τὸ
φρονέειν πᾶσι ξυνόν , δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ) c'était la loi, l'en-
chaînement nécessaire des phénomènes qu'il cherchait
à saisir. Nul de même n'a expliqué plus nettement l'idée
du devenir. Quant au mode suivant lequel se fait l'évo-
lution , Anaximandre suggère l'idée de la différentiation
à partir de l'indistinct primitif (ἐκ τοῦ ἑνὸς ἐνούσας τὰς
ἐναντιότητας ἐκκρίνεσθαι) . Démocrite a serré de plus près
le problème . Il établit comme cause de la formation
des êtres la loi d'attraction du même au même entre
les animaux comme entre les atomes . « Les animaux
s'assemblent avec les animaux de même espèce , les pi-
geons avec les pigeons , les grues avec les grues , et il en
est de même chez les autres animaux . On observe la
même chose dans les corps bruts ; par exemple , dans
les semences que l'on passe au crible et dans les pierres
éparses sur le rivage ; quand on secoue le crible, les len-
tilles se mettent avec les lentilles , l'orge avec l'orge , le
blé avec le blé , - et le mouvement de l'eau fait que les
cailloux longs sont jetés à la même place que les longs,
les ronds à la même place que les ronds , comme si la
similitude était pour les choses une raison d'assem-
blage . » Spencer , dans ses Premiers Principes , a in-
voqué les mêmes exemples, presque dans les mêmes
termes , pour établir la même loi (chap . xxi , p . 492 de
la trad . française ) . A plus de vingt siècles de distance ,
le philosophe contemporain se rencontre avec Démo-
crite pour tirer des lois élémentaires du mouvement la
raison de l'ordre qui règne dans les productions de la
nature .
INTRODUCTION .

Si le monde est un corps organisé , un ov qui naît ,


se développe et se dissout sans l'intervention d'aucune
puissance supérieure , en vertu de lois nécessaires , la
société humaine , partie du monde , doit être semblable
à lui et participe sans doute aux mêmes destinées . Hé-
raclite semble avoir le premier aperçu cette consé-
quence. « La raison , dit-il , est commune à tous ; il faut
que les hommes , pour parler avec raison , s'appuient
sur la raison universelle , comme la cité s'appuie sur la
loi ; mais celle-ci bien plus fortement. Car toutes les lois
humaines s'alimentent d'une loi unique, qui est une
loi divine et qui , non seulement a toute la puissance
qu'elle veut, mais prête sa force à toutes les autres et
en a encore par surcroît . » (Mullach, fragment 19. ) La
cité ne peut donc , comme toutes choses , croître et pros-
pérer qu'en participant à la raison universelle , à l'ordre
cosmique . Les lois doivent en être l'expression . Mais
les hommes ne se sont-ils pas parfois écartés de la na-
ture des choses dans la confection de la loi ? C'est ce
que suggère Hippocrate dans un passage tout pénétré
des idées d'Héraclite : « La loi et la nature dont tout est
fait ne sont pas d'accord , bien qu'elles paraissent l'être .
Car les hommes se sont institué des lois sans savoir
leur objet véritable... » A quoi nous pouvons joindre
cet autre fragment , attribué par un scoliaste homérique
à Héraclite lui-même : «….. Sortant des mains de Dieu
tout est beau, bon et juste ; mais , parmi les institutions
humaines, les unes sont justes , les autres ne le sont
pas . » (Mullach , fragment 96. )
Aussi n'est-on plus surpris de voir la distinction entre
la nature et la loi, entre la force des choses et les con-
ventions humaines , se formuler enfin très nettement
dans la pensée d'Archélaüs , le dernier représentant de
la philosophie ionienne : Le juste et le honteux n'existent
POLITIQUE NATURALISTE .

pas par nature, mais par convention (oỷ qúceɩ åhλà vóµw) .
Cette formule décisive résume toute une morale et toute
une politique empiriques que , suivant le témoignage de
Diogène Laërte , Archélaüs avait jointes à la physique de
ses maîtres , mais qui ne nous sont point parvenues .
Les principaux traits en étaient la parenté de l'homme
avec les animaux, et la communauté d'intelligence et
de mobiles entre notre race et les espèces inférieures ,
ce qui ne l'empêchait pas d'aboutir à un tableau des
progrès de la civilisation , et à un exposé des devoirs
digne des sympathies de Socrate .
On voit tout de suite cependant que la formule
d'Archélaüs pouvait être entendue comme une négation
de l'existence réelle de la justice et de l'injustice , du
bien et du mal . Si c'est la loi , c'est-à -dire la volonté du
législateur qui fixe ce qui est noble et honteux , on
pourra soutenir, comme Calliclès dans le Gorgias et
Thrasymaque dans la République, que cela est déclaré
bon en chaque pays qui est avantageux au parti le plus
fort, c'est-à-dire d'ordinaire à l'immense majorité des
faibles , ligués contre les esprits supérieurs ; mais que
ceux-ci sont toujours en droit de rompre la trêve im-
posée et de rentrer dans l'ordre de la nature où la justice
et le succès coïncident exactement . Le suprême mérite
selon la nature sera même de paraître d'accord avec
la morale tout en la violant , soit qu'on persuade au
peuple qu'on ne s'est vraiment pas écarté de la loi , soit
qu'on se mette par la grandeur de ses succès au-dessus
des lois mêmes et que, d'accord avec les représentants
des dieux, on fasse passer pour sacré un pouvoir issu
de la violence . Car la religion est encore une conven-
tion sociale, une invention des politiques destinée à
soutenir la morale qui en est une autre . Ce qui revient
à dire que la distinction entre le bien et le mal est
1.
10. INTRODUCTION .

bonne pour les simples , mais ne saurait retenir les gens


sans préjugés . La thèse est audacieuse , et l'on pourrait
croire que , soit dans les dialogues ci-dessus cités , soit
au Xe livre des Lois, Platon calomnie ses adversaires
quand il la leur met dans la bouche, mais nous savons
qu'en effet elle a été soutenue . Alcibiade s'est bien
conduit de manière à prouver qu'il l'admettait, et Cri-
tias l'a exposée tout au long dans sa tragédie de Sisyphe .
<«< Il fut un temps où la vie de l'homme était sans règle,
et bestiale, et sous l'empire de la force . Alors il n'y
avait nul avantage proposé à l'émulation des bons ,
nulle punition pour les mauvais . C'est postérieurement,
ce me semble , que les hommes ont établi les lois
répressives, afin que la justice fût maîtresse et tint la
violence sous sa sujétion . Ceux qui enfreignaient la loi
furent dès lors punis . Mais comme ce que les lois inter-
disaient par la force de faire ouvertement, on le faisait
en cachette , alors , je le crois , un homme fin et habile
inventa un épouvantail à l'usage des mortels , pour que
les méchants ressentissent encore quelque crainte ,
alors même que leurs actions , leurs paroles et leurs
pensées resteraient secrètes . C'est ainsi qu'il introduisit
la religion ; à savoir qu'il y a un daimôn florissant
d'une vie impérissable, dont l'esprit entend , voit , con-
naît et surveille toutes choses, ayant une nature divine ,
qui peut entendre tout ce que disent les hommes et
x voir tout ce qu'ils font . Et si vous méditez en silence
quelque méfait, cela n'échappera pas aux dieux, car
ils ont la pensée . En disant ces choses , cet homme a
introduit le plus agréable des enseignements , cachant
la vérité sous un langage trompeur. Pour frapper davan-
tage les esprits des hommes, il dit que les dieux habi-
taient là d'où il savait que viennent aux mortels et les
plus terribles craintes et les bienfaits les plus précieux
POLITIQUE NATURALISTE . 11

au milieu de leur malheureuse vie , dans la région des


mouvements supérieurs , où il savait que résident les
éclairs et les horribles grondements de la foudre , dans
la splendeur constellée du ciel , chef-d'œuvre du temps,
ce grand artiste , d'où s'élève la masse en feu du soleil
et d'où tombe sur la terre la pluie rafraîchissante . Telles
sont les craintes qu'il inspira de toutes parts aux hom-
mes . C'est ainsi que , se réglant sur elles , il assigna au
daimôn la demeure qui lui convenait le mieux et étouffa
le désordre sous l'empire des lois . Voilà comment , à
mon avis , un homme persuada pour la première fois
aux mortels qu'il y a une race de génies divins . »
Mais il ne faut pas croire que ce langage , tenu en
effet par quelques enfants perdus de la philosophie
naturaliste , par ces jeunes nobles profondément scep-
tiques, produits d'une civilisation déjà raffinée , bien
décidés à ne se laisser arrêter par aucun scrupule dans
la satisfaction de leurs convoitises , que ce langage,
disons-nous, ait été celui de tous les philosophes autres
que Socrate et ses disciples , bref, de tous ceux qu'on a
appelés sophistes . Platon lui-même ne le leur attribue
que dans les dialogues de la dernière période de sa vie ,
et encore ne met-il en avant aucun nom connu . Il est
même douteux que Calliclès soit un personnage réel . On
sait quelles doctrines ont professé les maîtres de la
sophistique et ce ne sont pas celles-là, sinon en ce qui
concerne la religion , du moins en ce qui concerne la
politique et la morale .
Ils se flattaient d'avoir donné une forme rationnelle ,
méthodique à toutes les manifestations de l'activité
humaine, bref d'avoir élevé toutes les connaissances
au rang de sciences et toutes les pratiques au rang
d'arts. Le mot éx désignait à la fois la science et
l'art il signifiait en même temps connaissance sûre et
12 INTRODUCTION .

pratique raisonnée . L'expérience était leur guide en


tout ordre d'études . Ils rejetaient les secours surnatu-
rels offerts par la divination , la plupart étaient incré-
dules vis-à-vis des religions nationales ; mais ils ne par-
laient de ces choses qu'avec réserve , se contentant
d'offrir à leurs contemporains le plus grand nombre
possible de ressources contre les maux de la vie et les
habituant sans fracas à compter sur la providence hu-
maine plus que sur la providence divine .
La science était peu avancée en Grèce à cette époque ;
mais il était alors comme toujours plus sage de s'en
rapporter à ses données même incomplètes qu'à la na-
ture aveugle (qúos ) et à l'instinct (anapia) . Les sophistes
qui n'étaient pas autre chose que des savants par état
(Gogós, l'homme qui sait) , et le plus souvent des savants
universels , des encyclopédistes (Voir le Sophiste de
Platon, page 232 , d), avaient déjà soustrait à la supers-
tition et au hasard (tú ) une bonne partie de la vie
humaine, et les esprits les plus éclairés leur en étaient
reconnaissants . Ils n'étaient pas tous également versés
dans toutes les sciences et leurs connaissances n'étaient
pas toujours originales ; mais ils savaient où puiser
les lumières réclamées par leurs auditeurs , ils avaient
une merveilleuse mémoire et un talent d'exposition
extrêmement souple : ils faisaient dans leurs voyages ,
pour la science, ce que les rhapsodes avaient fait pour
la poésie ; ils la condensaient pour la répandre , et par
leurs leçons comme par leurs écrits mettaient ses bien-
faits à la portée de tous.
On leur devait des manuels sur le calcul , la géomé-
trie , l'astronomie, la géologie , la météorologie , sur
l'agriculture , sur la palestre , sur la musique , sur la
stratégie , sur les divers métiers . L'un d'eux avait com-
posé un ouvrage sur les pratiques ou arts des différents
POLITIQUE NATURALISTE . 13

peuples , une technographie générale . Ils enseignaient


surtout les sciences que nous appelons morales , l'ori-
gine des sociétés , l'histoire , sujet de prédilection des
auditoires lacédémoniens , la mnémotechnie , la littéra-
ture et la grammaire , la rhétorique , la dialectique ,
qu'ils avaient inventées , et, chose nouvelle aussi , la
politique et la morale .
Car ce n'était pas seulement telle ou telle habileté
partielle qu'ils se faisaient forts de communiquer à
leurs élèves ; c'était l'art suprême de la conduite , l'art
de se gouverner soi et les autres , d'être bon fils , bon
chef de famille , bon citoyen , bon magistrat . C'est ce
qui est répété à satiété par tous les sophistes que Platon
met en scène (sauf Gorgias) , et on est bien surpris
quand on entend des personnes qui ont lu Platon dire
que les sophistes ne connaissaient pas la science du
juste et du droit . Ils sont les premiers qui aient cherché
à la constituer, et si leurs œuvres ont fait naufrage ,
comme celles du plus grand d'entre eux , Démocrite ,
au milieu du mépris des âges postérieurs pour tout
ce qui ne flattait plus le penchant religieux , les témoi-
gnages de leurs adversaires suffisent à établir qu'ils
n'y avaient point échoué tout à fait .
Quand ils opposaient les conventions humaines à la
nature , ce n'était pas pour établir qu'il n'y a pas de loi ,
et que les prescriptions des codes et celles de la con-
science sont de nulle autorité . Ils voulaient seulement ,
contre la thèse généralement adoptée que la loi était
divine et ne devait par conséquent jamais changer
(thèse absurde reprise par Platon) , soutenir que la loi
est l'expression variable de rapports sociaux variables
eux-mêmes et qu'on doit, sans jamais se lasser , la mo-
deler de plus en plus près sur la nature des choses , sur la
constitution organique de la famille et de la cité . Hardis
14 INTRODUCTION .

réformateurs , ils donnaient par là une philosophie de


la réforme sociale , une justification du mouvement ou ,
comme nous disons , du progrès en politique . Le point
de vue du devenir ou du relatif dans les sciences mo-
rales ne pouvait être nettement discerné de l'autre
avant qu'une philosophie de l'absolu ne se dégageât et
ne s'établît ; mais le premier de ces points de vue était
bien le leur et ils sont sans aucun doute les précurseurs
des naturalistes modernes .
Aussi les réformes qu'ils réclamaient sont- elles la
plupart du temps d'accord avec l'idée que nous nous
faisons de la justice bien plus que les utopies de l'État
platonicien . Indiquons les principales , d'après Platon
lui-même et d'après Aristote . Voici d'abord Hippias qui
vient dire à une foule d'hommes composée de Grecs
de tous les pays : « Vous tous qui êtes ici , je vous re-
garde tous comme parents , alliés et concitoyens selon
la nature, si ce n'est selon la loi. Le semblable , en effet,
a une affinité naturelle avec le semblable (on reconnaît
le principe de Démocrite) ; mais la loi , ce tyran des
hommes , fait violence à la nature en bien des circon-
stances . » Assurément , ce n'est pas nous qui nous
inscrirons en faux contre cette application du principe
de Démocrite « que le semblable tend à se rapprocher
de son semblable » : les antiques préjugés qui élevaient
des barrières entre chaque cité ne trouveraient plus
aujourd'hui de défenseurs contre les réclamations de
la sympathie et de l'humanité . Ailleurs , Gorgias pro-
teste contre les incroyables difficultés dont la loi entou-
rait l'admission d'un étranger au droit de cité . En réalité ,
ce droit n'était conféré que par la naissance . Gorgias
demande ironiquement de qui les premiers citoyens de
chaque cité tenaient ce droit, et s'il faut, pour expli-
quer leur existence , imaginer qu'ils aient été fabriqués
POLITIQUE NATURALISTE . 15

par des gens l'ayant déjà , comme les mortiers sont


fabriqués par les fabricants de mortiers . Un autre
sophiste, dont Aristote ne nous a pas conservé le nom ,
déclare que l'esclavage est contre nature , «< car la dis-
tinction entre l'homme libre et l'esclave est l'œuvre
de la loi , la nature ne fait entre eux aucune différence .
L'esclavage n'est donc pas juste , étant fondé sur une
violence que fait la loi à la nature ¹ . » Nous retrouvons
toujours le même argument , et toujours au service du
droit contre une injustice consacrée . C'est encore un
sophiste , Protagoras , qui, à l'encontre des théories
chères aux partisans de l'aristocratie , théories d'après
lesquelles la vertu politique est le privilège d'un petit
nombre d'inspirés , pense que la justice et la sainteté
appartiennent à tous , au moins dans une certaine me-
sure, sans quoi les cités ne pourraient subsister. <« Il
faut que tous participent à la vertu politique , ou il n'y
a point de cités . » Doctrine vraiment libérale et hu-
maine, pleine d'une noble confiance dans la raison du
peuple.
Avoir confiance dans la raison de ses concitoyens ,
croire qu'ils sont capables , sans secours étranger, de
s'organiser et de se gouverner eux -mêmes, tendre à
rapprocher la loi de la nature , c'est-à- dire à en faire
l'expression fidèle de l'équilibre changeant qui s'éta-
blit de soi-même entre les besoins et les forces con-
traires, c'est être libéral en politique . Les philosophes
naturalistes, si sévèrement condamnés par Platon vieil-
lissant, ont tous été , sauf une seule exception (Anti-
phon), favorables à la démocratie . Si les rhéteurs des
temps postérieurs ont fini par pencher vers la monar-
chie, c'était surtout en vue d'une grande guerre contre

1. Aristote. Politique, chap . II , § 3.


16 INTRODUCTION.

la Perse et pour mettre fin aux rivalités qui divisaient


et isolaient les villes grecques : la monarchie qu'ils
appelaient de leurs vœux était une forme inférieure de
gouvernement démocratique . Partout ils ont reçu de
leurs concitoyens des missions importantes , et les ont
remplies à la satisfaction générale. A Athènes ils ont
été les amis de Périclès et , tout respectueux que ce
grand homme était des traditions dans ses discours
publics , on peut dire que l'esprit des sophistes vivait
en lui ; eux , de leur côté, devaient saluer en lui leur
idéal enfin réalisé de l'homme moderne , de l'homme
d'État selon la nature , du politique qui prend pour
guide non des entités métaphysiques, mais l'expé-
rience et la science , et tend à rendre la nation forte
et prospère plutôt qu'à assurer le salut de ses conci-
toyens .
Comme moralistes , ils ne conseillaient point une
vertu paradoxale , une vertu d'exception faite pour les
cas extrêmes et les situations tragiques ; ils n'ont pas
conçu le sage , comme le fait Platon , avec les attributs de
la douleur et de l'ignominie , sous les traits du philo-
sophe incompris , bafoué et mis en croix . Ils admettent
l'antique harmonie chantée par les poètes entre le
bonheur et la vertu . Leur sage est le citoyen à la fois
habile et honnête , utile par ses talents à lui-même et à
sa patrie , pleinement adapté aux conditions du milieu
social où il vit, mais attaché aux lois sans superstition
et sachant corriger les rigueurs du droit positif par les
enseignements de la raison et de l'humanité . Ce pas-
sage du discours prononcé par Gorgias aux jeux olym-
piques , à la gloire des Athéniens morts pour leur
patrie , nous montre bien l'idéal de la conscience
grecque arrivée , par un développement naturel , à la
dernière expression de la morale humaine et civique ,
POLITIQUE NATURALISTE . 17

au moment où elle n'est pas encore bouleversée et


déchirée par la vision de l'absolu . « Ces guerriers X
étaient vertueux comme des dieux , et mortels comme
des hommes . Ils préféraient de beaucoup à une justice
arrogante la modération et la douceur , à la rigueur de
la loi la rectitude de la raison ; car ils pensaient que la
vraie loi , la loi divine universelle consiste à faire ce
qu'on doit quand on le doit, soit qu'on ait à parler ou
à se taire , soit qu'on ait à agir , et ils s'attachaient
surtout à ces deux vertus mères de toutes les autres ,
le jugement qui discerne le devoir, la force qui l'exé-
cute secourables à l'infortune imméritée , vengeurs du
succès criminel , fiers défenseurs de leur droit , paci-
fiques dans leur manières , dominant autour d'eux le
désordre à force de sagesse , insolents envers les inso-
lents , doux envers les doux , braves en face des braves , X
terribles dans les dangers. » Les beaux préceptes de
douceur et de générosité semés dans les tragiques ne
viennent pas d'une autre source : la morale d'Euripide
est toute << sophistique ; » on a montré combien elle est
haute . « Ce poète , le plus hardi des sophistes, a dit le sa-
vant historien des Idées morales dans l'antiquité, a pres-
senti plus de vérités morales que la philosophie n'a
osé en exprimer jusqu'au stoïcisme . »>
Aussi dans la société grecque des viº et v° siècles avant
J.-C. , où la religion ne suffisait plus à l'enseignement
moral de la jeunesse , étaient-ce les sophistes , savants ,
orateurs ou poètes , qui se trouvaient naturellement
appelés à jouer le rôle d'éducateurs . Ils composaient
des morceaux d'édification qui étaient lus par eux
devant des assemblées nombreuses où l'on amenait les
jeunes gens comme de nos jours nous conduisons les en-
fants aux conférences traitant de sujets patriotiques et
moraux. Hippias, dans un de ces discours ou sermons ,
18 INTRODUCTION.

« suppose qu'après la prise de Troie , Néoptolème s'a-


dressant à Nestor lui demande quelles sont les plus
belles œuvres qu'un jeune homme doit entreprendre
pour rendre son nom célèbre . Nestor , après cela , prend
la parole et lui propose je ne sais combien d'actions
tout à fait belles . » L'apologue si connu de Prodicus
est un de ces morceaux . C'étaient les sophistes encore
qui prononçaient aux jeux olympiques ces grandes
harangues où la Grèce assemblée les chargeait en
quelque sorte officiellement de célébrer la vertu et le
patriotisme helléniques . Qu'il y ait eu parmi les dis-
ciples des sophistes , et parmi les sophistes eux - mêmes
des hommes immoraux , nul ne le nie ; mais plusieurs
d'entre eux ont en même temps suivi les leçons de
Socrate, qui n'en est pas plus responsable que l'école
naturaliste . Alcibiade et Critias sont dans ce cas . Ce
fait, dû à l'état particulier de la société athénienne ,
n'empêche pas que le groupe dont nous parlons n'ait
compris en grand nombre des hommes respectés et
respectables qui se sont trouvés investis par la confiance.
de la plupart des cités grecques, pendant un siècle , du
rôle d'éducateurs et de moralisateurs publics . C'est en
effet la fonction sociale qu'ils s'attribuent dans les
Dialogues toutes les fois qu'on les interroge sur leur
raison d'être ; ils fournissent des principes méthodiques
à la conduite de l'homme privé et de l'homme d'État ;
ils ont la prétention avouée de former de bons citoyens.
Une génération est sortie de leur école : le temps où elle
a vécu s'appelle le siècle de Périclès .
Personnellement , ils eussent joui d'une considération
indiscutée , si ce n'eût été leur irreligion et l'envie qui
s'attache à toute supériorité . Partout ils ont reçu de
leurs concitoyens des missions importantes, et les ont
remplies à la satisfaction générale . La pompe dont
POLITIQUE NATURALISTE . 19

quelques-uns s'entouraient était précisément en har-


monie avec la situation exceptionnelle qu'ils avaient
dans l'opinion ; c'est un trait de mœurs qui ne peut
surprendre ceux qui ont entrevu l'état d'esprit de leurs
contemporains. Quant aux abondantes rétributions
qu'ils recevaient, elles prouvent l'intensité du besoin
auquel leur enseignement répondait et la juste idée
qu'on se faisait des avantages que les jeunes gens en
devaient retirer . Socrate¹ ne les leur a reprochées qu'au
nom de principes économiques d'une évidente fausseté ,
aussi peu solides que ceux au nom desquels Aristote a
condamné l'intérêt de l'argent. Si l'enseignement est
une prédication inspirée , un apostolat par où la grâce
divine se communique , en effet , il doit être gratuit : ce
n'est pas un métier que de sauver des âmes , c'est une
vocation, c'est une vertu . Mais si l'enseignement est la
transmission d'habiletés techniques et de connaissances
positives, à laquelle suffit un travail bien dirigé chez
le maître comme chez l'élève, l'enseignement devient
une fonction sociale, un service économique , une pro-
fession ; c'est une valeur d'échange , il doit être rétribué .
Pour l'économiste moderne , entre la science rendue
disponible, mise à la portée des jeunes esprits , et les
autres denrées , il n'y a qu'une différence , c'est que
celle-là est la plus utile , et partant la plus précieuse de
toutes.
On peut apprécier maintenant la politique des so-
phistes ; c'est celle de philosophes naturalistes qui
croient que le monde physique est gouverné par des lois
nécessaires et veulent introduire quelque chose de la né-
cessité physique dans le monde moral où ils ne voient.

1. Platon , dans le Sophiste, 222-223, a condamné après lui le


commerce de la science μanuaτояwλxń , et le commerce des cho-
ses de l'âme en général ψυχεμπορική .
20 INTRODUCTION .

qu'une continuation de la nature . La société des hommes


est pour eux de même ordre que les sociétés des ani-
maux, et repose comme les leurs sur des instincts et
des sentiments variables . (Aristophane , Nuées , V. 1410. )
Ils excluent l'intervention divine des choses humaines ,
et veulent remplacer la providence céleste par l'art
humain fondé sur l'expérience . Ils ne se donnent pas
comme des révélateurs ; ce sont des hommes d'étude ,
de plain-pied avec leurs concitoyens , supérieurs seule-
ment aux ignorants par la science et aux malhabiles
par des talents variés dont l'éloquence est le principal.
Ils croient au progrès ; ils pensent que les distinctions
sociales ne doivent pas être fondées sur la naissance ,
ils condamnent ou critiquent l'esclavage et la noblesse .
Ils sont sinon tous, du moins presque tous , partisans
de la démocratie , parce qu'ils croient à la droiture de
la raison humaine et à la rectitude de l'instinct moral
dans la majorité des hommes . Par tous ces traits , ils
sont opposés à la philosophie et à la politique platoni-
ciennes ; il ne faut pas s'étonner que Platon les ait abhor-
rés . Ils devaient être à ses yeux ce qu'étaient pour
J. de Maistre les philosophes du XVIIe siècle , des
impies , des corrupteurs , le fléau des familles et des
États .

II

Politique mystique : les Pythagoriciens


et les Orphiques .

Au vi siècle , une nouvelle conception du monde et


de la vie commença à se répandre dans le monde grec ,
POLITIQUE MYSTIQUE . 21

probablement sous l'influence de doctrines orientales.


syrophéniciennes et égyptiennes . Phérécyde de Syros ,
Pythagore , les poètes orphiques et plus tard Empé-
docle sont les principaux interprètes de ces doctrines
qui étaient destinées à un si brillant avenir. Nous ne
pouvons qu'en signaler le caractère essentiel : <« Tandis
que les Grecs du temps d'Homère et d'Hésiode considé-
raient le monde comme une plante qui, animée par
un intime instinct de vie , croît et se développe depuis
ses racines profondes et insondables jusqu'à une forme
de plus en plus délicate et belle , les orphiques voyaient
déjà dans la divinité un ouvrier qui, avec une matière
donnée , entreprend et exécute , d'après un plan régu-
lier, la construction du monde . » (Otf. Müller , trad.
franç ., vol . II , p . 235. ) D'après Phérécyde et Pythagore ,
l'unité et la perfection étaient au commencement ; le
monde dérivait de Dieu au lieu de le contenir en
germe, γενητὸν ὑπὸ θεοῦ τὸν κόσμον. Et Empedocle , là
même où il semble admettre un progrès des choses
vers l'harmonie , entend toujours parler d'un retour ,
d'une ascension pénible et combattue vers un état de
bonheur et de pureté d'où elles sont déchues . En thèse
générale , s'il y a place dans ces divers systèmes pour
un restant d'espérance , si la créature peut encore ,
d'après eux, être rachetée et réhabilitée , l'histoire du
monde n'en est pas moins , envisagée d'ensemble , celle
d'une décadence lamentable à partir du moment où les
mains du créateur l'ont abandonné à lui -même .
Voilà la donnée générale , voilà le thème sur lequel
les inventeurs de cosmogonies brodèrent une infinité
d'histoires merveilleuses ; mais l'esprit grec d'alors
était trop subtil et trop curieux de précision pour ne
pas ramener ces conceptions à une forme définie . C'est
ce que firent les pythagoriciens. Nous voyons claire-
22 INTRODUCTION .

ment, par un mot d'Alcméon, en quoi consistait pour


eux l'essence divine . « L'âme , selon lui , est immortelle
parce qu'elle ressemble aux immortels , et elle leur
ressemble parce qu'elle se meut toujours : car tous les
êtres divins se meuvent sans interruption (par un mou-
vement qui revient sur lui-même, circulaire), ainsi font
la lune , le soleil , les astres , le ciel tout entier . » (Cf.
Pindare , Ném ., VI , 1 , 13. ) Ailleurs il déclare que « si
les hommes sont mortels , c'est qu'ils ne peuvent pas
X
joindre la fin au commencement » , c'est-à-dire que leur
vie ne forme pas un cercle parfait. C'est en cela que
consiste précisément l'harmonie ou la perfection . Car
un mouvement de cette sorte est un et constant; il
réunit les contraires en ce que le mobile occupe des
situations successives sans cesser de décrire une figure
achevée , unique , toujours la même , qui ne change pas
de lieu dans son ensemble. Mais, quelque convaincant
qu'ait pu paraître en ce temps-là un pareil raisonne-
ment, ce qui emportait la conviction dans les esprits ,
c'était que les astres passaient , du consentement una-
nime , pour des divinités vivantes et que leur genre de
vie ou leur mode de mouvement devait dès lors passer
pour le plus parfait.
Reste à savoir comment l'harmonie primitive a été
troublée, l'unité rompue et l'amour arraché par la dis-
corde à son repos ; en d'autres termes , comment le
mouvement circulaire défini , un et constant, s'est changé
en un mouvement indéfiniment multiple et variable .
Cette question ne comporte guère de réponse si l'on
suppose que la sphère ou le cercle primitif embras-
sait l'univers entier et ne laissait rien en dehors de lui .
Quoi qu'il en soit, Empédocle et Pythagore nous disent
que l'âme serait restée d'accord avec elle -même , tou-
jours la même, mais que la matière a dû subir le
POLITIQUE MYSTIQUE . 23

changement, qu'elle est devenue autre, et s'est ainsi


précipitée dans un mouvement désordonné. De là le
monde. L'âme s'est trouvée entraînée dans la chute du
corps ; partout où il y a de l'âme, brille un reflet de l'har-
monie et de la perfection célestes et se maintiennent des
mouvements réguliers ; mais , plus la matière est en
proportion considérable dans les choses , plus elles
sont combattues de contradictions et sujettes à des vi-
cissitudes sans suite . En sorte que l'âme est comme
une étrangère dans le corps ; c'est une ensevelie vivante :
ña oua, le corps est un tombeau . Aussi , bien qu'elle.
puisse, en marchant à la suite des dieux, en s'efforçant
de reprendre avec leur aide la régularité de son mou-
vement, s'affranchir peu à peu des liens du corps , cette
vie ne lui offre-t-elle guère que des sujets de tristesse .
«(( J'ai pleuré, s'écrie Empédocle , j'ai poussé des gémis-
sements en voyant ce lieu inaccoutumé où le meurtre ,
la haine et des hordes de maux semblables , les noires
maladies , les pestes et les efforts inutiles errent à tra-
vers la prairie maudite dans les ténèbres . >>
Une pareille conception du monde et de la vie ne
peut enfanter en morale que l'ascétisme , en politique
que la théocratie . Puisque la matière ne renferme en
elle-même qu'impuissance et désordre, l'âme , sa pri-
sonnière , n'aura qu'un but : ressembler à l'âme divine
qui n'a pas de corps , c'est-à - dire se purifier , s'affran-
chir, se spiritualiser de plus en plus. Et elle ne trou-
vera dans cette tâche de secours qu'en Dieu même ou
dans les autres âmes déjà délivrées . C'est par ce biais
que la politique s'introduit dans cette morale tout.
individuelle . Quand le pythagoricien ou le dévot aux
mystères s'associent avec leurs semblables , il ne s'agit
pas pour eux d'assurer leur bonheur en ce monde , il
s'agit de mourir en commun pour se préparer à entrer
24 INTRODUCTION.

dans l'autre . L'institut pythagoricien est un couvent. Il


est désirable que les biens y soient communs , car la
richesse est une aggravation des chaînes corporelles
et une cause de discorde ; le philosophe y règne en
maître , il y règle les détails de la vie , les heures du
repos et du travail , la nature des aliments, les rapports
des sexes, tout jusqu'à la matière et à la forme des
habits . Les membres de cette société n'ont pas de
droits ; ils doivent tout attendre de la bienveillance de
ceux qui les initient à la vraie vie ; et la mesure dans
laquelle chacun sera initié, ce sont eux qui la fixeront.
La plupart du temps l'enseignement sera donné par
figures et par symboles ; il n'est pas nécessaire que le
fidèle comprenne, il suffit qu'il voie et qu'il croie aux
divers degrés de l'initiation correspondront des classes
diverses ; leur ensemble formera une hiérarchie sociale
dont les rangs seront à jamais fixés . De son chef seul
elle recevra l'ordre et l'impulsion , sur lui seul elle
devra compter pour atteindre le but suprême , elle sera
comme le troupeau et lui comme le pasteur : elle le
suivra avec confiance comme les âmes à demi délivrées
suivent Bacchus dans le voyage aux régions bienheu-
reuses .
En fait , les pythagoriciens ont été à Tarente et à
Crotone les alliés et les chefs naturels des aristocraties .
Sous leur direction des sociétés fermées se formèrent ,
modèles de ces hétairies qui comprirent plus tard tous
les membres actifs du parti oligarchique à Athènes . Le
peuple se souleva contre eux et les traita durement ;
mais plusieurs survécurent . Les uns restèrent honorés
dans les villes de la Grande Grèce ; beaucoup allèrent
donner la main aux mystiques et aux aristocrates qui
étaient alors en force dans toutes les cités . A Athènes ,
le parti des eupatrides , des oligarques , était en même
POLITIQUE MYSTIQUE . 25

temps le parti religieux par excellence , et, bien qu'à ses


heures le peuple , lui aussi , ait été intolérant , ombrageux
même à l'égard des contempteurs du culte national ,
c'étaient les nobles qui s'étaient constitués surtout les
gardiens des traditions religieuses , les conservateurs
des antiques croyances. Les riches, au témoignage de
Platon , étaient les clients ordinaires des prêtres orphi-
ques, et il est certain que ces honnêtes gens, dont Nicias
et Xenophon sont les types (οἱ βέλτιστοι , οἱ καλοκάγαθοι ,
οἱ χαρίεντες , οἱ γνώριμοι , οἱ σώφρονες , οἱ κρείττονες) étaient
en même temps les admirateurs et les amis de Sparte ,
et de grands dévots soit envers la religion populaire ,
soit envers l'une ou l'autre des religions philosophi-
ques . Du reste, cette connexion était inévitable ; on a
beau nous dire , par exemple, qu'Empédocle contribua
à établir la démocratie à Agrigente , nous ne pouvons
cependant méconnaître l'orgueil sacerdotal et les ten-
dances théocratiques qui se font jour dans le morceau
suivant, écrit par lui et où il parle en son propre nom :
<< Amis , qui habitez sur les sommets de la grande ville
au pied de laquelle coule l'Acragas , cœurs épris de
bonnes œuvres , hôtes vénérables à qui le mal est in-
connu , salut ! Moi qui ne suis plus un homme , mais
un dieu , me voici ! Je marche parmi vous orné comme
je dois l'être , la tête ceinte de bandelettes et de cou-
ronnes solennelles . Quand j'entre dans vos villes pros-
pères , les hommes et les femmes me rendent honneur
et m'accompagnent en foule , me demandant la voie du
salut , réclamant les uns des oracles , les autres des
paroles qui adoucissent leurs maux et apaisent leurs
douleurs... Mais pourquoi insister sur ces choses
comme s'il y avait quelque grandeur pour moi à l'em-
porter sur ces mortels éphémères ? » Comment , en
effet , l'initié , et à plus forte raison le révélateur ,
ESPINAS . - Rép. de Platon, L. VI . 2
26 INTRODUCTION.

pourraient- ils se croire de plain-pied avec le reste des


hommes ¹?

III

Premier essai de synthèse : Politique de Socrate .

Les deux tendances que nous venons de signaler se


retrouvent simultanément chez Socrate . Il y a en lui ,
sans parler des traits secondaires que nous ne pouvons
relever ici , un mystique et un savant, un enthousiaste
et un logicien , un homme de foi et un homme de mé-
thode , un traditionnaliste et un novateur ; mais ces
deux caractères sont chez lui intimement unis . S'il a
pour but de réformer la religion , la science lui apparaît
comme l'unique instrument de cette réforme ; son idée
dominante est de restaurer la foi par la philosophie et
de faire servir la dialectique au réveil des croyances
plus largement interprétées .
Tout d'abord , disons -nous , Socrate apparaît comme
un homme de science . Il l'est , ce semble , par sa préoc-
cupation constante de limiter l'effort de la recherche
aux sujets qu'il croyait le plus à la portée de l'esprit
humain, c'est- à- dire aux vérités morales ; il l'est par

1. On sait aussi qu'Empedocle et Pythagore avaient une physi-


que, qu'ils étaient en leur genre des savants , et que le premier
d'entre eux fut exalté par Lucrèce Pythagore même n'était pas
Dorien d'origine , mais Ionien . Cela n'infirme pas les généralités
que nous venons de présenter sur le caractère dorien et mystique
de leurs doctrines prises dans leur ensemble. Ce préambule som-
maire sur les antécédents de la politique platonicienne ne com-
porte pas les restrictions et atténuations , les nuances , en un mot ,
que nous chercherons à ménager quand nous traiterons de Platon
lui-même.
PREMIER ESSAI DE SYNTHÈSE . 27

les procédés en apparence rigoureux qu'il a appliqués


à la science de l'esprit la définition et ce syllogisme
embryonnaire qu'il appelait l'induction . Il l'est encore
par la manière dont il entendait la justice . Comme la
science parfaite entraîne l'action droite, savoir la défi-
nition des vertus ou fonctions de l'âme humaine , c'est
aussi les pratiquer. Il y a dans l'âme une certaine con-
stitution native , certaines lois essentielles, auxquelles
celui qui sait se conforme nécessairement dans son
action . Il en est de même des sociétés ; elles ont aussi
leurs lois , parce qu'elles ont leur constitution . Ces lois
sont de deux sortes , écrites et non écrites. Les premiè-
res sont établies « pour le salut de l'État et de tout ce
qui existé » , elles s'appuient sur les secondes qui sont
évidemment antérieures à toute convention , et ne peu-
vent être l'œuvre des hommes « puisqu'ils n'ont pu se
rassembler tous au même lieu et que d'ailleurs ils ne
parlent pas la même langue . » (Mém . , IV, 4 , 12. ) Elles
sont dites , dans le Criton, sœurs des lois des enfers ,
c'est-à-dire des lois éternelles et immuables de l'être
que la croyance antique plaçait à la racine du monde .
Bref, les lois sont partout l'expression de la nature des
choses et de la volonté d'un législateur suprême . C'est
ainsi , on s'en souvient , qu'Héraclite concevait la loi , à
savoir comme étant dans tout ce qui existe , dans la
cité et dans tous les êtres de l'univers , une condition
essentielle d'existence , une forme de la raison ou de
l'ordre universels . Quand donc Socrate disait qu'être
juste, c'est obéir à la loi , il s'en faisait une idée très
acceptable , puisque de ce point de vue c'est aussi se
conformer aux conditions de sa propre nature et aux
conditions de la vie sociale , c'est vivre dans l'ordre
naturel , c'est entrer dans les desseins de l'universelle
raison. Les stoïciens ne penseront pas autrement, et ce
28 INTRODUCTION .

sont eux qui ont fondé la morale scientifique , naturelle .


La doctrine de Socrate achève de revêtir un caractère
positif quand on envisage sa théorie des compétences
politiques . Le vrai roi , le vrai archonte est, dit-il , celui
qui possède la science du gouvernement ; les autres
n'ont du pouvoir souverain que l'apparence , puisqu'ils
sont incapables de l'exercer dans sa vérité . On ne prend
pas les premiers venus pour pilotes et pour médecins ;
il faut de même que le politique ait une science spé-
ciale , science qui se compose de connaissances techni-
ques assez diverses , celle de l'économique , celle du
calcul et de la géométrie , celle de la géographie et de
la population , celle de la psychologie elle-même , sans
parler de l'art militaire . Si le pouvoir , dans chaque
fonction publique , doit toujours être dévolu à celui qui
sait, la forme de gouvernement la plus parfaite sera
une sorte d'aristocratie intellectuelle ; tel était , en
réalité , son vœu . Et comme l'ascendant de celui qui
sait est reconnu d'ordinaire même des ignorants , parce
qu'il les persuade sans peine et se plaît à les persuader ,
l'empire de cette élite ne semblait pas incompatible
dans sa pensée avec une certaine liberté démocratique .
Du moins, il critiquait fort à propos de ce point de vue
une institution surannée de la cité athénienne , qui
donnait au sort un grand nombre de fonctions , au lieu
de les accorder au mérite . A ne considérer que ce côté
de la doctrine , elle paraît aboutir plutôt à une politique.
d'avenir qu'à une politique de réaction . Elle va jusqu'à
réhabiliter l'artisan et l'esclave : elle proclame la fra-
ternité humaine . L'impulsion communiquée à l'esprit
de Socrate par l'enseignement d'Archélaüs explique
assez ce qu'il y eut dans sa méthode de scientifique et
dans sa politique de naturel . « Le premier , dit d'Ar-
chélaüs Diogène Laërte, il importa d'Ionie la philoso-
PREMIER ESSAI DE SYNTHÈSE . 29

phie naturelle à Athènes et y reçut le nom de natura-


liste la philosophie naturelle a donc en lui son der-
nier représentant. Il semble pourtant s'être appliqué à
la morale ; il spécula sur les lois , sur le beau (moral)
et sur le juste . Socrate reçut de lui ces spéculations, et
par l'accroissement qu'il leur donna, en fut supposé
l'inventeur . >>
Mais , d'autre part, Socrate était un croyant, un py-
thagoricien tout plein de l'enseignement des mystères .
S'il tenait à limiter les investigations de la science,
c'était moins par souci de la méthode qu'en raison de
ses scrupules religieux . Nous commettons une lourde.
méprise quand nous le louons d'avoir ramené la philo-
sophie du ciel sur la terre . Cette phrase est l'expression
de la haine , haine des plus aveugles et des moins justi-
fiables , qu'il nourrissait contre la physique et les physio-
logues ioniens . Le motif unique de cette répulsion était
la crainte qu'il éprouvait et qu'il fit partager à ses dis-
ciples (cf. Platon , Lois, livre X) de voir l'incrédulité à
l'égard de la divinité des astres favorisée par l'astrono-
mie nouvelle. Rien de plus clair sur ce point que le
passage suivant de Xénophon ; nous le transcrivons.
tout entier en abrégeant seulement quelques lignes :
<< Socrate ne dissertait pas , comme tant d'autres , sur
toute la nature pour rechercher ce que les sophistes
appellent le Cosmos et par quelles causes nécessaires
se produit chacune des choses célestes . Il démontrait
la folie de ceux qui s'inquiètent de pareilles études.
D'abord il demandait s'ils pensaient, en abordant ces
études , connaître déjà suffisamment les choses humai-
nes ou s'ils croyaient sage de négliger les choses hu-
maines pour scruter les secrets divins . Il s'étonnait
ensuite qu'ils ne comprissent pas qu'il est impossible
à des hommes de découvrir toutes ces choses : 1º Ceux
2.
30 INTRODUCTION.

qui réfléchissent le plus sur ces questions ne s'accor-


dent point dans leurs conjectures ; 2° ceux qui appren-
nent les choses humaines savent qu'ils pourront appli-
quer leurs connaissances à la pratique , soit à leur profit
soit au profit de leurs semblables : or , les scrutateurs
des choses divines croient-ils de même que , quand ils
connaîtront bien en vertu de quelles lois nécessaires
tout se produit , ils feront à leur gré et selon leurs be-
soins les vents , la pluie , les saisons et autres choses
semblables ? »> Et il donne de pitoyables raisons
pour démontrer contre Anaxagore que le soleil n'est
pas une terre flamboyante . Bref, « il pensait que les
hommes ne peuvent découvrir ces secrets ou qu'on ne
plaît pas aux Dieux en cherchant ce qu'ils n'ont pas
voulu nous révéler » . Socrate est donc bien ici l'ennemi
de la science de la nature qui naissait alors et qui avait
déjà obtenu , tout hésitante qu'elle était , une vue
générale assez raisonnable sur la genèse de l'uni-
vers il est à son égard dans la même disposition que
les théologiens du moyen âge , selon lesquels rien
n'importait que la science du salut. Il partage le sen-
timent de plus en plus universellement répandu en
Grèce à la fin du ve siècle , que la science de la nature
est impie, dangereuse pour la religion et par suite
pour la cité.
Certes il était bon que la science abordât l'étude des
faits psychologiques et moraux ; mais l'attention , nous
l'avons vu, était déjà éveillée sur les problèmes de l'or-
dre moral dans l'école naturaliste ; et il était fâcheux
que la méthode avec laquelle ils commençaient à être
agités fit place à la méthode dialectique et vaine (dxλɛx-
Tix@ç xat xɛvõç) des premiers socratiques , empruntée (c'est
Aristote qui le dit) aux pythagoriciens . Socrate suppose
que la vérité est dans l'esprit . Il s'agit seulement de
PREMIER ESSAI DE SYNTHÈSE . 31

l'en dégager. La définition et le raisonnement sont en


effet des procédés formels , propres à élucider les idées
qu'on a déjà et à déterminer leurs rapports implicites ,
mais peu capables de servir à la découverte de nouvelles
idées et à l'établissement de nouveaux rapports entre les
idées . La dialectique est une méthode a priori , bonne
avant tout à donner une forme plus régulière à des
convictions antérieurement formées, relativement im-
puissante à l'acquisition de vérités objectives ; c'est la
scolastique en germe . Aussi voyons -nous Socrate spé-
culer presque toujours sur des idées , rarement sur les
faits . Et la recherche de la définition le conduisant à
négliger partout l'accident , c'est l'idée dans sa forme
la plus générale , la plus pure, c'est- à- dire la plus éloi-
gnée de l'expérience, qu'il considère comme l'expres-
sion de l'essence ; en un mot il pousse tout à l'absolu .
Sa doctrine se compose d'une série de propositions
absolues comme les suivantes : La science des mœurs
est la seule science absolument utile , elle est donc la
science unique. La connaissance absolue de la loi en-
traîne la pratique de la loi ; la science est donc la justice
même ; la science est vertu (λόγους τὰς ἀρετὰς ᾤετο εἶναι ,
-
ἐπιστήμας
Ènlotýµas yào πάσας
nácas Aristote) . La loi doit être vraie :
plus elle est vraie , plus elle est loi ; donc la loi est la
découverte de la vérité , mais la vérité incomplète n'est
pas la vérité , il n'y a donc qu'une vérité, qu'une loi ,
qu'une Justice pour tous les hommes . Enfin la Justice
est bonne , elle est le bien et le bonheur mêmes . Le but du
gouvernement est de rendre les citoyens heureux en
les rendant vertueux par l'application de la justice uni-
verselle , telle que la loi non écrite , c'est- à-dire la con-
science , la lui révèle. Ce procédé de généralisation à
outrance peut convenir aux spéculations mathémati-
ques ; appliqué aux sciences morales , il est dangereux.
32 INTRODUCTION .

L'erreur cependant n'eût pas été irrémédiable si


Socrate s'en fût tenu à ces doctrines. L'universalité de
la Justice et du bien moral , l'identité de la loi avec la
raison divine ou l'ordre cosmique , l'eussent conduit à
un panthéisme idéaliste qui a sa grandeur et sa vérité .
Mais Socrate n'abuse pas seulement du raisonnement
et de la raison ; il les subordonne à la foi.
La question est de savoir si l'esprit humain peut , par
ses propres forces , acquérir la science et par consé-
quent la vertu . La réponse est-elle affirmative ? L'homme
s'élancera dans le divin sans obstacle par sa participa-
tion à l'ordre universel , et , comme la science et l'être
se confondent, par son propre effort le sage deviendra
Dieu. — C'est la solution des stoïciens . -- Est-elle néga-
tive ? L'homme ne sera admis au salut que par la grâce
divine, la conduite privée et publique devra être remise
entre les mains de ceux à qui cette grâce a été dispen-
sée. Le système fait retour à la théocratie qu'il sem-
blait avoir exclue tout d'abord . C'est la solution de
Socrate ; c'est celle de Platon . La chose est trop impor-
tante pour que nous n'y insistions pas .
Xénophon témoigne formellement que Socrate croyait
à la divination . « Si quelqu'un voulait un secours su-
périeur à celui de la science humaine , Socrate lui con-
seillait de s'appliquer à la divination . Car celui qui con-
naît comment les dieux donnent des signes aux hommes
sur leurs affaires , celui-là n'est jamais abandonné du
conseil des Dieux. » (Mémorables, IV, VII , 10. ) Au pre-
mier livre des Memorables une restriction est apportée
à cette pensée que les Dieux donnent toujours des
signes quand on le leur demande . « Il taxait d'impiété
la manie d'interroger les Dieux sur ce qu'on peut aisé-
ment connaître , soit par le calcul, soit en employant la
mesure et le poids . » Ces expressions montrent assez
PREMIER ESSAI DE SYNTHÈSE . 33

qu'il s'agit des opérations matérielles des arts vulgaires .


Ainsi, tandis que les phénomènes astronomiques et
météorologiques échappent à nos prises comme divins ,
les phénomènes de la mécanique et de la physique
usuelles sont accessibles à la prévision en tant que ré-
ductibles à des lois nécessaires . Nous devons donc évi-
ter d'importuner les Dieux en les consultant sur l'issue
de ces humbles entreprises. Mais , dès que les actes
prennent un caractère moral , c'est-à-dire à partir du
moment où on s'interroge sur leur bonté ou leur nocuité
absolues , pour savoir s'ils contribueront finalement à
notre bonheur ou à notre malheur, les Dieux seuls en
savent l'issue , il faut avoir recours à la divination . Il en
est de même de la politique . Il y a dans les opérations
économiques et militaires une part de mécanisme et de
nécessité : c'est un domaine où la science humaine règne
en maîtresse ; mais , quant au résultat dernier de nos
entreprises en tant qu'il intéresse notre bonheur et celui
de notre famille ou de notre patrie , il nous reste impé-
nétrable . « Il engageait ses amis à agir de leur mieux
dans les affaires où règne la nécessité ; quant à celles
dont l'issue est incertaine , il les envoyait consulter les
oracles ; il disait que, pour bien administrer les États et les
familles, on avait besoin de la divination. » (Mémor.,
livre I, 4. ) « Quand les Dieux , dit-il ailleurs à Aristo-
dème l'athée , quand les Dieux parlent aux Athéniens
qui les interrogent au moyen de la divination , crois-tu
qu'ils ne te parlent pas aussi à toi , ni quand , par des
prodiges , ils donnent des signes aux Grecs ? » Ainsi ,
pour les affaires publiques envisagées dans leur issue ,
dans leur fin , la divination est aussi indispensable qu'elle
l'est peu quant au détail de l'exécution ; et il est aussi
insensé de se passer de la divination dans un cas que
de s'en servir dans l'autre .
34 INTRODUCTION .

La politique a priori elle-même , celle qui se construit


par définitions et raisonnements, celle en un mot que
Socrate professe , ne peut entrer dans un esprit que
l'inspiration n'a pas visité . Si seul il peut sauver les
Athéniens , c'est que seul il sait, mais son savoir vient
de Dieu. Il a reçu de Dieu sa mission et ne cesse pas
d'être en communication avec celui qui l'a envoyé. Le
Satuóvtov τ , qui rappelle le Saíuwv , ce génie, dont tout
bon orphique se croyait accompagné , n'est, il le dit
nettement, qu'une forme de la signification divine , une
manière de divination sans oiseaux ni victimes sacrifiées ,
en d'autres termes une révélation directe . C'est par elle
qu'il vaut , et non par sa science propre . C'est par elle
qu'il convainc , qu'il entraîne les autres , et non par son
argumentation . Il parle , et Dieu convertit. Nous voyons
souvent qu'il faut, pour que les discours de Socrate.
soient efficaces , que Dieu assiste l'interlocuteur . Les dis-
cours ne sont pas hors de propos pour cela ; ils sont un
appel, une sorte de prière à la divinité , analogue à la
réflexion que Socrate fait en lui-même avant de parler ,
attendant le signe révélateur ; la réflexion d'une part et
la démonstration de l'autre invitent la divinité à inter-
venir sans pouvoir en aucune façon la contraindre . De
même pour la science politique , les procédés de la dia-
lectique sont une préparation utile à la grâce de Dieu ,
mais la grâce est toujours nécessaire .
Cette théorie de la science révélée ou de la foi est assu-
rément de source mystique . Elle reproduit l'enseigne-
ment des mystères sous une forme plus générale et
plus abstraite. Elle repose sur un ensemble de dogmes
provenant de la même origine. Socrate croit qu'il y a
de l'âme partout, et qu'une âme divine répandue dans
l'univers est la source de toutes les âmes. Mais le corps
est pour l'âme une prison , un tombeau , elle y est ense-
PREMIER ESSAI DE SYNTHÈSE . 35

velic vivante : la pureté seule et la science de l'invisible


l'affranchissent de ses liens . Elle rentre alors en commu-
nication avec l'âme divine dont elle dérive et dont elle
n'a jamais été séparée entièrement . C'est alors seule-
ment que l'homme se connaît lui-même et a une pleine
possession de son essence . Car le corps est l'accident ,
et l'âme est la substance . « L'âme seule est l'homme ,
ou l'homme n'est rien . » (1er Alcibiade . ) Le but de la vie
est donc de faire régner l'âme en nous comme l'âme de
Dieu règne dans l'univers et de donner par une mort
anticipée , c'est-à-dire en supprimant dans la mesure
du possible tous les besoins corporels , un libre essor à
l'esprit (ἄκρατος καὶ καθαρὸς ὁ νοῦς) . La vie du sage est
une purification de la souillure corporelle ; cette doc-
trine se tire tout entière des témoignages de Xénophon
et il n'y a pas le moindre doute qu'elle n'ait été socra-
tique avant d'être platonicienne .
Ainsi entendue , la conception d'Héraclite , qui est le
point de départ de Socrate , se transforme en son con-
traire ; les lois naturelles sont la volonté de Dieu , et ce
n'est plus l'observation de la nature qui nous les décou-
vre, c'est l'inspiration , c'est la voix du démon intérieur
qui nous les révèle . Comme l'essence des choses n'est
pas le corps, mais l'âme, le divin qui est en elles , la
vraie nature est surnaturelle ; la vraie science est révé-
lation . L'esprit humain se trouve porté par une appa-
rente méthode vers le rejet de toute méthode et de tout
contrôle ; il s'élance dans l'absolu sur les ailes de la
contemplation et de l'amour .
Par là Socrate est conduit à une politique théocratique
qui sera celle de tous les platoniciens , comme elle avait
été celle de Pythagore . La science sociale change de
voie en Grèce et , de naturaliste qu'elle était avec les
sophistes , devient mystique , se fait religieuse . La com-
36 INTRODUCTION .

paraison familière à Socrate , quand il traite du gouver-


nement, est celle du troupeau conduit par son pasteur ;
c'est l'image des mystes conduits par le mystagogue
dans les processions d'Éleusis et les cérémonies orphi-
ques . Et, en effet, celui-là seul peut délivrer les autres
qui est délivré lui-même ; celui- là sait dicter la loi , en
qui Dieu l'a déjà fait régner par sa grâce . Il s'échappe
de lui comme de Socrate lui- même une vertu d'ébran-
lement et de conversion ; les âmes frémissent au con-
tact de la sienne et , à sa parole, s'indignent de leur
esclavage, soupirent après la délivrance. Il n'a donc
pas besoin de recourir à la violence pour établir son
autorité ; d'elles-mêmes les volontés ébranlées par lui ,
ou plutôt par Dieu dont il n'est que l'instrument , accom-
plissent la loi morale écrite dans les consciences . Un
tel pouvoir est monarchique ; c'est l'idéal du gouverne-
ment. La tyrannie est à l'opposé ; les lois n'y comptent
pour rien ; le souverain y fait régner son empire par la
violence . Après la monarchie , le meilleur des gouverne-
ments est celui des honnêtes gens , l'aristocratie ; vien-
nent ensuite : « la ploutocratie , où le cens décide des
fonctions , et la démocratie où tous gouvernent. » ( Mé-
morables, IV, VIII. ) Cette dernière forme de gouverne-
ment est la plus imparfaite ; la tyrannie seule est pire .
<«< Si vous cherchez un État bien réglé , dit Xénophon,
vous verrez d'abord les plus habiles donner des lois au
peuple ; ensuite les citoyens honnêtes y châtieront les
méchants ; ils délibéreront seuls sur les affaires pu-
bliques , et ne permettront à des fous ni de délibérer ,
ni de parler , ni de tenir des réunions . » (Républ. ath.,
chap . 1. ) Il n'a que du mépris pour ces vils trafiquants
du Pirée qu'on a peine à distinguer des esclaves . <« Le
peuple ne diffère des esclaves ni d'habit , ni d'extérieur ,
ni en quoi que ce soit . » Et il interprète bien dans ces
PREMIER ESSAI DE SYNTHÈSE . 37

passages la pensée de son maître . Socrate pensait que


« n'avoir aucun besoin est divin, et que en avoir le moins
possible est le plus près du divin » . (Mémor. , I, vi . ) Il
devait mépriser les classes laborieuses de l'État, con-
sacrées à la satisfaction des besoins matériels , comme
il méprisait le corps dans l'individu . L'aristocratie pen-
sante et croyante était pour lui dans la société ce qu'est
l'âme dans l'homme . Aussi l'aristocratie lacédémo-
nienne avait-elle toutes ses sympathies : bien que sou-
mis aux lois de son pays , il détestait les principes de
la constitution athénienne . Il refusait de participer
aux délibérations des assemblées , où ne régnait qu'une
ombre de justice . Son orgueil théocratique s'accordait
avec l'orgueil nobiliaire de Xénophon pour mépriser
ces gens de métier, ces esprits enfoncés dans la matière,
sans cesse occupés d'intérêts grossiers et qui se mêlaient
de parler du juste et de l'injuste, dont ils n'avaient ni
la connaissance scientifique , ni l'intuition surnatu-
relle ! Il est curieux de passer en revue ses disciples .
Qui sont-ils ? Nous voyons parmi eux , après Xénophon ,
le soldat de Sparte à Coronée , Alcibiade, qui fut en
conspiration permanente contre sa patrie . Isocrate ,
l'apologiste du pouvoir absolu , l'auteur du Discours de
Nicoclès, et Critias ; Critias , Fun des Trente , l'un des
chefs les plus cruels de cette sanguinaire faction des
honnêtes gens , en qui Sparte trouva une alliée constante
pendant les dernières années de la guerre du Pélopo-
nèse , et qui , après une série de complots , de coups.
d'État, de meurtres et de rapines , accepta le pouvoir des
mains de Lysandre dans Athènes démantelée . Certes ,
ce pur sceptique eût été pervers et malfaisant sans
Socrate, mais sans Socrate se fût-il avisé de vouloir
rétablir par décret la vertu dans Athènes ? Le doux
philosophe qui rêvait pour son monarque idéal une
ESPINAS. Rép. de Platon, L. VI. 3
38 INTRODUCTION .

obéissance volontaire et regardait la persuasion comme


le meilleur moyen de gouvernement, réprouvait de
pareils crimes ; lui-même a reproché courageusement
à Critias d'être un mauvais pasteur qui ne gouvernait
pas dans l'intérêt de son troupeau : sa haute vertu per-
sonnelle n'est pas en question ici ; mais le souvenir de
son influence antidémocratique resta si longtemps
vivant dans les esprits qu'Eschine , bien des années
plus tard , disait au peuple athénien : « C'est vous qui
avez mis à mort le sophiste Socrate parce qu'il avait
été le maître de Critias¹ . >>

IV

Autres essais de synthèse Hippodamus 2


et Archytas.

