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by PIERRE HORAY ÉDITEUR 1974 ISBN.

2-7058-0017-4
Aux « Biches Sauvages » de Bruxelles;
à mon jeune compagnon Marc Payen.
Depuis ces dernières années, où a resurgi avec tant de force la question du
féminisme, où elle s’est posée avec une ampleur et une totalité jamais
atteintes, il ne convenait pas seulement d’en rechercher les origines
historiques et les conséquences immédiates et contemporaines comme je
l’ai fait ailleurs1. Il nous semble nécessaire, en l’an 1974, après l’évolution
du féminisme américain 2 et la toute récente apparition en France de « La
Ligue du Droit des Femmes » après le M.L.F., de voir la question avec un
peu plus de recul; et en même temps, sans doute, avec un sentiment
d’urgence beaucoup plus brûlant qu’en 1970. Il s’agit, devant les récentes
révélations des futurologues, de considérer le féminisme sur un plan
beaucoup plus vaste que celui jusqu’alors envisagé, et de chercher en quoi
la crise moderne de la lutte des sexes se relie à une mutation de la totalité,
voire à un nouvel humanisme, seul salut encore possible.

L’aspiration à l’égalité des sexes, a dit Serge Moscovici dans Société contre
nature, répond à un besoin de justice et à un vœu du cœur; elle ne se fonde
pas sur une théorie analytique, une démarche scientifique de l’esprit. Ce
manque doit être comblé, mais comment?

Si Laclos a raison d’observer que nous acquérons bien difficilement les


vertus dont on n’a pas besoin, on peut en dire autant de l’intelligence.
Jusqu’à présent les revendications, controverses, explications et entreprises
du féminisme se sont bornées à démontrer le tort fait à une moitié de
l’humanité (en réalité : 52 %) et à plaider la nécessité de réparer ce mal.
Ce qui pouvait entraîner cette réaction de certains extrémistes de gauche :
« Voilà bien du bruit, disait-on, pour une catégorie d’opprimés parmi les
autres. La lutte ne doit pas être parcellaire. Il y a les femmes, bon; il y a
aussi le prolétariat. Et le Tiers Monde. Et les fous. Et les homosexuels, etc.
» Reproche qui semblait comporter quelque vérité : au nom de quoi
privilégier sa propre espèce, et voir midi à sa porte? N’était-ce pas briser le
front de la subversion que de porter tous ses coups sur un seul point?

Le moment nous semble venu d’exposer que le féminisme n’est pas


seulement — ce qui lui a déjà donné sa dignité fondamentale — la
protestation de la catégorie humaine la plus anciennement écrasée et
exploitée, puisque « la femme était esclave avant que l’esclave fût». Mais
que le féminisme, c’est l’humanité tout entière en crise, et c’est la mue de
l’espèce; c’est véritablement le monde qui va changer de base. Et beaucoup
plus encore : il ne reste plus le choix; si le monde refuse cette mutation qui
dépassera toute révolution comme la révolution a dépassé l’esprit de
réforme, il est condamné à mort. Et à une mort à la plus brève échéance.
Non seulement par la destruction de l'environnement, mais par la
surpopulation dont le processus passe directement par la gestion de nos
corps confiée au Système Mâle.

Il est temps de démontrer que l’échec du socialisme à fonder un nouvel


humanisme (donc à éviter cette destruction de l’environnement et cette
inflation démographique) passe directement par le refus de mettre en cause
le sexisme que maintient aussi bien, sous des formes différentes, le camp
socialiste que le bloc capitaliste.

Et que ce n’est pas la libération des femmes qui passe par l’édification du
socialisme, mais le surgissement d’un socialisme de type entièrement
nouveau, mutationnel, qui passe par la prise en main des femmes et de leur
propre destin et de la destruction irréversible du patriarcat.

Enfin, en conclusion, c'est une urgence que de souligner la condamnation à


mort, par ce système à l’agonie convulsive, de toute la planète et de son
espèce humaine, si le féminisme, en libérant la femme, ne libère pas
l’humanité tout entière, à savoir, n’arrache le monde à l’homme
d’aujourd’hui pour le transmettre à l’humanité de demain.

1. Le Féminisme, Histoire et Actualité, Alain Moreau, 1972.

2. Le nouveau féminisme américain, par Rolande Ballorain (Denoël-


Gonthier).
LA FÉMINITUDE
ou la subjectivité radicale
Le malheur d’être femme

N’y a-t-il pas des Juifs heureux? Malgré leur judéité, peut-être. A cause
d’elle, en liaison avec elle, non. On ne peut faire qu’on n’y trouve en même
temps le goût du malheur. Comme c’est un malheur d’être colonisé, COMME
C’EST UN MALHEUR D’ÊTRE FEMME, nègre ou prolétaire.
ALBERT MEMMI : Portrait du Juif.

L’hydre aux mille têtes. — Le fait misogyne. — Une parole trop duré? —
Ce si banal sadisme. — La séparation.

Je suis une femme. Tu es femme. Elle est femme. Que signifie?


Ceci :
Le jour arrive toujours pour nous où l’on se sait, se découvre femme. Non
plus par une condamnation abstraite et collective comme celle de la mort;
mais par le jeu d’un effet naturel, ce malheur individuel et inévitable éclate
à vos yeux incrédules. On s’interroge, on constate : c’est moi, cela? C’est
moi, ça ? (Au fond de l’homme, cela, est le titre d’une œuvre mâle. Au fond
de l’homme : la féminitude.) Cette chair à viol, cet objet qui ressemble à un
être, ce zombi, cette négativité, ce trou ; c’est moi. On ne l’est pas née; on
l’est devenue.

Chacune répond à sa manière personnelle à ce mal collectif. Et, par là


même, précise et particularise la condamnation qui ne peut être évitée, qui
ne peut être que vécue, dans le drame ou la résignation. Femme-mec ou
lesbienne (goï d’honneur), hétéromasochiste ou révoltée; oublieuse, évasive
ou provocante beauté; qu’elle réponde par le défi, le refus, la reddition avec
armes et bagages, c’est par un sursaut qu’a commencé sa condition; la
figure de l’oppression a varié, mais d’oppression reste la même.

Que d’heures passées, dans ma jeunesse, avec les filles de ma génération,


pour chercher à classer les mille têtes de l’hydre, discutant à perdre haleine,
y passant les heures que, selon les psychologues et fins connaisseurs de ce
temps, nous eussions dû employer à rêver et flirter, nous préparer pour le
bal, contempler la photo d’un beau garçon ou changer de coiffure! Nous
cherchions à percer le mystère. Ce mal d’être femme, quelle en était
l’origine? Était-elle religieuse? Economico-sociale? Biologique?
Métaphysique? Chacune avait sa solution et se moquait de celle des autres;
les plus hardies parlaient d’un « mélange inextricable d’un peu tout ça».
Que de temps «perdu» à trier ces saloperies pour les connaître, nous en
défendre, voire nous en consoler.1 Notre seul accord demeurait sur ce point:
ce n’était pas une «conformation», c’était un malheur; c’était peut-être une
promesse, mais certainement une punition. Notre condition de femme (on
ne disait pas encore féminitude) pouvait être glorieuse, revendiquée,
persécutée ou carrément reniée (vieilles filles et bonnes sœurs), elle n’était
jamais aisée, elle ne ressemblait à rien de naturel; elle était, avant tout,
carence et étrangeté. Nous la vivions dans l’angoisse d’une vague
indignation, comme la certitude d’une malédiction dont le moindre mal était
la paralysie, l’amputation, la limitation; angoisse et malédictions
retransmises de mère en fille, soit dans le silence, soit dans la confidence
chuchotée, mais également sensible dans tout ce qui nous entourait et nous
sustentait, les récits, les lectures, le spectacle du monde, la religion ou le
laïcisme, les expériences, le folklore et le regard des mâles. Ce regard qui,
dans la dérision si fréquente ou dans l’admiration hasardeuse, nous figeait
dans la même déshumanisation que celui des non-Juifs (insultants ou
solidaires) qui devaient, peu après, cracher sur l’étoile jaune ou se découvrir
devant elle.

Après tant d’années et depuis la marche des choses, les difficultés


d’analyser la féminitude se sont réduites; elles n’en sont pas moins
présentes. Aujourd’hui encore nous discutons à perdre haleine sur les mille
têtes de l’hydre, au lieu d’élever nos enfants, de décorer notre foyer, de
discuter avec les enseignants et de militer dans un parti mâle. Et nous
recommençons à jeter, à propos des origines de l’oppression, les mots :
religieuse, économique, métaphysique, politique. La seule différence est
peut-être que nous rejetons plus radicalement aujourd’hui l’explication
biologique ou essentialiste. Nous ne pouvons plus croire à l’essentialité
sexuelle ou substantielle : la métaphysique est devenue un fantôme. On sait
qu’il n’existe pas plus de femme « essentielle » que de prolétaire prédisposé
à l’être, ou de « criminel-né » ailleurs que dans les fantasmes fascinants de
Lombroso. Les sous-races sont des fables, comme la mentalité prélogique.
Voici au moins un point acquis. Une tête de l’hydre en moins.

Donc, ce n’est pas ma « nature de femme » qui sécrète cet « esprit de


contradiction » ; ce n’est pas ma « vanité féminine » ou ma « futilité
féminine » qui me poussent à adopter, par «mode», pour « faire bien », une
attitude inauthentique de révolte que fera fondre la première invitation à
danser. C’est au contraire cette crainte toujours entretenue par l’Histoire qui
contribue à cet anxieux et illogique comportement, d’une part l’angoisse de
l’opprimé, de l’autre ces conduites frivoles qui tendent à masquer
éperdument l’angoisse; c’est la société mâle, la place que j’y occupe, l’idée
qu’elle se fait de moi, et fait parfois accepter par moi, qui provoque une
attitude masochiste là où il n’y avait pas masochisme au départ; faites vivre
n’importe quel mec en femme, et il deviendra maso; voyez combien
d’homosexuels et de Juifs doivent s’en défendre! D’un seul coup, le jour de
la découverte dont je parle plus haut, il m’est donné le malheur d’être
femme, et son poids de menace, et la malfortune de vivre dans un monde
d’hommes, où cette menace est entretenue à chaque génération et à chaque
âge de l’individu. Car le bourreau ne se lasse pas; sans sadisme, en général,
avec la seule conscience de son bien à lui et l’inconscience de l’Autre que
donne un parfait manque d’imagination, il poursuivra, prudent, sage et
calme ennemi / n’exagérant jamais sa victoire à demi 2 son œuvre de
destruction jusqu’à nos derniers jours; bien au-delà des alibis du désir, de la
procréation et de leurs horreurs; bien au-delà, même, du regard. Voyez
donc, à côté du triste sort des vieux, l’abjection des vieilles?

Car je suis femme : et, enfin, je ne puis me payer le luxe d’escamoter par
des mots les réalités qui m’écrasent. Défloration, viol (criminel ou légal,
physique ou spirituel), grossesse, avortement, parturition, ménopause (ou
plutôt : fin du désir mâle, qui est si profondément équivoque qu’il m’est
menace mais aussi possibilité de défense et de sécurité), — toutes ces
choses peuvent être compensées, adoucies, supportées, même oubliées;
elles n’en sont pas moins condamnation, limitation, et leur terreur m’en
accablera jusqu’à la mort.

On crie à l’exagération; on m’accuse avec colère de généraliser, de


calomnier, voire de réveiller des tigres de papier. On me répond, indigné : «
Mais je... j’aime les femmes, moi! Mais je suis féministe! » Calmement,
lucidement, je le répète (et je le crie, et je le râle, et je le prononce, et je
l’exprimerai, par la parole et la plume, jusqu’à la fin); je crois à la
généralité, à la profondeur, à l’universalité du fait misogyne : oui, toujours
et partout, chez le capitaliste, chez le prolétaire, en camp euro-américain et
en camp socialiste, et dans le Tiers Monde, et dans les sous-cultures, au
Vatican comme à Cuba; je crois en lui chez le jeune bandeur et le vieil
impuissant, je crois au phallocratisme de chaque seconde, de chacun, dans
chaque classe et chaque patrie. Hommes dp bonne volonté, libéraux,
champions égalitaires de l’universalisme, je n’accepte pas votre conseil.
Discrétion, silence devant les problèmes urgents du monde prolétarien,
gracieux oubli en ce monde bourgeois, cultivé, sentimental et galant, ou
éternel espoir du Père Noël Rouge. Je vous retourne poliment tous ces
billets de théâtre.
« Je n’ai jamais traité un seul Juif avec mépris! » s’écrie le philosémite. Fort
bien; l’histoire du génocide, de la dégradation, de la discrimination en a-t-
elle été modifiée?

Le fait misogynique, comme toute relation répressive, n’a que faire des
bonnes volontés de Piotr, Jim ou Jacques. Il déborde cruellement les
individus. Il fait partie des institutions, il sous-tend les structures mentales.
On ne peut comprendre le malheur féminin si on ne tient pas compte
d’abord de ce qu’il est : un phénomène communautaire, historique, général,
mondial, une relation fondamentale entre la femme et le non-femme (la
meilleure définition du mâle). Il affecte toute culture, et se traduit plus
fortement encore dans l’inculture. Il oriente tous les rapports entre les sexes,
et ceux des individus du même groupe sexuel entre eux. Il est à la fois le
plus intime de notre particulier, et le plus commun de notre collectif. Il est
l’air que nous respirons.

Bien sûr que je ne ressens pas tout mec comme oppresseur et menaçant! En
face de celui que j’aime, ou parmi des homosexuels, des militants du même
mouvement que moi, des écrivains du même bord, il m’arrive d’oublier ma
féminitude. Mais mon malheur toujours présent peut se rappeler à moi à
chaque seconde; en un éclair, tout peut basculer, comme à la fin du film
Malpertuis, lorsque le héros sort de son asile psychiatrique au bras de sa
bien-aimée, ivre d’être devenu comme tout le monde, et que la porte qu’il
ouvrait sur la liberté se referme sur le monde familier de son cauchemar. De
même qu’il retrouve les couloirs interminables, les murs éclairés de torches,
les portes en enfilade sinistre, je peux en un battement de cils reconnaître
dans un mot, un geste, un silence du confrère amical, du camarade
chaleureux, du compagnon qui me donne mon poids de bonheur, ce petit
rien qu’il ne m’est pas permis d’abolir : le réflexe conditionné du non-
femme. Avec l’homosexuel, en particulier, le plus important de nos
compagnons de lutte, il existe une plus grande ambiguïté de rapports; écrasé
comme moi par la structure patriarcale, il est à la fois bénéficiaire des
privilèges de son statut, en tant que mâle, et rejeté, honni par les siens
comme traître à ce statut; s’il se révolte contre le sexisme qui nous opprime,
c’est en tant que minoritaire érotique, non en tant que mâle — comme je le
fais, moi, en tant que femelle, — même si je suis majoritaire érotique,
hétérosexuelle. En sus, il cesse d’être en tant que mâle un péril pour moi —
sauf s’il est bisexuel — et à la fois peut devenir un nouveau danger, s’il
décide de voir en moi la rivale; pis encore, il contribuera à perpétrer mon
malheur, souvent, en vouant une idolâtrie irréductible à un stéréotype, envié
pour lui-même, de femme-factice pour illustration publicitaire; et c’est là un
culte que je méprise et combats comme une des causes directes de
l’abrutissement du monde et de mon propre malheur.

J’ai tracé ici le portrait du « mec traître à la société-mec parce qu’il aime les
mecs». Que dire des autres? Tous participent à une société qui rend la vie
intolérable aux femmes en tant que femmes. Cela, oui, je le sens, je le sais.
Voyons, est-ce un fantasme? Suis-je une névrosée, une aigrie, une mégère?
Nous sommes beaucoup à répondre à ce triste cliché. Nous étions plus de
cinq mille à le faire, ces jours de 13 et 14 mai 1972, à la Mutualité. Je suis
vraiment navrée si « cette parole est trop dure », comme disaient les
Disciples. Qu’y puis-je? Je suis née dans cette culture mâle, comme tout le
monde; je l’ai assimilée, je l’ai respectée, je l’ai parfois aimée; me révolter
contre elle est plus déchirant qu’on peut le croire, car c’est me révolter
contre toute une partie de moi. Que ceux qui ont fait cette culture et me l’on
enseignée soient mes ennemis en tant qu’oppresseurs, que tous, y compris
les lucides, les amis, les alliés, participent au malheur qui écrase toute
femme en tant que femme, ce n’est pas une vérité que je crie avec triomphe,
c’est une constatation que je formule dans la douleur et la consternation.
Cette parole « trop dure », elle n’en est pas moins vraie, brutalement vraie,
jusqu’au drame. Je refuse de céder à ce que Freud dénonçait comme une
tentation de l’esprit humain : tenir pour faux tout ce qui lui est désagréable.
Car enfin, c’est à un homme que je dois la vie, et j’ai un fils qui me la doit;
les poètes à qui je suis redevable d’une seconde naissance étaient des
hommes; la plupart des héros que j’ai admirés, aussi; les chefs-d’œuvre et
les ravissements de mon destin portent presque partout la marque
masculine; pourquoi voudrait-on que je me déchaîne gratuitement contre
l’approximative moitié de l’humanité? Par quelle perversité étrange?
Pourquoi refuser a priori que mes raisons soient «bonnes», si ce n’est par
crainte de découvrir, dans la réponse que nous tentons, votre propre visage
d’ombre? Votre irresponsabilité, pire encore que votre responsabilité? Oui,
tout non-femme, quel qu’il soit, qu’il le veuille ou non, participe au malheur
de toutes les femmes, même s’il s’efforce d’être le bonheur d’une seule.
Mieux : sans ce malheur, il serait limité, diminué, moins capable d’une prise
directe sur le monde tel qu’il est; c’est de la même façon que moi.
Occidentale, je bénéficie du malheur du Tiers Monde, bien que j’en déteste
l’idée.

J’entends; il y a bien des degrés dans la brutalité d’un même lot. Même les
camps de mort ont connu leurs privilégiés; mais les conduites de haine et de
dédain, la gynophobie, le mépris distrait ou virulent, la dérision même, tout
est toujours là, tous les thèmes du discours misogynique. Il est toujours là,
le mâle prêt à railler, à ricaner, à frapper, à violer et à cracher sur ce qu’il
viole. Et au bout de ce racisme sexuel, comme au bout de tout racisme se
trouve toujours la solution finale hitlérienne; l’avilissement à petit feu
débouche sur la mort, comme dans Histoire d’O dans le plus libéral des
hommes, s’il aime la chair de femme, dort un Maître de Roissy. Ne lui crie-
t-on pas de tous les côtés que sans «un peu de sadisme», il n’est pas un
véritable amant?

Sans doute, le discours misogyne, je ne le reconnais que chevrotant de


vieillesse, sifflant de haine vipérine, baigné d’homosexualité honteuse
(l’homosexuel déclaré est en général l’allié des femmes) ou enveloppé dans
le papier-cadeau de la galanterie latine, du paternalisme papiste; je devrai
sans cesse le compléter, le corriger, le deviner souvent, l’ignorer parfois, —
excellentes conditions pour la paranoïa galopante qui crée les mégères pour
pages comiques des hebdos! Mais il me viendra de tout côté : de l’école, de
la famille, de la rue, de la profession, du livre qui m’instruit, de la bouche
que j’aime, de la voix que j’écoute avec respect ou coupe en tournant un
bouton.

Et c’est dans ce gaz asphyxiant que naît, que s’ « épanouit », qu’engendre,


se flétrit et meurt l’être humain qui constitue les 52 % de l’humanité : les
poumons rongés par ce brouillard de mots, sans avoir jamais respiré à part
entière l’oxygène masculin du monde. Et en admettant que je rejette ce
poison si subtil que je ne le ressens même plus, que je devienne yoga, que
j’affirme par des exercices respiratoires (la réussite sociale, par exemple)
une sérénité à toute épreuve, je n’en vivrai pas moins séparée comme toutes
les autres, différente, marquée parmi la race non-femme qui est sortie de la
femme. Telle est la féminitude.

Je ne me bouche pas les oreilles à vos protestations. J’entends encore que


j’exagère et que je généralise en prêtant à tous les hommes les péchés de
quelques-uns. Or, je ne crois pas un instant que le misogyne professionnel
comme Jean Cau le Caméléon ou feu le sinistre Stephen Hecquet (« Faut-il
réduire les femmes en esclavage? Oui! »), ou le phallocrate subtil et nuancé
comme Clavel, soient tout bonnement des monstres d’aberration. Pas
question pour les libéraux d’utiliser ces boucs émissaires; au contraire, eux
et tant d’autres ne sont que les paradigmes de la mentalité mâle cultivée,
libérale et de bonne volonté. Ils sont les modèles vivants de ces fantasmes
érotiques, les maîtres de Roissy l’Histoire d’O, ce bréviaire merveilleux que
devrait lire toute jeune fille vierge, cet admirable dévoilement de l’amour de
la femme pour l’homme (et de l’homme pour la femme). On retrouve les
traits de ces «malades», de ces « exceptions pathologiques » chez les mâles
les plus banaux : les P.D.G., les épiciers du coin, les maquereaux de Pigalle
ou de Chicago. Les psychiatres peuvent gloser sur les méfaits de ceux qui
osent aller jusqu’au bout du sadisme; le refus séculaire de Sade est la
preuve éclatante de la terreur que met la société mâle à nier l’évidence, le
sadisme en tant que structure fondamentale de sa mentalité et de son
Système. On traite toujours en pathologie les cas-limites; mais pourquoi la
pathologie mâle s’exerce-t-elle dans la misogynie? N’est-ce pas parce que
sa propre société lui offre ce racisme sexuel avant tous les autres, comme le
plus commode, le plus usuel exutoire de la schizophrénie, de la sclérose
bourgeoise, ou de la paranoïa d’agitateur refoulé? Le gynophobe est sans
doute un malade; mais toute société sécrète la maladie qui lui est propre.
Faire de ces sadiques éclatants ou de ces folliculaires dédaigneux les seuls
dépositaires du discours misogyne semble une solution trop commode pour
la lâcheté des non-femmes.

Pourtant, je (et quand je dis je, j’entends bien que vous entendiez parler
n’importe quelle femme) je n’ai pris conscience de moi-même que par cette
misogynie, matière première du monde où il me fallait vivre, et qui m’en
séparait. Que cela soit le sort de telle ou telle minorité. Noirs d’Amérique,
Juifs d’Occident, etc., ne sert qu’à souligner l’irrémédiable scandale du sort
de la majorité biologique de l’espèce : la femme, seule majorité à être mise
entre parenthèses et séparée à la façon des minorités opprimées. C’est ainsi
qu’abordant ma condition de femme par cette mise entre parenthèses, dès
ma jeunesse, moi (n’importe quelle femme) j’ai été amenée à en découvrir
l’aspect capital : celui d’une séparation. (Comme le juif d’Albert Memmi.)
Et c’est peut-être la conscience de ce partage, de cette rupture, qui m’a fait
rechercher avec une soif si brûlante la totalité d’un absolu, celui du sexe
comme celui du monde; et que je ne supporte l’idée d’une lutte que si elle
se jette, comme le fleuve dans la mer, dans le combat pour la Totalité.

1Ces « byzantineries » ont coûté sa raison à Lina et jeté Michèle — héroïne


de la guerre — dans l’autodestruction.
2 Verlaine.
Majorité ou minorité?
Séparation ou différence? — Ce que disent les grandes voix de L'Homme.
— Le tribunal récusé. — Nous, la majorité. — Le tribunal permanent. —
Quelques exemplaires. — Le vrai « mystère féminin ».

Oui, toute femme est séparée, comme L'Eugénie de Saxancour du père


Restif. Beaucoup sont rompues, comme l’héroïne de Simone de Beauvoir.
Rompues, séparées : voici les réalités d’observation banale que nous
pouvons en toute sérénité opposer à cette formule électorale : « l’égalité
dans la différence ».

La différence? C’est un problème. La séparation? C’est un fait «Partons


donc d’un fait plutôt que d’un problème. » Puisque c’est ma culture qui me
l’a appris. La vôtre. La culture mâle. Spécifions : Judéo-chrétienne et
bourgeoise. Est-ce qu’il y aurait une telle différence sur ce point avec celle
de Pékin, de Cuba, de Moscou? Je ne crois pas.

Malgré les protestations si nombreuses et si curieuses de celles qui, étant


femmes, proclament passionnément à la fois leur féminitude et leur réussite,
— à savoir : leur intégration et leur expression —, en dépit de ces femmes-
là qui nient tout barrage contre elles, toute mise entre parenthèses, si
drôlement, je ne connais que trop, et trop en détail, cette dialectique : toute
séparation renforce une différence qu’elle souligne, et la crée même si elle
n’existe pas. (La différence des salaires selon le sexe entraîne la baisse de
qualité et l’absentéisme chez les femmes, de même que l’absence de
promotion provoque le désintérêt du travail). On a dix fois pulvérisé le
problème de la « différence innée », de la femme « essentielle », de 1’ «
Eternel Féminin » ; pourtant, la séparation continue, imposée par ceux qui
n’y croient même plus, acceptée par celles qui n’y ont jamais cru. Devrons-
nous donc dire avec Einstein :

« Cela n’a pas de sens de vouloir convaincre les autres, par toutes sortes de
déductions, de notre parité; car leur manière d’agir ne vient pas du cerveau.
»
En effet, elle s’enracine dans le sens du profit chez les uns, dans le
fanatisme du confort intellectuel chez les autres. Renoncer à son profit est
presque aussi difficile que de renoncer aux préjugés qui permettent de vivre
sans la malédiction d’avoir à penser. Je l’ai déjà écrit1; les arguments ne
changent pas les situations; ils provoquent tout au plus une crise de
conscience. De même, en cure psychanalytique, si les remaniements des
conditions de vie ne suivent pas, la « guérison » ne sert à rien; à quoi bon le
permis de conduire, si je n’ai pas de quoi m’acheter une voiture? Autrefois
on croyait le culte du pucelage nécessaire à la solidité du mariage, la
religion de la patrie indispensable au sacrifice joyeux du soldat; aujourd’hui
les filles se font déflorer en surprise-parties à quinze ou seize ans et
deviennent de bonnes mères de famille bourgeoises, et les déguisés-en-
héros s’en vont se faire tuer, sans réplique, pour des industriels qu’ils savent
fort bien se nommer patrie. Alors, pourquoi argumenter encore? Pourquoi
écrire et parler? Eh bien, comme le dit Memmi, « si les mots ont prouvé que
l’issue n’était pas verbale », ils ont déjà rempli un certain office.

Égalité dans la différence! Mon Dieu, mon Dieu, ce vieux rafiot qui fait eau
de partout surnage encore! Ce serait l’idéal, si les rapports humains
pouvaient être égalitaires. « Et certes je ne veux point d’autre paradis. »
Mais qui donc ignore qu’ils ne le sont nulle part? Pour pouvoir le devenir, il
faudrait que ce fût partout. Partout règne l’oppression; et l’oppression n’est
qu’une répression intériorisée. Comment en serait-il autrement dans un
monde mâle, c’est-à-dire compétitif? Dans cette perspective, la différence
(c’est-à-dire l’altérité) est toujours aux dépens du différencié. Les non-
femmes veulent bien que la femme leur soit différente, ce qui exprime
évidemment qu’ils sont différents d’elle; mais les conséquences sont toutes
pour la femme. Si celle-ci veut créer, commander, inventer, changer, elle
singe l’homme, honte à elle; mais l’honneur en sera doublement grand pour
quelques-unes, femmes-mecs, « corsaires de la reine » qui seront d’autant
plus considérées qu’elles ont franchi un tel pas. Par ailleurs, si l’homme se
prouve intuitif, ingénieux, plein de goût et de sensibilité, il n’en glorifiera
pas moins son sexe : philanthrope, grand couturier, grand cuisinier, nul n’ira
lui reprocher de « singer la femme » ; il n’a pas besoin, lui de « corsaires de
la reine ». Au contraire, on en fera un triomphal argument contre nous : «
même les grands cuisiniers sont des hommes». Ce qui est grand, donc
incarne l’universel, est obligatoirement le fait du non-femme. Plus question
de différence s’il s’agit du mâle. Sauf sur un seul point : le comportement
érotique. L’homosexuel est un « bâtard », au sens traître du mot. Ainsi
qu’un grand seigneur le reprochait à l’abbé de Choisy, « il feint d’être une
femme alors qu’il a le bonheur d’en n’être pas une». On n’a jamais avoué si
clairement le malheur d’être une femme...

Au temps où nous discutions si furieusement, jeunes filles dont les


souvenirs peuplent d’ombres mes murs, nous étions nourries de la culture
même qui nous niait; nous écoutions avec respect les grandes voix de
l’humanité qui avait édifié le monde où nous vivions; et voici ce qu’elles
nous disaient :

« La femme est naturelle, donc abominable. La jeune fille est une petite
imbécile et une petite salope » (Baudelaire, notre Baudelaire des Fleurs du
Mal) Saint Augustin : « La femme ne peut ni enseigner, ni témoigner, ni
compromettre, ni juger ». (Malheureusement, elle peut encore éduquer.
Exemple : sainte Monique, mère du philosophe.) Hésiode : « Qui se fie aux
femmes se fie aux voleurs». Saint Jean Chrysostome : «Souveraine peste
que la femme». (Rappelons que c’est notre Église qui l’appelait «Bouche
d’Or».) Saint Antonin : « Quand vous voyez une femme, songez que ce
n’est ni un être humain ni une bête féroce, mais le diable lui-même».
Tertullien : «Tu devrais toujours aller en deuil et en haillons pour avoir
perdu le genre humain ». Saint Jean de Damas : « Affreux ténia qui a son
siège dans le cœur de l’homme, fille du mensonge, sentinelle avancée de
l’enfer». Saint Paul, le gérant de notre Église : « Je veux que la femme se
tienne en silence; femmes, soyez soumises à vos maris, etc. etc. » Quittons
ces bigots, dites-vous? J’y consens. Voici donc leur ennemi qualifié, le bon
géant de notre humanisme occidental, le jupitérien, le sceptique, le premier
champion de l’égalité des hommes et de la liberté sexuelle, Rabelais : «
Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable,
tant inconstant et imparfait... » Venons-en au classicisme. Racine : « Elle
flotte, elle hésite, en un mot elle est femme ». Corneille : « Mon père, je
suis femme et connais ma faiblesse». Beaumarchais : « O femme, créature
faible et décevante! » Vigny : «La femme, enfant malade et douze fois
impur». Proud’hon, après Molière et son célèbre chrysalisme, qu’une
femme en sait toujours assez : « Ménagère ou courtisane». Et plus tard :
«Nous vous trouvons laides, bêtes venimeuses, qu’avez-vous à répliquer à
cela? » Ce socialiste, ce révolutionnaire, cet auteur de l’adage «la propriété,
c’est le vol », en tire les conséquences : « L’homme sera le maître et la
femme obéira ». Avant Freud, il décrète « qu’il lui manque un organe pour
devenir autre chose qu’un éphèbe». Et Auguste Comte, dans la lettre
annonçant son mariage à un ami : « La femme la plus spirituelle et la plus
raffinée n’équivaut au bout du compte qu’à un homme assez secondaire,
avec seulement beaucoup de prétention en plus. »

Tout ceci n’est que culture française. Soit. Passons à l’Islam où le Coran
donne la femme à l’homme « comme champ à labourer ». A moins que
vous ne préfériez le Bushido, code d’honneur des samouraïs, parallèle
éclatant de la culture grecque homosexuelle où il est appris au noble
Japonais qu’il est honteux d’aimer une femme alors qu’il y a tant de jeunes
hommes. Serait-ce à l’Allemagne que vont vos préférences? Pour
Schopenhauer, je suis un animal à cheveux longs et à idées courtes; pour
Nietzsche, « le sous-homme est supérieur à la surfemme » ; pour Freud, le
titan, nous sommes toutes des hommes ratés, jalouses dès l’enfance du
pénis de notre petit frère. Tout cela n’est que livresque; on le sait; la culture
est le contraire de la vie. Bien! Scrutons la sagesse des nations; voyons
comment s’expriment par proverbes ceux qui ne savent ni a ni b.
Scandinavie : « Le cœur de la femme a été fait comme la roue qui tourne;
ne te fie donc pas à ses promesses». Hongrie: «Femme, ton nom est silence
». « L’argent est bon à compter et la femme à battre. » Pologne : « La bonne
femme descendue, les chevaux tirent mieux la voiture». «Si le mari ne bat
pas sa femme, son foie pourrit». France : « Bats ta femme comme tu bats
ton blé; t’auras de bon froment, t’auras de beaux enfants » (Dauphiné).
Afrique du Nord : «Bats ta femme, tu ne sais pas pourquoi, mais elle sait,
elle». Faut-il allonger la liste? Faut-il faire appel aux plus lointaines
religions, au bouddhisme, au zen, aux Vedas, aux cosmogonies
précolombiennes, et le diable et son train?

Je le demande : quel homme, devant un tel concert, n’aurait dès son enfance
la réaction d’une épouvante? Lequel se jugerait sans appel digne d’être un
humain à part entière? Lequel ne se sentirait pas séparé, différent,
condamné? Peut-être que, seuls, les Juifs peuvent le comprendre. Pour
nous, qui cherchions à nous justifier d’être femmes, c’était dans les textes
que nous apprenions à l’école et dans les voix que nous révérions comme
messagères de notre foi religieuse que nous recevions ce venin; il nous était
distillé en même temps que la nourriture culturelle et spirituelle. Une jeune
fille qui porta mon nom, à l’époque où Michèle ne courait pas encore les
routes de la France sans feu ni pain avec du matériel de parachutage, et où
Lina, encore en possession de sa raison, était une brillante élève, la jeune
fille que je fus a écrit après un recueil de ces citations : « Femmes, que de
fange jetée à notre figure sans nous ouvrir les yeux! Ce n’est que dans
l’Evangile que la boue guérit de la cécité », Et cependant, moi aussi,
j’appris à oublier dans la violence; je refoulai, j’inhibai, j’ai fermé mes
yeux; et la dimension de «colonisé» de mon destin, je le refusai. C’était ça
ou crever. Je ne me console pourtant pas de cette lâcheté.

Il va sans dire qu’aujourd’hui je récuse sans peine la légitimité de cet


universel tribunal. Universel dans le temps, dans l’espace, oui; pas dans
l’humain, puisque ne représentant que les mâles : un peu moins de la moitié
de l’humanité. Les Juifs, les homosexuels, eux, sont troublés par le
jugement majoritaire; mais la majorité, c’est nous, dans ce procès.
Montaigne, plus éclairé que Freud et sa fameuse « indifférence des femmes
à la justice » (et Nietzsche avait déjà affirmé que nous n’avions que peu de
sens de l’honneur) a écrit : « Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles
refusent les règles qui ont cours dans le monde, d’autant que ce sont les
hommes qui les ont faites sans elles. »

Sans elles, ce n’est pas encore assez dire; c’est « contre elles » qu’il fallait.

Éclairons notre propos. Le tribunal récusé, il n’est pas du tout notre


intention de nier les différences entre la femme et le non-femme; nous
pouvons au contraire (en ce monde où l’on opprime toute minorité au nom
de la majorité) arguer fièrement, pour commencer, cette différence
numérique en notre faveur, si nous utilisons le discours usuel du prolétariat
révolté : «Nous sommes le peuple de la terre; nous sommes une force en
marche ».

L’oppresseur osera-t-il répondre que la rareté des choses en fait le prix? Au


nom de quoi substituer le mot « choses » au mot « êtres » ? C’est ce que
nous sommes, à la fois êtres et choses; êtres par notre condition humaine,
choses par notre statut. Des êtres qui se font avoir. Dans tous les sens du
terme. Infinitif : se faire avoir = se faire baiser : expression populaire. Se
faire avoir : substantif masculin, synonyme de choses possédées. Le
communisme primitif ne voulait-il pas mettre en commun les biens et les
femmes? Et ce hippie que cite le Women’s Lib : «Je n’ai pas le sens de la
propriété, je prête tout, même ma femme ». Nous, majorité, sommes l’avoir
de la société mâle, — la minorité. Femmes, l’humanité sort de nous, vient
de nous; elle est aux non-femmes; elle est contre nous. Jamais l’oppresseur
ne s’assimilera aux choses; jamais il ne pourra nous répondre : «La rareté
des êtres en fait le prix. » Le mâle, le non-femme, se considère à la fois
comme le positif et le neutre de l'Humanité; il est le Blanc, c'est-à-dire à la
fois la couleur et l'absence de couleur. Et chez l'homme de couleur
prédomine encore cette mentalité: à l'égard de sa femme, il est le Blanc.«
Nous sommes vos nègres», protestent les épouses des Panthères Noires.
Une chanson du temps du Front Populaire fait chanter à une femme :

C'est le massacre des pantins innocents!


Ah, visez bien vos pauvres gueules,
Puisque vous êtes tous trop veules
Pour taper sur les puissants ...

Nous en arrivons là : à l'opprimé est fait l'obligation de présenter avec éclat


un certain avantage s'il veut s'accommoder de l'oppression, y faire son nid,
y perdurer. La femme doit être belle comme le Juif doit être riche. Une
femme sans beauté est promise au massacre social comme un Juif sans
fortune au massacre physique. La première doit, d'un des oppresseurs, se
faire un défenseur; le second doit préparer éternellement sa fuite ou son «
recyclage », comme dit le héros comique du film Oliver Twist. Mais même
cette solution réformiste risquera de fomenter une nouvelle catastrophe; la
richesse du Juif, cet «or des youtres », est «volée au monde»; et elle motive
l'inquisition, le pieux pogrom. La beauté de la femme est un piège du
démon, elle est au Moyen Age une Loreleï vouée à la noyade, une sorcière
au bûcher, et dans nos temps adoucis. une putain, une salope qu'il faut mater
haut la main voire égorger, pour lui apprendre, comme dans la « Série
Noire», culture éminente de ce «matriarcat» de ce «paradis féminin»,
l'Amérique. De même le Noir se doit d'avoir une grande force pour se
défendre physiquement, voire devenir une bête à spectacle, un prestigieux
gladiateur du ring. Mais alors, que de déclamations sur la « bestialité » de
cette brute, de ce fauve! Ses muscles d’acier, son sexe superbe, quels bons
prétextes de lynchage!

Même si la catastrophe finale est évitée, le trait avantageux, le privilège


obligatoire pour répondre à la persécution devient un argument de plus pour
elle, et la confirme théoriquement. Les Juifs sont un problème, avec leur
avidité, leur lucre; les femmes sont le péril, hier péril de perdre son âme,
aujourd’hui celui de compromettre sa liberté ou de dilapider son argent.
C^st donc avec un consentement réciproque à la saloperie institutionnelle
de la Société Mâle que la femme sera belle et le Juif riche : de la part de la
victime, c’est une défense, à titre individuel; et de la part de l’oppresseur,
une nécessité théorique pour justifier l’oppression, à titre collectif. Et si tant
de suffragettes d’hier, de féministes d’aujourd’hui, se montrent si résolues à
rejeter les valeurs de l’élégance et les critères de l’esthétique, inutile de
sermonner : c’est le geste spectaculaire du Gaulois allant au combat torse
nu. Il n’est pas que le ciel pour peser sur les épaules.

Nous avons décidé de ne pas nier a priori les fameuses «différences». Bien
sûr, beaucoup de « traits féminins » sont imaginaires; la plupart, même, sont
créés de toutes pièces par la culture mâle. D’autres sont exagérés avec
complaisance, pour l’utilité de sa survie, comme ce fameux instinct
maternel qui existe, pourtant2. Mais est-ce à cela que se limite notre
différence? Je ne le pense pas. Après beaucoup d’hésitation et de remise en
question, je tiens aujourd’hui le Féminin pour une valeur et pas seulement
une variation culturelle sur le thème universaliste. Il est ce qui colle de plus
près à l’universalisme; ce que l’homme-mâle a feint d’être quand il se
présentait comme neutre; il est à la base même des valeurs les plus
immédiates de la Vie, et c’est par là que se recoupe le combat féministe et
le combat écologique.

La femme la plus ignorante intériorise et vit dans son inconscient, dès la


puberté, parfois même plus tôt, tous les jugements que les mâles ont portés
sur elle à travers les siècles. C’est ce qui lui donne son comportement, sa
mentalité d’accusée. Elle est accusée devant l’homme comme celui-ci,
naguère, devant Dieu. Et la femme la plus ignorante regarde autour d’elle
avec crainte, se cherche des excuses, respire en prévenue perpétuelle. Pas
besoin d’avoir lu Tertullien ni Nietzsche. Une femme doit se justifier à
chaque instant de sa vie. C’est ce qui lui fait chercher si passionnément la
beauté, l’amour, le mystère, les enfants, non comme des biens aussi
naturellement désirables que la puissance ou la possession à l’homme, mais
comme autant d’alibis, de bons points, de témoignages favorables à la
défense. Car, dit l’Orlando de Virginia Woolf, elle n’est nullement, au
départ «chaste, parfumée, revêtue d’atours délicieux». Par cet homme
qu’elle a assez fascinée pour s’en faire choisir, par ces enfants qu’elle
façonne en violentant leur liberté, elle peut se justifier sans doute; par
personne interposée, donc; jamais par elle-même, comme son compagnon
minoritaire et maître, le non-femme. D’une femme jolie, raffinée,
suprêmement élégante, Albert Cohen dit : « le pathétique besoin d’entrer en
grâce (Belle du Seigneur). Son amant s’en émeut; lui, quelle grâce aurait-il
à mériter? Il est l’homme. La femme qui aime doit se faire tout pardonner.
Entre tous les regards des oppresseurs, celui du Bien-Aimé est choisi pour
symbole de l’universel tribunal. C’est au moment où elle découvre sa
féminitude dans l’amour que la femme est le plus douloureusement en porte
à faux avec sa féminité : l’éternelle prévenue affronte enfin ses juges
masqués, comme un héros de Kafka. (Toujours ce parallèle entre deux
façons d’être parias, être Juif ou être femme.) Car cette perpétuelle
convocation fait partie intégrante de la féminitude, à savoir du malheur, de
la condamnation d’être femme. D’être, outre cette différence réelle dont
nous reparlerons, la différence inventée. L’anathème jeté sur Eve.

Encore cette vieille histoire?

Mais elle concerne aussi le non-femme, cette vieille histoire ! Lui aussi doit
se délimiter en raison de ce procès, par rapport à lui. Lui aussi doit accepter
ou refuser la misogynie constitutionnelle de son statut de mec; d’une façon
générale, il acceptera et refusera à la fois, selon un dosage infiniment
variable. (De même que moi, en tant que goï, je dois me définir par rapport
à l’antisémitisme, et en tant qu’Occidentale par rapport au Tiers Monde.)

C’est pourquoi l’attitude du non-femme, cette fausse majorité, cette non-


majorité, est significative de son attitude envers toutes les minorités (Noirs,
Juifs, Tiers Monde). Sa brutalité, son paternalisme, sa mauvaise conscience
ou son effort de solidarité expriment ses autres positions à l’égard des
Autres dont l’exploitation ou l’oubli assure son bien-être matériel — mieux
encore : sa santé mentale! Voyez donc l’accusation régulièrement reprise
contre les révolutionnaires, les contestataires, les subversifs, d’être des
névrosés; il ne s’agit pas d’une simple calomnie. (Marx a raison; la conduite
de l’homme par rapport à la femme mesure sa conduite par rapport à
l’homme.) A quoi bon une santé mentale qui me masque le réel et que je ne
dois qu’au manque d’imagination?

Ainsi, par sa condition amputée, limitée, restreinte, gênée, ou carrément


torturée, sa condition de justiciable, la femme, toujours en liberté sous
condition, ne fait pas que subir des outrages : elle provoque, elle oriente,
elle excite ces agressions. Elle est une carence historique. Mais l’Histoire
n’est rien sans elle. « L’homme fait l’Histoire, la femme est l’Histoire»,
écrit Spengler — avec quelle brutalité intéressante!

On m’objectera que je rejoins ici le sexisme. Je lui aurais certainement


donné raison sur les points où il aurait pu voir clair; mais ce contraire de
l’amour est bien plus aveugle que lui. Le sexiste, le phallocrate, je ne de
rejoins pas; je l’explique, je l’englobe, je le phagocyte. Le sexiste ne se
doute même pas de la profondeur de cette différence qu’il invoque à tort et
à travers, par profit ou par paresse. Il est tellement à côté de la question que
le beau délire de Valérie Solanas serait à ce compte plus rationnel : il
conclut purement et simplement à une inversion des valeurs. Car le
malheureux sexiste ignore que la féminité dépasse de beaucoup la
féminitude; l’être-femme dépasse de beaucoup la relation de la femme au
mâle, ô combien! La féminitude est une incantation du phallocratisme. La
féminité, elle, est ce regard — et cet échange de regards. C’est bien ce
procès — et le jugement de ce procès, jamais rendu par la société des non-
femmes, et pour cause! La féminité détermine autant la femme que le non-
femme à qui elle retourne l’accusation d’avoir trahi l’humain en mystifiant
l’universel; et de l’identifier, elle, à une simple variation sur cet universel,
— quand ce n’est pas à une plus simple projection de son propre aspect
négatif : sa passivité, son masochisme, son ambiguïté. La féminitude n’est
qu’une intériorisation de cette accusation, un nid pour l’hydre aux mille
têtes; la féminité en est le rejet radical, à la fois regard et situation. En peu
de mots : la féminitude est un mythe; mais la féminité, ça existe, puisque les
femmes existent.
Je l’ai dit : la culture mâle n’était pas, au départ, l’ignominie pour nous; au
contraire, nous la révérions, ainsi que des Juifs français peuvent révérer la
littérature française, ou des Noirs américains l’épopée des pionniers
d’antan. Voyez en quoi nos belles Lettres ont secouru les voyageurs des
wagons plombés de 1940-1945, et quelle solidarité ont nouée les
descendants de Buffalo Bill avec les lynchés du Missouri. Qui donc, aux
origines de sa vie, ne s’est pas senti peu ou prou, citoyen de sa
communauté? On ne saurait parler de naïveté; sans cette naïveté-là, le
nourrisson se suiciderait en sautant hors de son berceau. Or, très tôt, les
hommes qui nous donnaient le pain de l’esprit nous parlèrent à travers les
siècles. J’ai répété plus haut ce qu’ils nous ont appris que nous étions : des
pécheresses irréductibles, des arriérés, des perfides, des imbéciles et des
salopes, des putains ou des bonniches; nous avions perdu le monde, tué le
Christ, apporté la mort à la terre, nous corrompions les âmes, nous
épuisions les porte-monnaie, nous bavardions au lieu d’écouter, nous étions
tantôt la Fatalité du sphinx sanglant, tantôt la médiocrité de bobonne; en
gros, nous infestions la planète. On nous avait beaucoup brûlées au Moyen
Age, comme les Juifs; mais nous étions toujours là. Qu’y faire? Nous faire
toutes petites! Nous faire oublier; moyennant quoi, on nous permettrait de
travailler douze heures par jour, à taper sur une machine sous la dictée
d’une voix mâle, torchonner, repasser, ravauder, cuire, éplucher,
raccommoder, astiquer, élever et déformer nos enfants; préparer les filles à
la même chose, et les fils à la guerre. A part quelques privilégiées qui
n’auraient rien à fiche qu’à bridger, montrer leurs fesses, mixer un cocktail,
se pavaner en voiture, changer de robe et écarter les cuisses. Tels furent les
messages des Sages de ce monde.

J’entends leurs pas, j'entends leurs voix


Qui disent ces choses banales
Comme on en lit sur le journal
Comme on en dit le soir chez soi3.

L’avouerai-je? Ces horreurs qu’on me disait des femmes me semblaient


moins accablantes que les éloges dont on parait les modèles à nous
proposés. Leurs vertus renforçaient l’accusation; les blanches colombes
n’étaient que repoussoirs. D’abord, elles n’étaient jamais admirables que
par rapport à quelqu’un. Marie acceptait d’enfanter, et dans quels termes. A
peu près : « Faites-moi donc ça4 ! » La mère des Gracques se ciselait des
fils (voici mes joyaux). Andromaque n’était rien d’autre que le souvenir
d’une ombre. Même Jehanne ne consentait à sortir de son rôle de femme,
apparemment, que pour un gentil Roy. S’il s’agissait d’une authentique
créatrice, il fallait tout de suite mettre l’accent sur ses rapports avec le
masculin. George Sand n’avait rien écrit de bien fameux : elle avait surtout
couché avec Chopin et Musset. Même les mineures, Mme de Ségur et Mme
d’Aulnoye, ne composaient que pour leurs petits-enfants. A peine quelques
lignes sur Mme de la Fayette; pas un mot sur Loÿse Labbé, ni sur Marceline
Desborde-Valmore : les honneurs étaient dus à la marquise de Sévigné
parce que grande dame épistolière, aux Précieuses et aux « philosophes »
parce que nanties d’un salon; ainsi, dès l’origine, et même chez celles qu’on
ne pouvait passer sous silence et dont on parlait avec estime, il s’agissait de
les relier à un ou des hommes, à des institutions mondaines ou culturelles;
arbitres du langage, non ses créatrices; l’honneur mâle était sauf. Le côté
des sciences ne brillait pas davantage. Pas un mot sur les mathématiques de
Sophie Germain; pas davantage sur Hypathie l’astronome et physicienne
qui inventa l’aéromètre; ni sur Anna Morandi qui, professeur à Boulogne,
découvrit au XVIIe siècle l’insertion exacte du muscle oculaire; ni sur la
comète de Marguerite Winckelmann, ni sur le catalogue des étoiles filantes
de Catherine Scarpellini, le premier, pourtant. Joseph de Maistre soutiendra
que nous n’avons rien découvert ni inventé : ce morceau de littérature
figurait au programme de mon bachot. Et Marie Curie? Tout simple : elle
avait « aidé son mari dans ses travaux». Telles sont les consolations,
offertes à ma génération, des discours gynophobiques reproduits plus haut.
Tandis que je me farcissais la mémoire de ces exemples, le cardinal
Tisserand conjurait les États de cesser de préparer les femmes à un métier et
de leur donner plutôt une éducation ménagère. Et tandis que Michèle
courait les routes de France avec ses dangereuses valises, Vichy
programmait, autant que le retour de l’homme à la terre, «le retour de la
femme au foyer».

C’est ainsi que, si loin que je remonte dans le temps, je me suis demandé
pourquoi j’étais différente, et en quoi? Question qui en amenait toujours une
autre : pourquoi cette différence que je ne savais où situer. Car pourquoi un
orifice à la place d’un relief aurait-il plus d’importance qu’un œil bleu
plutôt que noir, qu’un pelage blond plutôt que brun? me vouerait-elle à un
destin obligatoirement secondaire et subordonné? Pourquoi devais-je être
quelqu’un sans grande importance personnelle qui ne se sentirait jamais, au
mieux, que la moitié d’un autre? (Et encore, la moitié! Sans moi, celui-ci se
serait bien senti entier, non? Drôle d’arithmétique.) Pourquoi devait-il être
moi, ce quelqu’un dont on riait avec mépris, avec indulgence, avec
tendresse même, mais dont on riait comme d’un accident de la nature, non
d’un fait de la nature elle-même? Pourquoi les Sages me tendaient-ils ce
miroir déformant? Pourquoi étais-je en surplus, en trop? Pourquoi la terre
entière me crachait-elle à la figure? Sans doute, j’avais des armes. Ce «
mystère », par exemple... Mais ne nous y trompons pas. Caliban lui aussi
est mystérieux à Prospero, et le bicot au colonialiste. Dès qu’il y a
oppression, le mystère arrive à la rescousse. Ce mystère de la femme reste
néfaste; au centre de cette fleur vénéneuse se trouve la pomme d’Eve, le
bestial refus du divin Esprit mâle, le trou, l’abime. Je n’étais qu’un moulage
en creux, et je devais en être châtiée. Pourquoi? Pourtant la Bible elle-
même, qui me condamnait, appelait l’humanité peuple de la femme. Les
statistiques confirmaient : 52 %. C’étaient les non-femmes, dans ce cas,
l’accident de la nature. Alors? Je sentais en moi l’étonnement du petit
garçon dans Macbeth : les canailles étaient des fous de se laisser pendre par
les honnêtes gens, puisqu’ils étaient plus nombreux qu’eux!

C’était ça, le vrai «mystère de la femme».


1Y a-t-il encore des hommes? Flammarion, 1965.

2 Et d’autant plus qu’il se nie! A l’heure actuelle, le refus de procréation des femmes lucides
correspond à la plus saine résistance à ce génocide par étouffement que comporte la démographie
galopante. Il est impossible de se soucier des générations futures sans chercher à les limiter au
maximum pour la simple possibilité d’exister.

3 Aragon.

4 « Qu’il me soit fait selon votre parole. »


Travail
et prostitution
La nature dit : « Plais. » — La morale t'en blâme. — Du travail ennemi. —
L'aveu du sociologue. — La prostitution en tant que loi. — Les
discriminations du travail à tous les niveaux. —Différence entre le travail
en tant que prostitution et la prostitution en tant que travail.

Quand on voit dans un dessin animé soviétique un petit garçon proclamer à


sa camarade de jeux : « Nous allons partir pour le Pôle Nord; mais toi tu ne
peux pas, tu n’es qu’une fille! » — on se doute que l’égalité des sexes n’est
pas encore réalisée en U.R.S.S. autant que le camp socialiste veut bien le
dire.

Quand on voit les étudiantes américaines répondre à une enquête de Betty


Friedan :
«... Ce qu’il faut, c’est prendre les choses comme elles viennent et se faire
valoir physiquement... Il ne faut pas montrer d’enthousiasme pour son
travail ni pour quoi que ce soit... ça crée un malaise chez les gens. »
« ... Quand le mari est un homme d’action, il ne faut pas être trop cultivée. »
«... Je ne veux pas m’intéresser aux affaires de ce monde, je ne veux pas
être autre chose qu’une mère merveilleuse et une épouse modèle. »
«... Les tests d’orientation professionnelle ont révélé que j’étais destinée à
de brillantes études et dois prétendre à un bel avenir, mais ces choses-là ne
vous aident pas à plaire; ce qui compte pour une femme, c’est de plaire. »

On se demande par quelle astuce, on a pu faire si longtemps passer les


U.S.A. pour une « gynocratie » ou un « matriarcat » !

Nous avons parlé plus haut de l’obligation faite à une femme de plaire et le
grief que, parallèlement, on lui en faisait. Une de mes amies me conta un
jour comment elle l’éprouva personnellement. C’était une fille forte,
sportive et intellectuelle. On la morigénait pour son absence de « féminité »
(comme toujours confondue avec la « féminitude »). Un jour, pour se rendre
à une soirée, elle se fit belle : robe, coiffure, maquillage. En chemin, elle
passa devant un chantier. Les ouvriers s’arrêtèrent de travailler et ricanèrent
à son passage : « Oh là là! Vise-moi ça!» en se trémoussant avec de petits
cris mièvres.
— Quoi que je fasse, j’ai donc tort, me dit l’héroïne de cette anecdote. Bon,
je reprends mes pantalons et mes cheveux plats.

Quand on la semonça à nouveau :


— Coupable pour coupable, au moins que ce soit pour ce qui me plaît.

Fanny Deschamps s’est livrée à une enquête auprès des mâles de la France
en Ve République (Ils parlent d'elles, Grasset, 1968) :
« Si une femme ne me plaît pas d’aspect, déclare “ Nicolas ”, je ne peux pas
rester auprès d’elle. Je ne peux même pas la supporter, il faut qu’elle s’en
aille. Je suis très sévère pour cela, je sélectionne beaucoup ! » (Nicolas est
patron.)
« Le côté intellectuel et moral ne m’intéresse que si le côté physique m’a
intéressé. »
« Une femme, c’est d’abord un corps, une silhouette. »
« Une femme doit être belle. Ou alors je n’ai pas envie de lui parler. Pour
quoi faire?» (sic). (Alain.)

Et le même :
« Si elle n’est pas belle? Dans ce cas, je comprends qu’une femme... ait
envie de faire des tas de choses, puisqu’elle n’a rien pour faire une vraie
femme1 »
Il y en a ainsi des pages, des pages, des pages. En 1968, année de la
contestation généralisée.
Une femme doit à la fois plaire et se sentir sans cesse justiciable d’avoir
plu, comme le Juif se doit d’être riche pour profiter d’un minimum de paix
et de sécurité et sans cesse rendre des comptes de sa fortune, comme un
Noir se doit d’être vigoureux et sexuellement puissant pour sans cesse se
défendre de l’accusation de bestialité.

Entre plaire et aller au Pôle Nord, plaire et « s’intéresser aux affaires du


monde », « être trop cultivée», «montrer de l’enthousiasme pour son travail
ou quoi que ce soit», le choix est censé être natif, instinctif, spontané.
« Il est naturel qu’une femme plaise, la femme est faite pour plaire. »
C’est pourquoi la participation aux travaux et aux affaires du monde
«tuerait sa féminité». De même les études l’inciteraient à se mal conduire. «
La liberté de pensée chez la femme donne à croire à la liberté de mœurs »,
dit Stendhal. On se souvient également des scrupules et des craintes de
Mme de Beauvoir obligée par « le malheur des temps» à laisser étudier ses
filles. Et Pierrette Sartin :
« Il me souvient d’une honnête mère de famille frappée d’épouvante quand,
au retour de la messe, elle trouva sa fille qui préparait son bachot occupée à
lire Le Traité des Passions2 !»

Admettons que le préjugé des études soit dépassé dans la classe bourgeoise.
Ces études ne débouchent que sur quelques grands secteurs, dont le plus
important est le secrétariat sous toutes ses formes, et deux ou trois
professions libérales : Enseignement d’abord, puis Barreau et Médecine.
Dans tous les autres domaines, la participation féminine tombe à des
chiffres d’une incroyable bassesse. Mais c’est surtout le TRAVAIL en tant
que tel, spectre vague et multiforme, qui est donné comme le grand rival de
la nécessité de plaire. Qui dit travail dit peine, et c’est immédiatement
l’idée du plus grossier, du plus rebutant, du plus sale et du plus pénible, qui
se profile à l’horizon dès que les misogynes de type paternaliste entendent
parler par une femme de travail libérateur. « Allez donc voir en U.R.S.S. les
femmes transporter des rails sur l’épaule 3. » Quelle féministe n’a pas
entendu ce genre de poncif? Au cours d’une polémique par lettres, un
docteur sexologue m’a prédit, par ironie, qu’on verrait un jour les femmes «
curer les égouts ».

« C’est vraiment une idée condamnée à l’avance que de vouloir lancer les
femmes dans la lutte pour la vie», prêche Freud dans une lettre à sa fiancée.

Tous ces défenseurs de la féminité compromise oublient très aisément que


jadis les filles de quinze ans travaillaient comme mineurs de fond; qu’on
voyait dans certaines campagnes comme encore aujourd’hui en pays sous-
développés les femmes tirer la charrue à la place des chevaux ou des bœufs,
comme le rapporte l’auteur de Jacquou le Croquant4 ; qu’enfin, fait
absolument occulté aujourd’hui, on voyait encore au XIXe siècle des
galères de femmes5. Que devenait donc leur fragile et exquise féminité?
Que devenait le naturel, le biologique, leur destin de plaire?
Balzac était beaucoup plus conséquent dans la division qu’il faisait des
femmes en deux groupes :
D’une part, les ouvrières qui n’ont aucun droit à prétendre à la féminité : ce
sont des êtres asexués par le travail comme les abeilles de la ruche. Et
d’autre part les bourgeoises et les dames nobles du faubourg Saint-Germain,
qui sont de vraies femmes, elles. Nous rejoignons, dans cet estimable
cynisme, la définition de «bête de somme ou animal de luxe » de Jean
Fréville dans sa préface à La femme et le communisme.

Voyons de plus près la question. Nous objectera-t-on que les malheureuses


discriminations dont il est question ici appartiennent au passé de la société
de caste et de l’exploitation ouvrière à l’état brut? Et que dans notre société
évoluée, si heureusement dite « de consommation », tout tend à ce que de si
choquantes exceptions disparaissent, et que toute femme, même ouvrière,
ait droit à assez de loisir pour entretenir sa féminité, sa beauté, PLAIRE
enfin comme c’est son destin naturel?

Voyons ce que dit de cette conception un sociologue contemporain, qui


n’est certes pas suspect de tendresse pour les idées contestataires et qui
défend la morale au nom de ses bienfaits normatifs, au point de classer
encore la masturbation parmi les anomalies :
« Les différences biologiques réelles qui existent entre les deux sexes sont
relativement sans grande importance et servent de prétexte plus que de
raison pour la différenciation sociale du rôle attribué à l’homme et à la
femme dans la vie de la collectivité... La substance de ce qui constitue la
différence du rôle, masculin ou féminin, est extrêmement variable...
L’infériorité biologique de la femme est particulièrement surfaite dans notre
civilisation moderne. ... Lorsqu’il s’agit d’activités reconnues comme
essentiellement masculines telles que la chasse ou la guerre... il existe un
grand nombre d’exceptions approuvées par la collectivité. En Tasmanie par
exemple, la chasse aux phoques, très périlleuse, est réservée aux femmes.
L’ethnologie retient aussi le cas célèbre de la garde du corps, très cruelle et
guerrière, du roi de Dahomey, exclusivement composée de femmes. Nous
découvrons par opposition chez Athénée, écrivain grec du IIIe siècle,
l’exclamation suivante : « Qui a jamais ouï dire qu’une femme s’occupe de
cuisine6 ! »
Qu’elle chasse le phoque, ou descende dans la mine, ou se voue à plaire à
Alain et Nicolas, la féminitude de la Tasmanienne, de l’héroïne de
Germinal ou la Française des années 68 ne correspond en rien à un diktat
biologique, à un taux subtil de folliculine ou à cet utérus dont Norman
Mailer (Prisonnier du Sexe) veut faire un « espace intérieur» identifié au
destin d’une femme à un point tel que la contraception lui serait une offense
(sic) ; toutes ces conduites, variables selon le sexisme de la société,
proviennent toujours de la loi de la caste dominante, le groupe mâle.

« L’affirmation de ce qui est naturel ne correspond en aucune façon à une


donnée biologique, elle constitue au contraire une preuve indubitable de la
norme. Ce qui est « naturel », ce n’est pas la nature biologique, ce sont les
mœurs une fois adoptées par la collectivité. » (Ibid.)

On ne saurait mieux dire que l’homme est le seul animal qui crée sa propre
nature7 et que la féminitude n’est en rien identifiable avec la féminité, celle-
ci n’étant constituée que par l’ensemble des traits biologiques préexistant à
toute culture, mais susceptibles d’être profondément modifiés par elle
comme le prouve la disparition de l’allaitement dans les temps modernes.

La prétendue loi de plaire formulée par la Nature et le prétendu blâme


moral qui corrige la Nature, ne sont que des émanations du même
législateur, qui n’a rien à voir avec l’entité Nature : le mâle, le non-femme.
Toutes les satires, d’Hésiode à Montherlant en passant par Boileau ou les
Pères de l’Eglise, contre le haïssable féminin, ne sont que tirades du même
acteur qui change sa voix : l’homme qui ordonne à la femme de le séduire,
pour ensuite l’en châtier, comme l’Eglise médiévale confisquant ses biens
au Juif après l’avoir confiné dans l’usure.

Le premier homm’ qu'ell’ rencontre


Lui demande sa vertu;
Ell’lui donne. «Tu n’as pas honte! »
Lui dit-il quand il l’a eue8

«Cache-toi, femme, je vois sur ton visage les baisers de ton mari », déclare
saint Amboise, représentant de cette Église qui fit du mariage un sacrement.
Comment ne ressentirait-elle pas sa condition de féminitude comme une
carence et une étrangeté, cette transmetteuse de vie, cette « réceptivité »,
cette « passivité » à la fois humaine et rejetée par l’humain, cet être
bizarrement enfermé dans une contradiction créée de toute pièce et qu’on
lui présente comme naturelle, voulue par la biologie ou le Ciel? Comment
ne trouverait-elle pas que la nature est le contraire de l’aisance, du
spontané, de l’instinctif, qui va toujours vers le facile et l’harmonieux?
Comment ne se sentirait-elle pas en perpétuel porte à faux, incitée à ce
caractère « oblique » et « équivoque » qui fournira un grief de plus contre
elle? Pour tout résumer en une pointe : à la femme mystifiée qui prend la
féminitude pour sa féminité, la nature apparaît comme une contre-nature.

Encore une fois, on criera au dépassement de ces antiques préjugés, on


protestera contre l’entêtement à croire encore vivaces de telles contraintes.
On rappellera que les femmes ont été émancipées par deux guerres
mondiales et la nécessité faite aux hommes (par le développement de leur
propre civilisation) de faire appel à leurs esclaves ménagères pour participer
de plus en plus massivement à un travail productif, donc de les désaliéner
par rapport à leurs servitudes, y compris celle de plaire à tout prix, sous
peine de mort sociale et de misère économique.

« Faire participer la femme au travail productif social, l’arracher à


l’esclavage domestique, la libérer du joug abrutissant et humiliant, éternel
et exclusif, de la cuisine, de la chambre des enfants, voilà la tâche
principale», a déclaré Lénine au début de ce siècle. Et les commissions de
l’O.N.U. qui préparent un «1975, année des femmes», reprennent, ô
surprise, le même langage!

Comment la suite de l’histoire a-t-elle justifié ce programme, cependant?

« Coupable ou du moins culpabilisée si elle choisit un métier, la femme


mariée et la mère de famille le sont encore; mais culpabilisées, elles le sont
aussi, maintenant, si elles restent au foyer où leur travail est injustement
dévalorisé», dit Pierrette Sartin (op. cit.). Il est fort intéressant de voir que le
premier commentaire, au sujet de cette évolution, concerne encore une fois
la culpabilisation de la féminitude. Comme mon amie, raillée pour son
élégance d’un soir après l’avoir été tant de fois pour son inélégance, il
semble qu’une femme soit portée à cette conclusion fataliste : « Coupable
pour coupable, que ce soit au moins pour ce que je préfère. »

Nous verrons plus loin qu’il est fort insuffisant de parler du travail ménager
comme « injustement dévalorisé» et que celui de la femme mariée
appartient au contraire à un travail invisible et gratuit absolument
indispensable à l’édification du travail payant et visible intitulé productif.

Quoi qu’il en soit, si on compare la situation de la femme qui travaille à la


fin du XXe siècle à celle du début de ce même siècle, les progrès peuvent à
première vue sembler énormes. Les emplois deviennent de plus en plus
nombreux, et aucune carrière libérale n’est interdite, en principe, à une
activité féminine. La conquête doit paraître éclatante. Le travail « productif
» a-t-il, pour autant, désaliéné les femmes à la façon que le proposait
Lénine?
« Mais le travail est un châtiment! Pourquoi voulez-vous que nous
l’imposions à la femme?» se sont récriés des Espagnols interrogés par
Pierrette Sartin.
Ce catholicisme folklorique (malédiction d’Adam et Eve) peut faire sourire.
Il n’en contient pas moins une part de dénonciation naïve d’une vérité qu’il
suffit d’ouvrir les yeux pour voir.

Le travail est-il, peut-il être une libération quand il s’agit de postes


subalternes, sans qualification et sans avenir? En est-il, peut-il en être une,
lorsqu’il se double d’une journée de travail ménager, même atténuée par
l’automation, et dans les grandes villes et centres urbains d’un temps
harassant de transports obligeant à un réveil matinal inhumain et à une
fatigue avilissante, avant même d’avoir commencé à travailler? En est-il,
peut-il en être une, quand le seul mot de « promotion » paraît une
incongruité à l’employeur quand il l’entend dans la bouche d’une femme?

Nous avons dit plus haut que peu de secteurs s’offrent pratiquement à
l’emploi féminin, même si en principe ils s’offrent tous à lui, même si
parmi eux se trouvent de très larges domaines devenus presque
exclusivement féminins comme le secrétariat, qui a presque remplacé
aujourd’hui l’ancien emploi féminin du travail de l’aiguille.
En France, le tiers des travailleurs sont des femmes. Or, en 1968 elle ne
représentaient que 8 % des cadres.
Sur 303 800 contremaîtres, il n’y a que 18 000 femmes. Sur 139 000
ingénieurs, il n’y a que 3 % de femmes (rarement admises dans le secteur
production, dit P. Sartin).
Sur 371 000 cadres supérieurs, 45 200 femmes, qui ne touchent qu’environ
68 à 70 % des traitements réservés aux collègues masculins.
Dans le Barreau : 19 % de femmes. Dans la Médecine : 7 %. Dans
l’Architecture... 1%. Il y a une femme à la Cour des Comptes, et une femme
sous-secrétaire d’État. L,es femmes ne peuvent accéder aux postes de
préfet, d’inspecteur des finances, ni entrer dans la carrière diplomatique. Et
ceci en dépit de la loi du 10 octobre 1946 : « Aucune distinction ne peut
être faite entre les deux sexes pour le recrutement aux emplois de l’État. »

Il est intéressant du reste de signaler la mystification de la fausse promotion


féminine dans d’autres pays que le nôtre : par exemple l’U.R.S.S., où 75 %
des médecins sont des femmes parce qu’il s’agit d’une des professions les
plus ingrates et mal payées depuis la fonctionnarisation. Et quand il s’agit
de la recherche médicale, on voit dans le fameux roman Le pavillon des
cancéreux, comment se tue au travail ménager le plus humble, une femme
qui est une des gloires de sa profession. Au Québec (comme en France)
l’envahissement des secteurs de la Magistrature et de l’Enseignement (sauf
le Supérieur!) par les femmes signale que ces postes se dévalorisent et que
les hommes n’en veulent plus.

Quand on constate de quelle façon le travail, en société mâle, traite celles


qui ont été privilégiées par les études, on ne voit guère de raison de
s’étonner devant les abus encore scandaleux qui affligent les autres : ici,
comme au temps des protestations de Marx et de Lénine, leur féminitude
renforce l’exploitation de leur condition prolétarienne; leur aliénation est à
chiffrer, en termes mathématiques, comme « une puissance portée au carré
».

Les mêmes réactionnaires qui s’indignent de voir les Soviétiques (aux


fortes musculatures pourtant), trimballer des rails sur l’épaule, ou les
Chinoises conduire des locomotives, ne s’attendrissent guère sur le sort des
mécanographes qui font quinze mille perforations à l’heure sur machine (et
pour quel salaire!) ou des ajusteuses électroniques qui, ne sachant comment
employer leur C.A.P., travaillent à la loupe en maintenant des normes
élevées, menacées par l’épuisement nerveux spectaculaire et par
l’abaissement rapide de la vue autant que les dentellières d’autrefois; ne
sont-ce pas là des « travaux légers »? Si légers qu’aucun homme n’en veut.
Ils ne se sentent pas capables de ces « travaux de précision » si féminins
qu’ils reviennent en général à des femmes encore assez naïves pour s’être
préparées à devenir brodeuses! Or, ce sont les plus mal payées, souvent au-
dessous du SMIG, alors qu’ils exigent une acuité visuelle, une sûreté de
gestes, un rythme dont seul un homme exceptionnel serait capable. C’est
alors qu’on peut citer une apostrophe de Marx : « Les qualités les plus
délicates de sa nature servent à l’exploiter et à la faire souffrir! » Il est assez
rare de pouvoir citer un homme prononçant le mot « nature » à propos de la
femme sans illustrer le stéréotype de la classe dominante pour qu’on ait
plaisir à faire, en passant, cette citation-là.

Cela n’empêche nullement, en période de suremploi, de voir réserver aux


femmes les travaux les plus lourds, les plus durs, les plus salissants. Plus
question ici de la féminitude si chère aux Alain et aux Nicolas cités par
Fanny Deschamps. Pierrette Sartin raconte comment, au cours d’une visite
dans une usine de l’Est, elle vit de jeunes femmes qui n’étaient nullement
Soviétiques ni Chinoises cisailler des barres de fonte en fusion et les
soulever ensuite par paquets de plusieurs kilos pour les charger sur des
chariots que les hommes, les bras ballants, attendaient qu’elles aient remplis
pour les rouler. Le chef d’entreprise expliqua que « pas un homme ne
voulait faire ce travail » et proclamait bien haut son admiration; mais il les
rémunérait au taux de manœuvre sans spécialité, qui est le plus bas. Un dqjs
patrons qui visitaient cette entreprise ne partagea nullement l’admiration
pourtant si platonique de son pair; il se contenta de conclure :
— Bah, si elles ne faisaient pas ça, elles feraient le trottoir9

L’Inspection du Travail ignore totalement ce genre d’anecdotes, ou ferme


les yeux sur elles.

Non seulement les travaux les plus fastidieux, ou à l’occasion les plus
pénibles, bien souvent les plus éprouvants et malsains, — car une
mécanographe ne peut continuer au bout de dix ou douze ans et ne trouve
guère à se recycler, et les travailleuses à la loupe voient baisser si vite leur
vue qu’elles quittent le travail vers les trente ans, — mais encore les salaires
sont partout d’une inégalité qu’aucune revendication n’a pu combattre. Il
est vrai que les revendications ouvrières sont le fait des mouvements dirigés
par les hommes et des syndicats masculins.

Cependant, le traité de Rome (d’où le Marché Commun est issu) a décrété


cette égalité des salaires qui reste partout lettre morte, même dans les pays
de « socialisme bourgeois » comme la Scandinavie. Mais ce traité prévoyait
aussi (article 119), en même temps que la protection du salaire féminin, une
discrimination défavorable aux femmes : « Que la rémunération accordée
pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail»,
est un principe destiné à éviter aux hommes la concurrence des femmes;
leur productivité est plus faible que celle de l’homme dans certaines tâches,
soit par une occasionnelle infériorité de force physique que l’automation
n’a pas supprimée partout, soit pour toute autre raison (comme le barrage
social élevé entre les sexes selon la différenciation des travaux).

Evelyne Sullerot a comparé les salaires horaires 10 et découvert que partout,


sauf dans le secteur de la chimie, le salaire des hommes était supérieur de
10 %. Aux U.S.A., la femme blanche est moins payée que l’homme noir : «
Le préjugé du sexe est plus fort que le préjugé raciste. » En France, au cours
du réajustement des salaires qui suivit l’agitation de Mai 68, on découvrit
avec horreur qu’un nombre important de travailleurs étaient payés très au-
dessous du SMIG; mais ce que l’on ne publia pas, dit la même Evelyne
Sullerot, c’est que 75 % de ces prolétaires surexploités étaient des femmes!
Déjà, à la fin du siècle dernier, des femmes se déguisaient en hommes, en
Angleterre, pour toucher un salaire deux fois supérieur. Dans quel secteur?
Celui d’un travail de force? Dans la reliure...

J’ignore où en sont les salaires des ouvrières japonaises aujourd’hui, mais à


Tokyo, en 1946, une ouvrière qui exécutait un travail de précision sur
machine touchait trois fois moins que le garçon de quatorze ans qui versait
l’eau sur la machine pour en mouiller les rouages.

Un des détails les plus révélateurs de l’iniquité qui continue à présider à


l’idée, si commode au phallocratisme : « Salaire de femme, salaire
d’appoint», c’est la croyance implicite et parfaitement intégrée à toute notre
culture, que la femme possède un capital : son corps; et que si ce dernier
n’est pas vendu en gros dans l’institution du mariage, il n’a qu’à être
détaillé dans celle de la prostitution.

Au début de ce siècle, un magasin lyonnais refusa l’augmentation de salaire


demandée par les «vendeuses à l’extérieur», en ces termes parfaitement
authentiques :
— Mais vous avez droit à un mètre de trottoir!

Encore une fois, on m’accusera d’actualiser, de remonter au déluge. Or, en


1966, voici ce qui fut répondu à de jeunes vendeuses par la direction d’un
magasin à succursales multiples :
« Vous avez toutes les facilités pour arrondir vos fins de mois avec les
clients. » (Cité par P. Sartin, après une Commission Interministérielle.)

Ces réponses maintiennent avec une parfaite logique la mentalité mâle de


mépris mysogynique qu’expriment les réponses des interviews par Fanny
Deschamps. On pourra, ensuite, accuser les femmes d’hystérie et de
frigidité, d’être d’éternelles folles, des garces ou des obsédées, des putains
ou de pauvres anormales, selon qu’elles se soumettent à cette « morale » ou
s’y refusent. Si, prenant les devants, elles défient leur condamnation en
provoquant ce désir du mâle qu’on leur apprend de partout à considérer
comme l’essence même de leur condition : « Ah, les salopes, pas une once
de pudeur! » Si au contraire elles s’en traumatisent au point d’écrire à un
quelconque Courrier du Cœur, on lui répond : « Allons, allons, vous verrez
qu’il viendra toujours trop vite, le temps où les hommes ne feront plus
attention à vous. » (Marcelle Ségal, 1955 et autres années.)

Voici comment le travail « désaliène » la femme. Lénine voulait qu’il la


libérât du travail ménager; il ne la délivra même pas de la prostitution, et
peut-être pis encore : de la croyance à la prostitution comme structure fatale
de sa condition, de sa féminitude.

De plus, l’antagonisme entre les tâches familiales et le travail extérieur


continue à être plus ou moins soigneusement entretenu à peu près partout
où les femmes travaillent à ce fameux travail «productif » qu’on considère
comme le seul, puisque l’autre est invisible — et donc gratuit.
Lorsque des dispositions sont prises pour « alléger le double fardeau des
femmes», si cher aux discours de la législation du Travail, elles ne le sont
jamais que sur le plan de la profession, et non sur celui du domestique,
comme si ce dernier était, encore une fois, « naturel », et celui du travail
fortuit et surajouté. Au lieu d’augmenter le nombre des crèches et des
jardins d’enfants ou de faciliter l’équipement ménager, on préfère allonger
les congés de maternité, permettre à la jeune mère de quitter son emploi un
an sans licenciement, avancer la retraite à cinquante-cinq ans. Toutes ces
réformes, comme celle si fallacieuse du «travail à mi-temps», applaudies à
grands cris par les paternalistes, les gouvernementaux, les phallocrates
libéraux, n’ont pour but réel que de décourager les employeurs de prendre
des femmes, et inciter celles-ci à retourner à leur foyer. Mentionnons en
passant le palliatif, donné comme cure miraculeuse, du salaire unique; il
suffit de connaître un peu les réalités du monde du travail pour comprendre
qu’il est aussi insuffisant pour compenser un salaire que pour rémunérer le
travail de la ménagère; il est au salaire réel ce que « l’argent de poche »
d’un étudiant est à une Bourse.

(De plus, rappelons qu’environ 3 500000 jours de congé maternité ne sont


pas pris par les bénéficiaires. Pourquoi? Parce que la fameuse indemnité
journalière versée par la Sécurité Sociale et qui, dit-elle, «grève lourdement
son budget», est tout à fait insuffisante.)

Le travail à mi-temps, cette fameuse duperie patronale, a été présentée


comme une revendication populaire par un sondage de l’INSEE, faisant
valoir que 900 000 femmes étaient prêtes à l’accepter. Etait-ce en raison du
harassant servage de la mère de famille prolétaire ou fonctionnaire, prête à
démissionner à demi de sa tâche professionnelle? Même pas! On avait
soigneusement effectué ce sondage chez des femmes qui n’avaient jamais
travaillé, ce que le résultat de l’enquête se garda bien de dire. Au lieu d’être
utilisé pour parer au suremploi des «périodes de chauffe», le travail féminin
à mi-temps a de plus en plus tendance à être utilisé, tout au contraire, dans
les zones de sous-emploi; de plus, il permet au patronat un bienheureux
substitut à toute augmentation de salaire ou possibilité de promotion, et un
échappatoire aux autres revendications féminines dans le domaine du
travail.
« Les organisations syndicales aussi bien que les associations féminines
réellement soucieuses de la promotion des travailleuses ont dénoncé le
pseudoavantage du travail à mi-temps et mis en garde contre ses méfaits.
Du point de vue économique, de l’aveu même de ses partisans, la mesure
fut préconisée pour répondre à un besoin passager de main-d’œuvre. Par
suite, du point de vue professionnel, le travail à temps partiel est destiné à
se retourner rapidement contre les femmes qui en bénéficieront. ...Avec le
système envisagé, l’enseignement technique féminin sera encore plus
négligé. La discrimination sexuelle de l’emploi s’accentuera», prédisaient
Andrée Michel et Geneviève Texier dans La condition de la Française
aujourd’hui, en 1964.

Qui ne se rendra compte, en constatant la justesse de ces lignes, que ces


prétendues améliorations du sort de la travailleuse mariée et mère de famille
ne vise qu’à l’éliminer le plus possible de l’emploi au profit de la vie
familiale, et non d’alléger sa vie familiale pour améliorer son rendement et
sa promotion dans l’emploi? Ces mesures hypocritement humanitaires sont
surtout destinées à favoriser les patrons en les débarrassant d’une partie des
revendications du monde ouvrier et employé, leur cauchemar.