Hippodamus , qui , né en Ionie, fonda la colonie ita-


lienne de Thurium , était à la fois un savant , un ingé-

1. On sait que le procès intenté à Socrate avait pour instiga-


teurs des membres influents du parti démocratique. Comme une
amnistie avait été proclamée au retour de Thrasybule , on fit porter
l'accusation sur des griefs religieux ; mais les véritables motifs en
étaient politiques ; et Grote a fait remarquer avec raison qu'Anytus
était un père de famille irrité de ce que son fils , séduit comme tant
d'autres , voulait devenir un sophiste réactionnaire à la façon d'An-
tiphon et d'Isocrate . On ne désirait obtenir, des juges qu'une
amende et on pensait que cela suffirait pour arrêter la propagande
de Socrate ; l'attitude provocante de l'accusé donna , au dernier
moment, à l'affaire une issue qu'on ne prévoyait pas.
2. Les fragments d'Hippodamus, rapportés par Stobée (Flor.;
c. III, XLIII et XCVIII), ont été considérés par Schneider comme
apocryphes . Cette condamnation est motivée par deux raisons :
1º Les fragments sont écrits en dorien ; 2º ils reproduisent des .
idées platoniciennes. Ils seraient pour ces raisons l'œuvre d'un
AUTRES ESSAIS DE SYNTHÈSE . 39

nieur ( c'est lui qui traça, d'après un système entière-


ment nouveau alors , les alignements du Pirée) , et un
philosophe pythagoricien . Il est le premier qui , sans
être un homme d'État, spécula sur la politique . Ses
conceptions politiques ont un caractère mixte qui dut
plaire à Platon , et qui les fit probablement accepter
de lui . Il remarque avec raison que le bonheur de
l'homme dépend des conditions sociales et politiques
où il est appelé à vivre . « Tout dépend du bon règle-
ment ( vouía) ; sans cette condition nul ne peut ren-
contrer le souverain bien , ni le garder s'il l'a une fois
rencontré . Elle implique en effet la vertu ... puisque
c'est elle qui fait les natures droites , les mœurs , les
institutions et les lois les meilleures , les raisons saines ,
la piété et le respect des choses saintes . L'homme heu-
reux devra donc vivre dans un état bien réglé , qu'il lé-

pythagoricien des siècles postérieurs . Ces raisons ne nous ont pas


paru décisives . Hippodamus est , en effet, originaire de Milet ; mais
il est le fondateur de Thurium , il a habité la Grande Grèce. Rien
n'empêche qu'il soit devenu pythagoricien à Athènes même, à plus
forte raison à. Thurium, et qu'il ait adopté le dialecte dorien . Ari-
stote lui attribue certaines particularités de coiffure et de vête-
ment qui paraissent pythagoriciennes. Il cite de lui plusieurs divi-
sions trichotomiques, et on sait que ce mode de division était
employé dans l'école : il l'est également dans les fragments de
Stobée. En ce qui concerne la coïncidence avec la doctrine de
Platon, pourquoi ne proviendrait-elle pas d'emprunts faits par
Platon à Hippodamus ? Serait- ce donc le seul emprunt fait par
Platon aux pythagoriciens ? Mais , dit-on, le témoignage d'Aristote
n'est pas d'accord avec le texte présenté par Stobée. Est- ce que
les allégations d'Aristote, au sujet de Platon, ne sont pas souvent
contredites par les textes ? Ne peut-il en être de même en ce qui
concerne Hippodamus ? Nous ne voyons pas pourquoi , alors que
les citations que Stobée fait de Platon sont généralement exactes ,
celles qu'il fait d'Hippodamus seraient a priori suspectées , du
moins sans de sérieux motifs. Ceux qu'on allègue ne nous paraissent
pas suffisants.
40 INTRODUCTION .

guera tel à ses descendants¹ . » C'est une conséquence


nécessaire du caractère social de l'homme . Partie d'un
tout, sa perfection ( et par conséquent son bonheur) con-
siste à jouer convenablement son rôle dans l'ensemble .
Avoir la vue perçante ou les pieds rapides sont des qua-
lités individuelles ; le bonheur et la vertu sont des
choses collectives qui ne peuvent se rencontrer dans
l'individu que parce qu'elles sont dans le tout . Dans la
nature , en effet, le tout est antérieur à la partie : comme
la vertu du corps est la santé et la force , comme la
vertu du monde est l'harmonie , la vertu de la cité est
une bonne constitution ( εůvoµíx ) et dans tous les cas
les parties dépendent de l'état général du tout .
Dans la cité comme dans tout composé harmonique ,
comme dans la lyre (l'idée d'organisme , opravov² , ins-

1. Voir sur l'Eunomie de curieux passages de Pindare réunis


par M. Croiset dans son ouvrage la Poésie de Pindare ( Paris
1880 , p. 254 ) . Le chapitre sur la politique de Pindare tout entier
présente un complément utile à l'histoire de la politique théorique
en Grèce en ce qu'il montre l'union ordinaire des croyances orphi-
ques , pythagoriques et religieuses avec les tendances monarchiques
et aristocratiques et le caractère dorien des unes et des autres .
2. Πᾶσα πολιτικά κοινωνία λύρᾳ παντελῶς ποτέοικε . Stobée nous a
conservé, sous le nom du pythagoricien Bryson , le curieux frag-
ment qui suit sur l'interdépendance des phénomènes sociaux et des
parties de la science : « Les choses humaines se tiennent comme
les anneaux d'une chaîne . Ceux-ci sont attachés les uns aux autres
et se suivent de telle sorte que, si l'on tire l'un quelconque d'entre
eux , toute la chaîne vient , jusqu'au premier anneau. Qu'on prenne
de même celle que l'on voudra des affaires de la vie, on verra que
toutes les autres s'ensuivent nécessairement. Par exemple , si
l'on étudie l'agriculture, ne doit-on pas connaître d'abord la fabri-
cation des outils de bois ; et celle-ci à son tour ne suppose-t-elle
pas la connaissance de l'art du forgeron ? L'art du forgeron à son
tour suppose la connaissance de la métallurgie . D'autre part, pour
travailler aux champs , les agriculteurs doivent être couverts : voilà
donc le tissage et l'architecture qui deviennent nécessaires . C'est
ainsi que tout le reste, pour peu qu'on examine et qu'on approfon-
AUTRES ESSAIS DE SYNTHÈSE . 41

trument complexe , ne commence-t- elle pas à poindre


ici ?) , il y a trois choses à considérer : 1 ° les éléments
de la structure ; 2° leur disposition ou groupement ;
3º leur fonctionnement¹ .
Les éléments de la cité sont au nombre de trois : l'un
pourvoit par la pensée au gouvernement de la cité , un
autre par la force à sa défense ; le troisième , par l'in-
dustrie et le commerce, à la satisfaction de ses besoins ;
ce sont les magistrats , les guerriers et les artisans . Cet
ordre suivant lequel nous les nommons est celui de leur
dignité respective . La classe pensante commande, la
classe ouvrière obéit , la classe guerrière obéit et com-
mande à la fois . Du reste , dans chaque classe les mêmes
divisions se retrouvent.
«< Le fonctionnement de ces parties ou l'action par
<
laquelle elles tendent à un effet commun dépend de ces
trois causes les connaissances ou la science en géné-
ral , les mœurs et les lois . Telle est la triple source de

disse , se trouve lié par des rapports réciproques . » (Flor. , LXXXV , 15. )
Théopompe , d'après Athénée, reproche à Platon d'avoir tiré un
grand nombre de ses dialogues des travaux de Bryson d'Héraclée
(Athénée, x1 , 508. ) Rapprochez en effet de ce passage la naissance
de la cité par la connexion des arts , née des besoins premiers .
(Rép. , livre II , 349 , c . ) Du reste le lecteur remarquera que presque
toutes ces doctrines figurent plus ou moins modifiées dans la poli-
tique de Platon. Voir encore dans Stobée une application moins
précise de la même comparaison . (Flor. , c . ) — Le pythagoricien
Euryphame examine les éléments de la moralité au triple point de
vue de la structure (¿žáptvoiz) , de l'arrangement des parties ( σuvap-
μoyά) et du maniement ou du jeu ( èñдçά) . Ces paroles d'Euryphame
méritent d'être citées dans l'original : Οὐθὲν γὰρ οὕτω κοσμοπρεπές
καὶ θεῶν ἄξιον ἔργον ἀνθρώποις πέπρακται , ὡς πόλιος εὐνομουμένας συν-
ναρμογὰ καὶ νόμων , καὶ πολιτείας διακόσμασις, εἷς γὰρ ἕκαστος ἄνθρω-
πος αὐτὸς καθ᾽ αὑτὸν οὐδεὶς ἐών ... κ . τ . λ.
1. Nous dirions l'anatomie et la physiologie du corps social ; ces
trois divisions , en fait , se réduisent à deux , car le groupement ré-
sulte du fonctionnement ; c'est le rapport des parties au tout.
42 INTRODUCTION .

l'instruction et du perfectionnement des citoyens . Les


sciences les instruisent et leur inspirent le désir de la
vertu ; les lois les contraignent à la pratiquer par la
crainte des châtiments et l'espoir des récompenses ; les
mœurs façonnent leurs âmes comme la cire , en leur
imprimant une seconde nature par l'empire de l'habi-
tude . » Ces trois causes produiront nécessairement,
pourvu que la science , les lois et l'éducation tendent à
l'honnête , à la justice et à l'utile , une telle harmonie
entre les citoyens , qu'aucune division ne pourra les
armer les uns contre les autres : l'unité de la cité sera
ainsi assurée . Pour entraîner à la vertu l'esprit des
jeunes gens , il conviendra de joindre à la force des
raisons scientifiques l'effet des exhortations et des
exemples ; les assemblées, les repas en commun , de-
vront donc les réunir souvent autour des vieillards , qui
leur donneront de sages conseils en retour de leur
sympathie et de leur gaieté .
Tout ce qui vit se transforme ; les familles et les cités
sont, comme toutes les choses humaines , sujettes à des
vicissitudes d'accroissement et de dépérissement ; elles
naissent, elles prospèrent , elles déclinent et meurent .
La durée de tout pouvoir comprend trois périodes : celle
où il s'établit , celle où il s'exerce , celle où il se perd .
Les cités périclitent quand les trois sources de la vertu
et de l'unité mentionnées plus haut s'altèrent, c'est-à-
dire quand les mœurs se corrompent, quand les saines
croyances se perdent et quand les lois se transforment.
Les mœurs se corrompent sous l'action de causes
intérieures ou extérieures. Intérieures , quand la mol-
lesse et l'amour des plaisirs envahissent la population ,
chassant le goût du travail, multipliant les convoitises .
Extérieures , quand leur population étrangère de com-
merçants ou de voluptueux se mêle à la population
AUTRES ESSAIS DE SYNTHÈSE . 43

autochtone. Les magistrats doivent lutter contre ces


deux causes de corruption . - Les croyances sont gâtées
par les sophistes ; rien de plus dangereux que les dis-
cussions où les opinions communes sont attaquées au
nom de doctrines nouvelles . La négation de Dieu , par
exemple , ou la négation de la Providence , sont funestes
à la vertu des citoyens . Il n'y a qu'un recours contre ce
danger , c'est un enseignement public , approprié au ca-
ractère de chacun . <«< La constitution de l'État sera
vraiment solide si elle est mixte , c'est-à- dire composée
par le mélange des diverses formes du gouvernement.
Je ne veux parler ici que des formes naturelles , et non
de celles qui sont contraires à la nature . Par exemple ,
la tyrannie ne peut convenir aux cités pas plus que
l'oligarchie (si ce n'est pendant peu de temps . Il faut
donc introduire d'abord dans la constitution la royauté,
en second lieu l'aristocratie . La royauté est une sorte
d'imitation de l'ordre divin et ne peut que difficilement
se conserver pure entre les mains des hommes sans dé-
générer par le luxe et l'insolence ; aussi ne faut- il pas
l'admettre sans réserve , mais dans la mesure du possi- .
ble et de l'utilité . A plus forte raison faut-il introduire
dans l'État le principe aristocratique , parce qu'il fait
naître plusieurs chefs qui sont animés d'une émulation
mutuelle... La démocratie est aussi d'une absolue né-
cessité . En effet , le citoyen, qui est un membre de l'État,
doit recevoir une part d'honneurs et d'avantages . Mais
il ne faut pas accorder trop d'influence au vulgaire ,
parce qu'il est plein d'audace et d'emportement . >» (Stob.
Flor., XLIII , et Müllach, page 14. )
Aristote nous permet de joindre à ce tableau de la
politique d'Hippodamus deux traits qui la rapproche-
ront encore de la politique platonicienne . Hippodamus
voulait que le nombre des habitants fût fixe et ne dé-
44 INTRODUCTION.

passât pas dix mille , et il divisait la fortune publique en


trois parts , dont deux restaient communes , celles dévo-
lues aux frais du culte et aux besoins des guerriers ; dont
la troisième seule était personnelle , celle qui était
laissée aux artisans et aux agriculteurs .
Archytas de Tarente se rattache également aux pytha-
goriciens . Il est né vers 440. Contemporain de Platon
et connu de lui , il devrait être compté parmi ses pré-
décesseurs immédiats , si les fragments que Stobée nous
a conservés sous ce nom étaient authentiques . M. Chai-
gnet (Pythagore , vol . II , p , 306) déclare « qu'ils n'ont
rien de suspect , ni dans le fond ni dans la forme » . Tel
est aussi l'avis de M. Egger. D'autres soutiennent non
moins résolument l'opinion contraire , et , de fait, ces
fragments politiques sont compromis par le voisinage
de fragments logiques , et notamment d'un opuscule
sur les catégories qui semble bien n'être qu'un pas-
tiche d'Aristote , et qu'on est forcé , pour sauver les
premiers , d'attribuer à un autre Archytas . Signalons
toutefois les principales idées contenues dans ces frag-
ments , dont la couleur incontestablement platonicienne
peut provenir d'emprunts que Platon aurait faits à leur
auteur. Aux lois des méchants , contempteurs des
Dieux , s'opposent les lois non écrites établies par les
Dieux, elles punissent ceux qui les enfreignent , elles
sont le principe et la source des lois écrites établies par
les hommes . Les lois écrites doivent se modeler sur le
droit naturel, c'est-à-dire qu'elles doivent traiter chacun
suivant son mérite et sa capacité . Il faut , en effet, attri-
buer à chacun , non ce qui est bon absolument et sans
égard à sa condition , mais ce qui est bon relativement ;
c'est ainsi qu'on soigne les malades (en tenant compte
de leur faiblesse). La loi doit aussi s'adapter aux condi-
tions physiques et locales ; certains pays donnent nais-
AUTRES ESSAIS DE SYNTHÈSE . 45

sance à des constitutions aristocratiques , d'autres à


des constitutions démocratiques . Enfin elle doit , pour
durer, ménager un certain équilibre entre les parties
de l'État, en sorte que les divers pouvoirs se contre-
balancent mutuellement. La meilleure forme de gou-
vernement est celle qui est constituée par un mélange
heureux des principes opposés , et qui offre , à l'état de
combinaison, des éléments empruntés à la monarchie ,
à l'aristocratie et à la démocratie . Telle est la consti-
tution de Lacédémone . Mais ce qu'il y a de plus remar-
quable à Lacédémone est le petit nombre de lois ; la loi
doit être écrite dans le cœur des citoyens ; le roi est la
loi vivante , et sa volonté suffit au bonheur des sujets ,
s'il parvient à entretenir de bonnes mœurs parmi eux.
De son côté , il doit gouverner dans l'intérêt de ses su-
jets , non dans le sien ; bref, il doit être pour son trou-
peau comme Jupiter pour les êtres du monde , un pas-
teur diligent et dévoué . Un état ainsi gouverné , où
règnent de bonnes mœurs , où le prince , loi vivante ,
se conforme à la loi divine , est un être parfait , qui se
suffit à lui-même et n'a pas de besoins . De même que
l'individu adonné aux voluptés est esclave des plaisirs ,
un état où règne le luxe est esclave de ses voisins ¹ .

1. Aristote dans sa Politique (livre II, chap . IV, § 1 ) expose avec


détail les idées de Phaléas, qui paraît avoir été le premier théo-
ricien du communisme. Nous nous bornons à le mentionner , parce
que rien ne prouve qu'il soit antérieur à Platon .

3
II

POLITIQUE DE PLATON

Notions préliminaires .

Sa vie et son milieu. Nous venons de passer en


revue les enseignements divers qui ont exercé sans au-
cun doute une grande influence sur l'esprit de Platon :
mais les événements politiques auxquels il fut mêlé
durent l'émouvoir vivement et contribuèrent pour une
plus forte part à la formation de ses doctrines ¹ .
Tout d'abord , Platon appartenait par sa naissance au
parti des Eupatrides . Par son père , il remontait jusqu'à
Codrus ; par sa mère , il était l'allié de deux personnages
politiques profondément engagés dans les dissensions.
civiles d'Athènes , Charmide et Critias . Critias était son
oncle . Il grandit au milieu des luttes sanglantes que se
livrèrent non seulement à Athènes , mais dans toutes
les villes de la Grèce, les oligarques riches et le peuple
pauvre ; il assista aux représailles féroces des deux partis
dans chaque cité et des deux cités belligérantes dans

1. Naissance , 429 ou 430. - Voyages probables en Thrace , en


Lydie , en Crète , en Phénicie , en Égypte , vers 400. Voyage en
Italie et premier séjour en Sicile, 390. — Fondation de l'Académie ,
387. Second séjour en Sicile , 360. -- Mort, 348 .
NOTIONS PRÉLIMINAIRES . 47

toute la Grèce : ses sympathies pour le parti des meil-


leurs ne purent que s'exalter en présence de tels événe-
ments . La victoire de la démocratie , en 403 , coûta la vie
à son oncle Critias et à son maître Socrate , elle le
frappa dans ses affections les plus chères : lui - même dut
fuir. Sortant d'Athènes , où les gouvernements les plus
opposés en apparence se succédaient de jour en jour au
milieu de violentes révolutions , il aborda en Égypte et y
crut voir un État divisé en castes ' , fixé depuis des siè-
cles dans une forme immobile et pacifique . En Sicile, il
put constater quelles étroites affinités unissent la dé-
mocratie et la tyrannie , puisque Syracuse passait con-
stamment de l'une à l'autre , et ses préventions contre
le pouvoir absolu issu des suffrages populaires s'accru-
rent des désagréments qu'il rencontra dans la familiarité
des Denys . Il vit là quels dangers courent les gouverne-
ments dont le principe est poussé à l'extrême . Il apprit
en même temps , par le spectacle des précautions dont
Denys l'Ancien s'entourait , combien le tyran , qui fait le
malheur des autres , est malheureux lui-même ² . De re-
tour en Grèce , il trouva , d'abord, la démocratie athé-
nienne abaissée et l'oligarchie de Sparte triomphante,
puis , après les victoires éphémères des Thébains , comme
une sorte d'équilibre s'établissait entre les trois villes
ayant aspiré à l'hégémonie : Athènes , Sparte et Thèbes ,
maintenant épuisées , il assista aux progrès de la Macé-
doine et à la fortune croissante de l'idée monarchique
en Grèce .
Mais un entraînement bien plus énergique et uni-

1. Aristote, Politique (livre IV, chap . 1x) .


2. Platon fait lui-même une allusion formelle à ses étroites rela-
tions avec le tyran, qu'il pouvait ainsi apprécier mieux que per-
sonne , dans le IXc livre de la République, 577 , a-c : žuvwxnxótOC
δὲ ἐν τῷ αὐτῷ , καὶ παραγεγονότος ἔν τε ταῖς κατ ' οἰκίαν πράξεσιν .
48 INTRODUCTION .

versel se produisait alors dans les esprits , et per-


sonne n'en fut plus atteint que Platon vieillissant . Je
veux parler de l'entraînement religieux , qui , du reste ,
provenait des mêmes causes . Dans l'affaiblissement et
l'humiliation des cités, dans le sentiment croissant
qu'avaient les individus de leur faiblesse , dans le désen-
chantement général des âmes qui , destituées de leurs
appuis et de leurs croyances séculaires, ne savaient
plus où se prendre, on se déshabituait à compter sur
cette vie , et on levait les yeux vers le ciel comme vers
la patrie véritable. Le salut, c'est-à-dire le passage à
l'autre vie , devenait la grande , l'unique affaire d'un
grand nombre, et le moment où Platon écrivait ses
principaux ouvrages de Politique était celui où il pre-
nait le plus en dégoût les intérêts humains et les devoirs
civiques eux-mêmes , en sorte que ses sentiments per-
sonnels , qui étaient ceux de son temps et de son parti ,
le conduisaient enfin , non plus seulement à détester la
démocratie et à souhaiter le gouvernement des meil-
leurs, mais à condamner la nature humaine et à chercher
dans les visions surnaturelles de quelques sages le salut
pour les individus et les États ¹ .

1. Personne n'a mieux parlé de ce temps que M. Havet : «< La


réaction , dit-il , fut à la fois religieuse et politique, car l'une et
l'autre vont toujours ensemble... L'esprit grec , à cette date, paraît
en tous sens fatigué de la liberté ... en même temps qu'il va de-
mander tout à l'heure l'ordre et la stabilité à un pouvoir monar-
chique , il cherche dans des traditions sacrées et des institutions
sacerdotales de quoi arrêter aussi la mobilité inquiète de sa pen-
sée. » (Le Christian . et ses origines, tome Ier, p . 182. ) Tout le cha-
pitre sur Platon est à lire. Voici comment l'impression faite sur
Platon par son voyage en Égypte y est caractérisée : « J'ai déjà
montré dans Isocrate l'attrait que la religion de l'Égypte commen-
çait à ce temps-là à exercer sur les âmes . Mais Isocrate ne con-
naissait l'Égypte que par ouï-dire ; Platon l'avait vue et c'était
Platon. Aussi en parle-t-il avec une grande force. Il a encore de-
NOTIONS PRÉLIMINAIRES . 49

Abstraction faite de ses prédilections et de ses ten-


dances, d'où naissent ses théories , quand il veut don-
ner un corps à ses conceptions et tracer le plan d'un
État , de quels éléments dispose-t-il, quelle réalité a - t- il
sous les yeux ? La cité grecque c'est-à-dire cet État
fermé, composé de dix à quinze mille citoyens tous sol-
dats , employant pour ses besoins matériels une popu-
lation bien plus considérable d'esclaves , maître absolu
des individus , investi d'un droit sans appel non seule-
ment sur les actions, mais sur les consciences des ci-
toyens , dépositaire de la seule vérité religieuse comme
de la seule doctrine politique autorisée , né il y a un
petit nombre de siècles du groupement des familles ,
puis des tribus et se considérant comme l'unique édu-
cateur légitime des générations nouvelles. Pour appré-
cier dans quelle mesure Platon sacrifie à l'utopie , ce
n'est pas notre société moderne qu'il faut comparer à
ses constructions , c'est l'une ou l'autre des sociétés
antiques qu'il lui avait été donné d'observer . Dans toutes ,
les distributions de terres par l'État étaient fréquentes,
les fondations de républiques, créées de toutes pièces
par la métropole (Klérouchies ¹ ) , se présentaient jour-
nellement ; l'une des récentes colonies (Thurium) avait

vant les yeux ces figures peintes ou gravées depuis dix mille ans :
« Et quand je dis dix mille ans , ce n'est pas par manière de parler,
mais tout de bon . » Il se souvient d'avoir entendu « ces chants sa-
crés , si vieux qu'on les attribuait à Isis elle-même et qui n'ont
jamais changé... » Voir sur les progrès de la foi monarchique , Xéno-
phon , soit qu'il anathématise le tyran (Dial. Hier., chap. vii) , soit .
qu'il exalte le monarque parfait (même dialogue, chap . viii , et
Cyropédie) . M. Croiset montre , dans sa thèse sur Xénophon (où
tous ces textes sont cités) , les complaisances de l'aristocratie pour
Philippe et son admiration pour le grand roi . Le chef des dix mille
est le type de ces dévots laconisants dont les passions inspirèrent
le puissant théoricien de la République.
1. V. VAN DEN BERG , Petite Hist. des Grecs (Hachette , 1880 ) , p.247 .
50 INTRODUCTION .

eu pour fondateur, comme on l'a vu , un théoricien , le


philosophe pythagoricien Hippodamus . -L'idée qu'on se
faisait de la femme en Grèce n'était pas aussi éloignée
que nous pouvons le croire du rôle que lui attribue
Platon . <« Dans la primitive Athènes , d'après un passage
de Varron conservé par saint Augustin , les enfants
portaient le nom de leur mère , et les femmes même
jouissaient du droit de vote dans l'assemblée publique ;
la légende voulait que ces coutumes eussent été abolies
sous le règne de Cécrops , le premier qui avait donné
un père légal aux enfants et établi l'institution du ma-
riage . Du temps de Périclès , certaines femmes
avaient exercé à côté des hommes les plus distingués
une sorte de primauté intellectuelle . Les filles de Denis ,
ferventes élèves de Platon , s'appelaient l'une Vertu,
l'autre Tempérance. Il y avait donc à Athènes , comme à
Syracuse , des femmes philosophes ; il y avait ailleurs
des femmes guerrières. Platon croit comme Hérodote
que l'existence des femmes guerrières en Asie Mineure
est un fait contemporain (Lois, VI) , vestige de mœurs an-
tiques . S'il ne peut croire ce qu'Hérodote et Sophocle ont
dit des femmes égyptiennes qui auraient rempli toutes
les fonctions sociales ailleurs dévolues aux hommes ,
du moins il sait qu'à Sparte les jeunes filles s'exercent
nues à la gymnastique , comme les garçons . Donc , mal-

1. GIRAUD-TEULON, les Origines de la famille, p . 239 , 1874. La


communauté de femmes régnait aussi chez diverses peuplades de
la Libye, les Garamantes et les Auses . (Pomponius Mela , Géogr.,
t. VIII. Hérodote, Melpomène, chap . CLXXX. Aristote, Politique,
livre II, chap . 1. ) A en croire Diodore de Sicile (t . I , p . 165 ) , les
femmes étaient communes chez les Troglodites ; le roi seul possé-
dait exclusivement la sienne . Nicolas de Damas assure que les
femmes et les biens étaient en commun chez les Liburniens et que
les enfants étaient répartis entre les pères à l'âge de cinq ans.
(Note de M. Barthélemy- Saint-Hilaire , Politique d'Arist. , p . 56.)
NOTIONS PRÉLIMINAIRES . 51

gré la nouveauté relevée par Aristote et raillée par


Aristophane de ses conceptions sur l'égalité des deux
sexes , Platon en trouvait le germe dans des faits réels
ou dans des opinions ayant eu cours ¹ . — La commu-
nauté des biens n'avait jamais existé à Sparte ² ; mais
l'institution des repas publics commençait alors à ré-
pandre une légende toute contraire . On voyait dans cette
pratique toute militaire la trace d'une organisation com-
muniste maintenant abandonnée . Aristote témoigne
que du moins la mutualité y était pratiquée largement.
Plusieurs lois somptuaires de la République platoni-
cienne reproduisent simplement quelques articles des
codes doriens . « Jusqu'à 60 ans la vie du Spartiate était
celle d'un soldat . Son costume , qui devait être le même
pour les riches et les pauvres , l'heure du lever et du
coucher, les exercices et les repas : tout était fixé par
-
les règlements . » (Van den Berg, p . 114. ) A Sparte
comme à Athènes , les enfants étaient élevés par l'État :
dès qu'ils pouvaient se passer des soins maternels , ils
entraient dans les gymnases , institutions publiques . A
dix-huit ans , les jeunes Athéniens sortaient des collèges
inférieurs pour entrer dans le corps des Éphèbes , où ils
commençaient leur éducation civique et militaire et
achevaient leurs études spéculatives . Un magistrat ,
dont la dignité était l'une des plus hautes de la répu-
blique , le cosmète , était délégué par le sénat à la direc-
tion de l'Éphébie 3.- La vie en commun était donc fa-

1. Cf. Teichmüller , Literarische Fehden , vol . I, pages 14 et sui-


vantes ; vol. II , p . 39 ; Aristophane , Assemblée des femmes, vers
571 ; Aristote , Politique, II, 7. Sophocle, OEd. Col. 387 .
2. V. Fustel de Coulanges , Séances de l'Acad. des sciences mor.
et pol. , 1880 , 1re série , p . 691 .
3. Voyez dans l'Essai sur l'Éphébie attique, par A. Dumont
(Didot, 1876), le Serment des Éphèbes , p . 10 , leur noviciat politi-
que et militaire, pp. 16 et 130 , le caractère du cosmète , p . 167 .
52 INTRODUCTION.

cilement acceptée des Grecs jusqu'à ses exigences les


plus rigoureuses ; les riches Athéniens tenaient à hon-
neur, au temps où la république était prospère , de
fournir un vaisseau tout armé . La cité , en ce temps ,
exigeait des citoyens des sacrifices hors de toute pro-
portion avec ceux qu'exigent de leurs membres les
États modernes . Comme on n'invente qu'en se servant
de matériaux donnés , Platon ne fait la plupart du temps
que reproduire les institutions de la cité antique en
exagérant encore leur caractère centraliste et en les
pliant aux fins mystiques que nous signalions plus haut .
S'il ne pousse pas plus loin les conséquences de ses
théories , c'est encore à la vue des réalités politiques con-
temporaines qu'il le doit . Ses principes métaphysiques
le conduisaient sans nul doute , en morale à l'ascétisme ,
en politique à la théocratie . Au fond c'est sur cette mé-
taphysique que s'édifiera la souveraineté du pouvoir spi-
rituel au moyen âge . Mais le temps n'est pas venu où
l'on puisse seulement concevoir de telles applications
des principes platoniciens . La cité antique a encore be-
soin de soldats ; il lui faut des corps sains et vigoureux :
la mortification ne deviendra la règle morale que dans
les grands empires où le citoyen, affranchi de toutes les
obligations civiques , sera livré tout entier à la vie con-
templative . De même , précisément parce qu'aucun de
ces grands empires n'a encore paru , on ne conçoit pas
au temps de Platon qu'on puisse vivre heureusement
hors de l'abri de lois déterminées , sans être citoyen d'une
cité étroite ; la cité de Dieu , la cité de Jupiter où entrent
tous les hommes de bonne volonté , quelle que soit leur
origine, est un rêve des siècles postérieurs . Ainsi , la
pensée de Platon reflète dans ses réserves comme dans
ses excès les faits dont il a été témoin ; avant-coureur
d'institutions et de doctrines qu'une longue série d'an-
NOTIONS PRÉLIMINAIRES . 53

nées devra mûrir encore , elle n'en reste pas moins l'ex-
pression de l'état social contemporain .
Platon croit sincèrement trouver un milieu entre les
tendances extrêmes qui divisaient les esprits des philo-
sophes et des hommes d'État ses contemporains , la foi
religieuse traditionnelle et le naturalisme , la politique
mystique, autoritaire , et la politique libérale , les aspira-
tions vers la cité céleste et le souci des besoins positifs
de la cité d'ici -bas . Tel est dans sa pensée le caractère
de sa doctrine politique . Telles seront aussi les inten-
tions évidentes d'Aristote . Telle était d'ailleurs la tradi-
tion socratique . Mais on va voir que si Platon fait une
part assez grande à l'observation et tient assez de
compte des lois biologiques , psychologiques et socio-
logiques pressenties de son temps pour que sa doctrine
soutienne encore l'intérêt après tant de siècles , somme
toute , c'est la crainte de la démocratie et de la liberté ,
la défiance envers la nature humaine , la haine des
beaux-arts , le dégoût de la vie réelle , le mépris des
conditions économiques et proprement politiques de
la vie sociale , ce sont enfin les préjugés mystiques et
théocratiques ouvertement rétrogrades qui dominent
dans son œuvre .
Idée générale de sa philosophie. - Comme son maître
Socrate, c'est par la philosophie que Platon veut res-
taurer la foi . On se rappelle que pour Socrate la
science est toute en définitions de concepts . Ces Idées
générales dans lesquelles Socrate voyait la vérité, Pla-
ton en fait la réalité même ; il extériorise les notions ,
et , les trouvant bien plus simples et stables que les
objets d'où notre esprit les tire , il les élève au rang
de choses les objets ne sont, par rapport à elles , que
des imitations lointaines, de pâles copies . Les idées
forment donc un monde , monde d'essences éternelles
54 INTRODUCTION .

et identiques à elles -mêmes, qui existe indépendam-


ment de son image, le monde sensible, et qui lui est
supérieur comme plus parfait. Là tout est divin. La
science qui nous y introduit est donc divine , et il
n'est pas surprenant que Platon décrive avec emphase
les humbles procédés d'analyse et de classification qui
lui permettent d'atteindre les notions générales , deve-
'nues d'immortelles essences . Trompé par cette logique
tâtonnante élevée au rang d'initiation mystique , plus il
s'éloigne de la nature, plus il croit s'approcher d'elle ,
car la vraie nature des choses est pour lui le divin
exemplaire d'après lequel elles sont modelées ; ce que
nous appelons nature n'est à ses yeux qu'un amas
d'apparences mensongères . C'est ce renversement des
choses et des termes , c'est cette substitution du surna-
turel à la nature , qui explique la méthode de Platon en
politique et, avec sa méthode, sa politique tout entière.
Mais il ne faut pas se laisser abuser par les mots . Ce
surnaturel , qui est pour Platon la nature même , ne peut
être pour nous qu'une notion empruntée à l'expérience ,
bien que faussement interprétée . En ce sens il est iné-
vitable que la doctrine platonicienne contienne une
part de vérité ; car, si les choses ne sont pas modelées
sur les idées , les idées sont toujours à quelque degré
modelées sur les choses.
Il faut tenir compte aussi des efforts conscients qu'a
faits Platon pour s'éloigner le moins possible de la réa-
lité et de l'expérience . Entre les Éléates pour qui l'être
absolu existe seul et les Ioniens pour lesquels il n'y a
que du relatif et qui ne voient dans le monde que des
appositions réglées par des lois , il cherche à fixer l'être.
dans un mélange en proportions définies d'unité et de
diversité , de ressemblance et de différence . (Sophiste,
254, d.) Il admet qu'il y a, d'une part , l'Etre absolu dont
NOTIONS PRÉLIMINAIRES . 55

les intelligences non éclairées par une révélation intime


ne peuvent connaître que des figures ; d'autre part , la
matière , presque un néant , également insaisissable ,
et, entre les deux, le relatif qui est la réalité . Il s'élève
contre ceux qui refusent en ce sens l'existence au non-
être , ou au moindre-être , c'est-à-dire encore au relatif.
L'idée , objet des intelligences humaines normales , est,
comme le nombre pythagoricien , une proportion entre
deux extrêmes. La sensation est indispensable , dans
les conditions où nous sommes placés, pour la décou-
vrir , la dégager et en déterminer les degrés hiérarchi-
ques. Les premières avenues de la dialectique sont les
sciences positives . L'auteur des Dialogues connaissait
bien et goûtait les travaux des philosophes de la nature ;
très versé dans la médecine et la physique des contem-
porains les plus illustres , il leur a fait , comme nous le
verrons, de larges emprunts . Sa méthode en politique
comme dans les autres sciences qu'il a touchées com-
portera donc une bonne part de naturalisme , et ce
n'est pas toujours la société idéale , divine , composée
d'abstractions mortes , ce sera aussi la cité vivante ,
telle qu'il l'avait sous les yeux , qu'il nous décrira.
Et pourtant, s'il fut jamais une philosophie religieuse ,
on peut dire que c'est la sienne . L'absolu explique
tout dans son système , les idées comme le reste . Elles-
mêmes sont autant d'absolus , ' autant de dieux ou de
réalités divines . Fait à l'imitation des idées, composé ,
non plus de parties individuelles et changeantes , mais
de concepts immobiles dans leur fond bien qu'engagés
dans la matière , retenu sur la pente de la décadence
par les liens qui l'attachent à ces essences exemptes du
devenir, le monde est tout entier envahi par leur ho-
mogénéité et leur rigidité . Dans leur contemplation la
société et l'esprit de l'homme se simplifient et se fixent .
56 INTRODUCTION .

Le vrai savant est un personnage divin . Platon , en maint


endroit, s'attribue à lui-même ce caractère ¹ . Il parti-
cipe à la nature immortelle par l'intermédiaire de
l'amour. A la vue des beaux corps et des belles âmes ,
il se sent inspiré et ravi : il se ressouvient de sa parenté
avec le ciel . Sa doctrine se propage à la façon d'une
révélation ; c'est une semence divine qui féconde les
âmes de proche en proche ; elle est confiée à des amis.
en petit nombre , véritables initiés (ἔγκριτοι , ἐκλεκτοί) ;
parmi eux figurent des femmes . Après de longs jours
d'une méditation intense en commun , la vérité jaillit
du fond des esprits comme un trait de feu et découvre
la divinité qu'ils renferment . Alors quelques mots mys-
térieux murmurés à l'oreille remplissent l'âme de clar-
tés inoubliables 2. Une fois en possession de la vérité
qui sauve, les initiés doivent la communiquer à d'au-
tres , choisis comme eux . L'enthousiasme , l'ivresse de
l'amour , l'ardeur du salut fermentent au sein de cette
petite église . Elle est bienheureuse comme son sauveur
et son maître ; elle participe comme lui à la vie immor-
telle ; tous les initiés ne font qu'un avec lui dans la
contemplation immuable des idées et dans la possession
à jamais assurée du même bien .
Ainsi se superpose dans cette doctrine à la dialecti-
que de l'idée l'élan de l'amour, à l'analyse des ressem-
blances et des différences dans les choses réelles , la
contemplation extatique du Bien ineffable , au concep-
tualisme le mysticisme , à la philosophie logique et déjà

1. Banquet, 202-208 . Théétète, 176 , b , 151 , d. Phèdre, 245 , 246,


c, e, 252, 276. République, 491 , b. Cf. Teichmüller, Literarische
Fehden, I, p. 136 .
2. « Il n'y a pas de risque que ces choses s'oublient quand une
fois l'âme les a reçues ; rien ne tient en aussi peu de mots. » Let-
tre VII , 344, e . Voir, pour ce qui précède , même lettre , 241 , c .
NOTIONS PRÉLIMINAIRES . 57

scolastique , une croyance qui ne relève plus de la rai-


son. Le platonisme appartient aussi bien à l'histoire des
religions qu'à celle de la métaphysique . La conciliation
entre la science et la foi , but apparent du système , s'y
fait, en fin de compte , au profit de cette dernière ; seule-
ment ce n'est pas la foi nationale qui bénéficie de cette
renaissance du sentiment religieux . C'est l'un des cultes
à demi orientaux qui avait déjà fait dans la Grande-
Grèce tant de prosélytes , et qui maintenant s'implante
à Athènes , comme l'avaient fait successivement toutes
les conceptions du monde et de la vie écloses dans les
colonies grecques . Un pythagorisme nouveau , plus dé-
monstratif et partant plus vivace que le premier, prend
possession de la conscience grecque et de la société
antique . Le dernier épanouissement de ces conceptions
aura pour théâtre l'empire et la cour de Byzance , où
l'art , la science , l'éducation , le gouvernement , l'éti-
quette , dominés par les éternelles Icones , présentent le
type le plus complet de société hiératique qu'on ait vu
en Europe .
Ses ouvrages sur la Politique . Le plus important
des dialogues politiques de Platon , et le premier sans
doute par ordre de date est la République, ou mieux
l'État . Il aurait, selon les recherches de Teichmüller ,
été composé en deux fois ; les cinq premiers livres au-
raient paru en 393 , avant la représentation de l'As-
semblée des femmes d'Aristophane et le premier voyage
de Platon à Syracuse ; les cinq derniers au retour de
ce voyage, avant qu'Isocrate , contre lequel plusieurs.
passages de la seconde moitié de la République sont
dirigés, ait répliqué par son Busiris , c'est-à- dire vers
389 , dans la pleine maturité de l'auteur (né vers 430) .
Mais nul ne nie l'unité du plan ; à la fin du livre V,
les discussions qui occupent les livres suivants sont
58 INTRODUCTION .

clairement annoncées et si les événements contem-


porains ont pu trouver un écho dahs les dévelop-
pements de l'écrivain , ils n'en ont certainement pas
déterminé la marche générale . On cherche une définition
de la justice et on se demande si le juste est heureux ;
pour résoudre ces problèmes , on recourt à une descrip-
tion de la constitution politique où règne la justice et
on montre que la cité où règne le bonheur est celle où
règne la vertu . Au contraire la cité injuste est malheu-
reuse. Il en est de même pour les individus . Le Gorgias
ne viendrait, selon les mêmes recherches des exégètes
allemands , que longtemps après (375 ) . Il traite de la rhé-
torique ; mais comme, selon la doctrine de Platon , le
langage et la pensée sont presque identiques et que,
d'autre part , l'action suit inévitablement la pensée , la
théorie du bien-dire se transforme en une théorie du bien-
faire et les principes de la conduite politique comme
de la conduite privée figurent dans la conclusion de l'ou-
vrage . Le Timée , postérieur à la République, comme le
fait voir dès le début l'auteur lui-même, serait également
postérieur au Gorgias ; il renferme de précieuses indi-
cations sur les rapports de la politique avec la méta-
physique et montre systématiquement comment la cité
terrestre dérive de la cité céleste, la justice politique de
l'ordre cosmique . On recueille dans le Philèbe un impor-
tant tableau de l'ensemble des sciences et de la place
qu'y occupe la politique . Le Politique, qui suit le Sophiste
et vient par suite après le Philebe, nous donne d'abord de
quoi remplir ce tableau en ce qui concerne les sciences
ou arts politiques et leurs parties . Il insiste de plus sur
la différence , que l'État n'avait pas reconnue , entre le
gouvernement idéal et divin , qui était celui des sociétés
primitives , et le gouvernement humain qui doit être
celui des sociétés actuelles . L'idée du relatif gagne peu
DE L'ART ET DE LA SCIENCE EN GÉNÉRAL . 59

à peu du terrain dans la pensée de Platon. Comme il


admet le non-être ou l'être imparfait dans le Sophiste,
et démontre la possibilité de son existence , il prépare
par le Politique une place dans sa doctrine aux gouver-
nements tempérés , sans renoncer pour cela à glorifier
la royauté idéale qui resplendit pour lui dans le lointain
passé, sans même renoncer à en espérer le retour après
l'accomplissement d'une série circulaire de révolutions .
Les Lois, composées alors que Platon subissait déjà l'in-
fluence d'Aristote et avait à se défendre contre ses cri-
tiques , achèvent de montrer, comme il le tentait même
dans la République dès l'origine de ses recherches , que
l'idéal de la cité est réalisable, si l'on tient compte des
exigences du temps et de l'imperfection des hommes.
Ce sacrifice fait aux nécessités de l'existence matérielle
des individus et des États, Platon vieillissant se console
en écrivant les derniers livres des Lois , qui sont une
hymne à l'Ame universelle répandue dans les Astres ¹ .

II

De l'art et de la science en général .

Identité de l'art et de la science . — Plus tard , on distin-


guera la connaissance et la pratique , la science et l'art.
Platon, comme Socrate et les sophistes , les confond .
L'art est l'action réfléchie, méthodique , éclairée par la
science ; mais celui -là seul peut réellement faire une

1. Nous ne pouvons donner ici les raisons tout historiques sur


esquelles Teichmüller appuie sa détermination chronologique ; voir
l'intéressant article de M. Tannery dans la Revue philosophique de
août 1885. Ses ouvrages ont pour titre : L'ordre de succession des
Dialogues, etc. Leipzig, 1879 , et Les Polémiques littéraires au
IVe siècle av. J.-C. 2 vol. , 1881-1884.
60 INTRODUCTION .

chose qui en possède la connaissance absolue , qui en


a la science ; et il est impossible d'autre part, que celui
qui sait n'agisse pas bien . Bref, dans ce système , au-
cune distinction psychologique n'est encore établie
entre l'intelligence et la volonté , entre la conception
et l'action . Cette distinction n'apparaît que chez Aris-
tote . Platon emploiera donc indistinctement les termes
de τέχνη et d 'ἐπιστήμη ; nous ferons comme lui en expo-
sant sa doctrine .
Identité de la nature et de l'art. Selon Platon , ( Lois ,
liv. X) les sophistes plaçaient les œuvres de l'art et de
la réflexion après celles de la nature et du hasard ,
et au-dessus d'elles . Platon renverse cet ordre . Pour
lui , l'art, la pensée réfléchie est à l'origine des choses,
parce que le parfait est premier et que l'imperfection
est nécessairement postérieure . Les créations de l'intelli-
gence et l'intelligence même , au lieu d'être l'épanouis-
sement de la nature aveugle , en sont l'éternel modèle ,
et les êtres soumis à la nécessité apparaissent comme
des réductions , ou des copies dégradées de ces exem-
plaires divins . De là résulte que la religion , la politique ,
les arts et les sciences , au lieu d'être des inventions
tardives et artificielles d'une humanité perfectionnée ,
appartiennent au contraire à la jeunesse du monde et
tiennent à la nature originelle des choses , c'est - à-dire
en fin de compte à la nature divine , principe , cause et
premier état de tout ce qui existe, sauf de la matière .
Tout ce qu'il y a dans le monde humain actuel et dans
l'univers d'ordre , d'unité , de vie , de perfection , est la
dérivation et le vestige d'un gouvernement bienfaisant,
d'une Providence royale , d'une âme omnisciente et
bonne qui a tout fait autant que possible à son image¹ .

1. Lois , Xe livre , et Timée , 29 , e.


DE L'ART ET DE LA SCIENCE EN GÉNÉRAL . 61

Méthode générale qui convient à tout art ou à toute


science. - L'art doit donc se régler sur la nature ; la
pensée réfléchie ne trouvera de lumière qu'en revenant
à sa source , l'intelligence céleste. Le chemin par lequel
cette ascension peut se faire est ouvert partout à l'âme
de l'homme, elle n'a qu'à suivre à la trace les rayons
pâlissants de la perfection primitive à travers les degrés
décroissants de la nature et à reprendre de phase en
phase en sens inverse l'ordre historique dans lequel les
êtres ont été formés . Émanés d'une même source ,
façonnés d'après le même modèle , ils sont tous unis par
une parenté intime ; ils sont proportionnels les uns aux
autres, en sorte que ce que le second degré de l'être
est au premier, le troisième l'est au second , et ainsi de
suite . Si bas qu'on prenne son point de départ, quelque
humble et dégradé que soit l'être qu'on choisit pour
premier échelon , on est toujours sûr d'atteindre le
sommet pourvu qu'on suive exactement les degrés de
l'analogie, et qu'on n'omette aucun membre de ces
proportions continues qui enchaînent tous les êtres au
premier de la série . Tout dépend du côté de l'être que
l'on envisage ; comme dans un labyrinthe circulaire ,
formé de murs concentriques , et éclairé par le centre ,
si l'on regarde du côté de l'ombre on risque de s'égarer,
tandis qu'on atteindra sûrement le centre en regardant
le côté illuminé et en marchant de rayon en rayon ,
ainsi , le philosophe et le politique sont sûrs de trouver
le vrai et le bien s'ils suivent l'ordre des perfections ,
qui est l'ordre logique des idées selon leur degré de
généralité , en même temps que l'ordre historique des
êtres correspondants ' .

1. République, livre VI à la fin . Timée, page 29, a. La grande


difficulté de la dialectique platonicienne est ce parallélisme confus
ESPINAS. Rép. de Platon, L. VI. 4
62 INTRODUCTION .

De là une méthode des analogies et des similitudes,


qui est la clef de toute la dialectique . Chaque partie de
l'univers est le miroir du tout ; chaque être fournit
un exemple auquel tous les autres sont comparables .
<< Il est difficile , ô mon cher , d'exposer avec une
clarté suffisante de grandes choses sans se servir
d'exemples ; car chacun de nous sait tout, ce semble ,
comme en un rêve, mais ne sait rien à l'état de veille . >>
En d'autres termes , incapables de saisir directement
et par intuition le premier degré de l'être , modèle
parfait des autres degrés , tout notre art ou toute
notre science consiste à en contempler les images , et
cette connaissance , bien que dérivée , est légitime tant
que nous comparons des images appartenant à un même
genre , et ne nous méprenons pas sur leurs vrais rap-
ports. « Il y a exemple, lorsque ce qui est le même est
justement reconnu comme tel dans deux choses sépa-
rées, et lorsque , bien entendu et considéré comme un
dans ces deux cas distincts , mais analogues , il devient
l'objet d'une seule et même opinion vraie¹ . »
Le langage n'est qu'une partie du monde , lui aussi
analogue à tout le reste . Il y aura donc en lui comme
dans la nature à distinguer divers degrés de vérité et
d'être , ou de certitude . Au premier principe , un et im-
muable, puisqu'il est parfait , correspondrait une expres-
sion absolue , adéquate, une et immuable , irréfutable ;
c'est l'acte de la pensée contemplative, l'intellect pur ,

entre la hiérarchie des concepts logiques et la hiérarchie des êtres


réels . Des objets particuliers la classification logique va par voie
de généralisation à des idées abstraites réalisées : vérité , beauté,
bien, ressemblance, différence , unité, multiplicité , être , non - ètre .
Des êtres inférieurs concrets, la classification empirique va à des
êtres supérieurs également concrets selon Platon : homme , cité, as-
tres, Dieu ; les deux séries ne coïncident pas.
1. Politique, 278 , c . Cf. Sophiste, 218 , e, 219. République, 368 , e.
DE L'ART ET DE LA SCIENCE EN GÉNÉRAL. 63

qui existe de tout temps et n'a jamais commencé d'être .


Soumis à la génération , nous ne sommes pas capables
de cette pensée, il n'y a pas pour le langage humain
d'expression adéquate de la vérité absolue ou de la per-
fection totale . Nous n'atteignons que la vérité rela-
tive, et ne voyons les choses qu'à travers les images du
bien par des opérations auxquelles la sensation variable
est toujours mêlée . C'est la conjecture , l'opinion , la
connaissance discursive . « Les discours , lisons- nous
dans le Timée, qui se rapportent aux objets stables ,
immuables , intelligibles , doivent être eux-mêmes sta-
bles , inébranlables , invincibles, s'il se peut , à tous les
efforts de la réfutation , et cela d'une manière absolue .
Quant aux discours qui se rapportent à ce qui a été
copié sur ces objets , comme ce n'est qu'une copie, il
suffit qu'ils soient des images de ce qui n'est qu'une
image et en rapport exact avec elle. En effet, ce qu'est
l'existence en soi à l'existence engendrée , la vérité ab-
solue l'est à la croyance . » (29 , d .)
Degrés symétriques de l'Etre et de la Connaissance . —
Parcourons un à un les divers degrés de la hiérarchie
des êtres , à laquelle correspond la hiérarchie des pen-
sées et des discours . Commençons par le premier prin-
cipe selon l'ordre de la nature . Il est inexprimable ,
mais on peut dire qu'il est vivant , qu'il a une âme et ,
par suite , qu'il est intelligent , car l'intelligence et l'âme
sont plus parfaites que tout ; elles doivent donc être au
commencement . Ce principe n'est pas dérivé , il n'est
pas copie , il est modèle . La Perfection , le Bien, l'Ame
ou la Vie avec l'Intelligence , qui en est inséparable , le
tout réuni dans un type ou modèle sans parties ni va-
riations , tel est donc le premier Être. Il comprend dans
son seinle monde des Idées , composé d'Idées diverses ,
multiples, c'est-à-dire de types innombrables , dont
64 INTRODUCTION.

l'ensemble forme la science et la vérité, mais qui res-


tent par leur multiplicité et le fait qu'ils procédent éter-
nellement du Bien , inférieurs au Bien. Cependant ils
l'imitent d'aussi près que possible, en ce sens que toutes
les parties du monde intelligible qu'ils constituent sont
unies par un merveilleux accord et que leur existence
est toujours identique à elle - même, semblable au mou-
vement de la sphère sur le tour : ils forment un cercle
parfait sans commencement ni fin . - Vient en second
lieu le monde sensible . Il est formé à l'image du monde
intelligible , le ciel visible à l'image du ciel objet de la
pensée pure . C'est un grand vivant sphérique au dehors
duquel il n'y a rien , qui se suffit à lui-même , et est bon ,
puisque son auteur est le Bien . Au- dessus de toutes les
parties qui le composent éclate le Soleil qui est aux
objets ce que l'idée du Bien est aux idées ; c'est lui qui
donne à tout la faculté d'être saisi par l'œil comme
l'idée du Bien rend toutes les autres intelligibles , et
qui communique à tout l'existence comme l'idée du
Bien donne leur essence aux Idées . (Rép . , 509 b . ) Une
âme dérivée de l'âme première règle ses mouvements .
Autour de lui gravitent d'autres astres , semblables mais
´inférieurs à lui , animés comme lui (Lois 740 , 899 ) , mais
moins lumineux et moins indéfectibles dans leur course
circulaire , et tous forment avec leur maître et leur père
un chœur admirable où chacun se meut selon sa nature,
sans jamais empiéter sur les fonctions des autres , tou-
jours un, toujours le même , dans la justice et la conti-
nuité les plus parfaites. Sur la terre , les cités des
hommes imitent à distance ce chœur du ciel visible ,
mais avec des parties beaucoup moins homogènes et
des mouvements moins constants , dégradées d'ailleurs
par un rapprochement progressif de leur chef et des
citoyens . L'homme à son tour imite la société et en
DE L'ART ET DE LA SCIENCE EN GÉNÉRAL . 65

présente une image réduite, comme la société imite le


chœur céleste , qui lui-même imite le chœur des Idées ,
pure image de Dieu . Si l'homme était ce qu'il doit être ,
il serait sphérique comme le monde , il n'aurait qu'une
tête . (Timée, 44 , e) , et son mouvement serait circulaire
comme celui des astres , par conséquent sage et par-
fait . Mais les astres qui le formèrent ont craint pour lui
les chocs qu'il n'eût pas manqué d'éprouver en roulant
sur la terre ; ils l'ont placé comme un cocher sur son
char, sur un corps composé de plusieurs membres de
là des agitations désordonnées et des mouvements tu-
multueux , surtout lorsque les sensations venues du
dehors le font bondir en tous sens (Platon rapproche
αἴσθησις de αἴσσειν, s'agiter) . Le mouvement de l'homme
ne s'accomplit donc avec ordre que lorsque la tête ,
partie divine , commande aux autres organes , partie ter-
restre , comme le soleil aux astres et l'Idée du Bien aux
autres Idées . Au- dessous de l'homme apparaît la femme ,
au- dessous de la femme les autres animaux , au -dessous
des animaux les plantes et les minéraux , sans qu'il y
ait dans l'immense série des êtres, du moins si on la
regarde à la lumière de l'absolu , une seule lacune , une
seule disparate , un seul désaccord : tout est semblable ,
tout est analogue , tout est harmonique . Tout, en effet,
fait partie d'une seule et même nature , c'est-à-dire
est l'œuvre d'un seul et même art, d'une seule et même
pensée .
Mais l'homme produit à son tour, comme Dieu ,
comme le monde , comme le soleil . Ce qu'il produit est
l'image des choses sensibles , images des Idées , c'est
une copie de copie , mais vraie et reproduisant les pro-
portions du type original . De là la sphère des produits
de l'art humain , imitation dégénérée , très imparfaite
reproduction de l'éternelle réalité ou de l'art divin . Eh
4.
66 INTRODUCTION .

bien, il y a quelque chose de plus infime encore ! Quand


l'homme prend pour objet de ses pensées non plus les
objets concrets de la sensation , les objets que le vul-
gaire appelle réels , bien qu'ils ne soient que des copies ,
mais les copies de ces objets produites par l'art ( par
exemple, les imaginations des poètes et les ombres de
vérité et de justice que lui présentent les orateurs poli-
liques) , alors naît un genre au - dessous duquel il semble
qu'il n'y ait plus rien , le genre des illusions que sym-
bolise la caverne , ou monde des fantômes ¹ . La caverne ,
avec son feu artificiel, est au monde des apparences
nocturnes éclairées par la lune , ce qu'est celui-ci au
monde des apparences diurnes éclairées par le soleil ,
et ce qu'est à son tour ce dernier au monde intelligible
éclairé par l'Idée du Bien. Et les prisonniers vont dans
leurs conjectures de l'ombre des statues aux statues ,
comme l'artiste va des statues aux corps sensibles dont
elles sont l'image, comme le philosophe va des corps
aux Idées et des Idées à Dieu . La philosophie des beaux-
arts est dans Platon entièrement cohérente avec le reste
de la doctrine ; il n'est guère de système métaphysique
dont toutes les parties soient mieux liées .
Posons brièvement en face de la hiérarchie des choses
la hiérarchie des connaissances . Au sommet l'intuition
qui part de l'Être nécessaire , science absolue de l'Être
absolu . Au second degré , mais dans le même genre , la
connaissance discursive des Idées qui raisonne à partir
de principes supposés vrais et non démontrés , les ma-
thématiques , l'astronomie et la logique avec leurs pos-
tulats . Au troisième degré , la croyance tantôt fondée sur
des vraisemblances , tantôt se contentant de conjectures

1. République, livre X, 28 , et VII , 516 , c . Sophiste, 236 , a , b, c.


2. Voir la note 1 de la page 61 .
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 67

hasardeuses , nourrie de sensations déjà fortement illu-


soires , bien que légitimes en leur sphère . Au quatrième
degré , les inspirations de l'éloquence , de la poésie et des
beaux -arts , quand ils ont pour objet la vérité . En effet ,
la croyance et l'inspiration sont bien loin de la science
pure, mais Dieu dans sa bonté a accordé à l'homme un
don de divination ; à défaut de la tête , le foie devient un
miroir obscur de la réalité des choses sur la face duquel
le devin, le poète et l'orateur populaires savent parfois
lire de profondes vérités qu'ils ne comprennent pas eux-
mêmes . (Timée, 71 , d. ) Un cinquième degré est occupé
par les prestiges de la fausse rhétorique , de la fausse
poésie et des arts trompeurs .
Nous pouvons, après cette rapide esquisse du système ,
aborder l'exposé plus direct de la politique . Elle cadre
exactement avec les grandes lignes de la doctrine que
nous venons de retracer .

III

De la politique comme art ou science.

Sa place dans l'ensemble des sciences. -- Les sciences


ou arts sont , selon le Philèbe (55 , d) , distingués en
deux groupes par une différence essentielle . Les uns
produisent seulement la connaissance , τὸ μὲν δημιουρ
γικόν ἐστι τῆς περὶ τὰ μαθήματα ἐπιστήμης , les autres ser-
vent de plus à l'éducation et à l'entretien de l'homme ,
Tódε пEρì пαιdεíαν xai tpoqv . En d'autres termes , il y a des
connaissances spéculatives et des connaissances politi-
ques et sociales ; l'opposition entre les deux termes
n'est peut-être pas très rigoureuse , mais enfin telle est
68 INTRODUCTION .

la pensée de Platon . Par exemple , il y a une grande


différence entre le calculateur et l'architecte . Le pre-
mier atteint son objet quand il sait juger exactement
des différences des nombres. Le second fait plus que
de concevoir le vrai , il agit sur les volontés des divers
artisans qui concourent à la construction d'un édi-
fice ; s'il ne commande pas , s'il ne dirige pas', il ne
fait rien de propre à son art . « Il ne doit pas , je pense ,
quand il a porté son jugement , considérer sa tâche
comme finie , et se retirer à l'exemple du calculateur ;
il faut encore qu'il ordonne à chacun des ouvriers
ce qu'il convient, jusqu'à ce qu'ils aient exécuté ses
ordres . >>
Posons donc comme en un tableau ces deux groupes
de connaissances l'un à côté de l'autre : les spécula-
tives ou sciences de jugement , xpitixov μépos , à gauche ,
les politiques on sciences de commandement , επιτακτικὸν
μépos , à droite. Nous pouvons remarquer que les unes
comme les autres présentent dans chaque série divers
degrés d'abstraction , et tantôt sont étrangères à l'action ,
fiλàι τшν прážεшv, et s'adressent à la pensée pure , tantôt
empruntent le secours des mains , poupɣía , et exercent
une action sur la matière pour produire au dehors des
objets déterminés . Ainsi , dans la colonne de gauche ,
l'art du calculateur est beaucoup plus abstrait que celui
de la construction , Textovi ; et dans la colonne de
droite , tandis que l'art du gouvernement s'exerce lui
aussi sans poupyia, par l'ascendant d'une âme sur d'au-
tres âmes , tout un groupe d'arts auxiliaires plie la ma-
tière aux fins du corps social . Cette différence donne
lieu à une division nouvelle , non plus de gauche à
droite , mais de haut en bas ; dans les deux colonnes
au sommet figurent des connaissances abstraites , pure-
ment théoriques , et au-dessous des connaissances em-
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 69

piriques , ou pratiques , les premières appelées par Pla-


ton γνωστικαί , les secondes πρακτικαί. (Politique, 259 , 260).

TEXNH ΚΡΙΤΙΚΟΝ ΜΕΡΟΣ ΕΠΙΤΑΧΤΙΧΟΝ ΜΕΡΟΣ


ἢ ἐπιστήμη . Τὸ δημιουργικὸν τῆς περὶ τὸ περὶ παιδείαν
Ποίησις τὰ μαθήματα ἐπιστήμης καὶ τροφήν

θεία νοητικὴ ἐπιστήμη βασιλικὴ τέχνη

/ νομοθετική
δικαστική
στρατηγία
νηα
δ, ημιουργί

στατικὴ ἢ ἀστρωνομική τέχναι ὑπη- διάκονος


ἀνθρωπί

α) κατὰ τὴν μετρετική ρεταὶ ἢ αἰ- μισθωταὶ


διανοίαν.
ἀριθμητικὴ καὶ λογιστική | τίοι καὶ θῆται
ἐμπορευτι
κοί
ὠνητοί

ναυπηγία πρωτογενές
τεχνικώτεραι οἰκοδομία κτῆμα
ζηλουργική ὄργανα
β) κατὰ τὴν μουσική ξυναίτιοι ἀγγεῖον
ὀρθὴν δό- γυμναστική ὄχημα
ξαν . Ιατρική πρόβλημα
στοχαστικοι παίγνιον
|γεωργία
κυβερνητική θρέμμα
στρατηγική
αὐλητική , κιθαριστική σοφιστική
μιμητι τῶν χόρων
κή
κὴ , κατὰ κομμωτι διδασκαλία
τὴν εἶκα- ὀψοποιική
σίαν . ανδριαντοποιική ῥητορεία τῶν διθυράμ
ζωγραφία 6ων ποίησις
τραγώδια

Rappelons - nous maintenant que les trois degrés


principaux de l'Être ou de la perfection doivent se re-
trouver dans les arts comme dans la nature , puisque
70 INTRODUCTION .

l'art et la nature appartiennent à une seule et même


série. Il y aura donc : 1º une science et un art divins , les
plus purs ou les plus spirituels de tous dans les deux
groupes ; 2º une science et un art humains, en partie
purs ou abstraits, en partie pratiques ou empiriques ;
3º enfin une science et un art d'imitation , simples rou-
tines , ombres mensongères de la spéculation et de la
politique véritables .
Ces lignes générales étant tracées, énumérons rapi-
dement les diverses sciences qui composent le détail
des connaissances spéculatives , de celles qui occupent
la colonne de gauche dans notre tableau .

§ 1. - SCIENCES ET ARTS DE JUGEMENT OU SPECULATIFS.

A. Science spéculative (art idéal) en Dieu. --- C'est celle


qui consiste d'abord à concevoir et à produire le type
unique , éternel et seul vraiment naturel des choses ,
l'Idée , quτoupyía . C'est la connaissance absolue des cho-
ses en soi , l'intuition , opération du vous ou voŋtixǹ ÈTIO-
thun. (République , 597 , c . ) Le parfait en chaque genre ,
qui se résume dans le Bien absolu , est l'objet de cette
connaissance .
Les choses du monde sensible , quand elles sont
connues dans leur rapport avec l'Idée , sont l'objet
d'une connaissance du même genre et l'art qui les a
faites est également une production primitive , une créa-
tion . (Rép. , 510 , a. )
B. Arts ou Sciences de spéculation dans l'homme ,
δημιουργία .
Snutouрría a. ) Sciences théoriques, yvwotixat . La dialec-
tique est le faîte ou la clef de voûte de toutes les sciences
humaines, en ce qu'elle atteint par démonstration le par-
fait ou l'absolu en chaque genre , ou l'Idée , et coïncide
autant que possible avec la connaissance intuitive de
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 71

la cause universelle . Les autres sciences , même les


sciences exactes , ne voient , comparées à elle , rien que
comme en songe . (Rép . , 534 , e). Les sciences discursives
διανοητικαί se subordonnent à la dialectique comme
autant de conditions ou d'instruments de la plus haute
des connaissances. Les mathématiques sont la propé-
deutique nécessaire de la philosophie , ролαideía . (Rép. ,
336 d . ) Elles contiennent , envisagées dans leur compré-
hension la plus large , comme science universelle et
dont les lois embrassent tout ce qui existe , au plus bas
degré : la connaissance des nombres , soit dans leur sé-
rie successive (apiμntix , numération) , soit dans leurs
combinaisons ( oyiotix , calcul) ; puis la connaissance
des surfaces ou figures à deux dimensions , μETρETIX ,
enfin la connaissance des figures à trois dimensions ou
solides , tax , considérés soit comme immobiles , soit
comme en mouvement . ( Cf. Lois VII , 817 , e . ) Cette der-
nière partie de la science , quand elle traite de l'équi-
libre des corps solides dans l'espace , s'appelle l'astro-
nomie . Comme les astres sont dieux , c'est la plus belle
des sciences après la dialectique . Mais il faut distin-
guer ici la connaissance abstraite de ces vérités prises
en soi , indépendamment des divers objets où elles se
trouvent impliquées , privilège du philosophe , et la
connaissance pratique, empirique , qui suffit aux divers
métiers, par exemple, la connaissance qu'ont les navi-
gateurs des astres , les arpenteurs des figures et les
commerçants des nombres , ἣ κατὰ φιλοσοφίαν τέχνη ἢ
ἐπιστήμη , ἢ κατὰ τεκτονικὴν καὶ ἐμπορικὴν , πράξεως ἕνεκα .
(Philèbe, 56 a, 57 a ; Rép . , VII , 522 c , 523 b , 525 c 527
a, c, d, 528 c, 529. )
b .) Sciences pratiques ou arts proprement dits ,
XELρotεXvxaí. Viennent ensuite ces arts pratiques eux-
mêmes , plus spécialement appelés réxvat , qui pro-
72 INTRODUCTION .

duisent ou fabriquent des objets utiles à l'homme .


Quelques-uns ont un caractère de précision qui per-
met de réussir à coup sûr dans les opérations corres-
pondantes . Ils sont les plus méthodiques ou exacts ,
τεχνικώτεραι. L'art de la construction, τεκτονική , les com-
prend tous ; « il fait usage, ce me semble , de beaucoup
de mesures et d'instruments qui lui donnent une grande
justesse et le rendent plus scientifique que la plupart
des autres arts . ― En quoi ? - Dans la construction des
vaisseaux , vanyía ; dans la construction des maisons ,
oixodoµíx, et dans beaucoup d'autres ouvrages de char-
penterie, nλoupy ; car il se sert de la règle , du tour, du
compas , de l'aplomb et d'un redressoir pour le bois . »
(Philèbe, 56 , b.)
Immédiatement après ces arts, d'autres se présen-
tent qui comportent beaucoup moins d'exactitude GT-
yaotixά . La musique en est le type ; ce sont , avec la
musique, la gymnastique qui impose aux formes et aux
mouvements du corps l'ordre que la musique fait régner
par les sons et les discours , dans les mouvements de
l'âme, (République, 522 , c . Lois, 654 , 665 , 795 , d) puis la
médecine izpiz , de laquelle dépendent tous les arts qui
sont les ministres du corps , ceux du marchand , du bou-
langer, du cuisinier, du tisserand , du cordonnier, du
tanneur (Gorgias , 518 , c) ; l'agriculture , yewpyiz ; la
navigation, xʊ6ɛpvyτizń ; la stratégie , otparyń , toutes
connaissances empiriques , approximatives , conjectu-
rales , qui parviennent à travers mille tâtonnements à
redresser la pratique sans pouvoir trouver ni enseigner
aucune vérite scientifique (Philèbe, 56 , a).
C. Arts d'imitation. - Les arts dont nous venons de
parcourir la liste connaissent encore à quelque degré
l'essence ou le but des choses qu'ils produisent . Bien
que faites à la ressemblance de l'Idée ou plutôt parce
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 73

qu'elles sont faites à cette ressemblance, elles ont pour


but un bien , elles sont bonnes . Ce sont des copies di-
rectes , ɛixóvɛs. A l'image de la cause première , l'ouvrier
qui les fabrique est un créateur, onμloupyós, et son
œuvre est une création véritable , πoíŋoç.
D'autres arts , bien inférieurs à ceux-là, négligent en-
tièrement la connaissance de l'essence des choses , c'est-
à-dire de leur destination , de leur but. Il leur suffit de
provoquer le plaisir par l'imitation du dehors des êtres ,
μíunos ; ils font des fantômes d'existences , des silhouet-
tes vides , φαντάσματα , εἰδῶλα ; leurs productions sont et
ne sont pas , ce sont des apparences , nécessairement
mensongères . Cette recherche exclusive du plaisir au
mépris des exigences de la morale, les réduit au rôle de
misérables flatteries, κολακείαι .
La saine musique imite avec justesse des sentiments
justes , c'est-à-dire bien réglés et convenant aux person-
nages que le poète fait parler . Une musique artificielle
est née qui n'a en vue que de caresser agréablement les
oreilles ; elle ose exprimer par l'accompagnement d'au-
tres sentiments que ceux du héros , ou se faire l'inter-
. prète d'émotions basses et violentes . Elle va plus loin ,
elle sépare les instruments de la voix et reproduit par
un jeu précipité les bruits de la nature sans se soucier
des sentiments de l'âme . Cet art n'est qu'une imitation
lointaine , une falsification de la musique naturelle ,
vouée avant tout à l'expression de la vérité psycholo-
gique et morale . (Lois , II , 669 , d.)
Tandis que la musique produit l'harmonie de l'âme ,
ápμovía, suyuxía , en mettant l'ordre dans les émissions de
la voix, la gymnastique produit le rythme en mettant
l'ordre dans les mouvements du corps ( Lois II , 654 , 665 ) .
La gymnastique a deux parties (dont l'une lui est com-
mune avec la musique) , ce sont la danse et la lutte . Or , les
ESPINAS. Rép. de Platon, L. VI. 5
74 INTRODUCTION .

danses bizarres , bouffonnes ou voluptueuses , les luttes


compliquées , toutes les recherches que les modernes
ont inventées altèrent la destination primitive de la
gymnastique qui est de développer les aptitudes mili-
taires des jeunes gens ; la dernière falsification de cet
art consiste à prétendre le remplacer par la toilette ,
xoμμшτix , et à compter sur les poses étudiées , sur le
fard et la délicatesse de la peau, pour imiter la beauté
que donne seul un emploi réglé des forces (Lois , VII ,
814, e , 816 , c. Gorgias, 462 et 501.)
De même, la cuisine prétend remplacer la médecine
et réussit à plaire au détriment de la santé , tandis que
la médecine rend la santé en imposant mainte douleur
à ceux qu'elle sauve .
Enfin , le sculpteur et le peintre ne travaillent même
plus sur des corps vivants . Ils fabriquent des images
inertes auxquelles ils cherchent à donner l'apparence
de la vie . Le sculpteur, du moins , produit des images
pleines , offrant les trois dimensions des corps solides ;
le peintre est plus audacieux ; il ne prend des corps
que les contours et la couleur ; il représentera , par
exemple, un cordonnier, un charpentier de façon à
faire illusion aux naïfs , alors même qu'il n'a ni par
expérience ni par ouï-dire aucune connaissance de ces
métiers . A ce compte , l'artiste peut produire en un
instant une multitude de choses , comme avec un mi-
roir on reproduit en un tour de main la nature entière .
Tout cela est un prestige , une véritable jonglerie où il
y a moins de réalité que dans l'ombre projetée par les
corps à la lumière du soleil . (Rép . , livre X commence-
ment, et IV, 420 , d. )
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 75

$ 2. - SIENCES OU ARTS DU COMMANDEMENT OU POLITIQUES


(GOUVERNEMENT ET ÉDUCATION)

Abordons enfin l'énumération des sciences d'éduca-


tion et de gouvernement, τὸ ἐπιτακτικὸν μέρος , contenues
dans la seconde colonne du tableau .
A. Science divine du gouvernement. - En produisant
les Idées , Dieu produit la société idéale , type éternel de
toute société . L'ensemble des Idées forme en effet <« un
être dont tous les autres êtres pris individuellement et
par genres sont des parties . » Cet être est vivant, c'est-à-
dire que ses parties sont unies par des rapports harmo-
niques , comme les parties du ciel visible , comme celles
de la cité, comme celles du corps humain . Nous dirions
qu'il est organisé . Dieu préside à cette organisation , en
ce sens qu'il conçoit et produit les idées pour le Bien ,
les subordonne à lui et les fait toutes converger vers
une même perfection ; ou plutôt il est le Bien même ,
roi du ciel intelligible, principe d'accord et d'harmonie
entre les Essences , comme entre leurs images . Cette
union intime des Essences , rien ne peut la rompre ; elle
est immuable et d'une stabilité absolue . En effet, aucun
obstacle provenant de la matière ne s'oppose à l'action
du souverain qui les régit ; par cela même qu'il les con-
temple, il les crée et crée leur accord : ici l'action et la
spéculation se confondent. Cette cité ou société des
Essences se suffit à elle - même ; elle n'a besoin de rien
qui vienne du dehors , parce que , étant parfaite, rien ne
lui manque ; elle est donc bienheureuse ¹ . (Rép . , 500. )

1. « Le monarque puissant qui règne dans le ciel , c'est Zéus qui


s'avance le premier sur un char ailé, arrange et gouverne toutes
choses ; il est suivi de l'armée des dieux et des démons , partagée
76 INTRODUCTION .

L'art par lequel Dieu gouverne la hiérarchie des Idées


est le modèle éternel de toute politique , mais ce modèle
étant purement intelligible est difficile à contempler ; le
gouvernement du monde visible en offre une plus
claire image .
Les astres, parties du monde, sont rangés autour du
soleil , leur roi ; guidés par autant d'âmes , ils observent
spontanément dans leur marche un ordre magnifique ;
leur chœur est si bien réglé que sa dissolution est im-
possible ; « la nature intraitable du divers » y est fer-
mement enchaînée par les liens de la concorde et
l'immutabilité des mouvements. C'est qu'une âme di-
vine, celle du soleil , y exerce l'empire et y répand la vie
avec la lumière ¹ . Elle n'a pas besoin de faire effort
pour se subordonner les autres âmes sidérales et les
âmes des animaux ; elle leur donne l'existence et par
cela même en règle les phases . Régner par supériorité
d'essence , régner parce qu'on exerce sur des êtres in-
férieurs une action bienfaisante et nécessaire , régner
par la force de lois qui sont dans la nature des choses
et sans qu'une opposition puisse seulement se mani-
fester dans la société que l'on gouverne , voilà l'art
vraiment royal dont le Soleil , père et nourricier du
monde, donne aux gouvernants le modèle .

en onze sections ; car Vesta reste seule dans le palais céleste . Les
douze grands Dieux qui commandent aux autres divinités condui-
sent chacun leur section dans l'ordre prescrit. Que de spectacles
ravissants se montrent dans le ciel ! Que de révolutions accomplis-
sent les bienheureux ! Chacun remplit ses fonctions , et dans ceux
qui les suivent, le pouvoir et la volonté se trouvent toujours réunis ,
car l'envie est bannie du chœur céleste . » Phèdre, 247 , a . Sur le
sectionnement géométrique des cités à l'imitation de la division du
ciel , voir Critias, 119 , a, et Lois, livre V. Rapprocher Xénophon,
Cyropédie, livres I et VIII .
1. Ἡλίου πᾶς ἄνθρωπος σῶμα μὲν ὁρᾶ , ψυχὴν δὲ οὐδεὶς. Lois, 898 , d.
Θεοὺς αὐτὰς (ψυχὰς) εἶναι φήσομεν. 899 , 6 .
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 77

Du reste, ce modèle s'est encore plus approché de


nous quand les dieux ont daigné prendre sous leur garde
les hommes primitifs ; l'histoire des sociétés , en effet ,
est parallèle à leur classification et les formes de gou-
vernement les plus parfaites sont celles qui ont existé
à l'origine . En ce temps-là le monde était tout entier
conduit par le Dieu suprême et se mouvait en cercle à
l'image de l'être qui se meut lui-même et dont la vo-
" lonté , étant parfaite ,, est immuable . Alors les hommes
naissaient directement du sein de la Terre , ils emprun-
taient par suite directement leur âme et leur corps à
l'âme et au corps d'un Dieu et avaient en eux quelque
chose de divin . Ils étaient, en raison de cette commu-
nauté d'essence avec les Dieux, tout naturellement dis-
posés à se ranger spontanément sous leur pouvoir. Or
<
«< les Dieux se partagèrent autrefois la terre entière
contrée par contrée , et cela sans querelle . Car on ne
peut raisonnablement admettre ni que les Dieux aient
ignoré ce qui convenait à chacun d'eux , ni que , le sa-
chant, ils aient entrepris de se ravir les uns aux autres
le lot qui leur appartenait . Ayant donc obtenu de la
justice et du sort ce qui leur appartenait, ils s'établi-
rent dans chaque contrée et après qu'ils s'y furent
établis , comme les bergers font pour leurs troupeaux,
ils prirent soin d'élever les hommes , qui étaient à la
fois leurs nourrissons et leur propriété ; mais ils n'exer-
cèrent pas de violence par des moyens corporels sur le
corps de leurs sujets, comme des bergers qui frappe-
raient leurs animaux du bâton ; ils savaient que l'homme
est un animal docile, et , semblables au pilote qui con-
duit le navire du haut de la poupe , ils se servaient
de la persuasion comme d'un gouvernail pour mou-
voir les âmes selon leur pensée , dirigeant ainsi et gou-
vernant la race mortelle » . (Critias , p . 109 , d. ) . Le
78 INTRODUCTION .

récit du Politique concorde entièrement avec celui du


Critias. « Dieu lui-même conduisait et surveillait les
hommes , tout comme ceux -ci aujourd'hui , à titre
d'animaux d'une nature différente et plus divine , con-
duisent les espèces inférieures ¹ . Sous ce gouverne-
ment divin , il n'y avait ni cités , ni mariage , ni fa-
mille . Les hommes ressuscitaient tous du sein de la
terre , sans aucun souvenir du passé . Rien de pareil
aux institutions (politiques et domestiques) des temps.
postérieurs . Ils recueillaient sur les arbres des forêts.
des fruits abondants que n'avait pas fait naître la cul-
ture et que la terre produisait par sa propre fécondité .
Nus et sans abri , ils passaient presque toute leur vie
en plein air les saisons , tempérées alors , leur étaient
clémentes et l'épais gazon dont la terre se couvrait
leur offrait des lits moelleux . » Ainsi <« chaque démon
suffisait seul à tous les besoins de chaque troupeau
d'hommes qu'il gouvernait. Aucune férocité . Point d'es-
pèce qui dévore d'autre espèce . Point de guerre et pas
l'ombre de discorde . » « Telle était la vie que menaient
les hommes sous Kronos . Il est facile de juger qu'ils
jouissaient d'une félicité mille fois plus grande que la
nôtre. »
Tel est l'art du vrai roi , telle est la science royale par
excellence , telle est la politique idéale. L'État céleste
est un humble troupeau de créatures naïves , volontai-
rement soumises à un pasteur de race différente de la
leur et plus divine² , allant sans lois positives au-devant

1. Θεὸς ἔνεμεν αὐτοὺς αὐτὸς ἐπιστατῶν , καθάπερ νῦν ἄνθρωποι , ζῶον


ἂν ἕτερον θείοτερον , ἀλλὰ γένη φαυλότερα αὑτῶν νομένουσι . (Politique,
271 , e .) Les Athéniens primitifs du Timée vivaient aussi dans l'Eu-
nomie pythagorique , ɛúvop.oúpavot , comme il convient à des fils de
Dieu , καθέπερ εἰκὸς γεννήματα καὶ παιδεύματα θεῶν ὄντας. Timée, 24 , d.
2. Tout ce qui vit participe de l'âme du monde et est divin . Il
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE. 79

de sa pensée et nourries par lui des productions végétales


d'une terre commune à tous ¹ . Le gouvernement ainsi
compris n'est que l'intuition des lois naturelles des cho-
ses , et reste une opération de la pure pensée . Il a la
certitude de la mécanique céleste ; les classes de sujets
gravitent autour du roi comme les astres autour du
soleil , comme les Essences autour de l'Idée du Bien ,
avec une indéfectible régularité . Tel était celui de l'At-
lantide , décrit avec détails par l'auteur du Critias, et peut-
être celui de l'antique Anthènes, qui florissait 9,000 ans
avant Solon , s'il faut en croire le Timée .
Mais le monde n'obéit pas toujours à l'impulsion de
Dieu. Il lui arrive , et cela parce qu'il n'est pas une âme
pure , parce qu'il y a de la matière en lui , d'oublier les
enseignements divins, et de se mouvoir dans le sens.
contraire selon le cercle de l'imprudence . Alors le maî-
tre de l'univers se retire à l'écart . Les Dieux et les dé-
mons abandonnent les parties du monde confiées à
leurs soins . Le sol de la terre entre en convulsions ; une
multitude d'animaux est détruite par des tremblements
de terre et des déluges . Quand cette série de cataclys-
mes est close et que commence le règne de Jupiter, la
condition des hommes est toute nouvelle . Ils naissent

y a dans les Lois, livre IV, un passage non moins formel. Il est cité
plus loin .
1. Cf. République, livre IV , 782 , c. « En d'autres pays, on n'osait
même pas toucher à la chair de bœuf; on n'immolait pas d'ani-
maux sur les autels des dieux, on se contentait de leur offrir des
gâteaux, des fruits enduits de miel et d'autres dons purs de sang;
on s'abstenait de l'usage de la chair, ne croyant pas qu'il fût per-
mis d'en manger ni de souiller de sang les autels des dieux ; en un
mot, la vie de ces temps-là ressemblait à celle qui nous est recom-
mandée dans les Mystères d'Orphée, laquelle consiste à se nourrir
de ce qui est inanimé et à s'interdire absolument tout ce qui a vie. »
Lois, livres III et VI . Rapprocher le fragment d'Empedocle sur la
vie des hommes primitifs. « Ils avaient pour dieu non Arès, ni le
80 INTRODUCTION .

les uns des autres , puisent la vie à une source de plus


en plus indirecte et lointaine , et perdent ainsi de géné-
ration en génération quelque chose de ce qu'il y a de
divin en eux . Ils ne trouvent plus dans la nature de
quoi se nourrir ; ils doivent inventer les arts, chasser
les animaux , et se faire la guerre pour se disputer la
viande et l'or. Ils choisissent alors des chefs parmi eux ,
et ne leur obéissent plus que sous le coup de la con-
trainte ; les lois deviennent nécessaires , avec les tribu-
naux ; une politique différente est nécessairement inau-
gurée par ces événements . Nous entrons dans l'époque
moderne et les gouvernements dont il sera question
dans la suite ont été vus ou peuvent l'être par les con-
temporains . (Politique, 272 , c, et passim.)
B. Art politique humain . - C'est celui qui est exposé ,
non plus dans la légende du Politique, mais dans la
République et dans les Lois ' , celui de la cité terrestre,
mais qui ne peut être réglé et compris dans ses principes
que par la connaissance de la cité du ciel . La constitu-

Tumulte , ni Zéus souverain , ni Kronos, ni Poseidon , mais Cypris


la reine. Ils l'imploraient par de pieuses images , par des animaux
peints et des huiles parfumées . L'autel ne ruisselait pas du sang
des taureaux , mais c'était le plus horrible sacrilège pour les hom-
mes de ce temps d'arracher le cœur des bêtes et de manger leurs
doux membres . » Mullach , p . 12 , vers 417 , 433 , et p . 9 , vers 318.
Sur le régime végétal dans Platon, voir la note de la page 134 de
notre édition du livre VIII , et Teichmüller, Literarische Fehden,
vol. II, chap . vi .
1. Si on adopte la chronologie de Teichmüller, Platon serait re-
monté par régression des formes inférieures de l'être aux formes
supérieures , de la cité et de l'homme de la République, xaddíw ¤TI
ěxwv eiπɛiv módɩv tε xài άvôpa , VIII , 543 , d, à la cité et à l'homme
du récit légendaire du Politique . Ensuite il serait redescendu du
Politique aux Lois . Le début du Timée a pour objet de refouler
l'idéal de la République dans un passé lointain pour faire place à
des conceptions moins chimériques annoncées dans le Politique,
réalisées dans les Lois.
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 81

tion de la cité terrestre sera développée tout à l'heure ;


pour le moment , nous nous bornons à indiquer les ca-
ractères essentiels et les parties principales de la po-
litique comme science .
Caractères essentiels de la politique. - Avant tout, la po-
litique est un art ou une science théorique , qui ne pro-
duit aucun objet matériel par le [secours des mains , et va
de la pensée des gouvernants à la pensée des gouvernés .
Toute sa vertu consiste dans la connaissance rationnelle
des principes . Le politique véritable est celui qui con-
naît ces principes, non celui que le hasard des événe-
ments ou le caprice de la multitude place à la tête de
l'État . Il a les yeux toujours fixés sur l'idéal , c'est-à-
dire sur la société parfaite des Dieux , et le roi du ciel
est son modèle .
X En réalité , la science royale , ou l'art royal dans son
essence se confond avec l'intuition des Idées : il est le
même dans l'homme qu'en Dieu . Car la raison en cha-
cun de nous est une émanation de la raison divine ¹ ;
animaux mortels , en tant que participant à l'âme uni-
verselle, la partie matérielle et démocratique de notre
être , c'est-à-dire la foule des passions qui est en nous
est gouvernée par une petite étincelle dérivée de l'éter-
nelle lumière . Si donc le sage , qui fait régner la raison
en lui , règne dans l'État; la raison ou Dieu y règnera
par son entremise . Le gouvernement d'un philosophe
ou d'un petit nombre de philosophes est donc le plus
parfait des gouvernements ; et la seule voie de salut
pour un peuple est de remettre le pouvoir aux sages ,
dont la raison ne fait qu'un avec la raison divine . *«< Sa-
turne , reconnaissant que nul homme, comme nous
1. Τὸ δὲ περὶ τοῦ κυριωτάτου παρ' ἡμῖν ψυχῆς εἴδους διανοεῖσθαι δεῖ
τῇδε , ὡς ἄρα αὐτὸ δαίμονα θεὸς ἑκάστῳ δέδωκε , τοῦτο ὃ δή φαμεν οἰκεῖν
μὲν ἡμῶν ἐπ᾿ ἄκρω τῷ σώματι . (Timée, 90 , a .) Cf. Lois 896 , e .
5.
82 INTRODUCTION.

l'avons remarqué plus haut, n'était capable de gouver-


ner les hommes avec une autorité absolue sans tomber
dans la licence et dans l'injustice , établit dans les cités
pour chefs et pour rois non des hommes , mais des in-
telligences d'une nature plus exquise et plus divine que
la nôtre , les Démons , pour faire à notre égard ce que
nous faisons nous-mêmes à l'égard des troupeaux soit
de moutons , soit d'autres animaux sociables apprivoisés .
En effet , nous ne donnons pas aux bœufs et aux chèvres
des animaux de leur espèce pour les commander ; mais
notre espèce , qui l'emporte de beaucoup sur la leur ,
règne sur eux en maîtresse absolue . De même ce Dieu ,
plein de bonté pour les hommes , préposa pour nous
gouverner des êtres d'une espèce supérieure à la nôtre ,
les Démons , qui , prenant soin de nous sans peine pour
eux et sans peine pour nous , firent régner sur la terre
la paix , la pudeur , la liberté , la justice , et nous procu-
rèrent des jours heureux , exempts de trouble et de dis-
corde . Ce récit est vrai ; il nous enseigne encore aujour-
d'hui qu'il n'est point de remède aux vices et aux maux
des États qui n'auront point des Dieux, mais des hom-
mes pour les régir ; que notre devoir est d'approcher
du plus près possible du gouvernement de Saturne , de
confier la direction de notre vie publique et privée à la
partie immortelle de notre être ὅσον ἐν ἡμῖν ἀθανασίας
EvEGT , et, donnant le nom de lois aux ordres de la rai-
son, τὴν τοῦ νοῦ διανομὴν ἐπονομάζοντας νόμον, de les pren-
dre pour guides dans l'administration des familles et
des États ... » (Lois , IV, 713 , c.)
Mais si la politique est, dans son essence , identique à
la dialectique , c'est-à-dire suppose l'intuition de l'idée
du bien et une sorte de participation de la raison hu-
maine à la raison divine , quand il s'agit d'appliquer la
vérité absolue aux détails de l'administration , l'intuition
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 83

pure , vóŋos , ne suffit pas ; il faut de plus la connaissance


discursive des vérités mathémathiques , diavoía . Le véri-
table homme d'État doit en avoir fait un long appren-
tissage , d'abord parce qu'elles sont les degrés néces-
saires de l'initiation méthaphysique , ensuite parce que
aucune décision politique ne peut être prise à propos ,
ni aucune opération bien exécutée sans la connaissance
de la mécanique céleste , des figures et des nombres . Le
guerrier comme le laboureur et le pilote ne peut se
passer d'une exacte connaissance des saisons , des mois
et des années ; c'est l'astronomie qui la donne . <« Toutes
choses égales , un géomètre s'entendra mieux qu'un
autre à asseoir un camp , à prendre des places fortes ,
à resserrer ou à étendre une armée et à lui faire faire
toutes les évolutions qui sont d'usage dans une action
ou dans une marche . » ( Rép . , 527. ) [Enfin , « de toutes les
sciences qui servent à l'éducation , яídεov µálnµa , il
n'en est aucune qui soit d'un plus grand usage que
celle des nombres pour l'administration des affaires
domestiques , πρὸς οἰκονομίαν , et publiques πρὸς πολιτείαν , et
pour la culture de tous les arts , » (Lois, V, 747 , b . ) Sans ces
trois sciences, les chefs de la cité ne pouront partager
les terres, déterminer les poids et mesures , dresser le
cens , fixer le nombre des mariages à conclure et des
enfants à procréer, et surtout découvrir le nombre
nuptial , qui fixe le moment climatérique favorable aux
naissances . (Rép . , 546 , b . ) Une erreur dans ces supputa-
tions peut entraîner la ruine des États.
Enfin le roi ne doit pas oublier non plus que la cité
qu'il gouverne est une cité humaine et une cité de l'âge
de Jupiter, c'est-à-dire une cité où l'âme dirigeante
n'est pas tout , où s'agite une lourde matière , pleine de
mouvements désordonnés dont il faut tenir compte .
Tout ce qui existe dans le monde est un mélange ; les
84 INTRODUCTION .

cités sont , elles aussi , un mélange , une combinaison ,


sous une forme individuelle , d'esprit et de corps ; tout
dépend des proportions selon lesquelles l'âme et le
corps ont été combinés dans chacune la politique est
une science théorique , mais non pas entièrement
exacte, ou pure, et qu'elle est obligée de procéder en tout
au moyen de tâtonnements et d'approximations . << Tous
ces arts ne supposent pas du tout qu'il n'existe rien.
ni en deçà ni au delà de la juste mesure ; ils savent au
contraire qu'il est difficile d'éviter l'excès ou le défaut
et font tous leurs efforts pour s'en garder, et c'est par
ce moyen, en observant la mesure , qu'ils produisent
tous leurs chefs -d'œuvre . » La politique « est de ceux
qui prennent pour règle la mesure, la convenance ,
l'opportunité , l'utilité , et généralement le milieu placé
à égale distance des extrêmes . » ( Politique, 284 , a, e . ) Il
faut se contenter dans cet ordre de sciences et d'actions
de résultats approximatifs . (Rép. , 476. ) Leur œuvre
propre est un tissu où les connaissances exactes con-
cernant l'âme, morμai, et les opinions concernant le
corps , dóža , où la contemplation des Idées et les res-
sources des arts auxiliaires et subalternes doivent être
habilement nuancées et fondues . Par là s'introduisent
dans la politique a priori les corrections et atténuations
qu'indique l'expérience . La dialectique, qui a pour
terme l'intuition des Idées pures par l'âme pure et sai-
sit l'intelligible par l'intelligence , directement , n'est
donc pas pour cette science la méthode exclusive . Il y
faut joindre une méthode imaginative, qui, s'appuyant
sur des exemples, descende de copie en copie aussi bas
qu'il est nécessaire pour saisir les gouvernements
appropriés aux divers degrés d'abaissement de la race
humaine. L'art du tisserand est une image bien humble
du roi ; elle est utile à considérer cependant , en ce
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 85

qu'elle montre bien la subordination des arts auxi-


liaires à l'art principal ; de même le troupeau et son
berger, la ruche et la mère abeille peuvent servir de
points de comparaison avec la société des hommes .
Toute la nature étant composée des mêmes éléments ,
dès que l'exemple est emprunté au même genre d'êtres
ou de faits, comparaison devient raison.
La politique agit donc par art ou méthodiquement ,
sans se priver des ressources que la vraisemblance et
la conjecture raisonnée peuvent lui apporter. Sa fonc-
tion propre est de commander, non d'après des ordres
reçus , mais de sa propre initiative . Elle s'exerce sur les
êtres vivants sociaux , et a pour objet de les élever et
de les conduire . L'éducation est de son ressort autant
que l'administration ; si le roi ne nourrit pas les êtres
vivants qui lui sont confiés , c'est qu'il n'est plus à la
hauteur des rois de l'âge d'or. Il lui reste pourtant
quelque chose du caractère royal primitif, c'est qu'il
travaille essentiellement pour le bien , pour le salut, con- `
formément à la Justice, et qu'il rend ses sujets meil-
leurs . Nous verrons tout à l'heure le sens de ces mots .
(Politique, 292, 293. )
Cet art du commandement commande lui-même aux
autres arts qui touchent aux intérêts du corps social .
Ceux-ci enseignent comment il.faut exécuter telle ou
telle opération partielle ; la politique décide seule si
cette opération est bonne , c'est-à- dire conforme à
l'idée éternelle du bien ou du juste , et par conséquent
si elle doit être effectuée . « La véritable science royale
ne doit pas exécuter elle-même, mais commander aux
sciences qui peuvent exécuter ; elle juge s'il convient
ou ne convient pas de commencer et de mettre à exé-
cution les entreprises importantes , et c'est aux autres
sciences à exécuter ses ordres . » (Politique, 305 , d.)
86 INTRODUCTION.

Parties de la politique . a) Arts politiques subordonnés .


-Deux sortes d'arts sociaux dépendent de l'art royal ;
les uns ont avec lui une assez étroite parenté ; ils sont
ses serviteurs immédiats , petaí (Politique, 289 , c) , ils
concourent activement avec lui à la formation de la
société politique dont ils sont en partie les causes , aitío ;
les autres lui prêtent seulement des instruments sans
lesquels il ne pourrait accomplir son œuvre ; mais ils
restent à une assez grande distance au - dessous de lui ,
ce sont de simples auxiliaires , žuvaítiol . (ibid, 281 , e , et
287 c .)
Le premier des arts qui collaborent le plus directe-
ment à l'œuvre royale est l'art de la parole , la rhéto-
rique, qui a deux fonctions propres, celle de persuader
le peuple d'obéir aux meilleures lois , vouoletin , et celle
de le ramener par des châtiments à l'observation de ces
lois, quand il s'en écarte, dixasTIKÝ .
Ce sont les deux sortes de soins que réclame l'âme
des hommes vivant en société et qui correspondent aux
deux sortes de soins que réclament les corps : la gym-
nastique, discipline des corps sains , et la médecine ,
discipline des corps altérés . (Gorgias , 462 , c , et 520 , a .)
La bonne rhétorique (nous verrons qu'il y en a
une autre) , celle qui persuade le bien , celle qui prend
part en quelque sorte au gouvernement de la cité ,
ῥητορεία πείθουσα τὸ δίκαιον ξυνδιακυβερνᾶ τὰς ἐν ταῖς πόλεσι
лрážεs (Polit. , 304 , a) , participe à la dignité de la philoso-
phie, dont elle est la rigoureuse expression . Elle s'inspire
d'elle , en effet, pour connaître l'essence des choses
dont elle traite (Phèdre, 260 et suivantes) et atteint,
bien que relevant de l'opinion, un haut degré de certi-
tude et de vérité . Ainsi orientée par l'idée du Bien, elle
est la servante de la Justice . Elle ne se soucie pas de
plaire aux auditeurs . Comme le médecin qui , s'il le faut,
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 87

brûle et coupe la chair de ses malades , la rhétorique


honnête «< travaille à perfectionner les âmes des citoyens
et s'applique en toute rencontre à tenir les discours
les plus nobles , que cela doive être agréable aux audi-
teurs ou leur déplaire » . ( Gorgias , 503 , a . )
Les politiciens de profession , les hommes d'État em-
piriques sont quelquefois traités par Platon avec sévé-
rité. (Politique, 291 , a et 303 , c . ) Mais il ne les con-
damne pas sans hésitation ; s'il voit parmi eux de vils
histrions qui jouent un rôle, des gens qui veulent pa-
raître politiques sans l'être , des imitateurs en un mot
qui ne visent qu'à procurer du plaisir à leurs concitoyens ,
il reconnaît que d'autres , comme les Thémistocle et les
Périclès, bien que dépourvus des clartés que porte avec
elle la science royale , ont eu un juste sentiment des
besoins de leur cité, et ont travaillé avec succès à sa
prospérité matérielle . Cettevaleur , ce mérite , ou comme
on traduit d'ordinaire , cette vertu åpen , qui est le propre
des politiciens , il soutient le plus souvent qu'elle ne pro-
vient pas d'une connaissance rationnelle ; mais qu'elle
a une noble origine et vient d'une inspiration céleste.
Il y a en eux quelque chose de la divination poétique , de
celle par exemple qui inspire Homère quand il raconte
l'origine des sociétés . (Lois, III 680 , b, et 681 , e . ) « Si ce
n'est donc point la science , reste que ce soit l'opinion
vraie qui dirige les politiques dans la bonne administra-
tion des États, leur disposition par rapport aux con-
naissances ne différant en rien des prophètes et des
devins inspirés . En effet, ceux - ci annoncent beaucoup
de choses vraies ; mais ils ne savent réellement aucune
des choses dont ils parlent . » Vraies , et par conséquent
utiles . Car de deux hommes qui ont <« sur les mêmes
objets , l'un une opinion vraie , opłǹv dóžav, l'autre une
connaissance scientifique έothµny , celui qui conjecture
88 INTRODUCTION .

la vérité sans la concevoir , οιόμενος μὲν ἀληθῆ , φρονῶν δὲ


μ , ne sera pas moins bon guide que l'autre , oûôèv xɛíρwv
yeμdv otα ... L'opinion vraie ne dirige pas moins bien.
que la science quand il s'agit de la rectitude de l'action ....
Elle n'est donc pas moins utile que la science . Ovôèv äpa
ἧττον ὠφέλιμόν ἐστιν ὀρθὴ δόξα ἐπιστήμης... Il est donc juste
d'appeler divins les hommes qui , dans l'administration
des États, sans avoir l'intuition de la vérité absolue ,
réussissent en maintes grandes choses comme orateurs
et comme hommes d'action . » ( Ménon, 99 , b , 97 , c , 99 ,
c, et Politique. 309 , Cf. Ion , 533 , c, 535 , d) . L'art militaire ,
otpaτnyía, est de même nature que l'habileté politique
et prend place au même rang dans la liste des arts du
gouvernement (Politique , 303 , e. )
A un degré au-dessous de celui-ci , se présentent les
hommes chargés d'accomplir pour les gouvernants cer-
taines fonctions; leur art est un ministère, un service
public, diánovos Téxvn , auquel le caractère indispensable
de certaines formalités donne de l'importance, mais
qui doit rester bien au- dessous de la royauté qu'il sert.
Ce sont 1° les prêtres , 2° les devins et les interprètes
des dieux, 3º les hérauts , les scribes , les appariteurs
X de la République . « Les prêtres et les devins ont les plus
grandes prétentions à la science politique ; ils ont d'eux-
mêmes une haute opinion et inspirent un profond res-
pect à cause de l'importance de leur ministère , si bien
qu'en Égypte personne ne peut exercer la royauté sans
appartenir à la classe sacerdotale , et qu'à Athènes c'est
à celui des archontes qui est désigné roi par le sort
qu'est confié le soin d'offrir les plus vénérés des sacri-
fices antiques légués par les ancêtres . >> (Politique,
290 , d, e . ) En réalité cependant , s'ils savent seuls pré-
senter nos offrandes aux dieux , et en obtenir le succès
de nos prières , c'est pour nous et pour l'État qu'ils
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 89

le font ; à ce titre leur condition dans la cité est celle ,


non de chefs , mais de subordonnés , v úηρεtixй μoipa...
(290 , c.)
Immédiatement après paraissent les agents salariés
au service du public , domestiques , commissionnaires ,
etc. μισθωταὶ καὶ θῆται, puis les marchands de toutes
sortes , changeurs , armateurs , colporteurs , revendeurs
au détail de condition libre , ἐμπόρευτικοι ἐλευθέροι , et
enfin les esclaves , wηtoí (289 , d, e) .
b) Arts auxiliaires . - Ainsi se termine la liste des arts
qui collaborent le plus directement à l'art politique
souverain et des classes de citoyens qui les exercent.
Celle des arts auxiliaires , Guvaíttat, qui fournissent à
l'État des instruments pour la satisfaction de ses be-
soins essentiels , mérite également l'attention , en ce
qu'elle est la première classification des objets de l'in-
dustrie humaine et des métiers correspondants ; du
moins la première à nous connue , puisque les ouvrages
des sophistes ne nous ont point été conservés . Nous
suivrons pour cette liste , comme pour la précédente ,
l'ordre numérique indiqué par Platon .
Tout ce qui peut s'acquérir , xtos , sauf les animaux
apprivoisés qui relèvent de l'art général de conduire ou
de faire paitre des animaux sociables, κοινοτροφική , ἀγε-
halotpopian (Politique, 267 , 275 , 276) , tout ce qui peut
s'acquérir me paraît, dit-il , être compris dans ces sept
catégories (Ibid. , 289) :
1° Ce qui fournit la matière couata, sur laquelle s'exer-
cent tous les arts manuels pour la façonner. « L'or,
l'argent et tous les métaux que l'on extrait des mines ,
tout ce que l'art de couper et de tailler les arbres
fournit à la charpenterie et à la vannerie , l'art qui en-
lève aux plantes leur écorce , celui du corroyeur qui
dépouille les animaux de leur peau , tous les arts ana-
90 INTRODUCTION .

logues qui nous préparent du liège , du papyrus , des


liens , tout cela nous met en mesure de fabriquer des
objets composés avec des choses qui ne le sont pas .
Appelons tout cela ensemble propriété primordiale
et simple , de l'homme, τὸ πρωτογενὲς ἀνθρώποις κτῆμα καὶ
ážuvτetóv , et reconnaissons qu'elle est parfaitement
étrangère à la science royale.
2º Les instruments ou outils , oprava , correspondant
sans doute à ce qui est appelé dans le Sophiste usten-
siles composés et façonnés , τὸ περὶ τὸ ξυντετὸν καὶ πλαστὸν,
ὃ δὴ σκεῦος ὀνομάζομεν , πᾶν σκευαστόν γένος. Le détail n'en
est pas donné ici .
3º Ce qui sert à la conservation des productions de
l'industrie, vases (sacs , paniers , coffres ?) , tout ce qui
contient ou enveloppe les objets que l'on veut garantir
de quelque altération , ayyetov .
4° L'ensemble des objets qui servent de sièges , im-
mobiles ou mobiles , employés pour la locomotion sur
la terre ou sur l'eau , fabriqués par le charpentier, le
potier et le forgeron , oua.
5º Les abris , « vêtements de toutes sortes , un grand
nombre d'armes (cuirasses , boucliers)', les murs , les
remparts (en terre et en pierre) , etc. Tout cela a pour
unique destination de nous protéger, πробоλñs Evexa , et
peut porter par conséquent le nom que nous venons de
lui donner, en grec pó62nua . Les principaux artisans
qui les fabriquent sont l'architecte et le tisserand .
Platon a étudié de très près, pour montrer par un
exemple la subordination des arts auxiliaires à l'art
principal , l'art du tisserand . Ces pages ( 282 , 283 ) du
Politique ressemblent à quelque article de Diderot dans
l'Encyclopédie
6° Tout ce qui contribue à la distraction et au diver-
tissement de l'homme , natyviov , en imitant divers
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 91

objets , l'ornementation , la peinture et la musique . On


verra tout à l'heure que telle ne serait pas la place
unique de ces objets et des artistes qui les produisent,
selon les vues de Platon lui- même .
7° Enfin <« l'acquisition des aliments et tout ce qui , en
se mêlant à notre corps, a le pouvoir d'entretenir par
ses parties les parties de ce corps , faisons -en une sep-
tième espèce et désignons-la dans toute son étendue
sous le nom d'alimentation , péuua . » L'agriculture , la
chasse et la pêche , la gymnastique, la médecine et la
cuisine sont les arts desquels relève la catégorie de
productions signalées ici .
C. Arts politiques d'imitation. Nous savons ce que
sont les arts imitatifs en général pour Platon . Selon le
principe socratique des compétences techniques, celui-
là seul est capable de parler convenablement d'un art
qui le possède réellement , qui en a la science . Celui
qui sait juger d'une chose est celui qui peut la faire.
Mais bien des gens réussissent à passer pour habiles
aux yeux des ignorants sans savoir la chose dont ils
parlent et parviennent même d'une certaine façon à la
produire . Dans ce cas , une fausse production est le
fruit d'une fausse science et ils ne mettent au jour que
des apparences , des trompe-l'œil . A la place du bien ,
ils donnent le plaisir, qui est souvent le contraire du
bien . Par là ils nuisent , et leur habileté sans règles ,
toute empirique et conjecturale , est la pire des injus-
tices , puisqu'elle usurpe des fonctions que seule la
science peut remplir. Rien d'ailleurs de plus vil que ces
fantômes et ces prestiges ; ils occupent, comme copies.
de copies, le dernier rang dans l'échelle des êtres . (Ion ,
537 ; Politique, 303 , c ; République, X, 596 , a; Sophiste,
236 et 266 ; Gorgias, 462 , 500 et passim.)
L'art politique n'a pas manqué d'être envahi comme
92 INTRODUCTION .

les autres par ces enchanteurs . Il y a en effet des flat-


teries qui s'adressent aux âmes des hommes assemblés ,
comme il y en a qui s'adressent aux corps individuels .
La sophistique figure parmi les arts flatteurs en pre-
mière ligne , car si ses visées sont mauvaises, du moins
l'art dont elle tient frauduleusement la place est le
plus noble de tous , l'art royal , identique à la science
du bien , en d'autres termes , à la philosophie . Or , l'art
judiciaire n'est qu'une dépendance de l'art royal ,
parce qu'il est plus beau de poser des lois qui rendent
les hommes justes , que d'avoir à punir les malheureux
qui les ont enfreintes . « La sophistique est d'autant
plus belle que la rhétorique , que la fonction de légis-
lateur, voμox , l'emporte sur celle de juge , dixaotixń,
la gymnastique sur la médecine . » (Gorgias, 529 , a.)
La rhétorique qui , comme on le voit , correspond dans
la pensée de Platon à l'art judiciaire dont elle est l'imi-
tatrice , prend à tâche de plaider devant les tribunaux la
cause des criminels et de leur assurer l'impunité. Si
elle connaissait sa vraie fonction , elle resterait au ser-
vice de la justice , et le véritable orateur, en supposant
qu'il fût coupable, emploierait son éloquence à se faire
condamner lui-même pour être délivré de sa faute .
(Gorgias.)
L'action de la poésie sur le peuple assemblé provient
de deux causes des paroles qui composent le poème
et de la musique qui les accompagne . Par le premier
élément , la poésie, comme déclamation populaire ,
rentre dans la rhétorique . Elle ne peut exercer une
influence salutaire que si elle connaît la nature ou l'es-
sence incréée des choses dont elle parle et si elle imite
ce qu'il y a de meilleur dans les âmes , c'est-à- dire si
elle se sert de la dialectique pour conduire les âmes à
la vertu ; les dithyrambes et la tragédie elle-même , si
DE LA POLITIQUE COMME ART OU SCIENCE . 93

respectée , dépravent le plus souvent le peuple en lui


enseignant de fausses idées sur les Dieux et en lui fai-
sant partager les passions désordonnées de leurs per-
sonnages . Quant à la musique , nous savons ce qu'il en
faut penser. Les chœurs ont cependant leur raison .
d'être dans un État bien réglé ; ils inspirent une douce
joie qui n'est pas contraire à la vertu , pourvu que les
chœurs célèbrent dignement les Dieux et les héros de
la patrie. Tout art de ce genre qui , méconnaissant sa
destination morale , a pour but unique de séduire les
hommes assemblés , tombe dans la catégorie des imita-
tions mensongères ; elle n'est qu'une flatterie collective.
et va contre les fins d'un bon gouvernement . De même
que le bouvier vigilant ne laisse à personne le soin de
chanter pour son troupeau , le vrai roi , pasteur des
âmes , considère la constitution de la cité comme un
poème sérieux dont il doit régler toutes les parties et
dans la composition duquel il ne souffre pas de rival .
(Gorgias, 501 , c ; Lois , II , 664 , VII , 815. )
Pour en finir avec la classification des sciences pla-
toniciennes , il ne nous reste plus qu'à signaler les rap-
ports des deux principaux groupes de sciences et d'arts
qui la composent. On a remarqué que tout y est subor-
donné à la politique , c'est-à- dire à la morale , et que ,
même dans ce système idéaliste , l'unité est plutôt de-
mandée à l'action qu'à la pensée . Mais les deux élé-
ments sont encore mal définis , et restent à peu près
confondus . La science et l'art ne peuvent être convena-
blement rapprochés et mis en rapport organique l'un
avec l'autre que quand on a compris la différence qui
les sépare et qu'on a fondé leur distinction sur l'ana-
lyse des faits psychiques essentiels dont ils ne sont que
le développement . Enfin les faits esthétiques et les
beaux-arts occupent dans le tableau une place beaucoup
94 INTRODUCTI .
ON
trop humble . Platon entrevoit que le plaisir ou le jeu est
leur caractère dominant ; mais il leur en fait un grief
et voudrait les ramener aux faits de connaissance et à
la science . Il voit que l'imitation est leur moyen essen-
tiel , mais il proscrit l'imitation de la nature , pour pré-
coniser l'imitation de l'idée abstraite . Reconnaissons
cependant qu'il y a dans cet essai , pour le temps , la
preuve d'une grande force de pensée : cette classifica-
tion , où la métaphysique est partout , renferme tant
d'éléments positifs et de justes observations qu'Aristote
la gardera presque tout entière pour construire la sienne ,
où il n'y a guère de neuf que la physionomie générale
et quelques grandes lignes . Il est certain d'ailleurs que
Platon n'a pas réalisé seul un travail aussi considérable
et qu'il a , selon sa coutume , beaucoup emprunté à ses
devanciers .

IV

Constitution de la cité ; phases de sa vie.

De la méthode et des principes qui viennent d'être


exposés dérive la conception politique suivante .
Assimilation de l'individu et de l'État. - Platon ne
distingue pas réellement l'individu de la société . Tout
ce qui est comprend des parties ramenées à l'unité , et
l'âme humaine n'est qu'un cas particulier de cette loi
générale . (Théétète, 184. ) La nature est semblable à
elle-même dans toutes ses parties (τῆς φύσεως ἁπάσης
GUYyEvous oйons), et on ne peut connaître l'homme sans
connaître l'univers . La méthode des similitudes dérive
de cette parenté des êtres dont chacun reflète la nature
du tout. De l'individu à la cité, il n'y a donc qu'une
CONSTITUTION DE LA CITÉ ; PHASES DE SA VIE . 95

différence de grandeur. C'est un procédé constant chez


Platon de recourir , non seulement à l'examen de l'in-
dividu pour connaître la société , mais aussi à l'examen
de la société pour connaître l'individu .
Il va d'abord de l'individu à l'État . Il pressent le
principe de la sociologie moderne : « Le caractère de
l'agrégat est déterminé par les caractères des unités
qui le composent » , ou : « Les unités qui composent
tous les germes des plantes et des animaux ont une
tendance à reproduire le type d'agrégat primordial »> ,
ou enfin : « Étant donnée la structure des individus
avec les instincts qui en résultent, la communauté
formée par ces individus présentera forcément cer-
tains traits , et aucune communauté présentant les
mêmes traits ne pourra être formée par des individus
doués d'une autre structure et d'instincts différents . »
(Spencer, Introduction à la science sociale . Paris , 1874 ,
pages 51-53 . ) Il écrit (Rép . , VIII , 544 , d) : « Les États ne
naissent pas des chênes et des rochers , mais ils se
forment des caractères de ceux qui peuplent les cités ,
et lorsque ces caractères sont en ruine, tout tombe
avec eux . » Et ailleurs : « N'est- ce pas une nécessité
pour nous de convenir que le caractère et les mœurs
d'une société se trouvent dans chacun des individus
qui les composent, puisque ce ne peut être que de là
qu'elles ont passé dans la société? En effet, il serait
ridicule de croire que ce caractère bouillant et farouche
attribué à certaines nations , comme aux Thraces et aux
Scythes et en général aux peuples du Nord ; ou cet es-
prit envieux et avide de science qu'on peut attribuer
avec raison à notre nation ; ou enfin cet esprit d'intérêt
qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens prennent
leur source autre part que dans les particuliers qui
composent chacune de ces nations . » (Rép . , 436 , a . ) Si
96 INTRODUCTION .

l'État est ce qu'est l'individu , on doit trouver en lui


tout ce qui constitue celui- ci , seulement avec des pro-
portions plus considérables . Il aura un corps et une âme
soumis aux lois climatériques qui règlent la génération
et la corruption de tous les produits de la terre , végé-
taux et animaux (Rép . , 546 , a) , ce qui en fait un (wov , ou
une machine vivante. Il y aura dans son âme des parties
distinctes comme dans l'âme de l'homme ; la science
sociale sera une transcription en gros caractères de la
psychologie humaine et on trouvera dans la société
comme dans l'individu une raison , un cœur et des appé-
tits , représentés par des classes différentes de citoyens .
Le corps social aura ses maladies , il sera maigre ou
obèse , sain ou vicié, et la multiplication de certaines caté-
gories d'individus parasites y déterminera la production
d'humeurs purulentes¹ . L'âme de la cité sera également
bien portante ou malade , juste ou injuste , conforme ou
non à l'idée du Bien ; la politique et la morale coïncide-
ront . Toute la République roule sur ces rapprochements .
Mais réciproquement Platon prend cette assimilation
de l'État à l'individu comme un point de départ et
transporte ensuite à l'individu les traits qu'il a cru
remarquer dans l'État . La justice , la tempérance et la
prudence sont les mêmes dans l'une et dans l'autre .

1. Ces comparaisons ont été employées par des modernes qui ne


pensaient pas se rencontrer avec Platon . M. Taine, dans son His-
toire de la Révolution , assimile souvent les irritations populaires
qui finissent par une émeute à une inflammation organique qui se
termine par un abcès . Origines de la France contemporaine, vol. I.
La Révolution, p . 127 (Le peuple à Versailles ) . « Ce sont tous les
symptômes avant-coureurs d'une crise ; dans ce grand corps fie-
vreux et douloureux, un énorme abcès s'est formé et va percer.
Mais comme d'ordinaire il a pour centre un foyer purulent, com-
pose des passions les plus vénėneuses et des motifs les plus sales . »
Voir encore pages 69 , 108 , 256 , 277 .
CONSTITUTION DE LA CITÉ ; PHASES DE SA VIE. 97

1º La justice : « Si l'on donnait à lire de loin à des


personnes qui ont la vue basse des lettres écrites en
petit caractère et qu'elles apprissent que ces mêmes.
lettres se trouvent écrites ailleurs en gros caractères ,
il leur serait sans doute avantageux d'aller lire d'abord
les grandes lettres et de les confronter ensuite avec les
petites pour voir si ce sont les mêmes : or la justice ne
se rencontre-t-elle pas dans un homme et dans une
société d'hommes? ― Oui. Mais la société est plus
grande que le particulier. - Sans doute. Par consé-
quent, la justice pourrait bien s'y trouver en caractères
plus grands et plus aisés à discerner... » ( Rép. , 368 , e . )
Et quand la recherche est terminée : « Transportons donc
à notre petit modèle , c'est-à-dire à l'homme , ce que nous
avons découvert dans le grand ; et, si tout se rapporte
de part et d'autre , la chose ira bien . S'il se trouve dans
l'homme quelque chose qui ne convienne point à notre
grand modèle , nous y retournerons , et , en le compa-
rant de nouveau avec l'homme , en les frottant pour
ainsi dire l'un contre l'autre , nous en ferons sortir la
justice comme l'étincelle du caillou , et, à l'éclat qu'elle
jettera, nous la connaîtrons sans crainte de nous trom-
per. » (Rép. , 434 , c . ) 2º La tempérance : « Il y a dans
l'âme de l'homme deux parties , l'une supérieure , l'au-
tre inférieure. Quand la partie supérieure commande à
l'autre, on dit de l'homme qu'il est maître de lui - même .
Mais, quand la partie inférieure prend empire sur la su-
périeure , on dit de l'homme qu'il est déréglé dans ses
désirs et esclave de lui - même... Jette maintenant les
yeux sur notre nouvelle république et tu verras qu'on
peut dire d'elle à juste titre qu'elle est maîtresse d'elle-
même, s'il est vrai qu'on doit appeler tempérant et maî-
tre de lui- même, tout homme , tout État où la partie la
plus estimable commande à celle qui l'est moins . » (Rép. ,
ESPINAS. - Rép. de Platon, L. VI.
98 INTRODUCTION .

431 , a, et Lois, 626 , e . ) 3º La prudence et l'ignorance :


« Quelle est la plus grande ignorance ? - La voici... C'est
lorsque, tout en jugeant qu'une chose est belle et bonne,
au lieu de l'aimer, on l'a en aversion ; et encore lors-
qu'on aime et embrasse ce qu'on reconnaît mauvais ou
injuste . C'est cette opposition qui se trouve entre nos
sentiments d'amour ou d'aversion et le jugement de
notre raison que j'appelle une ignorance extrême . Elle
est aussi la plus grande parce qu'elle affecte la partie
la plus nombreuse de notre âme , car la partie de l'âme
qui s'afflige ou se réjouit est comme le peuple et la
multitude dans un État . Lors donc que l'âme se révolte
contre les sciences ou les opinions vraies , ou contre la
pensée , ces pouvoirs supérieurs , c'est là ce que j'ap-
pelle déraison, avolav, et dans la cité le même fait se
produit quand la foule n'obéit plus aux magistrats et
aux lois ; et c'est précisément la même chose que quand
chez l'individu les belles pensées qui sont dans l'âme
n'exercent aucune action sur sa conduite. Voilà la plus
funeste des ignorances. » (Lois, 689 , a. ) On peut dire
justement et à la lettre qu'un homme a une âme royale ,
tyrannique , oligarchique , démocratique : les mêmes
éléments composent l'individu et la cité , et la prédo-
minance des uns sur les autres entraîne les mêmes effets .
(Rép. , livre VIII) « Il y a dans l'État et dans l'âme de
l'individu des parties correspondantes égales en
nombre , et c'est une nécessité que l'État et l'individu
soient prudents , courageux et justes de la même ma-
nière et par le même endroit¹ . » Les magistrats sont
dans l'Acropole comme la raison dans la tête . ( Rép. VIII ,
560 , b; Lois XII, dernières lignes) . Les jeunes gens qui
avertissent les magistrats sont comme les sens qui

1. Rép., 441 , c . Voir tout ce passage du livre IV, 427, c à 444.


CONSTITUTION DE LA CITÉ ; PHASES DE SA VIE . 99

avertissent l'âme et l'assimilation peut être portée


jusqu'au dernier détail ' . État ou individu , nous som-
mes , nous et tout ce qui vit , une machine composée de
parties diverses , construite par les dieux ; simples jouets
ou instruments utiles , nul ne le sait . (Lois, 645 , b et
945 , d.)
Conditions essentielles de la vie sociale , unité, fixité,
supériorité du principe dirigeant . Si nous partions de
ce principe que la société est un organisme, nous en
tirerions comme première conséquence la variation in-
définie de ses formes et de ses états dans la série des
temps . La conclusion de Platon est toute contraire . Le
Cov a de la vie , la vie est de l'âme, l'âme est divine et •
ressemble aux astres , qui sont des Dieux . Le mouvement
des astres est un et fixe ; il est réglé par une âme divine
invisible , logée dans leur corps . Tels sont les caractères
naturels du corps social . Mais insistons sur les détails
de cette démonstration .
Les sophistes disaient que l'art était venu le dernier
dans l'ordre des choses , qu'il était postérieur à la na-
ture . Grave erreur , suivant Platon . L'art est l'intelli-
gence , et l'intelligence , comme l'âme , est première, le
parfait existant nécessairement avant ce qui l'est moins .
Et les lois ne dérivent point de l'art en opposition avec
la nature , mais c'est précisément parce qu'elles sont
l'œuvre de l'art et de l'intelligence qu'elles sont natives
et naturelles . « La loi elle-même et l'art... n'existent
pas moins par nature que la nature même , s'il est vrai
que ce sont des productions de l'intelligence . »> (Lois,
890, d.)

1. Voir dans le huitième livre de la Rép. , les oisifs et les pro-


digues comparés au flegme et à la bile, 564 , c. Dans le Timée,
les organes de la génération sont à feur tour appelés des animaux.
Cf. Lois, 964 , d, et 689, a.A
100 INTRODUCTION .

Or, quelle est la vie de l'âme là où elle est le plus


pure , et n'a commerce qu'avec des corps incorrup-
tibles ? L'astronomie nous le révèle . « On ne nous accu-
sera jamais de ne pas savoir employer dans un discours
des images propres à représenter les objets si nous
disons que le mouvement de l'intelligence est celui qui
se fait dans une même place , semblable au mouvement
d'une sphère sur le tour , s'exécutant suivant les mêmes
règles , de la même manière , dans le même lieu , gar-
dant toujours les mêmes rapports tant à l'égard du
centre que des parties environnantes , selon la même
proportion et le même ordre ... Par la raison contraire ,
le mouvement qui ne se fait jamais de la même ma-
nière , suivant les mêmes règles , dans la même place,
qui n'a ni centre fixe , ni aucun rapport constant avec
les corps environnants, en un mot qui est sans règle ,
sans ordre , sans uniformité , ressemble très bien au
mouvement de l'imprudence . - Étranger, d'après ce
qui vient d'être dit, je ne crois pas qu'il soit permis de
penser autre chose , sinon qu'une ou plusieurs âmes
très accomplies en tout genre de perfection président
au mouvement du ciel . » La perfection consiste donc à
se mouvoir circulairement, d'un mouvement fixe en
quelque sorte et immobile ¹ . La cité sera donc parfaite ,
conforme à la nature des choses , c'est-à-dire à la na-
ture divine qui en est le modèle , quand , renonçant au
mouvement désordonné , elle imitera le mouvement
circulaire ou fixe et réussira à vivre sans changer. Il
faut que ses institutions soient immuables, comme les
lois de l'astronomie .

1. Endroit cité . Voir cet autre passage du même livre des Lois,
livre X, 893 , d, et le Politique, 269 , d. Rapprocher ces idées sur
la vie bienheureuse et parfaite du passage d'Alcméon cité plus
haut, p . 22.
CONSTITUTION DE LA CITÉ ; PHASES DE SA VIE . 101

L'unité n'est pas moins essentielle que la fixité . Il


règne dans le ciel , entre les dieux et entre les essences ,
une ineffable harmonie . «Les anciens nous ont trans-
mis cette tradition , que toutes les choses auxquelles on
attribue une existence éternelle sont composées d'un
et de plusieurs , et réunissent en elles , par leur na-
ture , le fini et l'infini . » L'Unité absolue elle-même ,
l'Idée des Idées est « à la fois un et plusieurs , tout et
parties » . Mais la multiplicité des parties n'exclut pas
l'unité , là où , comme il arrive au sein de l'unité su-
prême, la diversité ne va pas jusqu'à l'opposition et se
borne à une différence . La différence peut être , en effet,
l'occasion d'un accord au moyen de la proportion qui unit
les parties dissemblables ( Rép . , 500 , c). Il en est de même
dans le monde , sensible image du monde intelligible :
les éléments essentiels qui le constituent sont liés par
une proportion ; et ce sont des rapports à la fois géo-
métriques et numériques qui régissent le chœur des
astres et scellent l'amitié de ces âmes divines . Il doit
en être de même dans la cité . Il y faut de la différence ,
mais il faut aussi que chaque partie soit avec les autres
dans un rapport harmonique . « Le plus grand mal d'un
État, n'est- ce pas ce qui le divise , et d'un seul en fait
plusieurs ? Et son plus grand bien , au contraire , n'est-
ce pas ce qui en lie toutes les parties et le rend un ? »
Ibid., 462 , b. ) Ainsi , l'unité dans la multiplicité est ,
après la fixité dans le mouvement, le caractère essentiel
de la cité conforme au modèle divin .
Troisième condition essentielle : il faut que les gou-
vernants soient supérieurs en nature aux gouvernés .
De même que, dans le monde , l'âme est cause de mou-
vement et d'harmonie , et que la matière livrée à elle-
même est entraînée par ses mouvements désordonnés
qui conduisent le monde à sa perte ; ainsi , dans l'État ,
6.
102 INTRODUCTION .

le roi ou la partie directrice , quelle qu'elle soit , doit


gouverner le troupeau des citoyens de haut . Ceux- ci
sont incapables par eux-mêmes d'atteindre la constance.
et l'unité, conditions de la vie sociale . Jamais une mul-
titude ne sortira, livrée à elle - même , des révolutions et
du chaos . Bête farouche et stupide , elle ne saurait se
conduire elle-même . (Ibid. , 493 , a . ) Quand dans un État
les chefs ressemblent aux citoyens qu'ils gouvernent,
c'est qu'il dégénère . Pour nous, modernes , la vie ,
c'est le mouvement et l'ordre spontanés résultant de la
conspiration de tous les éléments organiques ; pour Pla-
ton , la vie est le mouvement reçu , la direction impri-
mée. De même que sa psychologie et sa morale , sa poli-
tique implique un dualisme irrémédiable : entre le corps.
et l'âme, les sujets et le monarque , l'ordre et la liberté ,
il établit un antagonisme que les doctrines monistiques
des temps modernes ont seules pu réduire . La compa-
raison du troupeau et du berger est le fond de sa poli-
tique ; elle revient incessamment dans ses œuvres ¹ . Il y
en a une plus significative encore , c'est celle de la ma-
chine entre les mains de l'ouvrier (Lois, 645 , b) , du vais-
seau dirigé par le pilote ( Lois , 961 , c . Rép . , 488 , b) ,
du char conduit par le cocher. L'âme est , en effet, dans
tout l'univers , supérieure et étrangère au corps qu'elle
habite.
Double moyen de réaliser ces conditions . Le lien divin et
le lien humain . - Pour assurer l'accord durable de
toutes les parties de la cité entre elles et leur subordi-
nation à la partie dirigeante , le vrai politique , se souve-
nant que l'âme de chaque citoyen est composée de deux
éléments , l'un céleste , l'autre terrestre , enchaînera
comme le tisserand chaque partie par un lien différent.

1. Lois, livre IV, 713 , d, passage important cité p . 82 .


DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 103

Les sujets réfractaires à la vertu , il les supprime ; les


plus terribles châtiments , l'exil, la mort , l'en débar-
rassent ; ainsi le tisserand coupe les fils qui ne peuvent
entrer dans son tissu . Quant aux autres citoyens , <« il
unit suivant les rapports de nature et d'origine la partie
immortelle de leurs âmes par un lien divin et au-dessous
de celle-là la partie animale par des liens humains » .
(Politique, 309, c.) Servons nous de ce cadre pour expo-
ser les moyens par lesquels le politique réussit à réaliser
les conditions essentielles de la cité idéale .
Premier moyen. La justice ou la vertu, lien divin de
-
la partie immortelle des âmes . L'accord des parties ,
dans tout composé , se fait d'après ce principe : que
chaque partie y remplisse une fonction conforme avec
sa nature et en rapport avec sa place dans l'en-
semble . (1er Alcibiade, 126 , b et 128. ) Si donc chacun .
dans la cité se fait de sa nature et de sa place dans le
tout une idée exacte , si chacun se connaît bien soi-
même, sa pensée sera parfaite , accomplie , circulaire ;
son mouvement concordera avec celui des autres parties
du tout et avec celui de l'univers , qui est circulaire
comme on sait son mouvement sera donc toujours le
même , ou immuable . Le problème politique et moral ,
qui est en même temps un problème mécanique et as-
tronomique, sera résolu . En d'autres termes , la justice
est tout d'abord science et , à ce titre , elle est l'acte de
la raison qui saisit l'Idée. « Quand la raison a pour objet
ce qui est rationnel, et que le cercle de ce qui est le
même, révolu à propos , le découvre à l'âme , l'intelli-
gence et la connaissance s'accomplissent nécessaire-
ment. » (Timée, 376. ) Mais l'âme trouve en soi le modèle
de cette connaissance rationnelle , qui n'est autre que
la connaissance d'elle-même , αὐτὴ ἐξ ἑαυτῆς τὴν ἐπιστήμην
ávalaµbáva ; en sorte que se connaître soi-même , ou sa-
104 INTRODUCTION .

voir la justice , ou suivre la raison , ou revenir au mou-


vement circulaire fixe , c'est une seule et même chose .
- Chacun , hommes , femmes , enfants , citoyens , esclaves ,
artisans , magistrats et sujets , restant à sa place , une
admirable harmonie régnera dans la cité ; il n'y aura
pas plus de division ni de choc que dans un chœur
d'âmes sidérales dont le cours est réglé par la plus par-
faite sagesse . La justice est donc le meilleur moyen
d'assurer l'unité. Enfin, grâce à la justice, la partie di-
1 rigeante ou divine sera toujours obéie de la partie dé-
sordonnée ou terrestre , puisque l'une et l'autre sauront
les attributions qui résultent pour elles de leur nature
même . La justice est donc l'abrégé de toutes les qua-
lités éminentes d'un État . Mais , qu'on ne l'oublie pas ,
l'État est ce que sont les individus ; un État juste est
un État composé de citoyens justes ; et des citoyens
justes sont ceux dont l'âme offre, dans ses parties , le
même accord . Or , de tels hommes sont appelés vertueux .
Le résumé de toute politique , le moyen suprême de réa-
1 liser les conditions de la vie en commun , c'est la vertu
ou l'observation de la justice . ( Rép. , liv. IV . )
La vertu fait la santé et la beauté du corps social
comme de l'âme individuelle .( Rép . , 444 , d . ) Et comme
le conflit des passions ruine l'individu , l'injustice , mère
des discordes , altère profondément les constitutions po-
litiques les plus solides et les réduit à l'impuissance ' .
Une cité injuste est en guerre avec elle-même et avec les
autres , elle est esclave de la partie inférieure d'elle-même
et de ceux dont elle est forcée d'implorer le secours
pour la satisfaction de ses besoins désordonnés (gour-
mandise , luxe , liberté, etc.) ; elle est malheureuse . Une

1. République, 351 c, liv . I. Voir un passage très explicite sur ce


sujet dans le Sophiste, 228 , a.
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 105

cité juste est en paix avec elle-même et avec ses voi-


sins : elle se suffit , elle jouit, comme les dieux , d'une
béatitude parfaite .
Le politique qui veut rendre les hommes heureux
devra donc s'efforcer de les rendre vertueux .
1º La spécialisation des fonctions , condition de la jus- +
tice. La vertu de chacun , c'est l'accomplissement de
sa fonction propre. Chacun doit tenir dans la cité la
place et le rôle que lui assigne sa nature . Or il y a dans
toute cité trois races d'hommes bien distinctes . De
même que dans toute âme individuelle il y a trois
facultés ou pouvoirs , la raison qui commande , le cœur
qui s'irrite et s'indigne , l'appétit qui désire et jouit de
son désir, de même il y a dans toute cité des sages qui
pensent , des guerriers qui ne demandent qu'à com-
battre , et des artisans qui n'aspirent qu'à trafiquer et à
s'enrichir. Chacun doit rester dans les attributions aux-
quelles la nature l'a destiné . S'il se faisait au sein de
la classe des artisans quelque interversion des voca-
tions respectives , il n'y aurait pas grand mal à cela :
<«< mais si celui que la nature a destiné à être artisan ou
mercenaire , enflé de ses richesses , de son crédit, de sa
force ou de quelque avantage semblable , s'ingérait
dans le métier de guerrier, ou le guerrier dans les fonc-
tions du magistrat sans en avoir la capacité , s'ils fai-
saient un échange des instruments propres à leur em-
ploi et des avantages qui y sont attachés , ou si le
même homme voulait s'acquitter à la fois de ces em-
plois différents , alors je crois , et tu croiras sans doute
avec moi, qu'un tel changement et qu'une telle confu-
sion entraîneraient infailliblement la ruine de la société.
- Infailliblement . La confusion et le mélange de ces
trois ordres de fonctions est donc ce qui peut arriver de
plus funeste à la société . On peut dire que c'est un véri-
106 INTRODUCTION .

table crime . Cela est vrai . » (Rép ., livre IV , 434 , b .)