En ayant présent à l’esprit un tel tableau, le motif de ce faisceau de griefs


adressés aux femmes dans le domaine du travail devient tout à fait
compréhensible : elles sont instables, elles font de l’absentéisme, elles ne
s’intéressent pas à leur métier comme les hommes. On remarquera que les
femmes, si fréquemment culpabilisées sur les plans dont nous avons traité
plus haut, ne montrent guère d’émoi devant ces reproches et dédaignent de
s’en défendre. Elles ne savent que trop bien ce qu’est en réalité ce « travail
» qu’on les accuse de négliger par accès ou par période. Elles ne se
désintéressent nullement de lui, remarquons-le, dans le secteur libéral, rural,
ou dans la partie du secteur commercial où la femme est gérante ou
patronne; ici, il n’est jamais question d’absentéisme. Non seulement ces
secteurs comportent un intérêt personnel que le travail salarié ne connaît
pas, mais de plus, il ne pose pas de problèmes insolubles pour la garde
d’enfants en l’absence de toute crèche ou garderie. Dans les autres
domaines, on remarque également que la femme doit souvent changer
d’emploi, même si cet emploi l’intéresse, lorsque son mari en change.
Quand donc l’inverse se produit-il?
Il va de soi qu’on ne peut, au nom d’un aussi sombre tableau, contester la
participation des femmes au travail productif extérieur et payé. Bien plus,
on a pu voir des revendications féminines, y compris dans les pays
d’économie développée, viser à ce qui pourrait paraître un surcroît
d’esclavage, comme en Suède les femmes réclamant le droit au travail de
nuit! On est ici en complète contradiction avec les tendances des pays
d’économie moins développée, tendances qui s’accentuent de plus en plus
selon le taux de latinité et de catholicisme, et selon lesquelles le progrès de
la condition féminine travailleuse ne peut s’effectuer que dans l’allègement
de la vie professionnelle, jamais de sa vie familiale.

En réalité, la servitude la plus dure de la vie professionnelle est, par la*


majorité des femmes et de plus en plus, considérée comme un contre-feu
allumé pour lutter contre la servitude conjugale et familiale. Il est
remarquable que cette mentalité apparaisse justement dans les domaines où
le travail est le plus pénible et le plus mal payé, à savoir dans le monde
ouvrier :
« Les femmes qui travaillent élèvent mieux leurs enfants parce qu’elles ont
l’esprit plus large», dit à Madeleine Guilbert Mme I..., quarante-quatre ans,
ouvrière sur presse. (La fonction des femmes dans l’Industrie, 1966.) « Les
femmes qui travaillent sont moins heureuses, mais elles ont l’esprit plus
large, elles comprennent mieux les choses. » Mme J., soudeuse. (Ibid.)

Pierrette Sartin cite ces deux autres ouvrières :


— Quand j’ai une discussion avec mon mari, je peux toujours lui répondre
que je gagne autant que lui.
— Mon mari m’a dit un jour en tapant sur la table qu’il commandait, que
c’était lui le maître. Je lui ai répondu sans me fâcher que j’avais un métier,
un bon salaire et que je n’avais pas besoin de lui pour me faire vivre. Ça lui
a donné à réfléchir.

C’est ce que l’ineffable Noël Lamare, interne des Hôpitaux de Paris,


dénonce comme une des causes de l’impuissance de l’homme et de la fin de
l’entente conjugale : une femme qui gagne sa vie — même à un taux
inférieur à celui de son mari — le traumatise si gravement qu’il ne peut
plus remplir ses devoirs conjugaux, « la virilité étant un tout indissoluble! »
(sic)11
Il est réconfortant de voir que, de moins en moins, les femmes ne cultivent
le rêve de retour au foyer, et même commencent à se culpabiliser quand
elles se vouent à leur seul intérieur. Mais il faut remarquer quelque chose de
très significatif. Les répliques citées ci-dessus appartenaient précisément au
monde prolétarien et n’étaient pratiquement pas pensables dans le domaine
supérieur du travail; combien de femmes cadres ou secrétaires de direction
auraient pu répondre à leur mari qu’elles gagnaient autant que lui? Plus on
s’élève dans la pyramide professionnelle, plus le nombre de femmes
diminue, et proportionnellement plus l’écart entre les traitements s’agrandit.
Malgré l’inégalité des salaires, il se peut, selon le secteur de l’industrie,
qu’une femme gagne autant qu’un homme; c’est exceptionnel dès que le
niveau de l’emploi s’élève. Quand on revendique pour l’égalité des salaires,
on oublie souvent que cette égalité est encore plus bafouée à l’échelon
supérieur des traitements, honoraires, indemnités, etc.
— Pour gagner autant qu’un homme, moi qui suis cameraman depuis dix
ans, me confiait Ortrud H., il a fallu que je menace le technicien en chef de
le traîner devant les Prud’hommes.

Au besoin, quand l’inégalité du travail doit justifier celle du salaire, on


l’inventera :
« 1967, j’apprends à faire du cinéma direct... “ De toute façon, les filles ne
peuvent pas faire du cinéma direct, une caméra c’est trop dur pour elle. ”
Acquiescement mâle de l’assemblée. Il me dit ça, à moi, qui mesure 1,67 m
et pèse 90 kilos ! 12»

A la discrimination sociale et économique dans le domaine professionnel


s’ajoute la discrimination culturelle, c’est à-dire le réflexe d’infériorisation
parfaitement assimilé par la victime autant que par l’oppresseur, et ceci au
niveau le plus élevé. Dans le même domaine du cinéma : une des rares
femmes metteurs en scène de notre temps vivait avec une autre metteur en
scène célèbre; après quelques films estimés, mais secondaires, elle connut
un succès plus grand avec un film-choc, sur un sujet audacieux. Son
compagnon la quitta après dix ans de vie commune. (Avait-il lu Noël
Lamare, et craignait-il pour sa «puissance»?) Or, cette femme se culpabilisa
tellement à ce sujet qu’elle garda secrète la cause réelle de cette rupture,
jusqu’au jour où, assistant à une réunion de féministes qui discutaient sur la
jalousie masculine devant la réussite des femmes, elle se décida enfin, avec
une violente émotion, à leur en faire la confidence.

On ne saurait le nier : si l’oppression économique se montre plus pesante


dans le secteur ouvrier et employé, si les charges familiales y constituent
une des plus harassantes et plus abominables servitudes des temps
modernes, en capitalisme tardif comme en socialisme naissant, la
culpabilisation culturelle et le poids d’un préjugé à l’ubiquité
inconditionnelle grèvent beaucoup plus ouvertement le secteur supérieur,
celui des études et des professions libérales, de même que le nombre des
femmes y accédant diminue, et que les avantages économiques obtenus sont
encore plus inférieurs à la somme ou à la qualité du travail correspondant.
« Moi, j’avais une vocation scientifique très marquée, j’étais très douée en
maths... Premier problème de l’année. J’ai chiadé mon problème à mort...
Alors, elle rend les copies en disant : “ C’est quand même un scandale que
ce soit une fille qui ait la meilleure note. Et j’espère que ça ne se reproduira
plus. ” Et ça ne s’est jamais reproduit, bien sûr. (On était six filles et
cinquante-quatre mecs13) »

« Ma sœur... n’a pas eu son concours cette année-là, elle a demandé au


lycée de redoubler. Refus du proviseur. Elle a dit : “ Et Machin (son ami).
Est-ce qu’il peut redoubler? ” Oui, il peut. Ma sœur : “ Pourquoi? j’ai
pourtant de meilleures notes. ” Lui : “ Écoutez, c’est arbitraire, c’est vrai,
seulement vous êtes un couple, ça ne nous plaît pas, on va vous séparer. ”
Elle a dit : “ Mais j’ai quinze de moyenne, il n’a que onze, si vous
choisissez l’arbitraire alors prenez les lois du nombre... ” Il a dit : “ Hum,
vous êtes la fille. Dans ce cas-là, on sacrifie la fille. Nous, on n’a pas intérêt
à avoir des filles reçues au concours14. ” »

« Mon frère a été recalé. Pour mes parents, il ne s’est pas posé le problème
de savoir s’il allait arrêter ses études pour travailler. Il continuait, parce
qu’il fallait qu’il ait un diplôme... Moi, j’ai passé le concours, mais je me
suis fait virer au bout d’un an. Là, ça s’est très mal passé, il était évident
pour mes parents que pour moi, fille, c’était différent, pas besoin de
diplôme; et ils m’ont trouvé une place à la Sécurité Sociale15. »
La fameuse « collaboration » des femmes masque un très simple
maquereautage de la plupart des hommes d’une situation élevée ayant
épousé une femme cultivée, ,— en dépit des prédictions d’Auguste Comte
préconisant, dans la lettre déjà citée, la « médiocrité intellectuelle » de la
compagne. Que d’exemples illustres de « muses » qui sont suivies
aujourd’hui par les épouses, maîtresses ou égéries de nos noms de premier
plan! On prône encore les douces, discrètes et efficaces ombres de ces
grands mâles. On, rappelle volontiers que Mme Berthelot devint la
secrétaire du savant, lui sacrifiant sa vocation de peintre; et que Mme Alain
recopiait les manuscrits du philosophe. Quant à Marie Curie, dans mon
enfance on tranchait d’un mot : « Elle n’a rien découvert du tout, c’est
Pierre Curie qu’elle a aidé seulement. » On se souviendra encore de
Georgette Leblanc écrivant près de la moitié de l’œuvre de Maeterlinck,
sous couleur de « secrétariat ».

Que devient, dans de telles conditions, la « désaliénation» de la femme par


le travail? Elle existe à titre de modèle, de tendance, d’espoir; très peu à
titre de réalité. Selon l’enquête du British Women Council, en 1968, 10 %
des femmes seulement trouvaient dans leur travail une indépendance
économique et 10 % un intérêt intellectuel et social. (Il aurait été intéressant
de voir si ces 10 % se recoupaient.)

On nous objectera évidemment que l’homme lui-même est bien plus


souvent aliéné que libéré par son travail. Mais on constatera, après cette
énumération de faits connus de tous, que les secteurs supérieurs où il se
désaliène ne sont que rarement accessibles aux femmes, qu’ils leurs offrent
des possibilités économiques plus réduites sans aucune justification
rationnelle de cette discrimination, — et que de plus les charges familiales
continuent à y accabler les femmes, bien que moins lourdement que dans
les échelons inférieurs. A la base, oppression sociale accrue; au sommet,
élimination progressive et diminution d’avantages; voici comment se
propose le travail des femmes, à tous les niveaux. Et cependant, si relative
que soit la désaliénation, il suffit qu’elle s’esquisse pour que les femmes, à
l’heure actuelle, choisissent de plus en plus massivement cette dureté qui
aggrave leur difficultés ordinaires, mais donne une nouvelle dimension à
leur condition sexuelle.
La loi de plaire n’en est pas moins impérieuse en société mâle de
capitalisme tardif, si les reproches moralistes adressés à cette même
obligation donnée comme un choix se font de plus en plus restreints, parce
que difficiles à soutenir en société dite de « consommation » et laïcisée. Les
inepties énoncées dans les œuvres de Montherlant, Toesca, Hecquet, «
datent » visiblement. Les déchaînements contre les immorales « femmes
entretenues » si chères à nos pères, y compris chez certains écrits socialistes
où ils rejoignaient les pires manifestations antisémites (car la misogynie
moraliste, comme l’antisémitisme, est bien « le socialisme des imbéciles»),
ne peuvent plus que déchaîner le rire16. Cependant, la contradiction n’est
pas entièrement supprimée, surtout dans la masse travailleuse, comme le
prouve l’anecdote dont mon amie fut l’héroïne involontaire; l’élégance, le
raffinement, une certaine allure sont immédiatement suspects de «
putasserie» auprès du bon prolo; comment une femme «s’offrirait-elle ça
par son travail?». L’allure, la «classe», péché plus originel, dénonce la
femme « née dans la haute » et expose la bourgeoise prolétarisée à toutes
les vindictes de ses camarades de malheur, nés, eux, dans le malheur.

« Ils se trouvent que ces amis qui me disaient “ Il faut que tu te maquilles ”
étaient gauchistes et c’était mes copains; d’autre part mes parents disaient le
contraire», dit une jeune fille d’origine populaire, dans Le Petit Livre de
l’Oppression des Femmes. Pourquoi les parents ne voulaient-ils pas? « Il
faut être naturelle. » Ils croyaient à la nature biologique, comme tous les
sous-informés; les gauchistes, plus évolués, croyaient à la nature culturelle;
seule, la jeune fille demeurait dans la plus complète incertitude quant à sa
nature à elle! Où était la féminité, et où la féminitude? On lui disait qu’il
fallait séduire les "garçons, que la loi était de plaire; ses parents, à seize ans,
lui interdirent d’aller au cinéma avec un copain en lui en expliquant les
dangers. « J’étais absolument terrorisée. » Résultat : se rendre laide pour ne
pas attirer les garçons. « J’ai commencé par ne plus me laver. » Suit ce
poème :

La femme s’avance la présentation commence


Sur le miroir se pressent les araignées
Je ne peux plus me voir
Je ne peux plus voir si je suis une femme ou si je ne le suis pas.
Tel est le châtiment de celle qui se laisse enfermer dans la contradiction
féminité-féminitude, la loi de plaire et la répression de l’attirance sexuelle.
On ne peut contenter tout le monde et son père... Certes, mais il y a
beaucoup de pères. La société mâle est le Père qui les domine tous.

« Je me sentais comme inférieure mais vivais dans la culpabilité de la


découverte... J’étais toujours fausse. Je me suis toujours empêchée d’être
moi-même, de peur de déplaire, de peur qu’on ne m’aime pas» dit une autre
jeune fille dans ce même ouvrage collectif. « Alors, j’ai pris le parti des
hommes, d’être le copain des hommes. Moi, je voulais être un homme, je
me sentais en face des filles avec une cervelle de type. Je voulais rester une
femme en bénéficiant du statut d’homme. Nécessité de devenir un homme
pour exister. Mais c’est contre les femmes qu’on se bat avec les hommes ! »

La loi de plaire renforce la différence que le travail tend à effacer. C’est une
des raisons que les moralistes d’autrefois ont brandi pour prouver que le
travail était l’ennemi de la féminité. (Bien entendu, il ne pouvait être
question de féminitude.) Mais il est difficile de parler à la fois en vers et en
prose. C’est tant pis pour les femmes à qui il est fait l’obligation de séduire,
et de s’adonner à ce travail qui doit tuer sa séduction. On conçoit qu’à tant
de contradictions elle finisse par réagir avec un certain fatalisme que
traduit, notamment, l’absentéisme si souvent invoqué contre elle dans le
monde du travail.

Le travail, dira-t-on encore, est déjà en lui-même une prostitution; l’homme


y vend son corps, lui aussi. Soit. Mais il vend sous forme d’activité et non
de fonction; selon les critères de notre société, l’activité honore comme
expression « naturelle » de l’homme; formule juste, pour une fois, puisque
la nature de l’homme est de se transformer en transformant le monde
extérieur. La fonction, en revanche, à savoir ce que la femme échange
contre de l’argent en se prostituant, a été méprisée bien avant le
christianisme, encore que dans certaines cultures elle ait été religieuse à
titre d’exception, exprimant bien par là l’antique dialectique du sacré et de
l’ordure. Le mépris de la fonction féminine (que seule justifie la
procréation) a été dénoncé par plus d’un auteur du monde gréco-latin :
«Vous en venez à croire, vous autres femmes, que vous avez tout si vos
amours marchent droit» (Euripide) rejoint l’insulte adressée à une des
jeunes rédactrices de L'Oppression des Femmes : « Alors, tout se passe pour
toi autour de ton cul? » (p. 61)17. Mais c’est dans Hésiode que l’accusation
demeure la plus moderne; la femme ne fait rien, n’a à offrir que son ventre,
ne participe pas à la mainmise de l’homme sur le monde mais au contraire
l’entrave par ses viles manœuvres de séduction. (Nous voici encore proches
du gynophobe Proud’hon dans sa Lettre à Martha : « Improductive par
nature, inerte, sans industrie, sans entendement, sans justice et sans
pudeur»). De ce très antique grief, Marcus a formulé l’explication la plus
juste, à la base même de son opposition entre le principe de plaisir et le
principe de rendement : la beauté de la femme et le plaisir qu’elle promet
semblent fatals au rendement, à savoir au travail destiné à accumuler les
biens de consommation18. On sait combien la naissance de l’âge industriel,
avec le protestantisme qui l’exprime, développera ce grief. Cependant, la
séduction obligatoire reste la loi des plus puritaines cultures, et aucune ne
peut tout à fait éliminer la conséquence logique qui lui en inspire le plus
d’horreur : la prostitution.

« La prostitution acquiert ainsi ce caractère qui en fait, tout d’abord, un


contraste avec une forme de mariage qui a la prétention de monopoliser
toutes les relations sexuelles», écrit Helmut Schelsky. Mais ce n’est pas
contradictoire avec le fait que nombre de sociétés désapprouvent et
sanctionnent la prostitution :
«La juridiction américaine exprime la réprobation de l’opinion publique
sans pouvoir modifier le fait que la prostitution existe et qu'elle a été en
somme adoptée en tant que convention. » (Op. cit.).

Kate Millett, dans La Prostitution, quatuor pour voix féminines, dissèque


minutieusement le caractère routinier, machinal et aussi peu signifiant
qu’une danse rituelle sans foi, de la répression américaine contre ce monde
féminin du trottoir; l’arrestation, l’audience, la peine de prison ou d’amende
se déroulent dans l’indifférence d’une cérémonie automatique, indifférence
à laquelle même les victimes participent, dans une certaine mesure. Se faire
ramasser, punir, puis continuer jusqu’à la prochaine fois fait partie pour la
putain américaine de ces inconvénients inévitables comme la grêle ou le gel
dans le travail agricole. Et Kate Millett en tire la conclusion qui s’impose :
« Les prostituées sont nos prisonnières politiques. Elles sont châtiées
d’avoir un con. »
En effet, comment ajouter « et de le vendre » lorsqu’un examen, même
superficiel de la condition dite féminitude nous apprend que toute la société
mâle considère le corps d’une femme comme un objet constituant son
capital? La loi de plaire, plus écrasante encore en société dite de
consommation, la très simple et très naturelle réification de la femme
réduite à son aspect qui apparaît dans les réponses à Fanny Deschamp ou
dans les suggestions du patronat aux vendeuses en grève, le refus persistant
de considérer le droit au travail ou aux études, chez la femme, comme allant
de soi ainsi que chez l’homme, tous les exemples que nous avons cités plus
haut démontrent que l’idée de la femme vendue, soit à un seul (le mariage)
soit à la communauté mâle (le trottoir) est une des structures mentales les
plus résistantes de notre société.

C’est ainsi que toute femme vit à la frange de ce possible, sait jusqu’au
tréfonds de son être que la question peut un jour se poser pour elle, que
toute sa vie la prostitution lui sera présence invisible, comme le paradigme
de sa condition. La dévalorisation des interdits moralistes d’hier sera même
une barrière de moins entre cette abjection et son destin personnel; les
petites ménagères des H.L.M. et des grandes banlieues verront beaucoup
plus facilement qu’autrefois une solution pour « arrondir leur fin de mois »
dans ce que les mâles appellent hypocritement le plus vieux métier du
monde; de jeunes mères abandonnées ou à la pension alimentaire
insuffisante, appartenant parfois à la plus haute société ou à l’élite
intellectuelle, n’hésiteront pas à participer à un réseau de call-girls, quitte à
tomber entre les mains du chantage ou de la police, à se faire marquer ou
abattre. (Ceci n’est en rien une imagination ou un excès; un jour les
bouches s’ouvriront et le scandale pourra éclater.)

Tout, dans la féminitude, désigne, sinon conduit à cet abîme, un des plus
noirs de la condition humaine. Le crime de réceptivité, le forfait d’être
creuse, d’être ce moulage en creux du non-femme, voilà ce qui, en système
de consommation-production se châtie immédiatement par l’incitation tacite
de faire d’un tel handicap un moyen d’échapper au travail; et même quand
le pire travail lui est préféré, sa possibilité sera toujours présente à titre de
ricanement et d’anathème ; « Bah, si elles ne faisaient pas ça, elles feraient
le trottoir! »
Ce n’est donc pas par le seul jeu du travail sous-payé que le fait social de la
prostitution est présent au cœur de la féminitude; il se trouve partout, y
compris chez celle de la privilégiée bourgeoise, de l’intellectuelle la plus
estimée, de la mère de famille la plus respectable, de la religieuse, de la
lesbienne; la malédiction de ce possible que tant de facteurs poussent à
rendre probable naît avec toute femme comme un second péché originel.
Même sa vieillesse ne l’en sauvera pas; les personnes qui ont assisté à une
visite médicale de prostituées ont pu constater, à leur grand ébahissement,
l’énorme proportion de vieilles, très vieilles femmes qui s’y présentaient. («
Comment voulez-vous que je vive avec ce que me donne l’Etat : 90.000
anciens francs par trimestre? » me demandait l’une d’elles.)

Nous savons donc que ni la naissance, ni les principes, ni le travail, ni le


mérite, ni les qualités intellectuelles, ni même les divergences érotiques ne
peuvent sauver une femme de façon sine qua non; le suicide - ou le meurtre,
comme dans le cas du crime récent des jeunes auto-stoppeuses - peuvent
être les derniers remparts contre cette menace jamais absolument écartée
d'une vie de femme.

Si la grande majorité des femmes meurent sans avoir connu cette


déchéance, il n’en est aucune qui ne se soit vu rappeler, tout au long de sa
vie ou à certains moments, qu’elle y pouvait tomber. « Putain! » est la
première insulte qui vient à la bouche d’un homme en conflit avec une
femme; ensuite, les coups sont mieux justifiés. Les plus concernées sont
évidemment celles qui connaissent déjà, par le salariat, le travail en tant que
prostitution; obligées de vendre à un patron aussi exigeant qu’Alain ou
Nicolas le spectacle de leur sourire, de leur coiffure, le frôlement de leur
jupe, ou à toute une clientèle de magasin leurs ongles rutilants et leur
discret parfum (qu’elles disposent ou non d’ « un mètre de trottoir»), il est
peu de métiers féminins où une femme ne doive pas se vendre en effigie,
même si elle résiste à l’incitation de se vendre en chair et en os. Ce refus
sera-t-il même possible demain? Quel coup du sort ne la dépossédera de ce
moindre mal, la «prostitution imaginaire»? Il n’est en tout cas aucun atout,
aucune distinction flatteuse qui l’en mette définitivement à l’abri; en Emily
Brontë, en Marie Curie, en Simone de Beauvoir ont existé une prostituée
éventuelle. A plus forte raison chez toute femme « ordinaire », c’est-à-dire
moins irrévérencieuse que celles-ci qui osèrent être quelqu’un, étant
femmes; si c’est au tutoiement que commence la torture, c’est au respect du
système que commence la putain. Sartre a fortement exprimé, par le titre de
sa pièce, la Putain Respectueuse, le lien de la prostitution à la déférence.
Ces femmes sont châtiées de dénoncer la contradiction de la société mâle
qui modèle plus ou moins toute femme à leur image, mais cependant leur
interdit de l’être sans alibi, sans justification, sans équivoque. C’est
pourquoi elles ne peuvent être que condamnées pour être relâchées, et
relâchées pour être condamnées. Dans ces métier-là, point d’absentéisme!
Kate Millet a raison : les putains, nos têtes de mort, sont aussi nos
prisonnières politiques.
1 Nous rejoignons ici l’empereur des misogynes et même des gynophobes, Proud’hon, qui déclara
d’abord qu’une femme si elle n’était pas belle, n’avait même pas de valeur devant Dieu. (Puis, plus
tard, estima que la vraie féminité était de se tuer de travail ménager et, si possible, de remuer du
fumier en solides chaussures et le plus mal vêtue qui se fût.) Et encore plus proche s’avère cette
observation de Diderot : « L’éloge du caractère et de l’esprit d’une femme est presque toujours une
preuve de laideur.» Vieilleries démodées? Relisons Jean Cau qui, dans Ma Misogynie (« Idée Fixe »,
1972), reprend exactement les mêmes antiques insultes sans crainte d’un ridicule qui ne tue plus. (Un
Gau trouve toujours un plus Cau qui l’admire.)

2 La femme libérée? (Stock, 1968). J’ai ressenti les effets de la même réaction chez ma grand-mère
lorsque, préparant mon programme de bachelière, je lus la Vie de Verlaine de François Porché qui
faisait état des relations sexuelles du poète avec Rimbaud. Bien que grande voyageuse, frondeuse et
voltairienne, mon aïeule parla d’un «coup de sang» et dut s’aliter.

3 André Pierre, dans Les Femmes en Union Soviétique (Spes, 1961) rapporte que les jeunes filles y
rêvent de plus en plus d’un mari qui gagne assez pour devenir «femmes au foyer». Il est significatif
d’apprendre que, dans la banlieue de Paris, « dès qu’il s’agit d’un travail particulièrement morne et
répétitif, on dit : ça, c’est pour une femme ou pour un colore». (Enquête d’Elle, 4 octobre 1973,
Hôtel Méridien.)

4 Ce qui sert d’argument à Stephen Hecquet (Faut-il réduire les femmes en esclavage? Oui, 1957)
pour prouver que la femme est le sexe fort et résistant, et doit être traité comme tel, pour le plus
grand bien de l’homme, sexe de luxe.

5 « Sa femme est aux galères, et tout le monde sait que c’est lui qui a volé», écrit Flaubert dans une
lettre à Maxime Ducamp, en parlant d’un domestique suspect.
6 Sociologie de la sexualité, par Helmut Schelsky, professeur à Hambourg. Les exemples cités sont
en fort petit nombre à côté de tous ceux que j’ai relevés dans ma contribution. Le Féminisme, histoire
et actualité, compter les exceptions symétriques du sexe mâle (cf. Eros Minoritaire). L’important est
de noter cette nette prise de position chez un auteur qui, par ailleurs, déclare que si l’on voyait se
réaliser une parfaite égalité des sexes, « il nous serait impossible de conserver notre héritage culturel
(p. 92) ».

7 «L’habitude seconde nature, ou la nature première coutume?» est la question de PascaL U est
comique de voir aujourd’hui s’entêter dans l’essentialisme tant d’esprits « libérés » à côté de ce
fidéiste d’il y a trois siècles.

8 C. Rochefort, La complainte.

9 Op. cit. Deux personnes, à ce mot, quittèrent l’usine pour protester.

10 Evelyne Sullerot, Les Femmes dans le monde moderne, Hachette.

11Connaissance sensuelle de l’homme, Buchet-Chastel, 1964. Noël Lamare a collaboré au Livre Noir
du Divorce, ou y est cité; ce passage est un des plus savoureux de ce livre consacré à démontrer «le
féminisme insidieux et démagogique» (sic) de... la magistrature française!

12 Petit livre de l’Oppression des Femmes, Maspéro, 1972.

13 Ibid. Ceci est relaté par une jeune fille de 1972. Lorsque, en 1930, j’étais en classe mixte au cours
Hattmer, j’entendis le même discours dans la bouche de notre directeur faisant honte aux garçons
parce que je me trouvais dans les premières places. Assistait à ce cours ma mère, élève de Mme
Curie, qui avait dû dans sa jeunesse faire le coup de poing pour pouvoir s’asseoir à la Faculté des
Sciences où les étudiants faisaient barrage. (En Médecine, ils brûlaient en effigie les premières
étudiantes.) Continuité et permanence historique du discours misogynique.

14 Ibid. Ici on peut admirer de quelle façon la répression sexuelle rejoint l’antiféminisme.

15 Ibid.

16 Cf. par exemple Edmond Harcourt, un des rares à avoir soutenu Oscar Wilde, contempteur des
«grues».
17 Variante : « Alors, quand ton cul va bien, tu vas bien. » Notons que le même phallocrate, en cas
contraire, eut reproché à sa maîtresse sa frigidité.

18 Eros et Civilisation.
Le viol
Un mouvement de foule. — Le viol de Chantal. — Le viol « politique ». —
Un distinguo subtil de la justice. — Viol au détail. — Viol virtuel et
menace, — Nature ou loi? — En toute femme, c’est l’humanité entière qu’il
viole.

Le 13 mai 1972, lorsque le groupe de travail consacré à la question déclara,


de la tribune des journées Dénonciation des crimes contre les femmes, à la
Mutualité :
— Quelles sont les femmes, ici, qui ne vivent pas dans la crainte du viol?
Il y eut quelques remous, des protestations.

Il est assez remarquable que le féminisme ait débuté par les revendications
plus élevées pour en venir, si tard, aux questions les plus humblement
primordiales.

Les théoriciennes de la Révolution Française réclamèrent le droit d’être


considérées comme des être libres et égaux, dignes de se mêler directement
des affaires de la cité; avant elles, à une époque où le mot de féminisme
n’existait pas encore, des privilégiées demandèrent l’accès aux études et à
la création; au xrxe vinrent les suppliques et les combats pour le droit
juridique, les intérêts familiaux, le suffrage universel, puis la grossière et
insignifiante histoire de l’égalité des salaires. Il a fallu que le XXe siècle tire
à sa fin pour que cet être humain à part entière, après avoir voulu
l’instruction, la citoyenneté, le travail et le paiement du travail, s’avise de
requérir le droit de n’être plus engrossé contre son désir, puis de n’être plus
violé contre son gré1.

La réaction émotive de ce public féminin montrait combien il est


désagréable de se voir ramener au début du chemin après un aussi long
parcours.

Notre mode de pensée, notre imprégnation de la culture courante par les


Mass média nous porte à réagir au mot « viol » comme à celui de «
prostitution » par ce réflexe ; cela ne me concerne pas, ne peut me
concerner, n’est que l’affaire des autres. Sans doute est-ce le tropisme qui
écarte de nous toute idée de malheur : ce sont toujours les autres qui
meurent. Mais dans notre cas à nous, femmes, il s’agit de quelque chose de
différent. Cette réaction est davantage celle de la classe. Ne sont prostituées
que les pauvres déracinées ou déclassées, tombées dans la misère, et, par
surcroît, peu intelligentes, « infantiles, immaturées » (mots de la
psychothérapie sur ce problème). Ne sont violées que les fillettes dans les
taudis, les gosses d’ouvriers agricoles alcooliques, les victimes
occasionnelles d’un sadique, les mômes des H.L.M. peuplés de blousons
noirs. De toute façon, la loi est là pour sévir. Peu de femmes connaissent
cette très simple distinction juridique qui contient pour elles la menace
implicite la plus cruellement camouflée :
Il n’est question de viol que dans le cas d’une vierge; une femme ne peut se
plaindre d’avoir subi que des violences.

Même dans le cas de viol, lorsqu’il s’agit d’une habitude implantée « depuis
un temps » et non d’un accident spectaculaire, il est significatif de voir les
considérations et les attendus de la loi. On se souvient que dans l’affaire
Violette Nozières la justice bourgeoise préféra condamner la victime.
C’était en 1934, époque où les femmes n’avaient pas même le droit de vote.
Voici un exemple plus récent :
« Extraits des renseignements de la brigade de Champigny :
« Chantal violée par son père de 9 à 15 ans. Agée actuellement de 20 ans,
elle est en maison surveillée. C’est elle qui a porté plainte contre son père.
« En dehors des faits qui sont reprochés au père, c’est :
— un excellent mari,
— un courageux soldat,
— un honnête bourgeois,
— un bon ouvrier,
— un vrai prolétaire,
— un homme de bonne moralité,
— il est honnête, courageux, loyal, fidèle, tellement généreux et bel homme
de surcroît.
« La déchéance paternelle ne semble pas envisagée, le père ayant pris
conscience de ses actes. »
« Extrait des examens psychologiques de la jeune fille :
« Elle présente des traces d’inhibition et de rétraction, des tendances
dépressives mal compensées par quelques attitudes caractérielles
d’opposition2. »

Le viol peut être utilisé comme une arme, comme un instrument de torture,
à des fins politiques. Récemment, un numéro de Charlie-Hebdo proposait
de faire violer les nouvelles filles-soldats par des objecteurs de conscience.
Non plus à titre de fantasme mais avec exécution positive, eut lieu le viol
d’Issy-les-Moulineaux, 14 juillet 1972 :
Une cinquantaine de fascistes casqués et armés de barres de fer envahirent
le bal populaire auquel participaient une trentaine de famille, yougoslaves et
algériennes pour la plupart, squatters d’immeubles abandonnés et insalubres
de la région. Une sévère bagarre s’engagea. Les assaillants entraînèrent
deux femmes en voiture : l’une, toute jeune fille, l’autre, d’une trentaine
d’années, professeur. Ils les déshabillèrent dans un bois près de Versailles,
se contentèrent d’attouchements sur la mineure et apprirent par trois fois à
l’autre que « le pouvoir est au bout du phallus».

Abandonnées, puis recueillies par un auto-stop-peur, les deux victimes


portèrent plainte immédiatement. L’enseignante fit constater ses
meurtrissures, sa tête qu’on avait dû panser — car elle avait été assommée,
ses vêtements en lambeaux et la quantité de sperme dont elle était emplie.
Ces constats furent faits de la plus mauvaise grâce du monde, et le docteur
déclara :
— Le sperme ne prouve rien. Personne ne nous dit que ce n’est pas votre
coquin (sic) qui vous a traitée de la sorte.
Et le flic préposé au commissariat :
— Vous n’aviez qu’à ne pas traîner dans un bal pareil.

Il y a une dizaine d’années, je témoignais dans une affaire de coups et


blessures dont la victime était une dactylo poursuivie par un Algérien qui la
guettait et la persécutait depuis déjà un certain temps; elle était entrée au
café où il se trouvait, vers trois heures du matin, en sortant du théâtre avec
des amis. J’entendis le président du tribunal demander à cette fille de trente-
deux ans qui avait bénéficié de trois jours d’incapacité de travail :
— Ne pensez-vous pas, mon enfant, qu’à cette heure-ci vous auriez mieux
été dans votre lit?

De tels exemples nous permettent de ne pas trouver excessive la théorie


d’après laquelle les femmes ne sont violées qu’avec la complicité de tous
les hommes.

« Ils disent que :


dans tous les cas nous l’avons cherché
que nous sommes des imprudentes
qu’il ne faut pas suivre des inconnus
que nous sommes provocantes
que nous sommes complices
que nous ne méritons
que ça que ça doit nous servir de leçon
que nous ne devons pas sortir sans protecteur3. » Cette dernière réflexion
évoque le passage d’un roman de Panait Istrati, La Domnitza de Snagov, où
un passant s’étonne de voir un couple de Tziganes seuls au bord de la route;
même étonnement que devant des chevaux ou des bœufs en liberté. En
ancienne Roumanie, le Tzigane était un esclave. Ce qui se formule ainsi au
niveau de l’espèce, à tel moment historique, se formule ou s’éprouve de
tout temps quand il s’agit de L'individu-femme.
« Deux filles se promènent : “ Alors, vous êtes seules? ”
« Trois filles se promènent : “ Alors, vous êtes seules? ”
« Quatre, cinq, etc. filles se promènent : “ Alors, vous êtes seules? ”
« A partir de quel nombre n’est-on plus seules4?» De la courtoise
proposition d’accompagnement jusqu’au viol, le même processus de la
société mâle se fait jour : faire entrer la femme dans la loi, par la douceur ou
par la force. La loi qui est : LA femme sans homme (et non cette femme, ou
trois, quatre, dix autres) est SEULE.

(L’homme sans femme, lui, est libre. Qui le violerait?)

« Il est bien entendu que toute petite fille doit être violée, réellement ou
non, pour être dans la loi5. »
C’est à l’explication de ce « réellement ou non » que tient la réponse à la
réaction d’incrédulité, ce 13 mai 1972.

Peu de femmes, en effet,se font réellement violer, au sens du fait divers.


Cette sécurisation toute relative les empêche de prendre conscience du viol
en détails qu’elles subissent toutes au cours de leur vie, à part de très rares
exceptions, et du viol en tant que présence et menace (fantasme, précautions
rituelles, possibilité toujours ouverte) que constitue, au cœur de sa
condition, l’idée même du viol.

Il va de soi que nous repoussons l’hypocrite distinguo de la justice française


: que l’hymen soit perforé ou non, une femme est toujours violée quand elle
est prise de force, contre son consentement, et subit le même outrage à sa
dignité d’être humain que subit un prisonnier politique obligé sous la torture
de donner tel ou tel renseignement ou à agir contre sa volonté6.

Hormis ce paroxysme tragique, le seul reconnu comme passible de la loi,


avec toute la mauvaise volonté dont nous avons énuméré plus haut les
exemples, nous rappellerons seulement aux femmes les innombrables «
viols au détail » qu’elles subissent jour après jour. Le suiveur, l’insulteur
qu’il est impossible d’éliminer; le voisin de cinéma qui oblige à quitter sa
place, car peu de femmes se résolvent à un scandale dont le résultat est
hasardeux, et la plupart du temps fâcheux pour elles; l’obsédé sexuel au
téléphone, sur le palier, dans la rue et, comme dans le cas de ma dactylo, le
maquereau, habitué au même café qui harcèle et menace; le contremaître ou
le patron au droit de cuissage; tous ces exemples appartiennent à la
condition féminine quotidienne. Ils se compliquent même aujourd’hui d’un
certain «recours au gauchisme», lorsque l’homme repoussé invoque à
grands cris le mépris de l’Arabe ou du Noir7. Aux lendemains de Mai 68,
un groupe d’étudiantes avait répondu dans ce sens à de jeunes contestataires
qui les priaient de mettre fin à leur racisme sexuel à l’égard des camarades
arabes : « Il n’y a aucune raison pour que nous soyons des objets de
consommation pour eux, pas plus que pour vous ou n’importe qui8. »

Ces affronts directs, ces harcèlements, ces procédés qui tiennent de la


guerre d’usure entre sexes justifient la structure mentale de la « peur-du-
viol » et contribuent à inciter la femme seule, la célibataire, la fille libre, à
rentrer dans le rang et à subir la loi. Pour les femmes de type moyen, un
jules, c’est d’abord quelqu’un qui vous aide à vivre (qui vous « fait vivre »
paraît déjà trop ambitieux de nos jours) et vous empêche d’être « embêtée
dans la rue », comme pour l’homme de type moyen une épouse est d’abord
quelqu’un « qui fait le ménage et tout ce bordel » (expression typique, Livre
de l’Oppression des Femmes, p. 93). Pour l’homme, le mariage est une
simplification; pour la femme, un rempart. Toute la société échafaude par sa
complicité le mécanisme fatal qui les conduit à cette appauvrissante
conception. La femme : ce qui sauve l’homme des corvées et de la
masturbation. L’homme : ce qui sauve la femme du viol de tous les autres.

Le viol en tant que menace ou exécution au détail a incité des femmes en


colère, dans différents pays, à organiser des commandos de défense. Les
truculentes Dolle Mina, en Hollande, suivent les filles isolées le long des
rues obscures et sévissent contre les agresseurs. Les Anglaises ont organisé,
dans les mouvements féministes, des entraînements au judo et au karaté. Le
M.L.F., en France, envisage de semblables mesures.

Mais ces moyens de combat demeurent du niveau de la réforme. Il n’est


même pas envisageable de réclamer des lois plus sévères contre les abus du
pouvoir mâle, puisqu’il s’agit de détruire le pouvoir mâle lui-même. « Le
viol n’est qu’un passage à l’acte d’une réalité idéologique quotidienne9. »
Les pays qui, comme l’Amérique, ont essayé de réagir sur le plan juridique,
n’ont fait qu’entraîner une plus grande misère sexuelle et donc une
incitation accrue à la violence sexuelle contre les femmes. On a pu
rencontrer ces dernières années dans les rues de Paris ou dans les lieux
publics un clochard à l’aspect particulièrement repoussant qui feignait de
faire sauter sur les femmes un énorme rat articulé, provoquant hurlements,
évanouissement parfois, toujours remous et sensation que concluaient,
inévitablement, de grands éclats de rire. L’homme était à observer pendant
cet acte : il écumait légèrement et louchait, donnant tous les signes d’une
excitation sexuelle intense. Après sa « plaisanterie », il faisait la quête.
Certains indignés parlaient de le faire enfermer, interner. « Ce n’est qu’à
Paris qu’on peut voir tolérer des trucs pareils ! » Quelqu’un répondit : «
Mais n’est-ce pas pour des tolérances de cette sorte que Paris est la capitale
qui compte le moins de crimes sexuels? » Il avait certainement raison. Il
valait évidemment mieux que le jeteur de rats continue ses exploits que de
se transformer en Jack l’Eventreur. Il semble bien que soit jugée, par cela
même, une société qui n’a que le choix entre ces deux issues à la misère
sexuelle et au discours misogyne.

« Comment pourra-t-on savoir si le viol est réel? » demandèrent certains


opposants à un projet de loi réclamant, en 1971, l’avortement légal pour les
femmes violées. C’est bien là l’extrême pointe de la féminitude : la
culpabilisation par le soupçon. Beaucoup de femmes, la majorité peut-être,
refusent de porter plainte par peur de ce soupçon. Entendre des réflexions
de l’ordre de celles qui furent infligées à ce jeune professeur encore
vacillante, la tête bandée et les vêtements déchirés, en compagnie d’une
jeune fille en larmes, c’est une épreuve qui semble trop un second viol aux
victimes du premier.
« Le viol n’existe pas.
« Ils disent que c’est la nature.
« Nous disons c’est la loi. »
« Le viol, ça existe dans le réel. Par le père, par le frère sur des petites filles
silencieuses. (Brigitte, quinze ans et demi. Tentative de suicide. Elle n’a pu
supporter d’être violée par son frère.) Le viol ça existe en tout cas dans la
tête des femmes, comme peur, comme angoisse. Ça existe dans la tête des
hommes comme droit'10. »

Nous voilà au cœur du problème :


Le viol, comme réalité virtuelle au centre de la féminitude. Tout comme la
prostitution.