Les sexes ne mettent pas entre les êtres humains une
différence aussi profonde que ces vocations natives ; et
quand on dit «< que les emplois doivent être différents
selon la différence des natures » , il ne faut pas oublier
que les seules différences importantes sont celles qui ont
rapport à l'emploi considéré . De ce que les chauves et
les chevelus sont de nature différente sous le rapport de
l'abondance des cheveux , il ne s'ensuit pas que les uns
soient destinés à un métier, les autres à un autre ; de
même , de ce que les femmes diffèrent des hommes par
le sexe , il ne s'ensuit pas qu'elles doivent occuper pour
tout le reste dans la cité des fonctions différentes de
celles des hommes. « Il n'est point dans un État de pro-
fession affectée à l'homme et à la femme en raison de
leur sexe ; mais la nature ayant partagé les mêmes
facultés entre les deux sexes , tous les emplois appar-
tiennent en commun à tous les deux ; seulement , dans
tous ces cas , la femme est inférieure à l'homme. >>
(Lib . V , 455 , c . ) Il y aura donc des femmes nées arti-
sans, d'autres nées guerrières , d'autres nées philo-
sophes ; elles seront réparties , selon leur nature , dans
chaque classe et y rempliront les mêmes emplois que
les hommes . Maintenant, au sein de chaque classe , les
diverses attributions seront encore réparties suivant
les prédestinations de la naissance ; la loi de la division
du travail doit être appliquée avec la dernière rigueur ,

1. « Tu approuves donc que tout soit commun entre les hommes


et les femmes , de la manière que je viens de l'expliquer, en ce qui
concerne l'éducation , les enfants et la garde de l'État ; de sorte
qu'elles restent avec eux dans la ville, qu'elles aillent à la guerre
avec eux, qu'elles partagent, comme font les femelles des chiens ,
les fatigues des veilles et de la chasse ; en un mot, qu'elles soient
de moitié , autant qu'il sera possible, dans tout ce que feront les
guerriers ? » (Rép. , liv. V. )
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 107

d'abord parce que : 1 ° on réussit mieux dans un travail


qu'on a choisi conformément à ses aptitudes ; 2° on
fait mieux et en plus grande quantité et avec moins de
peine ce qu'on fait constamment ; 3° on perd moins.
de temps et moins d'occasions favorables quand on est
tout entier consacré à une seule tâche ( Rép . , 379 , a) ;
mais ensuite et surtout parce qu'un homme qui ne fait
qu'une chose est un, et que la cité ne peut être une que
si elle est composée d'hommes qui réalisent en eux
l'unité . Le grand principe de la justice le veut ainsi : à
chacun sa fonction . Les artistes , et particulièrement les
poètes qui imitent mensongèrement tous les genres de
vie, doivent être bannis en vertu de ce principe : ils
jouent des personnages multiples et compromettent
par là l'unité de la cité .
2º Les sages-rois. -La fonction gouvernementale ne
doit , en vertu de ce principe supérieur, appartenir
qu'à une seule catégorie de citoyens , à ceux qui sont
nés capables de science , et sont appelés par leur nature
à la connaissance de l'essence des choses . Ceux-là
seuls savent la justice, parce qu'ils connaissent l'idée
du bien , idée des idées , qui est la même que l'idée de
l'un ou de la justice . Seuls ils sont capables de faire
régner la justice ou la vertu dans la cité. 11 naît dans
chaque État un très petit nombre de pareils hommes,
comme , dans chacun de nous , la partie dirigeante (la
tête ) est petite par rapport au reste du corps , comme
dans un troupeau le berger et les chiens sont peu nom-
breux par rapport aux têtes de bétail , comme il n'y a
qu'une reine dans une ruche et qu'un seul pilote dans
un vaisseau : <« Te semble-t-il que dans un État la mul-
titude soit capable d'acquérir cette science ? - Et com-
ment le pourrait-elle ? Mais , dans une ville de mille
hommes, est-il possible que cent d'entre eux , ou même
108 INTRODUCTION .

cinquante , l'acquièrent suffisamment ? Ce serait


alors le plus facile de tous les arts . Nous savons que ,
sur mille hommes , il ne se trouverait jamais autant de
joueurs d'échecs capables de se distinguer parmi ceux
du reste de la Grèce ; tant s'en faut qu'il se trouvât
autant de rois . Car, comme il a été dit précédemment ,
il faut nommer roi celui qui possède la science royale ,
qu'il règne d'ailleurs ou non . - Tu me le rappelles à
propos . Je crois que la conséquence de ceci est que le
gouvernement véritable , s'il en existe de tel , ne doit
être cherché que dans une personne , ou deux , ou quel-
ques-unes tout au plus . - Évidemment' . » Plus dans un
État il y a de citoyens qui participent au pouvoir, plus
cet État s'éloigne des conditions d'un bon gouver-
nement.
Le vrai roi agit dans l'intérêt de ses sujets , non pour
leur plaire et satisfaire leurs convoitises, mais pour les
rendre meilleurs . C'est ce que n'ont pas fait les conseil-
lers du peuple athénien les plus renommés , Thémis-
tocle, Cimon , Périclès . « Ils ont agrandi l'État, disent
les Athéniens , mais ils ne s'aperçoivent pas que cet
agrandissement n'est qu'une enflure , une tumeur pleine
de corruption , et que c'est là tout ce qu'ont fait les
anciens politiques pour avoir rempli la politique de
ports , d'arsenaux, de murailles , de tributs et d'autres
bagatelles , sans y joindre la tempérance et la justice . »
(Gorg . 515 , e . Cf. Politique, 293 et e 1er Alcibiade . ) Ces
choses importent peu , l'abondance même est le plus
souvent nuisible ; ce qui importe, c'est que dans l'abon-
dance ou la pauvreté, agrandi ou diminué, traité avec .
bonté ou avec rigueur , l'État soit gouverné pour son bien,

1. Politique, 292 , e et 300 , e . Même démonstration, Rép . , IV ,


428, e.
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 109

c'est-à-dire que les citoyens en soient rendus vertueux


ou justes. La politique n'est qu'un moyen par rapport à
la morale , le salut est la fin suprême de l'homme.
3º Les lois. - Il serait désirable que le roi pût , à lui
seul, par sa seule volonté , maintenir les citoyens dans
l'ordre et inspirer à chacun , sans violence , le mode
d'action conforme à sa nature et demandé par les cir-
constances . Il devrait suffire seul, comme le bon pas-
teur, à la direction et à la nourriture de son troupeau .
Cela ne se peut que quand le souverain est de beaucoup
supérieur aux sujets , comme c'était le cas dans les cités
primitives gouvernées par des dieux . « Mais , puisque
dans l'ordre présent des choses on ne voit plus naître
dans les États , ainsi que dans les essaims d'abeilles
de roi tel que nous venons de le dépeindre , qui dès
l'abord se distingue entre tous par les qualités du corps
et de l'esprit, il ne reste , ce semble , qu'à se réunir pour
instituer des lois en suivant les traces du vrai gouver-
nement. » (Politique , 301 , d . Lois , 713 , d . ) Ce n'est
qu'un pis aller, mais c'est le mieux qu'on puisse faire
dans l'état actuel . Le roi frappera de l'amende , de l'exil
ou de la mort, ceux qui oseront les enfreindre.
Ces lois seront immuables . Il n'y a rien de pire que le
changement dans les États . Personne n'y pourra tou-
cher, la multitude moins encore que le petit nombre,
puisqu'elle ignore la science royale et que les règle-
ments du navire ne sont pas faits par les passagers pas
plus que les règles de la médecine par les enfants ma-
lades . Seul le roi , qui les a établies , pourra les abolir ou
les modifier ; il sait le vrai , il connaît la nature des
choses dont les lois ne sont que l'expression ; il n'agit
que dans l'intérêt de la vertu . (Polit. 299 , b . 300 , c . )
4° Les mœurs et l'éducation. Mais les lois ne sont
rien sans les mœurs . Certes, il faut que les citoyens
ESPINAS. - Rép. de Platon, L. VI. 7
110 INTRODUCTION.

proclament d'une seule voix la sainteté de la loi écrite ,


mais jamais ils ne resteront d'accord sur l'excellence
des lois , si dès l'enfance ils sont accoutumés au chan-
gement dans les jeux , dans les chants et dans toutes
les pratiques . « Ces pratiques ou coutumes ne sont
autre chose que ce que l'on appelle lois non écrites et
que nous désignons sous le nom de lois des ancêtres …..
elles sont les liens de tout gouvernement , elles tiennent
le milieu entre les lois que nous avons portées , celles
que nous portons et celles que nous devons porter dans
la suite ; en un mot , ce sont de très anciens usages
dérivés du gouvernement paternel qui , étant établis
avec sagesse et observés avec exactitude , maintiennent
les lois écrites sous leur sauvegarde, et qui , au con-
traire , étant mal établis ou mal observés , les ruinent ; à
peu près comme nous voyons , lorsque les appuis vien-
nent à manquer, toutes les parties d'un édifice s'écrou-
ler les unes sur les autres , même les plus belles , qui
avaient été construites les dernières . » ( Lois, VII , 793 , b . )
Par ces lois les volontés se trouvent préalablement dis-
posées à leur insu au bien ou au mal, à la constance ou
au changement. Ne pouvant inspirer une à une , dans
chaque circonstance particulière , les volontés de ses su-
jets, le souverain se rapprochera de cet idéal en faisant
qu'ils désirent et pensent unanimement la même chose
sur les sujets les plus importants comme les plus légers ,
grâce à l'éducation commune qu'il leur imprimera . Les
études , les jeux, les chants des enfants, tous les moindres.
détails , jusqu'aux promenades des femmes enceintes et
aux mouvements des berceuses , sont réglés par sa pré-
voyance , et, pas plus qu'en Égypte , rien de tout cela ne
doit changer jamais . Il ne fait pas seulement les lois , il
fait la conscience même de ceux qui doivent les observer .
Second moyen. Les liens organiques. 1º Influence des
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 111

climats et des aliments . Des causes encore plus pro-


fondes ont sous leur dépendance l'obéissance aux lois ,
et par conséquent l'observation de la justice . D'abord
la génération ou l'hérédité . Certaines époques sont fa-
vorables à la procréation de naturels vertueux , d'autres
contraires ; le sage déterminera ces époques . Le climat
ensuite , la nourriture , toutes les circonstances exté-
rieures de cette sorte , influent beaucoup sur la tournure
des idées comme sur la constitution des corps . « Il ne
faut pas oublier que tous les lieux ne sont pas propres
à rendre les hommes meilleurs ou pires et que les lois
ne doivent pas être contraires au climat . Ici les hommes
sont d'un caractère bizarre et emporté, à cause des
vents de toute espèce et des chaleurs excessives qui
règnent dans le pays qu'ils habitent ; ailleurs , c'est la
surabondance des eaux qui produit les mêmes effets ;
ailleurs encore , c'est la nature des aliments que produit
la terre , aliments qui n'influent pas seulement sur le
corps pour le fortifier et l'affaiblir, mais aussi sur l'âme,
pour y produire les mêmes effets. » (Lois, livre V, à la
fin . ) Ainsi une cité bâtie dans un pays de montagnes ,
pourvue de quelques vallées propres à la culture , sera
plus capable de vertu qu'une cité maritime , dépourvue
de sol arable , dont la population se mêlera à des popu-
lations diverses et nagera dans l'opulence . (Lois, 704,
d, livre IV . ) Moins un État se trouve à même d'im-
porter ou d'exporter , mieux il est situé au point de vue
de la santé morale . La prépondérance de la population
maritime , qui est celle des artisans , c'est-à-dire de la
partie concupiscente du corps social , ne peut manquer
de lui être funeste, surtout le jour où, la marine ayant
remporté des victoires, le triomphe de la démocratie.
devient inévitable . Il semble que toutes ces choses dé-
pendent d'un heureux hasard, ou plutôt du bon plaisir
112 INTRODUCTION .

des Dieux¹ ; mais si , dans les cités anciennes , attachées


à leur constitution , le sage a la plus grande peine à faire
accepter ses réformes , du moins est-il des circonstan-
ces fournies par la libéralité des Dieux , comme l'éta-
blissement d'une législation nouvelle , l'avènement d'un
tyran , ou mieux encore la fondation d'une colonie , où
la providence du sage peut se déployer. Dans ce cas , il
est pour la cité naissante la source unique de l'impul-
sion vitale ; il choisit la population dont elle doit être
composée ; si une population viciée est confiée à ses
soins, il peut du moins , il doit même, comme nous
l'avons vu , l'épurer en supprimant tous les éléments
pervers (Lois , V , 258 ) ; il choisit l'emplacement de la
cité ; il détermine par sa volonté ou par des lois le
lieu et la fréquence des marchés , les règles du trafic ,
les rapports internationaux . Il se rapproche ainsi le
plus possible du modèle de tout gouvernant , pasteur et
nourricier du troupeau humain, νομεὺς καὶ τροφὸς ἀγέλης
avoрwлívns, et il assure la pratique de la vertu jusqu'en
ses plus lointaines conditions .
2º La communauté des biens et des femmes. - Ce n'est
pas assez de faire que tous les citoyens d'une même
cité professent les mêmes opinions sur le juste et sur
l'injuste , sur les Dieux , sur les lois , sur la beauté ; s'ils
sont divisés par leurs intérêts et leurs passions , la cité
sera menacée de ruine . « Quelque part donc qu'il arrive
ou qu'il doive arriver un jour que les femmes soient
communes , les enfants communs , les biens de toute
espèce communs , et qu'on apporte tous les soins imagi-
nables à retrancher du commerce de la vie jusqu'au nom
même de propriété , de sorte que les choses mêmes que

1. Θεὸς μὲν πάντα καὶ μετὰ θεοῦ τύχη καὶ καιρὸς τἀνθρώπινα δια-
жνберνшσι úμлаντа. De Legibus, 709, b.
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 113

la nature a données en propre à chaque homme devien-


nent , en quelque façon , communes autant qu'il se
pourra, comme les yeux, les oreilles , les mains , et que
tous les citoyens s'imaginent qu'ils voient, qu'ils en-
tendent, qu'ils agissent en commun, que tous approu-
vent et blâment de concert les mêmes choses , que leurs
joies et leurs peines roulent sur les mêmes objets ; en
un mot, partout où les lois viseront de tout leur pou-
voir à rendre l'État parfaitement un, on peut assurer
que c'est là le comble de la vertu politique (Lois ,
liv. V, 739 , c . Rép. , liv. IV, 424, 459) . » Sous ce rapport
les magistrats ne feront qu'une exception ; conformément
aux pratiques des éleveurs de chiens ou d'oiseaux , (Rép. ,
424 , 459) , ils s'arrangeront de manière à unir les plus
beaux et les plus vertueux aux plus belles et aux plus
vertueuses (et même ils appuieront l'effet de cette sé-
lection en sacrifiant tous les enfants illégitimes ou mal
conformés ) ; mais les précautions qu'ils prendront pour
assortir les époux resteront secrètes et l'égalité régnera
sous ce rapport comme sous le rapport des fortunes :
<< Tout est commun entre amis . » Il résultera de là que
tous les enfants aimeront les hommes et les femmes
adultes comme des parents , que ceux-ci , à leur tour ,
aimeront tous les enfants comme des fils ; ' de plus tous
défendront le patrimoine commun de la république
avec une égale ardeur . En l'absence de toute rivalité
d'intérêt , la solidarité économique et politique inspi-
rera à tous des sentiments affectueux ; le peuple aimera
ses magistrats comme des sauveurs et des défenseurs ;
ceux-ci aimeront le peuple comme le producteur de leur
salaire et de leur nourriture ; entre eux ils se traiteront
en collègues et en gardiens du même troupeau ; et les
sentiments de parenté commune corroboreront tous
ces liens. Car tous sont non seulement alliés entre eux ,
114 INTRODUCTION .

mais frères, puisque la même terre divine leur a jadis


donné naissance . <« Ainsi tous les membres de l'État ne
feront , pour ainsi dire , qu'un seul homme. Lorsque
nous avons reçu quelque blessure au doigt, aussitôt
l'âme , en vertu de l'union intime établie entre elle et
le corps , en est avertie , et tout l'homme est affligé du
mal d'une de ses parties... Voilà l'image d'un État bien
gouverné . Qu'il arrive à un particulier du bien ou du
mal , tout l'État y prendra part comme s'il le ressentait
lui - même , il s'en réjouira ou s'en affligera avec lui . »
(Rép. , liv. V, 462 , c. )
Comment la constitution idéale s'altére ; dégradations
successives. Ce corps vivant dont toutes les parties
sont unies par les liens de la justice et de l'amour
(épwτixats άváynas) ne s'altérera pas facilement , et en
général les corps sociaux résistent merveilleusement
aux causes tant internes qu'externes de destruction qui
les assaillent. (Politique, 301 , c. ) « Cependant, comme
tout ce qui naît est soumis à la ruine , cette constitution
ne se maintiendra pas toujours ; elle se dissoudra, et
voici comment . Il y a, non seulement par rapport aux
plantes qui naissent dans le sein de la terre , mais encore
à l'égard des âmes et des corps des animaux qui vivent
sur sa surface , des vicissitudes de production et de sté-
rilité. Ces vicissitudes ont lieu lorsque chaque espèce ter-
mine et recommence sa révolution circulaire , laquelle est
plus courte ou plus longue, selon que la vie de chaque
espèce est plus longue ou plus courte . » Les Dieux , en
effet , savent joindre l'une à l'autre les deux extrémités
de leur circuit ; les moriels ne le savent pas . A vrai dire
quand l'État que l'on vient de décrire s'est constitué ,
tout conforme qu'il est à l'idéal , comme ce sont des
hommes de maintenant qui le composent et que l'idéal
a dû se plier aux exigences de leurs besoins , cette nais-
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 115

sance a été ce qu'est toute naissance , une chute . (Voir


le Phèdre). Dans le récit symbolique du Politique les
origines des États sont contemporaines de la grande
catastrophe cosmique qui suit la retraite de Dieu .
Plongés dans une détresse absolue , livrés sans défense
aux attaques des bêtes , les hommes ne peuvent plus
compter sur leurs divins pasteurs . « Ce fut là ce qui fit
inventer tout ce qui est à l'usage de la vie, quand les
Dieux, comme il vient d'être dit , cessèrent de gouverner
et de protéger les hommes directement, et que ceux-ci
durent prendre eux-mêmes le soin de se conduire et de
pourvoir à leurs besoins , comme le fait l'univers dont
nous suivons les destinées . » L'organisation politique
qui se produit alors es donc nécessairement un pis
aller . Un récit analogue est rapporté dans les Lois, au
livre III . On y dépeint l'état de l'humanité après le dé-
luge général . Les hommes ont encore quelques débris
des arts antérieurs ; ils possèdent le fer , et chassent ; de
nombreux troupeaux assurent leur alimentation ; ils ne
connaissent pas la guerre et vivent dans la joie , «< plus
simples, plus courageux, plus tempérants , plus justęs
en tout que les hommes d'aujourd'hui » . Ils n'ont pas
besoin de lois , leurs mœurs étant naturellement bonnes .
<< Il me paraît que ceux de ce temps- là ne connaissaient
point d'autre gouvernement que le régime patriarcal
dont on voit encore quelques vestiges en plusieurs lieux
chez les Grecs et chez les Barbares . » Quand les lois
apparaissent- elles ? Quand voit-on naître des gouverne-
ments comme l'aristocratie et la monarchie ? Alors que
les diverses familles se réunissent et que , la diversité
s'introduisant dans les mœurs , une règle commune doit
être imposée à tous . Or la variété est une imperfection ,
la seule possibilité d'une résistance aux lois est un com-
mencement d'anarchie et trahit dans un État la perte
116 INTRODUCTION .

de la vertu Aucune monarchie fondée sur l'obéissance


à des lois n'est donc absolument parfaite. La pensée de
Platon est encore mieux marquée dans la République.
Ici, l'État naît des besoins . Pour la satisfaction des
besoins élémentaires (alimentation par les céréales ,
vêtement, chaussure , abri) , quatre ou cinq métiers se
développent, et ceux qui les pratiquent, distingués par
la loi de la division du travail , sont intimement unis
par la solidarité économique . A ce point de son déve-
loppement , l'État est petit , mais sain et heureux . Il peut
à la rigueur s'agrandir encore sans se corrompre , par
l'adjonction des charpentiers , des forgerons , des pâtres ,
même des marchands ; tant qu'on ne se servira des
animaux que pour avoir du lait , des peaux, de la laine
et pour traîner les fardeaux , tout ira bien . Platon fait
un tableau des plus riants de la vie frugale , mais abon-
dante , qu'on mène dans cet État. Le malheur de la cité
commence quand le luxe amène à sa suite les arts et
que l'on y veut manger de la viande . « Il ne faudra plus
mettre simplement au rang des choses nécessaires celles
dont nous parlions tout à l'heure , une demeure , des
habits , une chaussure ; on va désormais mettre en
œuvre la peinture et tous les arts enfants du luxe...
L'État sain dont j'ai parlé tout d'abord va devenir trop
petit . Il faudra l'agrandir et y faire entrer des chasseurs ,
des poètes , des acteurs , des danseurs, des nourrices ,
des coiffeuses , des traiteurs , des cuisiniers , et même
des porchers ! » Dès lors les médecins deviennent né-
cessaires ; le territoire ne suffira plus à nourrir les trou-
peaux , il faudra empiéter sur les voisins ; la guerre avec
son cortège de maux apparaît . Les conflits d'intérêts se
multiplient et voici les tribunaux qui se dressent dans
la ville . Platon ne s'est jamais départi de son idéal de
paix, de frugalité, de vertu pythagoriciennes : il appelle
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 117

même dans les Lois les besoins esssentiels du corps


(nutrition et reproduction) des maladies (vooμata ) , il
poursuit la richesse et le commerce maritime de ses
anathèmes. Il interdit la monnaie d'or et d'argent. <« Il
est impossible , dit -il , que les citoyens soient à la fois
riches et vertueux . » « L'or et la vertu sont comme deux
poids mis dans une balance dont l'un ne peut monter
que l'autre ne s'abaisse . » Pour éviter la misère , il
n'admet que la propriété en commun ou la défense
d'aliéner les lots, dont le servage est la conséquence.
Dès que la cité commence à excéder les proportions et
à dépasser le régime d'une église pythagoricienne, il la
déclare moralement perdue .
A plus forte raison est-elle malade quand elle est sur
la pente qui conduit de l'oligarchie à la tyrannie : tous
ces gouvernements sont moins des gouvernements que
des factions triomphantes . (Lois , livre VIII . ) « Il faut
écarter ceux qui prennent part à tous ces gouverne-
ments , hormis celui qui a la science , comme n'étant pas
de véritables politiques , mais des factieux, des chefs ,
de vains simulacres , simulacres eux-mêmes , les plus
grands des imitateurs et des magiciens et les sophistes
des sophistes . » (Politique, 303 , c . ) Les plans de constitu-
tion que Platon a tracés , même la République, sont donc
bien évidemment des concessions à la nécessité . Il a
fait effort pour découvrir, comme il le dit, un milieu
entre des extrêmes , pour saisir le point fugitif où les
deux éléments hostiles qui composent toute cité soient
en équilibre. La vie est un mélange ; le corps social est
un vivant ; sa bonne constitution est une affaire de
proportion et de mesure .
Le gouvernement mixte ou tempéré. — Le Politique se
termine sur cette proposition , la République et les Lois
y appuient avec force . Dans le premier de ces trois dia-
7.
118 INTRODUCTION .

logues, Platon reconnaît que les populations innocentes


et inoffensives de l'âge d'or seront incapables de se dé-
fendre contre des voisins turbulents si elles sont atta-
quées . Des populations sauvages et belliqueuses ,
comme il reconnaît formellement qu'il y en a eu aussi
à l'origine , ne mettront pas moins en péril leur cité
par la guerre . Il faut donc que la politique , après avoir
exclu de la cité les natures extrêmes , tant dans la vio-
lence que dans la mollesse , tâche d'unir ensemble par
l'éducation les deux natures opposées. « Car c'est là
l'unique office du royal tisserand , de ne jamais laisser
les mœurs douces faire divorce avec les mœurs fortes ,
mais , en les unissant par la communauté des senti-
ments , des récompenses , des peines , des opinions ,
et par des gages d'union échangés entre eux , d'en
composer, comme nous le disions , un tissu moelleux
à la fois et solide , et de leur confier toujours en com-
mun les pouvoirs dans l'État . ( Le Politique, vers la
fin. ) » La richesse excessive et l'extrême pauvreté pré-
sentent de même toutes deux les plus grands dangers .
« Les richesses excessives sont , pour les États particu-
liers , une source de séditions et d'inimitiés ; et l'extré-
mité opposée conduit d'ordinaire à l'esclavage . (Lois,
729 , a. Voir tout le livre V. ) » Les premières sont , dans
l'État, des tumeurs et des boursouflures ; la seconde
équivaut à un amaigrissement où l'on perd toute force.
<
« Un revenu modique est ce qu'il y a de meilleur et de
plus convenable , car la médiocrité bannit de la vie les
chagrins , par l'accord et l'harmonie qu'elle y fait régner . »
Le juste milieu est souhaitable dans toutes les qualités du
corps individuel . Il en est de même de la grandeur de
l'État ; il faut que l'État <« ne paraisse ni trop grand ni trop
petit , mais tienne un juste milieu , et soit toujours un » .
(Rép. , début du livre IV. ) Il en est de même enfin de la
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 119

forme du gouvernement ; elle doit tenir un juste milieu


entre la monarchie et la démocratie . Ce qui est d'une
importance capitale, c'est que le souverain , un ou mul-
tiple , ait la science du bien ; il est évident que cette
science ne peut se rencontrer dans la multitude , et
c'est pourquoi il faut bien que les gouvernants soient
en petit nombre ; mais on peut admettre, et cela est
même préférable , qu'ils forment comme un conseil
d'élite . C'est bien là l'hypothèse de la République, adap-
tée à des conditions réelles, mais déjà disparues , et
faisant aux nécessités pratiques toutes les concessions.
' compatibles avec la perfection idéale . Enfin , dans les
Lois, le principe général du juste milieu est exposé avec
la plus grande clarté (livre III) . Dans un long passage ,
Platon y montre les dangers de la monarchie pure et
de la démocratie pure , qui périssent inévitablement
l'une et l'autre , la première par l'excès du pouvoir et
de l'impunité chez le roi , la seconde par l'excès de la
liberté et de l'impudence chez le peuple . « Le milieu a
été bien mieux gardé en Crète et à Lacédémone . » Pla-
ton ne s'écarte donc pas de ses constants principes ,
quand il présente dans les Lois un modèle de cité en-
core plus tempéré que celui de la République, où l'élec-
tion a une part considérable sans que la constitution
cesse d'être aristocratique ; il en présentera un troi-
sième une autre fois , dit-il ; il ne l'a pas fait ; mais on
conçoit que , le modèle parfait étant unique , des exem-
plaires moins parfaits puissent en être retracés , du
moins jusqu'à la limite où le désordre exclut l'exis-
tence . Toutes les fois qu'il se pose la question de savoir
si son plan est réalisable , il fait allusion à ces approxi-
mations toujours possibles . « L'exécution approche
moins du vrai que le discours ... N'exige pas de moi que
je réalise avec la dernière précision le plan que j'ai
120 INTRODUCTION .

tracé ; mais si je puis trouver comment un État peut


être gouverné d'une manière très approchante à celle
que j'ai dit, reconnais alors que j'aurai prouvé , comme
țu l'exiges de moi , que notre État n'est pas une chi-
mère . » (Lois, 472, a, et sqq . , V, 746 , b . ) En tout cas ,
quand on dresse un plan , il faut toujours tracer le plus
beau possible, sauf à tenir compte ensuite des difficultés
de l'exécution et à en sacrifier les parties irréalisables .
-
Succession des gouvernements . — En dépit de tous les
efforts, la cité parfaite une fois réalisée doit se dis-
soudre elle est dans un état d'équilibre , mais d'équi-
libre instable et momentané . Quelles transformations
doit-elle subir , avant de pouvoir se ressaisir et retrou-
ver son assiette première ? Platon en retrace deux fois
le tableau : une fois dans le Politique, une seconde fois
dans la République . Les lignes essentielles sont les
mêmes dans les deux classifications . On y voit la mo-
narchie et l'aristocratie se transformer en oligarchie ,
qui se transforme à son tour en démocratie , le nombre
des gouvernants donnant la mesure de l'infériorité de
chacun de ces régimes . Mais l'exposé du VIIIe livre de la
République comporte beaucoup plus de détails . Tandis
que chacun de ces trois types donne naissance dans le
Politique seulement à deux formes , l'une où le gouver-
nement se conforme aux lois , l'autre où il agit sans
elles ; dans la République, l'auteur explique comment,
par une altération insensible, chaque constitution dé-
génère en une autre qui vient immédiatement après
elle ; l'État aristocratique où domine la raison et la
sagesse faisant place à la timocratie où domine le cou-
rage accompagné de l'ambition et de la brigue ; la timo-
cratie à l'oligarchie , où règne l'amour du gain et des
richesses ; l'oligarchie à la démocratie , où le pouvoir
échoit à une multitude dominée par la passion de l'éga-
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 121

lité ; cette dernière enfin à la tyrannie , c'est- à-dire à un


despotisme anarchique et sanguinaire. Chacune de ces
révolutions politiques a pour cause des révolutions mo-
rales dont l'âme des citoyens est le théâtre et qui ont
pour acteurs les désirs de chaque individu , assimilés
aux membres de chaque État en voie de dissolution .
Cette description parallèle se poursuit dans le livre IX ,
la conclusion suivante la termine : « La condition de
l'homme tyrannisé par ses passions est donc la même
que celle d'un État opprimé par un tyran ; par la même
raison , la condition de l'homme démocratique res-
semble à celle d'un État démocratique et ainsi des
autres . ― Sans contredit . Et ce qu'un État est par
rapport à un autre État , soit pour la vertu , soit pour
le bonheur , un homme l'est par rapport à un autre
homme . Tu as raison. Mais quel est le rapport
d'un État gouverné par un tyran à l'État gouverné par
-
un roi tel que nous l'avons décrit en premier lieu ?
Ces deux gouvernements sont entièrement opposés :
l'un est le meilleur , l'autre est le pire . - Je ne te de-
mande pas lequel des deux est le meilleur ou le pire ;
je te demande si tu juges que celui qui est le meilleur
est aussi le plus heureux et celui qui est le pire le plus
--
malheureux ... Il est évident pour tout homme qu'il
n'est point d'État plus malheureux que celui qui obéit
à un tyran , ou de plus heureux que celui qui obéit à
un roi . » Et il n'y a personne de plus malheureux que
l'homme tyrannisé, si ce n'est le tyran lui-même .
Arrivée à ce degré de désorganisation , il semble que
la société va se dissoudre complètement . Mais cela serait
contraire aux principes généraux de la pneumatologie
platonicienne . Les âmes ne peuvent périr, car le mal
finirait par triompher dans le monde. (Lois , livre X.)
Et en effet le principe des contraires s'applique aux
122 INTRODUCTION.

États comme aux individus et assure leur immortalité.


« On ne peut donner dans un excès sans s'exposer à
tomber dans un excès contraire , comme cela se
remarque dans les saisons , dans les plantes , dans un
corps et dans les États. » C'est donc de l'excès du mal
que doit sortir le salut . Le tyran a un fils ; Platon affirme
que ce fils sera par je ne sais quel miracle disposé à
devenir philosophe . Il régnera donc conformément à la
science royale ; voilà le règne de la vertu assuré ! « Lé-
gislateur, dis-nous quelle condition tu exiges et dans
quelle situation tu veux qu'on te remette un État, pour
pouvoir te promettre du reste que tu lui donneras de
sages lois ?... Donnez-moi , répond le législateur, un
État gouverné par un tyran ; que ce tyran soit jeune »,
et qu'il ait les qualités essentielles du tempérament
philosophique , tempérance , pénétration , mémoire , cou-
rage, magnanimité . Supposons que sous son règne il
paraisse quelque grand législateur et qu'un heureux
hasard les réunisse . « Lorsque cela arrive , Dieu a fait
presque tout ce qu'il peut faire pour rendre un État
parfaitement heureux. » (Lois, 709 , e.)
Une seconde sorte de circonstances favorables , c'est
la naissance d'une colonie . Une colonie est comme un
enfant qui naît ou un essaim qui quitte la ruche . Pla-
ton affirme que le législateur a beau jeu pour lui impo-
ser la constitution parfaite , celle qui rend les citoyens
vertueux. Mais il y voit des difficultés , et embarrassé
d'expliquer ce phénomène d'après son système où il
n'a pas de place , tout autant que de justifier l'espoir
qu'il y attache, il finit par s'en remettre pour l'établis-
sement de la plus parfaite des législations , à l'interven-
tion arbitraire de Dieu . « Aucune loi n'est l'ouvrage
d'aucun mortel . Presque toutes les affaires humaines
sont entre les mains de la fortune . » Il me paraît qu'on
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 123

peut dire aussi la même chose avec raison de la naviga-


tion , du pilotage , de la médecine , de l'art de la guerre.
Ou plutôt , <« Dieu est le maître de tout et avec Dieu la
fortune et l'occasion gouvernent toutes les affaires hu-
maines » . L'art, ajoute Platon , concourt pour quelque
chose au salut des États (Lois, 708), mais pour combien
peu de chose ! Pour que le jeune tyran profite de l'édu-
cation qui doit faire de lui un philosophe , et dont la
République donne le tableau , il faut qu'il ait reçu en
partage dès sa naissance mainte qualité exceptionnelle .
De qui les recevra-t-il ? De Dieu ou du hasard , s'il y a
place au hasard à côté de la Providence . Mais si Dieu
ne donne pas au philosophe un de ces heureux natu-
rels à développer, tout espoir lui sera donc interdit?
Une colonie naissante , une cité dans la détresse pour-
ront l'appeler à leur tête et le prier de leur donner des
lois. Mais pour cela ne faut-il pas que cette multitude ,
par elle-même ignorante et déréglée , reçoive une ins-
piration du ciel ? Quelque hypothèse que l'on envisage ,
le règne de la vertu ne peut faire son avènement en ce
monde que par la grâce divine . L'arbitraire divin est
le premier et le dernier mot du système.
Donc le cycle des gouvernements se trouve sans
qu'on sache pourquoi fermé après la chute de la tyran-
nie, par la restauration de la monarchie idéale. Les
choses vont ainsi de période en période et les gouver-
nements se suivent indéfiniment dans le même ordre ,
monarchie, aristocratie , oligarchie , démocratie , tyran-
nie , la monarchie idéale réapparaissant toujours quand
la tyrannie disparaît. Platon semble croire dans les Lois
(livre III) que le monde est depuis un temps très reculé
le théâtre de la même série de révolutions , qui ramè-
nent le vice et la vertu selon que Dieu quitte ou reprend
le gouvernail de l'univers. « Ou le genre humain n'a
124 INTRODUCTION .

jamais commencé et ne finira jamais , mais a existé et


existera toujours ; ou du moins son origine va se perdre
en des temps si reculés, qu'il est presque impossible
d'en assigner l'époque . » ( Fin du livre VI . )
Il est clair qu'en écrivant ces lignes, Platon admet
implicitement que les dates approximatives fixées par
lui au règne des Dieux sur la terre et à la guerre entre
les habitants de l'Atlantide et les anciens Athéniens
sont inexactes ; mais il ne nie pas pour cela que l'ori-
gine première des sociétés soit divine et ne coupe pas le
lien qu'il a établi entre la société des astres et la société
humaine. Les récits du Politique , du Timée, et du Critias
n'ont dès lors , il l'a dit lui-même , qu'une valeur symbo-
lique, ce sont des images ; mais ils ne cessent pas , mal-
gré cette réserve , de représenter un fait vrai , celui de
la filiation historique qui rattache selon lui la royauté
terrestre à la royauté céleste , le gouvernement de la cité
au gouvernement du monde , la justice d'ici-bas à lajus-
tice absolue . Le Xe livre des Lois tout entier en fait foi .
Les âmes individuelles elles-mêmes ne meurent pas ,
suivant lui , dans la dissolution du corps ; elles recom-
mencent à vivre , et le nombre des principes de vie
reste toujours le même dans l'univers à travers ses
alternatives de génération et de dissolution . Le monde
suit aussi un mouvement alternatif et revient sous la
main de Dieu quand il a touché le fond de son impuis-
sance . Comme tonte la nature est, d'après la concep-
tion platonicienne, soumise aux mêmes lois, on peut
croire que les destinées des États sont les mêmes que
celles des mondes et des individus entre lesquels ils
sont compris dans la série des êtres . On se souvient en
effet que le fils du tyran peut, par la permission des
Dieux, devenir philosophe et rendre à la terre l'image
radieuse de la cité céleste . (Lois, 714 , a, Rép. , VI . )
DOUBLE MOYEN DE RÉALISER CES CONDITIONS . 125

Tel est l'ensemble de la théorie sociale et politique


de Platon. Nous en avons exposé la genèse . On a re-
connu , à mesure qu'on en parcourait les diverses par-
ties , les éléments antérieurs qui s'y trouvent fondus
par la riche imagination du maître . Le naturalisme
ionien , avec sa connaissance des sociétés animales et
des lois de la vie en général (croissance , spécialisation
fonctionnelle , sélection , action du milieu physique , etc. ) ;
le mysticisme pythagoricien et orphique , avec ses pré-
férences pour le gouvernement providentiel , son idéal
rétrospectif d'innocence et d'abandon au divin pasteur ,
ses préoccupations morales exclusives , son mépris de
la vie physique , son ascétisme , ses tendances aristocra-
tiques et sacerdotales ; le dogmatisme logique de So-
crate et sa prétention à ériger la science en religion
pour sauver la cité des excès de la démocratie ; les ten-
tatives syncrétiques d'Archytas et d'Hippodamus , les
influences du milieu, les traditions nationales , le spec-
tacle des États contemporains ; tous ces enseignements
et tous ces souvenirs ont contribué à former ce puis-
sant ensemble , auquel cependant c'est l'originalité qui
manque le moins . Avec Platon , un type nouveau de
politique et de philosophie se constitue , type vivace
qui durera pendant de longs siècles. Les Pères de
l'Église lui donneront sa dernière expression et le moyen
âge verra l'apogée de sa fortune . Nous ne pouvons
le discuter ; le meilleur moyen de le juger, ce serait de
suivre ses vicissitudes dans l'histoire de la sociologie et
de le voir aux prises avec la conception adverse , main-
tenant prépondérante dans les milieux scientifiques¹ .

1. Voir une Histoire abrégée de la sociologie au début de notre


essai sur les Sociétés animales . ― M. Janet, dans son importante
Histoire de la Science politique, condamne la politique de Platon
et loue vivement sa morale. Cette distinction ne nous semble guère
126 INTRODUCTION .

Pour Platon, la cité est une sorte de mécanique sidé-


rale mue par un pouvoir extérieur et surnaturel ; pour
la plupart des modernes , le corps social est un orga-
nisme comme tous les autres , où le principe dirigeant
résulte de la conspiration spontanée des parties . Cette
théorie est, on le voit , radicalement contraire à la
théorie théocratique platonicienne : une telle opposi-
tion nous dispense des critiques de détail .

possible ; le système de Platon est , selon nous , vrai ou faux à la


fois de l'individu et de l'État. Si la morale ascétique est bonne,
pourquoi la politique théocratique ne le serait-elle pas ? L'une et
l'autre reposent sur une même conception de la nature humaine :
σῆμα, σῶμα.
ANALYSE SOMMAIRE

DU

DIALOGUE DE L'ÉTAT

OU LA RÉPUBLIQUE

(Πολιτεία) .

La question nettement posée au début est la sui-


vante : Qu'est-ce que la justice ? Plusieurs définitions.
insuffisantes sont examinées d'abord et rejetées . 1 ° La
justice consiste à rendre à chacun ce qu'on lui doit , du
bien à ses amis , du mal à ses ennemis . Rép . : Jamais
il n'est juste de nuire à qui que ce soit. 2° La justice
est ce qui est avantageux au plus fort . Rép . : La justice
serait plutôt à l'avantage du plus faible (car le vrai gou-
vernement veut avant tout le bien de ses gouvernés) ,
si elle n'était avantageuse à tous ; elle est la condition
primordiale de force et de sécurité pour tous les
groupes sociaux . D'ailleurs , comme « il n'est pas ici
question d'une bagatelle , mais de ce qui doit faire la
règle de notre vie » , il faut aller au delà de l'apparence
et, « laissant de côté les éloges fondés sur les récom-
penses et l'opinion » , s'efforcer de saisir l'essence abso-
lue de la justice .
Pour cela , on cherchera, d'abord ce qu'est la justice ,
non dans l'individu , mais dans l'État, où elle se montre
en traits plus grands et plus distincts . On assistera
donc par la pensée à la naissance d'une société et on y
verra se révéler clairement l'idée de la justice .
Ce sont les besoins élémentaires qui donnent nais-
sance à la société . Bientôt , en effet , comme la division
128 ANALYSE SOMMAIRE DU DIALOGUE DE L'ÉTAT

du travail spécialise les métiers entre les mains de ceux


qui se sentent appelés à exercer l'un ou l'autre par
leurs aptitudes naturelles , l'échange donne naissance
à la solidarité ; les citoyens deviennent indispensables
les uns aux autres . D'abord la cité , satisfaite d'un ré-
gime frugal, se suffit à elle -même ; mais , dès que les
besoins s'y multiplient et qu'elle veut avoir plus de
troupeaux que son territoire n'en peut nourrir , elle
entre en guerre avec ses voisines . La loi de la division
du travail exige qu'il y ait une catégorie de citoyens
· exclusivement consacrés à la guerre .
Qualités nécessaires au guerrier ou gardien de la
cité il doit être comme le chien, féroce envers les
ennemis , doux envers les amis , habile à distinguer les
uns des autres , c'est-à-dire philosophe . L'éducation qui
leur conviendra comprendra la musique où rien de con-
traire à la majesté des dieux ne devra pénétrer (exclu-
sion des poètes ) et la gymnastique, qui , habilement
employées , se corrigeront l'une par l'autre . Cette édu-
cation , complétée par un système d'épreuves conve-
nable , permettra de distinguer ceux qui sont nés pour
remplir le rôle de gardiens et de les former à cet em-
ploi . On leur interdira de posséder en propre aucune
richesse, la richesse étant une source de corruption , et
ils seront logés et nourris aux frais de l'État . Il est con-
traire au principe de la division du travail qu'ils par-
tagent les jouissances des artisans et des commerçants :
<< Chaque citoyen ne doit être appliqué qu'à une seule
chose, à celle pour laquelle il est né , afin que chaque
particulier s'acquittant de l'emploi qui lui convient soit
un ; que par là l'État entier soit un aussi , et qu'il n'y ait
ni plusieurs citoyens dans un seul citoyen , ni plusieurs
États dans un seul État . »
Le point important est l'éducation ; elle doit être im-
OU LA RÉPUBLique. 129

nuable , et , à cette condition seulement , maintiendra


l'immobilité des autres coutumes. « Nos magistrats
feront de la musique la citadelle et la sauvegarde de
l'État . » Ils veilleront à ce que rien ne change , même
dans les jeux des enfants . Le détail des lois peut être
laissé à la sagesse du législateur, pouvu que la condi-
tion essentielle , à savoir la fixité absolue des mœurs et
des règlements, soit observée dans la cité.
La cité ainsi constituée est parfaite ; elle a la prudence,
qui réside dans le groupe , nécessairement petit , des
magistrats philosophes qui la conduisent ; elle a le cou-
rage, qui est le propre des guerriers ; elle est maîtresse
d'elle- même ou tempérante, puisque , comme dans le
sage où la raison commande aux désirs , la partie diri-
geante , petite par le nombre , mais supérieure par la
science , y gouverne la multitude ignorante ; elle est
enfin juste, parce que chacun s'y borne à l'emploi uni-
que pour lequel il est né . Elle a donc toutes les vertus,
ou tous les mérites .
Rapprochons maintenant le grand modèle , ou la so-
ciété, du petit modèle ou de l'individu ; les choses sont
les mêmes de part et d'autre , puisque « le caractère et
les mœurs d'une société se trouvent dans chacun des
individus qui la composent » , et qu'on voit dans l'indi-
vidu les trois mêmes facultés que dans l'État , raison ,
courage, appétit, correspondant aux trois classes : ma-
gistrats , guerriers , artisans . La justice , dans l'individu ,
sera évidemment l'application exclusive de chacune des
parties de l'âme à sa fonction native et la subordination
harmonique qui en résultera . L'injustice consiste donc
en une confusion des pouvoirs et en une révolte des
parties inférieures contre les parties supérieures , c'est-
à- dire des passions contre la raison . La justice est
donc la santé de l'âme , l'injustice en est la pire ma-
130 ANALYSE SOMMAIRE DU DIALOGUE DE L'ÉTAT

ladie . L'injustice ne peut donc être utile , puisqu'elle


est la ruine de l'âme vicieuse.
Le dialogue paraît près de se clore par une classifi-
cation des formes imparfaites de gouvernement, quand
la discussion se réveille tout à coup. Que ferons-nous
des femmes dans l'État parfait ? demande un interlo-
cuteur. La division du travail , est-il répondu , exige que
les emplois soient différents là seulement où les fonc-
tions relatives à ces emplois sont différentes ; or, les
femmes ne diffèrent des hommes que par le sexe . Donc,
en dehors de la procréation des enfants et du premier
élevage , les femmes doivent occuper en tout les mêmes
fonctions que les hommes , bien que dans une position
d'infériorité. Les magistrats devront assortir les hom-
mes et les femmes selon leurs humeurs et leurs carac-
tères en vue des besoins de l'État , opérant ainsi , comme
les éleveurs de troupeaux, une sélection artificielle
dans le troupeau humain. Les enfants mal conformés ,
ou nés en dehors des conditions permises , seront sa-
crifiés de manière qu'ils n'altèrent point la pureté de
la race. Des mesures seront prises pour que le nombre
des citoyens reste toujours le même. La communauté
ainsi établie , en multipliant les liens de parenté entre
les citoyens , en fera comme les membres d'un même
corps , et assurera à l'État le plus grand des biens , qui
est l'unité .
Ce projet d'une cité parfaite est difficile à réaliser ;
on peut cependant s'en approcher, et cela suffit : on ne
saurait demander aux individus et aux États d'être
justes que dans la mesure du possible. Un événement ,
dont la rencontre est possible après tout, rendrait cette
approximation facile ; ce serait l'accès au pouvoir des
philosophes .
Exposé des qualités natives qui signalent le futur
OU LA RÉPUBLIQUE . 131

philosophe aux regards des magistrats, et des connais-


sances qui lui sont nécessaires . Il doit s'élever au-des-
sus de l'opinion pour envisager les choses en elles-
mêmes . Il y parviendra par la dialectique , dont les dif-
férentes marches sont d'abord indiquées directement ,
puis symbolisées par l'allégorie de la caverne . Son but
est de parcourir la hiérarchie des idées et d'atteindre
au sommet l'idée du bien , dont l'idée du vrai n'est que
la première dérivation , comme la lumière n'est que le
rayonnement du soleil . On le fera passer , pour arriver
là, par la filière des sciences préparatoires : la gymnas-
tique et la musique qui exerceront ses sens et lui don-
neront des opinions vraies ( dóα) ; le calcul , la géométrie ,
l'astronomie, la musique théorique , qui lui apprendront
à dégager les proportions mathématiques des appa-
rences sensibles (Stávota). La dialectique proprement
dite sera le couronnement de cet ensemble d'études
(vóŋos) . Seuls , des esprits ainsi formés seront capables
d'imprimer à l'État le caractère de l'Idée et de le façon-
ner en prenant l'essence du bien ou du juste pour mo-
dèle . Qu'un philosophe arrive au pouvoir, il reléguera
à la campagne , loin de tout contact, les enfants à partir
de dix ans , leur donnera l'éducation convenable , et ,
dans l'espace d'une génération , l'État parfait sera réa-
lisé à l'image de l'homme parfait ; l'un et l'autre seront
heureux .
Il ne reste plus qu'à décrire par opposition les quatre
formes inférieures d'États et de caractères individuels
pour juger si les pires sont moins heureux que les meil-
leurs . Le premier est la timarchie ; le second , l'oli-
garchie ; le troisième , la démocratie ; le quatrième , la
tyrannie . Le passage de l'un à l'autre se fait par la
transformation intérieure des hommes qui composent
chacun de ces États ; car les États sont ce que sont les
132 ANALYSE SOMMAIRE DU DIALOGUE DE L'ÉTAT

individus qui les composent. Suit le tableau de ces trans-


formations . Il est annoncé par ces mots : « Quand nous
aurons reconnu quel est le plus injuste de ces carac-
tères , nous l'opposerons au plus juste , et comparant
la justice pure avec l'injustice aussi sans mélange , nous
finirons par voir jusqu'à quel point l'une et l'autre nous
rendent heureux ou malheureux , et s'il faut nous atta-
cher à l'injustice , ou nous rendre à la force des raisons
qui nous pressent d'embrasser le parti de la justice . >>
Voici comment il se termine : « Veux-tu que nous fas-
sions venir un héraut , ou que je publie moi-même à
haute voix que le fils d'Ariston a déclaré que le plus
heureux des hommes, c'est le plus juste et le plus ver-
tueux, c'est-à-dire celui qui règne sur lui-même et qui
se gouverne selon les principes de l'état monarchique ,
et que le plus malheureux , c'est le plus injuste et le
plus méchant, c'est-à-dire celui qui , étant du caractère
le plus tyrannique , exerce sur lui -même et sur les au-
tres la tyrannie la plus absolue . » L'un et l'autre sont
tels, « quand bien même les Dieux et les hommes n'au-
raient aucune connaissance de la justice du premier et
de l'injustice du second » , c'est- à-dire selon l'idée ab-
solue de la Justice .
On peut après cela , en s'appuyant sur une exacte
définition, louer en toute sûreté la Justice et blâmer
son contraire . La première est le règne de la divinité
en nous et dans l'État , le second est le triomphe de la
partie animale sur la partie céleste dans l'individu et
dans la cité .
Une courte digression ramène les poètes , qui sont
traités moins sévèrement que la première fois . La dé-
monstration poursuivie dans tout le dialogue s'achève
ensuite. La justice , principe de conservation de tout ce
qui est, assure à l'âme les plus belles récompenses au
OU LA RÉPUBLIQUE . 133

delà du tombeau . L'injustice , principe de dissolution ,


si elle ne peut détruire entièrement l'âme, parce qu'elle
est, de son essence, impérissable , la défigure autant
qu'il est possible et la désigne aux sévices des hommes.
dans cette vie , des Dieux dans l'autre . C'est ce que con-
firme le récit mythique qui clôt le dialogue , récit où la
métempsycose est acceptée et la série des existences
successives décrite avec précision . Les tyrans sont en
proie , dans l'autre vie , à des diables enflammés .

ESPINAS. Rép. de Platon, L. VI . 8


PLATON

LA RÉPUBLIQUE

LIVRE VI

Les philosophes, qui ont seuls la connaissance des idées,


peuvent seuls gouverner la cité parfaite.

Οἱ μὲν δὴ φιλόσοφοι , ἦν δ᾽ ἐγώ , ὦ Γλαύκων, καὶ οἱ


μὴ, διὰ μακροῦ τινὸς διεξελθόντες λόγου μόγις πως ανε
φάνησαν οἵ εἰσιν ἑκάτεροι 1. Ἴσως γάρ , ἔφη , διὰ

1. Oï elow έxátepot . L'analyse qui précède montre à quel point pré-


cis du développement de la pensée de l'auteur commence le VI© livre.
Pour savoir si l'homme juste est plus heureux que l'homme injuste ,
Platon a cherché ce qu'est la justice. Ne pouvant le discerner
dans l'individu, il l'a cherché dans l'État. En vertu du principe que
toute la nature est homogène et que tous les êtres sont analogues ,
l'État est de même nature que l'individu , et réciproquement. Les
traits de la Justice sont seulement plus faciles à discerner dans l'un
que dans l'autre . Qu'est-ce donc que la Justice dans l'État ? c'est
la vertu qui maintient chaque classe (magistrats , guerriers , arti-
sans) dans sa fonction propre . Qu'est-ce maintenant que la Justice
dans l'individu ? c'est la vertu qui maintient chaque faculté (raison ,
courage ou cœur, appétits) dans sa fonction, et qui entretient ainsi
la santé dans l'âme comme elle maintient l'équilibre dans l'État .
L'âme saine est heureuse. A cette première démonstration , Platon
ajoute, comme une sorte d'appendice , un long développement sur la
condition de la femme et la procréation des enfants dans sa Répu-
blique. On arrive ainsi jusqu'au dernier tiers du livre V. Alors
Glaucon interrompt Socrate et lui dit : « Socrate, il me semble que
si on te laisse poursuivre, tu ne viendras jamais au point essentiel
136 PLATON .
-
βραχέος οὐ ῥᾴδιον. Οὐ φαίνεται , εἶπον· ἐμοὶ γοῦν ἔτι
δοκεῖ ἂν βελτιόνως φανῆναι , εἰ περὶ τούτου μόνου ἔδει
ῥηθῆναι , καὶ μὴ πολλὰ τὰ λοιπὰ διελθεῖν μέλλοντι και
τόψεσθαι , τί διαφέρει βίος δίκαιος ἀδίκου ' . — Τί οὖν ,
ἔφη , τὸ μετὰ τοῦτο ἡμῖν ; - Τί δ᾽ ἄλλο , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἢ
τὸ ἑξῆς ; ἐπειδὴ φιλόσοφοι μὲν οἱ τοῦ ἀεὶ 2 κατὰ ταὐτὰ
ὡσαύτως ἔχοντος δυνάμενοι ἐφάπτεσθαι , οἱ δὲ μὴ , ἀλλ ' ἐν
3
πολλοῖς ἢ καὶ πάντως ἴσχουσι πλανώμενοι οὐ φιλόσοφοι ,

dont tu as différé plus haut l'explication ... Ce point est de voir si


un pareil État est possible et comment il l'est. Je conviens que
tous les biens dont tu as fait mention se trouveraient dans notre
État, s'il pouvait exister... Mais montre-nous que ton projet n'est
point une chimère ét comment on peut l'exécuter. » Socrate ré-
pond : « L'État parfait sera réalisé, dans la mesure du possible , le
jour où les philosophes occuperont le pouvoir. » Par là est introduite
cette question : Qu'est- ce qu'un philosophe ? C'est un homme qui
ne juge pas d'après l'opinion (δόξα) , mais d'après la science (ἐπι-
στήμη) ; qui ne fonde pas ses prédilections politiques sur les appa-
rences , mais sur les Idées , types éternels des choses . La phrase
par laquelle commence le présent livre résume cet exposé de la
qualité maîtresse du philosophe. La même recherche va se pour-
suivre : ἔτι.
1. Τί διαφέρει βίος δίκαιος ἀδίκου . En quoi consiste la vie juste ou
la Justice par opposition avec la vie injuste ou l'Injustice : la pre-
mière n'est-elle pas plus propre que l'autre à nous rendre heureux ?
Tel est le sujet du dialogue comme le montre l'analyse qui précède .
Platon rappelle ce sujet à plusieurs reprises pour permettre au
lecteur de se retrouver à travers le plan très libre de l'ouvrage.
2. Τοῦ ἀεὶ... Ces existences immuables sont les types inengen-
drés, éternels , toujours uns et identiques à eux-mêmes qui forment
dans leur ensemble le ciel invisible , les Idées . Ce ne sont pas , à
proprement parler, des pensées de Dieu; cependant ces modèles ou
exemplaires à l'image desquels les choses ont été faites par la
cause suprême , ont pour lieu , pour fond commun l'Intelligence
divine, et elles-mêmes dérivent du Bien , c'est-à-dire de Dieu , bien
qu'elles n'aient pas eu de commencement dans le temps.
3. ᾿Αλλ' ἐν πολλοῖς... Ces objets multiples et changeants au milieu
desquels s'égarent les esprits non philosophiques sont les objets
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 137

ποτέρους δὴ δεῖ πόλεως ἡγεμόνας εἶναι ; Πῶς οὖν


λέγοντες ἂν αὐτὸ , ἔφη , μετρίως λέγοιμεν ; Ὁπότεροι
ἄν, ἦν δ ' ἐγώ , δυνατοὶ φαίνωνται φυλάξαι νόμους τε καὶ
ἐπιτηδεύματα πόλεων , τούτους καθιστάναι φύλακας 1 .
Ὀρθῶς , ἔφη . —
- Τόδε δὲ , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἄρα δῆλον , εἴτε
-
τυφλὸν εἴτε ὀξὺ ὁρῶντα χρὴ φύλακα τηρεῖν ὁτιοῦν ; — Καὶ
πῶς, ἔφη , οὐ δῆλον ; Η οὖν δοκοῦσί τι τυφλῶν 2

διαφέρειν οἱ τῷ ὄντι τοῦ ὄντος ἑκάστου ἐστερημένοι τῆς


γνώσεως , καὶ μηδὲν ἐναργὲς ἐν τῇ ψυχῇ ἔχοντες παρά
δειγμα , μηδὲ δυνάμενοι ὥσπερ γραφεῖς εἰς τὸ ἀληθές
στατον ἀποβλέποντες κἀκεῖσε ἀεὶ ἀναφέροντές τε καὶ θεώ-
μενοι ὡς οἷόν τε ἀκριβέστατα , οὕτω δὴ καὶ τὰ ἐνθάδε

νόμιμα καλῶν τε πέρι καὶ δικαίων καὶ ἀγαθῶν τίθεσθαί


τε, ἐὰν δέῃ τίθεσθαι , καὶ τὰ κείμενα φυλάττοντες σώζειν ;

- Οὐ μὰ τὸν Δία , ἦ δ' ός , οὐ πολύ τι διαφέρει .

sensibles, copies des Idées , apparences d'êtres et non êtres véri-


tables , et les imitations de ces apparences que les poètes et les
orateurs présentent comme des réalités , alors qu'elles ne sont que
des copies de copies.
1. Φύλακας. Pris absolument, ce mot signifie les gardiens de
l'État, les guerriers ; ici , il a pour complément sous - entendu twy
νόμων καὶ τῶν ἐπιτηδευμάτων , et n'est qu'une attribution aux philo-
sophes, seuls capables d'être les gardiens, les conservateurs des
lois et des mœurs , επιτηδεύματα, genre de vie , régime moral ,
principes de conduite acceptés .
2. Τυφλών . Les esprits enfoncés dans le monde des apparences
n'ont dans l'esprit aucun type distinct, aucun modèle clair qui
puisse rectifier les conceptions erronées qu'ils se font des choses .
On voit poindre ici la comparaison qui sera développée à la fin de
ce livre entre la clarté des Idées et celle du ciel, entre la lumière de
l'Idée du Bien et celle du soleil . Le discernement de la vérité est,
comme l'acte de peindre, mais à un degré au-dessus, un travail
d'imitation ; de même l'œuvre du législateur : l'aveugle , qui ne voit
pas le modèle céleste, est incapable à la fois de donner l'empreinte
de l'absolue vérité et à ses propres pensées et aux lois de son pays .
8.
138 PLATON .

Ils joignent l'expérience à la science . Caractères


auxquels on les reconnaîtra .

Τούτους οὖν μᾶλλον φύλακας στησόμεθα , ἢ τοὺς


1
ἐγνωκότας μὲν ἕκαστον τὸ ὂν , ἐμπειρίᾳ ' δὲ μηδὲν ἐκείνων
ἐλλείποντας μηδ' ἐν ἄλλῳ μηδενὶ μέρει ἀρετῆς ὑστεροῦν
τας ; - Ατοπον μέντ᾽ ἄν , ἔφη , εἴη ἄλλους αἱρεῖσθαι ,
εἴ γε τἆλλα μὴ ἐλλείποιντο · τούτῳ γὰρ αὐτῷ σχεδόν
τῷ μεγίστῳ ἂν προέχοιεν . Οὐκοῦν τοῦτο δὴ λέγωμεν ,
τίνα τρόπον οἷοί τ᾽ ἔσονται οἱ αὐτοὶ κἀκεῖνα καὶ ταῦτα
ἔχειν ; Πάνυ μὲν οὖν. - Ὃ τοίνυν ἀρχόμενοι τούτου

1. Ἐμπειρία. Il ne faut pas s'étonner de voir Platon exiger des


philosophes rois l'expérience avec la connaissance des vérités
éternelles . Son système, tout en mettant la connaissance sensible
au-dessous de la connaissance rationnelle, admet la nécessité de
celle-là comme moyen d'arriver à celle-ci, du moins pour nous
autres hommes . Non seulement le commerce des réalités sensibles
est instructif en ce qu'il est le point de départ des généralisations
et des abstractions qui conduisent à l'Idée ; mais même l'art, qui
imite non plus les êtres véritables, mais leurs images sensibles ,
pourvu qu'il ait pour but le vrai , peut être une préparation utile à
la science. C'est ainsi que les symboles de la fable, les mythes sont
employés par Platon pour exprimer des vérités d'ordre , selon lui ,
très relevé . Dans cette doctrine où tout est paradigme et simili-
tude, aucun degré de la réalité ou de la connaissance, quelque
éloigné qu'il soit du premier principe , n'est entièrement mépri-
sable ni négligeable . Ceux qui disent que les mythes ne contien-
nent pas la vraie pensée de Platon , que ce sont de purs jeux d'es-
prit, ne comprennent pas plus sa philosophie que ceux qui voient
en lui un ennemi radical de l'expérience. Dans les intentions de
son auteur, cette philosophie était une philosophie de conciliation
et de juste milieu. ― Κἀκεῖνα καὶ ταῦτα , ces avantages-là , ceux de
l'expérience et ceux-ci , d'être des esprits illuminés d'en haut et de
pouvoir faire des lois d'après le divin modèle . Ce pluriel est pure-
ment grammatical .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 139

τοῦ λόγου ἐλέγομεν , τὴν φύσιν αὐτῶν πρῶτον δεῖν κατα-


μαθεῖν · καὶ οἶμαι , ἐὰν ἐκείνην ἱκανῶς ὁμολογήσωμεν, ὁμο
λογήσειν καὶ ὅτι οἷοί τε ταῦτα ἔχειν οἱ αὐτοί , ὅτι τε οὐκ
ἄλλους πόλεων ἡγεμόνας δεῖ εἶναι ἢ τούτους . - Πῶς ;

1 ° Ils aiment la science ( et toute la science)


avec passion.

Τοῦτο μὲν δὴ τῶν φιλοσόφων φύσεων πέρι ὡμολο-


γήσθω ἡμῖν , ὅτι μαθήματός γε ἀεὶ ἐρῶσιν , ὃ ἂν αὐτοῖς
1
δηλοῖ ' ἐκείνης τῆς οὐσίας τῆς ἀεὶ οὔσης καὶ μὴ πλανω-
μένης ὑπὸ γενέσεως καὶ φθορᾶς . ________ Ὁμολογήσθω .
Καὶ μὴν , ἦν δ' ἐγώ , καὶ ὅτι πάσης αὐτῆς 2 , καὶ οὔτε
σμικροῦ οὔτε μείζονος οὔτε τιμιωτέρου οὔτε ἀτιμοτέρου

1. Μαθήματος... ὃ ἂν δηλοῖ... Ces sciences qui découvrent l'essence


éternelle ou l'Idée sont les sciences mathématiques pures , élevées
à leur plus haut degré d'abstraction ; leur ensemble est l'œuvre de
la pensée discursive, διάνοια , qui se place au- dessus de la faculté
conjecturale par laquelle nous saisissons le vraisemblable , δόξα.
Les mathématiques conduisent à l'intuition de l'Idée , νόησις , parce
que l'Idée est un nombre ou un rapport en même temps qu'une
perfection, une réalité intelligible . Pour plus de détails , voir les
notes de la fin du livre.
2. Πάσης αὐτῆς . Celui qui aime les choses d'un amour capricieux,
fondé sur l'apparence , ne les aime que par parties. Les amants,
les buveurs , les ambitieux louent tantôt une qualité, tantôt une
autre de l'objet aimé ; tantôt un vin, tantôt un autre ; tantôt une
distinction, tantôt une autre ; le hasard décide de leurs préférences ,
arbitrairement restreintes à une partie de ce qui leur plaît. Tout
cela est exposé longuement au livre précédent (474 d). De même
la curiosité toute sensible du jeune homme qui n'est point encore
sorti du monde de l'apparence, encore philodoxe plutôt que philo-
sophe (σοφία), se porte capricieusement tantot vers une connais-
sance, tantôt vers une autre, ne comprenant pas encore que toutes
sont nécessaires à la découverte de l'Idée . Il vit comme dans un
songe, où errent des images très infidèles des choses, de vains
140 PLATON .