Un homme propose la botte à une femme. La loi veut que la femme soit
toujours en principe consentante. Si en fait elle ne l’est pas, c’est que le
moment est mal choisi, ou que le type est un minable. Ce qui donne pour
résultat que l’homme rebuté prenne ce refus pour un affront, tout comme il
refuse l’idée que l’affront soit pour la femme de se voir faire cette offre (au
contraire : un hommage). Un affront rend furieux. La femme insolente est,
une fois de plus, justiciable. Pourquoi pas en se voyant imposer par la force
ce qu’on lui offrait de si bonne grâce?

« Un homme est un être qui impose et, le cas échéant, s’impose», dit le
dénommé Noël Lamare, docteur déjà cité, au sujet de la virilité en face de la
femme11.

Parfaitement consciente de cette conscience que l’homme se fait du viol :


un droit, la femme est déjà mise en condition par rapport à cette idée, avant
d’avoir la moindre expérience de sa réalité. Le viol existe en elle à l’état
d’angoisse, comme une épée de Damoclès invisible au-dessus de sa tête. La
structure de la société mâle lui répète qu’elle est complice, qu’elle est
provocante, qu’elle doit provoquer; parfois elle cède et reproduit activement
la séduction qu’elle doit subir passivement, en vue d’y échapper; c’est la
fameuse « fuite en avant» du soldat mourant de peur, conduite fréquente
dans l’adolescence; mais le plus souvent elle cherche à éviter, à se
soustraire; prudente, inquiète, peureuse, méfiante (le « fosméfier,
fosméfier», de Zazie), elle préfère se priver de sens et se figer sur place
plutôt que de courir à sa perte; elle se mutile de la joie du sexe et protège
farouchement ce corps amputé, ce corps qui finalement n’est plus le sien.
Apparemment soumises, ces nombreuses femmes opposent à l’ordre mâle
une longue et dure et désolante résistance; elles pourraient répéter le poème
des auteurs qui déposèrent à la Mutualité, ce 13 mai, le bilan de leur groupe
de travail :

Frigides, nous disons que le vide n’est pas fait pour être comblé,
Muettes, nous disons que la parole n’est pas faite pour séduire et ordonner.
Paralysées, nous disons que la marche n’est pas faite pour piétiner.
Passer aujourd’hui de la résistance muette, solitaire et douloureuse de nos
corps
A la lutte solidaire, parlante et jouissante de toutes12

S’il est vrai que, ainsi que le disaient ces femmes (et dans la publication de
leur texte, ces mots furent tracés en majuscules), « Il y a toujours dans la vie
des femmes un moment incontournable où elles sont prises par la force 13»,
— c’est que leur vie est inéluctablement défavorisée dans la mesure où «
l’anatomie est destin » : loi non pas « naturelle», mais concertée dans une
société humaine où le mâle domine.

Les effets en sont des plus graves et des plus prolongés; ils semblent parfois
n’avoir aucun rapport avec le viol, potentiel ou réel, à mesure que ces effets
s’éloignent dans le temps. Car tout mâle humain qui viole une femme, sa
semblable et sa sœur en espèce, abaisse l’espèce tout entière; il viole
finalement l’humanité dont il porte l’image en soi et qu’il souille de son
propre chef, comme dans le meurtre.

L’homme viole la femme. Mais il viole l’homme : celui d’aujourd’hui qu’il


avilit, celui de demain dont il retarde la venue. C’est lui-même en fin de
compte qu’il viole : son œuvre, la société sortie de ses mains. De même
que, dans le meurtre-assassinat ou la guerre, il la détruit.

Le viol le plus probant, en tant que condition de la féminitude, ne se trouve


pas dans le fait divers ou le harcèlement sexuel; il se retrouve dans
l’obligation faite à la femme de vivre sexuellement contre son gré, d’être
mère malgré elle, — ou de ne pas l’être quand elle en meurt de désir; le viol
le plus soutenu, le plus grave, le plus accepté parce que le plus
anciennement enraciné, c’est l’appropriation par le mâle de la procréation
humaine, sa mainmise sur la contraception et son interdit de l’avortement.

Cet aspect qui fait partie de la féminitude sera étudié dans la seconde partie
destinée à montrer la nécessité de dépasser l’idée de révolution et d’en
arriver à celle de mutation.
1 L’orthographe même de la phrase que je viens d’écrire est révélatrice. L’effet comique des
participes passés « violé » et « engrossé » vient de leur masculin. On le sait : le mot « être », en
français, est masculin, qu’il s’applique au mâle ou à la femelle. Cette langue qui déteste le neutre l’a
remplacé par le masculin, alors que les observations les plus actuelles des biologistes concordent à
montrer que c’est la femme qui est l’espèce, et que l’homme se différencie d’elle bien plus qu’elle ne
se différencie de l’homme.

2 Le torchon brûle, n° 4, août 1972.

3 Ibid.

4 Le petit Livre de l’Oppression des Femmes (Maspero).

5 Le torchon brûle, n°4, août 1972.

6 Certains catholiques, pendant la Résistance, ont soutenu le droit au suicide pour échapper à la
torture en se basant sur le droit que donne l’Eglise aux femmes de se suicider pour échapper au viol.
7 Un bon exemple en a été donné en décembre 73 par l'affaire du viol d’une jeune militante du «
Comité de Secours aux Immigrés » par un Antillais, relaté dans Libération par Annie Cohen. Les
gauchistes supplièrent les filles de ne pas, en l’ébruitant, discréditer l’anti-racisme; avec force
arguments sur «la misère sexuelle des pauvres immigrés » à l’appui.

8 Tout, n° 12.

9 Le torchon brûle, n° 4.

10 Ibid.

11 Cf. notre contribution : y a-t-il encore des hommes?

12 La fable de la femme «naturellement consentante», et de son «désir secret», est infirmée par une
foule de faits que connaissent bien les simples observateurs : par exemple le nombre de jeunes filles
en traitement pour leur peur de l’acte sexuel, le nombre de celles qui écrivent au Courrier du Cœur :
« Suis-je donc un monstre... », et le nombre de femmes qui s’engouent de prêtres, de médecins,
d’homosexuels, bref de tous les hommes qui à la fois les font accéder à un monde d’hommes et les
protègent de l’ordre mâle. C’est ce que Freud appelle (naïvement) la « tendance des femmes à
esquiver la sexualité ».

13 J’ai participé personnellement à Toulouse, il y a quelques années, à des recherches sur le viol
conjugal particulièrement grave dans les milieux prolétariens et immigrés. Les doctoresses qui
participaient à ce groupe avaient été jusqu’à faire hospitaliser une épouse que son mari alla retrouver
et violer sur son lit d’hôpital, alors qu’elle était en état d’hémorragie.
Ah! race d’Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant!
BAUDELAIRE.

DE
LA RÉVOLUTION
A
LA MUTATION
Le stress du rat

Aucune femme n’est tenue de construire le monde en se détruisant elle-


même.
RABBIN SOFER.

Cadence démographique exponentielle. — Un seul responsable : le pouvoir


mâle. — Les mutants : les marginaux et les femmes.

Une des deux plus graves menaces qui pèsent sur notre humanité est
l’actuel taux de la démographie mondiale. L’autre, qui lui est parallèle,
est la destruction de l’environnement. Nous y reviendrons dans nos
conclusions sur la nécessité d’élaborer un « éco-féminisme ».

Dans Conscience et Contrôle des naissances (R. Laffont, 1970), Elizabeth


Draper nous retrace la courbe historique de la démographie. Selon un taux
absolument démentiel depuis 1650 (en dépit des guerres d’extermination),
la terre aura doublé sa population en trente-cinq ans. « Les six
milliards prévus pour l’an 2000 constituent donc une prévision modeste.1 »

Certains ont hasardé que, malgré le Vatican, soutenir la sacralisation de la


fonction maternelle obligatoire devenait une très mauvaise et très
dangereuse plaisanterie.

Mais cette augmentation de la natalité ne comporte pas, évidemment, le


même taux de densité de population dans tous les endroits; il s’en faut.
Alors que les Indes sont surpeuplées, l’Allemagne de l’Est en est réduite à
gracier les nazis et à établir un cordon de surveillance contre la fuite du «
capital le plus précieux », l’homme. Mais surtout, tandis que les campagnes
sont désertées et que des villages entiers s’écroulent au bord de leurs
rivières polluées et pleines de poissons morts, la concentration urbaine qui
se produit dans les métropoles entraîne, après les «inconvénients» du début
de siècle, une telle aggravation des conditions de vie qu’on peut sans hésiter
parler de catastrophe.

L’élévation du nombre des cas de maladies physiques et psychiques en est


une des premières conséquences. En France, le cancer, plus abondant dans
les villes, est passé de 3 316 cas en 1943 à 9144 en 1963, et n’a pas cessé de
croître depuis cette date. En Angleterre, il y a deux fois plus de morts
par cancer du poumon à la ville qu’à la campagne. Et l’accélération des
maladies des voies respiratoires monte en flèche. Le nombre des morts par
emphysème double tous les cinq ans. L’Occident semble encore privilégié
en face d’autres régions : en été 1972, à New York, on meurt dans la rue et
l’on implore la pluie de tomber comme chez les plus «sauvages» fils de
l’Oubangui; à Tokyo, on le sait, « en 1980 chaque habitant devra porter
un masque à gaz ».

A côté de ces constatations consternantes, on assiste à l’accroissement


également en flèche des maladies mentales les plus graves,
particulièrement de forme paranoïaque, des psychopathologies agressives
les plus dangereuses. C’était le marquis de Sade qui, parmi beaucoup
d’autres pressentiments scientifiques extraordinaires, avait prédit que les
meurtres et l’instinct de torture de ses sinistres héros se répandraient dans
les âges futurs à mesure de la concentration urbaine (il disait : «du nombre
d’habitants des grandes villes»). Un simple coup d’œil sur l’actuelle
situation de New York, où dans chaque wagon de métro, à partir d’une
certaine heure, se tient un flic armé, suffit à lui donner raison; et le film
américain Petits meurtres sans importance, qui traite de cette situation, ne
serait certes pas renié par l’auteur de Juliette ou les Prospérités du Vice.

Un chercheur scientifique du Maryland, en 1958, entassa dans une grange


des rats blancs de Norvège. On s’aperçut que le comportement des
rats devenait absolument différent en fonction directe de leur augmentation.
Tous les traits réunis de ce nouveau comportement rappelèrent à
l’observateur les conduites de défense des humains en milieu de haute
concentration urbaine. Fait particulièrement significatif pour nous : les
femelles, en nombre croissant, détruisaient leur nid et refusaient
l’accouplement2.

Paul Leyhausen, ethnologue allemand, tira les conclusions sociologiques de


l’expérience Calhoun. Il rappela que parmi les dix premières causes
de décès consécutifs à l’entassement urbain, on trouvait le suicide. Et il
ajouta que la folie cernait l’homme en divorce d’avec son milieu, sous
toutes sortes de formes caractéristiques qui vont de la dépression nerveuse à
la psychose en passant par la délinquance juvénile et l’alcoolisme, (ce
dernier fléau en croissance actuellement en U.R.S.S.). Actuel, en octobre
1971, déclarait après avoir évoqué les études de Calhoun et Leyhausen :
«Vous en savez assez pour vous rendre compte que l’Apocalypse n’est pas
forcément une vue de l’esprit. »

Dans le n° 12 de Tout, déjà cité, un article fit allusion à ces mêmes travaux
sur le rat blanc et en commentait ainsi la portée : et si les femmes, dans leur
actuelle campagne pour leur libre accès à la contraception et leur droit à
l’avortement, ne faisaient que traduire la soif de l’espèce humaine à la
survie, que seul peut assurer l’abaissement du taux de naissances?

Cet apparent paradoxe recèle une vérité profonde. Celles que les
catholiques attardés incriminent d’« égoïsme » se montreraient au contraire
les meilleurs et suprêmes défenseurs d’une procréation qui a tendance à
s’étouffer elle-même, comme la baleine échouée qu’asphyxie son propre
poids. Mais cette revendication qui met en cause le droit le plus ancien du
patriarcat : la possession de la procréation par le mâle, se heurte partout à
un barrage phallocratique : le religieux en camp bourgeois, l’idéologique en
camp socialiste.

Race d’Abel, crois et pullule.


Ton or aussi fait des petits!
Race de Caïn, cœur qui brûle.
Prends garde à ces grands appétits.
Baudelaire.

Il y a un moyen de stopper les ravages sans accorder la liberté de


l’avortement ni diffuser outre mesure la contraception, se sont écriés
depuis longtemps les staliniens de 1957, Jeannette Vermersch en tête; il faut
accorder à toutes les femmes « la possibilité d’être mères », à savoir leur
fournir indistinctement habitat, bien-être, travail et tout ce qui s’ensuit.
Dans ce cas, disent-ils, l’avortement n’aurait plus rien d’un mauvais remède
à une situation catastrophique; les femmes n’auraient plus de raison de
refuser la maternité! Mais le taux de natalité? Ici, les communistes (qui
admettent à la rigueur l’avortement mais se défient de la contraception)
observent un silence prudent; à travers ce silence on entend l’approbation
tacite de la gauche : la contraception largement répandue suffira à mettre un
terme à l’accélération démographique. Mais la contraception n’est-elle pas
un droit des femmes à disposer d’elles-mêmes? Oh, d’ici à ce qu’elle soit
assez largement répandue pour devenir un tel péril!...
Contradiction sur contradiction.

La contraception, 63 % des femmes qui se font avorter avouent qu’elles


en ignoraient l’existence.
10 % des Françaises seulement la pratiquent.
Editorial Guérir, nov. 1971.

... La contraception à laquelle 5 % des femmes françaises ont


actuellement recours...
Dr Peyret, Propos recueillis par Noël Bayou, Guérir, même numéro.

6 % des Françaises ont accès à la contraception.


Le Livre Blanc de l’Avortement, Nouvel-Observateur, 1971.

Race d’Abel, croix et pilule.


Ton or ne fait plus de petits.

Relevant le flambeau des communistes comme ceux-ci, avec Jeannette


Yermersch, avaient jadis relevé le leur, les catholiques Chauchard et
Lejeune pionniers de Nestlé et de «Laissez-les vivre» (et terminons : ... afin
qu’ils nous tuent) émettent ce vœu des plus pieux : « pratiquer une large
politique familiale!» A savoir : abolir l’injustice, le taudis, la malnutrition,
le bagne hallucinant de la mère de famille chargée d’enfants... Ah! la voilà,
la solution rêvée. La seule manière de refuser la liberté de l’avortement !

Le malheur est que cette solution exigerait, précisément, la révolution dont


les pouvoirs actuels savent qu’elle serait leur mort, puisqu’ils
refusent encore l’autorisation de l’avortement et la diffusion de la
contraception, dont ils ont un besoin de plus en plus impératif, par la seule
crainte de ce spectre hideux, dont l’avortement lui-même ne serait, avec la
libération du sexe, qu’un feu-follet avant-coureur. D’où l’immense bordel
où nous nous débattons en chœur, opprimeurs et oppressées.

Du reste, en admettant même un capitalisme du type « socialisme bourgeois


» à la Scandinave, qui établirait un compromis d’équilibre entre le bien-être
et la liberté sexuelle des travailleurs d’une part, et les profits des possédants
d’autre part, — solution absolument impossible dans nos régions d’un
traditionalisme capitaliste tout différent, — la question numéro un ne serait
pas résolue, car le taux des naissances ne s’abaisserait nullement avec un tel
système. Nous le constatons dans les cas des rats blancs, doués de tout le
«bien-être». De plus, cette attendrissante et idéaliste solution à laquelle se
sont raccrochés tour à tour communistes staliniens et catholiques attardés
fait fi, comme tout ce qui est produit par ce genre de politiciens, des
multiples raisons que peut avoir une femme de refuser la maternité en
dehors de celle que l’on met toujours en avant : le manque de logement, la
mauvaise santé, la gêne matérielle. A peu près comme si les femmes étaient
un cheptel dont le seul droit valable, la seule revendication
admise, demeurerait celui d’avoir un bon herbage, une étable aérée et
propre, le poil luisant et un vétérinaire attentif. Moyennant quoi, par quelle
perversion refuseraient-elles au fermier autant de veaux qu’en peuvent
fournir leurs flancs généreux et leurs vulves toujours chaudes?

En attendant, nous frôlons la catastrophe mondiale, grâce à l’utilisation et la


propriété exclusive de la fécondité humaine par la société mâle.
Que serait devenue la démographie aux mains d’un pouvoir féminin — ou,
tout simplement, partagé par les deux sexes? Le très grave péril actuel ne
menacerait pas.
Même sous le règne mâle, la femme a toujours eu moins d’enfants que
l’homme ne voulait lui en infliger. La contraception, loin d’être récente,
fut toujours appliquée par les femmes, parfois fantaisiste, parfois
dangereuse : Soranos et saint Jérôme ont été les premiers à dénoncer les
périls de ces recettes. L’histoire mâle ne parle que d’amulettes pour la «
fécondation » ; les femmes, cependant, en connaissaient d’autres. Les
Françaises portaient en secret une salamandre; les épouses allemandes un
testicule de belette; les Anglaises du romarin et du myrte, et ceci jusqu’au
XIXe siècle. Les pierres aussi étaient très renommées; encore une fois
l’histoire des hommes ne parle que de philtres ou charmes d’amour, mais la
secrète chronique des femmes connaît « la pierre pour que ton mari
s’éloigne de ta couche». La jaspe passait au Japon pour contraceptive;
l’émeraude était prisée en Europe médiévale. Autres rites encore : les
femmes, rapporte Albert le Grand, qui donna son nom à la place Maubert,
doivent cracher trois fois dans la gueule d’un crapaud et ne pourront être
enceintes de l’année. Au Japon encore : manger des abeilles mortes,
enjamber un cadavre. En Afrique du Nord, la musulmane doit s’entourer
la taille d’un verset du Coran.

A ces pures superstitions s’ajoutent des tentatives de méthodes médicales.


L’infusion d’écorce de saule bue très chaude jouit de la même faveur, aux
temps anciens, qu’avant la « pilule » l’absorption de la quinine. D’autres
ingrédients sont recommandés, dont voici les plus réputés : bave de
chameau, en Asie Mineure; jaune d’œuf, plantain, feuille de noyer dans le
nord de l’Europe; poudre à canon en Russie, pilule d’huile et de mercure.

En 1856, à Cincinnati, l’Américain Soule découvrit le moyen d’empêcher


l’ovulation à partir d’un contraceptif empirique d’Indien. Il fallut
attendre 1950 pour qu’en cette même Amérique le sociologue Norman
Himes reprenne la question là où elle en était restée : preuve éclatante que
le problème de la surpopulation est bien dû à la volonté de la société mâle.

Aux débuts de la civilisation, la science des Hébreux avait déjà découvert


les jours du cycle fécondable de la femme; cette connaissance ne servit qu’à
garantir et accroître la fécondité. Ce ne fut qu’en 1955 que l’institut de
Biologie du Massachussetts commença ses recherches sur la mise au point
de la pilule.
Jusqu’à ces tout derniers temps, les méthodes de contraception se
réduisaient à la pratique du coït interrompu et à l’emploi des préservatifs
masculins, qui apparaissent au XVIIIe siècle; bien que le premier
préservatif mentionné par l’histoire soit de type féminin, d’après la légende
de Minos et Pasiphaé dans le texte d’Antonius Liberalis, et qu’on trouve
une brève mention de « sac à baudruche » chez Mme de Sévigné, la
création et la répartition commerciale des préservatifs ne pouvait se faire
que d’après un type masculin; pendant longtemps il ne fut pas question
d’éviter la procréation mais la contamination; et l’anglais Daniel Turner
trouve même si désagréable « cette armure contre l’amour » que ce citoyen
du XVIIe siècle préféra encourir le risque de vérole. Il va de soi que les
époux n’auraient point songé alors à l’utiliser avec leurs femmes. Dans le
cas de la capote anglaise et dans celui du coït interrompu, de toute manière,
la femme était obligée de se fier à son partenaire et de croire pieusement à
sa maîtrise de lui, à sa bonne foi, voire à sa sobriété.

Lorsque les premiers contraceptifs biochimiques modernes apparurent, si


incertains fussent-ils, ils ne furent pas mis en vente dans les pays
catholiques latins, sauf la Gynamide qui ne réussissait qu’à une femme sur
deux; et encore, en 1955, l’auteur de ces lignes dut faire un scandale
pour s’en voir délivrer dans certaine pharmacie de province (qui vendait
libéralement des préservatifs masculins depuis que la sonnette de sa porte
avait tinté pour la première fois). Les structures sociales se montraient
évidentes : la fécondation était affaire d’homme; libre à lui de l’imposer ou
de la refuser. Les édiles français, mis en demeure de prendre des mesures
pour contrôler le flux affolant des naissances, auraient pu répondre en
toute bonne foi que les citoyens mâles n’avaient qu’au-tant d’enfants qu’ils
en voulaient; pour les autres, les femelles, en quoi comptait leur avis?
Quel usage auraient-elles pu faire, à ce sujet, du bulletin de vote accordé
depuis 1945 (seulement)? Il n’existait aucun projet de loi ou de
remaniement de loi, aucun député, mâle ou femelle, qui l’inscrivît à son
programme. Bien mieux : de Gaulle, comme naguère Pétain, comme
aujourd’hui Debré, adjurait la France de faire des enfants!

L’Eglise, grande contemptrice de la contraception et de l’avortement, n’a


pas toujours montré cette rigidité d’attitude; de même que l’on croit que le
contrôle des naissances est un souci moderne, alors qu’on voit ces méthodes
rituelles, orales, mécaniques, exister depuis la plus haute antiquité, de
même l’on s’imagine que l’Eglise â de tout temps appliqué le fanatique
précepte de procréation, en vertu de la morale judaïque que le christianisme
continue. Or, de même qu’il fallut attendre le Concile de Trente pour faire
du mariage un sacrement (tout en répétant l’anathème sur celui qui le
jugerait supérieur au célibat, même laïque), de même la date où
l’avortement devient un crime est celle de 1588, soit vingt-huit ans après ce
même Concile de Trente, par la vertu du pape Sixte-Quint. Jusque-là,
l’Eglise ne pouvait logiquement interdire cette pratique avant le
troisième mois de vie de l’embryon, puisque c’était le moment où il
devenait doué d’une âme (avec une différence selon le sexe, au profit
évident du fœtus mâle, selon saint Augustin). C’était, du reste, en liaison
directe avec l’enseignement d’Hippocrate qui accorde la vie au même fœtus
à partir du troisième mois. Qu’un précepte visant à augmenter le nombre
des fidèles en un siècle où la population totale de la terre n’atteignait pas
celle de la Chine d’aujourd’hui soit encore en vigueur au moment où la
planète va déborder, c’est l’absurdité que l’actuelle papauté entend
maintenir auprès de centaines de millions de fidèles.

« Ah, ça ne te suffit pas de deux, je t’en ferai un troisième, salope! »


Crié en août 1970 par un paysan auvergnat rossant sa femme enceinte,
qui venait d’adresser la parole à une amie lesbienne. L’enfant n° 3 est né
aujourd’hui.

Chose étrange lorsque l’on examine le comportement des deux sexes par
rapport à la procréation : les femmes aiment les enfants, en grande majorité,
incomparablement plus que les hommes. Fréquemment, à la limite, l’enfant
devient un complice de la femme contre l’homme, dans la communauté de
la même oppression. L’homme veut se prolonger, mais il n’aime pas
d’instinct ce qui le prolonge; au contraire, il s’en méfie et le jalouse. Le
complexe d’Œdipe devrait s’appeler complexe de Laërte : c’est l’homme-
roi qui voit en son fils un rival (il prend l’amour de la femme) et un futur
assassin (il représente, par sa jeunesse, la vieillesse et la mort du père3).
L’indice le plus sûr d’une importance féminine dans une
société quelconque, les ethnologues le savent bien, c’est le statut favorable
de l’enfant. Plus la société est phallocratique, plus l’enfant et le jeune sont
maltraités, dans le but déclaré d’en faire « des hommes». (Dans le cas d’une
fille, c’est souvent la mère qui s’empare avidement des motifs de réprimer
sa fille autant qu’elle l’a été elle-même.) « Elever un enfant, dit Sartre, c’est
en faire un adulte par violence. Il n’y a pas de bon père, c’est le lien de la
paternité qui est pourri. »

L’opposition contre la femme est la première règle qui aide les hommes
de Dieu à fermer leur conscience d’être l’armée du Père.
Crachons sur Hegel! (Manifeste féministe italien.)

Or, des deux sexes, c’est celui qui aime le moins l’enfant qui l'impose à
l’autre. Le ventre des femmes, plus inépuisable que celui de la nature, a cru
et multiplié tandis que celui de la Terre se flétrissait lentement sous le
phallus-charrue, le rouleau compresseur et le poison des revêtements
chimiques. Le mâle a triomphé, mais à partir d’un principe de mort.

Il existe bien des raisons pour l’homme de vouloir engendrer. Se prolonger


par des fils est le premier des plus anciens rêves mâles; il y a aussi le besoin
de régner sur ce qui est jeune et faible et dépend de vous, redoublement de
la satisfaction que le phallocrate tire de la femme-épouse; mais dans les
cultures du passé et jusqu’à ce jour encore dans les couches populaires,
paysannes surtout, il s’agit d’enchaîner la femme à sa propre espèce, de «
l’empêcher de courir », de lui faire sentir concrètement sa lourdeur
d’animal, d’inférieure. « Saisie par le talon, elle qui marchait si légèrement
sur les eaux », dit Virginia Woolf d’une de ses héroïnes (La chambre de
Jacob).

L’Humanité s’est assez reproduite, il faut maintenant qu’elle s’unisse.


Tolstoï.

L’apostrophe haineuse du paysan auvergnat n’est pas un cas extrême : «Je


t’en foutrai un troisième!» On inflige un enfant à une femme; ça lui
apprendra à être une femme. La signataire de ces lignes a entendu la même
formulation de phallocratisme triomphant, dans des termes plus châtiés, de
la part du père de son fils. Telle est la conduite de la suprématie. Se
reproduire, dans bien des cas de cette culture mâle, c’est le contraire de
s’unir.

L’homme du système patriarcal est donc, au tout premier chef, responsable


de la démence démographique, de même qu’il l’est de la destruction de
l’environnement et de la pollution accélérée qui coïncident avec cette
démence pour léguer une planète invivable à ce qui le prolongera.

Le mouvement féministe n’est pas international, il est planétaire, dit


Crachons sur Hegel, de Caria Lonzi.

De toute urgence, donc, il s’agit d’une passation du pouvoir, puis, aussi vite
que possible, d’une destruction du pouvoir.
La passation doit se faire de l’homme phallocratique, responsable de cette
civilisation sexiste, aux mains des femmes réveillées.

Car, nous l’avons vu, on peut sans hésiter rendre directement l’homme
responsable de la lamentable situation démographique actuelle, et pas
seulement le pouvoir mâle : l’homme à tous les niveaux. Pour une seule
mère de famille chrétienne qui s’entête à utiliser la méthode Ogino4 nous
avons dix autres femmes qui, si réactionnaires soient-elles sur le plan
sexuel, réclament au minimum l’avortement thérapeutique élargi et
l’accession aux moyens contraceptifs. Nous avons pu lire dans Elle,
qui n’est pas un hebdomadaire d’un progressisme délirant, après les prises
de position papales : « Je suis catholique et je ne suis pas d’accord. » Si
opiniâtre soit sur ce point la résistance de l’Eglise catholique qui, en France,
compte une bonne clientèle féminine, lorsqu’il s’agit de leur ventre et de
leur prise sur le futur, les femmes les plus pusillanimes ont tendance à
s’informer, et même à se révolter à l’occasion, si elles jouissent d’un
minimum de standing social.

Il s’agit ici de Françaises. Le tableau varierait en abordant les autres pays.


Les Américaines et les Anglaises sont beaucoup plus déterminées dans leur
revendication de liberté sexuelle totale; mais les Américaines, en sus,
éclatent de colère à propos de leurs conditions d’embauche et de leur
marché de l’emploi. Les Espagnoles et les Sud-Américaines gardent bouche
cousue, dans des pays où, même pour sauver la vie de la mère, l’avortement
est souvent impossible; on ignore le taux de leurs avortements clandestins,
sûrement impressionnant si on en juge déjà par l’Italie. Mais, d’une façon
générale, l’opinion féminine, en Europe ou en Amérique, est sensibilisée à
l’extrême sur le sujet de la contraception et de l’avortement. L’idée de
limitation des naissances est une idée fixe des femmes, depuis toujours.
Quelle que soit la charge représentée par l’excès de naissances soit par un
père de famille soit par une nation, elle n’est jamais, et de loin, ressentie
comme par l’atlas féminin, ce faible corps qui porte le poids entier du
monde.

Que l’Eglise catholique, où les femmes sont exclues de la prêtrise, soit le


principal obstacle à la réévaluation de l’avortement démontre bien que c’est
là problème d’hommes. Que ceux qui n’ont officiellement ni vie sexuelle ni
enfants soient chargés de contrôler et diriger non seulement les relations
sexuelles mais encore la fécondation des gens ordinaires, n’a rien d’un
scandale dans notre moderne, notre millénaire culture; il suffit que
ces personnes soient des hommes. Le pape décide ex cathedra; les prêtres
appliquent sa volonté; hormis cette partie de l’humanité croyante, le
reste du monde se référera à des gens qui sont souvent de ses fidèles, ou qui
n’en sont pas, et qui mènent une vie sexuelle, ont des enfants. Mais,
législateurs, juges, médecins, — toujours des hommes5. Les hommes n’ont
commencé à s’intéresser au problème de la natalité, comme à celui de la
destruction de l’environnement, qu’au moment où la situation devenait
catastrophique, quasi désespérée.

On m’opposera peut-être que, dans ce cas, tous les maux de notre société
sont d’origine masculine, puisque la masculinité est l’essence même de
cette société : pourquoi mettre l’accent sur l’un plutôt que sur l’autre? C’est
vrai, en gros; mais cela mérite des nuances, et importantes. D’une part, les
pires négativités des femmes sont dues aux hommes qui les ont ^ainsi
formées et façonnées à leur usage, sans conteste; d’autre part, certaines de
ces négativités-là peuvent se maintenir chez elles — ainsi que dans les
catégories opprimées, lorsque la culture évolue, les pires
réactionnaires, complices de l’oppresseur — contre l’évolution même de
l’attitude mâle. Prenons un exemple : dans les tentatives modernes
d’émanciper le sexe, si modestement que ce soit, puisque
l’émancipation totale ne peut se faire qu’avec la révolution, les adversaires
les plus déterminées à ce changement sont les masses féminines. (C’est
ainsi que naguère les plus vives protestations contre les
allocations familiales vinrent des vieux prolétaires qui, eux, avaient élevé
leur famille sans aide de l’état.) Le ralentissement du progrès
d’éclaircissement et d’information sexuels, de la délivrance de la pilule aux
mineures, la plus large approbation à la répression des homosexuels, c’est
d’une majorité féminine que viennent ces dispositions négatives.
Elles continuent à défendre la morale de l’oppresseur au moment où celui-ci
commence à ne plus y croire. En revanche, si une femme a pris conscience,
une seule fois dans sa vie, plus rien ne l’arrête.

A l’heure où nous sommes, l’unique catégorie qui puisse prendre la tête des
minorités oppositionnelles, c’est celle des femmes puisqu’elle est la seule
majorité à être traitée en minorité.

La réapparition de la femme a introduit une possibilité pour la jeunesse


de vivre marginalement et de manifester de toutes les façons possibles,
destructives, mais pacifistes, sa volonté de repartir à zéro.
Crachons sur Hegel!

Il faut, aujourd’hui, que l’esprit de la révolution à faire dépasse ce qu’on a


appelé jusqu’à présent « esprit révolutionnaire » autant que celui-ci a
dépassé le réformisme. A la limite, ce n’est plus de révolution dont nous
avons besoin, mais de mutation, pour résoudre un problème global dont la
menace démographique n’est qu’un des aspects extrêmes, mais sans doute
le plus urgent.

1 On a, depuis lors, établi le calcul mathématiquement vérifiable de la population en l’an 2020, si le


taux se maintient tel qu’il est : 10 milliards! Il va de soi que c’est impossible. Quelle catastrophe
mondiale rétablira la possibilité d’être?

2 Cf. conclusion : Ecologie et féminisme, où nous détaillons cette documentation.


3 Ces lignes étaient déjà écrites quand est paru L'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, qui soutiennent
la même thèse.

4 Encore ne faut-il pas exagérer. Fanatique de la virginité et de la fidélité conjugale, la croyante


devient sceptique devant l’interdiction des pratiques évitant la fécondation. « Quantité de mères
chrétiennes n’ont que deux ou trois enfants », observe Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe).

5 La proportion féminine de ces professions est encore si faible qu’elle est négligeable.
A propos d’avortement

Une question. — polémique et témoignages. —-Réponse à la boutade d'un


prêtre.

Le manifeste des 343 a été la balistique qui propulsa au premier plan le


nouveau féminisme, celui du Mouvement de Libération des Femmes.
Depuis cette campagne, on a pu se poser cette question :
De multiples revendications ont apparu aujourd’hui, grâce à la prise de
conscience des femmes; il n’y a que l’embarras du choix : sur le plan
professionnel, salarial, social, politique, etc., elles sont traitées en
subalternes, reléguées dans les zones les plus basses, bloquées dans leur
promotion, bref partout désavantagées. Pourquoi donc la sensibilisation
s’est-elle faite sur ces « points chauds » que personne n’attendait : la
contraception et l’avortement?

La véritable révolution sexuelle (non la caricature qu’on nous en offre) se


profile à l’horizon de ce combat. C’est bien là que l’intérêt le plus vital, le
plus intime, le plus individuel des femmes recoupe le salut, menacé et
compromis, de l’espèce tout entière; et, fait remarquable, c’est là qu’il se
heurte à une résistance si désespérée qu’elle évoque l’instinct de mort
analysé par Freud.

Rien ne peut être plus éclairant que les textes incroyables publiés à titre
documentaire par le Livre Blanc de l’Avortement, édité après la journée
consacrée à ce débat au club du Nouvel-Observateur, salle Pleyel1.
Parmi les quelques signataires de ces textes qui fait conclure au
philosophique Nouvel-Obs : « Même si le M.L.F. a raison sur le fond,
qu’importe, il n’est pas vrai qu’on fasse le bonheur des gens contre eux...»
(sic). Citons ceci:
Pour un généticien il n’existe techniquement aucune différence entre un
avortement et un infanticide : dans les deux cas il s’agit d’un être
humain. (En italique dans le texte.)

Jérôme Lejeune, professeur.

Quel rage ont-elles de tuer leurs bébés?

(Idem, publié par le Monde.)

De grâce, un peu d’air pur dans tes colonnes, Nouvel-Observateur !


Ces 343 culs de gauche, ensanglantés et soigneusement alignés sous
notre nez sont un peu écœurants, et il s’en dégage comme une odeur de
charnier.
Quels que soient régimes politiques, croyances, milieu social,
l'avortement demeure une aventure dégradante.

Dr P. M., Hellemmes.

C’est de l’hystérie pure et simple, au sens propre du mot tiré du grec


hustera, c’est-à-dire « matrice » (en délire).

C. W. Wasquehal.

Le problème est de reconnaître à la femme sa dignité, d’ouvrir des


crèches, des haltes garderies, de lui procurer du travail pour elle et ses
enfants. Il faut éveiller le sens social et civique des femmes, de lui
procurer du travail pour elle et ses enfants. dignité en proclamant son
droit à tuer et en annonçant cinq meurtres comme autant de victoires.

La papiste de service (demeurée - fasciste - réactionnaire)


A. de la G. (Rodez)

Les pages que vous consacrez au « Manifeste » est un quadruple défi que
les gens honnêtes se doivent de dénoncer.
— C’est un défi à la pudeur, cette vertu qui a été exaltée et respectée par
les civilisations quand elles étaient au faite de leur grandeur et reniées
dans les périodes de décadence.
— C’est un défi à la morale, quelle que soit la philosophie ou la religion
à laquelle on appartient, on porte en soi, comme un principe premier, la
notion du bien et du mal.
— C’est un défi à la famille qui est, quoique en pensent certaines
signataires du Manifeste, la cellule vivante de toute société.
— C’est enfin un défi à la loi : il y a en effet une loi connue de tous —
elle date de 1920 — qui condamne à des peines de prison et d’amendes
toutes celles qui ont pratiqué sur elles-mêmes ou sur les autres des
manœuvres abortives et tous ceux qui les y ont aidées. Or, lorsque l’on
proclame publiquement (etc.).
Les plus hautes instances de l’Etat doivent être saisies de ces délits.

Dr M.-T. G.-D.
Médecin gynécologue, mère de cinq enfants, Aix-les-Bains.

La liste des 252 « patronymes » des médecins partisans de l’avortement


libre m’a plongé dans d’étranges réflexions. A peine plus de la moitié
semblent être « bien de chez nous » ; les autres, kO % ont une tout autre
sonorité.
... Ils viennent jusque dans nos bras.
Avorter nos filles, nos compagnes!

J. A., Paris.

Le M.L.F. est anti-féministe. Il a démontré que laisser la parole aux


femmes aboutit à une véritable catastrophe, que leurs forces résident
encore dans le crêpage de chignon et que leurs arguments se
transforment en chansons, graffiti et hurlements hystériques.
C’est lamentable. Je suis véritablement blessée et humiliée en tant que
femme. Je suis blessée aussi de voir que la majorité de ces militantes
étaient très jeunes, et de constater avec quelle légèreté elles disposent de
nos problèmes.
Pourquoi la jeunesse veut-elle toujours monopoliser les grandes
questions?

S. O., Paris.
La Pollution tuera nos enfants.
Slogan écrit, porté au cours du défilé de la Marche Internationale pour
l'Avortement et la Contraception organisée par le M.L.F., le 20
novembre 1971.

A l’indiscutable phallocratie de la société dite bourgeoise, édifiée au


XIXe siècle, on peut craindre qu’il ne succède une hystérocratie qui ne
ferait que renverser le problème. Vu mon âge et ma situation de
célibataire, je ne suis pas directement — si j’ose dire — dans le coup,
mais je me sens solidaire de mes frères de sexe, jeunes ou vieux,
directement menacés non plus de castration mais ni plus ni moins de
néantisation.
... Un monde de femmes seules dont « le ventre », comme elles disent,
n’est plus qu’un moyen de production me paraît assez inquiétant.

Abbé Marc Oraison, auteur de nombreux écrits sur l’intégration sociale de


l’homosexualité.

Terminons cette lecture et passons à celle des textes mitigés : approbations


avec nuances et réserves, discussion, exposés, témoignages discursifs ou
polémiques, points de vue « objectifs ». Les représentants d’un syndicat
bordelais pensent qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Le professeur Paul
Milliez voit le remède dans une information sexuelle — attention! pas
érotique (sic) — et non dans l’avortement; car si on l’admet, ce sera aussi
admettre l’officialisation de l’homosexualité « qui est une déviation
pathologique 2 ». Evelyne Sullerot, par contre, le croit encore nécessaires «
dans bien des cas médicaux et sociaux». Mme B., de Paris, pense qu’il faut
assouplir, bien sûr, la loi sur l’avortement «dans certains cas précis», mais a
été « écœurée par la liste des 343 ». C. B., à Ville-montais, a plutôt
l’impression que « nos militantes de l’avortement veulent ne pas déranger
leurs vies douillettes ». Pour J. P., de Caen, « il est des cas graves ou
seulement assez sérieux où l’avortement est un mal nécessaire». Mais aussi,
les «343 bourgeoises qui clament leur égoïsme l’écœurent».

Mme F. T. d’Alès pense que la naissance indésirable est un faux problème :


il n’y a qu’à confier l’enfant à la charge d’une communauté hippie. Une
rédactrice de Clair Foyer juge que « donner le jour c’est donner la
Lumière», et que celles qui s’y refusent n’ont pas « dépassé le niveau de
leur ventre, renoncé à satisfaire tous leurs instincts ». Mme J. C., de
Neuilly-sur-Marne, déclare que l’avortement libre risque de faire de la
femme « un objet, une machine », que l’on envoie se faire réviser à
l’atelier; « c’est là que la femme est esclave de l’homme puisqu’elle est
soumise à son bon plaisir». Un étudiant de Toulouse propose, de préférence,
l’abandon : il y a six demandes d’adoption pour un enfant abandonné.
Enfin, la Fédération Protestante propose comme critères susceptibles de
légitimer l’avortement la « menace grave pour l’état physique et mental de
la mère », le « danger sérieux pour que l’enfant à naître soit atteint de
malformations et d’altérations importantes», le « viol et l’inceste » et le fait
que la mère soit « une mineure de moins de seize ans».