μέρους ἑκόντες ἀφίενται , ὥσπερ ἐν τοῖς πρόσθεν περί τε τῶν


φιλοτίμων καὶ ἐρωτικῶν διήλθομεν. — Ὀρθῶς, ἔφη , λέγεις .

2o Ils détestent le mensonge et aiment la vérité .

— Τόδε τοίνυν μετὰ τοῦτο σκόπει εἰ ἀνάγκη ἔχειν πρὸς


τούτῳ ἐν τῇ φύσει , οἳ ἂν μέλλωσιν ἔσεσθαι οἵους ἐλέγο-
μεν . —Τὸ ποῖον ; — Τὴν ἀψεύδειαν καὶ τὸ ἑκόντας εἶναι
μηδαμῇ προσδέχεσθαι τὸ ψεῦδος , ἀλλὰ μισεῖν , τὴν δ᾽
ἀλήθειαν στέργειν . - Εἰκός γ ' , ἔφη . — Οὐ μόνον γε , ὦ
φίλε , εἰκός , ἀλλὰ καὶ πᾶσα ἀνάγκη τὸν ἐρωτικῶς του
φύσει ἔχοντα πᾶν τὸ ξυγγενές τε καὶ οἰκεῖον τῶν παιδι
κῶν ἀγαπᾶν . - Ὀρθῶς , ἔφη . - Ἦ οὖν οἰκειότερον σου
φίᾳ τι ἀληθείας ἂν εὕροις ; — Καὶ πῶς ; ἦ δ ' ὅς . — Ἦ
οὖν δυνατὸν εἶναι τὴν αὐτὴν φύσιν φιλόσοφόν τε καὶ φι
λοψευδή ; – Οὐδαμῶς γε . Τὸν ἄρα τῷ ὄντι φιλο-
μαθῆ πάσης ἀληθείας δεῖ εὐθὺς ἐκ νέου ὅ τι μάλιστα
ὀρέγεσθαι . Παντελῶς γε .

3ο Ils ne recherchent que les plaisirs de l'âme.


Ils sont tempérants.

Ἀλλὰ μὴν ὅτῳ γε εἰς ἕν τι αἱ ἐπιθυμίαι σφόδρα


ῥέπουσιν , ἴσμεν που ὅτι εἰς τἆλλα τούτῳ ἀσθενέστεραι ,

simulacres du réel, qui sont sous un rapport et ne sont pas sous


un autre , flottants, en un mot, entre l'être et le non-être. La science
proprement dite a seule pour objet l'être absolu , l'être en soi , non
plus telle beauté susceptible de degrés, non plus tel acte juste, et
qui l'est plus ou moins , mais la beauté et la justice absolues.
(Pages 476 , 477 , 478.)
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 141

ὥσπερ ῥεῦμα ἐκεῖσε ἀπωχετευμένον . Τί μήν ; Ὧι

δὴ πρὸς τὰ μαθήματα καὶ πᾶν τὸ τοιοῦτον ἐῤῥυήκασι ,


περὶ τὴν τῆς ψυχῆς , οἶμαι , ἡδονὴν αὐτῆς καθ᾽ αὑτὴν 2
εἶεν ἄν, τὰς δὲ διὰ τοῦ σώματος ἐκλείποιεν, εἰ μὴ πεπλα-
σμένως ἀλλ᾽ ἀληθῶς φιλόσοφός τις εἴη. Μεγάλη
-
ἀνάγκη . Σώφρων μὴν ὅ γε τοιοῦτος καὶ οὐδαμῇ φιλο-
χρήματος· ὧν γὰρ ἕνεκα χρήματα 3 μετὰ πολλῆς δαπά
νης σπουδάζεται , ἄλλῳ τινὶ μᾶλλον ἢ τούτῳ προσήκει
σπουδάζειν . Οὕτως .

4ο Ils sont magnanimes. Ils méprisent la mort.

Καὶ μήν που καὶ τόδε δεῖ σκοπεῖν , ὅταν κρίνειν


μέλλης φύσιν φιλόσοφόν τε καὶ μή . - Τὸ ποῖον ; Μή

1. Ὥσπερ ῥεῦμα. Loi de compensation qui veut que les energies


de l'âme employées pour un ordre d'actions cessent d'être dispo-
nibles ailleurs : bonne observation psychologique .
2. Ἡδονὴν αὐτῆς καθ᾽ αὑτὴν. Le plaisir de l'âme pour elle-même
est la contemplation des vérités éternelles qui constituent son es-
sence, car l'âme est une partie du monde des Idées , et voir son
âme, c'est voir l'intelligence divine ou l'âme universelle d'où la nôtre
émane. Voir le Xe livre des Lois et le Premier Alcibiade . Cette
doctrine, que l'âme de l'homme est une partie de l'âme du monde,
qui elle -même est divine, se trouve déjà dans les Mémorables
(livre I, chap . IV) . Aristote , dans la Morale à Nicomaque (livre X , vii),
enseigne de même que le vrai bonheur consiste pour la pensée à se
contempler elle- même et que ce bonheur nous est seul vraiment
propre, parce que le moi de chacun de nous , notre substance est
notre raison, par laquelle en même temps nous participons à la
raison divine. (Cf. encore Pascal, Pensées , XXIV, 39 bis . )
3. Χρήματα . L'âme qui s'attache aux richesses est comme celle
qui s'attache à son corps et aux biens corporels , entraînée en
dehors d'elle-même , asservie à un objet étranger, injuste parce
qu'elle se dérobe à sa fonction et malheureuse parce qu'elle est di-
visée avec elle-même. (Voir le tableau . de ces déchirements , li-
vre VI, page 152 de notre édition . ) ·
142 PLATON.

σε λάθῃ μετέχουσα ἀνελευθερίας · ἐναντιώτατον γάρ που


σμικρολογία ψυχῇ μελλούσῃ τοῦ ὅλου καὶ παντὸς ἀεὶ
ἐπορέξεσθαι θείου τε καὶ ἀνθρωπίνου . Αληθέστατα ,
ἔφη . — Ἧι οὖν ὑπάρχει διανοίᾳ μεγαλοπρέπεια καὶ
θεωρία παντὸς μὲν χρόνου , πάσης δὲ οὐσίας , οἷόν τε οἴει
τούτῳ μέγα τι δοκεῖν εἶναι τὸν ἀνθρώπινον βίον ' ;
Αδύνατον , ἡ δ᾽ ὅς . -- Οὐκοῦν καὶ θάνατον οὐ δεινόν τι
Ἥκιστά γε.
ἡγήσεται ὁó τοιοῦτος ; Δειλῇ δὴ καὶ
ἀνελευθέρῳ φύσει φιλοσοφίας ἀληθινῆς , ὡς ἔοικεν , οὐκ ἂν
. μετείη . Ο μοι δοκεῖ.

5o Ils sont justes et doux.

— Τί οὖν ; ὁ κόσμιος καὶ μὴ φιλοχρήματος μηδ ' άνε-

1. Τὸν ἀνθρώπινον βίον. Le mépris de l'homme et de la vie humaine


résulte chez Platon, comme chez tous les mystiques, d'un sorte
d'ivresse du divin . Dans les Lois (livre VII) , l'Athénien ayant dit
que nous ne sommes qu'un jouet entre les mains de Dieu , Mézille
s'écrie : «< Étranger, tu parles avec bien du mépris de la nature
humaine . - Ne t'en étonne pas, répond alors l'Athénien, et passe
moi ces paroles . Elles sont un effet de l'impression qu'a faite sur
moi la vue de ce qu'est Dieu en comparaison de nous . Tu veux que
l'homme ne soit pas quelque chose de si méprisable et qu'il mérite
quelque attention : j'y consens ; poursuivons ce discours . » Le ton
de cette rétractation montre bien que Platon ne renonce pas à
croire que, comme il l'a dit plus haut, « les affaires humaines ne
méritent pas qu'on prenne de si grands soins pour elles. Il en faut
prendre cependant, et c'est ce qu'il y a de plus fâcheux ici- bas . >>
C'est encore sa vraie pensée qu'il exprime au début du livre VIII :
« Pour vous dire sérieusement ma pensée , l'union de l'âme et du
corps n'est à aucun point de vue plus avantageuse à l'homme que
leur séparation. » Ailleurs, Platon expose expressément que la vie
n'a de prix que comme préparation à la mort, et que c'est à la mort
que commence la vraie vie. Τὸ μελέτημα αὐτὸ τοῦτό εστι τῶν φιλοσό-
φων, λύσις καὶ χωρισμός ψυχῆς ἀπὸ σώματος. (Phédon, p . 67 d . ) Tout
le moyen âge est là en germe.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 143

λεύθερος μηδ' ἀλαζὼν μηδὲ δειλὸς ἔσθ ' ὅπῃ ἂν δυσξύμε


βολος ἢ ἄδικος γένοιτο ; - Οὐκ ἔστι . — Καὶ τοῦτο
δὴ ψυχὴν σκοπῶν φιλόσοφον καὶ μὴ , εὐθὺς νέου ὄντος ,
ἐπισκέψει , εἰ ἄρα δικαία τε καὶ ἥμερος ἢ δυσκοινώνητος
καὶ ἀγρία . Πάνυ μὲν οὖν .

6º Ils ont la mémoire prompte et sûre .

Οὐ μὴν οὐδὲ τόδε παραλείψεις , ὡς ἐγᾦμαι . Τὸ


ποῖον ; — Εὐμαθὴς ἢ δυσμαθής· ἢ προσδοκᾷς ποτέ τινά
τι ἱκανῶς ἂν στέρξαι , öὃ πράττων ἂν ἀλγῶν τε πράττοι
· - Τί δ' ;
καὶ μόγις σμικρὸν ἀνύτων ; — Οὐκ ἂν γένοιτο .
εἰ μηδὲν ὧν μάθοι σώζειν δύναιτο , λήθης ὢν πλέως , ἆρ᾽
ἂν οἷός τ᾽ εἴη ἐπιστήμης μὴ κενὸς εἶναι ; Καὶ πῶς ; —

Ανόνητα δὴ πονῶν οὐκ , οἴει , ἀναγκασθήσεται τελευτῶν


- Πῶς δ᾽ οὔ ;
αὑτόν τε μισεῖν καὶ τὴν τοιαύτην πρᾶξιν;
- Ἐπιλήσμονα ἄρα ψυχὴν ἐν ταῖς ἱκανῶς φιλοσόφοις μή
ποτε ἐγκρίνωμεν , ἀλλὰ μνημονικὴν αὐτὴν ζητῶμεν δεῖν
εἶναι . — Παντάπασι μὲν οὖν .

7° Ils ont en tout le sentiment de la mesure .

Ἀλλ᾿ οὐ μὴν τό γε τῆς ἀμούσου τε καὶ ἀσχήμονος


φύσεως ἄλλοσέ ποι ἂν φαῖμεν ἕλκειν ἢ εἰς ἀμετρίαν .
Τί μήν; Αλήθειαν δὲ ἀμετρίᾳ ἡγεῖ ξυγγενῆ εἶναι ἢ
1 -
ἐμμετρία ' ; Εμμετρία . Ἔμμετρον ἄρα καὶ

1. Εμμετρίᾳ . La vérité est parente de la mesure . Platon exprime


ici le principe qui le dirigeait et qu'il s'efforçait sincèrement d'ap-
pliquer dans toutes ses spéculations. Il croyait avoir trouvé un
144 PLATON.

εὔχαριν ζητῶμεν πρὸς τοῖς ἄλλοις διάνοιαν φύσει , ἣν ἐπὶ


τὴν τοῦ ὄντος ἰδέαν ἑκάστου τὸ αὐτοφυές εὐάγωγον
παρέξει . - Πῶς δ᾽ οὔ ;

Ces qualités sont inséparables . Résumé .

- Τί οὖν ; μή πῃ δοκοῦμέν σοι οὐκ ἀναγκαῖα ἕκαστα


διεληλυθέναι καὶ ἑπόμενα ἀλλήλοις τῇ μελλούσῃ τοῦ
ὄντος ἱκανῶς τε καὶ τελέως ψυχῇ μεταλήψεσθαι ;— Αναγ
καιότατα μὲν οὖν , ἔφη . Ἔστιν οὖν ὅπῃ μέμψει τοι
οῦτον ἐπιτηδεῦμα ' , ὃ μή ποτ' ἄν τις οἷός τε γένοιτο ἱκα
νῶς ἐπιτήδευσαι εἰ μὴ φύσει εἴη μνήμων , εὐμαθής ,
μεγαλοπρεπής , εὔχαρις , φίλος τε καὶ ξυγγενὴς ἀληθείας ,
δικαιοσύνης , ἀνδρείας , σωφροσύνης ; Οὐδ᾽ ἂν ὁ Μω-

μος ” , ἔφη , τό γε τοιοῦτον μέμψαιτο . — Αλλ' , ἦν δ᾽ ἐγώ ,


τελειωθεῖσι τοῖς τοιούτοις παιδείᾳ τε καὶ ἡλικίᾳ ἆρα οὐ
μόνοις ἂν τὴν πόλιν ἐπιτρέποις ;

Objection d'Adimante.
Les philosophes sont inutiles aux cités .

Καὶ ὁ ᾿Αδείμαντος· Ω Σώκρατες , ἔφη , πρὸς μὲν


ταῦτά σοι οὐδεὶς ἂν οἷός τ᾽ εἴη ἀντειπεῖν : ἀλλὰ γὰρ τοι
όνδε τι πάσχουσιν οἱ ἀκούοντες ἑκάστοτε ἃ νῦν λέγεις ·

milieu entre la raison et l'expérience, la vertu et le plaisir, l'auto-


rité et la liberté , etc. (Voir Lois , livres III et V, et République,
livre IV, au début.)
1. Επιτήδευμα . Ici le sens est plus spécial : genre de vie, pro-
fession .
2. Οὐδ' ἂν ὁ Μῶμος. Dieu de la raillerie .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 145

ἡγοῦνται δι ' ἀπειρίαντε τοῦ ἐρωτᾷν καὶ ἀποκρίνεσθαι ' ὑπὸ


τοῦ λόγου παρ᾽ ἕκαστον τὸ ἐρώτημα σμικρὸν παραγόμε
νοι , ἀθροισθέντων τῶν σμικρῶν ἐπὶ τελευτῆς τῶν λόγων
μέγα τὸ σφάλμα καὶ ἐναντίον τοῖς πρώτοις ἀναφαίνεσθαι ,
καὶ ὥσπερ ὑπὸ τῶν πεττεύειν δεινῶν οἱ μὴ τελευτῶντες
ἀποκλείονται καὶ οὐκ ἔχουσιν ὅ τι φέρωσιν , οὕτω καὶ
σφεῖς τελευτῶντες ἀποκλείεσθαι , καὶ οὐκ ἔχειν ὅ τι λέγω
σιν ὑπὸ πεττείας αὖ ταύτης τινὸς ἑτέρας, οὐκ ἐν ψήφοις
ἀλλ᾽ ἐν λόγοις · ἐπεὶ τό γε ἀληθὲς οὐδέν τι μᾶλλον ταύτῃ
ἔχειν . Λέγω δ ' εἰς τὸ παρὸν ἀποβλέψας . Νῦν γὰρ φαίη ἄν
τίς σοι λόγῳ μὲν οὐκ ἔχειν καθ᾽ ἕκαστον τὸ ἐρωτώμενον
ἐναντιοῦσθαι , ἔργῳ δὲ ὁρᾶν ὅσοι ἂν ἐπὶ φιλοσοφίαν ὁρμή
σαντες μὴ τοῦ πεπαιδεῦσθαι ἕνεκα αψάμενοι νέοι ὄντες

8. Τοῦ ἐρωτᾷν καὶ ἀποκρίνεσθαι , et plus loin πεττείας αὖ ταύτης τινὸς


ἑτέρας. L'art de la discussion, passionnément cultivé par les Grecs
au temps de Socrate , avait ses règles comme le jeu de dés , comme
tous les jeux ou genres de sport. Les philosophes donnaient des
représentations très goûtées du public, où ils provoquaient à cette
lutte les amateurs ou les philosophes de profession (σοφισταί) . Les
habiles savaient au besoin étendre ou resserrer leurs réponses
(μακρολογία , βραχιλογία) ; ils excellaient à amener insensiblement
l'adversaire , par des questions en apparence indifférentes , soit à
soutenir une opinion condamnée par le sentiment public , soit à
énoncer une idée contraire à l'une des idées antérieurement émises
par lui-même . Dans ce dernier cas , une phase de la discussion
finissait ; l'adversaire était touché ; il y avait une pause , puis une
reprise. Cette escrime intellectuelle était devenue la forme normale
de la recherche philosophique ; de là le mot de dialectique et la
forme dialoguée adoptée par Platon dans tous ses ouvrages. Sans
aucun doute , cette dramatisation de la pensée scientifique marque
un degré peu élevé de son évolution ; l'art et la science , déjà com-
plètement séparés chez Aristote , se sont encore éloignés l'un de
l'autre dans les temps modernes ; la philosophie oratoire , littéraire ,
moralisante, dont il y a eu des exemples, est, comme l'histoire à la
Plutarque, un retour de plus en plus rare aux traditions de l'anti-
quité.
ESPINAS . - Rép. de Platon, L. VI.
146 PLATON.

ἀπαλλάττωνται , ἀλλὰ μακρότερον ἐνδιατρίψωσι , τοὺς μὲν


πλείστους καὶ πάνυ ἀλλοκότους γιγνομένους , ἵνα μὴ παμ-
πονήρους εἴπωμεν , τοὺς δ᾽ ἐπιεικεστάτους δοκοῦντας

ὅμως τοῦτό γε ὑπὸ τοῦ ἐπιτηδεύματος οὗ σὺ ἐπαινεῖς


1
πάσχοντας , ἀχρήστους ' ταῖς πόλεσι γιγνομένους .

Socrate reconnaît le fait . Il ne peut l'expliquer


que par une comparaison .

Καὶ ἐγὼ ἀκούσας · Οἴει οὖν , εἶπον, τοὺς ταῦτα λέγον-

1. Ἀλλοκότους , παμπονήρους, ἀχρήστους. Les philosophes qui pa-


raissaient à la plupart de leurs concitoyens des gens bizarres , mi-
sérables , en tout cas inutiles , n'étaient pas ceux que Platon appelle
les sophistes, ceux qui par leurs connaissances positives se ren-
daient indispensables à leur cité et recueillaient en échange de
leurs services la richesse et les honneurs ; ce ne pouvait être que
des philosophes contemplatifs, des métaphysiciens, comme les py-
thagoriciens de ce temps , que Socrate et Platon ont continués . Les
hommes positifs avaient pour eux un dédain parfois injuste, mais
explicable. Cf. dans le Gorgias le discours de Calliclès : « Il est
bon d'avoir une teinture de philosophie, autant qu'il en faut pour
que l'esprit soit cultivé , et il n'est pas honteux pour un jouvenceau
de philosopher . Mais lorsqu'on est sur le retour de l'âge et qu'on
philosophe encore , cela devient vraiment comique ... Quelle que
soit la noblesse de nature d'un vieillard , il ne peut manquer de se
dégrader en évitant le grand jour de la cité et les places où l'on
devient célèbre, comme dit le poète, pour passer le reste de ses
jours à jaser dans les coins avec trois ou quatre jouvenceaux... »
(484 d.) De tout temps les hommes engagés dans les affaires ont
demandé aux philosophes de ne pas trop oublier la vie réelle . Seuls
les sots méprisent la science , car même les sciences abstraites
comme les mathématiques ont de précieuses applications ; a fortiori
les sciences morales, sur lesquelles le droit est fondé. Mais il y a
certaines spéculations transcendantes dont le rapport avec la pra-
tique est plus obscur, et qui engendrent trop souvent, chez ceux
qui s'y livrent, le mépris de l'industrie et des affaires ; c'est pour
ces abus de la pensée que toutes les sociétés éprouvent, avec raison
peut-être, quelque défiance .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 147

τας ψεύδεσθαι ; - Οὐκ οἶδα , ᾗ δ᾿ ὃς , ἀλλὰ τὸ σοὶ


δοκοῦν ἡδέως ἂν ἀκούοιμι . Ακούοις ἄν, ὅτι ἔμοιγε

φαίνονται τἀληθῆ λέγειν 1. - Πῶς οὖν , ἔφη, εὖ ἔχει


λέγειν , ὅτι οὐ πρότερον κακῶν παύσονται αἱ πόλεις , πρὶν
ἂν ἐν αὐταῖς οἱ φιλόσοφοι ἄρξωσιν , οὓς ἀχρήστους ὁμολο-
γοῦμεν αὐταῖς εἶναι ; Ἐρωτᾷς , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἐρώτημα
δεόμενον ἀποκρίσεως δι εἰκόνος λεγομένης . Σὺ δέ
༨༩ ,
ἔφη , οἶμαι , οὐκ εἴωθας δι᾿ εἰκόνων λέγειν . — Εἶε ν , εἶπον ·
Εἶεν,
σκώπτεις ἐμβεβληκώς με εἰς λόγον οὕτω δυσαπόδεικτον ;
ἄκουε δ᾽ οὖν τῆς εἰκόνος , 3 ἵν᾽ ἔτι μᾶλλον ἴδῃς , ὡς
γλίσχρως εἰκάζω . Οὕτω γὰρ χαλεπὸν πάθος τῶν ἐπιει-
κεστάτων , ἢ πρὸς τὰς πόλεις πεπόνθασιν . Ὥστε οὐδ᾽
ἔστιν ἐν οὐδὲν ἄλλο τοιοῦτον πεπονθός, ἀλλὰ δεῖ ἐκ
πολλῶν αὐτὸ ξυναγαγεῖν εἰκάζοντα 3 καὶ ἀπολογούμενον

1. Τἀληθῆ λέγειν. On verra tout à l'heure que Socrate , en recon-


naissant que les philosophes sont inutiles , entend dire qu'ils sont
inutiles en fait, parce qu'on n'a pas recours à leur habileté , et par
la faute du peuple qui ne sait pas où sont les vrais chefs d'État ;
mais non pas qu'ils ne peuvent rendre aucun service par incapacité,
comme c'est l'opinion vulgaire.
2. Τῆς εἰκόνος. Glaucon raille doucement Socrate de son habi-
tude d'employer des comparaisons . On sait, en effet, combien celui-
ci aimait à parler par symboles ; ainsi, amené devant les Trente ,
il les entretient du pasteur qui écorche son troupeau . Chez lui , ce
n'était qu'un trait de caractère , une manière de frapper et de piquer
les esprits ; chez Platon le symbolisme devient un parti pris de
système, une méthode . Les icones ( similitudes, paraboles, para-
digmes) deviennent un procédé régulier d'exposition dans un sys-
tème selon lequel toute la nature est similaire en tant que repro-
duisant à tous les degrés un seul et même modèle, et pour lequel
tous les êtres sont des copies les uns des autres .
3. Εἰκάζοντα. Ayant à combattre un préjugé vulgaire, une illusion
de la caverne, le philosophe est obligé de faire appel à des raisons
conjecturales. Au lieu d'invoquer la vérité absolue , l'Idée , qui est
une, pour rendre compte de cette erreur, il présentera un tableau
148 PLATON.

ὑπὲρ αὐτῶν, οἷον οἱ γραφεῖς τραγελάφους καὶ τὰ τοιαῦτα


μιγνύντες γράφουσι .

Parabole des matelots révoltés .

Νόησον γὰρ τοιουτονὶ γενόμενον εἴτε πολλῶν νεῶν πέρι


εἴτε μιᾶς · ναύκληρον 1 μεγέθει μὲν καὶ ῥώμῃ ὑπὲρ τοὺς
ἐν τῇ νηῒ πάντας , ὑπόκωφον δὲ καὶ ὁρῶντα ὡσαύτως
βραχύ τι καὶ γιγνώσκοντα περὶ ναυτικῶν ἕτερα τοιαῦτα ,
τοὺς δὲ ναύτας στασιάζοντας πρὸς ἀλλήλους περὶ τῆς
κυβερνήσεως ,
ἕκαστον · οἰόμενον δεῖν κυβερνᾶν , μήτε
2
μαθόντα πώποτε τὴν τέχνην 3 , μήτε ἔχοντα ἀποδεῖξαι

disparate et dans une certaine mesure incohérent, comme il con-


vient aux images dérivées de la partie la moins illusoire de l'opi-
nion εἰκασία . On verra plus loin la place précise qu'occupe ce mode
de connaissance dans l'ensemble des facultés intellectuelles.
1. Ναύκληρον . Ce pilote, à demi aveugle , représente l'un des po-
liticiens de rencontre auxquels le peuple confie d'ordinaire le soin
des affaires publiques ; en un mot, c'est un pilote par routine et
par imitation, ce n'est pas un pilote selon l'Idée. Il ne connaît pas
la métaphysique du pilotage.
2. Τὴν τέχνην . L'explication de ce passage doit être cherchée
dans le Protagoras et dans le Ménon . On voit bien dans le premier
de ces deux dialogues que certains philosophes, amis de l'expé-
rience, soutenaient l'innéité des instincts moraux et sociaux , pré-
tendant que l'éducation par l'exemple suffit à faire l'honnête homme
et le bon citoyen, même l'homme d'État, et l'on y voit aussi que
Socrate ou Platon s'inscrit en faux contre cette doctrine, mainte-
nant la nécessité d'une compétence, fondée sur des études spé-
ciales , en matière de vertu et de justice comme en matière de
navigation, d'architecture et de charpente. Mais il se trouve que
le dialogue , après discussion , se termine d'une manière ambigue,
sans conclusion. Et d'autre part, le Ménon semble tout entier con-
sacré à soutenir la thèse contraire que les politiques habiles ,
n'étant pas tels par hasard , ne le sont pas non plus par science,
et que l'habileté politique, comme la vertu, est l'une et l'autre ,
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 149

διδάσκαλον ἑαυτοῦ μηδὲ χρόνον ἐν ᾧ ἐμάνθανε , πρὸς δὲ


τούτοις φάσκοντας μηδὲ διδακτὸν εἶναι , ἀλλὰ καὶ τὸν
λέγοντα ὡς διδακτὸν ἑτοίμους κατατέμνειν , αὐτοὺς δὲ
αὐτῷ ἀεὶ τῷ ναυκλήρῳ περικεχύσθαι δεομένους καὶ πάντα

chez ceux qui possèdent une opinion vraie, une inspiration que
leur envoient les Dieux sans connaissance de leur part. Or, on lit
dans le passage actuel que les passagers déraisonnables pensent
follement que l'art de la navigation (lisons la politique) n'est pas
une science qui puisse s'apprendre. Au premier abord , la contra-
diction est flagrante entre ces divers documents . Mais un peu de
réflexion permet de les ramener à une doctrine cohérente . Dans
la pensée dernière de Platon , la politique est une science ; les
vrais chefs d'État sont ceux qui connaissent l'Idée du Bien ou du
Juste ; il n'y a pas de doute là-dessus , et si le Protagoras ne conclut
pas, c'est que ce dialogue , qui appartient vraisemblablement à la
période de transition où l'auteur se prépare à affirmer ses théories
politiques personnelles , est destiné à exposer la question et ne
contient que des άñopía , c'est- à-dire un examen préalable des dif-
ficultés du sujet . Dans le Ménon, la doctrine de la supériorité de
la science n'est pas abandonnée ; seulement, désireux d'expliquer
comment il se fait que des politiques habiles , utiles à leur pays ,
aient mérité la reconnaissance de leurs concitoyens sans avoir ja-
mais appris par principes l'art de gouverner, Platon suggère l'idée
que ces hommes ont été guidés par une inspiration divine et que
leur foie, selon la thèse du Timée, leur a présenté les reflets de la
vérité que leur tête était inhabile à concevoir dans sa pure essence .
Ils ont pu saisir ainsi , par l'effet de la grâce divine, quelque image
du bien , comme il arrive aux poètes , quand l'enthousiasme les
échauffe, de rencontrer des vérités profondes ; mais ces politiques
n'ont pas été plus que les poètes préservés de fâcheuses erreurs ,
dont la dialectique préserve seule l'esprit humain . Par exemple,
Périclès, Cimon , Miltiade et Thémistocle ont, il est vrai , donné à
l'État la prospérité matérielle , mais ils n'ont pas rendu les citoyens
meilleurs et plus vertueux (Gorgias) ; en fin de compte, ils ont nui
à leur cité en croyant la servir. De même les poètes, bien qu'ins-
pirés par les Dieux çà et là, se trompent cependant grossièrement
sur leur essence . (Voyez Ménon , 97 d. ) ― Toute cette doctrine
est conforme à l'enseignement socratique dont elle reproduit par-
fois les termes mêmes. Dans les Mémorables de Xénophon , au
livre IV, 11, Thémistocle est le point de départ de la discussion .
Est-ce grâce aux leçons d'un maître ou par ses dons naturels qu'il
150 PLATON .

ποιοῦντας ὅπως ἂν σφίσι τὸ πηδάλιον ἐπιτρέψῃ , ἐνίοτε δ '


ἂν μὴ πείθωσιν ἀλλὰ ἄλλοι μᾶλλον , τοὺς μὲν ἄλλους ἢ
ἀποκτιννύντας ἢ ἐκβάλλοντας ἐκ τῆς νεώς , τὸν δὲ γενναῖον
ναύκληρον μανδραγόρα ή μέθη 1 ή τινι ἄλλῳ ξυμπο-
δίσαντας τῆς νεὼς ἄρχειν χρωμένους τοῖς ἐνοῦσι 2 , καὶ
πίνοντάς τε καὶ εὐ ωχουμένους πλεῖν ὡς τὸ εἰκὸς τοὺς
τοιούτους , πρὸς δὲ τούτοις ἐπαινοῦντας ναυτικὸν μὲν
καλοῦντας καὶ κυβερνητικὸν καὶ ἐπιστάμενον τὰ κατὰ
ναῦν, ὃς ἂν ξυλλαμβάνειν δεινὸς ἦ, ὅπως ἄρξουσιν ἢ
πείθοντες ἢ βιαζόμενοι τὸν ναύκληρον , τὸν δὲ μὴ τοιοῦτον
ψέγοντας ὡς ἄχρηστον , τοῦ δὲ ἀληθινοῦ κυβερνήτου πέρι
μηδ' ἐπαΐοντες , ὅτι ἀνάγκη αὐτῷ τὴν ἐπιμέλειαν ποιεῖσθαι
ἐνιαυτοῦ καὶ ὡρῶν καὶ οὐρανοῦ καὶ ἄστρων καὶ πνευμάτων

est devenu si habile politique ? Et Socrate observe aussitôt qu'il


faut être naïf pour croire que , dans les arts inférieurs, on ne peut
devenir capable sans un bon maître, tandis que dans la politique ,
cet art le plus difficile de tous, l'art des Rois, l'instinct suffirait
(ἀπὸ ταυτομάτου désigne ici comme , plus tard, chez Aristote l'im-
pulsion naturelle, la spontanéité de l'instinct). Il faut voir dans
tout ce passage le développement de ce qu'on peut appeler chez
Socrate le principe des compétences techniques. La supériorité de
l'action méthodique sur l'instinct et sur la routine est un lieu
commun de son enseignement. On comprend mieux dès lors la
pensée de Platon , qui à l'encontre d'Isocrate (De sophist. 21 ) suit
sur ce point la doctrine de son maître en y ajoutant ceci que la
vraie compétence en fait de politique , c'est-à-dire en fait de justice
ou de vertu, s'obtient par la Dialectique, c'est- à- dire par la péné-
tration de l'Essence du Bien . Chaque art a sa compétence ; la com-
pétence propre de l'homme d'État est la métaphysique. Le théolo-
gien est le maître des rois . C'est la théorie de la supériorité du
pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel , de l'Église sur le siècle ,
empruntée directement à Platon par saint Augustin dans la Cité de
Dieu.
1. Μανδραγόρα ἢ μέθη. Sans doute , la louange et la fatterie .
2. Χρωμένους τοῖς ἐνοῦσι. Is consomment les provisions que ren-
ferme le navire.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 151

καὶ πάντων τῶν τῇ τέχνῃ προσηκόντων , εἰ μέλλει τῷ


1
ὄντι ' νεὼς ἀρχικὸς ἔσεσθαι, ὅπως δὲ κυβερνήσει ἐάν τέ
2
τινες βούλωνται ἐάν τε μὴ, μήτε τέχνην * τούτου μήτε
μελέτην οἰόμενοι δυνατὸν εἶναι λαβεῖν ἅμα καὶ τὴν
κυβερνητικήν . Τοιούτων δὴ περὶ τὰς ναῦς γιγνομένων τὸν
ὡς ἀληθῶς κυβερνητικὸν οὐχ ἡγεῖ ἂν τῷ ὄντι μετεωροσ
κόπον 3 τε καὶ ἀδολέσχην καὶ ἄχρηστόν σφισι καλεῖσθαι

ὑπὸ τῶν ἐν ταῖς οὕτω κατεσκευασμέναις ναυσὶ πλωτήρων;

Application . C'est la faute du peuple si les philosophes


ne sont pas utiles à l'État .

Καὶ μάλα , ἔφη ὁ ᾿Αδείμαντος. Οὐ δή, ἦν δ'


ἐγώ , οἶμαι δεῖσθαί σε ἐξεταζομένην τὴν εἰκόνα ἰδεῖν , ὅτι
ταῖς πόλεσι πρὸς τοὺς ἀληθινοὺς φιλοσόφους τὴν διάθεσιν
ἔοικεν , ἀλλὰ μανθάνειν ἢ λέγω . Καὶ μάλα , ἔφη .
Πρῶτον μὲν τοίνυν ἐκεῖνον τὸν θαυμάζοντα , ὅτι οἱ φιλό
σοφοι οὐ τιμῶνται ἐν ταῖς πόλεσι , δίδασκέ τε τὴν εἰκόνα

1. Τῷ ὄντι . Le vrai pilote, c'est une thèse socratique, est celui


qui sait commander un navire , qu'il ait ou non un tel comman-
dement à exercer. Et celui qui commande sans savoir l'art du na-
vigateur est seulement pilote de .nom, pilote en apparence ; de
même pour le politique . Socrate insistait sur la distinction de
l'être et du paraître , mais sans la fonder sur la théorie des Idées .
2. Μήτε τέχνην . Ils croient que la science théorique du gouver-
nement et l'habileté pratique sont incompatibles ; erreur grave aux
yeux de Platon . Pour lui comme pour son maitre , savoir c'est pou-
voir ; quand on a devant les yeux le type éternel du bien , on ne
peut manquer de réussir dans le maniement des affaires, on rend
nécessairement les citoyens meilleurs et heureux.
3. Μετεωροσκόπον. Le philosophe est traité de visionnaire, de
bavard , de citoyen inutile, dans les États qui sont, comme ce na-
vire , livrés à l'anarchie. Réponse aux accusations d'Isocrate , de
Sophist 8. ἀδολεσχίαν και μικρολογίαν Helena, 6 ; μηδὲ πρὸς ἕν χρήσιμοι.
152 PLATON .

καὶ πειρῶ πείθειν, ὅτι πολὺ ἂν θαυμαστότερον 1 ἦν , εἰ


ἐτιμῶντο . - Ἀλλὰ διδάξω , ἔφη . - Καὶ ὅτι τοίνυν τα
πληθῆ λέγει , ὡς ἄχρηστοι τοῖς πολλοῖς οἱ ἐπιεικέστατοι
τῶν ἐν φιλοσοφίᾳ τῆς μέντοι ἀχρηστίας τοὺς μὴ χρωμέ
νους κέλευε αἰτιᾶσθαι , ἀλλὰ μὴ τοὺς ἐπιεικεῖς . Οὐ γὰρ
ἔχει φύσιν κυβερνήτην ναυτῶν δεῖσθαι ἄρχεσθαι ὑφ᾽ αὑ
τοῦ , οὐδὲ τοὺς σοφοὺς ἐπὶ τὰς τῶν πλουσίων θύρας ἰέναι ,
2
ἀλλ᾽ ὁ τοῦτο κομψευσάμενος ο ἐψεύσατο , τὸ δὲ ἀληθὲς
πέφυκεν , ἐάν τε πλούσιος ἐάν τε πένης κάμνῃ , ἀναγκαῖον
εἶναι ἐπὶ ἰατρῶν θύρας ἰέναι καὶ πάντα τὸν ἄρχεσθαι δεό-
μενον ἐπὶ τὰς τοῦ ἄρχειν δυναμένου , οὐ τὸν ἄρχοντα δεῖ
σθαι τῶν ἀρχομένων ἄρχεσθαι , οὗ ἂν τῇ ἀληθείᾳ τι ὄφελος
ᾖ . Ἀλλὰ τοὺς νῦν πολιτικοὺς ἄρχοντας ἀπεικάζων οἷς
ἄρτι ἐλέγομεν ναύταις οὐχ αμαρτήσει , καὶ τοὺς ὑπὸ τού-
των ἀχρήστους λεγομένους καὶ μετεωρολέσχας τοῖς ὡς
ἀληθῶς κυβερνήταις . - Ορθότατα , ἔφη .

1. Θαυμαστότερον . Ce qui serait étonnant, c'est que dans l'état


actuel des esprits , les philosophes ne fussent pas méprisés. Ils sont
donc inutiles en fait ? oui. Mais à qui la faute ? au peuple , qui mé-
connait leur utilité, dit Platon . - Cela peut être aussi la faute
des philosophes, s'ils se perdent dans des spéculations transcen-
dantes . Imagine-t-on qu'un homme d'État grec, que Périclès , par
exemple, ait pu régler ses actes sur la théorie des Idées ? Si Platon
eût paru à la tribune devant l'assemblée du peuple, pour proposer
et défendre par des arguments tirés de l'un et du multiple , du
même et de l'autre, quelqu'une des lois de sa Republique, les audi-
teurs se fussent moqués de lui et de la philosophie . A qui la faute ?
2. Ὁ κομψευσάμενος. Allusion à une raillerie lancée en Sicile , à
la cour de Syracuse, contre Platon, soit par Aristippe, soit par
Denys l'ancien, et qui avait eu un certain succès à Athènes. «< On
voit toujours les philosophes à la porte des riches ! » Platon ré-
pond nettement le 1ailleur en a menti .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 153

Ce sont les faux philosophes qui font le plus de tort aux


vrais. Ils manquent des qualités énumérées plus haut : la
philosophie n'est donc pour rien dans le mal qu'ils font.

Ἔκ τε τοίνυν τούτων καὶ ἐν τούτοις οὐ ῥᾴδιον εὐ


δοκιμεῖν τὸ βέλτιστον ἐπιτήδευμα ὑπὸ τῶν τἀναντία ἐπισ
τηδευόντων, πολὺ δὲ μεγίστη καὶ ἰσχυροτάτη διαβολὴ
γίγνεται φιλοσοφίᾳ διὰ τοὺς τὰ τοιαῦτα φάσκοντας ἐπι
τηδεύειν , οὓς δὴ σὺ φῂς τὸν ἐγκαλοῦντα τῇ φιλοσοφία
λέγειν ὡς παμπόνηροι οἱ πλεῖστοι τῶν ἰόντων ἐπ᾿ αὐτήν,
οἱ δὲ ἐπιεικέστατοι ἄχρηστοι , καὶ ἐγὼ συνεχώρησα ἀληθῆ
σε λέγειν . ή γάρ ; —Ναί . -
— Οὐκοῦν τῆς μὲν τῶν ἐπιει
κῶν ἀχρηστίας τὴν αἰτίαν διεληλύθαμεν ;— Καὶ μάλα .
Τῆς δὲ τῶν πολλῶν πονηρίας τὴν ἀνάγκην βούλει τὸ
μετὰ τοῦτο διέλθωμεν , καὶ ὅτι οὐδὲ τούτου φιλοσοφία
αἰτία , αν
ἂν δυνώμεθα , πειραθῶμεν δεῖξαι ; Πάνυ μὲν

οὖν.— Ακούωμεν δὴ καὶ λέγωμεν ἐκεῖθεν ἀναμνησθέντες ,


ὅθεν διῇμεν τὴν φύσιν , οἷον ἀνάγκη φῦναι τὸν καλόν τε
κἀγαθὸν ἐσόμενον . Ἡγεῖτο δ᾽ αὐτῷ, εἰ νῷ ἔχεις , πρῶτον
μὲν ἀλήθεια , ἣν διώκειν αὐτὸν πάντως καὶ πάντῃ ἔδει ἢ
ἀλαζόνι ὄντι μηδαμῇ μετεῖναι φιλοσοφίας ἀληθινῆς .
Ἦν γὰρ οὕτω λεγόμενον . Οὐκοῦν ἓν μὲν τοῦτο σφό-
δρα οὕτω παρὰ δόξαν τοῖς νῦν δοκουμένοις περὶ αὐτοῦ ;
– Καὶ μάλα , ἔφη . Αρ᾽ οὖν δὴ οὐ μετρίως ἀπολο
γησόμεθα , ὅτι πρὸς τὸ ὂν πεφυκὼς εἴη ἁμιλλᾶσθαι ὅ γε
ὄντως φιλομαθής , καὶ οὐκ ἐπιμένοι ἐπὶ τοῖς δοξαζομένοις
εἶναι πολλοῖς ἑκάστοις , ἀλλ᾽ ἴοι καὶ οὐκ ἀμβλύνοιτο οὐδ᾽
ἀπολήγοι τοῦ ἔρωτος , πρὶν αὐτοῦ ὃ ἔστιν ἑκάστου τῆς
9.
154 PLATON .

φύσεως ἅψασθαι ᾧ προσήκει ψυχῆς ἐφάπτεσθαι τοῦ τοιού-


του προσήκει δὲ ξυγγενεῖ · 1 ᾧ πλησιάσας καὶ μιγεὶς τῷ

1. Пpoonxe de uyyeve . L'esprit né pour la vérité ne s'arrête pas


aux objets multiples , individuels, auxquels on prête l'existence par
conjecture, mais il va droit à l'être absolu pour lequel l'âme a une
étroite affinité , parce qu'elle est de même origine, et il s'unit à
l'objet de son amour ; il enfante alors l'intelligence et la vérité ; il
a la connaissance , la vie véritable, la nourriture qui rassasie , et les
douleurs de l'enfantement cessent en lui. Cette série de méta-
phores mystiques , dont le fond est le mariage de l'âme avec la
vérité éternelle , n'a rien de trop obscur pour ceux qui ont étudié la
théorie des Idées ; il s'agit de l'union de l'âme , qui est une Idée,
avec les Idées . Le seul point délicat à saisir est la parenté de l'âme
avec son objet éternel , à laquelle il est fait allusion ici . D'après le
principe des anciens , l'âme ne pouvait rien connaître qui ne fût
pas de même nature qu'elle ; la connaissance suppose une simili-
tude, une communication du même au même. Fidèle à ce principe,
Platon a composé l'âme universelle des éléments primordiaux des
choses , l'unité et la multiplicité, le même et le divers , le déterminé
et l'indéterminé , le mouvement et le repos, et il a opéré dans
l'âme de l'homme qui en dérive un mélange intime de ces mêmes
éléments. Mais l'âme du monde se meut en cercle, sans changer de
place, pour imiter la perfection du premier principe qui revient
sur lui -même au terme de son mouvement idéal, parce qu'il se
suffit. L'âme de l'homme contiendra donc, parmi les cercles ani-
més de mouvements divers qui la composent, un cercle qui aura ce
caractère de se mouvoir sur lui-même sans changer de place ,
comme la sphère sur le tour, comme le monde . Et son mouvement
se trouvera ainsi d'accord avec le mouvement de l'âme cosmique
qui est le plus semblable à l'activité des Essences divines . Tel sera
le mouvement de la raison , qui saisit seule la vérité . « Quand la
raison a pour objet ce qui est rationnel et que le cercle de ce qui
est le même , révolu à propos , le découvre à l'âme, l'intelligence et
la connaissance s'accomplissent nécessairement. » (Timée, 37 b.)
Voilà ce que Platon entend quand il parle de l'union mystique de
l'âme avec la vérité absolue ; c'est simplement l'accord des révolu-
tions du cercle fait de l'essence du même dans la tête de l'homme
avec les révolutions de ce même cercle dans le monde, et par suite
avec les mouvements intelligibles des Essences dans le ciel invi-
sible. Maintenant, pourquoi l'Idée du Bien a-t- elle, en tant que par-
faite, le mouvement de la sphère pour première expression ? C'est
parce que c'est ce mouvement qui ressemble le plus à l'immobi-
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 155

ὄντι ὄντως , γεννήσας νοῦν καὶ ἀλήθειαν , γνοίη τε καὶ


ἀληθῶς ζῴη καὶ τρέφοιτο καὶ οὕτω λήγοι ὠδῖνος, πρὶν
δ' οὔ . - Ὡς οἷόν τ ' ἔφη , μετριώτατα . Τί οὖν ;

τούτῳ τι μετέσται ψεῦδος ἀγαπᾶν ἢ πᾶν τοὐναντίον μι


σεῖν ; Μισεῖν, ἔφη . Ἡγουμένης δὴ ἀληθείας οὐκ
ἄν ποτε , οἶμαι , φαῖμεν αὐτῇ χορὸν κακῶν ἀκολουθῆσαι .
- Πῶς γάρ;
Ἀλλ᾽ ὑγιές τε καὶ δίκαιον ἦθος, ᾧ καὶ
σωφροσύνην ἕπεσθαι . Ὀρθῶς , ἔφη . - Καὶ δὴ τὸν

ἄλλον τῆς φιλοσόφου φύσεως χορὸν τί δεῖ πάλιν ἐξ ἀρχῆς


ἀναγκάζοντα τάττειν ; μέμνησαι γάρ που , ὅτι ξυνέβη
προσῆκον τούτοις ἀνδρεία , μεγαλοπρέπεια , εὐμάθεια ,
μνήμη· καὶ σοῦ ἐπιλαβομένου , ὅτι πᾶς μὲν ἀναγκασθή-
σεται ὁμολογεῖν οἷς λέγομεν , ἐάσας δὲ /τοὺς λόγους , εἰς
αὐτοὺς ἀποβλέψας περὶ ὧν ὁ λόγος , φαίη ὁρᾶν αὐτῶν
τοὺς μὲν ἀχρήστους , τοὺς δὲ πολλοὺς κακοὺς πᾶσαν και
κίαν , τῆς διαβολῆς την αἰτίαν ἐπισκοποῦντες ἐπὶ τούτῳ
νῦν γεγόναμεν, τί ποθ᾽ οἱ πολλοὶ κακοὶ , καὶ τούτου δὴ
ἕνεκα πάλιν ἀνειλήφαμεν τὴν τῶν ἀληθῶς φιλοσόφων φύ
1
σιν καὶ ἐξ ἀνάγκης ὡρισάμεθα . ' — Ἔστιν , ἔφη , ταῦτα .

lité. Il est vrai qu'il reste à se demander pourquoi l'immobile,


l'immuable est supérieur à ce qui se meut et change ? Car, enfin , ce
n'est pas évident .
1. Ὡρισάμεθα. Il semble que la pensée de Platon tourne ici sur
elle-même , au lieu d'avancer. Au début de ce livre , on a énuméré
les dons naturels qui caractérisent l'esprit du vrai philosophe ;
outre qu'il sait discerner l'essence des choses (livre V) , il n'est
pas moins capable d'habileté pratique que de spéculation , il aime
toutes les sciences et est avide de vérité ; il dédaigne les plaisirs du
corps , il méprise les richesses , il ne craint pas la mort, il est
doux, il a de la mémoire , il est ami de la mesure ; il a toutes les
qualités. A la fin de cette énumération se produit l'interruption
d'Adimante : « Oui , Socrate, il faut t'accorder une à une toutes les
choses que tu viens de dire ; mais l'ensemble de ton discours ne
156 PLATON .

Comment le naturel philosophique , déjà rare , est exposé


à de nombreuses causes de corruption .

Ταύτης δὴ , ἦν δ᾽ ἐγώ , τῆς φύσεως δεῖ θεάσασθαι


τὰς φθορὰς , ὡς διόλλυται ἐν πολλοῖς , σμικρὸν δέ τι ἐκ-
φεύγει , οὓς δὴ καὶ οὐ πονηρούς , ἀχρήστους δὲ καλοῦσι ·
καὶ μετὰ τοῦτο αὖ τὰς μιμουμένας ταύτην καὶ εἰς τὸ ἐπι-
τήδευμα καθισταμένας αὐτῆς , οἶαι οὖσαι φύσεις ψυχῶν
εἰς ἀνάξιον καὶ μεῖζον ἑαυτῶν ἀφικνούμεναι ἐπιτήδευμα ,
πολλαχῇ πλημμελοῦσαι , πανταχῇ καὶ ἐπὶ πάντας δόξαν
οἵαν λέγεις φιλοσοφίᾳ προσῆψαν . -- Τίνας δὲ , ἔφη , τὰς
διαφθορὰς λέγεις ; Ἐγώ σοι , εἶπον , ἂν οἷός τε γένω-
μαι , πειράσομαι διελθεῖν . Τόδε μὲν οὖν , οἶμαι , πᾶς ἡμῖν
ὁμολογήσει , τοιαύτην φύσιν καὶ πάντα ἔχουσαν , ὅσα προστ
ετάξαμεν νῦν δή , εἰ τελέως μέλλοι φιλόσοφος γενέσθαι ,
1
ὀλιγάκις ' ἐν ἀνθρώποις φύεσθαι καὶ ὀλίγας · ἢ οὐκ οἴει ;

nous persuade pas ; nous voyons que les philosophes sont consi-
dérés comme inutiles par leurs concitoyens . » Socrate répond qu'ils
sont inutiles , en effet, mais que c'est la faute de leurs concitoyens,
comme c'est celle des matelots qui laissent de côté le vrai pilote .
Il ajoute «< Mais ceux qui font le plus de tort à la philosophie, ce
sont ceux qui se disent philosophes sans l'être ; ceux-là sont des
pervers, et cependant ce n'est pas la faute de la philosophie qu'ils
déshonorent. » C'est en développant cette idée que Socrate revient
à l'exposé des qualités natives du philosophe ; les sophistes, les faux
sages , dit-il, ne sont pas tels par la faute de la philosophie, car le vrai
philosophe recherche l'Essence... Il s'aperçoit alors qu'il prend un
chemin déjà parcouru , et écrit : « Qu'est-il besoin de faire une seconde
fois l'énumération des qualités inséparables du vrai naturel philo-
sophique ? » Le mouvement en avant de l'exposition recommence
ici : « Il faut examiner comment un si beau naturel se pervertit. >>
1. Ολιγάκις. C'est un point essentiel de la politique de Platon
que les vrais chefs , les âmes dirigeantes ou royales sont en petit
nombre dans toute population ; la nature elle-même est aristocra-
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 157

- Σφόδρα γε . Τούτων δὴ τῶν ὀλίγων σκόπει ὡς


πολλοὶ ὄλεθροι καὶ μεγάλοι . - Τίνες δή ;

Ses dons exceptionnels sont pour lui un premier danger ;


c'est le meilleur qui devient le pire , si Dieu ne veille à son
salut.

—Ὁ μὲν πάντων θαυμαστότατον ἀκοῦσαι , ὅτι ἓν ἕκαστ

tique, en ce qu'elle ne produit qu'un nombre fort restreint d'esprits


doués des aptitudes nécessaires à cette fonction . Les circonstances
diminuent encore ce petit nombre (Politique , 292 e, 297 b, c, 300 , e,
et République, livre IV) : « Toute république organisée naturelle-
ment doit sa prudence à la science qui réside dans la plus petite
partie d'elle-même ; c'est-à-dire dans ceux qui sont à la tête et qui
commandent. Et il paraît que la nature produit en plus petit nom-
bre les hommes à qui il appartient de se mêler de cette science
qui seule entre toutes les sciences mérite le nom de prudence. >>
Platon, on s'en souvient, considère la société humaine comme une
production à la fois de la nature et de la Providence, c'est-à -dire
de l'art divin ; la nature ou Dieu crée la ruche humaine avec un
petit nombre de rois , comme elle ne donne qu'une reine à la ruche
des abeilles . Ajoutons que toutes les parties de l'univers sont ana-
logues , le soleil est petit par rapport au monde qu'il éclaire et qu'il
échauffe ; la tête est petite par rapport au corps , etc.; le berger et
le chien ne sont qu'une petite partie de tout le troupeau ; la partie
gouvernante est partout petite en regard des parties subordonnées .
C'est, selon Platon , une loi de la nature . Elle est vraie . Il est cer-
tain que le cerveau est toujours peu volumineux par rapport au
corps, et l'état-major par rapport aux soldats . Mais il ne s'en suit
pas du tout que la monarchie et l'aristocratie soient consacrées
par les volontés de la Providence. En effet, le pouvoir qui réside
entre les mains d'un petit nombre peut leur avoir été délégué par
la multitude . Il peut, comme le cerveau n'est qu'une délégation de
l'organisme, n'être que la concentration de la volonté du corps
social tout entier, manifestée sous certaines conditions . A suivre
jusqu'au bout l'assimilation de la société à un organisme , voilà ce
qu'enseigne la nature chez elle le gouvernement est une repré-
sentation des corps individuels ou sociaux où il puise sa vie. Il dé-
pend des gouvernés, si ceux-ci dépendent de lui . Toute organisa-
tion est interdépendance , action réciproque .
158 PLATON .

τον ὧν ἐπηνέσαμεν τῆς φύσεως ἀπόλλυσι τὴν ἔχουσαν


ψυχὴν καὶ ἀποσπᾷ φιλοσοφίας · λέγω δὲ ἀνδρείαν , σω-
φροσύνην , καὶ πάντα ἃ διήλθομεν . - Ατοπον, ἔφη ,
-
ἀκοῦσαι . — Ἔτι τοίνυν , ἦν δ᾽ ἐγώ , πρὸς τούτοις τὰ λέ-
γόμενα ἀγαθὰ πάντα φθείρει καὶ ἀποσπᾷ, κάλλος καὶ
πλοῦτος καὶ ἰσχὺς σώματος καὶ ξυγγένεια ἐῤῥωμένη ἐν
πόλει καὶ πάντα τὰ τούτων οἰκεῖα· ἔγεις χὰρ τὸν τύπον
ὧν λέγω . ― Ἔχω , ἔφη · καὶ ἡδέως γ᾽ ἂν ἀκριβέστερον

ἃ λέγεις πυθοίμην . Λαβοῦ τοίνυν , ἦν δ ' ἐγώ , ὅλου


αὐτοῦ ὀρθῶς, καί σοι εὔδηλόν τε φανεῖται καὶ οὐκ ἄτοπα
δόξει τὰ προειρημένα περὶ αὐτῶν . Πῶς οὖν, ἔφη , κε-
λεύεις ; - Παντός , ἦν δ᾽ ἐγώ , σπέρματος πέρι ἢ φυτοῦ ,

εἴτε ἐγγείων εἴτε τῶν ζώων , ἴσμεν, ὅτι τὸ μὴ τυχόν τρο


φῆς ἧς προσήκει ἑκάστῳ μηδ' ὥρας μηδὲ τόπου , ὅσῳ ἂν
ἐῤῥωμενέστερον ᾖ , τοσούτῳ πλειόνων ἐνδεῖ τῶν πρεπόντων
ἀγαθῷ γάρ ' που κακὸν ἐναντιώτερον ἢ τῷ μὴ ἀγαθῷ .
Πῶς δ᾽ οὔ ; Ἔχει δὴ , οἶμαι, λόγον , τὴν ἀρίστην φύσ
σιν ἐν ἀλλοτριωτέρᾳ οὖσαν τροφῇ κάκιον ἀπαλλάττειν τῆς
- Ἔχει ――
φαύλης . . Οὐκοῦν, ἦν δ᾽ ἐγώ , ὦ Αδεί
μαντε , καὶ τὰς ψυχὰς οὕτω φῶμεν τὰς εὐφυεστάτας κακῆς
παιδαγωγίας τυχούσας διαφερόντως κακὰς 2 γίγνεσθαι ; ἢ

1. Αγαθῷ γὰρ . Ce principe logique ne peut passer pour une loi


de la nature, d'autant moins que les productions de la nature ne
sont, en dehors de l'usage qu'en fait l'homme, ni bonnes ni mau-
vaises. Mais il est vrai que les plantes et les animaux, non pas les
plus forts, mais les plus complexes sont plus sensibles aux chan-
gements de milieu et demandent plus de soins de la part de ceux
qui les transplantent. Un organisme plus complexe correspond à
des conditions plus variées du milieu et dépend par suite d'un
plus grand nombre de ces conditions .
2. Διαφερόντως κακὰς. Corruptio optimi pessima. Cette maxime
est née du rapprochement logique de deux idées extrêmement
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 159

οἴει τα μεγάλα αδικήματα καὶ τὴν ἄκρατον πονηρίαν ἐκ


φαύλης , ἀλλ᾽ οὐκ ἐκ νεανικῆς φύσεως τροφῇ διολομένης
γίγνεσθαι , ἀσθενῆ δὲ φύσιν μεγάλων οὔτε ἀγαθῶν οὔτε
κακῶν αἰτίαν ποτὲ ἔσεσθαι ; Οὔκ , ἀλλά , ἡ δ᾽ ὅς, οὔ
τως . Ἓν τοίνυν ἔθεμεν τοῦ φιλοσόφου φύσιν , ἂν μέν ,

οἶμαι , μαθήσεως προσηκούσης τύχῃ , εἰς πᾶσαν ἀρετὴν


ἀνάγκη αυξανομένην ἀφικνεῖσθαι , ἐὰν δὲ μὴ ἐν προση
κούσῃ σπαρεῖσά τε καὶ φυτευθεῖσα τρέφηται , εἰς πάντα
1
τἀναντία αὖ , ἐὰν μή τις αὐτῇ βοηθήσας θεῶν ' τύχῃ .

générales et ne paraît pas avoir plus de fondement dans l'expé-


rience que la prétendue loi générale de la génération des contraires
l'un par l'autre , invoquée par Platon en faveur de l'immortalité de
l'âme. Quand une chose très bonne ou une personne très vertueuse
se gâtent, elles deviennent, d'ordinaire , la première un peu moins
bonne et la seconde un peu moins vertueuse et il n'y a pas néces-
sité que l'une devienne détestable et l'autre scélérate. Les natures
exceptionnelles qui reçoivent une mauvaise éducation gardent tou-
jours, si leurs instincts moraux sont bons , quelques qualités émi-
nentes qui les préservent des grandes chutes . Tout ce qu'on peut
dire en faveur de la thèse , c'est que les intelligences vives et cul-
tivées, accompagnées d'instincts moraux incomplets ou pervertis ,
ont plus de ressources pour l'exécution du mal que les intelligences
médiocres. Mais de telles natures ne sont , par cela même, ni géné-
reuses ni bonnes . Tout cela est bien vague.
1. Ἐὰν μή τις αὐτῇ βοηθήσας θεῶν... Platon croyait, comme So-
crate, à la possibilité de l'intervention divine dans les affaires
humaines et surtout dans les phénomènes de la conscience . Il y a,
selon lui, une vertu qui est produite spontanément en nous par
l'inspiration divine ; il y en a une autre qui est le fruit de la science
et de la réflexion ; celle- ci est supérieure à l'autre. Mais ni la
science n'est capable de saisir les Essences par intuition sans le
secours céleste, ni les esprits ne sont capables de se tourner vers
la science , à moins qu'un Dieu ne les assiste et ne les pousse. C'est
le Bien , c'est-à- dire Dieu qui donne aux esprits l'intelligence de
lui-même . (Voir à la fin du présent livre , 508 e : Τοῦτο τοίνυν τὸ
τὴν ἀλήθειαν παρέχον τοῖς γιγνωσκομένοις καὶ τῷ γιγνώσκοντι τὴν δύνα-
μιν ἀποδιδὸν, τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν φάθι εἶναι , αἰτίαν δ᾽ ἐπιστήμης
οὖσαν καὶ ἀληθείας ὡς γιγνωσκομένης μὲν δια νοῦ . ) Et cela non seu-
160 PLATON.

L'opinion de la multitude et ses actes dans l'assemblée sont


un plus grand danger pour le sage que l'enseignement des
sophistes.

Ἤ καὶ σὺ ἡγεῖ , ὥσπερ οἱ πολλοί, διαφθειρομένους τις


νὰς εἶναι ὑπὸ σοφιστῶν νέους , διαφθείροντας δέ τινας σου
φιστὰς ἰδιωτικούς , ὅ τι καὶ ἄξιον λόγου , ἀλλ᾽ οὐκ αὐ
τοὺς τοὺς ταῦτα λέγοντας μεγίστους μὲν εἶναι σοφιστάς ,

lement en général , par suite de la constitution de l'esprit humain ,


mais dans chaque cas particulier et à chaque moment. (Voir le
Théétète, 150 , d.) L'esprit a la vérité en lui -même (en tant que ren-
fermant quelque chose de divin , en tant qu'image et dérivation
prochaines de la nature divine) , mais c'est Dieu qui la découvre,
τῆς μέντοι μαιείας ( accouchement) ὁ θεός τε καὶ ἐγὼ αἴτιος . Ceux- là
seuls font des progrès parmi les disciples à qui Dieu l'accorde :
Olonep av ó deòç яxрɛixη . (Cf. le Premier Alcibiade : « Avec le se-
cours de Dieu » , p . 205 et « S'il plaît à Dieu » , p . 233. de la traduc-
tion Saisset ; le Philèbe, 25 , c : « Prie donc et réfléchis . >> Socrate .
« Je réfléchis et il me semble, Protarque, que quelque divinité nous
a été favorable en ce moment. » ) Dieu visite donc l'âme et lui dė-
couvre la vérité quand on l'y invite par la réflexion . La vérité, c'est
le salut. Et cette doctrine est aussi bien platonicienne que socra-
tique. C'est celle de la Providence et de la Grâce. De ce point de
vue, l'âme humaine , objet des soins de la divinité , retrouve la va-
leur que le philosophe lui avait refusée en mesurant la distance qui
sépare la nature humaine de la nature divine. « Les affaires hu-
maines ne tiennent-elles point à la nature animée et l'homme n'est-
il point de tous les animaux celui qui honore davantage la Divi-
nité? - Il paraît que oui. Or, nous soutenons que tous les êtres
animés ne sont pas moins le bien et la possession des Dieux que le
ciel tout entier. - Sans doute. - Qu'on dise après cela tant
qu'on voudra que nos affaires sont petites ou grandes aux yeux des
Dieux. Il est contre toute vraisemblance dans l'un ou l'autre cas ,
que nos maîtres , étant très attentifs et très parfaits , ne prennent
aucun soin de nous . » ( Lois , liv . X.)
1. Meyiotous cogioτás. Ce ne sont pas , selon Platon, les sophistes
qui sont responsables en dernière analyse de la corruption des
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 161

παιδεύειν δὲ τελεώτατα καὶ ἀπεργάζεσθαι οίους βούλονται


εἶναι καὶ νέους καὶ πρεσβυτέρους καὶ ἄνδρας καὶ γυναῖ
κας ; -- Πότε δή ; ἦ δ' ὃς . - Ὅταν , εἶπον, ξυγκαθεζό

μενοι ἀθρόοι πολλοὶ εἰς ἐκκλησίας ἢ εἰς δικαστήρια ἢ


θέατρα ἢ στρατόπεδα ἢ τίνα ἄλλον κοινὸν πλήθους ξύλο
λογον ξὺν πολλῷ θορύβῳ τὰ μὲν ψέγωσι τῶν λεγομένων ἢ
πραττομένων , τὰ δὲ ἐπαινῶσιν , ὑπερβαλλόντως ἑκάτερα ,
καὶ ἐκβοῶντες καὶ κροτοῦντες , πρὸς δ᾽ αὐτοῖς αἵ τε πέτραι
καὶ ὁ τόπος ἐν ᾧ ἂν ὦσιν ἐπηχοῦντες διπλάσιον θόρυβον
παρέχωσι τοῦ ψόγου καὶ ἐπαίνου · ἐν δὴ τῷ τοιούτῳ τὸν
νέον , τὸ λεγόμενον , τίνα οἴει καρδίαν ἴσχειν ; ἢ ποίαν ἂν
αὐτῷ παιδείαν ἰδιωτικὴν ἀνθέξειν , ἣν οὐ κατακλυσθεῖσαν
ὑπὸ τοῦ τοιούτου ψόγου ἢ ἐπαίνου οἰχήσεσθαι φερομένην
T
κατὰ ῥοῦν, ᾗ ἂν οὗτος φέρῃ , καὶ φήσειν τε τὰ αὐτὰ
τούτοις καλὰ καὶ αἰσχρὰ εἶναι , καὶ ἐπιτηδεύσειν ἅπερ ἂν
οὗτοι , καὶ ἔσεσθαι τοιοῦτον ; Πολλή, ή δ' ός, ὦ
Σώκρατες , ἀνάγκη . · Καὶ μὴν, ἦν δ᾽ ἐγώ , οὔπω τὴν

jeunes gens doués d'un esprit philosophique ; c'est le peuple , c'est


l'opinion générale dont l'influence irrésistible s'exerce aussi bien
sur les adultes que sur les jeunes gens . Les sophistes , de ce point
de vue, sont considérés comme un produit de leur milieu, comme
l'expression d'un état général des mours et de l'opinion , vue his-
torique très juste . Il est certain que le théâtre , les discours politi-
ques, les conversations donnent le branle aux pensées et aux sen-
timents des hommes et même à l'enseignement des professeurs et
jouissent d'une souveraineté sans appel. A plus forte raison dans
une démocratie . Reste à savoir : 1°. si l'opinion générale est tou-
jours erronée ; 2º si , le fût- elle, une école philosophique peut se
flatter de s'y soustraire et de la transformer. On va voir que, pour
Platon, la multitude se trompe inévitablement parce qu'elle est la
partie la plus volumineuse, et, partant, la plus matérielle , la moins
semblable à l'âme du corps social . Et toute la République n'est
qu'un plan pour dominer et refondre l'opinion à l'image d'une école
métaphysique supposée infaillible et toute puissante.
162 PLATON.