Je lis et relis ce second contingent et je me demande si je ne préfère pas


encore le premier.

Chercher des raisons pour ne pas marcher sur la figure d’un homme,
c’est accepter qu’on lui marche sur la figure.
Simone de Beauvoir, La Force des choses.

Encore un témoignage. Le dernier. Celui-là vient du pays de Maria


Chapdelaine et des quintuplées, du catholicisme au pouvoir et des trappeurs
de notre littérature enfantine.

« J’ai adhéré au Mouvement de Libération de la Femme à Toronto quand la


section de Toronto a décidé de participer à la campagne en faveur de
l’avortement.
« ... Nous avons apporté un cercueil. Il symbolise toutes les femmes
canadiennes qui meurent chaque année victimes d’un avortement
clandestin.
« ... Sur le cercueil, il y a les instruments utilisés au cours de ces
avortements clandestins. Je n’ose les regarder... Elsa va lire une description
de l’usage habituel des instruments. Les femmes s’avancent, tenant le
cercueil bien haut, mais la police les bouscule.
«... Finalement ils nous laissent passer. Elsa commence sa lecture :
« Sur ce cercueil il y a des sacs de plastique, on s’en sert pour remplir
l’utérus et le forcer à se mettre en travail. Comme ils ne sont pas stérilisés,
ils peuvent provoquer des infections importantes; quand elles ne sont pas
mortelles, elles condamnent à la stérilité à vie. U y a des aiguilles à tricoter
sur ce cercueil. Elles sont introduites dans le vagin pour percer l’utérus.
Cela s’achève par des flots de sang. U y a un flacon de Lysol sur ce
cercueil. On l’utilise en solution pour nettoyer les parquets. Celles qui
veulent avorter l’injectent dans le vagin. Les tissus sont gravement brûlés et
il y a hémorragie. La mort survient en quelques minutes. La douleur qui la
précède est intense, brûlante, insupportable. Il y a un morceau d’aspirateur
sur ce cercueil. Le tuyau placé à l’entrée du vagin pour extraire le fœtus,
c’est l’utérus tout entier qui est aspiré et délogé de la cavité pelvique.
« J’ai envie de vomir. Tout tourne autour de moi. Je n’entends plus la voix
d’Elsa, je n’entends que les sanglots de Mary à côté de moi et le silence
horrifié qui m’entoure. Tout cela est en train d’arriver à des femmes en cet
instant précis, dans tout le Canada, tandis que nous sommes assises sur cette
jolie pelouse, devant cette jolie maison... »

Voilà comment les « bourgeoises » refusent de dépasser « le niveau de leur


ventre » et de laisser « déranger leur vie douillette » quitte à répandre « une
odeur de charnier » qui laisse à désirer, dans les colonnes du journal qui en
parle, « un peu d’air pur». Dame! Leur ventre, «comme elles disent», quel
symbole d’égoïsme et de refus de la « Lumière... ».

Je connais quelques-unes de ces autres bourgeoises qui n’ont pas voulu


déranger leurs vies douillettes. J’ai appris quelques-unes de leurs aventures.
L’une de celles qui « frisent allègrement la ménopause » (heureuse
expression du Père Oraison) a été avortée au maquis, sur une table de
cuisine, avec une lampe de poche et un couteau de camping. Elle en est
restée stérile. Une autre, qui a vécu dans la misère jusqu’à ce que la
célébrité lui vienne sur le tard, a failli mourir, vidée de son sang, dans une
clinique de banlieue où elle avait échoué et où on la traita comme une
brebis galeuse. Une autre, une enseignante, mariée, mère de trois enfants
qu’elle adore et élève dans des conditions invraisemblables, s’est fait
avorter d’un quatrième au moment où le mari l’avait quittée pour une
femme plus fortunée qu’elle, las de la gêne d’un couple de professeurs
pauvres. Elle aussi a manqué en mourir. Voyez-moi ces bourgeoises qui
clament leur égoïsme!
Quand on a passé des nuits de veille au chevet d’une femme dont les lèvres
deviennent bleues, qu’on a vidé des cuvettes de sang, envoyé des coups de
fil, injurié des brancardiers, retourné ses poches pour payer la visite d’un
étudiant en médecine mort de peur, quand on a souhaité ardemment et en
vain la convocation au commissariat « en tant que complice » pour pouvoir
déverser son cœur et insulter copieusement les chiens de garde de l’ordre
mâle, l’ordre hétéro et patriarcal, ah! vertueux censeurs, signataires des
ordures même pas ménagères citées plus haut, petits ignorantins qui n’avez
jamais lu une ligne des Cassandre qui se nomment U-Thant ou la
Commission du Conseil Technique de l’Europe et nous annoncent 7
milliards pour l’an 2000, comme on résiste difficilement à l’envie de donner
enfin raison à MM. Paul Chauchard et Lejeune, ces purs et ardents
publicistes du bon lait Nestlé, en devenant, pour de bon, des « meurtrières
». Les leurs. (Ou dirons-nous : leurs exécutrices? )

Bien que la position du père Oraison ait évolué depuis lors, on ne peut pas
ne pas relever sa déclaration au sujet des revendications incriminées : « Ces
militantes évacuent allègrement la délicate question de l’amour! » Naguère,
le professeur de Droit Français, Garraud, dont le cours servit de | bible à des
générations de magistrats, avait formulé l’esprit qui régit dans notre pays la
législation concernant le sexe :
Tout individu est maître de son corps comme de son intelligence et peut en
disposer même pour se dépraver sans que la collectivité puisse intervenir.
Ce principe tiré des conclusions de la Déclaration des Droits de l’Homme
devait surtout servir à garantir l’exercice de la prostitution considérée
comme l’exploitation « libre » de son capital : le corps. (Celui d’une
femme, bien entendu.)

Personne n’a encore appris aux magistrats, aux médecins et aux prêtres qui
décident de la disposition des corps féminins, de leur utilisation et de leur
procréation (même à l’heure actuelle de la démographie devenue folle)
qu’ils éludaient allègrement la délicate question de la liberté garantie par la
Révolution Française et par les multiples conventions internationales
signées depuis la guerre.

Que devient cette « grave atteinte à l’intégrité physique et mentale » définie


par l’accord des Quatre Grands, le 10 décembre 1948, comme « crime
contre l’humanité 3 » ?
1 Le 26 avril 1971, le club de YObs. eut la surprise de voir les déléguées M.L.F. qui participaient au
débat quitter l’estrade en annonçant qu’elles laissaient la place aux femmes de la salle dont elles
préféraient entendre la voix plutôt que celle des « spécialistes » composant l’aréopage.

2 Cf. la correspondance de Claudel et de Gide, où le premier explique au second que si l’on


commence à admettre des excuses à l’homosexualité, on en trouvera bientôt à l’onanisme, à
l’anthropophagie et au viol des enfants.

3 Est considéré comme crime contre l’humanité « l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale
de membres du groupe », immédiatement à côté de «mesures visant à entraver les naissances au sein
du groupe! » Telles sont les beautés de la logique mâle : ignorer la contradiction entre ces deux
termes, dans la mesure où le seul moyen de respecter «l’intégrité physique et mentale d’un des
membres du groupe » (une femme) est précisément de prendre des mesures pour « entraver » une
naissance indésirable.
Pour un manifeste féministe planétaire

Pourquoi cette lutte?— Phallocratisme, sexisme, structure hétéroflic. — Le


socialisme ne supprime ni ne résout ce problème. — Dans le monde :
U.R.S.S., Afrique, Algérie, Cuba, Amérique latine. — Et la Chine?

Avant d’aborder en profondeur les deux premiers de tous les problèmes : la


destruction de l’environnement et la démographie devenue folle, il faut tirer
les conclusions de ce qui précède.
Le combat féministe, aujourd’hui, ne peut plus se livrer au nom de
l’abstraite « égalité des sexes » (que le phallocratisme a toujours pris soin
de confondre avec « identité ») ou de la plus moderne « liberté de
l’érotisme ». Il s’agit à présent DE VIE OU DE MORT.

La formule : « libre disposition du corps » en reçoit une signification


nouvelle.
Il n’est plus lieu de «revendiquer un équitable droit au plaisir» comme dans
le féminisme-de-maman; la formule devient enfin, selon Fourier, « un
scandale qui pourrait bouleverser les bases mêmes de cette société». Elle
dépasse même cette dimension, « Les femmes ayant le droit de disposer
d’elles-mêmes», si chère aux socialistes de l’Utopie; elle est la possibilité
du salut, du stress enfin capable de corriger l’inflation des naissances, et
seul à le faire aujourd’hui, de sauver le vaisseau planétaire qui va sombrer
corps et biens après avoir épuisé ses vivres et son oxygène.
Est-ce à dire que seule l’exigence de la contraception épuise le problème
féministe?
Assurément non : « L’ancien féminisme est mort d’avoir centré son combat
sur le suffrage universel ; aujourd’hui, se fixer sur la contraception et
l’avortement équivaut à vider de son contenu notre lutte; lorsque ces
revendications seront satisfaites — et elles le seront obligatoirement —
nous aurons oublié que le but de notre mouvement, que la raison même de
son existence, c’est d’abattre le phallocratisme», disent les militantes
d’aujourd’hui.

Qu’est-ce que le phallocratisme? demandent, sceptiques, certains


révolutionnaires. « Quand on lit votre presse et vos tracts on garde
l’impression que vous vous en prenez à un simple détail, un trait de
caractère de cette civilisation judéo-chrétienne; ce n’est qu’un
épiphénomène, un aspect, et vous le confondez avec la base. » Et les
marxistes appuient : « l’infrastructure, c’est le capitalisme. Vous tombez
dans l’idéalisme philosophique, vous remplacez l’analyse politique par la
subjectivité. »

Il est donc nécessaire de définir ici le phallocratisme.

Apparu à un âge très lointain, après ce que Bebel a appelé « la grande


défaite du sexe féminin », le phallocratisme correspond à la fois à une
structure mentale ET à un fait politique et social historiquement daté,
nécessité très probablement par la mainmise de l’homme sur l’agriculture
jusque-là domaine des femmes1.

a) En tant que structure mentale, il s’agit de la justification du pouvoir, fait


social et politique, par un fait de la nature, à savoir tout bonnement la
possession d’un certain membre nommé phallus, qui détermine plus ou
moins l’anatomie secondaire et présuppose que tout être naissant ainsi
accoutré (rappelons-nous le mot «coutre», charrue!) est, de droit divin,
supérieur à ce qui, dans le même monde, en est dépourvu : «feunuque,
femme. (Femme assimilée à l’eunuque, par toutes les morales, toutes les
religions.)
b) Sur ce postulat viennent se greffer les conduites secondaires : celui qui a
le plus long, le plus fort, le plus facilement érectible, etc., doit l’emporter
sur les autres mâles moins bien pourvus.
c) Avec le développement de la civilisation : troisième stade de conduites
secondaires. Celui qui doit l’emporter sur les autres est celui qui possède le
« symbole phallique » le plus représentatif de sa culture; par exemple, au
Moyen Age, courage, agressivité, force physique (et l’histoire du Grand
Ferré montre que même un manant pouvait, par ces qualités, prendre place
auprès des gens de la caste noble); plus tard, l’argent devient après le
féodalisme le signe sensible du pouvoir, donc de la force phallique. (Ce
qu’on justifie après coup en faisant appel aux qualités viriles nécessaires
pour accumuler et faire fructifier une fortune : intelligence, tempérance,
obstination, travail, sagesse, etc.)
d) De tout ceci, à chaque étape de la civilisation, sort un interdit qui
concerne la femme; elle doit être « femme avant tout », « naturelle », «
réellement femme», etc., c’est-à-dire tout ce qu’on attend d’elle; j’ai
souligné ailleurs que pour le début du christianisme et saint Thomas
d’Aquin, la femme selon la nature était celle qui est soumise à l’homme,
son chef comme le Christ est chef de l’Eglise; et pour les U.S.A. des années
50, le qualificatif de « naturelle » s’applique à la femme qui renonce à faire
carrière pour acheter docilement encaustique et aspirateurs. (Cf. les textes
cités par Betty Friedan.) Donc, toujours définie par l’homme, porteur de
phallus, la femme voit avant toute chose sa condition commencer par un
interdit : elle n’est pas un homme, elle ne doit pas agir comme un homme;
ajoutons : elle ne peut pùs se passer de l’homme, sauf si elle se soumet
directement à Dieu, dans les époques chrétiennes; lorsque le monde se
désacralise, il ne lui reste même pas cette échappatoire : vivre avec un
homme et lui donner des enfants reste la seule justification de cette
existence en surplus, mutilée, qu’est la sienne, être humain sans phallus et «
femelle en vertu d’un certain manque » (Thomas d’Aquin).

Le phallus, dans le troisième stade indiqué, étant devenu symbolique, la


femme doit être dépourvue, dépouillée au besoin de ce symbole : force
physique, agressivité, activité, argent, poste de commandement, possession
des sources de production en tout dernier stade. (Et voici qui nous ramène
au problème du capitalisme; peu de gens savent que l’accès par héritage ou
autre moyen juridique à l’accession d’une source de production en tant que
propriété privée n’est possible à une femme que depuis... 1969.) On
protestera que, de tout temps, il y eut des femmes riches; c’est pourtant une
question profondément politique que pose Virginia Woolf dans Une
chambre à soi: «Pourquoi les femmes ont-elles toujours été pauvres? » En
effet, la législation, dans tous les pays du monde, les chrétiens et les autres
(encore plus les autres, certes) s’est évertuée à aider les mœurs pour que
toute fortune féminine soit effet d’usufruit et non propriété. Le droit de
propriété masculine sur toute richesse ou source de richesse qui se puisse
est un des principes les plus ancrés dans les structures mentales humaines.
Le problème historique n’est sans doute pas si simple. Il possède des
contradictions internes fort intéressantes sur lesquelles les femmes ont pu
jouer au cours des siècles. Par exemple, le stade numéro 2 s’oppose parfois
au stade numéro 3 : le phallocratisme a si bien ancré en l’homme l’orgucïl
du phallus en tant quel tel qu’un homme de la caste opprimée pourra
prendre une revanche sur un homme de rang supérieur, en l’humiliant par
une possible supériorité personnelle, celle du phallus véritable, organe de la
procréation; il pourra le rabaisser et même lui prendre sa femme avec une
certaine complicité masculine générale : voir L’Amant de lady Chatterley.
L’affaire pourra à la limite paraître satisfaisante sur le plan moral, comme le
plaisir démocratique de voir un roturier devenir ministre ou général en plein
féodalisme. Mais la preuve qu’il ne s’agit que de modalités et de détails,
c’est que lorsque nous sommes en face d’une rencontre homme-femme, la
supériorité de caste devient pour la femelle le plus fragile des remparts;
c’est la preuve que le sexisme l’emporte ici sur la lutte des classes. Qu’un
homme riche et puissant joue au don Juan avec les petites bonnes,
secrétaires ou employées, rien de plus normal pour le Système; mais
jusqu’à présent la grande dame qui se choisissait un garde-chasse s’exposait
à des périls qui n’ont jamais menacé son homologue masculin. Le film
suédois Mademoiselle Julie s’oppose à L’amant de Lady Chatterley.

Cette observation a toujours ravi les moralistes phallocratiques, comme le


héros de la Sonate à Kreutzer, qui ricane que « l’inconduite de l’homme, au
moins, n’augmente pas la famille! » (Ce qui est ignorer le nombre
d’hommes qui imposèrent à leur femme d’élever un bâtard.) Mais si la
science ne s’était pas trouvée comme tout le reste entre les mains des
hommes, il y aurait longtemps que les procédés efficaces de la
contraception et la liberté de l’avortement auraient pu entrer dans les
mœurs; nous avons vu que, de tout temps, il exista des rites et des
superstitions pour limiter la fécondité des femmes, et l’histoire jusqu’alors
n’en fit jamais mention, alors que nous possédons un abondant folklore sur
les rites de fécondation! Nous avons vu aussi qu’il fallut que la situation
démographique devienne plus qu’alarmante pour que les recherches se
décident à s’orienter de ce côté-là. En ceci comme partout, la mauvaise foi
masculine et sa systématique participation à l’oppression (oppression
baptisée : « nature naturante ») est dénoncée avec éclat.
Voici donc le phallocratisme en tant que tel; structure de base de toute
société — quelle qu’elle soit — mais aussi liée à une structure mentale des
plus anciennes qui correspond à la formule pascalienne : « Plutôt que de
mettre la Force entre les mains de la Justice, on a préféré mettre la Justice
entre les mains de la Force. »

Toutes les civilisations portent cette marque bien plus ancienne que le
capitalisme, que le féodalisme, antérieure aux Gréco-Romains, et toujours
présente à notre époque en dépit des multiples concessions qui rongent le
principe même d’autorité ici comme ailleurs. Le phallocratisme, comme
conduite universelle de la société mâle, a créé le sexisme. C’est lui qui tient
la place du Fils dans cette trinité que complétera, à partir du judéo-
christianisme, la structure hétéroflic.

Le sexisme, c’est la division, selon le sexe, du travail et de la participation à


la vie, à la marche des affaires humaines. Ce que les Allemands nomment le
mitsein. C’est le sexisme qui dit à l’homme :

«Tu feras A et tu ne feras pas B, car tu es un homme. » Et à la femme : Tu


feras B et tu ne feras pas A, car tu es une femme. » C’est le fixisme des
rôles sexuels; au profit du pouvoir mâle, bien entendu.

Quelle est la place de la structure hétéroflic dans ce système?

Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans un tel contexte, les conduites


homosexuelles soient les plus subversives et les plus chargées de
transgression. Est-il une conduite plus rigoureusement imposée, dans
chacun des deux cas — le masculin et le féminin — que la conduite
hétérosexuelle? , C’est pourquoi, à partir du sexisme judéo-chrétien,
l’homosexualité devient le mal à l’état pur, la révolte luciférienne. Et c’est
pourquoi la révolte de cette minorité érotique que la psychologie actuelle,
de plus en plus, considère comme une seconde normalité, recoupe «
étrangement » la révolte des femmes.

Arrivés à ce point, peut-être faut-il mettre brièvement en garde contre une


certaine botanique qui fut jadis utile, mais dont le maintien risquerait,
aujourd’hui, de prolonger des jugements de valeur propres à maintenir
l’injustice. Doit être, à la fois, considéré comme homosexuel tout être qui se
livre à des actes sexuels avec quelqu’un de son propre sexe, et doit être
considéré comme susceptible de le faire à son tour n’importe quel individu
que n’opprimerait pas une éducation trop répressive; en fin de compte, tout
le monde est homosexuel, même si fort peu de personnes le sont. Par
ailleurs, celui qui, porteur de phallus, se pense et s’assume réellement
femme autrement que par jeu est extrêmement rare et représente un cas
d’inversion mentale exceptionnel. (« Divine aurait été désolée d’être
confondue avec une de ces horribles femelles.» Genet.) Il faut éviter
soigneusement de prendre pour un « inverti » l’homme qui revendique la
part de féminité qui existe aussi en lui, tout être humain étant bisexuel, ou
pour « invertie » la femme qui revendique sa part symétrique de
masculinité, en dehors de toute conduite homosexuelle bien souvent. Il
s’agit simplement, en de nombreux cas, d’une simple lucidité
antiphallocratique.

Beaucoup pensent de bonne foi, vu leur peu d’information, qu’un


homosexuel homme ou femme appartient forcément à l’un de ces deux
types : ou l’adaptation au stéréotype sexuel de sa culture, parfois même son
outrance, comme dans le cas des « pédés » qui jouent au surmâle barbu,
bardé de cuir, motard, flic ou guerrier, et des « gouines » qui miment
l’odalisque, la créature de rêve, — ou au contraire la révolte absolue visant
à adopter les traits exactement inverses : la lesbienne virile, l’homosexuel
efféminé ou travesti, seuls types reconnus par le grand public. En réalité,
entre ces deux couples extrêmes il existe une infinie série de nuances, à
mesure même que se voit contestée la structure hétéroflic. Et ce qu’il faut
surtout retenir, c’est que dans aucun cas un .comportement extérieur,
habillement ou style de vie, ne correspond à une immuable réalité
psychologique ou à une conduite érotique définie. Quantité de « surmâles »
homosexuels, amoureux de cuir et de bottes sont de douces âmes femellines
et d’éperdus sentimentaux, ou des passifs exclusifs; quantité de Saphos à
plumes et à perles, de durs petits êtres à l’intelligence aussi percutante
qu’une balle d’acier et bien plus éprises de leur indépendance que de leur
partenaire. Ce qui a incité jusqu’à présent les homosexuels à ces conduites
qui ressemblent à des comédies était la présence, dans nos cultures, de cette
structure hétéroflic qui complète la trinité dite plus haut.
Celle-ci est née avec le judéo-christianisme pour des raisons analysées
ailleurs2. Rappelons rapidement : la tradition judaïque, la première à donner
une adolescence à l’Occident qui s’attardait dans l’enfance du paganisme
polythéiste, est tout entière basée sur la valeur de l’Unité : Dieu est Un et il
est seul à être Un. D’où, la profonde conscience d’une punition divine dans
la scission que comporte le sexe; d’où, l’anathème contre l’homosexualité
considérée comme insoumission sacrilège, refus d’accepter le châtiment,
imitation blasphématoire de l’Unité.

C’est ainsi que, comme le dit Stekel, la monosexualité — donc


l’hétérosexualité exclusive — apparaît avec le monothéisme. Sur cette base
métaphysique et philosophique s’est édifiée avec le christianisme,
superstructure correspondant à l’effondrement de l’Empire Romain, une
tout autre valeur. La répression de l’homosexualité, tout en se proclamant
religieuse, sert surtout de garantie au sexisme occidental avec son exaltation
forcenée du mariage et de la cellule familiale, à savoir à l’oppression
systématique, méthodique, rigoureusement organisée et conduite de main de
maître, du deuxième sexe réduit en esclavage. Le foyer est devenu pour la
femme une forteresse, c’est le seul endroit où un homme peut la sauver de
tous les autres; il est aussi son ghetto, l’espace clos où elle est retirée du
monde, coupée du mitsein, réduite à la procréation et à 1’ « élevage » des
enfants, astreinte à remplacer l’activité (seule valeur humaine, qui
transforme le monde en transformant l’humain) par des fonctions que
l’humanité a en commun avec l’animal. L’homme, seul, se transformera
désormais en transformant le monde; la femme, elle, ne transforme rien du
tout : elle augmente, elle orne, elle maintient. Spengler a résumé la situation
: «L’homme fait l’Histoire; la femme est l’Histoire. »

C’est pourquoi les civilisations plus purement patriarcales ont toujours


traqué l’homosexualité avec davantage de rigueur que celles où le patriar-
calisme s’adoucit par l’influence des femmes; c’est une affaire du pouvoir
mâle que de réprimer les traîtres au phallocratisme que constituent les
homosexuels 3.

L’anormal, le bouc émissaire devient l’ennemi absolu; l’histoire est


pleine d’exemples en ce sens... Les Juifs, les homosexuels, les Noirs; ces
trois dernières catégories recueillent encore une bonne partie de la haine
irrationnelle et du dégoût organisé de l’humanité.

Massimo Consoli,
Appunti per una rivoluzione morale.

Mais la structure hétéroflic n’a pas pour seul but de maintenir tant bien que
mal — et aujourd’hui tant mal que bien, avec l’évolution de la civilisation
et la contestation générale du principe d’autorité, surtout en matière
sexuelle — la répression de la traîtrise homosexuelle; elle contribue à
rattacher à une anatomie précise : ici la présence de phallus, là son absence,
non plus des conduites sociales mais des qualités et des facultés; elle
renforce les stéréotypes sexistes; il s’agit d’être avant de faire : l’homme est
A et n’est point B, la femme est B et n’est point A. Au phallus se rattachera
donc des facultés intellectuelles : intelligence critique, analyse, spéculation,
don d’abstraction, à la limite : génie créateur, et des qualités morales : force,
courage, endurance, énergie et audace, loyauté, sens des responsabilités; et
des défauts admis : égoïsme et sensualité. Au vagin, ou plutôt à l’absence
de phallus, se rattacheront les absences à peu près absolues de toutes les
facultés intellectuelles énumérées ci-dessus, et sera reconnue l’intuition,
afin de ménager par ce recours à une sorte de magique prescience tout ce
qui pourrait, dans une intelligence féminine, vexer l’amour-propre
masculin; puis des qualités morales : abnégation, sens du sacrifice, don
d’amour, soif de dévouement; des défauts admis : faiblesse, mensonge,
absence de sens moral, conservatisme, désaffection pour les grands intérêts.

Ainsi que l’autorise un rapide coup d’œil, les qualités et les défauts qui
correspondent au stéréotype « masculin-féminin » ont été rigoureusement
choisis et sélectionnés en vertu de la prééminence d’un sexe sur un autre :
qualités et défauts sont, dans le modèle masculin, ceux des chefs, des
maîtres; dans celui des femmes qualités et défauts sont ceux des serviteurs,
des dirigés. Afin de repeindre un peu cette vieille façade, le dernier rempart
du sexisme actuel qui se nomme l’école fonctionnaliste a tenté de placer le
stéréotype masculin sous l’étiquette d’« instrumental » et le féminin sous
celui d’« expressif ». Passez muscade! C’est ainsi qu’on nous apprendra
doctement que l’instrumental est « tenace, ambitieux, original, sûr de lui»,
et l’expressif «gai, gentil, obéissant», avec tendance à être, hélas, « négatif,
bavard, querelleur». Ensuite, quelle surprise, nous découvrirons que
l’instrumental est surtout masculin et l’expressif féminin! (C’est ce que
Kate Millett appelle « la terminologie médiatrice ».) Tout cela n’est que
résistance désespérée de la structure hétéroflic à la contestation générale du
principe d’autorité.

«Au commencement était le Verbe»; au commencement était le


Phallocratisme. Ceux qui protestent que c’est le Capital, l’ennemi numéro 1
des femmes parce que celui des hommes de la caste opprimée, ne font que
se référer au vieux schéma des anciens révolutionnaires : le socialisme
résoudra tout, et l’oppression de la femme n’en est qu’une parmi d’autres.
(C’est pourquoi, pendant toute la période stalinienne du P.C. français, on
pouvait voir le mot de « mère » et « d’épouse » immédiatement agglutiné à
celui de « femme » dès qu’il en était question sur l’Humanité ou à l’Union
des Femmes Françaises). Aucun de ces militants cramponnés aux formes du
passé et aux « grands partis de masse » (dont, si souvent, les groupuscules
gauchistes ne font que récupérer les tristes archétypes) ne peut répondre à
cette si simple remarque : mais avant le capitalisme, pourquoi les femmes
étaient-elles encore plus opprimées? Et pourquoi le sexisme contimie-t-il à
régner dans les pays socialistes?

Car enfin, aucune réforme du statut féminin en U.R.S.S., aucune


accélération de la culturisation massive chez un sexe qui comptait naguère
le plus grand pourcentage d’analphabètes, aucune ouverture à des postes et
à des métiers masculins, et même la plus importante innovation : la
légalisation de l’avortement, aucun de ces éléments évolutifs n’ont
supprimé la question sexiste en U.R.S.S., pas plus que dans aucun autre
pays du monde 4

Les syndicats et le Parti Social Démocrate Allemand n’ont compris


l'émancipation de la femme qu’au niveau d’une assimilation sociale et
juridique au statu quo de l’homme.

Reimut Reiche, Sexualité et lutte des classes, prière d’insérer, éd. Maspéro.

L’Africaine, on le sait, reste parmi les femmes les plus aliénées de ce globe,
y compris dans les dominions récemment décolonisés et dont les visées
s’orientent plus ou moins vers les régimes socialistes. G. A. Smal,
spécialiste de la rééducation physique, et le Zaïrois Joseph M’buyï le
rappellent dans leur livre Femme africaine, réveille-toi :

«La femme africaine, la femme zaïroise... subit encore dans de nombreuses


villes, dans les villages surtout, les terribles lois des mâles imposées par les
ancêtres. Le constat de virginité est de rigueur; jeune fille, elle peut encore
servir de marchandise, de troc; mariée, c’est souvent l’esclave du mari, du
clan marital; mariée sans enfant, c’est la répudiation; ... veuve, c’est
l’écroulement d’une vie, l’abdication de toute personnalité, la perte des
enfants et de tous les biens acquis... Morte, c’est l’oubli rapide. » (Ed.
Pensée Universelle, 1973.)

L’excision du clitoris subsiste, y compris dans des régions comme


l’Ethiopie où les femmes ont le droit de vote; et il s’est trouvé récemment
un intellectuel africain de gauche pour prononcer un plaidoyer enflammé
sur le bien-fondé de cette pratique abjecte; car, dit-il avec conviction, y
renoncer serait ruiner « la solidité tribale ».
Nous n’aurons garde, pour rappel, de citer les déclarations plus
qu’antiféministes, misogynes, de Khadafy expliquant par « la science
biologique » la supériorité mâle, et interdisant, de la façon la plus
bizarrement exclusive, certaines zones de l’industrie au travail féminin : le
ciment et les produits chimiques5 !

L’exemple abonde partout, dans les régions du Tiers Monde, qui passent de
l’obscurantisme au socialisme, du maintien et parfois du renforcement du
sexisme à travers de ronflantes déclamations sur l’égalité et la liberté, sans
compter les hommages rendus aux « admirables compagnes de notre lutte ».
La situation de la musulmane est particulièrement tragique à cet égard. La
lutte militante, le dévoilement, avaient jeté en Algérie les bases d’une
certaine émancipation; cependant l’attitude intérieure, des héroïnes que dès
l’enfance avait perverties (dans le véritable sens du terme) leur soumission
au mâle demeurait très ambiguë; Fanon cite le cas d’une Arabe dont le
silence avait protégé son mari et toute l’organisation; elle avait été violée :
« Pourtant, raconte l’homme, elle ne me dit pas : “Regarde ce que je
supporte pour toi! ” Bien au contraire, elle dit : “ Tâche de m’oublier, refais
ta vie, j’ai été déshonorée! ”
Et Fanon ajoute que l’homme approuve en lui-même ce point de vue : « A
ses yeux, sa femme et son enfant étaient pourris. » (F. Fanon, A dying
colonialism, 1970.)

Sheila Rowbotham qui cite ce trait dans Féminisme et Révolution (Petite


Bibliothèque Payot) met l’accent sur la coutume des « cellules séparées »
qui renforcèrent la ségrégation sexuelle après la libération, les hommes et
les femmes ignorant leurs problèmes réciproques, et aussi sur le fait que les
femmes ne virent jamais le gouvernement algérien se préoccuper de
réformer le mariage et la famille; plein de sens demeurait le proverbe : «
Que les femmes s’occupent du couscous, et nous de la politique. » En 1964,
elles purent entendre un orateur politique, Hachimi Tidjani, proclamer
l’infériorité décisive du sexe féminin au nom de cet argument : «Il n’y eut
jamais de prophétesse ! » Après la chute de Ben Bella et le virage à droite
qui s’ensuivit, dit S. Rowbotham, « l’oppression des femmes, loin de
s’arrêter, reprit de façon ouverte et insolente. » En 1967, un paysan algérien
soupçonnant sa femme d’adultère pouvait encore la tuer avec bonne
conscience. Quant à Boumedienne, il a dit officiellement en 1969 à Alger,
au cours d’une distribution de prix scolaires, qu’il «réservait un avenir
différent aux filles et aux garçons du pays » : aux femmes le soin des
enfants et la vigilance religieuse, aux hommes les responsabilités politiques.
C’est le précepte hitlérien « Cuisine-Eglise-Enfants » accommodé à la
sauce algérienne. Nazi ou «socialiste», le leader mâle tient pratiquement le
même langage quand il s’agit de l’alliée de la veille : les Allemandes du IIIe
Reich avaient contribué à porter Hitler au pouvoir par un vote massif, les
Algériennes avaient lutté dans les maquis et subi viols et tortures pour que
leur pays devienne une République indépendante.

La situation cubaine est plus complexe et doit être plus nuancée. Une
«Fédération des Femmes Cubaines» a été fondée après 1960 pour lutter
contre l’analphabétisme; elle a lancé des campagnes antisexistes suivie de
certains effets; on trouve, depuis la libération, des techniciennes, des
femmes ingénieurs, des mécaniciennes, conductrices de tracteurs,
urbanistes et éditrices : la plupart des villes sont pourvues de crèches et de
garderies, l’Organisation des Jeunes crée des communautés d’études qui
rendent les adolescents indépendants de leur famille; devant la résistance
sexiste des employeurs, les femmes n’hésitent pas à parler de « contre-
révolution » et à se réclamer de leurs héroïnes comme Lydia et Clodmira,
les compagnes du Che.

Cependant, la véritable égalité sexuelle se heurte à d’âpres résistances,


surtout dès qu’il est question de « morale», ce pointtfaible de la structure
mentale latino-catholique, et de partage des tâches ménagères.

Fidel Castro, auteur du texte : « La femme doit être doublement


révolutionnaire», l’est également d’un discours à cette même Fédération des
Femmes, que le New Left Notes a publié en 1967 et que Germaine Greer a
commenté avec indignation :
« Qui fera la cuisine pour l’enfant qui rentre déjeuner? Qui soignera les
bébés et l’enfant qui n’a pas atteint l’âge scolaire? Qui préparera le repas de
l’homme quand il revient de son travail? Qui fera la lessive et prendra soin
de la maison? »

Dans The youngest Revolution d’Elizabeth Sutherland, un peintre cubain,


Thomas, lui affirme que les hommes sont traumatisés à Cuba par
l’évolution du statut féminin, et que « la question la plus intéressante
aujourd’hui est celle du rapport entre les sexes». A tous les niveaux,
constate S. Rowbotham, « se cache le machisme qui érige partout des
barrières à la libération sexuelle des femmes». Un puritanisme où les
préjugés catholiques rejoignent fort aisément la crainte de l’éros déchaîné
qui est commun à tout socialisme en édification, a provoqué les
monstrueuses persécutions d’homosexuels (notons-le : des «passifs», les
actifs n’étant passibles que de railleries) et les appels au secours devant les
internats communistes accusés d’être le cadre où « la virginité des filles est
sacrifiée dans les orgies de l’amour libre » : Allen Ginsberg, furieux,
demanda si le régime proposait à sa jeunesse, pour seule issue, la
masturbation? Des Cubaines dirent à E. Sutherland : « L’idée que la
sexualité est faite autant pour le plaisir de la femme que de l’homme, voilà
le tabou des tabous! » Et S. Rowbotham de conclure, il semble assez
justement : « Les femmes font partie à Cuba d’un groupe colonisé à
l’intérieur d’une colonie. Les formes d’oppression changent, mais sa nature
profonde reste la même. » (Féminisme et Révolution, p. 275.)

Après le machisme persistant de Cuba, qu’en est-il pour le reste de


l’Amérique latine?
Il faut, pour s’en faire une idée, lire le livre de Marie-Thérèse Guinchard :
Le Macho et les Sud-Américaines, qui porte en sous-titre : « Le mythe de la
virilité6. »

Les Brésiliennes sont 55 millions dans un pays de 90 millions d’habitants.


Dans le peuple, « la mère ne sort ses filles que pour aller à l’église ou aux
champs. Pour les femmes, c’est la fazenda qui fait peur : toute une vie au
service du même maître, comme au temps de l’esclavage». Dans la jungle
de l’Amazone, le mâle est polygame, il a tous les droits; s’il tue un jaguar, il
peut choisir n’importe quelle femme, même si elle appartient à un autre. La
directrice du journal J ornai do Brasil déclare ouvertement que pour
l’homme de ce pays « le problème de la femme existe encore moins, si
possible, que le problème hoir et le problème indien». Les jeunes
bourgeoises font des études, mais 60 % n’utilisent jamais leurs diplômes.
Les femmes votent depuis 1936; 60 % d’entre elles restent illettrées. Il n’y a
que deux femmes députées. Une grande avocate de classe internationale :
Mme de Carvalho7.

En Argentine, l’homme a la réputation d’être plus lymphatique que sa


femme; un diplomate qui vit à Buenos Aires depuis dix-huit ans a déclaré à
l’enquête de M. T. Guinchard :
— Sans sa femme, l’Argentin mourrait de faim!

Dans ce pays, l’homme ne perd jamais l’occasion, à toute réunion de fête ou


de travail, de faire « sexe à part ». Le samedi, l’ouvrier va à son club,
comme un gentleman anglais, et les femmes délaissées se réunissent de leur
côté dans des « centres » où, en guise de distraction, des dames de la bonne
société leur apprennent à faire cuire les pâtes et à coudre des perles sur les
sacs. Les intellectuelles, jusqu’à cette toute récente génération, préférèrent
rester célibataires; impossible de concilier une ambition, même modeste,
avec le machisme du mari. Dans la pampa, la femme a la vie dure; elle
regarde l’horizon du gaucho de la fenêtre de sa cuisine, elle accouche parmi
ses vaches et lave l’enfant au ruisseau; elle se donne, sans faire beaucoup
d’histoires, au majordome ou au patron. Droit de cuissage.

En Uruguay, la législation est très féministe; mais il y a trois à sept femmes


pour un homme. Le président Battle y Ordonnez, romanesque héros d'un
roman d'amour, y proclama la femme «maître avant Dieu, à plus forte
raison avant les hommes ». Mais la disproportion des catégories sexuelles
en présence amène la femme à y rêver de «macho » au lieu d'utiliser
judicieusement des avantages législatifs qu'aucun changement profond des
mœurs ne lui a appris à employer : la tradition espagnole et catholique
continue à y maintenir un besoin d’appui et de protection, non
d’indépendance. La jeune fille ne peut habiter qu’avec ses parents en
attendant le mariage; si elle est orpheline, elle doit chercher l’asile d’un
couvent. « Elles démontrent, dit l’auteur, que le machisme survit surtout
parce qu’elles sont consentantes, plus même : complices. »

Le Paraguay a connu en 1870 une guerre d’indépendance où les femmes se


distinguèrent par leur héroïsme : la Jeanne d’àrc de ce conflit fut une
Irlandaise qui inspira — de très loin — la fantaisiste création de Brigitte
Bardot dans Viva Maria. Cet état vit en dictature et est un des plus
misérables de l’Amérique Latine. Une femme touche 10 à 20 % de moins
que le salarié masculin pour un travail identique. Les femmes et les
intellectuels forment les plus radicaux éléments de l’opposition à Alfredo
Stroessner, surnommé « le dictateur blond » à cause de ses origines
germaniques; l’activité, l’énergie et l’endurance des femmes ont substitué
au machisme un étrange régime de mœurs que l’on a intitulé : maternalisme
(40 % des mères y sont du reste célibataires...).

« Les filles de la vieille société n’y ont qu’un désir : vivre leur vie de
femmes et de mères aux côtés d’un mari, même volage et tyrannique; elles
abandonnent toute ambition professionnelle pour se consacrer à leur foyer
qu’elles fondent dès l’âge de quinze ou seize ans. »

Cependant, il monte une génération nouvelle où les femmes semblent


davantage se distinguer dans la lutte non pour leurs droits, qui sont
théoriquement acquis, que pour un changement radical des mœurs.

En Bolivie, le sang indien se mêle en très forte proportion à celui des


Blancs qui ont colonisé le pays; les habitants en sont les plus métissés de
l’Amérique Latine avec ceux du Pérou et de l’Equateur. C’est pourquoi
Olga Bruzzone de Bloch, «poétesse à l’âme révoltée», a dédié des strophes
âpres et lyriques à celle qu’elle nomme « pierre vivante, âme de la terre...
Douleur, amour, rébellion », à savoir l’Indienne réduite en esclavage par
l’occupant espagnol.

Le niveau de vie est ici le plus bas de tout le continent sud-américain. Le


frère du metteur en scène Jean-Luc Godard y dirige un hôpital pédiatrique;
il a déclaré à M. T. Guinchard : « Ce ne sont pas des hôpitaux qu’il faut
construire ici, mais des crèches et des cuisines publiques. » Les lits : néant;
le sol : terre battue; le confort : pas d’eau, pas de W.C.; voici comment se
caractérise cet hôpital qui « regorge de fillettes ramassées dans la rue, de
filles violées par leurs pères ».

A Cochabamba, 100 000 habitants, on compte jusqu’à 25 associations


féminines qui vont de la société de théosophie à la ligne de travailleuses, à
l’union féminine «civique et sociale». C’est sans doute l’esquisse d’un
féminisme « à la portugaise » qui doit naître.

A Santa-Cruz où les femmes, bien que soumises à l’époux par tradition


catholique, ont davantage tendance à s’organiser une vie privée et à
travailler à l’extérieur, une femme qui a vécu longtemps en Europe et y a
mûri son féminisme déclare crûment à la même enquêteuse que « l’homme
de Santa-Cruz n’est pas qu’infidèle, il est aussi brutal, cruel, paresseux et
jaloux». Quant à la conjointe, « elle est sa “ chose ” dès l’âge de 15 ou 16
ans », et dès sa vingtième année elle se retrouve abandonnée au foyer six
jours sur sept; l’homme ne passe que le dimanche avec sa famille.

Le Chili est un pays sous-développé, mais il fut de régime libéral jusqu’à


ces derniers jours. Les hommes y disent avec amertume : « La date des
élections est celle de l’indépendance des femmes ! »
Le suffrage féminin, en effet, y exerce une forte influence : ce sont les
femmes qui ont élu le président Frey et ont fait obstacle à la présidence de
Salvador Allende en 1958, pour du reste l’élire en 1970. Une des plus
remarquables personnalités politiques est Carmen Lazon, l’une des neuf
femmes députées de l’ancienne chambre. Elle analyse ainsi la question des
femmes : « L’inconstance, l’insouciance du mâle ont fait de la Chilienne
une conservatrice émotionnellement révolutionnaire. »
Aujourd’hui, 700000 Chiliennes travaillent, alors que ce pays de 9600000
habitants compte seulement un tiers de sa population en travailleurs.
Cependant, toujours d’après M. T. Guinchard, l’exceptionnelle fécondité de
la Chilienne « la livre au machisme plus que toutes les autres Sud-
Américaines». Le taux d’accroissement démographique y est le plus élevé
du monde.

Au Pérou, le langage entendu par l’enquêteuse est significatif : « Nous


sommes contre l’égalité des sexes; l’homme doit nous protéger, nous
entretenir, nous gâter. Il doit être le maître. Autrement, que deviendrait
notre féminité?» Ce sont des jeunes filles de 18 ans qui parlent ainsi.
Jusqu’en 1936, il n’y eut pas une seule femme sénateur; la première, Mme
Santolalla, siégea seule parmi 53 hommes jusqu’à la dissolution des
chambres en 1968. Sur 60000 étudiants, 30 % sont des filles; 60 % d’entre
elles abandonnent toute vie professionnelle ou ambition dès leur mariage.
Pour les femmes du peuple, elles travaillent dix fois plus dur que les
hommes et doivent se soumettre au mariage à l’essai, dorment à même le
sol et se nourrissent de pommes de terre gelées et de maïs bouilli,
accouchent seules et coupent souvent le cordon ombilical avec leurs dents,
comme des bêtes.

Espoir d’une aurore nouvelle


Dieu de toi-même
Tu connais le langage des étoiles
Et le langage de l’eau
Et la voix de la tourmente
TRESSES-EN TA COURONNE DE GLOIRE.

Olga Bruzzone de Bloch, Poème à la femme.

Ce survol de la condition de l’Américaine latine montre amplement que si


l’on peut reprocher à Cuba la persistance de la structure hétéroflic et, dans
une mesure non négligeable, du sexisme, ce pays demeure le seul de tout ce
demi-continent qu’on nomme Amérique du Sud à avoir tenté loyalement
d’allier féminisme et socialisme. Une vérité qui commence à vieillir mais
qu’il faut redire se fait jour : l’égalité des droits politiques n’est qu’un
début, et qui souvent demeure lettre morte, dans le cas des femmes comme
dans celui des décolonisés. Exemple, l’Equatorienne; depuis 1967, la loi l’a
déclarée l’égale de son macho; mais elle reste soumise à la tutelle maritale,
la virginité est toujours sacralisée, et elle est obligée d’accepter que son
époux jouisse d’une absolue liberté sexuelle. Elle vote depuis quarante-cinq
ans mais continue à être la subalterne de tous tes mâles : le père, le mari, le
patron, le curé. La Péruvienne, si peu représentée dans la vie intellectuelle
et politique, bénéficie pourtant (sur le papier) des mêmes lois que
l’Américaine du Nord.

La participation massive au marché de l’emploi et au travail fournirait-elle


donc une égalité plus concrète, puisque économique? Pas plus que le droit
précédent : il arrive qu’elle n’oriente même pas vers une toute simple
libéralisation. La Paraguayenne, l’Argentine, si énergiques auprès de leur
mâle larvaire et passif, s’épuisent à l’entretenir comme un éternel
nourrisson; et, comme un éternel nourrisson, ce pseudo-macho les
tyrannise. En effet, dans ces mœurs pénétrés de catholicisme, élément le
plus rétrograde du chritianisme, règne magistralement la répression
antisexuelle des femmes, doublée de la plus grande indulgence pour les
«faiblesses» charnelles des hommes; divorce, contraception, régulation des
naissances demeurent des abominations.

Cependant, même dans ces régions archaïques et défavorisées, 1e


féminisme pointe, tâtonne, pousse d’obscurs bourgeons. Mais il ne se
distingue que très mal d’autres options ordinairement socialistes; on n’a
jamais discuté dans ces milieux «révolutionnaires » du fait que le
socialisme ne résout ni ne supprime le problème des femmes.

La nécessité de poser le problème de la surpopulation a évidemment une


conséquence positive : il gêne le phallocratisme et l’enferme dans ses
contradictions. Même en culture islamique, donc dans celle qui est le plus
profondément misogyne, plus encore que le catholicisme, et malgré les
précautions dont le pouvoir mâle s’entoure, sitôt que cette question brûlante
est abordée, une possibilité encore lointaine d’émancipation se dessine
peut-être.

La seule manifestation d’une tendance féministe en Afrique du Nord est en


effet signalée par un numéro d’Objectif Socialiste où, en 1972, Marie-
Agnès Destaerke et Mme Bouveur rapportent que l’U.F.A. (Union des
Femmes Algériennes, organisation téléguidée par le F.L.N. comme notre
U.F.F. par le P.C. français) a obtenu une autorisation pour publier un texte
relatif à la contraception, «afin de favoriser la régulation des naissances».
Elles ont avoué aux deux Françaises qui ont rédigé l’article d’Objectif
Socialiste :
« On n’a pas encore vu de femme au gouvernement comme on n’en a
jamais vu accéder à un poste élevé au sein du Parti. Depuis dix ans, on n’a
vu qu’une seule femme promue au rang de Directeur Général d’un Office.
Pourtant, il existe aujourd’hui un nombre appréciable de femmes
remplissant les critères requis. »

La bestiale misère qui résulte de la procréation involontaire a quand même


obligé le F.L.N. à réviser ses options coraniques. Il deviendra évidemment
de plus en plus difficile à ce pouvoir mâle « socialiste » de refuser aux
femmes et la promotion et les plus modestes réformes de l’institution
conjugale, si avilissante pour la musulmane, dans la mesure où même un
Boumedienne est obligé de songer au contrôle des naissances.

En survolant de la sorte les pays qui ont accompli une révolution populaire,
et ceux d’Amérique Latine qui croupissent encore dans leur arriération
économique et culturelle, mais non sans un vigoureux ferment
révolutionnaire, nous constatons que les variations du statut féminin sont
dues autant à des modifications économiques qu’à l’implantation de la
morale religieuse; nous verrons plus loin, à un niveau plus complexe, qu’il
en est de même pour ce problème à l’intérieur de l’autre camp, celui de
l’Europe et de l’Amérique du Nord. Ici, les régimes politiques revêtent
moins d’importance que ces deux facteurs : l’étape économique générale du
pays et l’imprégnation religieuse. Il suffira de regarder de près la position
du pouvoir en face de l’avortement ou de la contraception, si diverse, à
économie égale, selon que le pays est de culture catholique ou protestante.

La Chine est, dans le camp socialiste, un cas à part et qui mérite une
attention spéciale.
Le livre de Claudie Broyelle, La Moitié du Ciel (coll. Femmes, 1972), avec
son étrange sous-titre :
Le mouvement de libération des femmes en Chine8 apporte une contribution
incomparable à cette connaissance et donne la mesure d’un problème tout à
fait spécifique.

Les Chinoises étaient les femmes les plus opprimées du monde; chacune
devait avoir un tuteur, père, mari, frère, belle-mère, voire épouse plus âgée
du même mari; tout était bon pour qu’une femme ne fût jamais autonome.
C’est une bonne raison pour que les Chinoises aient salué avec
enthousiasme l’avènement d’une dure vie communautaire et participé avec
ardeur, d’abord à la révolution, ensuite à la productivité. Les enfants confiés
aux Palais des Enfants, les vieux parents âgés aux Maisons Heureuses, tous
les métiers sont ouverts aux femmes : elles conduisent les locomotives,
elles sont ministres, générales, etc.

Dans une interview accordée le 14 février 1972 au Nouvel-Observateur à la


journaliste M.L.F. Alice Schwartzer, Simone de Beauvoir déclarait :
«Ils (les Chinois) ont supprimé la famille féodale et apporté du même coup
de grands changements dans la condition des femmes. Mais dans la mesure
où ils acceptent la famille conjugale... je ne pense pas du tout que la femme
soit libérée en Chine. Je pense qu’il faut supprimer la famille. »

Jugement hâtif? Claudie Broyelle explicite avec brio la situation familiale


chinoise. Elle soutient qu’avec la facilité du divorce et la large application
de l’avortement et de la contraception, le mariage en Chine rouge est
beaucoup plus proche de la véritable « union libre » que ne l’était en Russie
bolchevique de 1917 ladite « union libre » ; celle-ci, faute de maîtrise de la
procréation et de défense efficace contre les maladies vénériennes, n’était
qu’une promiscuité aboutissant à l’insécurité de l’enfant et à un nouvel
esclavage, plus affreux encore que le précédent, des femmes russes.
L’auteur décrit la prise en charge des enfants par toute la communauté
chinoise, conséquence logique pour libérer l’enfant de la mère si l’on veut
libérer la mère de l’enfant, ainsi que l’ont réclamé tant de féministes
européennes, de l’Italienne Caria Lonzi à l’Anglaise Sulamith Firestone.

De plus, symétriquement à la libération sexiste des femmes se développe


celle des hommes : là où les femmes dirigent l’édification d’un barrage, les
hommes n’hésitent pas à se consacrer à de merveilleux travaux d’aiguille, et
ont trouvé cette formule charmante : « La révolution a besoin de brodeurs. »

Tout est-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes socialistes?
Hélas! la dernière partie du livre de Claudie Broyelle refroidit l’ardeur que
pourrait faire naître ce qui précède. Et c’est si loin d’être un détail que la
préfacière, Han Suyin, déclare que « la clef de voûte » de cet essai est
précisément l’accablant chapitre intitulé : A propos d’un débat sur la
sexualité en Chine.
« Très souvent, lors de mes conférences dans de nombreux pays
occidentaux je rencontre des hommes et des femmes qui semblent
convaincus que les « relations sexuelles » et la « liberté sexuelle» (c’est-à-
dire les rapports sexuels pour les femmes et les jeunes filles en dehors des
liens du mariage) sont le fin du fin de la libération.9

«... Mais je vois maintenant que je n’avais pas assez compris combien est
néfaste cette “ théorie sexuelle ”. »
Les Chinois sont à présent habitués à ce que l’Occident, y compris ses
intellectuels sympathisants, leur reproche ce qu’on appelle leur «
puritanisme». Claudie Broyelle va donc s’évertuer à en prouver le bien-
fondé, et même le «féminisme».

Nous nous voyons donc confirmer ce que nous avions déjà entendu dire et
avions cru souvent le fait de malveillants réactionnaires ou de petits
bourgeois obsédés : non seulement les relations hors mariage, sans être
interdites par la loi, sont si mal vues qu’elle déconsidèrent ceux qui s’y
livreraient, mais la vie sexuelle du Chinois, homme ou femme, est des plus
brève, puisque le mariage a été repoussé vers vingt-cinq à vingt-huit ans.
(Ajoutons que tout couple qui continue des relations sexuelles au-delà de la
quarantaine est presque aussi mal vu que celui qui copule hors mariage.)
Pour justifier ce mariage tardif, Claudie Broyelle déclare : « Il (le mariage
tardif) reste une mesure d’un grande importance révolutionnaire. »

Il faut en effet, explique-t-elle, que la jeune Chinoise, entre seize et vingt-


sept ans, ait acquis une indépendance financière par l’exercice d’un métier,
ait formé une solide culture politique, participé à une foule d’activités
culturelles, etc., afin de pouvoir aborder le mariage dans de parfaites
conditions d’égalité. Très bien. Mais l’instinct, pendant ce temps? Il est
carrément mis entre parenthèses. Il semble aller de soi pour le maoïsme que
toute expérience préconjugale ne pourrait être que défavorable à la femme,
proie naïve d’un mâle misogyne et méprisant. Bien mieux : un des
théoriciens, Teng, déclare qu’il ne faut pas « que la beauté entre en ligne de
compte » dans l’attirance amoureuse, car « la beauté n’échappe pas à la
lutte de classes ».

Pour expliciter et justifier de telles conceptions à la fin du xxe siècle, en


pleine découverte de l’importance fondamentale du sexuel dans l’évolution
humaine, tant individuelle que collective, C. Broyelle n’hésite pas à faire
appel aux célèbres entretiens de Lénine et d’Inès Armand : « ne vaudrait-il
pas mieux opposer un mariage piteux sans amour de petit-bourgeois-
intellectuel-paysan à un mariage civil prolétarien avec amour», — textes
qui, avec ceux du même Lénine entretenant Clara Zetkin, font rougir de
honte jusqu’aux communistes français (cependant difficilement susceptibles
d’éprouver quelque gêne).

Tout se passe donc comme si, sous de pieux prétextes, le maoïsme chinois
cherchait à s’approprier la sexualité de la jeunesse afin de la détourner et de
la canaliser vers la tâche, fort urgente et fort élevée sans doute, d’édifier une
société plus juste, c’est-à-dire où chacun mange à sa faim et où le sexisme
soit en voie de disparition.

C’est une catastrophe qui se prépare. La réalité niée se retourne toujours


avec une implacable dureté contre ceux qui veulent l’ignorer, l’étouffer.
C’est, à échéance plus ou moins longue, la corruption, de l’intérieur, par le
refoulement et la négation de l’instinct de plaisir, hypocritement identifié
(comme dans les pires moments du judéo-christianisme) à l’amour, qui est
un sentiment élaboré et complexe (dépendant, en effet, de facteurs comme
la situation sociale et l’étape historique) et suridentifié au mariage, qui est
une institution. Les Etats et les religions qui ont cru pouvoir manipuler
l’Eros et le faire taire à tel moment, lui donner la parole à tel autre, lui
fournir un label, l’étiqueter,

le diviser, le séparer en « opportun » et « indésirable», tous ont eu à s’en


repentir, et amèrement. Car cette négation du réel et ce despotisme exercé
sur l’instinct sont inséparables, nous l’avons vu, des racines profondes du
sexisme et de la place des femmes dans la société, donc de la féminitude.

Marcuse a fort bien fait apparaître ce qui est déjà sensible dans Hésiode
(Les travaux et les jours), à savoir la défiance du monde mâle, parce que
productif et constructeur, envers la beauté de la femme, l’Eros, sa promesse
de bonheur, bref tout ce qui relève du « principe de plaisir » ; en monde
capitaliste ou socialiste autoritaire, cette défiance prend des formes très
variables qui vont du puritanisme déclaré de la misogynie, dans les cultures
de pénurie, à la tolérance ambiguë des sociétés dites de consommation,
mettons : des économies de l’abondance. Mais partout le principe est le
même.

La Chine a créé une forme fort originale de cette antiphysis si ancienne. A


la fois elle a libéré la femme plus qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, et à la
fois, au nom de cette urgence des sociétés de pénurie, elle a mis au cachot
l’Eros dont le sort a toujours été lié jusqu’à présent à celui du deuxième
sexe. S’appuyant sur la crainte séculaire (et si légitime) des femmes
opprimées à l’égard de l’érotisme toujours présenté comme un impôt dû au
seigneur et maître (la fameuse « esquive de la sexualité » chez Freud!), le
régime révolutionnaire chinois a pu, à ses fins d’édification, maintenir le
sexe féminin dans un obscurantisme sexuel dont il n’y a aucun autre
exemple depuis les aberrations de Lénine, excusables en son temps : la
ferme croyance en un bienfait féministe et révolutionnaire que constituerait
la surveillance de la sexualité, son amalgame avec l’amour et le mariage,
son statut restreint et toujours élaboré en relation directe avec l’idéologie du
régime. Certes, dans de telles mœurs, l’homme doit se sentir dans
l’immédiat plus cruellement brimé que la femme; lui, il sait ce qu’il perd; la
femme n’en a même pas conçu la réalité. Mais la vérité objective ne peut se
laisser abolir. Un enfant à qui l’on présenterait le sucre comme une
récompense rare attribuée à sa bonne conduite pourrait en voir s’affaiblir le
désir; mais son organisme n’en révélerait pas moins les graves effets d’une
telle carence. Bâtir le paradis en dehors de la lumière, c’est remettre en
question le sens du paradis; on ne s’y porterait guère bien. Le meilleur des
mondes socialistes et révolutionnaires où jusqu’à vingt-cinq ans la seule
masturbation (pour reprendre le mot de Ginsberg) reste l’issue sexuelle des
jeunes (et, au-delà de quarante ans, de l’âge mûr), comment pourrait-il être
celui que rêverait de construire et d’habiter qui que ce soit, y compris les
femmes?

Evoquons les traits les plus marquants de ce que nous offrent les pays
socialistes de ce xxe siècle finissant; souvenons-nous de la dégradation des
idéaux libertaires de Kollontaï en U.R.S.S., des discours brutalement
sexistes d’un Boumedienne ou misogynes d’un Kadhafy, paternalistes d’un
Fidel Castro; et, en voyant où se retrouvent les femmes qui ont combattu,
donné leur sang, subi la torture et le viol pour cet état socialiste dont elles
attendaient leur libération, ou encore, dans le meilleur des cas, se trouvent
vouées à des fins de production et d’industrialisation à une véritable
mutilation érotique; puis relisons Hélène Brian, si oubliée aujourd’hui.

Cette vieille militante de 1913 proclama en effet dans les libelles


révolutionnaires de l'Union Typographique, qu'elle craignait voir la
révolution utiliser les services des femmes à la façon dont, naguère, la
classe bourgeoise progressiste avait détourné à son profit ceux de la classe
ouvrière pour la trahir ensuite; les prolétaires allaient jouer vis-à-vis des
femmes le même rôle récupérateur que les premières révolutions
bourgeoises auraient joué à l’égard des prolétaires. La suite de l’histoire a
donné à ce point raison à cette révolutionnaire devenue une ombre du passé,
qu’on demeure accablée en lisant et écoutant encore le ronron gauchiste
qui, ignorant totalement cette série d’informations irréfutables sur la
condition féminine en U.R.S.S., en Algérie républicaine, en Afrique
«décolonisée», à Cuba et même en Chine, continue à gloser sur la « lutte
principale » (celle des classes) et la « lutte secondaire » (celle des sexes,
déviationniste).

Parmi les « dark stories » américaines on conte comment un petit cobaye


consciencieux trottine vers le laboratoire en murmurant : « Faut se
dépêcher, je vais être en retard pour les travaux pratiques. » Le sexe féminin
jeté corps et âme dans la « lutte principale » au prix du viol, de la torture et
de la mort pour les travaux pratiques du socialisme, nous fait penser à la
fois aux prophéties d’Hélène Brian et à ce petit cobaye.
1 Il n’est pas question d’en revenir à la croyance du « matriarcat » de Bachofen. Mais S. de Beauvoir
elle-même reconnaît la « très haute situation » dont la femme jouissait dans la lointaine antiquité.
Dans La crise de la psychanalyse, Erich Fromm déclare que la thèse de Bachofen, même fausse,
montra une incomparable fécondité pour la pensée du XIXe siècle, et que l’avoir méconnue explique
en grande partie les aberrations d’un novateur comme Freud lorsqu’il aborde le problème féminin.
Mes recherches m’ont amenée à croire que c’est la défense, armes à la main, des richesses agricoles,
qui est à l’origine des prétendues «légendes» des Amazones et de leurs combats contre les hommes
chasseurs et bergers, la ségrégation sexuelle étant nécessitée par les tabous masculins contre la
sexualité féminine. (Cf. nos contributions : Le complexe de Diane (1950) et Le féminisme, histoire et
actualité (1971). Rappelons qu’à peine ce livre publié, le magazine Times apportait une éclatante
confirmation à ma thèse par un communiqué de Von Puttmaker, ethnologue allemand, qui vient de
découvrir au Brésil les traces de cette civilisation d’amazones prétendue légendaire.
2 Cf. notre contribution : Eros Minoritaire, 1970 (A. Balland).

3 Rappelons une exception : les périodes de gouvernement militaire et l’état de guerre. Ainsi Louis
XIV, dévot et hétéroflic, acceptait l’homosexualité guerrière de ses généraux sur la représentation de
Louvois que l’homosexualité « était fort bonne pour quitter les dames et faire gaiement campagne
avec ses amants » ; et Napoléon, Corse fanatique au sexisme et de l’oppression familiale des femmes,
se souciait fort peu des mœurs de son juriste Cambacérès et de celles de ses grognards en campagne.

4 Les Soviétiques ont obtenu de grand succès dans les sciences appliquées et participent à la vie
militaire, seules femmes en ce cas avec les Israéliennes et les vietnamiennes; cependant, elles n’ont
envahi la carrière médicale, que parce que celle-ci est une des plus mal payées en U.R.S.S.; leur
faible participation aux leviers de commande politique a souvent été dénoncée; et la vie quotidienne
les lie étroitement à leur famille à peu près autant que toute autre Occidentale.
Autre exemple : d’après Women in the Soviet Economy, les femmes ouvrières du bâtiment ne
reçoivent ni formation professionnelle ni machines-outils.
Par ailleurs, une amie de retour d’U.R.S.S. en été 1972, m’a confirmé l’observation déjà citée que la
jeune soviétique aspire de plus en plus à épouser un mari pourvu d’une bonne situation qui lui
permette de demeurer au foyer. Dans ce pays, les femmes sont davantage protégées contre le viol; il
est puni de 15 ans de prison, et de simples gestes inconcevants peuvent faire immédiatement perdre
le travail, voire exclure du Parti ou empêcher d’y entrer. Mais la prostitution s’étale très ouvertement
depuis quelques années et semble en voie d’accroissement. Les tirades sur l’infériorité intellectuelle
des femmes ou leur infériorité biologique n’ont rien de rare ni de scandaleux, y compris dans des
milieux hautement intellectuels. Le 12 septembre 1967, une séance de « l’Union des Ecrivains » , qui
mettait en accusation Soljénitsyne, le compara à Svetlana Staline en soulignant que le danger était du
côté de «l’homme de talent»; pour le livre de Svetlana, ce n’était que « des bavardages de femmes ».
(Les droits de l'Ecrivain, coll. «Combat», éd. du Seuil.)
Dernier détail : la contraception reste uniquement masculine, la pilule introuvable, et les touristes
occidentales risquent fort de se voir voler les leurs.

5 Point n’est besoin d’aller jusqu’en Egypte pour s’ébaudir devant les «perles» du sexisme; notre
voisine, la Belgique, y suffit. « Sont réservés aux candidats du sexe masculin les postes d’inspection
à l’Office du Lait... L’exclusion des candidats féminins à l’inspection des denrées alimentaires est
fondée sur (ce que) ces agents sont exposés parfois à des situations difficiles, aux quolibets et même
aux menaces et aux coups » (sic), dit la législation du travail. De même les inspecteurs des services
agricoles doivent être des hommes, parce qu’ils doivent « parcourir les champs en toute saison et
assister au travail des machines agricoles» (sic), et les dessinateurs de la Commission des
Monuments et Sites parce qu’ils ont «l’obligation de visiter des tours et des charpentes difficilement
accessibles». Quant aux douanes «la question de l’admission des femmes ne se pose pas, ces diverses
fonctions ne se prêtant pas à l’utilisation de la personne féminine ». (Cf. Sexualité et morale
d’aujourd’hui, cahier 45, Bruxelles). Que devient la charte, signée par 52 nations, sur l’interdiction
de refuser un emploi ou une profession à quelqu’un pour une raison de race, de religion ou de sexe?

6 Ed. Denoël-Gonthier, coll. «Femmes», 1972.

7 On ne saurait en finir avec la Brésilienne sans évoquer les abominations des tortures infligées à des
militantes révolutionnaires de ce pays, avec un accent sexuel tout particulier, qui n’a cours que pour
elles ou pour les très jeunes garçons arrêtés» par les bourreaux. (Il existe même, à cette occasion, un
terme spécial du jargon policier qui désigne une sorte d’ignoble « show », une suite spectaculaire de
brimades sexuelles; la curra!)

Maria Barcellos arretée le 21.11.69 à Sao Paulo (étudiante en Médecine). On la dénuda, on la gifla
pendant six heures, « on lui lit voir les plus monstrueuses obscénités, les gestes précisant les paroles
», on força Chaël, un de ses compagnons tortures, à « lui baiser tout le corps », on poussa sur elle, nu
à nue, son mari Antonio Roberto à qui les militaires avaient écrasé un testicule; « non contents
encore, ils la poussèrent contre le mur et avec une matraque posée sur ses organes génitaux, ils
simulèrent l’acte de buen pene comme ils disent dans leur langage de tortionnaire », puis « en
présence des soldats qui garnissaient les fenêtres et les portes » la rouèrent de coups en lui secouant
les seins, lui firent éclater les lèvres à coups de poing, l’arrosèrent de seaux d’eau et lui firent subir le
supplice de l’électricité.
Mara Alvarenga, artisanne, trente-quatre ans, arrêtée à Porto Alegre le 1.7.70, « coups de karaté,
strangulation et tortures morales de caractère sexuel». Elle a rencontré en prison Emily Vareira
devenu infirme à la suite des coups et des chocs électriques aux mains, et une noble, Eflgenia de
Oliveira, hospitalisée pour deux mois après chocs électriques dans le vagin.
Sonia Regina Yessin Ramos, étudiante en Droit, arrêtée le 21 avril 1970 à Barreo de Mesquita.
Torturée pendant tout son emprisonnement (bains électriques, entre autres) jusqu’en janvier 1971, où
on la relâche.
Immaclata de Oliveira, vingt-quatre ans, secrétaire du Syndicat de la Métallurgie, d’avril à septembre
1969, chocs électriques et coups sur tout le corps, obligée à assister aux tortures sexuelles des
garçons (par exemple son camarade José Adao sodomisé avec un manche à balai); et les femmes :
Delçi Gonsalves et Gilse Maria i « obligées de défiler nues devant d’innombrables soldats », puis
torturées.
Carmela Pezznti, quarante-quatre ans, fonctionnaire, arrêtée le 30 avril 1970, reçoit le traitement
habituel, coups, chocs électriques, etc. et témoigne que « Sonia Lacerda Macedo et Vania Abrantes
ont été torturées de façon indescriptible ». Quant à la camarade Dulce : « attachée par les chevilles et
les poignets, totalement nue, on a mis sur elle un caïman ».

Ce ne sont que quelques exemples choisis au hasard dans la brochure publiée à Bruxelles, Dossier
Brésil, par l’Association Internationale des Juristes Démocrates. Tous ces témoignages de torture
émanent de prisonniers choisis sur les 70 exilés au Chili en janvier 71, recueillis par Anina de
Carvalho, avocate au barreau de Sao Paulo (dont on reconnaîtra facilement le personnage dans le rôle
de députée de gauche du film Etat de Siège, dénonçant l’école des tortures appliquée dans
l’Amérique Latine fasciste, avec transmissions de techniques d’Etat à Etat).

8 Ce sous-titre semble présupposer une sorte de « M.L.F. » chinois, à savoir un mouvement


revendicatif et une lutte, ou tout du moins une réclamation, même de type courtois comme en Algérie
de Boumedienne. Le contenu du livre montre qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’un statut différent
des femmes, voulu et organisé par le pouvoir mâle révolutionnaire.

9 On remarquera que la structure hétéroflic n’est pas absente d’un tel discours. De même que dans le
bloc américano-occidental, la « libération sexuelle » se résume le plus souvent à ces relations, et au
droit du plaisir dans e mariage; pour une très petite minorité bourgeoise, l’amour en groupe. Au-delà,
pour ces hardis pionniers, commence la «perversion». Dans le langage de Han Suyin, les immenses
territoires de la sexualité, y compris ceux, devenus poncifs, de la bisexualité, ne sont même pas
envisagés comme existence.
Pour un manifeste féministe planétaire (suite)

Le reste du monde et les Mouvements de Libération. — Allemagne, U.S.A.,


Valérie Solanas et le Women’s Lib, Grande-Bretagne, Suède, Europe du
Nord, France et M.L.F., Belgique, Italie. — Les « trois Marie » et le
Portugal.

Nous venons de constater que les pays passés au socialisme, qu’il soit de
type soviétique, F.L.N., cubain ou maoïste, ont soit maintenu le sexisme,
soit l’ont entamé sans le remettre en question; ou encore ils l’ont remplacé,
dans un seul cas, par un anonymat de type égalitaire mais frustrant et
punitif; et que les pays d’Amérique Latine (qu’ils soient de type fasciste ou
socialiste) manifestent envers le « deuxième sexe », à quelques nuances
près, le même machisme. Que se passe-t-il dans le reste du monde? Où en
sont les mouvements de libération des femmes dans le camp américano-
occidental?

L’Allemagne, moins souvent analysée sur ce point, a exprimé un esprit


d’initiative très particulier dans le cadre d’une perspective générale, la «
tendance antiautoritaire ». Nous lui sommes redevables de l’intéressante
idée des «Boutiques d’enfants», essai d’éducation totalement nouvelle,
dépourvue des idées de récompense et de punition, prise en charge par une
équipe roulante de parents dans ce double but : libérer la mère de l’enfant et
l’enfant de la mère.

En revanche, d’autres féministes de type plus attardé se sont efforcés


d’intégrer, en bonnes socialistes, la « lutte secondaire » à la « lutte
principale ».
Voici ce que déclaraient les militantes de la convention nationale du parti
d’extrême-gauche allemand, selon les termes de la session décrite par Susan
Surtheim dans le National Guardian :
«Nous cherchons la libération de tous les êtres humains. La lutte pour
l’émancipation des femmes doit faire partie de la lutte générale pour la
liberté. Nous reconnaissons la, difficulté qu’auront nos frères à venir à bout
du chauvinisme masculin, et en tant que femmes nous sommes prêtes à
assumer pleinement nos responsabilités et à les aider à résoudre cette
contradiction.
«La liberté, maintenant! Nous vous aimons.»
Est-il outrecuidant de notre part de le dire? Il nous semble distinguer, dans
ce lyrisme fraternaliste, quelque chose de ce mélange de factice allégresse
et de grincements raplapla qui distingue la voix du placier vantant un
lotissement. Un aveugle à canne blanche qui, dans le couloir du métro,
attend l’aumône avec un gramophone jouant sur ses genoux, fait entendre
cette même voix — qui n’est pas de lui. On a quelque peine à croire que des
femmes assez lucides pour « chercher la libération de tous les êtres
humains», puissent prendre pour un simple aspect du problème leur propre
émancipation. Il se peut que ces libérales, dans la foulée de la travailliste
Evelyne Read qui s’était efforcée de démontrer aux socialistes que la lutte
des femmes faisait partie de la lutte des classes (mais c’était en 1954!),
soient tout simplement des bourgeoises de gauche que leurs avantages
sociaux aveuglent au point de leur masquer l’oppression sexiste; mais,
quelle que soit l’origine des lunettes noires, de la canne blanche et de la
joyeuse voix mécanique, il est un fait certain, elles n’y voient goutte.

« Les libéraux me tuent, disait un des plus combatif des étudiants de mai
68. L’histoire est là pour leur prouver qu’ils sont toujours dépassés par leur
propre gauche. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’être gentiment de droite?
»

La suite de l’histoire est instructive :


Dans le numéro de New Left Notes de décembre 1967, une réaction
masculine typique montra ce qu’on devait penser de ce manifeste féminin
de la S.D.S. Les femmes, déclarait l’auteur de cette lettre, ne sont point
faites pour être des leaders; elles ne peuvent se séparer des hommes
puisqu’elles en ont besoin; elles devraient être « plus humbles, plus
tolérantes, plus charitables ». Les femmes comprirent qu’elles avaient
donné des cannes (blanches) pour se faire battre et commencèrent à se
rebeller devant la prétention, émise par une des leurs, de fournir « un effort
de travail supplémentaire pendant le temps qui n’était pas accaparé par la
dactylographie et la distribution des tracts, les bagarres avec la police et
l’entretien de l’homme révolutionnaire 1 ». Ce dernier trait n’est pas sans
évoquer une des chansons ironiques du « Women’s Lib » :

Mon mec est un grand militant.


Il donne tout son temps à la révolution
Et moi je lui donne tout le mien.

Et ce trait d’une autre féministe américaine Martha Selley :


Tu peux jouer au Che Guevara,
Tu es mon oppresseur et mon ennemi!

En dépit des efforts des plus « politisées » parmi les militantes des
mouvements de libération des femmes comme Juliet Mitchell, qui regroupa
avec plus de cohérence que ces réformistes les principes de la révolution
socialiste et celui de la lutte des femmes 2, la constatation s’impose de plus
en plus implacablement : ce n’est qu’en partant de son oppression
spécifique que la femme se libérera; elle ne le fera que contre son ancien
maître et non avec ses nouveaux.

Voici l’état actuel du féminisme allemand :


En Allemagne Fédérale? 9 millions de femmes travaillent; sur lesquelles : 3
millions d’employées, 3,5 millions d’ouvrières, soit : 70 % de salariées, sur
lesquelles : 9 % seulement de spécialisées.
« L’heure de la libération a sonné, mais le combat n’a pas lieu.
« Ce combat ne se fera pas seulement par l’étude des moyens et des
méthodes de la répression, mais surtout en combattant contre des milliers
d’an-douilles qui ont des problèmes d’identification avec Farah Diba et
Jakie Kennedy; elles le font mal, ridiculement, en battant leurs enfants. »
Ulrike Marie Meinhof, membre du S.D.S., parti d’extrême-gauche
d’Allemagne Fédérale, a prononcé ce texte publié par Konkret (sept. 68),
après une contestation violente de ce mouvement par ses propres militantes;
les hommes avaient refusé de donner la parole aux femmes; le leader Hans
Jugen Krahl reçut à cette occasion des tomates sur la figure.

A Francfort, à Berlin, le Weiberrat (Conseil des Femmes) préconise la


grève de l’amour, lance une campagne pour l’avortement, contre l’article
210 de la Constitution.
En 68 encore, ce fut la féministe Heike Sander qui parla la première en
Allemagne de « porter la lutte de classe dans Je couple et ses rapports».
Elles déclara aux hommes que les femmes ne pouvaient plus attendre « leur
» révolution. Car, sou-ligna-t-elle, « une révolution simplement économique
et politique basée sur le refoulement de la vie privée comme on peut le
constater dans les pays socialistes ne nous est d’aucune aide ». Et elle
termina son discours à l’adresse des camarades masculins par cette
assertion sans équivoque.
— Camarades, votre comportement est insupportable!

Sur le plan du problème : communauté, éducation d’enfants, l’apport des


Allemandes est également intéressant.

Le Aktionsrat für die Befreiung der Frauen (Comité d’action pour la


libération de la femme), à partir des travaux de Vera Schmidt, psychanalyste
révolutionnaire des années 20 que publie la commune berlinoise Kommune
2, exige des projets d’une certaine envergure : les jardins d’enfants
antiautoritaires doivent libérer la femme de l’élevage familial; on crée des
jardins d’enfants de type nouveaux (Kinderlâden) qui se sont multipliés à
Berlin : 10 en 1968, 68 en 1970. (Cf : L'Allemagne autiautoritaire, de
Philippe Nahoun, collection Changer le monde, 1971).

Nous distinguerons plus tard ce qui prouve avec éclat que le combat
féministe révolutionnaire ne peut être rattaché au combat socialiste en tant
que tel sans une mystification du rapport des forces en présence, et
pourquoi il doit former de tout autres alliances que celle des partis de
masse, de majorité et de direction masculines. Après avoir survolé les
aspects particuliers de la condition féminine en camp socialiste et au sein
des groupes gauchistes d’Angleterre et d’Allemagne Fédérale, il est bon de
retracer la formation actuelle, dans ses grandes lignes, des Mouvements de
Libération des femmes en Amérique et en Occident.

Ce qui nous permettra de déboucher sur une plate-forme commune à un


manifeste du féminisme révolutionnaire international.

Quelle est l’origine de ce raz-de-marée féministe actuel? L’Amérique. Celle


du Nord.
Aux U.S.A., le signal de cet éveil fut donné par Betty Friedan et son liyre
La Femme Mystifiée, que nous avons analysé ailleurs comme une des quatre
pierres angulaires du féminisme théorique 3. Docteur summa cum laude de
Smith College, elle mena à bien la plus vaste enquête de démystification de
l’idée freudienne mise au service des marchands d’encaustique et
d’aspirateurs, et aida à démasquer la dictature technologique, ce même
despotisme insidieux et mercantile que Norman Mailer accuse les femmes
«libérées» de promouvoir! Mariée, approuvée par son mari à qui elle dédia
son ouvrage et qui lui disait : « Si tu veux convaincre, montre ton côté
humain, exhibe les photos de tes enfants » (et dont plus tard elle se sépara)
elle fut la fondatrice du premier mouvement féministe : N.O.W., la National
Organization of Women, qui s’étendra dans une foule de villes américaines,
grâce à son style réformiste.

Dans le film de Bertucelli présenté en projection privée par l’Association


des Conseillers Conjugaux de France sur le « Women’s Lib », salle de
l’Unesco, en mars 1971, il fut possible à de nombreuses lectrices françaises
de découvrir le visage construit en hauteur et touché par le temps, les beaux
yeux orientaux et le décolleté à la fois fatigué et gracieux de cette sage
contestataire qui réclame pour les femmes le droit de choisir entre l’évier et
la construction d’une fusée, mais n’en remet pas en question le bien-fondé
dans un monde dont le tiers crève de malnutrition, ni l’institution familiale
dont cet évier n’est qu’un épiphénomène.

A l’issue d’une Conférence Nationale à Washington, sa « Déclaration des


Droits de la Femme » adopta huit points de ralliement, tous libéraux, ce qui
permit au mouvement d’être reconnu par les autorités politiques. Il s’agit
d’une réclamation, en gros, de remaniement de la Constitution dans un sens
féministe; suppression de la discrimination sexuelle dans l’emploi, révision
immédiate des lois fiscales pour permettre la réduction des frais de ménage
et d’éducation des enfants pour les parents qui travaillent, droit des femmes
à être instruites suivant toutes leurs possibilités sur un pied d’égalité avec
les hommes, à tous les niveaux de l’éducation, droit des femmes à reprendre
leur emploi après une maternité sans rien perdre de leurs droits
d’ancienneté, droit des femmes à contrôler leur fécondité par une
information complète sur la contraception, abolition des lois pénales sur
l’avortement, etc.
« Avec ces huit points fermes et l’envie de vagin étant ce qu’elle est, des
années s’écouleraient avant que la dernière de ces exigences raisonnables
devienne un lieu commun légal... mais malheur au politicien libéral qui ne
semblait pas aussitôt les connaître à fond », commente Norman Mailer
(Acolyte; chapitre de Prisonnier du sexe).

A cette campagne légaliste s’ajoutèrent quelques actions pressentant déjà un


courant plus radical comme le boycott de Colgate-Palmolive à cause de la
discrimination sexuelle de l’emploi; mais dit G. Greer, « sans lancer
d’attaque contre l’industrie des cosmétiques dont les ingrédients inefficaces
se vendent mieux que jamais grâce à une publicité dégradante qui entretient
l’insécurité de la femme». L’intelligence de Betty Briedan atteint parfois,
par un de ces éclairs de chaleur qui semblent donner au ciel une nouvelle
dimension, une vérité qui dépasse de beaucoup sa courtoise rébellion; par
exemple lorsque, après avoir traité le SCUM de hautement fantaisiste, ce qu’il
est aussi, elle prophétise que si les revendications du N.O^V. (qui est mixte)
ne se font pas entendre, on pourrait assister à un affrontement à côté duquel
les émeutes de Detroit sembleront jeu d’enfants4; ou quand, dans la Femme
Mystifiée elle remarque que nous avons peut-être affaire à une société «
malade » qui se défie du potentiel que représentent les femmes.

Mais la signification de cette « maladie » et la possibilité de cette


Apocalypse, c’est à d’autres qu’elle que nous en devrons
l’approfondissement. Comme tous les mouvements libéraux, selon
l’observation du gentil barricadier que nous avons dite, le N.O.W. était
appelé à être débordé sur sa propre gauche. Ti-Grace Atkinson en a émergé
pour impulser un groupe extrémiste qui se propose d’ani-hiler, une bonne
fois pour toutes, les rôles sexuels. Elle travaille aussi pour un groupe de
recherche qui analyse historiquement les causes historiques de la condition
des femmes. La convention de 1968, année d’agitation générale dans le
monde, rejetait carrément les douceurs du manifeste de 1967 qui avait
entraîné la réponse phallocratique publiée par le numéro de New Left Notes,
en décembre 1967, citée plus haut. Ce durcissement des positions féminines
provoqua, évidemment, la fureur des hommes qui préféraient de beaucoup
s’entendre dire comme en Allemagne: «Nous vous aimons!» pour pouvoir
un jour demander à leurs héroïques, leurs chères compagnes de lutte, de
déposer la mitraillette et de préparer le repas de l’enfant non scolarisé. Le
mouvement du Women’s Lib démarrait, tant en Angleterre qu’aux U.S.A.