μεγίστην ἀνάγκην εἰρήκαμεν .


- Ποίαν ; ἔφη . - Ἣν

ἔργῳ 1 προστιθέασι , λόγῳ μὴ πείθοντες , οὗτοι οἱ παι


δευταί τε καὶ σοφισταί . Ἢ οὐκ οἶσθα , ὅτι τὸ μὴ πειθό
μενον ἀτιμίαις τε καὶ χρήμασι καὶ θανάτοις κολάζουσι ;
— Καὶ μάλα , ἔφη , σφόδρα . — Τίνα οὖν ἄλλον σοφιστὴν
οἴει ἢ ποίους ἰδιωτικούς λόγους ἐναντία τούτοις τείνοντας
κρατήσειν ; --- Οἶμαι μὲν οὐδένα , ἦ δ' ὃς . -- Οὐ γὰρ,
ἦν δ᾽ ἐγώ , ἀλλὰ καὶ τὸ ἐπιχειρεῖν πολλὴ ἄνοια . Οὔτε
γὰρ γίγνεται οὔτε γέγονεν οὐδὲ οὖν μὴ γένηται ἀλλοῖον
ἦθος πρὸς ἀρετὴν παρὰ τὴν τούτων παιδείαν πεπαιδευ
μένον , ἀνθρώπειον , ὦ ἑταῖρε · θεῖον μέντοι κατὰ τὴν
παροιμίαν ἐξαιρῶμεν λόγου . Εὖ γὰρ χρὴ εἰδέναι , ὅτι
περ ἂν σωθῇ τε καὶ γένηται οἷον δεῖ ἐν τοιαύτῃ καταστάσει
πολιτειῶν , θεοῦ μοῖραν. 2 αὐτὸ σῶσαι λέγων οὐ κακῶς
ἐρεῖς . - Οὐδ᾽ ἐμοὶ ἄλλως, ἔφη, δοκεῖ.

1. Εργῳ . En vertu du parallélisme que Socrate et Platon éta-


blissent entre les actions et les pensées , les préjugés de la mul-
titude doivent se traduire en abus et en sévices contre les per-
sonnes ces procédés tyranniques ajoutent leur contrainte au poids
de l'opinion .
2. Θεοῦ μοῖραν . Ce passage confirme ce qui a été dit à la note 2 de
la page 48. Quand il y a , dans une cité dont les mours sont ruinées ,
un petit groupe de justes qui résiste à l'entraînement de la corrup-
tion, c'est que Dieu a voulu se les réserver. C'est lui qui envoie
les bonnes et les mauvaises dispositions . Il sauve (ἂν σωθῇ) les cons
ciences ou autorise leur perte par les circonstances favorables ou
défavorables qu'il leur prépare. La vertu qui relève de la science ,
comme la vertu qui relève de l'inspiration , tombe donc du ciel. A
la fin du Ménon, Platon dit de la seconde : Θείᾳ μοίρᾳ ἡμῖν φάινεται
παραγιγνομένη ἀρετὴ οἷς παραγίγνεται . Ici , ou il s'agit évidemment de
la première, puisqu'on traite de la formation du philosophe et non
de celle du politique d'aventure , la même expression réapparaît :
θεοῦ μοῖραν. Les philosophes comme les habiles politiques sont le
lot de Dieu, la part de l'arbitraire divin dans la société humaine.
Quelle différence y a-t-il entre cette doctrine et celle de saint Paul :
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 163

Les sophistes s'inspirent d'ailleurs des préjugés du vulgaire .


Le peuple est comme une grosse bête dont ils flattent les
instincts.

-
Ἔτι τοίνυν σοι , ἦν δ᾽ ἐγώ , πρὸς τούτοις καὶ τόδε
δοξάτω . Τὸ ποῖον ; Ἕκαστος τῶν μισθαρνούντων
1
ἰδιωτῶν , ' οὓς δὴ οὗτοι σοφιστὰς καλοῦσι καὶ ἀντιτέχνους
ἡγοῦνται , μὴ ἄλλα παιδεύειν ἢ ταῦτα τὰ τῶν πολλῶν
δόγματα , * ἃ δοξάζουσιν ὅταν ἀθροισθῶσι , καὶ σοφίαν
ταύτην καλεῖν , οἷόνπερ ἂν εἰ θρέμματος μεγάλου 3 καὶ

Ergo Deus cujus vult miseretur et quem vult indurat ? Du reste ,


pour Platon qui n'admet pas la liberté humaine, le dogme de la
Grâce ne devait présenter aucune difficulté . Il n'éprouvait aucun
embarras à punir de supplices éternels (voir le Mythe du Gorgias
et la fin de la République) un coupable qui l'était par ignorance
et dont l'ignorance avait été voulue de Dieu .
1. Ἰδιωτῶν . Ce mot qui revient plusieurs fois dans ce passage,
implique de la part de l'auteur une condamnation ; il n'y a de bons
maîtres que ceux qui sont délégués par l'État à l'éducation de la
jeunesse. L'éducation appartient à l'État, parce que c'est elle qui
forme les mours , appuis des lois. (V. les Lois, liv. VII. ) Les en-
fants sont à l'État avant d'être à la famille . - Μισθαρνούντων. Les
maîtres ne doivent pas être salariés ; la sagesse ne se vend point.
Le sage communique sa sagesse par affection . (Voir l'Introduction .
sur les Sophistes . )
2. Τὰ τῶν πολλῶν δόγματα . Ainsi les Sophistes, malgré les dé-
fiances qu'ils soulevaient étaient, de l'aveu de Platon , les interprêtes
de l'opinion générale, de leur temps et de leur pays . Ce serait à
nos yeux un éloge.
3. Θρέμματος μεγάλου καὶ ἰσχυρού. Ce gros nourrisson, c'est le
peuple. L'idée que le peuple forme un animal à mille têtes est
conforme à la philosophie de Platon dans son ensemble pour la-
quelle toutes les parties de l'univers sont analogues, et selon la-
quelle l'univers est lui-même un grand corps animé, un animal
bienheureux. L'individu est composé comme la société et la société
est un organisme unique comme l'individu . Tel est le point de vue
164 PLATON .

ἰσχυροῦ τρεφομένου τὰς ὀργάς τις καὶ ἐπιθυμίας κατεμάν-


θανεν , ὅπῃ τε προσελθεῖν χρὴ καὶ ὅπῃ ἅψασθαι αὐτοῦ,
καὶ ὁπότε χαλεπώτατον ἢ πραότατον καὶ ἐκ τίνων γίγ
νεται , καὶ φωνὰς δὴ ἐφ᾽ οἷς ἑκάστας εἴωθε φθέγγεσθαι ,
καὶ οἴας αὖ ἄλλου φθεγγομένου ἡμεροῦταί τε καὶ ἀγριαί
νει , καταμαθὼν δέ ταῦτα πάντα ξυνουσίᾳ τε καὶ χρόνου
τριβῇ σοφίαν τε καλέσειεν καὶ ὡς τέχνην 1 συστησάμενος
ἐπὶ διδασκαλίαν τρέποιτο , μηδὲν εἰδὼς τῇ ἀληθείᾳ τού
των τῶν δογμάτων τε καὶ ἐπιθυμιῶν , ὅ τι καλὸν ἢ αἰσ
χρὸν ἢ ἀγαθὸν ἢ κακὸν ἢ δίκαιον ἢ ἄδικον , ὀνομάζοι δὲ
πάντα ταῦτα ἐπὶ ταῖς τοῦ μεγάλου ζώου δόξαις , οἷς μὲν
χαίροι ἐκεῖνο ἀγαθὰ καλῶν , οἷς δὲ ἄχθοιτο κακὰ , ἄλλον
δὲ μηδένα ἔχοι λόγον περὶ αὐτῶν , ἀλλὰ τἀναγκαῖα δί
καια καλοῖ καὶ καλὰ , τὴν δὲ τοῦ ἀναγκαίου καὶ ἀγαθοῦ
φύσιν , ὅσον διαφέρει τῷ ὄντι , μήτε ἑωρακὼς εἴη μήτε
ἄλλῳ δυνατὸς δεῖξαι . Τοιοῦτος δὴ ὢν πρὸς Διὸς οὐκ ἄτο-
2 -
πος ἄν σοι δοκεῖ εἶναι παιδευτής ; Ἔμοιγ᾽ , ἔφη .

de la sociologie moderne. Seulement , selon les théories platoni-


ciennes, le peuple , sans des chefs envoyés de Dieu, est un corps sans
âme, ou sans tête.
1. Ὡς τέχνην . La politique , sans métaphysique, n'a de l'art ou de
la science que l'apparence ; c'est une pure routine, comme celle
des éleveurs d'animaux. Elle est fondée sur la connaissance des
préjugés de ce grand animal ἐπὶ ταῖς τοῦ μεγάλου ζώου δόξαις, et
n'est elle-même qu'un amas de préjugés. Elle ne repose pas sur
des raisons démonstratives, sur la science ἄλλον δὲ μηδένα ἔχοι λόγον
περὶ αὐτῶν. Elle appelle du nom de justice des nécessités naturelles
résultant des besoins de son élève. Elle ne sait pas ce qu'est le
juste en soi et ne saurait l'exposer. (Voir le Gorgias .)
2. Παιδευτής. L'éducation et la politique ne sont qu'une seule et
même chose . Car l'idéal du gouvernement est de savoir inspirer
les volontés au lieu de les contenir et de les refréner par des lois.
Dieu gouverne ainsi.
LA RÉPUBLIQUE, LIVRE VI . 165

Incapable de prendre les Idées pour règle de ses jugements ,


le peuple ne saurait être philosophe et doit mépriser ceux
qui le sont.

Ἦ οὖν τι τούτου δοκεῖ διαφέρειν ὁ τὴν τῶν πολλῶν


καὶ παντοδαπῶν ξυνιόντων ὀργὴν καὶ ἡδονὰς κατανε
νοηκέναι σοφίαν ἡγούμενος , εἴτ᾿ ἐν γραφικῇ εἴτ᾿ ἐν μου
σικῇ εἴτε δὴ ἐν πολιτικῇ ; ὅτι μὲν γὰρ , ἐάν τις τούτοις
ὁμιλῇ ἐπιδεικνύμενος ἢ ποίησιν ἤ τινα ἄλλην δημιουρ
γίαν 1 ή πόλει διακονίαν , κυρίους αὐτοῦ ποιῶν τοὺς
πολλοὺς πέρα τῶν ἀναγκαίων , ἡ Διομήδεια λεγομένη
ἀνάγκη * ποιεῖν αὐτῷ ταῦτα ἃ ἂν οὗτοι ἐπαινῶσιν · ὡς
δὲ καὶ ἀγαθὰ καὶ καλὰ ταῦτα τῇ ἀληθείᾳ , ἤδη πώποτέ
του ἤκουσας αὐτῶν λόγον διδόντος οὐ καταγέλαστον ;
ร ―
Οἶμαι δέ γ' , ή
ἦ δ' ὃς , οὐδ᾽ ἀκούσομαι . Ταῦτα τοίνυν

πάντα ἐννοήσας ἐκεῖνο ἀναμνήσθητι · αὐτὸ τὸ καλόν , ἀλλὰ


μὴ τὰ πολλὰ καλὰ , ἢ αὐτό τι ἕκαστον καὶ μὴ τὰ πολλὰ
ἕκαστα , ἔσθ ' ὅπως πλῆθος ἀνέξεται ἢ ἡγήσεται εἶναι ; —
Ἥκιστά γ᾽ , ἔφη . - Φιλόσοφον μὲν ἄρα , ἦν δ' ἐγώ,
πλῆθος ἀδύνατον εἶναι . 3 — Αδύνατον . Καὶ τοὺς

1. Δημιουργίαν , fabrication, production de l'art ; διακονίαν, ser-


vice public se rattachant au gouvernement comme la rédaction des
lois, la célébration du culte. (Voir l'Introduction.)
2. Διομήδεια ἀνάγκη . (Cf. Aristophane , les Femmes à l'Assemblée,
1029. ) Signifie simplement nécessité pressante, absolue. L'origine
de cette locution proverbiale se trouve dans un fait de la légende de
Diomède les Scholiastes ne sont pas d'accord sur lequel , et cela
importe peu ici.
3. Φιλόσοφον πλῆθος ἀδύνατον εἶναι . La multitude ne sait pas dis-
tinguer l'unité de l'idée dans la multiplicité des objets ; elle ne sait
pas que ce qui existe, c'est le beau en soi, non les objets beaux
166 PLATON .

φιλοσοφοῦντας ἄρα ἀνάγκη ψέγεσθαι ὑπ᾽ αὐτῶν ;


- Καὶ ὑπὸ τούτων δὴ τῶν ἰδιωτῶν , ὅσοι προ-
Ανάγκη . —

σομιλοῦντες ὄχλῳ ἀρέσκειν αὐτῷ ἐπιθυμοῦσιν . Δῆλον.

Le jeune homme né philosophe court donc les plus grands


risques dans un tel milieu .

— Ἐκ δὲ τούτων τίνα ὁρᾷς σωτηρίαν φιλοσόφῳ φύσει ,


ὥστ᾽ ἐν τῷ ἐπιτηδεύματι μείνασαν πρὸς τέλος ἐλθεῖν ; ἐν
νόει δ᾽ ἐκ τῶν ἔμπροσθεν . Ὁμολόγηται γὰρ δὴ ἡμῖν εὐ
μάθεια καὶ μνήμη καὶ ἀνδρεία καὶ μεγαλοπρέπεια ταύ
της εἶναί τῆς φύσεως . Ναί . Οὐκοῦν εὐθὺς ἐν

παισὶν ὁ τοιοῦτος πρῶτος ἔσται ἐν ἅπασιν , ἄλλως τε καὶ


ἐὰν τὸ σῶμα φυῇ προσφερὴς τῇ ψυχῇ ; Τί δ' οὐ μέλο
λει ; ἔφη . - Βουλήσονται δὴ , οἶμαι , αὐτῷ χρῆσθαι ,
ἐπειδὰν πρεσβύτερος γίγνηται , ἐπὶ τὰ αὑτῶν πράγματα
οἵ τε οἰκεῖοι καὶ οἱ πολῖται . — Πῶς δ᾽ οὔ ; —· Υποκεί
σονται ἄρα δεόμενοι καὶ τιμῶντες , προκαταλαμβάνοντες
καὶ προκολακεύοντες ' τὴν μέλλουσαν αὐτοῦ δύναμιν .

particuliers . Incapable de pratiquer la dialectique platonicienne,


elle n'est pas philosophe ; elle ne peut, par conséquent, aimer les
philosophes et donne sa confiance aux faux philosophes, aux
sophistes .
1. Προκολακεύοντες. Tout ce passage semble faire allusion aux
grands dons , à l'intelligence, à la beauté, aux richesses , à l'habileté
précoce d'Alcibiade , qui est dans les Dialogues le type du jeune
homme comblé des faveurs de la nature , mais gâté par une éduca-
tion mauvaise . On le courtisait, on le flattait adolescent avant qu'il
n'eût encore brigué les honneurs , tant on comptait sur son étoile .
Quelques mots plus loin πλουσίος τε καὶ γεννᾶιος, καὶ ἔτι εὐειδὴς καὶ
μέγας s'appliquent bien à lui . Son ambition n'est pas oubliée
ἀμηχάνου ἐλπίδος. Le trait suivant, sur la domination universelle à
laquelle il aspire , se retrouve, avec les précédents, dans le dialogue
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 167

Φιλεῖ γοῦν, ἔφη , οὕτω γίγνεσθαι . Τί οὖν οἴει ἦν δ'


ἐγώ , τὸν τοιοῦτον ἐν τοῖς τοιούτοις ποιήσειν , ἄλλως τε
καὶ ἐὰν τύχῃ μεγάλης πόλεως ὢν καὶ ἐν ταύτῃ πλούσιός
τε καὶ γενναῖος , καὶ ἔτι εὐειδὴς καὶ μέγας ; ἆρ᾽ οὐ πλη-
ρωθήσεσθαι ἀμηχάνου ἐλπίδος , ἡγούμενον καὶ τὰ τῶν
Ἑλλήνων καὶ τὰ τῶν βαρβάρων ἱκανὸν ἔσεσθαι πράττειν ,
καὶ ἐπὶ τούτοις ὑψηλὸν ἐξαίρειν αὑτον , σχηματισμοῦ καὶ
— Καὶ μάλ' ,
φρονήματος κενοῦ ἄνευ νοῦ ἐμπιπλάμενον ;
1
ἔφη . Τῷ δὲ οὕτω διατιθεμένῳ ἐάν τις ' ηρέμα προσ

σελθὼν τἀληθῆ λέγῃ , ὅτι νοῦς οὐκ ἔνεστιν αὐτῷ , δεῖται


δὲ, τὸ δὲ οὐ κτητὸν μὴ δουλεύσαντι τῇ κτήσει αὐτοῦ,
ἆρ᾽ εὐπετὲς οἴει εἶναι εἰσακοῦσαι διὰ τοσούτων κακῶν ;
Πολλοῦ γε δεῖ, ή δ' ός . Ἐὰν δ᾽ οὖν, ἦν δ' ἐγώ ,

διὰ τὸ εὖ πεφυκέναι καὶ τὸ ξυγγενὲς τῶν λόγων 2 εἰς

où Alcibiade est mis en scène, le Premier Alcibiade , dès le début


de l'ouvrage . L'idée d'une monarchie qui comprendrait la Perse et
la Grèce a été bien des fois exprimée dans la littérature avant de
devenir un projet politique chez Philippe et Alexandre . ― Teich-
müller croit que tout ce passage fait allusion à Denys l'ancien , et
il présente en faveur de son hypothèse de très spécieux arguments.
Lit. Fehden, vol . II , p . 246. Nous ne pouvons les discuter ici . Le
rapprochement avec le passage du Ier Alcibiade 105 , b nous déter-
mine à penser avec Schleiermacher et Stallbaum que pour un con-
temporain quelconque l'allusion à Alcibiade devait se présenter à
l'esprit la première,étant donné surtout que c'est Socrate qui parle .
Il n'est pas impossible que pour les amis qui connaissaient les
particularités du récent voyage à Syracuse, le souvenir de ce
voyage n'ait été aussi rappelé par cette page, indirectement.
1. Εάν τις. C'est Socrate, l'interlocuteur d'Alcibiade dans le
dialogue dont nous venons de parler et dans le banquet. Socrate
avait pour Alcibiade une affection qui s'explique par les qualités
séduisantes de ce jeune homme, il s'y joignait peut-être l'espoir de
trouver en lui le politique selon la philosophie, qui ferait un jour
régner la vertu dans Athènes.
2. Τὸ ξυγγενὲς τῶν λόγων . Il ya affinite entre une âme bien
168 PLATON .

αἰσθάνηταί τέ πῃ καὶ κάμπτηται καὶ ἕλκηται πρὸς


φιλοσοφίαν, τί οἰόμεθα δράσειν ἐκείνους τοὺς ἡγουμένους
ἀπολλύναι αὐτοῦ τὴν χρείαν τε καὶ ἑταιρείαν ; οὐ πᾶν
μὲν ἔργον, πᾶν δ' ἔπος λέγοντάς τε καὶ πράττοντας καὶ
περὶ αὐτόν , ὅπως ἂν μὴ πεισθῇ , καὶ περὶ τὸν πείθοντα ,
ὅπως ἂν μὴ οἷός τ᾽ ᾖ , καὶ ἰδίᾳ ἐπιβουλεύοντας καὶ
δημοσίᾳ εἰς ἀγῶνας καθιστάντας ; - · Πολλή , ή δ' ός,
ἀνάγκη . Ἔστιν οὖν ὅπως ὁ τοιοῦτος φιλοσοφήσει ;
Οὐ πάνυ .

Conclusion. Ainsi se corrompent les meilleurs naturels .

-
Ὁρᾷς οὖν, ἦν δ᾽ ἐγώ , ὅτι οὐ κακῶς ἐλέγομεν , ὡς
ἄρα καὶ αὐτὰ τὰ τῆς φιλοσόφου φύσεως μέρη , ὅταν ἐν
κακῇ τροφῇ γένηται , αἴτια τρόπον τινὰ τοῦ ἐκπεσεῖν ἐκ
τοῦ ἐπιτηδεύματος , καὶ τὰ λεγόμενα ἀγαθά 1 , πλοῦτοί τε
καὶ πᾶσα ἡ τοιαύτη παρασκευή ; - Οὐ γὰρ , ἀλλ᾽ ὀρθῶς ,
ἔφη , ἐλέχθη . Οὗτος δὴ , εἶπον, ὦ θαυμάσιε , ὄλεθρός
τε καὶ διαφθορὰ τοσαύτη τε καὶ τοιαύτη τῆς βελτίστης

douée et le langage de la raison . L'intelligence et la vérité , c'est-


à- dire l'Idée , sont de même nature, puisque l'âme est une Idée
vivante.
1. Τὰ λεγόμενα ἀγαθά . On voit poindre ici la morale du renoncement
si complètement pratiquée par les cyniques et les stoïciens . Tout
ce qui n'est pas la vertu en soi n'a aucune valeur ; pour les États
comme pour les particuliers, la richesse et tout l'attirail παρασκευή
de la prospérité matérielle ne sont que de faux biens. Bien plus,
tout cela est un obstacle au salut. « Ainsi , mon cher Alcibiade , les
États pour être heureux n'ont besoin ni de murailles , ni de vais-
seaux, ni d'arsenaux , ni de troupes , ni de grandeur : la seule
chose dont ils ont besoin pour leur bonheur, c'est la vertu. >>
(Premier Alcibiade.) De même les particuliers. -
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 169

φύσεως εἰς τὸ ἄριστον ἐπιτήδευμα , ὀλίγης καὶ ἄλλως


γιγνομένης, ὡς ἡμεῖς φαμέν . Καὶ ἐκ τούτων δὴ τῶν ἀν

δρῶν καὶ οἱ τὰ μέγιστα κακὰ ἐργαζόμενοι τὰς πόλεις


γίγνονται καὶ τοὺς ἰδιώτας, καὶ οἱ τἀγαθὰ , οἳ ἂν ταύτῃ
τύχωσι ῥυέντες · σμικρὰ δὲ φύσις οὐδὲν μέγα οὐδέποτε οὐδένα
οὔτε ἰδιώτην οὔτε πόλιν δρᾷ. -- Αληθέστατα , ή δ' ός .

Les sophistes prennent la place des philosophes


qui ont manqué à leur vocation .

Οὗτοι μὲν δὴ οὕτως ἐκπίπτοντες , οἷς μάλιστα προσή


κει , ἔρημον καὶ ἀτελῆ φιλοσοφίαν λείποντες αὐτοί τε βίον
οὐ προσήκοντα οὐδ᾽ ἀληθῆ ζῶσι , τὴν δὲ ὥσπερ ὀρφανὴν
ξυγγενῶν ἄλλοι ἐπεισελθόντες ἀνάξιοι ᾔσχυνάν τε καὶ
ἀνείδη περιῆψαν , οἷα καὶ σὺ φῂς ὀνειδίζειν τοὺς ὀνειδί
ζοντας , ὡς οἱ ξυνόντες αὐτῇ οἱ μὲν οὐδενός , οἱ δὲ πολλοὶ
πολλῶν κακῶν ἄξιοί εἰσι . Καὶ γὰρ οὖν , ἔφη , τά γε
λεγόμενα ταῦτα . Εἰκότως γ' , ἦν δ' ἐγώ , λεγόμενα .

Καθορῶντες γὰρ ἄλλοι ἀνθρωπίσκοι κενὴν τὴν χώραν ταύ-


την γιγνομένην , καλῶν δὲ ὀνομάτων καὶ προσχημάτων
μεστὴν, ὥσπερ οἱ ἐκ τῶν εἰργμῶν εἰς τὰ ἱερὰ ἀποδιδρά
σκοντες ἄσμενοι καὶ οὗτοι ἐκ τῶν τεχνῶν ἐκπηδῶσιν εἰς
τὴν φιλοσοφίαν , οἳ ἂν κομψότατοι ὄντες τυγχάνωσι περὶ
τὸ αὐτῶν τεχνίον ' . Ὅμως γὰρ δὴ πρός γε τὰς ἄλλας
τέχνας καίπερ οὕτω πραττούσης φιλοσοφίας τὸ ἀξίωμα

1. Περὶ τὸ αὑτῶν τεχνίον . La philosophie, délaissée par ses enfants ,


est envahie par des hommes de rien qui ont réussi dans quelque
art inférieur, l'éloquence, par exemple, ou la politique des intérêts.
Leurs âmes, comme leurs corps , ont gardé le pli de leurs vils mé-
tiers. Si , comme Teichmüller le suppose, ce passage fait allusion à
ESPINAS . - Rép. de Platon, L. VI. 10
170 PLATON.

μεγαλοπρεπέστερον λείπεται · οὗ δὴ ἐφιέμενοι πολλοὶ ἀτε


λεῖς μὲν τὰς φύσεις , ὑπὸ δὲ τῶν τεχνῶν τε καὶ δημιουρ
γιῶν , ὥσπερ τὰ σώματα λελώβηνται , οὕτω καὶ τὰς
ψυχὰς ξυγκεκλασμένοι τε καὶ ἀποτεθρυμμένοι διὰ τὰς
βαναυσίας τυγχάνουσιν . Η οὐκ ἀνάγκη ; — Καὶ μάλα ,
ἔφη . Δοκεῖς οὖν τι , ἦν δ᾽ ἐγώ , διαφέρειν αὐτοὺς ἰδεῖν
ἀργύριον κτησαμένου χαλκέως φαλακροῦ καὶ σμικροῦ ,
νεωστὶ μὲν ἐκ δεσμῶν λελυμένου , ἐν βαλανείῳ δὲ λελου-
μένου , νεουργὸν ἱμάτιον ἔχοντος , ὡς νυμφίου παρεσκευα
σμένου , διὰ πενίαν καὶ ἐρημίαν τοῦ δεσπότου τὴν θυγα
τέρα μέλλοντος γαμεῖν ; Οὐ πάνυ, ἔφη, διαφέρει .

Ποῖ᾽ ἄττα οὖν εἰκὸς γεννᾶν τοὺς τοιούτους ; οὐ νόθα καὶ


φαῦλα ; Πολλὴ ἀνάγκη . - Τί δαί ; τοὺς ἀναξίους

παιδεύσεως , ὅταν αὐτῇ πλησιάζοντες ὁμιλῶσι μὴ κατ'


ἀξίαν , ποῖ᾽ ἄττα φῶμεν γεννᾶν διανοήματά 1 τε καὶ
δόξας ; ἆρ᾽ οὐχ ὡς ἀληθῶς προσήκοντα ἀκοῦσαι σοφίσ
ματα , καὶ οὐδέν γνήσιον οὐδὲ φρονήσεως [ἄξιον] ἀληθινῆς
ἐχόμενον ; — Παντελῶς μὲν οὖν , ἔφη .

Isocrate, la suite des idées exige que ce soit Alcibiade qui soit
mentionné antérieurement. En effet on a les propositions suivantes :
Alcibiade n'a pas profité de l'enseignement de Socrate. D'autres
disciples de Socrate ont pris la place vide , et ce sont des disciples
indignes , (comme Isocrate l'était aux yeux de Platon) qui épousent
la philosophie.
1. Γεννᾶν διανοήματα. Le mariage d'esprits manquant des dons
natifs qui font le philosophe, avec la philosophie, donne naissance
à des opinions bâtardes , à de fausses doctrines. Platon développe
les métaphores socratiques empruntées à la génération et à l'enfan-
tement. Le corps imite l'âme, le sensible, l'intelligible ; par consé-
quent, ce qui est vrai des corps, qui deviennent féconds par le rap
prochement, peut se dire des esprits et de leur commerce avec la
vérité. Dans tout le platonisme , comparaison est raison, et l'image
prend la valeur d'un symbole.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 171

Le peu de philosophes qui échappent à tant de causes de


corruption vivent à l'écart, ne songeant qu'à leur salut .

– Πάνσμικρον δή τι , ἦν δ᾽ ἐγώ , ὦ Αδείμαντε , λεί


πεται τῶν κατ᾿ ἀξίαν ὁμιλούντων φιλοσοφίᾳ , ἤ που ὑπὸ
φυγῆς καταληφθὲν γενναῖον καὶ εὖ τεθραμμένον ἦθος ,
ἀπορίᾳ τῶν διαφθερούντων κατὰ φύσιν μεῖναν ἐπ ' αὐτῇ , ἢ
ἐν σμικρᾷ πόλει ὅταν μεγάλη ψυχὴ φυῇ καὶ ἀτιμάσασα τὰ
1
τῆς πόλεως ' ὑπερίδη · βραχὺ δέ πού τι καὶ ἀπ᾿ ἄλλης
τέχνης δικαίως ατιμάσαν εὐφυὲς ἐπ ' αὐτὴν ἂν ἔλθοι . Εἴη
δ᾽ ἂν καὶ ὁ τοῦ ἡμετέρου ἑταίρου Θεάγους χαλινός οἷος
κατασχεῖν· καὶ γὰρ Θεάγει τὰ μὲν ἄλλα πάντα παρε
σκεύασται πρὸς τὸ ἐκπεσεῖν φιλοσοφίας , ἡ δὲ τοῦ σώματος
νοσοτροφία ἀπείργουσα αὐτὸν τῶν πολιτικῶν κατέχει . Τὸ
δ᾽ ἡμέτερον οὐκ ἄξιον λέγειν , τὸ δαιμόνιον σημεῖον · 2 ἢ
γάρ πού τινι ἄλλῳ ἢ οὐδενὶ τῶν ἔμπροσθεν γέγονε . Καὶ
τούτων δὴ τῶν ὀλίγων οἱ γενόμενοι καὶ γευσάμενοι ὡς

1. Ἀτιμάσασα τὰ τῆς πόλεως. Jamais avant Socrate on n'avait eu


l'idée de faire un mérite à un citoyen de mépriser les affaires de la
cité. A partir du moment où la cité terrestre est jugée indigne des
soins de l'honnête homme, tous les sages ainsi délivrés des soucis
temporels , tendent à former une cité idéale, celle que Marc- Aurèle
appellera la cité de Jupiter et saint Augustin la cité de Dieu. Après
la cité antique, la catholicité.
2. Τὸ δαιμόνιον σημείον . On a voulu réduire les révélations inté-
rieures de Socrate à de simples suggestions de sa raison et de sa
conscience , objectivées par métaphore. Ce passage est le plus
décisif en faveur de la thèse contraire ; on voit nettement ici que le
démon de Socrate est quelque chose de tout particulier, un phéno-
mène exceptionnel . Cette voix qu'il entendait, il croyait que nul ne
l'avait entendue avant lui. C'était pour lui la voix réelle d'un génie
réel , émanation du Dieu suprême.
172 PLATON .

ἡδὺ καὶ μακάριον τὸ κτῆμα , καὶ τῶν πολλῶν αὖ ἱκανῶς


ἰδόντες τὴν μανίαν , καὶ ὅτι οὐδεὶς οὐδὲν ὑγιὲς , ὡς ἔπος
εἰπεῖν , περὶ τὰ τῶν πόλεων πράττει , οὐδ᾽ ἔστι ξύμμαχος ,
μεθ᾽ ὅτου τις ἰὼν ἐπὶ τὴν τῶν δικαίων βοήθειαν σώζοιτ '
ἄν , ἀλλ᾿ ὥσπερ εἰς θηρία ' ἄνθρωπος ἐμπεσών, οὔτε ξυνα-
δικεῖν ἐθέλων οὔτε ἱκανὸς ὢν εἰς πᾶσιν ἀγρίοις ἀντέχειν ,

πρίν τι τὴν πόλιν ἢ φίλους ἀνῆσαι προαπολόμενος άνω-


φελὴς αὑτῷ τε καὶ τοῖς ἄλλοις ἂν γένοιτο , ταῦτα πάντα
λογισμῷ λαβὼν ἡσυχίαν ἔχων καὶ τὰ αὑτοῦ πράττων 2 ,

1. Τὴν μανίαν , εἰς θηρία . On doit se défer d'une philosophie qui


vous montre dans les hommes autant de fous et de bêtes sauvages.
L'humanité est ce qu'elle peut être. Telle qu'elle est, notre pre-
mier devoir est de la servir. Ανθρώπους οὐ ποίει ή πολιτική, dira
Aristote, ἀλλὰ λαβοῦσα παρὰ τῆς φύσεως χρῆται αὐτοῖς . Politique I ,
III , 21. Platon est ici aveuglé par ses passions politiques, c'est la
démocratie athénienne qu'il méprise et maudit sous ces termes
généraux. Le profond découragement qui règne dans cette page a
bien pu lui être inspiré par la récente déception éprouvée à
Syracuse.
2. Τὰ αὑτοῦ πράττων ne veut pas dire s'occupant de ses intérêts,
mais s'occupant de son âme, de la grande affaire du salut. La mé-
taphysique platonicienne, en effet, fonde une morale individualiste
où non seulement on peut faire son salut sans s'occuper des
affaires de la cité, mais même où le soin des affaires publiques ,
(dans l'état de corruption ou est l'humanité), ne fait que compro-
mettre les destinées de l'âme. Le sage, comme on va le lire aux
lignes suivantes, voyant les autres hommes , ses concitoyens , en
proie à tous les désordres, s'estime heureux si lui εἴ πῃ αὐτὸς, vit
cette vie d'ici bas τὸν ἐνθάδε βίον βιώσεται , pur de toute injustice et
de tout acte impie et mérite ainsi de mourir avec l'espérance de
commencer une seconde vie . Il ne croit pouvoir travailler utilement
pour les autres, en même temps que pour lui-même, que sous un
gouvernement normal, c'est-à-dire là où les philosophes sont au
pouvoir. Là seulement il pourra servir sa patrie et ses amis v
πόλιν ἢ φίλους ὀνῆσαι . - Au contraire, la morale moderne a pour
premier principe : vis pour les autres, et quelles que soient les
circonstances, sers ta famille, ta patrie , et, si tu le peux , l'huma-
nité. Toute vertu est sociale.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 173

οἷον ἐν χειμῶνι κονιορτοῦ καὶ ζάλης ὑπὸ πνεύματος φέρο


μένου ὑπὸ τειχίον ἀποστάς , ὁρῶν τοὺς ἄλλους καταπιμ
πλαμένους ἀνομίας ἀγαπᾶ, εἴ πῃ αὐτὸς καθαρὸς ἀδικίας
τε καὶ ἀνοσίων ἔργων τόν τε ἐνθάδε βίον βιώσεται καὶ
τὴν ἀπαλλαγὴν αὐτοῦ μετὰ καλῆς ἐλπίδος ἵλεώς τε καὶ
εὐμενὴς ἀπαλλάξεται . Ἀλλὰ τοι , ἡ δ᾽ ὅς , οὐ τὰ
ἐλάχιστα ἂν διαπραξάμενος ἀπαλλάττοιτο .

Les philosophes ne peuvent rendre les services auxquels ils


sont appelés que sous un bon gouvernement. Comment la
cité parfaite s'y prend pour les préserver.

Οὐδέ γε , εἶπον , τὰ μέγιστα , μὴ τυχών πολιτείας


προσηκούσης · ἐν γὰρ προσηκούσῃ αὐτός τε μᾶλλον αὐξή
σεται καὶ μετὰ τῶν ἰδίων τὰ κοινὰ σώσει .
Τὸ μὲν οὖν τῆς φιλοσοφίας , ὧν ἕνεκα διαβολὴν εἴληφε
καὶ ὅτι οὐ δικαίως, ἐμοὶ μὲν δοκεῖ μετρίως εἰρῆσθαι , εἰ
5
μὴ ἔτ᾽ ἄλλο λέγεις τι σύ . ― Ἀλλ᾿ οὐδέν, ᾗ δ᾿ ὃς, ἔτι
λέγω περὶ τούτου · ἀλλὰ τὴν προσήκουσαν αὐτῇ τίνα τῶν
νῦν λέγεις πολιτειῶν ; . — Οὐδ᾽ ἡντιναοῦν, εἶπον , ἀλλὰ
τοῦτο καὶ ἐπαιτιῶμαι , μηδεμίαν ἀξίαν ' εἶναι τῶν νῦν
κατάστασιν πόλεως φιλοσόφου φύσεως · διὸ καὶ στρέφεσθαί
τε καὶ ἀλλοιοῦσθαι αὐτὴν , ὥσπερ ξενικὸν σπέρμα ἐν γῇ

1. Μηδεμίαν ἀξίαν . Ainsi , pas une cité dans toute la Grèce ou le


philosophe puisse sortir de sa contemplation égoïste ! On sait que
la Crète et Sparte étaient, selon Platon, les moins corrompus des
États de la Grèce ; c'étaient ceux où régnait la faction des honnêtes
gens. Τάτε τῶν φύσεων . Celle-là est divine et les autres humaines en
fait de natures et de professions. Cette nature et cette profession
sont divines : les autres sont humaines.
10.
174 PLATON .

ἄλλῃ σπειρόμενον ἐξίτηλον εἰς τὸ ἐπιχώριον φιλεῖ κρατού


μενον ἰέναι , οὕτω καὶ τοῦτο τὸ γένος νῦν μὲν οὐκ ἴσχειν

τὴν αὑτοῦ δύναμιν , ἀλλ᾽ εἰς ἀλλότριον ἦθος ἐκπίπτειν


εἰ δὲ λήψεται τὴν ἀρίστην πολιτείαν , ὥσπερ καὶ αὐτὸ
ἄριστόν ἐστι , τότε δηλώσει , ὅτι τοῦτο μὲν τῷ ὄντι θεῖον
ἦν , τὰ δὲ ἄλλα ἀνθρώπινα , τά τε τῶν φύσεων καὶ τῶν
ἐπιτηδευμάτων . Δῆλος δὴ οὖν εἰ ὅτι μετὰ τοῦτο ἐρήσει
τίς αὕτη ἡ πολιτεία . — Οὐκ ἔγνως , ἔφη · οὐ γὰρ τοῦτο
ἔμελλον , ἀλλ᾽ εἰ αὕτη , ἣν ἡμεῖς διεληλύθαμεν οἰκίζοντες
τὴν πόλιν, ἢ ἄλλη . - Τὰ μὲν ἄλλα , ἦν δ' ἐγὼ , αὕτη ·
τοῦτο δὲ αὐτὸ ἐῤῥήθη μὲν καί τότε , ὅτι δεήσοι τι ἀεὶ
ἐνεῖναι ἐν τῇ πόλει λόγον ἔχον τῆς πολιτείας τὸν αὐτὸν ,
ὅνπερ καὶ σὺ ὁ νομοθέτης ἔχων τοὺς νόμους ἐτίθεις .
Ἐῤῥήθη γὰρ , ἔφη . — Ἀλλ᾿ οὐχ ἱκανῶς , εἶπον , ἐδηλώθη ,
φόβῳ ὧν ὑμεῖς ἀντιλαμβανόμενοι δεδηλώκατε μακρὰν
καὶ χαλεπὴν αὐτοῦ τὴν ἀπόδειξιν · ἐπεὶ καὶ τὸ λοιπὸν
οὐ πάντως ῥᾷστον διελθεῖν . — Τὸ ποῖον; Τίνα τρό

που μεταχειριζομένη πόλις φιλοσοφίαν οὐ διολεῖται . Τὰ


γὰρ δὴ μεγάλα πάντα ἐπισφαλῆ , καὶ τὸ λεγόμενον τὰ
καλὰ τῷ ὄντι χαλεπά . Αλλ᾽ ὅμως, ἔφη , λαβέτω.
τέλος ἡ ἀπόδειξις , τούτου φανεροῦ γενομένου .

On y évite d'appliquer les jeunes gens à l'étude de la


philosophie. Cette étude ne convient qu'aux hommes mûrs .

Οὐ τὸ μὴ βούλεσθαι , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἀλλ᾽ εἴπερ , τὸ


μὴ δύνασθαι διακωλύσει · παρὼν δὲ τήν γ᾽ ἐμὴν προθυ-
μίαν εἴσει . Σκόπει δὲ καὶ νῦν , ὡς προθύμως καὶ παρακιν-
δυνευτικῶς μέλλω λέγειν , ὅτι τοὐναντίον ἢ νῦν δεῖ τοῦ
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 175

ἐπιτηδεύματος τούτου πόλιν ἅπτεσθαι . - Πῶς ; — Νῦν

μέν, ἦν δ' ἐγώ , οἱ καὶ ἁπτόμενοι μειράκια ὄντα ἄρτι ἐκ


παίδων τὸ μεταξὺ οἰκονομίας καὶ χρηματισμοῦ πλησιά
σαντες αὐτοῦ τῷ χαλεπωτάτῳ ἀπαλλάττονται , οἱ φιλοσο
φώτατοι ποιούμενοι · λέγω δὲ χαλεπώτατον τὸ περὶ τοὺς
λόγους · ἐν δὲ τῷ ἔπειτα , ἐὰν καὶ ἄλλων τοῦτο πραττόν
των παρακαλούμενοι ἐθέλωσιν , ἀκροαται γίγνεσθαι , με
γάλα ἡγοῦνται πάρεργον οἰόμενοι αὐτὸ δεῖν πράττειν '
πρὸς δὲ τὸ γῆρας ἐκτὸς δή τινων ὀλίγων ἀποσβέννυνται
1
πολὺ μᾶλλον τοῦ Ἡρακλειτείου ἡλίου , ' ὅσον αὖθις οὐκ
ἐξάπτονται . - Δεῖ δὲ πῶς ; ἔφη . ― Πᾶν τοὐναντίον

μειράκια μὲν ὄντα καὶ παῖδας μειρακιώδη παιδείαν 2 καὶ


φιλοσοφίαν μεταχειρίζεσθαι , τῶν τε σωμάτων , ἐν ᾧ βλα-
στάνει τε καὶ ἀνδροῦται , εὖ μάλα ἐπιμελεῖσθαι , ὑπηρε
σίαν φιλοσοφίᾳ κτωμένους· προϊούσης δὲ τῆς ἡλικίας , ἐν
ᾗ ἡ ψυχὴ τελειοῦσθαι ἄρχεται , ἐπιτείνειν τὰ ἐκείνης
γυμνάσια · ὅταν δὲ λήγῃ μὲν ἡ ῥώμη, πολιτικῶν δὲ καὶ
στρατειῶν ἐκτὸς γίγνηται , τότε ἤδη ἀφέτους νέμεσθαι

1. Τοῦ Ἡρακλειτείου ηλίου . Heraclite croyait que le soleil s'étei-


gnait et se rallumait au terme d'intervalles réguliers et qu'il y avait
un nombre infini de soleils , les uns expirants, les autres renais-
sants.
2. Μειρακιώδη παιδείαν καὶ φιλοσοφίαν . L'éducation enfantine com-
prend d'abord la musique et la gymnastique . Platon traite longue-
ment de l'une et de l'autre au 7º livre des Lois. La musique com-
prend les chants et les danses . Les uns et les autres doivent avoir
pour objet la louange des Dieux et des citoyens vertueux. Un
corps de fonctionnaires âgés d'au moins cinquante ans , veillera à
ce que les hymnes ne contiennent rien de contraire à l'orthodoxie
philosophique , et les chours , une fois choisis , ne devront subir
dans la suite aucun changement . Au delà vient l'étude des mathé-
matiques qui font passer l'esprit du sensible à l'intelligible . C'est
elle qui est la vraie philosophie de la jeunesse.
176 PLATON .

καὶ μηδὲν ἄλλο πράττειν 1 , ὅ τι μὴ πάρεργον , τοὺς


μέλλοντας εὐδαιμόνως βιώσεσθαι καὶ τελευτήσαντας τῷ
βίῳ τῷ βεβιωμένῳ τὴν ἐκεῖ μοῖραν ἐπιστήσειν πρέπουσαν .

On ne croit pas que la réalisation de la cité parfaite soit


possible. Et pourtant il suffirait qu'un philosophe fût quel-
que part investi du pouvoir souverain .

Ὡς ἀληθῶς μοι δοκεῖς , ἔφη , λέγειν γε προθύμως , ὦ


Σώκρατες · οἶμαι μέντοι τοὺς πολλοὺς τῶν ἀκουόντων
προθυμότερον ἔτι ἀντιτείνειν οὐδ᾽ ὁπωστιοῦν πεισομένους ,
- Μὴ διάβαλλε , ἦν δ᾽
ἀπὸ Θρασυμάχου ἀρξαμένους .
ἐγώ , ἐμὲ καὶ Θρασύμαχον ἄρτι φίλους γεγονότας , οὐδὲ
πρὸ τοῦ ἐχθροὺς ὄντας . Πείρας γὰρ οὐδὲν ἀνήσομεν , ἕως
ἂν ἢ πείσωμεν καὶ τοῦτον καὶ τοὺς ἄλλους , ἢ προὔργου
τι ποιήσωμεν εἰς ἐκεῖνον τὸν βίον 2 , ὅταν αὖθις γενόμενοι

1. Μηδὲν ἄλλο πράττειν. De même que selon le principe de la di-


vision du travail , chaque citoyen ne doit faire qu'une chose pour
être Juste , -la Justice consiste pour chacun à accomplir sa fonc-
tion propre de même chaque àge ne doit faire qu'une chose .
Toute la République est conforme à ce principe , posé dès le livre II :
« Nous sommes convenus , s'il t'en souvient, qu'il était impossible
qu'un bon citoyen fit plusieurs métiers à la fois , etc. »
2. Ἐκεῖνον τὸν βίον , et plus haut, τὴν ἐκεῖ μοῖραν désignent la vie
future, la vie de l'au delà . On sait que, pour Platon , les âmes sont
en nombre défini et qu'elles passent de corps en corps , jusqu'à ce
qu'elles reviennent au sein de l'âme universelle , ce qu'elles font
sans doute quand l'une des grandes périodes pendant lesquelles
Dieu abandonne le monde à lui-même est écoulée. Alors la géné-
ration se fait à rebours , tout rentre dans l'Être absolu ; puis la
naissance et la transmigration reprennent leur cours ; la chute re-
commence et ainsi de suite. (V. le Politique et de nombreux passa-
ges du Phèdre, du Phédon, du Gorgias, du Ménon, de la Républi-
que, etc. )
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 177

τοῖς τοιούτοις ἐντύχωσι λόγοις . ― Εἰς σμικρόν γ᾽ , ἔφη ,


χρόνον εἴρηκας . - Εἰς οὐδὲν μὲν οὖν , ἔφην , ὥς γε πρὸς
τὸν ἅπαντα . Τὸ μέντοι μὴ πείθεσθαι τοῖς λεγομένοις τοὺς
πολλοὺς θαῦμα οὐδέν · οὐ γὰρ πώποτε εἶδον γενόμενον τὸ
1
νῦν λεγόμενον, ἀλλὰ πολὺ μᾶλλον τοιαῦτ᾽ ἄττα δήματα
ἐξεπίτηδες ἀλλήλοις ὁμοιωμένα, ἀλλ' οὐκ ἀπὸ τοῦ αὐτο-
μάτου ὥσπερ νῦν ξυμπεσόντα · ἄνδρα δὲ ἀρετῇ παρισω-
μένον καὶ ὁμοιωμένον μέχρι τοῦ δυνατοῦ τελέως ἔργῳ τε

1. Ρημάτα . Il semble bien que Platon désigne ici la manière in-


ventée par les sophistes dont les contemporains étaient si enthou-
siastes admirateurs. Les auditeurs, charmés par le style étudié ,
plein de surprises de ces discours , ne s'occupaient plus des choses
mêmes. Le style de Platon est plus simple, on n'y sent pas l'auteur,
on y a en vue les choses seules et elles y sont dites comme elles vien-
nent à l'esprit. Voilà, ce semble , la pensée de ce passage. - Main-
tenant, en quoi consiste ce style symétrique des sophistes ? Platon
lui-même nous en donne plusieurs échantillons dans le Gorgias, et
le passage de Gorgias que nous avons cité dans l'Introduction , est
écrit en effet dans ce goût. De même tout l'apologue de Pro-
dicus dans les Memorables. Chose curieuse, Platon lui-même, tou-
tes les fois qu'il exprime une idée importante, et qu'il veut donner
une certaine solennité à son style , revient, inconsciemment sans
doute et par ressouvenir de ses exercices de jeunesse, à ces phra-
ses assonantes et balancées. (Voir dans le Timée , 29 , a , b, c, le
passage sur les Similitudes . ) Voici l'échantillon du style sophisti-
que, c'est-à-dire philosophique, avant Platon, le plus authentique
que nous ayons. C'est le début de l'ouvrage de Polus sur la Rheto-
rique, tiré du Gorgias. Ὦ Καρεφῶν , πολλαὶ τέχναι ἀνθρώποις εἰσὶν
ἐκ τῶν ἐμπειριῶν ἐμπείρως εὑρημέναι · ἐμπειρία μὲν γὰρ ποίει τὸν αἰῶνα
ἠμῶν πορεύεσθαι κατὰ τέχνην , ἀπειρία δὲ κατὰ τύχην . Ἑκάστων δὲ
τούτων μεταλαμβάνουσιν ἄλλοι ἄλλων ἄλλως, τῶν δὲ ἀρίστων οἱ ἄριστοι .
L'élocution de Platon comme celle de Xénophon, cet autre disciple
de Socrate, est en général d'allure beaucoup plus libre ; mais on
sent, même à travers ses anacoluthes, un rhythme et une symétrie
qui rappellent la manière dite des sophistes si fort à la mode dans
sa jeunesse. C'a été d'ailleurs la forme de l'éloquence grecque jus-
qu'aux rhétheurs du ive siècle après J.-C. Et que serait de nos
jours encore l'éloquence sans la période ? Ce sont ces habiles arti-
sans de style qui l'ont inventée.
178 PLATON .

καὶ λόγῳ , δυναστεύοντα ἐν πόλει ἑτέρᾳ τοιαύτῃ , οὐ πώποτε


ἑωράκασιν οὔτε ἕνα οὔτε πλείους · ἢ οἴει ; Οὐδαμῶς
γε. - Οὐδέ Yε αὖ λόγων, ὦ μακάριε , καλῶν τε καὶ

ἐλευθέρων ἱκανῶς ἐπήκοοι γεγόνασιν , οἵων ζητεῖν μὲν τὸ


ἀληθὲς ξυντεταμένως ἐκ παντὸς τρόπου τοῦ γνῶναι χάριν,
τὰ δὲ κομψά τε καὶ ἐριστικὰ καὶ μηδαμόσε ἄλλοσε τεί-
νοντα ἢ πρὸς δόξαν καὶ ἔριν καὶ ἐν δίκαις καὶ ἐν ἰδίαις
συνουσίαις πόῤῥωθεν ἀσπαζομένων . —- Οὐδὲ τούτων , ἔφη .
-– Τούτων τοι χάριν , ἦν δ ' ἐγώ , καὶ ταῦτα προορώ

μενοι ἡμεῖς τότε καὶ δεδιότες ὅμως ἐλέγομεν , ὑπὸ τάλη


θοῦς ἠναγκασμένοι , ὅτι οὔτε πόλις οὔτε πολιτεία οὐδέ γ'
ἀνὴρ ὁμοίως μή ποτέ γένηται τέλεος , πρὶν ἂν τοῖς φιλο-
σόφοις τούτοις τοῖς ὀλίγοις καὶ οὐ πονηροῖς , ἀχρήστοις δὲ
1
νῦν κεκλημένοις , ἀνάγκη τις ' ἐκ τύχης· περιβάλῃ , εἴτε

1. Ανάγκη τις. Sans doute une révolution comme celle des Quatre
cents ou un désastre comme la chute d'Athènes entre les mains de
Lysandre, car dans la vie normale de la démocratie athénienne,
les politiciens philosophes et la politique de la vertu n'avaient au-
cune chance de triompher. Nous ne faisons pas injure à Platon
en lui prêtant cette espérance d'un retour violent au pouvoir du
parti oligarchique , puisque l'un des plus sanguinaires des Trente,
son oncle Critias , figure très honorablement dans le Charmide et
Timée, écrits après les événements qui ont si tristement illustré
ce nom. Notre philosophe ne croyait donc rien avoir à regretter
dans le rôle joué par son oncle après la prise d'Athènes . — Υἱέσιν ἢ
αὐτοῖς. A défaut d'une révolution oligarchique, Platon compte sur
le fils de quelque tyran ou sur le souverain lui-mème. Expulsé par
Denys l'Ancien, il avait laissé à sa cour des amis parmi lesquels
Dion, tout à fait dévoué à la philosophie des Idées et très influent
par la parenté qui l'unissait au Tyran. Par lui Platon espère en-
core gagner à la métaphysique le jeune Denys qui grandissait alors.
On sait qu'il le tenta dans la suite, et n'eut pas plus de succès
avec le fils qu'avec le père . Des lettres attribuées à Platon , non
sans vraisemblance , racontent le détail de ces événements et nous
montrent les philosophes investis du rôle de conseillers des
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 179

βούλονται εἴτε μή , πόλεως ἐπιμεληθῆναι καὶ τῇ πόλει


κατήκοοι γενέσθαι , ἢ τῶν νῦν ἐν δυναστείαις ἢ βασιλείαις
ὄντων υἱέσιν ἢ αὐτοῖς ἔκ τινος θείας ἐπιπνοίας ἀληθινῆς
φιλοσοφίας ἀληθινὸς ἔρως ἐμπέσῃ . Τούτων δὲ πότερα γε-
νέσθαι ἢ ἀμφότερα ὡς ἄρα ἐστὶν ἀδύνατον ' , ἐγὼ μὲν οὐδένα
φημὶ ἔχειν λόγον . Οὕτω γὰρ ἂν ἡμεῖς δικαίως καταγελώ
μεθα, ὡς ἄλλως εὐχαῖς ὅμοια λέγοντες · ἢ οὐχ οὕτως ;
Οὕτως. - Εἰ τοίνυν ἄκροις εἰς φιλοσοφίαν πόλεώς τις

ἀνάγκη ἐπιμεληθῆναι ἢ γέγονεν ἐν τῷ ἀπείρῳ τῷ παρελη

princes et prétendant à la direction des consciences bien avant


l'époque romaine. Remarquer ἔκ τινος θείας ἐπιπνοίας. Quand dans
la succession des gouvernements, la tyrannie apparaît, c'est que le
dernier échelon de la décadence est atteint. Mais alors l'Etat est
voisin de la ruine ; si la tyrannie durait, il disparaîtrait. Platon
admet qu'à ce moment les affaires de cet État prennent sous la
main de Dieu une nouvelle direction et qu'un nouveau cycle re-
commence. De l'extrême désordre, suivant la loi des contraires ,
naît l'ordre suprême ; inspiré de Dieu , le fils du Tyran conseillé par
un philosophe comme il est exposé au livre IV des Lois (70 , e) de-
vient Roi, ou pasteur divin , puis l'aristocratie est rétablie et la sé-
rie des gouvernements inférieurs se déroule de nouveau : timocra-
tie , ploutocratie, démocratie , tyrannie . (Cf. les ricorsi de Vico) .
C'est Dieu qui règle le mouvement de toute cette machine , comme
c'est lui qui règle le mouvement des astres ; les révolutions sociales
et les révolutions sidérales sont des phénomènes naturels, c'est-à-
dire au sens où Platon prend ce mot, dépendant de l'art divin ,
de la volonté divine . Θεὸς μὲν πάντα καὶ μετὰ θεοῦ τύχη καὶ καιρὸς τ '
ἀνθρώπινα διακυβερνῶσι ξύμπαντα . (709 , 6.)
1. Ἀδύνατον . Ainsi l'argument principal, unique peut-être, sur
lequel Platon fait reposer la démonstration présente (à savoir que
la réalisation de sa constitution est possible) , cet unique argument
est la possibilité de la conversion des tyrans ou rois démocratiques
à la philosophie des Idées . Il y a beaucoup de naïveté dans cette
illusion : si les lettres de Platon sont authentiques, elles expriment
bien l'espérance incorrigible du philosophe, toujours disposé à
croire, même après les plus pénibles mésaventures , que ses plans
de gouvernement allaient être adoptés...
180 PLATON .
1
λυθότι χρόνῳ ἢ καὶ νῦν ἔστιν ἔν τινι βαρβαρικῷ τόπῳ
πόῤῥω που ἐκτὸς ὄντι τῆς ἡμετέρας ἐπόψεως , ἢ καὶ ἔπειτα
γενήσεται , περὶ τούτου ἕτοιμοι τῷ λόγῳ διαμάχεσθαι , ὡς
γέγονεν ἡ εἰρημένη πολιτεία καὶ ἔστι καὶ γενήσεταί γε, ὅταν
αὕτη ἡ Μοῦσα πόλεως ἐγκρατής γένηται . Οὐ γὰρ ἀδύνα-
τος γενέσθαι , οὐδ᾽ ἡμεῖς ἀδύνατα λέγομεν · χαλεπὰ δὲ καὶ
-
παρ' ἡμῶν ὁμολογεῖται . Καὶ ἐμοὶ , ἔφη , οὕτω δοκεῖ.

Il ne faut pas désespérer de la multitude. Elle fera bon ac-


cueil aux vrais philosophes , qui seront nécessairement
doux pour elle .

Τοῖς δὲ πολλοῖς , ἦν δ᾽ ἐγώ , ὅτι οὐκ αὖ δοκεῖ, ἐρεῖς ;

1. Εν τινι βαρβαρικῷ τόπῳ . Platon semble admettre ici que le phi-


losophe, investi du pouvoir , pourra réaliser partout la cité idéale ,
quelle que soit la population de cet État. Oublie-t-il donc son prin-
cipe que la cité est ce que sont les citoyens, et que la constitution
d'une société dépend des éléments qui la composent ? Non ; mais il
attribue aux gouvernants la faculté de changer ces éléments eux-
mêmes par l'éducation . Quelle que soit la race des sujets , en les
prenant de bonne heure, en les élevant à part, on en fera des
citoyens conformes aux exigences de la politique idéale . Le spiri-
tualisme de tous les temps semble autoriser cette croyance ; si l'âme
est tout l'homme, comme toutes les âmes portent l'empreinte de la
raison universelle , et se ressemblent toutes par leur essence , tous
les hommes convenablement instruits peuvent entrer dans la même
société ; la même pédagogie et la même politique peuvent être
appliquées aux´Arabes , aux Annamites et aux Français de la
métropole : les uns et les autres devront et sauront jouir des droits
absolus, imprescriptibles, inscrits dans la déclaration des Droits de
l'Homme. Tient-on compte des influences de race et de milieu,
l'âme n'est plus qu'une résultante, subordonnée à ses conditions
biologiques et sociologiques , elle perd, son caractère de substance
immuable et primordiale. Dans la mesure où on sacrifie la politique
« des principes » à la politique « des résultats » , on nie la spiri-
tualité et l'identité absolues des âmes.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 181

Ἴσως, ἔφη . Ὦ μακάριε , ἦν δ᾽ ἐγώ , μὴ πανυ οὕτω


τῶν πολλῶν κατηγόρει , ἀλλ ' οἵαν τοι δόξαν ἕξουσιν , ἐὰν
αὐτοῖς μὴ φιλονεικῶν ἀλλὰ παραμυθούμενος καὶ ἀπολυό
μενος τὴν τῆς φιλομαθίας διαβολὴν ἐνδεικνύς οὓς λέγεις
τοὺς φιλοσόφους , καὶ διορίζῃ ὥσπερ ἄρτι τήν τε φύσιν
αὐτῶν καὶ τὴν ἐπιτήδευσιν , ἵνα μὴ ἡγῶνται σε λέγειν οὓς
αὐτοὶ οἴονται . Ἢ καὶ ἐὰν οὕτω θεῶνται , ἀλλοίαν τε

φήσεις αὐτοὺς δόξαν λήψεσθαι καὶ ἄλλα ἀποκρινεῖσθαι ; ἢ


οἴει τινὰ χαλεπαίνειν 1 τῷ μὴ χαλεπῷ ἢ φθονεῖν τῷ
μὴ φθονερῷ , ἄφθονόν τε καὶ πρᾶον ὄντα ; ἐγὼ μὲν γὰρ
σὲ προφθάσας λέγω , ὅτι ἐν ὀλίγοις τισὶν 2 ἡγοῦμαι ἀλλ᾽

1. Χαλεπαίνειν τῷ μὴ χαλεπῷ. Cet éloge de la multitude est inat-


tendu. On a vu, dans ce qui précède, la multitude assimilée à une
grosse bête mue par des instincts abjects , et le mépris de la foule
est essentiel à la philosophie Platonicienne , puisque la foule est à
la partie dirigeante de l'Etat ce que le corps est à l'âme. Mais notre
philosophe sent le besoin de se concilier cette multitude, sans le
consentement de laquelle la politique oligarchique elle-même et le
gouvernement de l'élite pensante ne peuvent s'établir dans le monde.
Il espère que le peuple ne voudra pas de mal à qui n'en veut à
personne et ne s'emportera pas contre qui ne s'emporte pas vis -à
vis de lui. Espérance illusoire si la doctrine est vraie; que si , au con-
traire, cet animal tend de lui-même la tête à la muselière , si la
foule va au-devant de ceux qui veulent la rendre meilleure , c'est
donc qu'elle n'est pas incapable de s'organiser et de se discipliner
elle-même ; dès lors , les sages envoyés de Dieu lui sont inutiles et
il faut la laisser se ranger d'elle-même autour des chefs de son choix,
qu'elle saura bien inspirer et contrôler.
2. Ἐν ὀλίγοις τισιν . Il faut cependant expliquer ce mot. La multi-
tude prise en masse est mauvaise , mais elle ne l'est pas absolument ;
car toutes les parties de l'univers sont analogues et ressemblent au
moins en quelque degré au premier principe , qui est bon. Ce ne
-peut donc être qu'une partie de la foule qui est tout à fait déréglée
et ignorante ; là est la part du non-être absolu , de l'erreur pure .
Le reste est égaré par accident , et , comme on va le voir, c'est la
faute des sophistes .
ESPINAS. Rep . de Platon, L.. VI. 11
182 PLATON .