Le journal Voice of Women’s Liberation Movement parut, annonçant ce


nouveau style de lutte; on arrêta l’agitatrice Carol Thomas. Towards a
Female Liberation Movement, rédigé par Beverley Jones et Judith Brown
(New England Free Press) traita les militantes de la S.D.S. de « privilégiées
» ignorant les véritables problèmes des femmes qui mènent leur propre
bataille; il leur rappela que celles qui s’imposent dans les mouvements que
domine l’homme par tradition n’y sont parvenues qu’en s’inclinant devant
les valeurs du mâle. La tactique politique définie en neuf points devait
devenir le programme des jeunes groupes de féministes révolutionnaires
anglaises cherchant un exemple en Ti-Grace Atkinson plutôt qu’en Betty
Friedan :

« 1. — Les femmes doivent refuser d’adhérer à des mouvements autres que


les leurs. Elles ne peuvent espérer restructurer la société avant que les
relations des sexes ne soient restructurées. Il se peut que l’inégalité des
relations domestiques soient la cause de tout le mal...
2. — Les femmes, souvent influencées par la peur de la force physique,
doivent apprendre à se protéger...
3. — Nous devons contraindre les moyens de communication des masses à
être réalistes...
4. — Les femmes doivent mettre leur expérience en commun jusqu’à ce
qu’elles comprennent, définissent et dénoncent explicitement les multiples
techniques de domination qu’utilisent les hommes dans la vie privée et la
vie publique...
5. — Il faut organiser des collectivités dans lesquelles les femmes puissent
être déchargées de leur fardeau le temps qu’elles s’épanouissent
psychologiquement...
6. — Les femmes doivent apprendre leur histoire, car elles ont une histoire
dont elles peuvent être fières et qui donnera de la fierté à leurs filles... Il y a
un marché pour la littérature féministe, historique ou autre. Il faut
l’alimenter...
7. — Les femmes qui ont une compétence scientifique devraient effectuer
des recherches sur les différences effectives des facultés et des
tempéraments des deux sexes...
8. — La revendication d’un salaire égal à travail égal a été écarté aveç,
dédain par les extrémistes, mais il faut la prendre en considération car
l’inégalité est un moyen d’asservissement...
9. — Dans cette liste qui ne prétend pas être complète, je mentionne les lois
sur l’avortement. »

L’auteur de la Femme Eunuque observe avec raison que le point 7 ignore


les recherches « effectuées depuis cinquante ans». Nous pouvons ajouter
que cette perspective elle-même se démode à grands pas avec le progrès des
sciences humaines qui apportent de plus en plus, et sur des points de plus en
plus nombreux, la preuve que ce qu’on prenait pour un fait de nature est en
réalité un fait de culture, l’homme étant le seul animal qui crée sa propre
nature et qui la recrée sans cesse. Sur le point 6, on remarquera également
une différence profonde entre les Anglo-Saxonnes, toujours à la recherche
d’une tradition au moment où elles s’insurgent le plus radicalement, et les
Françaises, filles de l’équation révolutionnaire : « Que sommes-nous? rien.
Que devons-nous être? tout» — et qui chantent :

Nous qui sommes sans passé, les femmes.


Nous qui n’avons pas d’histoire,
Depuis la nuit des temps, les femmes.
Nous sommes le continent noir.
(Chant du M.L.F.)5.

Judith Brown, assistante de recherches en psychiatrie de l’Université de


Floride, est une des figures américaines les plus appréciées du féminisme
anglais. Elle établit dans la suite du Towards a Woman’s Liberation
Movement un parallèle entre le mariage de la femme et l’intégration du
Noir, (analogie qui demande à être aussi nuancée que la comparaison entre
l’oppression économique du prolétaire et l’oppression domestique de la
femme). Elle préconise les communautés féminines, le célibat,
l’homosexualité et la masturbation plutôt que l’intégration par le mariage.
«Il faut... nous opposer aux chiens enragés qui nous gouvernent en toutes
circonstances et en tout lieu. »

En début d’été 1968, au moment où le soleil marque midi au cadran de


l’année et à une époque où la jeunesse mondiale désertait à peine les
barricades des capitales, trois coups de feu sonnaient la fondation du Scum :
Valérie Solanas tirait sur Andy Warhol, cinéaste qui, expliqua-t-elle «
prenait trop d’importance dans sa vie». Il en réchappa; elle passa par l’asile
psychiatrique; puis elle émergea avec sa Society for cutting up men. L’excès
d’humour noir de cette Bitch (garce) amène un sourire rassuré sur les lèvres
des hommes, comme le reconnaît Norman Mailer; il reconnaît également
qu’ils ont tort (Prisonnier du sexe). Valérie Solanas rassure, à la façon dont,
dans un film d’épouvante bien fait, c’est-à-dire commercial, le monstre
surgit pour rassurer au moment où l’atmosphère devenait intolérable, afin
que le spectateur puisse se dire : «Ce n’est que du cinéma». A Rome, le
groupe d’homosexualité révolutionnaire, Fuori (« Au-dehors ») nous a fait
cadeau d’une affiche humoristique : deux passants se fendent la pêche
quand ils voient surgir au loin un défilé qui porte la pancarte Gay Power;
mais leur sourire se fige lorsque le cortège apparaît, composé de malabars
mal rasés qui rugissent en brandissant des matraques. Le Scum Manifesto
réagit en sens exactement inverse sur le lecteur mâle 6.

Le document de Valérie, en effet, contient — comme tout ce qui est extrême


jusqu’à la folie — nombre de vérités peu agréables. Sa férocité déclarée de
mante religieuse approche quelque peu Valérie Solanas de ce « roi des
Lépreux » qui, au Moyen-Age, reprit à son compte, pour en faire une
réalité, ce que la légende populaire attribuait aux lépreux : une conspiration
hideuse, avec l’alliance des Juifs et des Infidèles, pour renverser le trône
royal. Valérie Solanas donne raison sur toute la ligne à Pati Tolander, que
cite Norman Mailer, pour son poème Griffeurs d’aines :

Prophétie réalisée :
Les femmes sont sournoises, mauvaises et perverses.
Merde.
Vous l’avez vraiment cherché.

(N. Mailer, op. cit.)

Du Scum Manifesto, voici ce que dit Actuel, N° 4:


« Les hommes sont des larves malfaisantes, lamentable accident de la
génétique qu’un massacre politique devra abolir. Le pouvoir des femelles
est à nos portes. Le livre s’impose par sa violence, un style, un délire
logique. Les hommes s’en sortent en ricanant, les femmes se troublent et
réfléchissent. On a beau crier à la folie, au phantasme, à la débilité mentale,
le livre touche quand même juste... Ce livre a plus fait pour la cause que les
publications de toutes les militantes, dit le bulletin Lilith ».

Le fou qui persiste dans sa folie rencontre la sagesse.

William Blake.

De l’auteur lui-même, voici un bref portrait :


« Valérie Solanas s’habille toujours de la même façon, vieux jean, chandail
et canadienne, une casquette de velours sur le haut de la tête. Elle a le
visage gelé d’un personnage du Douanier Rousseau. Elle fermente de rêve
et de révolte. Elle aurait pu être belle et ça ne l’intéresse pas. Valérie
Solanas déteste les hommes. Immobile et taciturne, elle a longtemps traîné
dans le hall de l’hôtel Chelsea, repaire de l’underground new-yorkais. »
(Ibid.)

Telles sont les grandes lignes de ce document qui va aussi loin, dans la
littérature underground et féministe, que Sade est allé loin dans la littérature
érotique et jacobine :
Le but des femmes « d'esprit civique et responsable » ne peut plus être que
de « renverser le gouvernement, éliminer l’argent, instituer l’automation
complète et détruire le sexe mâle». La science prouve que l’espèce peut
parfaitement continuer à se perpétrer sans son secours, si les femelles
acceptent de n’engendrer que des femelles. Qu’est-ce que le mâle? «Le
traiter d’animal, c’est encore le flatter; c’est un bidule, une machine qui
déambule. » Sa société distille un ennui profond». Pourquoi? parce qu’il est
« bouffé par la culpabilité, la honte, les crainte et les insécurités, obsédé
par la baise » Son secret? « Le mâle est psychiquement passif. Il déteste
cette passivité et la projette sur la femme, se définit comme un être actif et
fait la roue pour le prouver. Sa grande démonstration, c’est la baise.
Puisqu’il a tort, il lui faut prouver sans relâche. Baiser, c’est pour lui une
tentative désespérée pour démontrer qu’il n’est pas femelle. Mais il est
passif, et meurt d’envie d’être une femme. ».

(Il est curieux de retrouver là un écho de la sage Kareen Horney qui


représente avec Erich Fromm le courant culturaliste de l’école
psychanalytique américaine et qui, en écrivant Nos conflits intérieurs n’était
même pas encore parvenue, en 1952, aux plus modestes conclusions de
Betty Friedan.)

Le texte explique plus loin qu’après l’élimination de l’argent, « il n’y aura


plus besoin de tuer les hommes puisqu’on leyr aura retiré le seul moyen de
pression sur la femelle ». Les problèmes de la marche du monde auxquels
s’attaqueront les femmes victorieuses seront : la refonte totale des
programmes d’éducation dans le sens d’une élévation accélérée du niveau
intellectuel, la solution des questions de «la maladie, la sénilité, la mort», la
réédification des villes de fond en comble. Son épilogue, d’une beauté assez
proche encore une fois des utopies sadiennes, montre les survivants mâles
terminer leurs jours misérables, vautrés dans la drogue ou humant l’air des
prairies avec les crapauds, regardant « la puissante femelle en pleine action
», ou se rendant au plus proche « centre de suicide où on les gazera
calmement, rapidement et sans douleur», tandis que les plus raisonnables
ne chercheront pas à se défendre mais s’assiéront, « décontractés » afin «
d’apprécier le show » et de se laisser bercer « par les vagues de leur
irrémédiable abdication».

Pousser une vérité jusqu’à la démence qui la pulvérise fait toujours


apparaître des espaces inconnus. Valérie Solanas est allée plus loin
qu’aucun sociologue raisonnable pour mesurer le précipice qui sépare les
sexes et les voue à une lutte idiote, sans plus d’issue que de merci, dans une
société qu’un seul des deux a édifiée. Il se peut que sa folle cruauté, sa
verve et son cynisme argumenté et logique comme celui de tous les
paranoïaques ait été pour quelque chose dans la scission de Ti-Grace et dans
la naissance du « Women’s Lib » qui en est la conséquence. C’est de ce
courant que sort également le W.I.T.C.H., sigle qui signifie « sorcière » et
initiales d’une « Conspiration terroriste féminine internationale de l’Enfer».
On leur a imputé un autodafé de soutiens-gorges, des rites d’envoûtement
de banques, une invasion de Madison Square Garden en déguisement de
magiciennes chevauchant un manche à balai, — ce qui fit tomber la Bourse!
On leur prête aussi un dépôt de dynamite dans certains cabinets publics
fréquentés par les hommes. Enfin, comment ne pas retrouver un écho
valérien-soJanien dans les pages les plus percutantes de Caroline Hennesy :
« Il n’y a qu’une façon de séparer les mâles humains des petits garçons
qui surcompensent en opprimant les femmes, à ce stade intermédiaire où
nous sommes de la révolution. Le critère se mesure à leur tolérance
quand on leur tord les couilles. S’il hurle, laissezde partir après lui avoir
arraché ça, et lui avoir donné un coup de pied au cul pour vous
débarrasser de lui. S’il peut supporter ça en souriant et qu’il vous regarde
bien dans les yeux, il est probable que ses couilles sont si bien fixées
qu’il ne les fait pas tenir avec la colle de l’oppression et de l’humiliation
des femmes. (Ne vous attendez pas à en trouver beaucoup comme ça.) »

(Moi, la salope, Coll. «Femmes».)

«Mais comment des femmes peuvent-elles être aussi cruelles?» demande en


sanglotant un héros de la Série Noire. Et son alter ego lui répond :
« Parce qu’au fond elles détestent les hommes. Elles te châtreraient,
Lambert, si elles pouvaient le faire en toute impunité 7. »

Ceux qui s’étonnent de cette subite déflagration de haine entre sexes aux
U.S.A., oublient que l’affaire n’est point neuve. Voici plus de vingt ans
qu’elle a été dénoncée par quelques voix isolées dont l’une, retransmise par
Les Temps Modernes (au moment où Simone de Beauvoir venait de publier
le Deuxième Sexe et où je cherchais de la documentation pour Le Complexe
de Diane), déclarait tout net que les femmes, en Amérique, étaient «
traumatisées jusqu’à la névrose » par le ressentiment qu’elles portaient aux
hommes... Le même auteur analysait ensuite l’expression détournée de ce
ressentiment, à travers la Série Noire, (où bien avant Le Tourmenteur, il le
retrouvait dans La Mariée était en Noir). Voix perdues, voix étouffées dans
l’immense, le gigantesque canular du siècle : la dénonciation, sur une vaste
échelle, de l’Amérique en tant que matriarcat8.

« Oui, l’argument que les femmes constituaient une classe sociale et


économique exploitée par une classe dirigeante d’hommes, que les femmes
étaient en fin de compte la classe la plus vaste et la plus exploitée de toutes,
c’était là un argument qui pouvait commencer à exister dans le quotidien de
la conscience commune. »

Voici le salut de l’épée qu’adresse au « Women’s Lib » Norman Mailer dans


Le Prisonnier du Sexe, pamphlet antiféministe.
S’il peut reconnaître que le Scum Manifesto est extrême parmi les extrêmes
et qu’il n’en représente pas moins le pôle magnétique du Women’s Lib », ce
peut être dans le dessein de compromettre le mouvement tout entier avec
cette rêveuse de « sexocide » ; mais c’est pourtant une vérité indéniable. Si,
selon Reimut Reiche, le noyau constitutif de la vie humaine et sociale, sur
toute la planète, ne change en rien après les remaniements « d’organisation
socio-économique » que sont les révolutions socialistes, c’est, nous l’avons
vu, en raison du sexisme inébranlable qui préside au mitsein; mais, de
même que pour s’élever à une véritable conscience révolutionnaire, il faut
savoir quitter Diderot pour Sade, de même pour concevoir une perspective
future où faire éclater ce fameux noyau atomique de l’homo sapiens, il faut
savoir quitter Kate Millett et faire un bout de chemin avec le Scum.

Depuis cet été 1968 qui Vit naître le manifeste de Valérie Solanas et son
«programme politique en forme de science-fiction », le « Women’s Lib »
s’est répandu comme une traînée de poudre préparée pour le cordon
pickford et la mèche embrasée à travers tous les U.S.A.; et cette odeur de
dynamite a franchi l’Atlantique, gagné Londres et Paris, fait éternuer le
Vatican et secoué d’un coup de tempête les moulins et les tulipes des «
Dolle Mina», jusqu’aux berges des fjords du Nord européen.

J'en ai ras le bol du système, du pouvoir, des hommes qui le détiennent,


des hommes surtout.

(Couverture de Moi, la salope, trad, française.)

Le 31 août 1970, — soit trois semaines après la sortie de prison du «Black


Panther» Horace Newton saluant la « juste lutte » des femmes, — le New
York Times fit le point de la situation :

« Cette semaine, marquant le cinquantième anniversaire de la proclamation


du 19e amendement accordant aux femmes le droit de vote, le Women’s Lib
diffus, divisé, mais fermement résolu, projette un jour de protestation
nationale contre l’oppression actuelle du sexe féminin. Des défilés, des
prises de parole farouches et des théâtres guerilla sont prévues. »

Les femmes achetèrent des «poubelles de la liberté » pour y jeter


publiquement des symboles d’oppression parmi les plus divers :
cosmétiques, détergents, soutiens-gorge, publicité diététique, aiguilles à
tricoter, et même pilules contraceptives considérées parfois comme moyen
récupéré par la société de consommation et l’indifférence égoïste des mâles.
Des discussions furent amorcées dans la rue, au cours d’une distribution de
tracts; le « théâtre guerilla » simula l’accouchement, la prostitution
économique du chantage à l’embauche, etc.

Le Times rappela qu’après avoir réclamé l’égalité des salaires et


l’avortement libre et gratuit, les féministes se radicalisaient et déclaraient
leur intention d’abattre le système patriarcal. Ceci avait pris tournure avec
le post-scriptum au livre de Kate Millett, la Politique du Mâle, thèse de
doctorat vendue sur polycopie; ce post-scriptum était l’œuvre de Dana
Dessmore, militante radicale, et s’intitulait : No more Fun and Game, «
Assez rigolé comme ça ! »

Kate Millett, qui venait de poser la quatrième pierre angulaire de la théorie


pour la libération des femmes, se refusait alors de porter le titre,
journalistique en diable, de «Mao Tse Toung du Women’s Lib ». Il est
certain qu’elle achevait une courbe amorcée avec Betty Friedan. Alors que
l’auteur de la Femme Mystifiée est une bourgeoise aisée et une enquêteuse
pleine de compétence, qui possédait foyer, mari, enfants, Kate se présentait
comme «brillante laissée pour compte du monde masculin». Elle
appartenait à l’univers marginal, avec son enfance pauvre due à un foyer
désuni et à la désertion du père, ses vagues essais de sculpture, son
concubinage avec un Japonais, son refus du mariage et son soutien aux
«lesbiennes radi-çales». Sa thèse de doctorat, depuis lors publiée et traduite,
best-seller des deux côtés de l’Atlantique, fut par son examinateur George
State défini de la sorte : « Lire ce bouquin est comme s’asseoir avec les
couilles prises dans un casse-noisettes!»

Les groupes les plus divers se multiplièrent avec les noms les plus
inattendus : les «Bas Rouges», les «Sœurs de Lilith », «Du pain et des
roses», etc. Dans le tumulte de « ces voix furieuses », celle de Ti-Grace
Atkinson domine alors ;

— Nous avons besoin de révolution dans la révolution. Nous devons


toucher la vérité dont de nombreuses femmes ont peur.
« Si vous examinez les lois, vous verrez que le mariage est du rapt légalisé,
source de travail non payé, qui ampute la liberté de mouvement de la
femme et ne nécessite en rien la certitude de l’amour d’un homme.
L’amour, c’est autre chose.9

Il est toujours compris avec une notion de dépendance; nous n’en voulons
pas. Ces individus aujourd’hui définis femmes doivent faire éclater le
problème. En quelque sorte, les femmes doivent commettre un authentique
suicide. »

Nous voilà loin, avec ce langage extrémiste, du manifeste de 1967 et du


premier groupe féministe fondé la même année à Chicago, avec Joreen
Freeman, Naomi Weisstein et Heather Both!... Cette dernière avait
commencé à se radicaliser en donnant à Mademoiselle une interview sur la
question de l’avortement, où elle déclarait que la conscience révolutionnaire
commençait lorsqu’on s’apercevait que ce problème « était social et non
individuel ».

Peu après, elle avait fondé avec Paméla Allen le premier groupe de
libération, à New York. Le ton du féminisme avait commencé alors à
changer, bien que ce groupuscule fût contemporain de l’apparition du
N.O.W. L’aile gauche de ce dernier ne pouvait que communiquer, sinon
fusionner, avec la tendance Both et Allen.

Telle est l’histoire de l’éveil américain, aux U.S.A. Au Canada, les femmes
s’étaient également mises à contester leur statut à partir de l’automne 1967.
Dans la Nouvelle Gauche canadienne, quatre jeunes filles de la Student
Union for Peace Action rédigèrent un rapport ; « Sœurs, frères, amants,
écoutez! » Ce texte partait de l’observation marxiste que la mesure de
l’homme est celle de la femme par rapport à l’homme. Elles exposaient,
avec la même amère exactitude que Carmichael ou que Juliett Mitchell, la
position des femmes au sein des mouvements de la Nouvelle Gauche; tout
bonnement celle de la tradition, soit une absolue soumission au leadership
masculin. Le radical-féminisme canadien prit là son point de départ.

Le radical-féminisme a gagné du terrain en Grande-Bretagne. L’auteur de la


Femme Eunuque conte comment elle prit la parole « devant un auditoire
mixte et rassis ». Et pourtant, surprise : « des femmes timides et nerveuses
ont exprimé en présence de leur mari leur opinion sur les sujets les plus
subversifs. Les infirmières se révoltent, les enseignantes font grève, les
jupes ont toutes les longueurs, les femmes n’achètent plus de soutiens-
gorge, elles exigent le droit à l’avortement : la rébellion est en train de
prendre de la force et peut devenir une révolution. »

En Suède, qu’a touchée depuis longtemps la parole de Betty Friedan, un


réveil de type plus calme a regroupé des intellectuelles, des ménagères, des
célibataires. La Suède est un pays de vieille tradition féministe, ce dont le
théâtre gyno-phobe de Strindberg porte assez la trace. Les femmes y votent
depuis 1866. (C’est la même année que paraissait le livre d’Olympe
Audouard, Guerre aux hommes! qui encourageait les femmes aux procédés
violents.) Dix ans plus tôt, ce royaume avait accordé à la célibataire des
droits égaux à ceux des hommes, à la suite d’un roman de la Scandinave
Frederika Bremer, Herta, « qui en 1856 avait été pour la femme du Nord
européenne ce que fut la Case de l’oncle Tom pour la cause de l’esclavage
des Noirs10 ».

Ceci posé, et en dépit d’une croissante participation de la Suédoise au


travail de la nation (55 femmes mariées inscrites à la Sécurité Sociale en
1962 pour 30 en 1950), elles ne cessent aujourd’hui de protester contré le
faible nombre de crèches qui sont censées aider la mère au travail11; à
l’inverse de l’Américaine, les Suédoises se plaignent moins de se voir mal
accueillies par le marché du travail que de manquer d’àide ménagère. Betty
Friedan le constata, lors d’un voyage qu’elle raconte dans Les femmes à la
recherche de la quatrième dimension :
« En Suède, on dit : il n’y a pas d’égalité tant que les hommes ne partagent
pas les responsabilités du mariage, de la maison et des enfants avec les
femmes, et que les femmes ne sont pas à leur tour les partenaires des
hommes dans la société 12... »

Le «groupe des huit», fondé à Stockholm par huit femmes a pris en main ce
réveil du deuxième sexe, pressenti déjà par le film d’une femme metteur en
scène, amie de la féministe Bibi Anderson : les femmes, secrètement
enragées de n’avoir aucun contrôle des leviers de commande, se défoulent
en rêve et terrassent par l’emploi du judo tous les hommes qu’elles
rencontrent. Des cercles d’études, des débats et des textes impulsèrent le
mouvement qui rendit compte de son travail au congrès international du 12
août 1971.

Parmi les Nordiques, les « Dolle Mina » bruyantes et hautes en couleur


méritent une mention spéciale. Le mouvement est mixte : un homme pour
neuf femmes, à la grande indignation des Américaines qui firent un éclat au
même congrès lorsque les Hollandaises leur amenèrent cet allié objectif.
Ces militantes parmi lesquelles émerge la personnalité de Sofia Vries, la
célèbre féministe d’Amsterdam, ne s’occupent pas que de l’émancipation
de la femme; comme les Danoises, elles se rallient également au socialisme
et haranguent les ménagères des quartiers pauvres. Leurs activités prennent
volontiers un tour plus hardi qu’ailleurs; elles sifflent les garçons dans la
rue et leur pincent les fesses dans l’intention pédagogique de leur montrer
ce que c’est que d’être objet sexuel, sans doute pour leur faire ressentir « ce
malsain mélange de narcissisme et de paranoïa» qu’invoque Norman Mailer
dans l’ouvrage antiféministe déjà cité; elles quêtent pour bâtir une clinique
d’avortement gratuit et envahissent les congrès de gynécologie afin de
montrer, en relevant le t-shirt, le tatouage qui orne fièrement leur abdomen ;
« Mon ventre est à moi. » Pour la fête des Mères, elles ont organisé une
marche des Filles-Mères. A Amsterdam s’est fondée une « Maison des
Femmes » avec enseignement technique et cours de karaté.

En Belgique, le départ du radical-féminisme se fit à partir des hommes.


Ceux-ci, en contact avec les insoumis militaires, eurent l’idée d’impulser
des groupes d’étude et de recherche féminins sur les problèmes de la
libération, à partir d’une représentation d’amateurs : L'Infirmière, d’Armand
Gatti. Au cours de la discussion qui précéda cette initiative, des membres
du M.L.F. de Paris convainquirent ces camarades bien intentionnés de ne
pas céder à la tentation de la mixité dans le but d’aider les femmes à
s’exprimer, l’expérience prouvant que jamais celles-ci ne le faisaient
sincèrement et librement en présence des hommes. Ces derniers
consentirent donc à donner la première impulsion, puis à se retirer. Depuis
lors, des cercles uniquement féminins ont commencé à fonctionner; un
«Parti Féministe Unifié», des «Lesbiennes Radicales » et des groupes
mixtes, les « Marie Mineur » qui le furent toujours, le F.L.F., qui l’est
devenu; un mouvement « pour la légalisation de l’avortement » a surgi à
Liège après le manifeste des 343 à Paris; des crèches sauvages ont apparu.
En fé-vier 1973 eut lieu à Gand, à propos du procès du Dr Peers, une vaste
marche pour «Abortus Vry», l’avortement libre.

Enfin, en France, le Mouvement de Libération des Femmes est né presque


simultanément à Paris, à Lyon et à Toulouse13. A la rentrée de l’année 68,
des étudiantes contestataires remarquèrent que la question des femmes
n’avait jamais été inscrite à l’ordre du jour par les agitateurs du mois de mai
et décidèrent de fonder un mouvement à l’instar du Women’s Lib; ce dont
rendit compte L’Idiot International, n° 5.

Nous ne sommes que les servantes de nos maris. Nous n’avons pas à
nous dresser fièrement contre nos maîtres.

Discours de sainte Monique, mère de saint Augustin, aux femmes qui se


plaignent d’être battues.

La militante du M.L.F. qui signe «Actuelle» dans le numéro 4 d'Actuel


résume le départ du mouvement :
« Jusqu’à présent nous étions considérées comme des domestiques, nous
n’avions d’autre horizon que celui du type qu’on nous avait imposé... Voici
l’heure des remises en question radicales. Tous les couples sont des couples
bourgeois!
« Quelques aventurières qui ne goûtaient pas ces délices étaient la proie des
flammes. Vierges, elles étaient considérées comme de vieilles peaux;
amoureuses, comme des putains; concubines, comme des oiseaux de
passage. Au-dessus de trente ans, leur valeur marchande avoisinait zéro. Si
elles se commettaient dans la politique, on leur signifiait d’aller régler leurs
problèmes vaginaux ailleurs.
«Les Américaines se manifestaient à grands cris...
La France, pays du gros rouge et de la ceinture de flanelle, a attendu mai
1968 pour déborder le cadre institutionnel des révoltes permises. Et
pourtant, la libération de la femme ne figure nulle part dans les ordres du
jour groupusculaires. »

Lorsque à la rentrée quelques intellectuelles s’emparèrent de la question, il


fallut créer des crèches sauvages pour relancer le mouvement qui prit pied,
de la sorte, à Censier, à Nanterre, à Vincennes et aux Beaux-Arts, le dernier
bastion à tomber lors de la fin de la mini-révolution de 6814 ce fut grâce à
l’expérience de ces jeunes femmes de la classe bourgeoise, grâce à leurs
contacts avec les ouvrières et ménagères de banlieue, et non pas grâce à
Dieu sait quel préjugé intellectuel, marcusien ou autre, que dans leur
combat les objectifs purement matériels : égalité des salaires, demande
d’aide au ménage, etc., furent peu à peu remplacés par la mise en cause
radicale du couple et de la famille dans la société.

Les bourgeois libéraux, les gens de gauche, les gauchistes, en gros tout ce
qui resta extérieur à ce mouvement pensa ceci : cette résurgence inattendue
du féminisme de type 1848 était dû à une idée préconçue d’intellectuelles
en dehors de problèmes «réels» de la classe ouvrière; ce fut le contraire qui
se passa! Lorsque les filles du M.L.F. cèdent à une tendance intellectualiste
de gauche, elles tendent tout aussitôt à donner aux problèmes qu’on leur
soumet une tendance marxiste classique, et non pas ce qu’on appelle, à tort
du reste», « féministe pure ». Ce sont les prolétaires qui consentent à
s’exprimer devant elles qui les ramènent (parfois à leur propre insu) à partir
de l’oppression spécifique des femmes.

Un bon exemple a été cité par un tract récent :


« Une employée des chèques postaux vient nous exposer la façon
spécifiqufe dont elles sont traitées parce qu’elles sont des femmes :
méthode d’intimidation, discipline, infantilisation, climat psychologique
particulier... problème qu’on détournait toujours pour la ramener aux
conditions d’exploitation (d’ailleurs très dures). Elle avait beau insister sur
ce qui lui tenait à cœur, elle n’était pas écoutée par les filles, obsédées de lui
faire dire ce qu’elles avaient envie d’entendre.»

(Pour un groupe féministe révolutionnaire.)

On le voit : l’ironie des spécialistes devant ce qu’ils jugent une


extravagance de «petites bourgeoises intellectuelles », à savoir l’urgent
besoin de remettre en question non plus les structures économiques
capitalistes mais avant tout le sexisme, cette ironie tombe à plat. C’est
pourquoi le M.L.F., parti comme un fantasme, critiqué, méprisé, s’est
victorieusement maintenu et développé en France et a pris pied en province,
dans des milieux qui sont loin d’être uniquement ceux des enseignants et
des intellectuels.
Le premier mouvement informel, uniquement basé sur une pulsion qui est
celle d’un éveil, était lancé. Il ne possède aucun sommet, aucune
bureaucratie, il fonctionne sur la base d’assemblées générales bi-mensuelles
et de groupes très diversifiés, commissions d’affinités ou groupes de
quartiers que, depuis peu, complètent les groupes de « prise de conscience»
apprenant tout bonnement à un petit nombre de femmes à se connaître en
tant que femmes, à s’apprécier et à nouer entre elles des liens affectifs
solides selon le mot d’ordre du chant du M.L.F. :

Seules dans notre malheur, les femmes,


Parlons-nous, regardons-nous!

Mieux encore : l’imagination prend le pouvoir :


«Kidnapper Ménie Grégoire, inventer Mme Soleil, coucher avec le Pape,
nous déguiser en hommes, aller au hammam pour se caresser entre femmes,
foutre une baffe à Isabelle (d’Hara-Kiri) qui est vraiment trop pédé, rire
avec nos amants préférés, faire pousser des fleurs bleues, pour tout cela,
pour tout le reste, pour le plaisir, on s’organise. Salud ! »

M.L.F., janvier 197115

L’impact de la fantaisie débridée sur le réel devait être démontré. Ménie


Grégoire ne fut pas kidnappée, mais sabordée le 11 mars 1971, les petites
fleurs furent semées sur les pelouses de Reuilly pour une dérision de la Fête
des Mères, avec théâtre guérilla et exposition d’œuvres picturales en plein
air, les déclamations lyriques et humanitaires du professeur Lejeune, —
aussi douées d’émotion que l’œil de verre d’un S.S., — furent perturbées à
coups de saucisson sec (après l’avoir été par des morceaux de mou et le cri ;
« tenez m’sieur je viens d’avorter »), et au cours d’une marche
internationale pour l’avortement libre un mariage fut interrompu à l’église
Saint-Ambroise en 1972. Sans compter la préhistoire :
«Actions récentes qui furent parfois unanimes, parfois le fait d’un groupe
toujours libre d’entreprendre ce qu’il entend à condition de ne pas avoir été
désavoué par l’A.G. Manifestations devant la Petite Roquette : “ Nous
sommes toutes des voleuses, avorteuses, putains à divers congrès bidons et
truqués pour semer un peu le désarroi, aux états généraux de Elle, à la Fac
de Médecine (réunion des médecins). » (Actuelle.)
Nous pouvons depuis lors ajouter à la liste : contradiction portée avec des
membres du FHAR à une Table Ronde présidée par Evelyne Sullerot, sur la
«liberté sexuelle», au centre Laënnec16, ainsi que six mois plus tôt au débat
des « Conseillers Conjugaux » qui présentait le film de Bertucelli sur le
Women’s Lib, salle de l’U.N.E.S.C.O., mars 1971; et surtout, expédition
punitive au Congrès de Sexologie de San-Remo, en avril 1972, qui â rempli
la presse et la télévision italiennes et enfin soutien aux trois Maria, 1974.

Quel homme a pu manquer de confiance an point de croire que la


fécondité légitimait l’amour?

René Crevel (Mon corps et moi).

L’action la plus spectaculaire du M.L.F., nous l’avons vu, fut l’idée du


manifeste des 343 et la campagne qui le soutint, jusqu’au procès de
Bobigny. Le manifeste lui-même était de type nouveau : il se contentait
d’énoncer un fait social (le nombre d’avortements par an, le danger de leur
clandestinité) et de se déclarer coupable d’un fait condamné par la loi, puis
posait la simple revendication de l’avortement libre. Pas un mot sur les
motivations, pas un ronron, pas une explication; jamais aucun groupe
n’avait pondu, dans une intention de protestation ou de demande, un texte
aussi lapidaire. Sa simplicité elle-même fut considérée comme une
provocation énorme. Oser signer ce texte sans dire ce qu’on gagne par an,
pour quelle raison on peut désirer interrompre une grossesse ou pourquoi on
l’a fait, ne rien mentionner du partenaire (ce qui émut le plus Oraison,
comme on a vu plus haut), quel outrage! Les pires intentions furent aussitôt
attribuées à leurs rédactrices et signataires, par exemple la soif de publicité!
C’est normal. Montherlant cite la réaction de quelqu’un à propos du suicide
romantique d’un pauvre Russe émigré en France à la nouvelle que son
compatriote Gorguloff avait assassiné le président de la République : «
Croyez-vous qu’il était sincère? » (C’est aussi ça, Joe, la France.)

Dans sa comique caricature, de ce que pense le Français moyen lecteur de


l’Aurore et joueur de tiercé, le canard Minute nous fournit un étonnant La
croisade incroyable des faiseuses d’anges, lu avec délices par celles qui
avaient encore besoin de se radicaliser à cet égard. Ce cas extrême
symbolisa fort bien ce qui existait de résistance globale, abrupte,
cavernicole, dans ce voltairien pays si fortement déchristianisé, et chez des
gens qui ne songeraient pas à lire Minute, y compris chez des
sympathisants, chez des libéraux, chez des pronon-ceurs de oui, mais, si,
car, or, donc.

Et dire que cette passante pourrait me donner ma photographie : un fils!


Deux sous dans la fente, et dans neuf mois mon portrait résumé.

René Crevel (Mon corps et moi).

Fourier a plus que jamais raison. Cette libre disposition du corps chez la
femme est un scandale, et remet en cause la société tout entière. Dans la
société bourgeoise, frustrée et obsédée, cette formule se traduisait jusqu’à
présent ainsi : « Liberté de s’abandonner à ses instincts17 », « permission de
coucher avec n’importe qui ». (Il ne fut que d’entendre les poncifs amers
d’un professeur Lejeune, ce 5 mars 1971, à la Mutualité : « certain
mouvement qui revendique l’émancipation de la femme, en réalité qui ne
vise qu’à réclamer LE PLAISIR...».) Aujourd’hui, on commence à
comprendre que la vérités n’est pas si simple, et que cette «libre
disposition» entraîne de tout autres conséquences, y compris celle-là, bien
entendu; et qu’il peut être parfaitement valable dans la plus rigoureuse des
conduites morales de coucher, non « avec n’importe qui», mais avec qui
vous plaît et non vous profite; et de faire de l’amour physique un choix, une
passion, un agrément, un intérêt, une expérience, n’importe quoi sauf une
fixation et une situation sociale, sauf une prétendue source de revenus et
une réelle source d’aliénation et de servitude. Mais en dehors de ce refus
d’abandon à la morale, la libre disposition en question met en jeu toutes les
autres conduites, qui ne regardent pas que les femmes : liberté de
fécondation ou de refus de fécondation, liberté du style de vie érotique qui
fait fi de tous les préjugés contre les «déviations» et les «perversions», etc.
Ce qui, de Fourier à Marcuse, consiste en effet à la plus grave remise en
question, de l’intérieur, de notre monde, de ses structures de pensée et de
son vécu.

C’est donc sur ce « point chaud » que s’est mobilisé le M.L.F.; ainsi que
nous l’avons dit plus haut, ce combat l’a requis si profondément que
certaines militantes, répétons-le, s’inquiètent aujourd’hui, de voir
s’estomper les objectifs plus lointains au profit de cette revendication pour
l’avortement libre; il est certain que cette demande sera satisfaite un jour, et
qu’il existe un danger réel pour le mouvement de se fasciner sur ce but
unique à la façon dont le vieux féminisme s’est centré sur le droit à la
«culture», puis sur le droit de vote. L’exemple des Noirs est là pour prouver
que ces légitimes réclamations peuvent devenir des os qu’on jette à ronger à
l’appétit révolutionnaire. Et la stratégie exige que jamais l’ensemble d’un
front ne soit négligé pour un point précis, ni que ce point soit négligé par
rapport à l’ensemble.

C’est en raison de quoi, en novembre 1971, des militantes ont rédigé un


tract qui semble préciser mieux que toutes les discussions précédentes le
problème des perspectives du Mouvement :
«... Il faut savoir si le Mouvement sera un mouvement de masse, dont font
potentiellement partie toutes les femmes comme groupe spécifiquement
exploité, ou s’il sera un groupuscule de plus, car l’étiquette gauchiste que
certaines s’efforcent de mettre sur le Mouvement nous coupera d’emblée de
la masse des femmes. Nous ne sommes pas là pour faire la politique des
hommes et recevoir les directives du PSU ou des ML par filles interposées.
Les gauchistes du Mouvement, manipulées par les hommes, tentent de
transformer le Mouvement en annexe des groupes politiques; elles
transmettent la conception masculine de la libération des femmes qu’il
faudrait remettre « dans la bonne voie ».
«La lutte des femmes... remet en question tous les aspects de la société
globale (dans laquelle s’insère l’exploitation de classe) ainsi que le
caractère privilégié de la lutte anticapitaliste. »

(Pour un groupe féministe révolutionnaire, nov. 1971.)

L’Italie s’est également éveillée au féminisme radical. Comme on s’en


doute, la remise en question des lois sur l’avortement a connu un remous
passionnel encore plus violent dans ce pays, bastion du catholicisme. Le
livre qu’Elvira Banotti a consacré au sujet (en cours de traduction
française), fut qualifié pan la critique non seulement de pernicieux mais de
menteur : « C’est imaginaire d’un bout à l’autre», fut-il dit de cette enquête
qui collectionne une série de faits encore plus incroyables qu’en France.
Autour de cette œuvre eurent lieu des débats, à Rome, où des injures et
même des coups furent échangés entre hommes et femmes.
Contrairement à la France, le mouvement du nouveau féminisme en Italie
est divisé, au lieu de comporter un seul groupe ayant des courants intérieurs
divers et même opposés comme celui du « gauchisme » et du « féminisme
révolutionnaire ». (Sans compter celui du lesbianisme qui, bien que
minoritaire, est d’autant plus important qu’il met en cause une forme de
sensibilité et non une pensée idéologique.)

Les noms de ces groupuscules sont : Movimento di Liberazione della dona,


qui fut fondé en février 71 et ne répugne pas aux alliances avec la politique
masculine; le Fronte Italiano di Liberazione Fem-minile, plus radical; et, à
l’extrême pointe, la Rivolta Femminile, qui est le mouvement d’EIvira
Banetti et de Caria Lonzi.

Cette dernière a exprimé le point de vue de ces féministes radicales en une


sorte de manifeste intitulé Crachons sur Hegel qui n’est pas encore traduit
en français.

Les femmes devraient brûler leurs taudis au lieu de passer leur temps à
les ranger stupidement.

Françoise d’Eaubonne, Le Quadrille des Matamores, 1953.

Cet écrit d’une cinquantaine de pages (comme Scum Manifesto) pose une
remise en question fondamentale des problèmes de la femme dans la société
patriarcale, telle que la structure son économie, et telle que la reflète la
pensée occidentale, — particulièrement celle de Hegel qui justifie le
sexisme au niveau idéologique et philosophique. Caria Lonzi démontre
comment, chez ce penseur, coexistent deux positions : l’une qui identifie le
destin de la femme et le « principe de féminité » (ce que Freud, ajoutons-le,
confirme par la célèbre parole : « L’anatomie est destin »), et l’autre qui
estime que la servitude est « une condition humaine qui réalise dans
l’Histoire la maxime évangélique : «les derniers seront les premiers».