οὐκ ἐν τῷ πλήθει χαλεπὴν οὕτω φύσιν γίγνεσθαι . - Καὶ


ἐγὼ ἀμέλει , ἔφη , ξυνοίομαι . Οὐκοῦν καὶ αὐτὸ τοῦτο

ξυνοίει , τοῦ χαλεπῶς πρὸς φιλοσοφίαν τοὺς πολλοὺς δια-


κεῖσθαι ἐκείνους αἰτίους εἶναι τοὺς ἔξωθεν οὐ προσήκου
ἐπεισκεκωμακότας , λοιδορουμένους τε αὐτοῖς καὶ φιλα-
πεχθημόνως ἔχοντας καὶ ἀεὶ περὶ ἀνθρώπων τοὺς λόγους !
ποιουμένους , ἥκιστα φιλοσοφία πρέπον ποιοῦντας ;
Πολύ γ᾽ , ἔφη .
3
Οὐδὲ γάρ που , ὦ Αδείμαντε , σχολὴ τῷ γε ὡς
ἀληθῶς πρὸς τοῖς οὖσι τὴν διάνοιαν ἔχοντι κάτω βλέπειν
εἰς ἀνθρώπων πραγματείας , καὶ μαχόμενον αὐτοῖς φθόνου
τε καὶ δυσμενείας ἐμπίπλασθαι , ἀλλ᾽ εἰς τεταγμένα ἄττα
καὶ κατὰ ταὐτὰ ἀεὶ ἔχοντα ὁρῶντας καὶ θεωμένους οὔτ᾽
ἀδικοῦντα 2 οὔτ᾽ ἀδικούμενα ὑπ᾽ ἀλλήλων , κόσμῳ δὲ

1. Περὶ ἀνθρώπων τοὺς λόγους. Il est difficile de dire quels étaient


ces philosophes qui traitaient de la nature humaine avec cet esprit
critique et chagrin . Peut- être est- il question ici de ces naturalistes
qui comparaient l'homme à l'animal et attribuaient à l'espèce
humaine d'humbles origines, renonçant à faire avec les métaphysi-
ciens transcendants le panégyrique de l'âme issue des Dieux.
Archélaus était peut-être de ceux-là . C'est à leur manière de voir
que se rattache le début de la politique d'Aristote , puisé dans l'ob-
servation des faits communs à l'animal et à l'homme. Mais nous ne
savons pas exactement quels étaient ces philosophes intrus qui ne
disaient sur l'homme rien qui fût digne de la philosophie.
2. Οὔτ᾽ ἀδικοῦντα . Les Essences ou Idées gardent entre elles une
parfaite harmonie . Elles sont le type de toute cité ou société par
leur unité comme par leur constance. Le philosophe qui les con-
temple cherche à imiter le bel ordre qui règne dans leurs choeurs ,
et dont l'astronomie lui fournit la plus ressemblante image. Il est
donc lui-même harmonique, pacifique comme l'univers et comme
Dieu, le modèle de l'univers . Il y a un souffle stoïcien dans ce pas-
sage. Maintenant est-il vrai que ce philosophe, épris d'harmonie
céleste , quand non content de se façonner lui-même à l'imitation de
la perfection divine, il voudra façonner aussi la société selon le
LA RÉPUBLIQUE, LIVRE VI . 183

πάντα καὶ κατὰ λόγον ἔχοντα , ταῦτα μιμεῖσθαί τε


καὶ ὅ τι μάλιστα ἀφομοιοῦσθαι . ἢ οἴει τινὰ μηχανὴν
εἶναι , ὅτῳ τις ὁμιλεῖ ἀγάμενος , μή μιμεῖσθαι ἐκεῖνο ;
Αδύνατον , ἔφη . - Θείῳ δὴ καὶ κοσμίῳ ő ὅ γε φιλόσο
φος ὁμιλῶν κόσμιος τε καὶ θεῖος εἰς τὸ δυνατὸν ἀνθρώπῳ
γίγνεται · διαβολὴ δ' ἐν πᾶσι πολλή. - Παντάπασι μὲν
οὖν. - Ἂν οὖν τις , εἶπον, αὐτῷ ἀνάγκη γένηται , ἃ
ἐκεῖ ὁρᾷ , μελετῆσαι εἰς ἀνθρώπων ἤθη καὶ ἰδίᾳ καὶ
δημοσίᾳ τιθέναι , καὶ μὴ μόνον ἑαυτὸν πλάττειν , ἆρα
κακὸν δημιουργὸν αὐτὸν οἴει γενήσεσθαι σωφροσύνης τε
καὶ δικαιοσύνης καὶ ξυμπάσης τῆς δημοτικῆς ἀρετῆς ;
Ἥκιστά γε , ἡ δ᾽ ὅς. Αλλ᾽ ἐὰν δὴ αἴσθωνται οἱ

πολλοὶ , ὅτι ἀληθῆ περὶ αὐτοῦ λέγομεν , χαλεπανοῦσι δὴ


τοῖς φιλοσόφοις καὶ ἀπιστήσουσιν ἡμῖν, λέγουσιν ὡς οὐκ
ἄν ποτε ἄλλως εὐδαιμονήσειε πόλις , εἰ μὴ αὐτὴν διαγρά
ψειαν οἱ τῷ θείῳ παραδείγματι χρώμενοι ζωγράφοι ;
Οὐ χαλεπανοῦσιν , ἦ δ᾽ ὅς , ἐάνπερ αἴσθωνται .

Comment le sage tracera le plan de la cité .


Il commencera par une épuration radicale .

Ἀλλὰ δὴ τίνα λέγεις τρόπον τῆς διαγραφῆς ;


Λαβόντες , ἦν δ᾽ ἐγώ , ὥσπερ πίνακα πόλιν τε καὶ ἤθη

divin modèle , est-il vrai qu'il sera doux envers les hommes et plein
de compassion tendre pour leurs faiblesses ? C'est à l'histoire du
moyen âge qu'il faut le demander. Les fondations de la Cité de Dieu
ont été largement abreuvées de sang humain . Du reste, on va voir
quelles épurations préalables Platon prescrit au législateur phi-
losophe, c'est-à-dire théocratique.
184 PLATON.
1
ἀνθρώπων , πρῶτον μὲν καθαρὰν ποιήσειαν ' ἄν · ö
ὃ οὐ
πάνυ ῥᾴδιον · ἀλλ᾽ οὖν οἶσθ᾽ ὅτι τούτῳ ἂν εὐθὺς τῶν ἄλλων

1. Kз0αрàν лоýσɛtav άv . (Cf. Lois, liv. V, 733 b . ) C'est la méthode


de tous les constructeurs à priori , dans l'ordre de la politique . Ils
ne promettent de réussir qu'après avoir fait table rase des institu-
tions du passé . L'épuration et la régénération étaient dans toutes
les bouches et sur les enseignes de toutes les sociétés pendant la
Terreur ; certaines sociétés se disaient même plusieurs fois régéné-
rées. Le citoyen n'entre dans la cité idéale qu'après avoir subi un
lessivage radical de toutes ses anciennes idées ; et encore est-il
suspect, car ses habitudes peuvent le ressaisir ; le seul vrai citoyen
est celui qui a été jeté dès l'enfance dans le moule nouveau et chez
lequel tout, par conséquent , est nouveau, puisqu'il est impliqué par
la doctrine que chaque esprit naît de toutes pièces , et ne doit rien
à l'héridité. Descartes , dans le Discours de la Méthode, 2º partie,
se défend assez mal de préconiser la politique de la table rase . Par
là, par ce besoin de tout abattre pour tout reconstruire conformé-
ment aux exigences de la raison, par cette croyance qu'on ne bâtit
rien de solide sur de vieux fondements , le xvIIe siècle est tout
entier cartésien et, quand de Maistre a voulu remettre en honneur
la politique des traditions , il ne s'y est pas trompé , il a attaqué en
même temps Descartes , vrai père de la politique à priori . Mais
Descartes, à son tour, n'avait-il pas lu ce passage de Platon, n'est-
il pas Platonicien , c'est-à- dire idéaliste transcendant, plus qu'il n'y
paraît à un examen superficiel de son système ? Leibnitz a dit de
lui, avec raison « dogmata ejus metaphysica... prorsus Platonica
sunt » . La politique du tout ou rien est donc Platonicienne et se
rattache, par son origine, aux dogmes religieux qu'elle combat .
Cf. Rep . , livre VII sub fine : « Eh bien ! mes amis , m'accordez -vous à
présent que notre projet d'État et de gouvernement n'est pas un
simple souhait ? L'exécution en est difficile sans doute, mais elle
est possible , et elle ne l'est que commeil a été dit, à savoir :
lorsqu'on verra à la tête des gouvernements un ou plusieurs vrais
philosophes qui ... mettant la justice au-dessus de tout ... entre-
prendront la réforme de l'État. Ils relègueront à la campagne tous
les citoyens qui seront au-dessus de dix ans ; et ayant soustrait de
la sorte les enfants de ces citoyens à l'influence des mœurs actuelles ,
qui sont celles de leurs parents , ils les élèveront conformément à
leurs propres mœurs et à leurs propres principes, qui sont ceux
que nous avons exposés ci-dessus . Par ce moyen , ils établiront dans
l'État, en peu de temps et sans peine , tάxɩota tɛ xaì pãora, le gou-
vernement dont nous avons parlé , et le rendront très heureux . »
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 185

διενέγκοιεν , τῷ μήτε ἰδιώτου μήτε πόλεως ἐθελῆσαι αν


ἂν
ἅψασθαι μηδὲ γράφειν νόμους , πρὶν ἢ παραλαβεῖν καθαρὰν
ἢ αὐτοὶ ποιῆσαι . — Καὶ ὀρθῶς γ᾽, ἔφη . - Οὐκοῦν μετὰ
αν τὸ σχῆμα τῆς πολιτείας ; —
ταῦτα οἴει ὑπογράψασθαι ἂν
Τί μήν ; ― Ἔπειτα , οἶμαι , ἀπεργαζόμενοι πυκνὰ ἂν
ἑκατέρωσ᾽ ἀποβλέποιεν , πρός τε τὸ φύσει δίκαιον καὶ
καλὸν καὶ σῶφρον καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα καὶ πρὸς ἐκεῖνο
αὖ τὸ ἐν τοῖς ἀνθρώποις , ἐμποιοῖεν ξυμμιγνύντες τε καὶ
κεραννύντες ' ἐκ τῶν ἐπιτηδευμάτων τὸ ἀνδρείκελον , ἀπ᾿
ἐκείνου τεκμαιρόμενοι , ὃ δὴ καὶ Ὅμηρος ἐκάλεσεν ἐν τοῖς
ἀνθρώποις ἐγγιγνόμενον θεοειδές τε καὶ θεοείκελον . — 'Op-
θῶς , ἔφη . Καὶ τὸ μὲν ἄν, οἶμαι , ἐξαλείφοιεν , τὸ δὲ
πάλιν ἐγγράφοιεν , ἕως ὅ τι μάλιστα ἀνθρώπεια ἤθη εἰς
ὅσον ἐνδέχεται θεοφιλῆ ποιήσειαν . – Καλλίστη γοῦν ἄν ,
ἔφη , ἡ γραφὴ γένοιτο .

1. ξυμμιγνύντες τε καὶ κεραννύντες. Toute création est une com-


binaison , un mélange d'éléments préexistants. Le Timée , récit de
la création , est plein de ces mélanges. L'étre, voyons-nous ailleurs ,
(p. 254 du Sophiste , ) est une combinaison de méme et d'autre,
d'unité et de diversité . Quand donc on enseigne le moyen de fabri-
quer une cité parfaite et des hommes parfaits , on n'a qu'à indiquer
le mélange à faire et les éléments à combiner . Le législateur aura
les yeux fixes , d'une part, sur la Justice absolue, d'autre part, sur la
Justice humaine et il formera un type intermédiaire, celui d'un
homme aussi approchant que possible de la divinité . La vertu est,
pour Platon, limitation de Dieu, ὁμοίωσις τῷ θεῷ . « Nous devons
tâcher de fuir au plus vite de ce séjour dans l'autre. Or , cette fuite,
c'est la ressemblance avec Dieu, autant qu'il dépend de nous ; et on
ressemble à Dieu par la justice, la sainteté , la sagesse . Il y a dans
la nature des choses deux modèles : l'un divin et bienheureux ,
l'autre sans Dieu et misérable . Les hommes injustes ne s'en doutent
pas et l'excès de leur folie les empêche de sentir que leur conduite
pleine d'injustice les rapproche du second et les éloigne du premier. »
(Théétète, 34 b.)
186 PLATON .

Les adversaires du gouvernement des philosophes doivent


être maintenant convaincus. Résumé des arguments .

- Αρ᾽ οὖν , ἦν δ᾽ ἐγώ , πείθομέν πῃ ἐκείνους , οὓς διατε-


ταμένους ἐφ᾿ ἡμᾶς ἔφησθα ἰέναι , ὡς τοιοῦτός ἐστι πολι-
τειῶν ζωγράφος 1 , ὃν τότ᾽ ἐπηνοῦμεν πρὸς αὐτοὺς, δι᾿
ὃν ἐκεῖνοι ἐχαλέπαινον , ὅτι τὰς πόλεις αὐτῷ παρεδίδομεν ,
καί τι μᾶλλον αὐτὸ νῦν ἀκούοντες πραΰνονται ; --- Καὶ
5 ――
πολύ γε , ᾗ δ᾿ ὃς , εἰ σωφρονοῦσι . Πῇ γὰρ δὴ ἕξουσιν
ἀμφισβητῆσαι ; πότερον μὴ τοῦ ὄντος τε καὶ ἀληθείας
ἐραστὰς εἶναι τοὺς φιλοσόφους . Ατοπον μέντ᾽ ἂν ,
ἔφη , εἴη . Ἀλλὰ μὴ τὴν φύσιν αὐτῶν οἰκείαν εἶναι
τοῦ ἀρίστου ἣν ἡμεῖς διήλθομεν ; - Οὐδὲ τοῦτο . Τί

δέ ; τὴν τοιαύτην τυχοῦσαν τῶν προσηκόντων ἐπιτηδευμά


·
των οὐκ ἀγαθὴν τελέως ἔσεσθαι καὶ φιλόσοφον εἴπερ τινὰ
2
ἄλλην ; ἢ ἐκείνους 3 φήσειν μᾶλλον , οὓς ἡμεῖς ἀφωρί
σαμεν ; Οὐ δήπου. Ἔτι οὖν ἀγριανοῦσι λεγόντων

ἡμῶν, ὅτι , πρὶν ἂν πόλεως τὸ φιλόσοφον γένος ἐγκρατὲς


γένηται , οὔτε πόλει οὔτε πολίταις κακῶν παῦλα ἔσται ,
οὐδὲ ἡ πολιτεία , ἣν μυθολογοῦμεν λόγῳ , ἔργῳ τέλος
λήψεται ; Ἴσως , ἔφη , ἧττον . — Βούλει οὖν , ἦν δ'
ἐγώ , μὴ ἧττον φῶμεν αὐτοὺς ἀλλὰ παντάπασι πράους
γεγονέναι καὶ πεπεῖσθαι , ἵνα εἰ μή τι ἀλλὰ αἰσχυνθέντες
ὁμολογήσωσι ; — Πάνυ μὲν οὖν , ἔφη .

1. Ζωγράφος. Le vrai dessinateur de cités, c'est- à-dire celui à qui


il appartient de tracer le plan des constitutions est le même que
celui auquel il appartient de gouverner les États , à savoir le
philosophe.
2. Εκείνους. Les faux sages, les sophistes.
LA RÉPUBLIQUE, LIVRE VI . 187

La constitution de la cité parfaite est donc réalisable ,


bien que difficile.

Οὗτοι μὲν τοίνυν , ἦν δ ' ἐγώ , τοῦτο πεπεισμένοι ἔστων


τοῦδε δὲ πέρι τις ἀμφισβητήσει , ὡς οὐκ ἂν τύχοιεν γενό-
μενοι βασιλέων ἔκγονοι ἢ δυναστῶν τὰς φύσεις φιλόσοφοι ;
- Οὐδ᾽ ἂν εἰς 1 , ἔφη . Τοιούτους δὲ γενομένους ὡς
πολλὴ ἀνάγκη διαφθαρῆναι , ἔχει τις λέγειν ; — Ὡς μὲν
γὰρ χαλεπὸν σωθῆναι , καὶ ἡμεῖς ξυγχωροῦμεν · ὡς δὲ
ἐν παντὶ τῷ χρόνῳ τῶν πάντων οὐδέποτ᾽ οὐδ᾽ ἂν εἰς σω
θείη , ἔσθ᾽ ὅστις ἀμφισβητήσει ; Καὶ πῶς . Αλλά

μὴν, ἦν δ' ἐγώ, εἰς ἱκανὸς γενόμενος , πόλιν ἔχων πειθο-


μένην , πάντ᾽ ἐπιτελέσαι τὰ νῦν ἀπιστούμενα . Ἱκανὸς
γὰρ, ἔφη .
- Αρχοντος γάρ που , ἦν δ᾽ ἐγώ , τιθέντος
τοὺς νόμους καὶ τὰ ἐπιτηδεύματα , ἃ διεληλύθαμεν , οὐ
δήπου ἀδύνατον ἐθέλειν ποιεῖν τοὺς πολίτας . - Ούδ '
ὁπωστιοῦν . Ἀλλὰ δὴ, ἅπερ ἡμῖν δοκεῖ, δόξαι καὶ
ἄλλοις 2 θαυμαστόν τι καὶ ἀδύνατον ; Οὐκ οἶμαι
ἔγωγε , ἡ δ᾽ ὅς . -
Καὶ μὴν ὅτι γε βέλτιστα , εἴπερ δυ-
νατὰ , ἱκανῶς ἐν τοῖς ἔμπροσθεν , ὡς ἐγᾦμαι , διήλθομεν .
3
Ἱκανῶς γάρ . Νῦν δὴ , ὡς ἔοικε , ξυμβαίνει ἢ ἡμῖν

1. Οὐδ᾽ ἂν εἷς (ἀμφισβητήσει ) .


2. Δόξαι καὶ ἄλλοις. Est-il surprenant et impossible que ce qui
m'est venu à la pensée vienne à la pensée d'autres hommes ?
3. Ξυμβαίνει . C'est la conclusion de tout ce qui précède . Ainsi
donc s'il est difficile que la cité idéale se réalise , cela n'est pas
impossible , puisqu'il suffit qu'il naisse un fils de roi ou de tyran
doué d'aptitudes pour la métaphysique, et que ses bonnes disposi-
tions ne soient pas gâtées par son entourage. On ne peut assez
s'étonner de la faiblesse de ces conceptions sociologiques ; la ré-
188 PLATON .

περὶ τῆς νομοθεσίας ἄριστα μὲν εἶναι ὁ λέγομεν , εἰ γέ-


νοιτο , χαλεπὰ δὲ γενέσθαι , οὐ μέντοι ἀδύνατά γε .
Ξυμβαίνει γὰρ , ἔφη .

Reste à parler de l'éducation des magistrats ; ils devront


etre philosophes ; on n'en doute plus.

Οὐκοῦν ἐπειδὴ τοῦτο μόγις τέλος ἔσχε , τὰ ἐπίλοιπα


δὴ μετὰ τοῦτο λεκτέον , τίνα τρόπον ἡμῖν καὶ ἐκ τίνων
μαθημάτων τε καὶ ἐπιτηδευμάτων οἱ σωτῆρες ἐνέσονται
τῆς πολιτείας, καὶ κατὰ ποίας ἡλικίας ἕκαστοι ἑκάστων
ἀπτόμενοι ; - Λεκτέον μέντοι , ἔφη . Οὐδὲν, ἦν δ᾽
ἐγὼ , τὸ σοφόν μοι ἐγένετο τήν τε τῶν γυναικῶν τῆς κτή-
σεως δυσχέρειαν ἐν τῷ πρόσθεν παραλιπόντι καὶ παιδογο-
νίαν καὶ τὴν τῶν ἀρχόντων κατάστασιν , εἰδότι ὡς ἐπίφ
θονός τε καὶ χαλεπή γίγνεσθαι ἡ παντελῶς ἀληθής · νῦν
γὰρ οὐδὲν ἧττον ἦλθε τὸ δεῖν αὐτὰ διελθεῖν . Καὶ τὰ μὲν

forme d'une société , la constitution d'un nouveau régime écono-


mique social et politique , ne dépendent point de la volonté d'un
homme ; le corps social n'est pas un objet de fabrication qu'un
ouvrier habile façonne de toutes pièces. Tout cela se fait, devient
spontanément, en vertu de causes ethniques , géographiques , his-
toriques , dont un très petit nombre sont modifiables par l'action
d'individus isolés . Et encore les individus qui semblent exercer une
action considérable sur une nation sont eux-mêmes les produits
de ces influences, leur empire se fonde sur les sentiments et les
croyances de la population, et fussent- ils, par un hasard , en pos-
session de la force, leur puissance ne durerait pas une heure, s'ils
n'étaient d'accord avec les passions plus ou moins inconscientes du
grand nombre. Dans la société tout se fait par des individus, cela
est vrai , mais rien ne se fait par des individus séparés du corps
social, exerçant sur lui une action venue d'en haut et du dehors.
Ainsi la volonté en chacun de nous est un produit de l'organisme
qu'elle gouverne .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 189
1
δὴ τῶν γυναικῶν τε καὶ παίδων ' πεπέρανται , τὸ δὲ τῶν
ἀρχόντων ὥσπερ ἐξ ἀρχῆς μετελθεῖν δεῖ . Ἐλέγομεν δ ' , εἰ
μνημονεύεις , δεῖν αὐτοὺς φιλοπόλιδάς τε φαίνεσθαι , βασα-
νιζομένους ἐν ἡδοναῖς τε καὶ λύπαις , καὶ τὸ δόγμα τοῦτο
μήτ᾽ ἐν πόνοις μήτ᾽ ἐν φόβοις μήτ ' ἐν ἄλλῃ μηδεμιᾷ
μεταβολῇ φαίνεσθαι ἐκβάλλοντας , ἢ τὸν ἀδυνατοῦντα
ἀποκριτέον , τὸν δὲ πανταχοῦ ἀκήρατον ἐκβαίνοντα , ὥσπερ
χρυσον ἐν πυρὶ βασανιζόμενον , στατέον ἄρχοντα καὶ γέρα
δοτέον καὶ ζῶντι καὶ τελευτήσαντι καὶ ἆθλα . Τοιαῦτ᾽
4
ἄττα ἦν τὰ λεγόμενα , παρεξιόντος καὶ παρακαλυπτομέ-

1. Τὰ μὲν δὴ τῶν γυναικῶν τε καὶ παίδων . Tout ce qui concerne


la condition des femmes, les mariages , les naissances et la pre-
mière éducation, a été réglé au livre V. Platon reviendra sur ce
sujet dans les Lois et renoncera alors à la communauté des femmes
qu'il n'avait présentée dans la République que sous réserves, après
de longues hésitations.
2. Τὸ δόγμα τοῦτο s'applique à l'amour de la patrie. Cf. livre
III, 412 , d.
3. Ὥσπερ χρυσόν... Au livre III les diverses races d'hommes ont
été comparées à différents métaux : « Vous êtes tous frères, leur
dirais-je (frères comme enfants de la terre) ; mais le Dieu qui vous
a formés a fait entrer l'or dans la composition de ceux d'entre vous
qui sont propres à gouverner les autres , aussi sont- ils les plus
précieux. Il a mêlé l'argent dans la formation des guerriers , le fer
et l'airain dans celle des laboureurs et des autres artisans . >>
(Ρ. 445.)
4. Τοῖαυτ᾽ ἄττα . En effet, Platon ne fait ici que reproduire des
idées exprimées au livre III . « C'est donc à nous d'observer... ceux
qui se montreront les plus fidèles à la maxime qu'on doit faire tout
ce qu'on juge être du bien public ; de les éprouver dès l'enfance,
en les mettant dans les circonstances où ils pourraient plus aisé-
ment oublier cette maxime et se laisser tromper ; de choisir , à
l'imitation des autres , celui qui la conservera plus fidèlement dans
sa mémoire , qui sera le plus difficile à séduire, n'est-ce pas ? -
Oui. - De les mettre ensuite à l'épreuve des travaux et de la dou-
leur et de voir comment ils la soutiendront. -- · Fort bien. - Enfin
d'essayer le prestige et la séduction ; de faire à leur égard ce qu'on
11.
190 PLATON .

νου τοῦ λόγου , πεφοβημένου κινεῖν τὸ νῦν παρόν .


1
Αληθέστατα , ἔφη , λέγεις μέμνημαι γάρ. " Oxvos

γὰρ , ἔφην , ὦ φίλε, ἐγώ , εἰπεῖν τὰ νῦν ἀποτετολμημένα ·


νῦν δὲ τοῦτο μὲν τετολμήσθω εἰπεῖν , ὅτι τοὺς ἀκριβεστά
τους φύλακας φιλοσόφους δεῖ καθιστάναι . Εἰρήσθω

γὰρ , ἔφη .

fait à l'égard des jeunes chevaux qu'on expose au bruit et au


tumulte pour voir s'ils sont craintifs ; de les transporter , lorsqu'ils
sont encore jeunes, au milieu d'objets terribles et séduisants et
d'éprouver , avec plus de soin qu'on n'éprouve l'or par le feu , si
dans toutes ces rencontres le charme ne peut rien sur eux ; si , tou-
jours attachés à veiller sur eux-mêmes et à retenir les leçons de
musique qu'ils ont reçues, ils font voir dans toute leur conduite que
leur âme est réglée selon les lois du nombre et de l'harmonie,
qu'ils sont tels en un mot qu'on doit être pour servir utilement sa
patrie et pour être utile à soi -même. Nous établirons chef et gar-
dien de la république, celui qui dans l'enfance, dans la jeunesse ,
dans l'âge viril , aura passé par toutes ces épreuves et en sera sorti
pur ; nous le comblerons d'honneurs pendant sa vie et nous lui éri-
gerons après sa mort un magnifique tombeau , avec tous les autres
monuments qui peuvent illustrer sa mémoire ; pour ceux qui ne
sont pas de ce caractère , nous les rejetterons . » La marche du
dialogue, bien qu'assez libre , est donc facile à saisir. Au livre III
l'auteur a traité du rôle des poètes et de celui des gymnastes ,
des médecins et des juges dans sa république, particulièrement en
ce qui concerne l'éducation des guerriers ; puis il a désigné ceux à
qui appartiendra l'autorité souveraine et dit quelques mots de leur
éducation. Cela fait, la constitution de sa cité ideale semble com-
plète, et il en montre les avantages au livre IV . Le livre V forme une
sorte d'appendice dont le sujet est la condition des femmes. En
cette partie du livre VI, ainsi rattachée à la première conclusion
du livre III, le dialogue recommence sur cette question : Quelle
sera l'éducation des futurs gouvernants ? et on sait que cette partie
nouvelle, qui semble surajoutée, est aussi longue que l'autre . C'est
ce qui a fait supposer à certains critiques que le dialogue a été
composé en deux fois . (Voir Tannery, Revue philosophique du
1er août 1885 , « l'Exégèse platonicienne » et notre Introduction .)
1. "Oxvos. Au livre III Platon n'a pas dit, en effet, que les
magistrats suprèmes doivent être des philosophes .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 191

Ils seront peu nombreux . La nature présente rarement


tant de qualités , parfois opposées , réunies dans un même
homme.

Νόησον δὴ , ὡς εἰκότως ὀλίγοι ἔσονταί σοι . Ἣν γὰρ


διήλθομεν φύσιν δεῖν ὑπάρχειν αὐτοῖς , εἰς ταὐτὸ ξυμφύε
σθαι αὐτῆς τὰ μέρη ὀλιγάκις ἐθέλει , τὰ πολλὰ δὲ διεστ
- Πῶς, ἔφη λέγεις ― Εὐμαθεῖς καὶ
πασμένη φύεται . , ;
μνήμονες καὶ ἀγχίνοι καὶ ὀξεῖς καὶ ὅσα ἄλλα τούτοις
ἕπεται οἶσθ᾽ ὅτι οὐκ ἐθέλουσιν ἅμα φύεσθαι καὶ νεανικοί
τε καὶ μεγαλοπρεπεῖς τὰς διανοίας , οἷοι κοσμίως μετὰ
ἡσυχίας καὶ βεβαιότητος ἐθέλειν ζῆν , ἀλλ᾽ οἱ τοιοῦτοι
ὑπὸ ὀξύτητος φέρονται ὅπῃ ἂν τύχωσι , καὶ τὸ βέβαιον
ἅπαν αὐτῶν ἐξοίχεται . - Αληθῆ, ἔφη, λέγεις.
Οὐκοῦν τὰ βέβαια αὖ ταῦτα ἤθη καὶ οὐκ εὐμετάβολα ,
οἷς ἄν τις μᾶλλον ὡς πιστοῖς χρήσαιτο , καὶ ἐν τῷ πολέμῳ
πρὸς τοὺς φόβους δυσκίνητα ὄντα , πρὸς τὰς μαθήσεις αὖ
ποιεῖ ταὐτόν , δυσκινήτως ἔχει καὶ δυσμαθῶς ὥσπερ ἀπο-
νεναρκωμένα , καὶ ὕπνου τε καὶ χάσμης ἐμπίπλανται ,
ὅταν τι δέῃ τοιοῦτον διαπονεῖν ' . — Ἔστι ταῦτα , ἔφη .
Ἡμεῖς δέ γ' ἔφαμεν ἀμφοτέρων δεῖν εὖ τε καὶ καλῶς
μετέχειν , ἢ μήτε παιδείας τῆς ἀκριβεστάτης δεῖν αὐτῷ
μεταδιδόναι μήτε τιμῆς μήτε ἀρχῆς . Ὀρθῶς , ἦ δ '

1. Διαπονείν . Est-il vrai que la fermeté du caractère et la vivacité


de l'intelligence s'excluent ? Le soldat capable de faire face au
danger sans s'émouvoir, le politique capable de persévérer dans
les mêmes principes à travers la variété des circonstances sont-ils
nécessairement des natures lourdes et endormies ? Cette thèse
paraît arbitraire .
192 PLATON .
1
ὅς . Οὐκοῦν σπάνιον αὐτὸ οἴει ἔσεσθαι ; Πῶς
δ᾽ οὔ ;

Épreuves qu'ils devront subir. Ils pénètreront les principes


premiers des vertus humaines . Circuit à faire pour y par-
venir.

2
Βασανιστέον δὴ ἔν τε οἷς τότε ἐλέγομεν πόνοις τε
καὶ φόβοις καὶ ἡδοναῖς , καὶ ἔτι δὴ ὁ τότε παρεῖμεν νῦν
λέγομεν , ὅτι καὶ ἐν μαθήμασι πολλοῖς γυμνάζειν δεῖ
σκοποῦντας , εἰ καὶ τὰ μέγιστα μαθήματα δυνατὴ ἔσται
ἐνεγκεῖν , εἴτε καὶ ἀποδειλιάσει , ὥσπερ οἱ ἐν τοῖς ἄλλοις
· ἀποδειλιῶντες . Πρέπει γέ τοι δὴ , ἔφη , οὕτω σκοπεῖν ·
ἀλλὰ ποῖα δὴ λέγεις μαθήματα μέγιστα ;
-
• Μνημονεύεις μέν που , ἦν δ᾽ ἐγώ , ὅτι τριττα εἴδη ψυ
3
χῆς διαστησάμενοι ξυνεβιβάζομεν δικαιοσύνης * τε πέρι καὶ

1. Σπάνιον . Voir la note 1 de la page 156 .


2. Βασανιστέον . L'idée d'épreuves morales à instituer pour les futurs
gouvernants est, on le voit, affirmée à plusieurs reprises dans ce pas-
sage comme dans le passage correspondant du livre III . Dans cette
phrase, il est question de l'instruction compliquée qu'ils devront re-
cevoir ; mais cet apprentissage de la science est distingué nettement
de la culture morale que nous appelons en français plus spéciale-
ment éducation. Cette distinction si importante apparaît ici pour la
première fois. Elle est mêlée d'une conception très discutable : celle
de séductions et de périls artificiellement combinés pour éprouver
le caractère , d'examens moraux analogues à ceux qui sont encore
usités dans la franc-maçonnerie et qui ont été en vigueur dans
plusieurs disciplines religieuses . Rousseau s'est inspiré de cette
idée dans son Émile. Elle est généralement abandonnée des péda-
gogues modernes. A l'entrée des diverses carrières, on éprouve les
capacités intellectuelles du postulant, mais on laisse aux circon-
stances de la vie réelle le soin de former et de juger les caractères .
3. Δικαιοσύνης τε πέρι . Il a été expliqué au livre IV que la cité
constituée comme elle l'a été dans les trois premiers livres avait
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 193

σωφροσύνης καὶ ἀνδρείας καὶ σοφίας ὁ ἕκαστον εἴη . - Μή


γὰρ μνημονεύων , ἔφη , τὰ λοιπὰ ἂν εἴην δίκαιος μὴ
ἀκούειν . - Ἦ καὶ τὸ προῤῥηθὲν αὐτῶν ; — Τὸ ποῖον
δή ; - Ἐλέγομέν ' που , ὅτι , ὡς μὲν δυνατὸν ἦν κάλλιστα
αὐτὰ κατιδεῖν , ἄλλη μακροτέρα εἴη περίοδος , ἣν περιελ-
θόντι καταφανή γίγνοιτο, τῶν μέντοι ἔμπροσθεν προειρη-
μένων ἑπομένας ἀποδείξεις οἷόν τ᾽ εἴη προσάψαι . Καὶ
ὑμεῖς ἐξαρκεῖν ἔφατε , καὶ οὕτω δὴ ἐῤῥήθη τὰ τότε τῆς
μὲν ἀκριβείας , ὡς ἐμοὶ ἐφαίνετο , ἐλλιπῆ , εἰ δὲ ὑμῖν ἀρεσ
-
κόντως , ὑμεῖς ἂν τοῦτο εἴποιτε . — Ἀλλ᾽ ἔμοιγε , ἔφη ,
μετρίως · ἐφαίνετο μὴν καὶ τοῖς ἄλλοις . — Ἀλλ᾽ , ὦ φίλε,
ἦν δ᾽ ἐγὼ , μέτρον τῶν τοιούτων , ἀπολεῖπον καὶ ὁτιοῦν
τοῦ ὄντος , οὐ πάνυ μετρίως γίγνεται · ἀτελὲς γὰρ οὐδὲν
οὐδενὸς μέτρον · δοκεῖ δ᾽ ἐνίοτέ τισιν ἱκανῶς ἤδη ἔχειν
καὶ οὐδὲν δεῖν περαιτέρω ζητεῖν . — Καὶ μάλ᾽ , ἔφη , συχ
νοὶ πάσχουσιν αὐτὸ διὰ ῥᾳθυμίαν . - - Τούτου δέ γε , ήν

δ᾽ ἐγώ , τοῦ παθήματος ἥκιστα προσδεῖ φύλακι πόλεώς τε


καὶ νόμων . Εἰκός , ἦ δ᾽ ὅς .

toutes les vertus . La justice appartient à la cité tout entière, en


ce sens que chaque classe y accomplit sa fonction propre , sans
empiéter sur les fonctions des autres classes ; la tempérance,
σωφροσύνη , y est pratiquée par les artisans; le courage , ἀνδρεία, par
les guerriers; la sagesse , σοφία, par les magistrats. Chaque individu
de la cité reproduit cet ordre en lui- même : le désir , τὸ ἐπιτιμη-
τικόν , par sa tempérance ; le cœur , ὁ θύμος, par sa vaillance ; la rai-
son, ὁ νοῦς, par sa prudence , réalisent la Justice, qui consiste dans
l'accomplissement par chaque partie d'un tout de sa destination
propre.
1. Ἐλέγομεν . Voir livre IV, 435 , d. « Sache bien, Glaucon , qu'à
mon avis nous n'arriverons jamais à saisir exactement ce que nous
cherchons par les méthodes que nous sommes en train d'employer ;
le chemin qui conduit là est beaucoup plus long et plus com-
pliqué. >>
194 PLATON .

Il y a une science suprême qu'ils devront connaître.

Τὴν μακροτέραν τοίνυν, ὦ ἑταῖρε , ἔφην , περιιτέον τῷ


τοιούτῳ , καὶ οὐχ ἧττον μανθάνοντι πονητέον ἢ γυμναζο-
μένῳ· ἤ , ὃ νῦν δὴ ἐλέγομεν , τοῦ μεγίστου τε καὶ μάτ
λιστα προσήκοντος μαθήματος ' ἐπὶ τέλος οὔποτε ἥξει .

1. Τοῦ μεγίστου μαθήματος. Il est évidemment question de la


dialectique qui atteint l'Idée , et s'élève au-dessus de l'opinion , de
cette dernière démarche de la raison qui , laissant de côté les
apparences, pénètre l'être ou l'essence des choses . Ces expressions
emphatiques réitérées (τὰ μέγιστα μαθήματα , τῶν μεγίστων) nous
annoncent le commencement de la partie la plus importante du
dialogue (livres VI et VII) . Nous entrons dans la discussion qui en
est le point culminant. Dans la plupart des dialogues , Platon suit
la même marche. Après avoir exposé les fausses définitions , les
solutions inexactes et les solutions approchantes , mais incomplètes,
il s'élève au principe , qui doit fixer toutes les incertitudes et trans-
former en connaissance scientifique ce qui n'était qu'opinion vraie.
C'est le concept le plus synthétique , le plus général duquel relève
le cas examiné. Ainsi dans le Sophiste la grande discussion sur le
non-être, qui est le genre suprême auquel se rattache le sophiste
( le sophiste est et n'est pas philosophe , il paraît philosophe sans
l'être) . Le reste de l'ouvrage est, ici comme ailleurs, occupé par
des déductions ou applications du principe une fois posé . L'éco-
nomie de la République est donc bien celle des autres dialogues ;
après la partie négative ou de réfutation , vient la partie positive
ou d'exposition ; mais d'abord l'exposition est provisoire et relative ;
on voit l'esquisse avant de contempler le tableau ; puis le tableau
s'achève , et la lumière qui en devait occuper le centre, se décou-
vrant, en éclaire tous les détails . Si ce dialogue , composé d'après
le type constant des dialogues platoniciens a été rédigé en plu-
sieurs fois, comme le soutient Teichmüller, on voit que Platon en
a conçu l'unité dès l'abord avec la plus grande netteté, d'après
ses principes esthétiques habituels .
Maintenant, quel est ce détour qui seul permet d'atteindre le but
et de connaître l'essence de la justice ? En quoi consistera ici la
voie courte et la voie longue ? La voie courte est celle qui , par
l'examen des conditions de la Justice , en procure une connaissance
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 195

Οὐ γὰρ ταῦτα , ἔφη , μέγιστα , ἀλλ' ἔτι τι μεῖζον δικαιο


σύνης τε καὶ ὧν διήλθομεν ; Καὶ μείζον , ἦν δ ' ἐγώ·
καὶ αὐτῶν τούτων οὐκ ὑπογραφὴν δεῖ ὥσπερ νῦν θεάσασθαι ,
ἀλλὰ τὴν τελεωτάτην ἀπεργασίαν μὴ παριέναι · ἢ οἱ γε-
λοῖον , ἐπὶ μὲν ἄλλοις σμικροῦ ἀξίοις πᾶν ποιεῖν συντείνο
μένους , ὅπως ὅ τι ἀκριβέστατα καὶ καθαρώτατα ἕξει ,

relative ; la voie la plus longue et la seule sûre est celle qui conduit
à la connaissance de la Justice par l'intuition de son idée , de son
essence éternelle , en cherchant à découvrir ce qu'elle est en soi ,
sans conditions . La Justice relative est le rapport des classes dans
l'État, des facultés dans l'individu . La définition ainsi obtenue ( la
Justice consiste en ce que chaque citoyen dans l'État , et chaque
faculté dans l'individu fassent ce qu'ils ont à faire , demeurent dans
leur fonction propre) , cette définition est vraie , mais d'une vérité dé-
rivée, conditionnelle ; elle n'est pas , selon Platon , démontrée parce
qu'elle ne rattache pas le fait de la Justice à son principe l'Idée du
Bien ; c'est encore une vérité d'opinion . On n'aura une définition
démontrée, rationnelle que quand on comprendra que la Justice est
ce par quoi chaque cité et chaque individu participent à l'Idée du
Bien , c'est-à-dire sont bons et par suite sains et heureux. Voilà
comment la connaissance du Bien , qui implique la Justice , est dite
aux lignes suivantes supérieure à la Justice même , où yàp taŭta
μέγιστα , ἀλλ' ἔτι τι μεῖζον δικαιοσύνης... ; Καὶ μεῖζον , ἦν δ᾽ ἐγώ.
Il nous semble au contraire que l'on nous apprend beaucoup
moins sur la Justice en nous rappelant qu'elle compte parmi les
choses bonnes , qu'en nous montrant à quelles conditions on est
juste. Mais l'enthousiasme de Platon pour cette modeste générali-
sation s'explique quand on se souvient que l'Idée du Bien est pour
lui une chose réelle extérieure aux choses bonnes, bien plus, un être
divin et que selon sa pensée , comme on va le voir, c'est par l'action
de l'Idée du Bien que toutes choses reçoivent la bonté , c'est- à -dire
la perfection, en d'autres termes l'être et la vie . Rattacher la cité
et l'homme à cette essence divine , c'est donc pour lui montrer leur
raison d'être, c'est révéler la cause qui les fait naître, croître et
subsister. Avec ses allures majestueuses, toute cette métaphysique
est très naïve. Faire de la blancheur une entité qui rend les objets
blancs, de l'égalité une entité qui rend les objets égaux et du Bien
une entité qui rend les êtres bons , c'est transformer nos idées gé.
nérales en autant de fétiches .
196 PLATON .

τῶν δὲ μεγίστῶν μὴ μεγίστας ἀξιοῦν εἶναι καὶ τὰς ἀκρι


βείας ; – Καὶ μάλα , ἔφη , ἄξιον τὸ διανόημα , 60
ὃ μέντοι
μέγιστον μάθημα καὶ περὶ ὅ τι αὐτὸ λέγεις , οἴει τιν᾽ ἄν
σε , ἔφη , ἀφεῖναι μὴ ἐρωτήσαντα τί ἐστιν ;

C'est la science du Bien. Le Bien est difficile à définir .

Οὐ πάνυ , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἀλλὰ καὶ σὺ ἐρώτα . Πάντως


αὐτὸ οὐκ ὀλιγάκις ἀκήκοας · νῦν δέ ἢ οὐκ ἐννοεῖς ἢ αὖ
διανοεῖ ἐμοὶ πράγματα παρέχειν ἀντιλαμβανόμενος . Οἶμαι
δὲ τοῦτο μᾶλλον · ἐπεὶ ὅτι γε ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον
μάθημα, πολλάκις ἀκήκοας, ἡ δίκαια καὶ τἆλλα προσ-
χρησάμενα χρήσιμα καὶ ὠφέλιμα γιγνεται , καὶ νῦν σχεδὸν
οἶσθ᾽ ὅτι μέλλω τοῦτο λέγειν , καὶ πρὸς τούτῳ ὅτι αὐτὴν
οὐχ ἱκανῶς ἴσμεν · εἰ δὲ μὴ ἴσμεν , ἄνευ δὲ ταύτης, εἰ ὅ
τι μάλιστα τἆλλα ἐπισταίμεθα , οἶσθ᾽ ὅτι οὐδὲν ἡμῖν ὄφε
λος, ὥσπερ οὐδ᾽ εἰ κεκτήμεθά τι ἄνευ τοῦ ἀγαθοῦ . Ἢ οἴει
τι πλέον εἶναι πᾶσαν κτῆσιν ἐκτῆσθαι , μὴ μέντοι ἀγαθήν ;
ἢ πάντα τἆλλα φρονεῖν [ ἄνευ τοῦ ἀγαθοῦ] , καλὸν δὲ

1. Τῶν δὲ μεγίστῶν μὴ μεγίστας... Voir la note 1 de la page 177 .


Οὐκ ὀλιγάκις Ce mot semble faire allusion à un enseignement exposé
depuis longtemps dans de nombreux ouvrages ; il confirmerait donc
l'hypothèse qui fait de la République une des dernières œuvres de
Platon.
2. Ισμεν . Allusion aux deux points essentiels de la théorie du
Bien premièrement, l'Idée du Bien prête leur bonté à toutes les
choses bonnes ; c'est donc l'idée la plus importante à connaître ,
puisque , faute de savoir ce qu'est le bien en soi, on ne peut ren-
contrer aucun bien que par hasard ; secondement , cette idée est
inaccessible et inconnaissable en elle-même . C'est à peu près ce
qu'on soutient de l'absolu ; l'absolu explique le relatif, mais en lui-
même il est impénétrable .
LA RÉPUBLIQUE, LIVRE VI . 197

καὶ ἀγαθὸν μηδὲν φρονεῖν ; Μὰ Δι οὐκ ἔγωγε , ἔφη .


Ἀλλὰ μὴν καὶ τόδε γε οἶσθα , ὅτι τοῖς μὲν πολλοῖς
ἡδονὴ δοκεῖ εἶναι τὸ ἀγαθόν ' , τοῖς δὲ κομψοτέροις φρόνησις .
Πῶς δ' οὔ ; Καὶ ὅτι γε , ὦ φίλε , οἱ τοῦτο ἡγού-

μενοι οὐκ ἔχουσι δεῖξαι ἥτις φρόνησις ' , ἀλλ᾽ ἀναγκάζον


ται τελευτῶντες τὴν τοῦ ἀγαθοῦ φάναι . Καὶ μάλα
ἔφη , γελοίως . Πῶς γὰρ οὐχὶ , ἦν δ᾽ ἐγώ , εἰ ὀνειδίζοντές
γε, ὅτι οὐκ ἴσμεν τὸ ἀγαθόν , λέγουσι πάλιν ὡς εἰδόσι ; φρό-
νησιν γὰρ αὐτό φασιν εἶναι ἀγαθοῦ , ὡς αὖ ξυνιέντων ἡμῶν
ὅ τι λέγουσιν , ἐπειδὰν τὸ τοῦ ἀγαθοῦ φθέγξωνται ὄνομα .

1. Τὸ ἀγαθόν . Cette Idée du Bien a elle-même besoin d'être de-


finie . Platon ne le nie pas. Elle n'est donc pas le dernier principe ?
Platon semble ne pas s'apercevoir qu'après avoir expliqué les
choses bonnes par la Bonté, il va expliquer la Bonté par les choses
bonnes, ou plutôt par l'une ou l'autre d'entre elles arbitrairement
choisie . C'est ce que font les modernes pour l'Idée dEtre. La
pensée en effet va sans cesse du particulier au général et du gé-
néral au particulier sans trouver dans l'un ni dans l'autre une
explication définitive . Ce mouvement d'oscillation, de va -et- vient
qui lui est naturel (analyse et synthèse) , lui apporte cependant tou-
jours plus de lumière , et tout le progrès scientifique résulte de là.
2. Ηδονή ... φρόνησις. Ces deux solutions ont été exposées et
discutées dans le Philèbe dont ce passage est l'annonce ou le ré-
sumé. Platon y adopte une thèse intermédiaire que le plaisir et
l'intelligence ou la sagesse doivent être mêlés dans de justes pro-
portions pour donner le bonheur.
3. Ονομα. Ceux qui disent que le bien est la pensée , l'intelli-
gence, sont obligés de rechercher quelle est la pensée , quelle est
la chose intelligible qui est bonne, et ils finissent par dire que c'est
la pensée du bien, l'intelligence du bien . Comme s'il suffisait de
prononcer le nom du bien pour être compris ! Platon admet donc
ici que le concept du bien doit être déterminé, qu'on en doit fixer
le contenu . Mais alors, encore une fois , le bien n'est plus principe
et il est subordonné aux choses bonnes . On redescend du général
au particulier, de l'absolu au relatif. Cette difficulté est plus pres-
sante dans son système que dans tout autre. Comment pensait- il
y échapper ? Il se dispense de le dire, comme on va le voir.
198 PLATON .

Αληθέστατα , ἔφη . - Τί δαί ; Οἱ τὴν ἡδονὴν ἀγα

θὸν ὀριζόμενοι μῶν μή τι ἐλάττονος πλάνης ἔμπλεοι τῶν


ἑτέρων ; ἢ οὐ καὶ οὗτοι ἀναγκάζονται ὁμολογεῖν ἡδο
νὰς εἶναι κακάς ; — Σφόδρα γε . - Ξυμβαίνει δὴ αὐτοῖς,

οἶμαι , ὁμολογεῖν ἀγαθὰ εἶναι καὶ κακὰ ταὐτά ' , ἦ γάρ ;


Τί μήν ; -- Οὐκοῦν ὅτι μὲν μεγάλαι καὶ πολλαὶ
ἀμφισβητήσει φανερόν ;
ς περὶ αὐτοῦ , Πῶς γὰρ οὔ ;

Le sage qui gouverne doit cependant en connaître l'essence .

Τί δέ ; τόδε οὐ φανερόν , ὡς δίκαια μὲν καὶ καλὰ


πολλοὶ ἂν ἕλοιντο τὰ δοκοῦντα , κἂν μὴ ᾖ , ὅμως ταῦτα

1. Αγαθὰ καὶ κακὰ ταὐτά . Abus du principe de contradiction. De


ce qu'une chose est tantôt bonne, tantôt mauvaise , bonne jusqu'à
un certain point et mauvaise au delà , de ce qu'elle n'est pas par con-
séquent le bien sans degrés , le bien pur par opposition au mal pur,
la dialectique de l'absolu conclut qu'elle n'est pas bonne du tout,
qu'elle n'est pas un bien . On ferait le même raisonnement au
sujet d'un objet mauvais quelconque et on conclurait aussi légiti-
mement qu'il n'est pas un mal . Dès lors on n'en peut plus rien
dire , et ce qui est relatif, c'est-à-dire toute la nature , devient inin-
telligible et inexprimable. N'est-il pas plus simple d'admettre que
tout ce qui s'offre a la connaissance est, comme la connaissance
elle -même , relatif, susceptible de plus ou de moins et variable
avec les conditions de l'expérience ? Oui , il y a des choses, comme
le plaisir, qui sont bonnes ou mauvaises selon les circonstances ,
bonnes à quelque degré , bonnes relativement, et tout ce qui est
bon l'est qu'on nous pardonne ce solécisme) plus ou moins . Il y a
des circonstances où l'indulgence devient de la faiblesse et la
patience de la lâcheté. Toute vertu , Aristote l'a bien vu , est un
milieu entre des extrêmes , c'est-à-dire une adaptation de la con-
duite à des circonstances variables, conformément à certaines
règles générales dont l'application est délicate comme celle de
toutes les règles . Du reste, Platon lui-même a expressément re-
connu ailleurs tout ce que nous venons de dire . (Voyez le Politique
284 c, où le lecteur est renvoyé au Sophiste . Ce dernier dialogue
traite expressément de l'existence du relatif. )
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 199

πράττειν καὶ κεκτῆσθαι καὶ δοκεῖν , ἀγαθὰ δὲ οὐδενὶ ἔτι


ἀρκεῖ τὰ δοκοῦντα κτᾶσθαι , ἀλλὰ τὰ ὄντα ζητοῦσι , τὴν
1
δὲ δόξαν ἐνταῦθα ἤδη πᾶς ἀτιμάζει ; - Καὶ μάλα ,
ἔφη . Ὃ δὴ διώκει μὲν ἅπασα ψυχὴ καὶ τούτου
ἕνεκα πάντα πράττει , ἀπομαντευομένη τι εἶναι , ἀποροῦσα
δὲ καὶ οὐκ ἔχουσα λαβεῖν ἱκανῶς τί ποτ᾽ ἐστὶν οὐδέ πίσω
τει χρήσασθαι μονίμῳ , οἵᾳ καὶ περὶ τἆλλα , διὰ τοῦτο
δὲ ἀποτυγχάνει καὶ τῶν ἄλλων εἴ τι ὄφελος ἦν , περὶ δὴ
τὸ τοιοῦτον καὶ τοσοῦτον οὕτω φῶμεν δεῖν ἐσκοτῶσθαι
καὶ ἐκείνους τοὺς βελτίστους ἐν τῇ πόλει , οἷς πάντα έγχει
ριοῦμεν ; ---- Ἥκιστά γ᾽ , ἔφη . - Οἶμαι γοῦν , εἶπον ,
δίκαιά τε καὶ καλὰ ἀγνοούμενα, ὅπῃ ποτὲ ἀγαθά ἐστιν ,
οὐ πολλοῦ τινὸς ἄξιον φύλακα κεκτῆσθαι ἂν ἑαυτῶν τὸν
τοῦτο ἀγνοοῦντα , μαντεύομαι δὲ μηδένα αὐτὰ πρότερον
γνώσεσθαι ἱκανῶς . — Καλῶς γὰρ , ἔφη , μαντεύει .
Οὐκοῦν ἡμῖν ἡ πολιτεία τελέως κεκοσμήσεται , ἐὰν ὁ
τοιοῦτος αὐτὴν ἐπισκοπῇ φύλαξ , ὁ τούτων ἐπιστήμων ;

1. Τὴν δὲ δόξαν ἐνταῦθα . En fait de plaisir , posséder l'apparence


du plaisir ou le plaisir même , c'est à peu près la même chose ;
mais en fait de bien, c'est-à-dire de bonheur ? Platon le nie. Le
lecteur jugera si entre croire qu'on est heureux et l'être il y a
une grande différence . Même en fait de devoir pouvons- nous con-
damner celui qui a pour lui sa conscience et croit sincèrement
bien faire ? L'homme ne peut sortir de sa pensée . Si les philoso-
phes qui se croient en possession de l'absolu y ont réussi , comment
leurs systèmes sont-ils si vagues et si peu d'accord ?
2. Ἑαυτῶν . « Je pense que la justice et la générosité , dont le
rapport avec le bien ést ignoré, ne trouveront pas dans celui qui
ignore ce rapport un protecteur bien capable de les sauvegarder
(un gardien digne de beaucoup d'estime)... » Nous transcrivons les
mots grecs.
200 PLATON .

Nouvel essai de définition .

Ανάγκη , ἔφη . ᾿Αλλὰ σὺ δὴ , ὦ Σώκρατες , πότερον


ἐπιστήμην τὸ ἀγαθὸν φῂς εἶναι ἢ ἡδονήν , ἢ ἄλλο τι
παρὰ ταῦτα ; Οὗτος , ἦν δ ' ἐγὼ ἀνήρ , καλῶς ἦσθα
καὶ πάλαι καταφανής ὅτι σοι οὐκ ἀποχρήσει τὸ τοῖς
περὶ αὐτῶν . - Οὐδὲ γὰρ δίκαιόν μοι,
ἄλλοις δοκοῦν
ἔφη , ὦ Σώκρατες , φαίνεται τά τῶν ἄλλων μὲν ἔχειν
εἰπεῖν δόγματα , τὸ δ᾽ αὑτοῦ μή , τοσοῦτον χρόνον περὶ
ταῦτα πραγματευόμενον . - Τί δ᾽ ; ἦν δ᾽ ἐγώ · δοκεῖ
σοι δίκαιον εἶναι περὶ ὧν τις μὴ οἶδε λέγειν ὡς εἰδότα ;
Οὐδαμῶς γ᾽ , ἔφη , ὡς εἰδότα , ὡς μέντοι οἰόμενον ταῦθ '
ἃ οἴεται ἐθέλειν λέγειν . — Τί δέ ; εἶπον · οὐκ ᾔσθησαι τὰς
ἄνευ ἐπιστήμης δόξας , ὡς πᾶσαι αἰσχραί ; ὧν αἱ βέλτισ
ται τυφλαί · ἢ δοκοῦσί τί σοι τυφλῶν διαφέρειν ὁδὸν ὀρθῶς

1. Τοσοῦτον χρόνον . Encore un mot favorable à l'hypothèse qui


recule la composition de ce dialogue au delà de la maturité de
Platon.
2. Ἄνευ ἐπιστήμης δόξας. Ainsi Platon ne se contente pas de
conjectures même vraies , il pense posséder, sur la nature du bien,
une connaissance démontrée : connaissance absolue d'un objet
absolu (Cf. Timée . ) Quand tout à l'heure son interlocuteur va le pres-
ser de la lui découvrir , il se récusera . Platon avait donc une doctrine
cachée, et cette doctrine était la clef de voûte de son système . Les
Lettres confirment cette manière de voir. Dans les dialogues,
toutes les fois qu'il aborde ce sujet, c'est avec des précautions , des
réticences , un effroi vrai ou feint en présence des hardiesses qu'il
risque, toute une série de formes oratoires qui sentent le mystère.
Rien d'étonnant que sur ce point, où il relevait, pour la doctrine,
de Pythagore et des orphiques, il ait adopté la règle du secret en
vigueur dans ces écoles , et conseillée d'ailleurs à Athènes par la
plus simple prudence.
LA RÉPUBLIQUE, LIVRE VI . 201

πορευομένων οἱ ἄνευ νοῦ ἀληθές τι δοξάζοντες ;—Οὐδὲν ,


___
ἔφη . Βούλει οὖν αἰσχρὰ θεάσασθαι τυφλά τε καὶ σκό-
-
τια , ἐξὸν παρ᾽ ἄλλων ἀκούειν φανά τε καὶ καλά ;
Μὴ πρὸς Διός , ἦν δ᾽ ὃς , ὦ Σώκρατες , ὁ Γλαύκων , ὥσπερ
ἐπὶ τέλει ὢν ἀποστῇς. Αρκέσει γὰρ ἡμῖν , κάν ὥσπερ
δικαιοσύνης πέρι καὶ σωφροσύνης καὶ τῶν ἄλλων διῆλθες ,
οὕτω καὶ περὶ τοῦ ἀγαθοῦ διέλθῃς .

On définira le fils du Bien .

Καὶ γὰρ ἐμοὶ , ἦν δ᾽ ἐγώ , ὦ ἑταῖρε , καὶ μάλα ἀρκέ-


σει · ἀλλ᾽ ὅπως μὴ οὐχ οἷός τ ' ἔσομαι, προθυμούμενος δὲ
ἀσχημονῶν γέλωτα ὀφλήσω . Ἀλλ᾽ , ὦ μακάριοι , αὐτὸ μὲν
τί ποτ᾽ ἐστὶ τἀγαθόν , ἐάσωμεν τὸ νῦν εἶναι 2. Πλέον γάρ
μοι φαίνεται ἢ κατὰ τὴν παροῦσαν ὁρμὴν ἐφικέσθαι τοῦ
γε δοκοῦντος ἐμοὶ τὰ νῦν · ὃς δὲ ἔκγοκός τε τοῦ ἀγαθοῦ
φαίνεται καὶ ὁμοιότατος ἐκείνῳ , λέγειν ἐθέλω , εἰ καὶ ὑμῖν
φίλον , εἰ δὲ μὴ , ἐᾷν . Ἀλλ᾽ , ἔφη , λέγε · εἰσαῦθις γὰρ
τοῦ πατρὸς ἀποτίσεις τὴν διήγησιν. Βουλοίμην ἂν,
εἶπον , ἐμέ τε δύνασθαι αὐτὴν ἀποδοῦναι καὶ ὑμᾶς κομί
σασθαι , ἀλλά μὴ ὥσπερ νῦν τοὺς τόκους 3 μόνον . Τοῦτον δὲ

1. Ἀλλ' ὅπως. Je crains que, non exprimé.


2. Ἐάσωμεν τὸ νῦν εἶναι . Il semblerait d'après ces paroles que
Platon ne va rien dire du Bien, et cependant c'est dans ce qui suit
que se trouvent les phrases les plus explicites sur cet obscur sujet.
Tel est en effet son procédé habituel quand il parle du principe
suprême de sa philosophie ; sa pensée se dévoile au moment où
elle semble se dérober et ses réticences semblent calculées pour
laisser croire au lecteur qu'elle ne se livre jamais tout entière.
3. Τοὺς τόκους signifie à la fois les enfants , les fils et les inte-
rêts d'une somme prêtée .
202 PLATON .

δὴ οὖν τὸν τόκον τε καὶ ἔκγονον αὐτοῦ τοῦ ἀγαθοῦ κομί


σασθε . Εὐλαβεῖσθε μέντοι , μή πῃ ἐξαπατήσω ὑμᾶς ἄκων ,
κίβδηλον ἀποδιδοὺς τὸν λόγον τοῦ τόκου . Εὐλαβη

σόμεθα , ἔφη , κατὰ δύναμιν · ἀλλὰ μόνον λέγε .

Comparaison avec la lumière , intermédiaire


entre le soleil et la vue .

Διομολογησάμενός γ᾽ , ἔφην ἐγώ , καὶ ἀναμνήσας


ὑμᾶς τά τ᾽ ἐν τοῖς ἔμπροσθεν ῥηθέντα καὶ ἄλλοτε ἤδη πολ-
λάκις εἰρημένα . -- Τὰ ποῖα ; ᾗ δ᾿ ὅς . — Πολλὰ καλὰ ,

ἦν δ᾽ ἐγὼ , καὶ πολλὰ ἀγαθὰ καὶ ἕκαστα οὕτως εἶναί φα-


μέν τε καὶ διορίζομεν τῷ λόγῳ. — Φαμὲν γάρ . —Καὶ αὐτὸ
δὴ καλὸν καὶ αὐτὸ ἀγαθὸν καὶ οὕτω περὶ πάντων , ἃ τότε
ὡς πολλὰ ἐτίθεμεν , πάλιν αὖ κατ ' ἰδέαν μίαν ' ἑκάστου ὡς
μιᾶς οὔσης τιθέντες ὃ ἔστιν ἕκαστον προσαγορεύομεν .
Ἔστι ταῦτα . -— Καὶ τὰ μὲν δὴ ὁρᾶσθαί φαμεν , νοεῖσθαι
δ᾽ οὔ, τὰς δ᾽ αὖ ἰδέας νοεῖσθαι μὲν , ὁρᾶσθαι δ᾽ οὔ.
Παντάπασι μὲν οὖν. Τῷ οὖν ὁρῶμεν ἡμῶν αὐτῶν τὰ
ὁρώμενα ; Τῇ ὄψει , ἔφη . Οὐκοῦν , ἦν δ᾽ ἐγώ , καὶ
ἀκοῇ τὰ ἀκουόμενα , καὶ ταῖς ἄλλαις αἰσθήσεσι πάντα

1. Κατ' ἰδέαν μίαν . Indirectement et à travers ses ressemblances


avec l'intelligence, qui en dérive , Platon, va résumer sa doctrine sur
le Bien. Quelle méthode suit-il , quel argument invoque-t-il ? Comme
toujours , il suit la méthode logique , il s'appuie sur une générali-
sation. Il y a plusieurs objets bons ; l'esprit embrasse ces objets
en une seule idée, la bonté , le bien. Donc le bien existe en soi !
Ceci nous montre que l'idée est bien pour lui en même temps une
notion générale et une chose réelle , extérieure à l'esprit et aux
choses. Au fond sa dialectique est la généralisation et la classifi-
cation auxquelles il prête une portée transcendante ; nous assis-
tons à l'enfance de la psychologie et de la logique, et la métaphysi-
que en est le berceau.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 203

τὰ αἰσθητά ; Τί μήν ; — Αρ᾽ οὖν , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἐννε-


νόηκας τὸν τῶν αἰσθήσεων δημιουργὸν ὅσῳ πολυτελεσ
τάτην τὴν τοῦ ὁρᾶν τε καὶ ὁρᾶσθαι δύναμιν ἐδημιούρ
γησεν ; — Οὐ πάνυ , ἔφη .. · Ἀλλ᾽ ὧδε σκόπει . Ἔστιν

ὃ τι προσδεῖ ἀκοῇ καὶ φωνῇ γένους ἄλλου εἰς τὸ τὴν μὲν


ἀκούειν , τὴν δὲ ἀκούεσθαι , ὃ ἐὰν μὴ παραγένηται τρίτον ,
ἡ μὲν οὐκ ἀκούσεται , ἡ δὲ οὐκ ἀκουσθήσεται ; Οὐδε
νὸς' , ἔφη .. Οἶμαι δέ γε ἦν δ᾽ ἐγώ , οὐδ᾽ ἄλλαις πολ-
λαῖς , ἵνα μὴ εἴπω ὅτι οὐδεμιᾷ, τοιούτου προσδεῖ οὐδενός .
Ἢ σύ τινα ἔχεις εἰπεῖν ; Οὐκ ἔγωγε , ὦ δ ' ὅς . — Τὴν
δὲ τῆς ὄψεως καὶ τοῦ ὁρατοῦ οὐκ ἐννοεῖς ὅτι προσδεῖται ;
Πῶς; Ἐνούσης που ἐν ὄμμασιν ὄψεως καὶ ἐπιχει
ροῦντος τοῦ ἔχοντος χρῆσθαι αὐτῇ , παρούσης δὲ χρόας ἐν
αὐτοῖς , ἐὰν μὴ παραγένηται γένος τρίτον ἰδίᾳ ἐπ᾿ αὐτὸ
τοῦτο πεφυκὸς , οἶσθα , ὅτι ἥ τε ὄψις οὐδὲν ὄψεται τά τε

1. Οὐδενός . Il faut un milieu, l'air, pour que le son arrive à


l'oreille, comme il faut un milieu , l'éther, pour que la lumière
vienne jusqu'à l'œil . Ἄλλαις (αισθήσεσι) .
2. Ὄψεως. Ὄψις est le feu intérieur qui sort de l'œil et dont la
rencontre avec le feu qui vient des objets produit la vision. Cer-
taines couleurs touchent ce feu hors de l'œil, d'autres plus éclatantes
vont le diviser jusque dans les yeux mêmes, et c'est ce que signi-
fient sans doute ces mots παρούσης δὲ κρόας ἐν αὐτοῖς . ( Voir la théorie
platonicienne de la lumière et de la couleur dans le Timée, 45 c, d,
68, b.) Eh bien , il ne suffit pas que le feu extérieur et le feu inté-
rieur se combinent dans des proportions voulues pour qu'il y ait
vision ; il faut encore que la lumière du soleil , γένος τρίτον , serve
d'intermédiaire à ces deux émanations. S'il y a de la vue en nous ,
en effet, ce ne peut être que par une participation à la lumière et
à la vue qui sont dans le monde, comme notre âme est une dériva-
tion de l'âme universelle et notre intelligence un reflet de l'univer-
selle intelligibilité . Platon ne sort pas du point de vue objectif :
objet et sujet, intelligibilité et intelligence sont pour lui la même
chose. (Cf. Mémorables de Xénophon , A, IV, 8.)
204 PLATON .

χρώματα ἔσται ἀόρατα . - Τίνος δὴ λέγεις , ἔφη , τούτου ;


-4- Ὃ δὴ σὺ καλεῖς , ἦν δ᾽ ἐγώ , φῶς . ᾿Αληθῆ , ἔφη ,
λέγεις . - Οὐ σμικρᾷ ἄρα ἰδέᾳ ἡ τοῦ ὁρᾶν αἴσθησις καὶ
ἡ τοῦ ὁρᾶσθαι δύναμις τῶν ἄλλων ξυζεύξεων τιμιωτέρῳ
ζυγῷ ἐζύγησαν, εἴπερ μὴ ἄτιμον τὸ φῶς . — Ἀλλὰ μὴν ,
ἔφη , πολλοῦ γε δεῖ ἄτιμον εἶναι .

Le soleil est semblable au Bien , la lumière à l'Intelligence .


L'un est le père , l'autre le fils .

Τίνα οὖν ἔχεις αἰτιάσασθαι τῶν ἐν οὐρανῷ θεῶν τούτου


κύριον , οὗ ἡμῖν τὸ φῶς ὄψιν τε ποιεῖ ὁρᾶν ὅ τι κάλλιστα
καὶ τὰ ὁρώμενα ὁρᾶσθαι ; Ονπερ καὶ σύ , ἔφη , καὶ οἱ
ἄλλοι · τὸν ἥλιον γὰρ δῆλον ὅτι ἐρωτᾷς . Αρ᾽ οὖν ὧδε
πέφ υκε ν ς
ὄψις πρὸ τοῦτον τὸν θεόν ; — Πῶς ; — Οὐκ ἔστιν
ἥλιος ἡ ὄψις οὔτε αὐτὴ οὔτε ἐν ᾧ ἐγγίγνεται , ὅ δὴ καλοῦ-

1. Εἴπερ μὴ ἄτιμον τὸ φῶς. La dignité de la lumière , son prix


pour nous, est un argument de bien peu de poids aux yeux du phy-
sicien . Platon parle sans cesse de la noblesse ou de l'indignité des
choses ; le mouvement circulaire est le plus parfait... etc. Nous
sommes en pleine métaphysique.
2. Θεῶν. Les astres sont des dieux pour Platon. Il s'écarte en
cela de la religion vulgaire pour se rapprocher des pythagoriciens.
Les dieux nationaux sont placés par lui à un rang inférieur. -
Les astres sont dieux , comme premières créations du Monde , le
grand dieu visible, et en tant qu'animés du mouvement circulaire ,
qui imite du plus près le mouvement du monde sur lui-même, lequel
imite du plus près l'immobilité des essences . Pour un être obligé
de se mouvoir, ce qui est une déchéance , le minimum de déchéance
consiste à se mouvoir sans changer de lieu, c'est-à-dire en tournant
sur soi-même. Le rapport du monde sensible au monde intelligible
dans le système platonicien ne renferme pas d'autres secrets. La
métaphysique est souvent vague, mais elle est presque toujours
simple .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI. 205

μεν ὄμμα . Οὐ γὰρ οὖν . — Αλλ' ἡλιοειδέστατόν γε


― Πολύ γε. -
οἶμαι τῶν περὶ τὰς αἰσθήσεις ὀργάνων .
Οὐκοῦν καὶ τὴν δύναμιν , ἣν ἔχει , ἐκ τούτου ταμιευομέ
--
την ὥσπερ ἐπίῤῥυτον κέκτηται ; Πάνυ μὲν οὖν .
Αρ' οὖν οὐ καὶ ὁ ἥλιος ὄψις μὲν οὐκ ἔστιν , αἴτιος δ' ὢν
αὐτῆς ὁρᾶται ὑπ᾽ αὐτῆς ταύτης ; — Οὕτως, ἦ δ᾽ ὅς .
Τοῦτον τοίνυν , ἦν δ᾽ ἐγώ , φάναι με λέγειν τὸν τοῦ ἀγα
θοῦ ἔκγονον , ὃν τἀγαθὸν ἐγέννησεν ἀνάλογον ἑαυτῷ , ὅ τι
περ αὐτὸ ἐν τῷ νοητῷ τόπῳ πρός τε νοῦν καὶ τὰ νοού
μενα , τοῦτο τοῦτον ἐν τῷ ὁρατῷ πρός τε ὄψιν καὶ τὰ
ὁρώμενα . Πῶς ; ἔφη · ἔτι διελθέ μοι . Οφθαλμοί ,

ἦν δ᾽ ἐγώ , οἶσθ ' ὅτι , ὅταν μηκέτι ἐπ᾿ ἐκεῖνά τις αὐτοὺς
τρέπῃ , ὧν ἂν τὰς χρόας τὸ ἡμερινὸν φῶς ἐπέχῃ , ἀλλὰ
ὧν νυκτερινὰ φέγγη , ἀμβλυώττουσί τε καὶ ἐγγὺς φαίνον
ται τυφλῶν , ὥσπερ οὐκ ἐνούσης καθαρᾶς ὄψεως ; Καὶ
μάλα , ἔφη . Ὅταν δὲ γ' , οἶμαι , ὧν ὁ ἥλιος κατα-
λάμπῃ , σαφῶς ὁρῶσι , καὶ τοῖς αὐτοῖς τούτοις ὄμμασιν
ἐνοῦσα φαίνεται . — Τί
Τί μήν
μήν ; —
— Οὕτω τοίνυν καὶ τὸ τῆς
ψυχῆς ὧδε νόει · ὅταν μὲν , οὗ καταλάμπει ἀλήθειά τε

1. Ἡλιοειδέστατον. En vertu du principe que le semblable est


perçu par le semblable , principe invoqué dans le premier passage
du Timée rappelé à la note 2 de la page 203 .
2. Ανάλογον ἑαυτῷ . Se reporter à ce qui est dit dans l'Introduc-
tion sur la méthode des analogies. Le Bien fait l'Intelligence ana-
logue à lui , mais en même temps l'Intelligible , c'est-à-dire les
essences , l'une et l'autre étant inseparables ( point de vue objec-
tif) . Le lieu intelligible, c'est le ciel des idées . C'est la sphère des
réalités incorporelles, invisibles, immuables , et c'est aussi le ciel
des âmes , la sphère des intelligences qui les conçoivent . Qu'on pèse
un à un tous les mots de cette phrase, et on verra avec quelle
rigueur s'applique ici la méthode des analogies ou des proportions
géométriques .
3. Ενοῦσα (ὄψις καθαρά) .
ESPINAS . · Rép. de Platon , L. VI . 12
206 PLATON .

καὶ τὸ ὄν, εἰς τοῦτο ἀπερείσηται , ἐνόησέ τε καὶ ἔγνω


αὐτὸ καὶ νοῦν ἔχειν ' φαίνεται · ὅταν δὲ εἰς τὸ τῷ σκότῳ
κεκραμένον , τὸ γιγνόμενόν τε καὶ ἀπολλύμενον , δοξάζει
τε καὶ ἀμβλυώττει ἄνω καὶ κάτω τὰς δόξας μεταβάλλον
καὶ ἔοικεν αὖ νοῦν οὐκ ἔχοντι .Έοικε γάρ .

Le bien est supérieur à l'intelligence et à la science .

- Τοῦτο τοίνυν τὸ τὴν ἀλήθειαν παρέχον τοῖς γιγνω-


σκομένοις καὶ τῷ γιγνώσκοντι τὴν δύναμιν ἀποδιδὸν τὴν
τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν φάθι εἶναι , αἰτίαν δ᾽ ἐπιστήμης οὖσαν
καὶ ἀληθείας ὡς γιγνωσκομένης μὲν διανοοῦ , οὕτω δὲ
καλῶν ἀμφοτέρων ὄντων , γνώσεώς τε καὶ ἀληθείας , ἄλλο
καὶ κάλλιον ἔτι τούτων ἡγούμενος αὐτὸ ὀρθῶς ἡγήσει ·
ἐπιστήμην δὲ καὶ ἀλήθειαν , ὥσπερ ἐκεῖ φῶς τε καὶ ὄψιν
ἡλιοειδῆ μὲν νομίζειν ὀρθόν , ἥλιον δὲ ἡγεῖσθαι οὐκ ὀρθῶς

1. Νοῦν ἔχειν. Avoir l'intelligence , c'est-à-dire participer à l'intel-


ligence universelle ; la pensée cosmique entre dans l'esprit individuel
comme l'air dans le poumon et la lumière dans l'œil. Tant que le
lecteur n'aura pas bien saisi ce point de vue rigoureusement objec-
tif, qui réunit en un seul et même agent matériel communicable la
pensée et l'objet de la pensée , il ne pourra comprendre ce passage.
2. Τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν . C'est l'idée ou le type du Bien (concept
et objet toujours confondus) qui prête la vérité aux choses connues,
et la faculté de connaître à l'esprit qui les connaît. En effet, les
choses ont leur principale raison d'être dans leur fin , dans le bien
pour lequel elles sont et qu'elles réalisent, dans leur cause finale ;
les autres causes ne sont que des causes accessoires (Phédon, 100
d, et Timée, 46 d) . Et l'esprit qui connaît n'a la faculté de con-
naître que parce qu'il est capable de saisir cette raison du meil-
leur , parce que lui -même cherche ce qu'il y a de meilleur pour lui
et aspire au beau et au bien.
3. Ἥλιον δὲ ἡγεῖσθαι . De les prendre pour le soleil , de croire
qu'elles sont le soleil .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 207
1
ἔχει , οὕτω καὶ ἐνταῦθα ' ἀγαθοειδῆ μὲν νομίζειν ταῦτ᾽
2
ἀμφότερα ὀρθόν , ἀγαθὸν δὲ ἡγεῖσθαι ὁπότερον αὐτῶν οὐκ
3
ὀρθόν, ἀλλ' ἔτι μειζόνως τιμητέον τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἕξιν.
Αμήχανον κάλλος, ἔφη , λέγεις , εἰ ἐπιστήμην μὲν
καὶ ἀλήθειαν παρέχει , αὐτὸ δ᾽ ὑπὲρ ταῦτα κάλλει ἐστίν·
οὐ γὰρ δὴπου σύ γε ἡδονὴν αὐτὸ λέγεις . - Εὐφήμει , ἦν
δ᾽ ἐγώ · ἀλλ᾽ ὧδε μᾶλλον τὴν εἰκόνα αὐτοῦ ἔτι ἐπισκόπει .
- Πῶς ; Τὸν ἥλιον τοῖς ὁρωμένοις οὐ μόνον , οἶμαι ,
την τοῦ ὁρᾶσθαι δύναμιν παρέχειν φήσεις , ἀλλὰ καὶ τὴν
γένεσιν 4 καὶ αὔξην καὶ τροφήν , οὐ γένεσιν αὐτὸν ὄντα .

1. Ἐκεῖ (ἐν τῷ ὁρατῷ τόπῳ ἐνταῦθα (ἐν τῷ νοητῷ τόπῳ . )


2. Ταῦτ᾽ ἀμφότερα (γνώσις καὶ ἀληθείᾳ ὡς γιγνωσκομένη) . La con-
naissance et la vérité comme objet de connaissance , c'est-à-dire la
pensée et les essences intelligibles .
3. Μειζόνως τιμητέον , et plus haut κάλλιον . La question n'est pas
de savoir si le Bien est plus beau que l'Intelligence , mais s'il est et
ce qu'il est. Platon confond le point de vue esthétique avec le point
de vue scientifique, comme il confond le point de vue moral avec l'un
et l'autre . Il se pourrait que la lumière fût plus belle que le soleil
et que l'intelligence fût plus belle que le bien , sans que la conclusion
du raisonnement dût changer à nos yeux . Mais Platon admet que
là où l'idée est plus générale , il y a plus de beauté en même temps
que plus d'existence ou de perfection . La dialectique suit la même
marche dans ces différentes séries . (Voir dans le Banquet le dis-
cours de Diotime où cette confusion des sciences , des actes moraux,
et des objets beaux, dignes d'admiration et d'amour , atteint son plus
haut degré . )
4. Τὴν γένεσιν καὶ αΰξην καὶ τροφήν. Platon distingue cependant
ici le point de vue de l'existence du point de vue de l'essence et de
l'intelligibilité. De même dans la classification des connaissances ou
des arts , il distingue les connaissances spéculatives de celles qui
sont productives , qui tendent à l'éducation et au gouvernement, παι-
δείαν καὶ τροφήν . (Voir l'Introduction . ) - Οὐ γένεσιν κ . τ . λ. Le soleil
est immuable comme tous les astres , il ne devient pas . On a cru jus-
qu'au XVIe siècle à l'immobilité et à la perfection du soleil . Ces as-
similations, fussent-elles vraies , ne prouvent rien pour nous . Platon
y trouve une confirmation , une preuve ; à ses yeux tout l'univers est
208. PLATON .

Πῶς γάρ ; Καὶ τοῖς γιγνωσκομένοις τοίνυν μὴ μόνον


τὸ γιγνώσκεσθαι φάναι ὑπὸ τοῦ ἀγαθοῦ παρεῖναι , ἀλλὰ
καὶ τὸ εἶναί τε καὶ τὴν οὐσίαν ὑπ᾽ ἐκείνου αὐτοῖς προσεῖ

ναι , οὐκ οὐσίας ὄντος τοῦ ἀγαθοῦ , ἀλλ ' ἔτι ἐπέκεινα τῆς
οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος .

construit sur le même plan et ce qui est vrai du rapport d'un être
avec un autre doit être vrai de tous les autres rapports. Le soleil
est vraiment dans le firmament le substitut de l'idée du bien dans
le ciel en même temps que son image.
1. Kai Tò εivat. On voit comment l'auteur passe ici du point de
vue logique au point de vue du réel ; ce qui explique les êtres (le
bien) est cause de leur essence , mais l'essence , c'est-à -dire l'ensem-
ble des attributs qui constituent l'idée d'une chose équivaut à l'exis-
tence puisque la réalité des choses est dans leur idée. C'est ainsi
que le principe explicatif devient la cause créatrice . Nous pouvons
difficilement résister au penchant qui nous pousse à personnifier
les objets non animés ; quand Platon eut fait des idées des choses
en soi, il fut amené inévitablement à leur prêter la pensée , l'âme et
la vie. La qualité des choses bonnes , une fois extériorisée , devint
ainsi par une association très naturelle , mieux qu'une intelligence, un
être supérieur à l'intelligence, un être pensant, puis un bienheureux,
puis un être bon , exempt d'envie, puis enfin un bienfaiteur, celui qui
rend le monde heureux à son image . Rien de plus facile à conce-
voir que cette animation de l'idée une fois objectivée, quand on
songe que tout objet est conçu d'après le modèle du moi et que le
centre commun de tous les attributs de chaque être, la substance ,
a pour type notre conscience même, dépouillée seulement, dans la
représentation des objets inanimés et des choses abstraites , des
attributs de la personne humaine . La poésie et la métaphysique
n'ont qu'à laisser l'imagination refaire l'image vivante du moi dont
l'analyse avait à grand'peine effacé les couleurs pour ne conserver
que le cadre et la toile.
2. Oux oùσía; övtos . Chacun de ces mots demande une explication .
Le Bien n'est pas l'essence, il est au-dessus de l'essence , comme il
est au-dessus de l'intelligence. Chaque essence ou chaque idée est
en effet un bien, réalise une perfection déterminée ; elle n'est pas le
bien, la perfection en soi . Chaque essence est multiple au moins
virtuellement, puisqu'elle contient en soi les diverses espèces du
genre, et la multitude des essences est contenue elle - même dans
l'unité qui les résume toutes. Multiplicité et perfection s'excluent.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 209

Classification des êtres et des facultés de l'âme


qui les connaissent .

A. Division des êtres sensibles.

Καὶ ὁ Γλαύκων μάλα γελοίως , Απολλον , ἔφη , δαιμο-


νίας ὑπερβολῆς . - -Σὺ γὰρ , ἦν δ᾽ ἐγώ , αἴτιος, ἀναγκάζων

De plus les essences deviennent à quelque degré ; il y a de l'une à


l'autre une filiation au moins logique , idéale. La perfection ne s'ac-
commode pas plus du changement que de la multiplicité . Donc le Bien
absolu est au-dessus de l'Essence. Nous avons vu qu'il est au-dessus
de l'intelligence parce qu'il éclaire celle- ci et lui fournit son prin-
cipe. Il est cause de toute pensée , plutôt que pensée déterminée.
On montre de même que le Bien est au-dessus de l'âme parce que
l'âme est corporelle , source de mouvement. Ni essence, ni intelli-
gence, ni âme, qu'est donc le Bien ? « Si nous ne pouvons saisir le Bien
sous une seule idée , saisissons-le sous trois idées : celles de la beauté,
de l'ordre et de la vérité » , dit Platon dans le Philèbe. Mais la beauté ,
l'ordre et la vérité ne sont-ce pas des choses multiples et chan-
geantes autant que les idées ou essences ? Cherchons ailleurs . Nous
trouvons dans le Sophiste ( 249 a) : « Nous persuadera-t-on que dans
la réalité, le mouvement, la vie , l'âme , l'intelligence , ne convien-
nent pas à l'être absolu ? que cet être ne vit ni ne pense et qu'il
demeure immobile , immuable , sans avoir part à l'auguste et
sainte intelligence ? Ou bien lui accorderons-nous l'intelligence en
lui refusant la vie ? Ou dirons-nous qu'il y a en lui l'intelligence et
la vie, mais que ce n'est pas dans une âme qu'il les possède ?...
Tout cela me paraît déraisonnable . » (Cf. Philèbe , 22 c. ) . Ainsi quand
on rapproche les passages où Platon parle de l'idée du Bien, on
obtient cette conclusion que le Bien est la plus sublime des es-
sences , et n'est pas une essence ; que le Bien est une intelligence ,
et est au- dessus de l'intelligence ; qu'il a une âme , qu'il est vivant ,
et que ces deux attributs sont indignes de lui ; qu'il est immobile et
en mouvement, etc. C'est ce gâchis de mots que Platon appelle une
connaissance démontrée. Car Platon ne dit nulle part que l'idée du
Bien soit indéfinissable. Il dit formellement dans le Timée qu'il est
impossible, quand on a découvert ce qu'est Dieu (ou le Bien) , de
12.
210 PLATON .
-
τὰ ἐμοι δοκοῦνται περὶ αὐτοῦ λέγειν. Καὶ μηδαμῶς
γ᾽ , ἔφη , παύσῃ , εἰ μή τι ἀλλὰ τὴν περὶ τὸν ἥλιον ὁμοιό
τητα αὖ διεξιών , εἴ πῃ ἀπολείπεις . Ἀλλὰ μὴν , εἶπον ,
συχνά γε ἀπολείπω . Μηδὲ σμικρὸν τοίνυν , ἔφη ,
-
παραλίπης . Οἶμαι μέν, ἦν δ᾽ ἐγώ , καὶ πολύ · ὅμως
δὲ , ὅσα γ ' ἐν τῷ παρόντι δυνατόν , ἑκὼν οὐκ ἀπολείψω .
Μὴ γὰρ , ἔφη . — Νόησον τοίνυν , ἦν δ ' ἐγώ , ὥσπερ
λέγομεν, δύο αὐτὰ εἶναι , καὶ βασιλεύειν τὸ μὲν νοητοῦ
γένους τε καὶ τόπου , τὸ δ᾽ αὖ ὁρατοῦ , ἵνα μὴ οὐρανὸν

l'exposer devant tous , mais qu'il est seulement difficile de le dé-


couvrir. Τὸν μὲν οὖν ποιητὴν καὶ πατέρα τοῦδε τοῦ παντὸς εὑρεῖν τε
ἔργον καὶ εὑρόντα εἰς πάντας ἀδύνατον λέγειν . Ceux-là seuls sont
éblouis à contempler l'Idée des Idées qui viennent de l'ombre ; les
vrais philosophes la contemplent face à face . (Voir plus haut, note
1 de la page 154 , et le texte correspondant. ) La pensée du sage ne
fait qu'un avec l'objet absolu. Celui-ci est connaissable et inexpri-
mable. Les Alexandrins , dont toutes les rêveries dérivent de là ,
iront plus loin et diront qu'il est inconnaissable et indicible , mais
accessible par l'extase .
1. Δοκοῦντα . Socrate emploie ce mot : mes opinions , mes croyances ,
parce qu'il s'agit du soleil qui est du monde sensible ; mais tout le
passage traite en réalité du Bien , et ces figures expriment dans la
pensée de l'auteur ce qu'on peut dire , non des apparences , mais de
l'Etre absolu , dont il devrait parler scientifiquement par démon-
strations. De fait, rien n'est plus flottant que la limite indiquée
dans le système entre l'apparence et l'opinion d'une part, l'Etre et
la science de l'autre . Et en effet le sensible étant la figure de l'in-
telligible, tout est à la fois et suivant le point de vue apparence et
réalité ; les plus bas degrés de l'être reflètent l'Idée , et sur les plus
hauts, en tant que contemplés par l'intelligence humaine , la ma-
tière et la sensation projettent encore leur ombre. - Remarquez
que Platon a, comme toujours, l'air de se laisser arracher ou sur-
prendre ce qu'il dit du Bien , tactique déjà signalée , et qu'il déclare
avoir encore beaucoup plus à dire .
2. Ορατόν, οὐρανόν. Ces deux expressions , equivalentes dans le
système, puisque le monde visible et le ciel sont une seule et même
chose (la terre fait partie du ciel) , ces deux expressions peuvent, à
cause de leur ressemblance comme son , donner lieu à un jeu de mots .
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 211

εἰπὼν δόξω σοι σοφίζεσθαι περὶ τὸ ὄνομα · ἀλλ᾽ οὖν ἔχεις


ταῦτα διττὰ εἴδη , ὁρατόν , νοητόν ; - Ἔχω . — Ὥσπερ
τοίνυν γραμμὴν δίχα τετμημένην λαβὼν ἄνισα ! τμήματα ,
πάλιν τέμνε ἑκάτερον τμῆμα ἀνὰ τὸν αὐτὸν λόγον , τό τε
τοῦ ὁρωμένου γένους καὶ τὸ τοῦ νοουμένου , καί σοι ἔσται
σαφηνείᾳ καὶ ἀσαφείᾳ πρὸς ἄλληλα ἐν μὲν τῷ ὁρωμένῳ τὸ
μὲν ἕτερον τμῆμα εἰκόνες 3. Λέγω δὲ τὰς εἰκόνας πρῶτον
μὲν τὰς σκιὰς , ἔπειτα τὰ ἐν τοῖς ὕδασι φαντάσματα καὶ
ἐν τοῖς ὅσα πυκνά τε καὶ λεῖα καὶ φανὰ ξυνέστηκε , καὶ
πᾶν τὸ τοιοῦτον , εἰ κατανοεῖς . - ᾿Αλλὰ κατανοῶ. -

Τὸ τοίνυν ἕτερον τίθει , ᾧ τοῦτο ἔοικε , τά τε περὶ ἡμᾶς


ζῶα καὶ πᾶν τὸ φυτευτὸν καὶ τὸ σκευαστὸν ὅλον γένος .
Τίθημι , ἔφη . — Ἦ καὶ ἐθέλοις ἂν αὐτὸ φάναι , ἦν
δ᾽ ἐγώ , διῃρῆσθαι ἀληθείᾳ τε καὶ μὴ 4 , ὡς τὸ δοξαστὸν

1. Ανισα. Le monde des Idées est bien moins volumineux que le


monde sensible, la partie dirigeante étant toujours plus petite que
la partie dirigée. (Voir plus haut la note 1 de la page 156. )
2. Ἀνα τὸν αὐτὸν λόγον . Suivant la même raison mathématique ,
suivant le méme rapport, ou proportionnellement : ἀναλογία signifie
plutôt, on le voit, proportion numérique que analogie, au sens
francais.
3. Εἰκόνες . Les images , les copies des objets sensibles , c'est-à-
dire comme on va l'expliquer les ombres des corps , leurs images
dans les miroirs , etc. Mais il ne faut pas oublier que les corps sen-
sibles sont déjà les images des Idées. La classification exposée ici
n'a donc rien d'absolu. Elle indique plutôt les degrés , comme nous le
disions à la note 1 de la page 210 , d'une vaste hiérarchie d'images
qui sont en même temps , envisagées à un autre point de vue , des
réalités ou des modèles .
4. Ἀληθείᾳ τε καὶ μή . Meme observation, par conséquent, en
ce qui concerne les degrés de connaissance correspondants . La
connaissance sensible n'est plus méprisable , si on prend le système
de ce biais ; et en effet Platon admet que la connaissance doit tra-
verser le stade de la sensation avant de s'élever aux opérations
par lesquelles la science s'achève . Dans le Phédon même, où il ra-
212 PLATON.

πρὸς τὸ γνωστὸν , οὕτω τὸ ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾧ ἡμοιώθη ;


Ἔγωγ᾽ , ἔφη , καὶ μάλα .

B. Division des êtres intelligibles .

1° Objet des sciences mathématiques.

Σκόπει δὴ αὖ καὶ τὴν τοῦ νοητοῦ τομὴν ἡ τμητέον. -


Πῇ ; — Ἧι τὸ μὲν αὐτοῦ τοῖς τότε τμηθεῖσιν ὡς εἰκόσι

baisse si fortement le corps et la sensation comme étant les pires


sources d'erreurs , et comme opposant les plus grands obstacles à
la connaissance de la vérité ( 65 b . ) , il maintient avec non moins de
force qu'aucune idée n'est saisissable que sur l'invitation des sens .
« Nous convenons encore que nous n'avons obtenu et que nous ne
pouvions obtenir cette pensée (de l'égalité) que d'une sensation de
la vue ou du toucher, ou de quelqu'un de nos sens . » (M άλλo0εv
αὐτὸ ἐννενοηκέναι μηδὲ δυνατόν εἶναι ἐννοῆσαι ἀλλ᾽ ἢ ἐκ τοῦ ἰδεῖν ἢ ἅψασ
θαι ἢ ἔκ τινος ἄλλης αἰσθήσεων, 75. 6.) . L'idée est engagée dans
l'objet sensible comme le métal précieux dans sa gangue ; l'esprit
la dégage en la reconnaissant au moyen de l'idée que la réminis-
cence a déposée en lui . ( Cf. République, livre VII , 525 ) . - Ως τό
δοξαστόν . Exemple de ces αναλογίαι , ou proportions dans lesquelles
Platon croit renfermer des vérités de la dernière précision : la copie
est au modèle ce qu'est l'opinion à la connaissance .
1. "Hi tò μèv ... Voici un essai de traduction littérale de ce pas-
sage : « Il faut couper la ligne de l'intelligible de la façon suivante :
dans l'une de ses parties, l'âme se servant des objets que cette par-
tie comprend comme d'images , est forcée de chercher (la vérité)
en partant d'hypothèses , sans remonter au principe , mais en des-
cendant vers la conclusion ; dans l'autre partie elle va de l'hypo-
thèse à un principe non supposé et, sans se servir des images que
l'autre partie emploie , se fraie une route au sein des Idées par les Idées
mêmes . » Nous donnons également la traduction de ce qui suit :
<< Les géomètres et les arithméticiens supposent deux sortes de
nombres, l'un pair, l'autre impair, les figures , trois espèces d'an-
gles , et ainsi du reste selon la démonstration qu'ils cherchent.
Ces hypothèses une fois établies , ils les regardent comme autant
de vérités que tout le monde peut reconnaître, et n'en rendent
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 213

χρωμένη ψυχὴ ζητεῖν ἀναγκάζεται ἐξ ὑποθέσεων , οὐκ ἐπ᾿


ἀρχὴν πορευομένη , ἀλλ᾽ ἐπὶ τελευτὴν , τὸ δ᾽ αὖ ἕτερον

compte ni à eux-mêmes ni aux autres ; enfin , partant de ces hy-


pothèses , ils descendent par une chaîne non interrompue de proposi-
tions , en demeurant d'accord avec eux-mêmes, jusqu'à la con-
clusion qu'ils avaient dessein de démontrer... Ils se servent sans
doute de figures visibles et raisonnent sur ces figures ; mais ce
n'est point à elles qu'ils pensent, c'est à d'autres figures re-
présentées par celles-là . Par exemple, leurs raisonnements ne por-
tent pas sur le carré, ni sur la diagonale tels qu'ils les tracent ,
mais sur le carré tel qu'il est en lui-même avec sa diagonale. J'en
dis autant de toutes sortes de formes qu'ils représentent soit en
relief, soit par le dessin. Les géomètres les emploient comme au-
tant d'images , et sans considérer autre chose que ces autres figu-
res dont j'ai parlé, qu'on ne peut saisir que par la pensée , diavola.
Ces figures , j'ai dû les ranger parmi les choses intelligibles ; pour
les obtenir l'âme est contrainte de se servir d'hypothèses , non pour
aller jusqu'au premier principe , car elle ne peut remonter au delà
de ses hypothèses ; mais elle emploie les images qui lui sont four-
nies par les objets terrestres et sensibles, en choisissant toutefois
parmi ces images, celles qui , relativement à d'autres , sont regar-
dées et estimées comme ayant plus de netteté. - Je conçois que tu
parles de ce qui se fait dans la géométrie et les autres arts de cette
nature . » (Trad . de M. Fouillée . ) « Quant à l'autre section de
l'intelligible , je désigne par là ce à quoi la raison s'attache par la
force de la dialectique , traitant les hypothèses non comme des
principes, mais comme de vraies hypothèses , sortes d'échelons et
de marchepieds , à l'aide desquels elle va jusqu'à la vérité non sup-
posée, jusqu'au principe de l'univers , pour s'y attacher, puis pour
saisir de proche en proche tout ce qui en dépend et arriver enfin à la
conclusion : ne se servant pour cela en rien du sensible , mais allant
aux Idées par les Idées à travers les Idées et aboutissant aux
Idées . »
Il semble que l'explication donnée par Platon lui -même est assez
claire tant qu'il ne s'agit que des mathématiques : il veut dire que
les concepts mathématiques peuvent être pris comme des prin-
cipes se suffisant à eux-mêmes et qu'on peut édifier sur ce fonde-
ment (hypothétique, accepté comme donné sans discussion) des dé-
monstrations suffisantes , que dans ce cas on se sert de figures,
les calculs en Grèce se faisaient au moyen de jetons formant aussi
des figures , - ce qui selon Platon rabaisse ces arts à un degré
inférieur ; mais qu'on peut aussi , laissant de côté les figures , traiter
214 PLATON.

[τὸ] ἐπ᾿ ἀρχὴν ἀνυπόθετον ἐξ ὑποθέσεως ἰοῦσα καὶ ἄνευ


ὧνπερ ἐκεῖνο εἰκόνων αὐτοῖς εἴδεσι δι ' αὐτῶν τὴν μέθοδον
ποιουμένη . Ταῦτ᾽ , ἔφη , ἃ λέγεις, οὐχ ἱκανῶς ἔμα-
θον. — Ἀλλ᾽ αὖθις , ἦν δ ' ἐγώ · ῥᾷον γὰρ τούτων προει
ρημένων μαθήσει , οἶμαι γάρ σε εἰδέναι , ὅτι οἱ περὶ τὰς

les mathématiques par une méthode plus scientifique , plus abstraite ,


en cherchant dans une systématisation plus haute la raison des
postulats empiriquement acceptés , qui suffisent aux opérations du
calculateur et de l'arpenteur. Reste à expliquer la phrase où il est
question du premier principe. Il faut se rappeler que le cercle
pur, le nombre pur (c'est-à- dire abstraits) sont pour Platon des
Idées , en d'autres termes des êtres , des réalités , ou principes de
perfection , en tant qu'ils offrent de l'unité et de la fixité ; de
ce point de vue tous les concepts mathématiques se rattachent
à l'unité absolue , à l'immutabilité absolue , à la perfection
absolue , à l'Idée du Bien . Bref, les mathématiques ont selon
lui la métaphysique pour dernier couronnement. Et il croit que
quand on s'est élevé à l'intuition de l'Étre parfait, un et im-
muable, on en peut déduire la raison de toutes choses . Par exem-
ple, l'astronome (l'astronomie est l'un de ces arts frères des
arts mathématiques) admet comme un fait que les astres se meu-
vent en cercle, et il explique par ce moyen les apparences sen-
sibles ; il éclaire même par ses cartes célestes la voie du naviga-
teur. Il ne va pas au delà . Mais le philosophe prend le cercle en
soi, et se demande pourquoi il est le schème du mouvement sidéral
ou de la vie divine. Il s'élève alors à l'Idée de la perfection une et
immuable, et voit que le Dieu des Dieux vit sans changer, se meut
sans changer de place. Il comprend alors que les dieux inférieurs ,
les astres , pour ressembler autant que possible au Dieu suprême,
pour être aussi beaux que possible , devaient conséquence néces-
saire ! se mouvoir en rond . Cela n'est guère sensé, mais cela se
conçoit . C'est ce que pense Platon quand il soutient dans le livre
suivant de la République, que si nous voulons devenir de vrais
astronomes il ne faut pas regarder ce qui se passe dans le ciel : la
vraie méthode consiste à considérer les rapports des sphères dans
l'abstrait, géométriquement , puis à les expliquer par le principe du
meilleur et à montrer que ces rapports devaient être ce qu'ils sont,
pour que le ciel ressemblât au premier principe. Toutes ces spécu-
lations dérivent des pythagoriciens . (Voir dans l'Introduction la cita-
tion d'Alcméon , p . 22. )
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 215

γεωμετρίας τε καὶ λογισμοὺς καὶ τὰ τοιαῦτα πραγματ


τευόμενοι , ὑποθέμενοι τό τε περιττὸν καὶ τὸ ἄρτιον καὶ
τὰ σχήματα καὶ γωνιῶν τριττὰ εἴδη καί ἄλλα τούτων
ἀδελφὰ καθ᾿ ἑκάστην μέθοδον , ταῦτα μὲν ὡς εἰδότες ,
ποιησάμενοι ὑποθέσεις αὐτά , οὐδένα λόγον οὔτε αὑτοῖς
οὔτε ἄλλοις ἔτι ἀξιοῦσι περὶ αὐτῶν διδόναι ὡς παντὶ
φανερῶν , ἐκ τούτων δ᾽ ἀρχόμενοι τὰ λοιπὰ ἤδη διεξιόντες
τελευτῶσιν ὁμολογουμένως ἐπὶ τοῦτο , οὗ ἂν ἐπὶ σκέψιν

ὁρμήσωσι . Πάνυ μὲν οὖν , ἔφη , τοῦτό γε οἶδα .
Οὐκοῦν καὶ ὅτι τοῖς ὁρωμένοις εἴδεσι προσχρῶνται καὶ
τοὺς λόγους περὶ αὐτῶν ποιοῦνται , οὐ περὶ τούτων δια
νοούμενοι , ἀλλ᾽ ἐκείνων πέρι , οἷς ταῦτα ἔοικε, τοῦ τετρα-
γώνου αὐτοῦ ἕνεκα τοὺς λόγους ποιούμενοι καὶ διαμέτρου
αὐτῆς , ἀλλ᾽ οὐ ταύτης ἣν γράφουσι , καὶ τἆλλα οὕτως,
αὐτὰ μὲν ταῦτα , ἃ πλάττουσί τε καὶ γράφουσιν , ὧν καὶ
σκιαὶ καὶ ἐν ὕδασιν εἰκόνες εἰσί , τούτοις μὲν ὡς εἰκόσιν αὖ
χρώμενοι , ζητοῦντές τε αὐτὰ ἐκεῖνα ἰδεῖν , ἃ οὐκ ἂν
ἄλλως ἴδοι τις ἢ τῇ διανοίᾳ. Αληθῆ, ἔφη , λέγεις.
- Τοῦτο τοίνυν νοητὸν μὲν τὸ εἶδος ἔλεγον , ὑποθέσεσι δ'
ἀναγκαζομένην ψυχὴν χρῆσθαι περὶ τὴν ζήτησιν αὐτοῦ ,
οὐκ ἐπ᾿ ἀρχὴν ἰοῦσαν, ὡς οὐ δυναμένην τῶν ὑποθέσεων
ἀνωτέρω ἐκβαίνειν , εἰκόσι δὲ χρωμένην αὐτοῖς τοῖς ὑπὸ
τῶν κάτω ἀπεικασθεῖσι καὶ ἐκείνοις προς ἐκεῖνα ὡς ἐναρ-
γέσι δεδοξασμένοις τε καὶ τετιμημένοις . Μανθάνω ,
ἔφη , ὅτι τὸ ὑπὸ ταῖς γεωμετρίαις τε καὶ ταῖς ταύτης
ἀδελφαῖς τέχναις λέγεις.
216 PLATON .

2º Objet de la dialectique .

Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά


με τοῦτο , οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι
δυνάμει , τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς , ἀλλὰ τῷ
ὄντι ὑποθέσεις , οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμᾶς , ἵνα μέχρι τοῦ
ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών , αψάμενος
αὐτῆς , πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων , οὕτως
ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ , αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ
προσχρώμενος , ἀλλ᾽ εἴδεσιν αὐτοῖς δι ' αὐτῶν εἰς αὐτά,
-
καὶ τελευτῷ εἰς εἴδη . — Μανθάνω , ἔφη , ἱκανῶς μὲν οὔ
δοκεῖς γάρ μοι συχνὸν ἔργον λέγειν ὅτι μέντοι βούλει
διορίζειν σαφέστερον εἶναι τὸ ὑπὸ τῆς τοῦ διαλέγεσθαι
ἐπιστήμης τοῦ ὄντος τε καὶ νοητοῦ θεωρούμενον ἢ τὸ ὑπὸ
τῶν τεχνῶν καλουμένων , αἷς αἱ ὑποθέσεις ἀρχαὶ καὶ δια
νοίᾳ μέν ἀναγκάζονται ἀλλὰ μὴ αἰσθήσεσιν αὐτὰ θεᾶσθαι
οἱ θεώμενοι , διὰ δὲ τὸ μὴ ἐπ᾿ ἀρχὴν ἀνελθόντες σκοπεῖν ,
ἀλλ᾽ ἐξ ὑποθέσεων , νοῦν οὐκ ἔσχειν περὶ αὐτὰ δοκοῦσί σοι ,
καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ ἀρχῆς , διάνοιαν δὲ καλεῖν μοι
δοκεῖς τὴν τῶν γεωμετρικῶν τε καὶ τὴν τῶν τοιούτων
ἕξιν ἀλλ᾽ οὐ νοῦν , ὡς μεταξύ τι δόξης τε καὶ νοῦ τὴν
διάνοιαν οὖσαν .

1. Επιστήμης ... τεχνῶν . Nous avons expliqué d'après le Philèbe,


dans notre Introduction, la différence qu'il y a entre les arts et les
sciences pures . Les arts ont pour but les applications , les résultats
utiles empiriquement obtenus ; ils relèvent de la διάνοια , qui est
intermédiaire entre l'intelligence pure et l'opinion.
LA RÉPUBLIQUE , LIVRE VI . 217

Opérations correspondantes .

—Ἱκανώτατα , ἦν δ᾽ ἐγώ , ἀπεδέξω . Καὶ μοι ἐπὶ τοῖς


τέτταρσι τμήμασι τέτταρα ταῦτα παθήματα ἐν τῇ
ψυχῇ γιγνόμενα λαβέ , νόησιν μὲν ἐπὶ τῷ ἀνωτάτω , διά-
νοιαν δὲ ἐπὶ τῷ δευτέρῳ , τῷ τρίτῳ δὲ πίστιν ἀπόδος καὶ
τῷ τελευταίῳ εἰκασίαν , καὶ τάξον αὐτὰ ἀνὰ λόγον , ὥσπερ
ἐφ᾽ οἷς ἔστιν ἀληθείας μετέχειν , οὕτω ταῦτα σαφηνείας
-
ἡγησάμενος μετέχειν . Μανθάνω , ἔφη , καὶ ξυγχωρῶ
καὶ τάττω ὡς λέγεις 4 .

1. Τέτταρα . Voici le tableau :


OBJETS . CONNAISSANCES
OU ÉTATS DE L'AME.
νοῦς, τὰ ἔιδη . ἐπιστήμη ου νόησις
οὐσία

τὰ μεταξύ οι con-
τόπος νοητός 3 cepts mathémati- διανοία. νόησις.
ques (expression
d'Aristote ).
, εσις

animaux , plantes πίστις.


γέν

et instruments
τόπος ὁρατός δόξα .
leurs images, εἰκασία .
εἰκόνες .

Quelquefois vónot; désigne l'intuition seule , quelquefois aussi la


connaissance discursive avec elle, comme dans ce passage de la
République, VII , 534 , α : Ἀρέσκει γοῦν , ὥσπερ τὸ πρότερον , τὴν μὲν
πρώτην μοῖραν ἐπιστήμην καλεῖν , δευτέραν δὲ διάνοιαν , τρίτην δὲ πίσ
τιν, καὶ εἰκασίαν τετάρτην καὶ ξυναμφότερα μὲν ταῦτα δόξαν , ξυναμφός
τερα δ' ἐκεῖνα νόησιν · καὶ δόξαν μὲν περὶ γένεσιν , νόησιν δὲ περὶ οὐ
σίαν· καὶ ὅτι οὐσία πρὸς γένεσιν , νόησιν πρὸς δόζαν , καὶ ὅ τι νόησις πρὸ-
δόξαν , ἐπιστήμην πρὸς πίστιν καὶ διάνοιαν πρὸς εἰκασίαν . (Encore une
ἀναλογία ou proportion .)
2. On ne peut comprendre pleinement cette fin du livre VI qu'en
lisant le livre VII dont nous donnons ci-après une partie impor-
tante. On verra que la coupure entre le VI et le VII est tout à fait
arbitraire ; c'est le même exposé qui se poursuit dans l'un et dans
l'autre sans interruption .
ESPINAS . ― Rép. de Platon, L. VI. 13
EXTRAIT DU LIVRE VII '

ALLÉGORIE DE LA CAVERNE

LA DIALECTIQUE ET LES DIVERSES SCIENCES

LES PRISONNIERS DE LA CAVERNE

PAR QUELLE MÉTHODE LA PHILOSOPHIE NOUS ÉLÈVE DU MONDE


SENSIBLE DANS LE MONDE INTELLIGIBLE

SOCRATE. -.- Figure-toi maintenant, par la situation que


je vais décrire , l'état de l'humanité relativement à la science
et à l'ignorance . Suppose des hommes, par exemple , dans
une demeure souterraine , semblable à une caverne , qui
aurait sur toute sa longueur une vaste ouverture donnant
accès à la lumière : les habitants de cette caverne ont ,
depuis leur enfance , les jambes et le cou enchaînés , de sorte
qu'ils doivent rester immobiles et ne peuvent regarder que
devant eux, sans avoir la ressource de tourner leurs tètes ,
retenues par les chaînes. A une certaine distance , sur une
hauteur, derrière eux, brûle un feu dont la lumière les
éclaire ; entre ce feu et les prisonniers est un chemin mon-
tant, le long duquel nous supposons qu'est bâti un petit
mur semblable à ces cloisons qui séparent les charlatans de
la foule des spectateurs , et au - dessus desquelles ils font voir
leurs merveilles .
GLAUCON. ―― Je me figure cela.
-– Figure- toi maintenant , le long de ce mur, des hommes

1. Ces pages sont empruntées à la traduction de Grou .


LIVRE VII. 219

qui portent des objets de toute espèce , des statues d'hommes


et d'animaux, en pierre ou en bois , et divers autres ouvrages
d'art, paraissant au-dessus du petit mur ; et , comme il est
naturel, parmi ceux qui portent ces objets, les uns parlent,
les autres ne disent rien .
- C'est là un spectacle bien étrange , et ce sont d'étranges
prisonniers !
Ils nous ressemblent pourtant . Et d'abord , crois - tu que
de pareils hommes aient jamais pu voir, de leur personne et
de leurs compagnons, autre chose que les ombres représen-
tées par le feu sur le côté de la caverne qui est en face d'eux ?
- Comment pourraient-ils voir autre chose, puisque pen-
dant toute leur vie ils sont obligés de tenir leurs têtes im-
mobiles?
- Et des objets qui passent derrière eux , ne verront- ils
pas aussi l'ombre seulement ?
Oui, certes .
- Alors , s'ils pouvaient converser entre eux , ne penses - tu
pas qu'ils croiraient, en nommant les objets qu'ils voient ,
nommer des objets réellement présents ?
- Nécessairement.
Et si leur cachot avait un écho en face d'eux , toutes les
fois qu'un des passants parlerait, croiraient-ils, selon toi,
entendre parler autre chose que l'ombre qui passe devant
eux?
Évidemment non.
Enfin, ces hommes ne penseraient pas qu'il y eût d'autre
réalité que toutes ces ombres.
-- Il ne saurait en être autrement.
- Vois donc , s'ils étaient délivrés de leurs chaînes et
guéris de leur erreur , dans quelle situation ils devraient
naturellement se trouver. Dès que l'un d'eux serait délié , et
obligé de se lever sur - le -champ , de tourner la tête en tous
sens, de marcher et de regarder la lumière en face, il ne
pourrait le faire qu'avec de vives souffrances : il serait
incapable de supporter l'éclat de la lumière et de regarder
les objets dont il voyait les ombres auparavant . Et que crois-
tu qu'il répondrait si quelqu'un lui disait qu'auparavant il
voyait seulement des fantômes, et que maintenant il a devant
les yeux des objets plus voisins de la réalité , que son regard
est tourné vers des êtres plus véritables ? Et sí, en lui mon-
220 LA RÉPUBLIQUE .

trant chacun des objets qui passent, on le forçait par des


questions à dire ce que c'est, ne crois-tu pas qu'il serait
embarrassé, et qu'il regarderait les objets qui lui apparais-
saient auparavant comme plus réels que ceux qu'on lui mon-
trerait maintenant?
-· Certainement.

II .

IMPRESSIONS DU PRISONNIER QU'ON DÉLIVRE


ET DE L'HOMME QU'ON INSTRUIT

- Si maintenant on le forçait à tourner ses regards vers


le feu lui-même, ses yeux ne souffriraient-ils pas, et n'en
détournerait-il pas la vue pour la porter sur les images
qu'il peut contempler sans souffrance ? ne croirait-il pas que
ces ombres sont réellement plus claires que les objets qui
lui sont montrés ?
Oui, certes.
Et si on l'arrachait de force de sa caverne pour le faire
monter par ce chemin pénible et escarpé jusqu'à ce qu'il
fût arrivé à la lumière du soleil , ne crois-tu pas que, dans
ce trajet, il souffrirait et s'indignerait , et que , une fois venu
à la lumière , les yeux éblouis par son éclat, il ne pourrait
pas voir un seul des objets qui maintenant seraient appelés
des êtres véritables?
- Il ne le pourrait pas sur le moment .
- Il lui faudrait s'habituer, je pense , à voir tout ce qui
serait au-dessus de lui. Il verrait d'abord le plus facilement
les ombres , puis les images des hommes et des autres objets ,
réfléchies dans les eaux , et enfin ces objets eux-mêmes ;
après ceux-là , il contemplerait ce qui est dans le ciel et le
ciel lui-même, mais la nuit, en regardant la lumière des
étoiles et de la lune, avant de supporter pendant le jour la
vue du soleil et de son éclat.
-- Sans doute .
-- A la fin seulement , je pense qu'il serait capable de
voir et de fixer, non plus l'image du soleil dans les eaux ou
LIVRE VII . 221

dans d'autres lieux où il n'est pas, mais le soleil lui-même,


dans la place qu'il occupe.
― Évidemment.
Et après cela il raisonnerait sur le soleil , et conclurait
que c'est lui qui fait les saisons , qui règle les années et tout
le reste dans ce monde visible , et qui est, en quelque sorte,
la cause de tout ce que voyaient ses compagnons et lui .
Il est certain qu'après ces expériences il en viendrait à
de telles conclusions.

---- Eh quoi ! lorsqu'il se souviendrait de sa première de-


meure, et de ce qui y passe pour de la sagesse , et de ses
compagnons d'esclavage, ne crois- tu pas qu'il serait heureux
de son changement, et aurait pitié de ceux-là ?
Assurément .
- Et s'il y avait parmi ces hommes , lorsqu'il était dans sa
première condition , des honneurs , des éloges et des récom-
penses pour celui qui voyait le plus nettement les ombres à
leur passage, qui se souvenait le mieux de celles qui avaient
l'habitude de passer les premières ou les dernières, ou de
marcher ensemble , et qui par suite savait le mieux prédire
leur arrivée , crois -tu que notre prisonnier fût jaloux de
tout cela et qu'il portât envie à ceux qui , parmi ses anciens
compagnons, étaient les plus honorés et les plus puissants ?
Ne serait-il pas plutôt dans la situation que décrit Homère ,
et ne préférerait-il pas «< être un laboureur aux gages d'un
pauvre cultivateur » ou dans n'importe quelle autre condi-
tion, plutôt que de revenir à ses anciennes opinions et à son
premier genre de vie ?
Oui, je crois qu'il consentirait à tout souffrir plutôt que
de reprendre son ancienne existence.

Songe encore à ceci. Si notre prisonnier redescendait


dans la caverne pour y occuper de nouveau son ancienne place ,
n'aurait-il pas les yeux aveuglés par l'obscurité en passant
aussi subitement du grand jour aux ténèbres ?
Certa.lement .
― Et s'il lui fallait de nouveau raisonner sur ces ombres
qui passent et disputer avec ces prisonniers qui ne sont
jamais sortis de la caverne, lui dont les yeux seraient encore
aveuglés et affaiblis (car il lui faudrait un certain temps pour
13.
222 LA RÉPUBLIQUE .
s'habituer aux ténèbres) , ne ferait-il pas rire ses compa-
gnons , et ne dirait- on pas de lui que , pour être monté là-
haut, il a perdu la vue , et qu'il ne vaut pas la peine de
faire la même tentative? Et celui d'entre eux qui tâcherait
de les délier et de les mener là - haut, ne le feraient-ils pas
périr, s'ils pouvaient s'en emparer?
Sans doute .

III

L'IDÉE DU BIEN BRILLE AUX LIMITES DU MONDE IN-


TELLIGIBLE. --- ÉBLOUISSEMENT QU'ELLE PEUT PRO-
DUIRE.

- Voilà, mon cher Glaucon , l'image qu'on doit appliquer


tout entière à ce que nous avons dit précédemment. Tu peux
comparer le monde visible à cette demeure des prisonniers ,
et la lumière du soleil à celle du feu qui les éclaire ; compare
encore le captif qui monte vers la région supérieure pour
contempler ce qui est au-dessus de lui , à l'âme qui s'élève
aux régions de la pensée : tu arriveras ainsi à saisir mon
intention , puisque tu veux la connaitre ; mais Dieu seul peut
savoir si je me rencontre avec la vérité : quant à moi , je
vais dire ce qui me paraît être vrai .
L'idée du bien est la plus élevée dans le monde intelli-
gible , et nous pouvons à peine la voir ; mais dès que nous la
voyons, nous sommes forcés de conclure qu'elle est partout
et pour tous les objets la source du bien et du beau : dans le
monde visible , elle produit la lumière et le maître de la
lumière ; dans le monde intelligible, c'est elle qui possède et
qui donne la vérité et l'intelligence , et c'est elle qu'il faut
contempler si l'on veut agir avec prudence dans les affaires
particulières ou publiques.
Je suis de ton avis, autant du moins que je puis te com-
prendre.
Poursuis encore , et accorde-moi ceci : c'est qu'il ne faut
pas s'étonner si ceux qui sont parvenus dans ce monde idéal
ne veulent pas se livrer aux occupations des autres hommes ,
LIVRE VII. 223

mais si leurs âmes aspirent sans cesse à séjourner dans ces


hautes régions ; car il doit en être ainsi vraisemblablement,
si tout se passe d'une manière conforme à l'allégorie que
nous avons tracée plus haut.
- Oui, c'est vraisemblable .
Eh quoi ! sera-t-il étonnant, dis-moi , de voir un homme,
revenu de ses divines contemplations aux misérables choses
humaines, paraître embarrassé et tout à fait ridicule , lorsqu'il
est encore aveuglé par les ténèbres qui l'environnent et aux-
quelles il n'a pas eu le temps de s'habituer, lorsqu'il est
obligé de disputer devant les tribunaux ou ailleurs sur les
ombres ou les images du juste , et de raisonner sur la ma-
nière dont il conçoit le juste, avec des hommes qui n'out
jamais vu la justice en elle-même .
― Ce ne sera pas étonnant .
Mais un homme sensé se souviendra qu'il y a deux ma-
nières d'avoir la vue troublée , provenant de deux causes dif-
férentes , selon que les yeux ont passé de la lumière aux
ténèbres ou des ténèbres à la lumière ; il pensera que le
même fait a lieu pour l'âme , et lorsqu'il la verra troublée et
incapable de discerner les objets, il ne se mettra pas à rire
inconsidérément, mais il examinera si c'est au sortir d'une
existence plus lumineuse qu'elle est aveuglée par les ténèbres
auxquelles elle n'est pas habituée , ou si, passant de l'igno-
rance à une condition plus éclairée , elle est éblouie par ce
nouvel éclat. Alors seulement il pourra, ou la féliciter de sa
situation et de son ancienne existence , ou la plaindre , et
même la railler, s'il veut, car sa raillerie, dans ce cas , sera
moins ridicule que si elle poursuivait une âme revenue des
régions élevées de la lumière .
Tu parles très sagement .

IV

LA VÉRITÉ EST EN NOUS


ET NOUS NE POUVONS LA TROUVER QU'EN NOUS

- Or, si tout cela est vrai, il faut en conclure que la


science ne s'apprend pas de la manière dont certaines gens
le prétendent. Ils se vantent de pouvoir la faire entrer dans
224 LA RÉPUBLIQUE .

une âme où elle n'est point, à peu près comme on rendrait


la vue à des yeux aveugles . w Ils le disent hautement.
Mais le discours présent nous fait voir que chacun a dans son
âme la faculté d'apprendre avec un organe destiné à cela ;
que tout le secret consiste à tourner cet organe , avec l'âme
tout entière, de la vue de ce qui naît vers la contemplation
de ce qui est, jusqu'à ce qu'il puisse fixer ses regards sur ce
qu'il y a de plus lumineux dans l'être , c'est- à- dire , selon
nous, sur le bien ; de même que, si l'œil n'avait pas de mou-
vement particulier, il faudrait de nécessité que tout le corps
tournât avec lui dans le passage des ténèbres à la lumière ;
n'est-ce pas ? Oui. Dans cette évolution qu'on fait faire
à l'âme, tout l'art consiste donc à la tourner de la manière
la plus aisée et la plus utile . Il ne s'agit pas de lui donner la
faculté de voir : elle l'a déjà ; mais son organe est dans une
mauvaise direction , il ne regarde point où il faudrait : c'est
ce qu'il faut corriger. - Il me semble qu'il n'y a pas d'autre
secret.
Pour les autres qualités de l'âme , il en est à peu près
comme de celles du corps ; quand on ne les a pas reçues de la
nature, on les acquiert par l'éducation et la culture . Mais , à
l'égard de la faculté de savoir, comme elle est d'une nature
plus divine , jamais elle ne perd sa vertu ; elle devient seule-
ment utile ou inutile , avantageuse ou nuisible , selon la direc-
tion qu'on lui donne . N'as-tu point encore remarqué jusqu'où
va la sagacité de ces hommes à qui on donne le nom d'ha-
biles coquins ? Avec quelle pénétration leur petite âme dis-
cerne tout ce qui les intéresse ? Leur vue n'est ni faible ni
troublée ; mais , comme ils la contraignent de servir d'instru-
ment à leur malice, ils sont d'autant plus malfaisants qu'ils
sont plus subtils et plus clairvoyants . - Cette remarque est
juste. adatade Si dès l'enfance on avait coupé ces penchants cri-
minels qui, comme autant de poids de plomb, entraînent
l'âme vers les plaisirs sensuels et grossiers, et la forcent de
regarder toujours en bas ; si, après l'avoir dégagée de ces
poids, on eût tourné son regard vers la vérité, elle l'aurait
distinguée avec la même sagacité . - Il y a apparence .
N'est-ce pas une conséquence vraisemblable , ou plutôt
nécessaire, de tout ce que nous avons déjà dit , que ni ceux
qui n'ont reçu aucune éducation et n'ont aucune connaissance
de la vérité , ni ceux qu'on a laissés passer toute leur vie dans
LIVRE VII . 225

l'étude et la méditation , ne sont propres au gouvernement


des États les uns, parce qu'ils n'ont dans toute leur con-
duite aucun but fixe auquel ils puissent rapporter tout ce
qu'ils font dans la vie publique ou dans la vie privée ; les
autres , parce qu'ils ne consentiront jamais à se charger d'un
pareil fardeau , se croyant déjà, dès leur vivant, dans les îles
Fortunées? Tu as raison .
C'est donc à nous , qui fondons une république , d'obliger
les naturels excellents de s'appliquer à la plus sublime de
toutes les sciences, de contempler le bien en lui - même , et de
s'élever jusqu'à lui par ce chemin escarpé dont nous avons
parlé ; mais après qu'ils y seront parvenus et qu'ils l'auront
contemplé pendant un certain temps, gardons-nous de leur
permettre ce qu'on leur permet aujourd'hui . — Quoi ? — D'y
fixer leur demeure , de ne plus vouloir redescendre vers ces
malheureux captifs pour prendre part à leurs travaux, à leurs
honneurs même , quel que soit le cas qu'on doive en faire . -
Eh quoi ! serons -nous si durs à leur égard ? Pourquoi les
condamner à une vie misérable, tandis qu'ils peuvent jouir
d'une condition plus heureuse ?

RAISONS PAR LESQUELLES


ON PERSUADERA AUX PHILOSOPHES
D'ACCEPTER LE GOUVERNEMENT

- Tu oublies encore une fois , mon cher ami , que le légis-


lateur ne doit point se proposer pour but la félicité d'un cer-
tain ordre de citoyens dans les mêmes intérêts, mais que ses
efforts doivent tendre à l'établir dans toute la cité , qu'il doit
engager tous les citoyens par la persuasion ou par l'autorité
à se faire part les uns aux autres des avantages qu'ils sont
en état de rendre à la communauté ; et qu'en formant avec
soin de pareils citoyens, il ne prétend pas leur laisser la li-
berté de faire de leurs facultés tel usage qu'il leur plaira ,
226 LA RÉPUBLIQUE.
mais se servir d'eux pour fortifier le lien de l'État. Tu dis
vrai ; je l'avais oublié .
- Au reste, observe, mon cher Glaucon , que nous ne serons
pas coupables d'injustice envers les philosophes qui se seront
formés chez nous , et que nous aurons de bonnes raisons à
leur alléguer pour les obliger à se charger de la garde et de
la conduite des autres. Dans les autres États, leur dirons-
nous, les philosophes sont plus excusables de se soustraire à
l'embarras des affaires publiques , parce qu'ils ne sont rede-
vables qu'à eux-mêmes de leur sagesse, et qu'ils se sont for-
més malgré le gouvernement : or , il est juste que ce qui ne
doit qu'à soi seul sa naissance et son accroissement ne soit
tenu à aucune reconnaissance envers qui que ce soit ; mais
vous , nous vous avons formés , dans l'intérêt de l'État comme
dans le vôtre, pour être dans notre république, comme dans
celle des abeilles , nos chefs et nos rois ; dans ce dessein ,
nous vous avons donné une éducation plus parfaite , qui vous
rendit plus capables que tous les autres d'allier l'étude de la
sagesse au maniement des affaires . Descendez donc chacun ,
autant qu'il est nécessaire , dans la demeure commune ; ac-
coutumez vos yeux aux ténèbres qui y règnent ; lorsque vous
vous serez familiarisés avec elles , vous jugerez infiniment
mieux que les autres de la nature des choses qu'on y voit ;
vous discernerez mieux qu'eux les fantômes du beau , du juste
et du bien, parce que vous avez vu ailleurs l'essence du beau ,
du juste et du bien . Ainsi , pour votre bonheur autant que
pour le bonheur public, le gouvernement de notre État sera
une réalité , et non un rêve comme dans la plupart des autres
États , où les chefs se battent pour des ombres vaines , et se
disputent avec acharnement l'autorité, qu'ils regardent
comme un grand bien . Mais la vérité est que dans tout État
où ceux qui doivent commander ne font paraître aucun em-
pressement pour leur élévation , c'est une nécessité qu'il soit
bien gouverné , et que la concorde y règne ; au lieu que , par-
tout où l'on brigue le commandement , le contraire ne peut
manquer d'arriver.
TABLE DES MATIÈRES

Pages.
AVERTISSEMENT .

INTRODUCTION

I.

GO 20
ORIGINES DE LA POLITIQUE PLATONICIENNE .
I. Politique naturaliste . Les Ioniens et les Sophistes .

882920
II. - Politique mystique . Les Pythagoriciens et les Orphi-
ques ..
III. - Premier essai de synthèse Politique de Socrate . 26
IV. Autres essais de synthèse : Hippodamus et Archytas . 38

II

POLITIQUE DE PLATON 46
I. — Notions préliminaires : Sa vie et son milieu . Idée
générale de sa philosophie. Ses ouvrages sur la poli-
tique .. Id.
II. - De l'art et de la science en général : Identité de l'art et
de la science. - Identité de la nature et de l'art. - Mé-
thode générale qui convient à tout art et à toute
science . - Degrès symétriques de l'Etre et de la
69

connaissance . 59
III. De la politique comme art ou science : Sa place dans
l'ensemble des sciences et des arts. Classification
des unes et des autres. • 67
§ 1. Sciences ou arts de jugement, ou critiques
(spéculatifs). 70
228 TABLE DES MATIÈRES .
Pages.
A. Science spéculative en Dieu . · 70
B. Arts ou sciences de spéculation dans
l'homme . Id.
a) Sciences théoriques • Id.
b) Sciences pratiques ou arts propre-
ment dits 71
C. Arts d'imitation . .
§ 2. Science ou art du commandement ou politi-
que (gouvernement et éducation) .
A. Science divine du gouvernement ou art
royal Id.
B. Art politique humain : 1º Ses carac-
tères essentiels ; 2° Ses parties .

⌘༦
a) Arts politiques subordonnés .



b) Arts auxiliaires
C. Arts d'imitation .
Conclusion .
IV. Constitution de la cité : phases de sa vie .
Assimilation de la cité à l'individu et de l'individu
à la cité . Id.
Conditions essentielles de la vie politique ; unité ,
fixité , supériorité et distinction du principe diri-
66
geant . 99
Premier moyen de réaliser ces conditions ; le lien
divin ou la Justice : La division du travail. - Le
gouvernement des sages. - Les lois. - Les
mœurs et l'éducation . • • · 103
Second moyen ; le lien humain Influence des cli-
mats et du régime. ―― La communauté des biens
et des femmes . 111
Comment la constitution de la cité idéale s'altère.
Le gouvernement mixte ou tempéré. Succes-
sion des gouvernements inférieurs . 114
Conclusion . · 123
ANALYSE SOMMAIRE DU DIALOGUE l'ÉTAT OU LA RÉPUBLIQUE. 127
LIVRE VI , TEXTE ET COMMENTAIRE . • 135
APPENDICE Traduction d'un fragment du livre VII . · 218

Paris - Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères. - 18466.

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