Caria Lonzi a l’originalité de mettre l’accent sur l’alliance entre la femme


opprimée et l’adolescent contre le Phallocrate. Cette conception est sans
doute imprégnée de la mentalité méditerranéenne de complicité entre la
Mère et le Fils contre le despotisme du Père, complicité que l’Eglise a
transcendée au niveau théologique d’une intercession de la Mère appuyant
le sacrifice du Fils auprès du Père. Mais l’analyse de l’auteur appuie sur les
possibles fraternités entre mouvenment de libération féminine et courants
de la jeunesse contestataire. Elle n’en est pas, pour autant, un retour par la
bande à la sacro-sainte Famille :
« Dans les pays de la zone socialiste, la socialisation des moyens de
production n’a pas effleuré l’institution morale traditionnelle; elle l’a même
renforcée en tant qu’elle a renforcé le prestige et le rôle de la figure
patriarcale. »

«La famille est le pivot de l’ordre patriarcal; elle est fondée non seulement
sur les intérêts économiques mais sur les mécanismes psychiques de
l’homme qui, à chaque époque, a pris la femme comme objet de domination
et comme piédestal18.» Après avoir rappelé les erreurs de Lénine en matière
sexuelle, selon les citations de ses entretiens avec Clara Zetkin et de sa
correspondance avec Inès Armand (cas mêmes pauvretés dont se réclame C.
Broyelle pour justifier le puritanisme chinois!), C. Lonzi déclare: «Aucune
idéologie révolutionnaire ne pourra plus nous convaincre que les femmes et
les jeunes gens trouvent des devoirs et des solutions dans la lutte, dans le
travail, dans la sublimation, dans le sport. » Et, constatant que le culte des
vertus mâles qui ont toutes pour centre le ressort d’une fondamentale
agressivité a fait de l’inconscient masculin « un réceptacle de sang et de
peur » et qu’à la femme a été dévolu le rôle de rassurer et de sécuriser,
Caria Lonzi propose : « Abandonnons l’homme pour qu’il touche le fond de
sa solitude. » Ce qui rejoint une des déclarations souvent entendues au
M.L.F. : la libération des femmes passe par la preuve faite concrètement, en
plein vécu, qu’elle peut se passer de l’homme à tous les niveaux.

Cher trésor, pendant que tu te réjouis de tes préoccupations domestiques,


je cède au plaisir de résoudre l’énigme de la structure de l’esprit.

Lettre de Freud à sa fiancée.

Dans la conception hégélienne, le monde, en tant qu’histoire masculine,


prend naissance à ces deux sources : le Travail et la Lutte. Caria Lonzi cite
des exemples de la filiation patriarcale d’une communauté à son chef; en
septembre 70, alors qu’elle écrivait ce manifeste, les journaux titraient pour
la mort de Nasser : « Cent millions d’Arabes se sont soudain sentis comme
orphelins. » (Et en novembre, après le trépas du général de Gaulle, on
pourrait ajouter ce mot célèbre : « La France est veuve. ») L’auteur conclut :
« Que l’on ne nous considère plus comme les continuatrices de l’espèce.
Nous ne donnerons plus de fils à quiconque, ni à l’homme, ni à l’Etat. Nous
les donnons désormais à eux-mêmes et nous nous restituons à nous-mêmes.
»

Cet éveil italien est d’autant plus intéressant et pathétique dans le pays du
phallocratisme catholique où la libre disposition du corps est bien plus
éloignée encore que dans notre patrie, surtout quand il s’agit de la sacro-
sainte maternité obligatoire. Une enquête internationale sur la femme,
publiée par Hachette il y a une dizaine d’années, remarquait que l’Italienne
n’était si tapageuse, volubile, minaudière et hypersensible que par
surcompensation de son inexistence sociale et de son statut qui la condamne
à n’être, tout le long de sa vie, qu’en fonction de son père, de son mari, de
ses enfants. En stylisant un peu sommairement, on peut dire que l’Italienne
d’aujourd’hui correspond environ à ce qu’était la Française des années
1930-1940. C’est juger de l’impact que produit, dans un contexte pareil,
une agitation radical-féministe.

Un des pays les plus sensibles dans sa réaction à ce courant universel est le
Danemark, pays de vieille tradition féministe.
La présidente du « Conseil National des Femmes Danoises», qui se nomme
Edele Kruchow, a déclaré au journaliste Yves de Saint-Agnès :
« Aussi enviable que paraisse notre sort, l’inégalité entre les hommes et les
femmes n’en demeurent pas moins dans les faits. »
Elle s’en exprime, au sujet des salaires :
« C’est dans ce domaine qu’on constate l’injustice la plus flagrante. Le
Danemark a ratifié la convention du Bureau International du Travail relative
à l’égalité des salaires19. Cependant, la moyenne des salaires féminins
persiste à demeurer inférieurs de 20 % à celle des salaires masculins. »
C’est pourquoi les «Bas Rouges», organisation féministe extrémiste, a lancé
une opération originale : n’acquitter que 80 du prix des transports en
commun, ce qu’on a appelé « opération autobus». Ce qui ne les empêche
pas de consacrer de grands débats à la question primordiale du Koens-roll, à
savoir le rôle respectif des sexes. Défilés de pancartes, agression publique
des hommes, bousculades des soldats de la Garde Royale, sont les autres
entreprises de ces Danoises aux jambes vermeilles. Un autre mouvement
moins expansif soutient leurs revendications, «L’Union des Femmes
Danoises». Elle est impulsée par une féministe de vingt-huit ans, belle
comme un ange pour conte de Noël dans un livre d’Anderson, Grete Fenger
Moeller; et elle tient ce langage :
« Nous ne voulons pas être considérées comme des hommes mais comme
des êtres humains. Il faut qu’à tous les niveaux l’égalité soit établie et qu’on
cesse d’attribuer des rôles spécifiques aux hommes et aux femmes20. »

(En réponse à ces « prétentions » vient d’être fondé De enlige Faedre,


l’association masculiniste des «Pères solitaires», qui correspond à l’autre
mouvement suédois : Männens Rättsförening, «Union pour les droits des
maris», qui déclare par la bouche d’un de ses défenseurs. Bo Eriksson : «La
situation de l’homme en Scandinavie n’est guère plus enviable que la
condition féminine en Espagne. ») Aucun rapport avec notre M.L.H 21.

Tous les mouvements de femmes tinrent leur premier congrès international


(c’est-à-dire américano-européen) le 12 août 1971. Ce fut à Stockholm,
dans un vaste immeuble dont le onzième étage parut parfois trop petit pour
contenir les « femelles en colère». Les Allemandes, jusqu’à présent les plus
timides, déclarèrent suivre la campagne pour l’avortement qu’avaient
déclenché les Françaises. Des projets furent mis au point, entre autres une «
marche internationale pour l’avortement libre et l’accès à la contraception
», qui eut lieu le 20 novembre de la même année.

«Le mouvement féministe n’est pas international, mais planétaire», affirme


Crachons sur Hegel. La formule est belle. Il faut reconnaître qu’elle ne
correspond encore qu’à un rêve. C’est la question de la femme qui est
planétaire; le mouvement, jusqu’à présent, n’embrasse que la majorité des
pays européens et le Nord des U.S.A. La femme du Tiers Monde et la
majorité des Américaines latines, exploitées ,de l’exploité, n’ont pas encore
émergé à l’existence humaine; peut-être un prochain congrès verra-t-il
quelques Algériennes protestant contre le coup d’arrêt aux droits des
femmes, tant espérés dans les maquis et les geôles par les héroïnes du
F.L.N.?

Dans ce même bassin méditerranéen, berceau de notre plus sinistre


oppression, comme l’explicite Germaine Tillion dans Le harem et les
cousins, vient de naître un tout nouveau et bien imprévu type de féminisme
sauvage, au Portugal. Voici ce qu’exprimait une lettre que nous avons reçue
bien avant l’affaire des « Trois Maria » :
«En tant qu’organisation, le féminisme n’existe pas pour le moment. Il
existe toutefois, et ceci est bien portugais, des femmes qui sont
particulièrement sensibilisées au problème et qui commencent à se montrer
et à foutre un peu de pagaille dans le bel ordre phallocratique... Et elles sont
déjà si représentatives qu’elles ont boycotté l’élection de Miss Europe à
l’Estoril... Les comptes rendus dans les journaux en faisaient état. Et ce
n’était pas seulement l’illégitimité de leur condition qu’elles mettaient en
cause, mais celle de tout le régime féodal portugais. Donc, c’était très
politisé! Puis j’ai appris aussi des tas de choses intéressantes et curieuses
sur les poissonnières, des femmes typiques chez nous, fortes en gueule, qui
se réunissent entre elles exclusivement et décident d’aller à la revue en
vogue ou au bistrot le soir sans un mot au mari ou à l’amant. Elles ont aussi
leur genre de club ou association et prennent en charge les chômeuses, les
femmes malades, etc. Aucune intervention de l’Etat : ce sont elles qui
mettent en commun leur argent et qui gèrent tout le truc... » (Isabel D..., 10
août 1972.)

Donc, ce qui est fort intéressant, une certaine prise de conscience populaire,
spontanée, sauvage, du féminisme nécessaire a précédé ici le discours des
intellectuels.

L’année suivante éclatait le scandale des « Nouvelles Lettres Portugaises».


Ainsi que dans le procès de Bobigny dont l’inculpée, Marie-Claire
Chevallier, fut dénoncée par son « complice » (le garçon qui l’avait violée),
les trois Portugaises furent signalées à la justice par les typographes qui
avaient collaboré au « délit » : l’impression de ce livre collectif qui venait
de remporter un succès foudroyant.

Pour avoir parlé ouvertement et avec une sincérité rageuse de leur


oppression, de leur éducation mystificatrice, de l’obscurantisme religieux,
des outrages sexuels et des maternités aliénantes, elles furent accusées
d’avoir manqué aux bonnes mœurs, et citées en justice. Des tracts furent
distribués : « Elles risquent la prison pour avoir écrit un chef-d’œuvre!»
Des citations furent diffusées:
« Je dis : au Portugal, la femme n’est pas seulement l’esclave de l’homme,
mais elle joue avec allégresse et conviction son rôle de femme-objet. Je dis
: ASSEZ! Il est temps de former un bloc avec nos corps. »

L’étranger s’émut; les intellectuels se mobilisèrent. Le Nouvel-Observateur


leur consacra une interview. Des pétitions s’envolèrent de Home, de Paris.
Le M.L.F., le 21 octobre 1973, organisa une «Nuit des Femmes» à leur
profit; trois actrices, dont Delphine Seyrig, lurent à tour de rôle de longs
extraits de cette œuvre subversive. Le 30 janvier 1974 fut exécutée devant
Notre-Dame une sorte de marche aux flambeaux pour exprimer le soutien
féministe aux « écrivains portugaises », comme Paris a pris l’habitude de
les appeler.

C’est ainsi que même dans les régions de cette « mare nostrum » où s’est
développé le système phallocratique occidental, que G. Tillion résume et
dénonce si bien, des explosions surprenantes se produisent : Boumedienne
doit songer au contrôle des naissances, et de l’autre côté de la Méditerranée,
en pays fasciste, trois femmes écrivains voient se lever pour leur cause une
foule de personnes étrangères qui s’étaient fort bien accommodées,
jusqu’alors, de la dictature du fantoche lusitanien.

1 Germaine Greer, La femme eunuque, chap. 291.

2 Son article de novembre-décembre 1966 dans la New Left Notes, «Women the Longest
Révolution», qui eut un grand retentissement, « s’efforce d’intégrer le féminisme à la révolution
prolétarienne tout en sachant que rien, dans les groupes politiques ou les régimes socialistes existants,
n’indique qu’un tel contrat serait respecté » (G. Greer).
En effet : « L’oppression de la femme est le résultat des millénaires; le capitalisme l’a reçu en
héritage plutôt qu’il ne l’a produit», dit Crachons sur Hegel (1970).

3 Cf. notre contribution Le féminisme, histoire et actualité. Les trois autres pierres angulaires sont
Une chambre à soi de V. Woolf, Le Deuxième Sexe de S. de Beauvoir, et La Politique du Mâle de
Kate Millett.

4 Les femmes à la recherche de la V dimension. Collection « Femmes », Denoël-Gonthier.


5 Crachons sur Hegel, dans la même optique, parle de la « face cachée » de la terre : le sexe féminin.

6 Cette affiche fut apposée aux Beaux-Arts après une descente matinale de jeunes fascistes casqués et
armés de barres de fer qui faisaient la tournée des Facultés en novembre 1971, avec la mention
murale : « Fascistes, le FHAR vous attend. »

7 Le tourmenteur, Richard Neely, Gallimard, 1971.

8 Il s’agit d’un essai de Georges Legman traduit par Les Temps Modernes en 1950 : Avatars de la
Garce. L’auteur qui étudiait cette haine des sexes dans la littérature noire américaine notait ceci :
« L’absence de qualités littéraires importe le moins du monde en ce cas. Les livres dont on vend deux
millions d’exemplaires seraient importants même s’ils étaient écrits en petit-nègre et imprimés sans
ponctuation. »
Et G. Legman, devant l’importance démesurée de la « Garce » estimait que le ressentiment de la f
emme contre le mâle américain touchait à la névrose. Etudiant après lui ce phénomène de la haine
des sexes à travers le roman populaire aux U.S.A., nous avions conclu :
«Les plumitifs à gros tirage du nom de Ben Ames Williams, Hening Dashiell Hammett, Matthew
Head, etc. décrivent un univers dégoulinant de sang, hallucinant et mortellement naïf, où rérotisme
est obsédant, non par sa présence, par sous-entendus... La décence officielle le refoule à la frange
lumineuse du spectre sans jamais lui permettre de bondir en pleine clarté. » (Le Complexe de Diane,
p. 265.)
Nous cherchions ensuite les causes que pouvaient avoir les femmes d’être mécontentes dans ce pays
présenté comme un « matriarcat » et trouvions ceci : en 1945, un congrès féminin groupant à Paris
des femmes de tous les pays entendit la déclaration des déléguées des U.S.A.; il fut expliqué
l’impossibilité du salaire égal, et décrit l’écart parfois scandaleux entre celui de l’homme et celui de
la femme. « C’est dire que quand on cite le slogan : Amérique, pays féministe, c’est la condition de la
classe supérieure qui est présente à l’esprit, non celle de l’innombrable classe travailleuse» (ibid).

9 Ti-Grace définit ailleurs l’amour des femmes : « La réaction de la victime à un viol, »

10 Cf. La victoire de la femme, « Panoramas d’Histoire », éd. Pont Royal. La pauvre F. Bremer ne
méritait peut-être pas cette comparaison faussement laudative.

11 30 000 places seulement pour 80 000 enfants. Il existe encore, en Suède, une discrimination
sexuelle du salaire et un certain chômage féminin.

12 Or, les derniers travaux publiés par l’O.N.U. sur la préparation du thème : « 1975, année des
femmes», font état de décisions prises dans trois pays d’Europe pour étendre l’enseignement ménager
aux deux sexes : la Suède, la Norvège et la Pologne.

13 Ces petits groupes fonctionnaient sans se connaître, dans la même perspective radicale de totale
remise en question. La fusion ne se fit que bien plus tard, entre avril et octobre 1970.

14 Il y aurait une bonne étude à faire sur le mot de « sauvage » si fréquemment utilisé depuis cette
époque : grève sauvage, crèche sauvage, psychanalyse sauvage, et le brusque retour en force du
rousseauisme dans la pensée universitaire; ce dont le rationalisme français a ri depuis deux siècles, «
le mythe du bon sauvage » semble reprendre du poil de la bête, grâce à la contestation du civilisé par
lui-même. Le mot « sauvage » succède peu à peu à la formule des années 60 : « En colère. »
Mais pour la résistance gauchiste opposée au M.L.F. avant meme sa naissance, voir en appendice : «
Le macho-gauchisme c’est encore du machisme. »

15 Même défoulement dans le domaine de la chanson :


« On mettra des casquettes de mécanicien. — On ira en Chine par le Transsibérien. — On prendra le
soleil, on le foutra dans l’train. — Et puis on s’en fout, tout ce qu’on fait est bien. »

16 Où, en 1953, le père Xavier Tillette prononça ces paroles prophétiques : « Homosexuels et femmes
émancipées se donnent la main. »

17 De même qu’avant le nazisme (et souvent encore après lui) les psychanalystes ne parlaient que de
désobéissance névrotique et jamais d’obéissance névrotique, de même ces moralistes du dimanche et
ces conseillers pour courrier du cœur qui tinrent le haut du pavé jusqu’à ces toutes dernières décades,
n’envisagèrent jamais cet abandon à la défense (ou à la Morale) qu’implique la résistance
autodestructrice à « tous les instincts » (entendez : au tout premier chef, l’instinct sexuel).

18 Traduction Jake Grassi.

19 Evelyne Sullerot, dans Les femmes dans le monde moderne, a dénoncé le refus opiniâtre du
patronat international à cette réforme, même après la signature de cette convention; elle a montré par
quel mécanisme subit de rétribution sur la base de « points » qui ne sont que des critères arbitraires,
ledit patronat s’est dérobé à ses engagements. Partout le salaire féminin est considéré comme salaire
d’appoint; c’est en France que la différence est sans doute la plus scandaleuse, le réajustement des
salaires en mai 1968 ayant découvert, au cours de son enquête, une masse de salariées touchant très
au-dessous du SMIG, pour le même travail que les hommes, et dans des conditions de travail souvent
beaucoup plus dures.

20 Eros Scandinave, par Yves de Saint-Agnès, éditions Balland.


21 Eros Scandinave, par Yves de Saint-Agnès.
Pour un manifeste féministe planétaire (fin)

Des fins visées.— L'étude de Christiane Dupont. — Travail ménager, plate-


forme invisible de production. — Marcuse. — Travail ménager gratuit et
Eros libre. — Comment s'articule l’oppression sexuelle sur l’économique.

Autrefois «le sexe» signifiait «la femme». Le sexe et la femme constituent


la face cachée de la terre. Le continent noir. C’est pourquoi la libération de
la femme est la même que celle du sexe. (En ceci, l’excellent professeur
Lejeune ne se trompait point, qui incriminait dans le M.L.F. une
revendication au droit de jouir sans terreur.)

La libération de la femme passe par la défaite de l’homme. Mais elle est la


libération de l’Homme, mâle et femelle.

La libération des femmes passe par la preuve formelle qu’elle peut se passer
de l’homme à tous les niveaux. Il serait pourtant enfantin ou poétique (à la
façon du poète Valérie Solanas), d’imaginer une institution de
l’homosexualité et de réserver à une minorité le soin de procréer et le goût
de le faire. Il y aura toujours des hétérosexuels des deux sexes (y compris
les bisexuels, bien sûr!) et toujours des femmes enceintes qui n’avorteront
pas, toujours des mères, toujours des enfants. La reproduction par
ectogenèse ne produisant que des femelles n’est pas un projet. La
procréation devra être sérieusement et même énergiquement ralentie. Il
n’est pas question de la supprimer. Même en rêve. Même après la grève des
naissances que je souhaite.

La libération de la femme aboutira à celle des hommes, sinon ceux


d’aujourd’hui, du moins ceux de demain. Elle aboutira à la restitution de
l’espace à l’espèce. Elle aboutira à l’abolition des mécanismes répressifs
qui font de l’inconscient mâle «un réceptacle de sang et de peur». A la
libération des hétérosexuels comme des bisexuels et des homosexuels. A la
limite, ces étiquettes disparaîtront.

Mais ceci est pour demain. Dans l’immédiat, nous n’échapperons pas à la
guerre des sexes. Nous devons nous y préparer. Les mouvements de
libération des femmes devront choisir attentivement les quelques minorités
masculines qui peuvent former des alliances avec eux, comme le FHAR,
l'I.H.R., le M.L.H.1 ou certains marginaux, contre tous les autres hommes :
complices de la phallocratie qu’ils nient, « révolutionnaires » qui ne
contestent que ses structures, et surtout « libéraux » plus pernicieux encore
que les sexistes « pur porc» de l’espèce Lejeune, Chauchard, Pierre Debray
et Tillette. «Nous devons les harceler et les détruire en tant que puissance,
jusqu’au silence de la dernière de leurs voix. Nous devons briser leur
leadership et le réduire à néant. Nous ne cesserons que lorsque nous aurons
détruit la cellule familiale, la norme hétérosexuelle en tant que base de la
société et la discrimination sexiste en tant que prise de part à la marche du
monde », a écrit une féministe révolutionnaire française.

Pour nous, les hommes ne sont pas l’ennemi. Ils sont nos législateurs,
nos employeurs, nos maris, nos amants.

Interview de Pussy-Cats (Elle, 29 nov. 71).

Notre ennemi, c’est notre maître.


Je vous le dis en bon françoys.

La Fontaine.

Dans le numéro de Partisan intitulé Libération des femmes, année zéro,


plusieurs analyses définitives ont été publiées sur l’exploitation féminine
entrée dans les mœurs sous le nom de vie conjugale. Ces analyses font
apparaître qu’un tel fait d’ordre planétaire ne relève en rien d’une réforme,
mais ne peut appeler qu’une révolution.

La plus importante, la plus irréfutable de ces études est signée Christiane


Dupont. Grâce à elle, pour la première fois, nous pouvons saisir le passage
entre le nouveau féminisme et cette critique du capitalisme que les
révolutionnaires marxistes de style traditionnel l’aceusent de négliger.

Même lorsque la jungle ne recelait aucun péril, Adam labourait, Eve


filait, et Dieu le Père leur tenait compagnie s’ils avaient été sages.

Germaine Greer, La Femme Eunuque.

L’auteur de cette étude pose que l’oppression des femmes, là oh le


capitalisme a été détruit en tant que tel, est attribué à des causes purement
idéologiques; on les dénomme «survivances», à la façon dont, au grand
étonnement des marxistes de tradition, la religion a résisté cinquante ans
après la révolution d’octobre. Mais la thèse de «survivances» n’a rien de
marxiste en soi, puisque c’est attribuer un phénomène quelconque, religion
ou oppression de la femme, à des causes purement idéologiques. L’idéologie
survivrait-elle donc aux causes matérielles qu’elle servait à rendre
acceptables?

Cette question d’une théorie nécessaire à expliciter l’oppression de la


femme hors des structures économiques données (nécessaire, puisque nous
saisissons cette oppression dans toutes les structures économiques et à
toutes les époques) a suscité des essais chez des femmes que séparent des
distances très grandes et qui ne se connaissent pas entre elles : Margaret
Benston a écrit Pour une économie politique de la libération des Femmes,
et la Cubaine Isabel Larguia, sans doute peu satisfaite des conseils
ménagers de Fidel Castro, Contre le travail invisible.

Christiane Dupont a défini les deux secteurs de l’activité féminine qui


servent de base à la société, base aussi indispensable que le travail de
l'homme à l’extérieur; la reproduction tout d’abord, qui implique
procréation et élevage; et le travail ménager, secteur exclusif, qui sert
d’invisible plateforme à la production, soit au travail de l’homme à
l’extérieur. Sans la préparation de ses aliments, la réparation de ses
vêtements, le blanchissage de son linge, l’aménagement de son cadre de vie
selon un minimum d’hygiène et d’agrément, aucun prolétaire ne pourrait
vendre sa force de travail; aucun commerçant ne pourrait continuer à vendre
et à acheter la marchandise; aucun homme de profession libérale à
poursuivre sa carrière.
Or, lorsque ces services sont demandés à des fournisseurs extérieurs, ils
entraînent une dépense beaucoup trop élevé pour un simple travailleur, qu’il
appartienne au secteur manuel ou intellectuel du marché de l’emploi, qu’il
soit manœuvre ou cadre. Aucun salaire ou traitement ne peut supporter
longtemps de vivre selon un tel budget. Le mariage donne donc à l’homme
la possibilité de vendre sa force de travail dans des conditions infiniment
plus rentables en lui permettant l’économie d’une femme de ménage, du
restaurant, d’une grande partie ou totalité du blanchissage, sans compter
l’économie de temps des aventures sexuelles. A ce service inappréciable
que l’épouse apporte au système de lâchât du travail, soit au capitalisme
moderne, il s’ajoute un second plus précieux encore : la procréation, qui est
la mise au monde de nouveaux futurs travailleurs. Enfin, plus récemment, la
femme joint d’ordinaire à ces deux apports sa part personnelle à la
production directe, soit au travail, la plupart du temps dans les emplois les
plus difficiles à alimenter parce que plus mal rétribués que les autres, ou à
mi-temps (ce travail à mi-temps que les récupérateurs s’efforcent de faire
prendre pour une conquête de la femme moderne et qui est la meilleure
façon de la maintenir dans les basses zones de l’économie).

Contre tant de services éclatants rendus au marché du travail, quelle est la


rétribution de la femme? Dans ses deux premiers secteurs spécifiques, ils
avoisinent zéro. C. Dupont démontre que, en échange de la procréation et
du travail invisible des corvées ménagères qui permettent le travail visible
de l’homme, la femme ne peut compter que sur son simple entretien. Elle
est elle-même nourrie, logée, vêtue, C'EST TOUT. Elle ne connaît aucune
augmentation d’avantages matériels pour un plus grand travail. Elle n’est
pas entretenue sur un plus grand pied pour procréer et élever cinq enfants
qu’un seul, ou entretenir un appartement de dix pièces plutôt qu’une seule
chambre à deux. Au contraire, le surcroît de travail entraîne chez elle plutôt
une diminution d’avantages : loisirs, liberté, bien-être matériel. Son statut
de travail est le seul à n’être pas rétribué et à être aussi capital pour la
société.

Ce paradoxe est si bien implanté dans les mœurs que la comptabilité de


l’Etat, quand elle s’inquiète de réforme, inscrit en supplément un statut
d’aide familiale qui ne tient compte que du couple. Du COUPLE, base de ce
monde, fondement de la cellule familiale, atome de la société. Et les partis
d’opposition, dans leurs revendications, ne parlent que d’exploitation
familiale! (Le M.O.D.E.F. réclame l’équivalent d’un salaire.)

« La fourniture gratuite de travail dans le cadre d’une relation globale et


personnelle comme le mariage constitue précisément un rapport
d’esclavage », conclut Christiane Dupont, qui rejoint ainsi Ti-Grace
Atkinson dans ses jugements sur le rapport conjugal.

Il est facile, comme je l’ai expliqué ailleurs2 de constater sur ces bases que
l’oppression féminine est donc à la fois spécifique, commune et principale;
spécifique, car ce genre d’obligations n’est imposé à personne du sexe
masculin, et les mœurs conduisent presque inéluctablement une femme à les
accepter sous peine de se condamner à l’insignifiance sociale, à la solitude,
souvent à la misère; commune, en raison de ce qui précède, puisque la très
grande majorité des femmes ou sont mariées ou se préparent à l’être, ou
encore l’ont été, ou vivent en état marital; principale, car elle retentit sur
son autre exploitation éventuelle, celle de travailleuse à l’extérieur. La
femme de l’ouvrier, de l’employé, du cadre, du commerçant, du professeur,
si elle travaille, ne sera pas exploitée de la même façon ou au même niveau;
dans la plupart des cas, le choix même de son emploi est déterminé par la
situation du mari, le milieu où il évolue et où il l’a souvent introduite; de
plus, le nombre d’enfants qu’elle a en charge oriente également son travail,
l’incitera par exemple à se contenter du mi-temps; enfin, les impératifs
économiques et l’épuisement du travail ménager, si elle est pauvre,
l’obligeront à se contenter d’un travail marron ou mal rétribué sons divers
prétextes : absentéisme, salaire d’appoint, etc.

Comment omettre, de pins, ce cycle infernal que connaissent tant de


travailleuses : les gains du travail extérieur sont annulés par l’aide ménagère
obligatoire. Car l’homme seul peut obtenir par le mariage ou le
concubinage une aide ménagère gratuite. Pour la femme si elle recherche
cette même aide, l’aide sera toujours payante. (Nous avons connu
personnellement une femme «parfaitement hétérosexuelle » qui, en raison
des acrobaties épuisantes de son conflit entre travail et vie familiale de mère
seule et de ménagère, finit par accepter une liaison homosexuelle pour
élever son fils et vivre dans un cadre normalement confortable, car elle
n’avait pas les moyens de s’offrir une aide ménagère rétribuée. Une telle
solution est rare.)

Conséquence logique : ainsi que le soutiennent les féministes


révolutionnaires ; l’ennemi premier est bien, pour la femme, la classe
«patriarcale» plutôt que la classe «capitaliste». Ajoutons même que la
classe capitaliste et la classe dirigeante des nouveaux pays socialistes sont
encore moins l’ennemi des femmes que le pouvoir des sociétés qui ne sont
pas encore passées au capitalisme ou au socialisme : celles-ci, Ilots de sub-
cultures, représentent les derniers endroits où l’oppression familiale de la
femme se double d’une oppression sociale ouvertement esclavagiste, celle
des siècles passés. Tel est le statut du Tiers Monde.

«La phallocratie est pure négativité, qui fait partie de l’idéologie patriarcale
de la société capitaliste», déclare Anne-Marie Grélois dans une lettre privée
au professeur de philosophie et sexologue Michel Bouhy van Elzie,
fondateur du C.E.R.S.I. (Cercle d’Etudes et de Recherches Sexuelles
Internationales, à Liège). On peut ajouter que la phallocratie n’est plus que
pure négativité; elle eut autrefois sa raison d’être, comme l’esclavage et
comme la guerre ; c’est grâce à cette oppression de la femme que, rappelle
V. Woolf, « les villes purent être arrachées à la jungle et aux marais 3 ».
Mais aujourd’hui, toujours selon A. M. Grélois, « la bourgeoisie a besoin
d’être phallocratique pour se maintenir, et si l’on n’attaque la société qu’au
niveau socio-économique, on aboutit à un gouvernement pseudo-socialiste,
dominée par une bureaucratie totalitaire et phallocrate, signe de l’échec de
la révolution ».

Ce genre de vérité a longtemps été traitée d’erreur individualiste et petite-


bourgeoise. Cela va de soi.

J’ai été très étonnée quand j’ai écrit Le Deuxième Sexe d’être très mal
accueillie par la gauche. Je me souviens d’une discussion avec les
trotzkystes qui m’ont dit : le problème de la femme, c’est un faux
problème, il ne se pose pas... Il y a également les communistes avec qui
j’étais très mal à ce moment-là et qui se sont beaucoup moqués de moi.
Ils ont écrit que les ouvrières de Billancourt se foutaient bien du
problème féminin.
Interview de S. de Beauvoir, Nouvel-Obs,14 février 1972.

Le problème du combat antisexiste est que l’injustice où la condition de


femme s’enracine est profondément univoque, et cependant si complexe
qu’elle prend parfois l’apparence d’une ambiguïté.

Cette oppression à multiples facettes semble équivoque parce que les feux
qui fourmillent sur cette surface nous éblouissent à tour de rôle : tantôt
l’oppression sexuelle, tantôt l’oppression économique; et celle qui en a l’œil
brûlé crie qu’il n’existe que celle-ci, que l’autre est un « faux problème » ;
mais ce ne sont que les aspects divers et non préférentiels de la MÊME
matière adamantine, compacte, unique endure comme un cœur de
phallocrate : la suprématie masculine. Tel est le matériau du despotisme, de
l’orgueil, de l’avidité qui sont les structures de la société mâle; c’est à
travers le prisme déformant du fidéisme que la religion y voit le « péché
originel » qui transmet la même tare à toute société humaine; et c’est en
théologien que s’exprime Céline : « Assis, debout, couché, l’homme est
toujours son propre tyran. » Remplaçons le mot « homme » par le mot «
mâle », et nous avons une pensée de Valérie Solanas. Le péché originel,
c’est la suprématie mâle.

Aussi, il est nécessaire de ne jamais lâcher un des deux bouts de la corde :


lorsqu’on explique et analyse économiquement, comme Christiane Dupont,
les causes de l’esclavage féminin en tant que «travail invisible», il ne faut
jamais oublier l’oppression de l’Eros, la question sexuelle, la femme réifiée
et dégradée en marchandise ou en spectacle, condamnée à reproduire
malgré elle; lorsqu’on se bat pour sa liberté sexuelle et pour la libre
disposition de son corps, il faut garder présente à l’esprit sa condition de
prolétaire surexploitée à l’extérieur et de « travailleuse invisible » à
l’intérieur.

Est-il donc impossible de déterminer où se fait le passage, afin d’établir un


point précis où exercer la force de lutte?

A notre avis, ce lieu de passage, ce dénominateur commun est bien le


facteur sexuel. Mais ce qui a entretenu l’équivoque, c’est que le sexuel
donne d’un côté sur l’érotique, et de l’autre sur l’économique et le politique.

Ce facteur sexuel n’a rien à voir avec tel ou tel taux d’œstrogène, comme
voudraient nous le faire croire des rêveurs biologistes du genre Gilbert-
Dreyfus4. Il n’est une fatalité que dans un type de société patriarcale et
phallocratique, qu’elle soit capitaliste ou socialiste, féodale ou «primitive».
Il tient alors à la simple différence des anatomies et à ses attributs
secondaires : différence de force physique et surtout différence dans le rôle
de la procréation.

La première différence s’estompe de plus en plus en économie développée,


lorsque la technique se substitue à la force musculaire; elle n’est du reste
apparue, selon toute probabilité, qu’avec le sexisme réservant aux femmes
des travaux d’intérieur et l’artisanat. Beaucoup plus importante est la
différenciation dans le rôle procréateur. C’est ce qui reste identifié par tous
les phallocrates avec la « vocation naturelle » de la femme, voire « sa divine
mission de maternité», et qui pousse un réactionnaire comme Norman
Mailer à proclamer que la femme ne saurait atteindre une réelle égalité sans
« renoncer à la matrice » (Le Prisonnier du Sexe). La suppression de
l’allaitement et l’accouchement sans douleur, plus encore le contrôle de la
fécondation ont transformé considérablement le statut féminin
d’aujourd’hui; ils ont permis les conditions véritables de la première lutte
des femmes qui, depuis l’instauration du phallocratisme, peut espérer son
renversement; mais l’origine de l’oppression et de l’infériorisation
dégradante est restée exactement la même avec la division des rôles selon
cette différenciation sexuelle. Le fait d’être la seule qui puisse porter
l’enfant continue à prédisposer la femelle humaine à toutes les aliénations
de la maternité; comment le système patriarcal renoncerait-il à un si superbe
outil d’exploitation? Tout au plus, en état de capitalisme tardif, est-il obligé
de consentir au deuxième sexe un travail plus rétribué, une liberté un peu
plus grande, des améliorations, des réformes, voire le contrôle croissant de
la fécondité.
Mais :
Toute femme qui naît en ce moment, dans n’importe quelle culture et dans
n’importe quelle classe de la société, est du fait de son anatomie (absence
de phallus) destinée avant tout autre rôle, tout autre possibilité, tout autre
projet, à devenir la compagne d’un mâle et à reproduire l’espèce.
Telle est la seule ressemblance fondamentale entre la sauvage de
l’Oubangui, la fille du P.D.G. américain ou européen, l’enfant de
kholkoziens ou la petite Israélienne de kibboutz, la dernière née de l’ouvrier
de chez Simca, l’héritière d’un couple de hippies ou la rejetonne d’une
paysanne du Cotentin.

Si au contraire l’enfant est un mâle, il sera accueilli, bien ou mal, comme un


être au destin indifférencié; il n’est pas seulement le mâle, il est le neutre de
l’humanité. L’idée de sa future procréation est un détail qui va de soi en tant
que possibilité, probabilité; cela ne ressemble en rien à un futur fixé
d’avance, à un rôle primordial et qui le définit en tant que tel, en tant que «
mâle ». Cette potentialité est pour la seule femelle un destin; autant dire une
fatalité, grosse de toutes les condamnations. Dans ce système, être femme,
c’est tout d’abord cela : être « condamnée », comme dit l’infante d’Ines de
Castro.

Ce facteur définitif entraîne deux conséquences qui sont les deux branches
de la fourche façonnée pour saisir l’individu féminin et ne plus le lâcher : a.
— Erotique, — Le sexuel est le débouché naturel sur le champ érotique.
Sera donc astreinte à différents rôles subsidiaires, et s’en verra interdire
d’autres, érotiquement, celle pour qui, selon le mot de Freud, «l’anatomie
est destin». Selon la morale de sa classe ou de son pays, sa religion, son
entourage, elle sera plus ou moins châtiée si elle manque à ces conduites :
virginité jusqu’au mariage, fidélité au mariage, acceptation de la liberté
sexuelle de l’homme et de sa propre frustration, maternité involontaire, ou
en seul mariage, chasteté hors du mariage, voire éloignement sexuel au
cours des règles. Tous ces comportements ne sont que des obligations parmi
d’autres, éparses dans nombre de cultures humaines. En économie
développée et capitalisme tardif, en époque de scepticisme religieux, ces
différentes conduites peuvent être très relativement observées avec des
dommages très variables selon l’âge, la classe, le pouvoir économique; elles
n’en sont pas moins fondées sur des principes qui survivent fortement dans
l’inconscient, comme le prouvent les condamnations de l’avortement
portées et appliquées (parfois avec une brutale férocité), par des personnes
qui ont renié toute foi religieuse et demeurent imprégnées de l’idéologie
qu’elles croient si loin d’elles. Ces diverses sanctions qui frappent ici et là
tel ou tel de ces comportements ou tous à la fois, constituent la répression
érotique. Elle ne frappe pas que les femmes; mais elle frappe surtout les
femmes.

Quand elle se maintient dans un statu quo plus ou moins invisible, quand
elle est larvée et ne comporte que des secteurs privés dont l’individu peut
plus ou moins facilement sortir, quand elle concerne les mœurs plutôt que
les lois, on peut la baptiser oppression; l’oppression sexuelle concerne, au
départ et dès leur naissance, TOUTES LES FEMMES À part d’extrêmement rares
exceptions; elle consiste en cette obligation d’identifier le destin primordial
à un rôle sexuel, et dans l’immense majorité des cas avec des obligations
secondaires qui en font une gêne, un fardeau, une frustration ou une
dégradation, à tout coup une aliénation. Mais même quand l'ensemble des
chances individuelles et collectives n’en fait pas un cauchemar, cette
primauté du rôle sexuel dans le destin personnel aboutit à un perpétuel petit
harcèlement invisible, une mise en garde de tous les instants, uni devoir
^’observer sans relâche soit un commandement, soit une défense. Le plus
important, le plus grave de cet ensemble de condamnations grandes et
petites c’est l’énorme pression exercée en vue du mariage.

Cette pression existe aussi en ce qui concerne l’homme, puisque la société


patriarcale a besoin de cellules familiales autant qu’un organisme vivant a
besoin de cellules biologiques; elle s’exerce à tous les niveaux, à celui des
lois, à celui des mœurs; si aucun pays n’a osé rendre le mariage obligatoire,
c’est parce qu’il est obligatoire en fait, sinon de jure. C’est ici que s’exerce
une pression et même une répression pour une fois plus grave pour
l’homme que pour la femme, en ce qui regarde une de ces conduites
antisociales qui évitent le mariage ou écartent de lui : il s’agit des deux
attitudes générales à l’égard de l’homosexualité.

Celle de la femme n’entraîne qu’un accroissement de l’oppression féminine


en tant que telle : il n’y a pas grande différence entre celles qui s’exercent
sur la lesbienne et sur la femme seule. La lesbienne est moins sanctionnée
comme « déviante » que comme femme seule, femme sans mâle5. Il en va
tout autrement pour l’homme.

Il a été souvent proclamé au FHAR (Front homosexuel d’action


révolutionnaire) comme à l’I.H.R. (Internationale Homosexuelle
Révolutionnaire) :
— L’homosexuel est réprimé, la lesbienne est opprimée.

Mais toute femme est opprimée. La lesbienne subit son oppression accrue
comme une force invisible qu’elle attribue d’ordinaire à des défauts
d’entourage, à des préjugés, voire à elle-même; il lui est difficile, souvent,
de faire la discrimination entre ce que la société appelle sa « solitude »
(puisque l’autre femme ne compte pas en tant que compagnon) et son
oppression féminine (écart de salaires, difficulté d’accès aux emplois bien
rétribués ou aux leviers de commande, infériorité des tâches et des activités
tant sociales que politiques, etc.), Pour l’homme, au contraire, serait-il le
plus obtus ou le plus conciliant, il est difficile de nier sa répression, alors
que la police s’occupe de lui et de sa manière d’aimer, qu’il est l’objet de
solennels congrès traitant de sa « maladie», la cible des lazzi et des
persécutions, parfois des coups. C’est cependant ces vexations ou ces
frustrations si différentes selon le sexe qui établissent l’origine commune de
l’iniquité patriarcale : aux femmes l’oppression sexuelle en tant que
femmes, l’oppression redoublée en tant que lesbiennes (puisque lesbienne =
femme seule, objet de spectacle); aux hommes, la répression, et la pire : la
répression érotique.

Nous concluerons donc que toutes les femmes subissent, à des degrés
divers, une oppression sexuelle qui peut tourner à la répression selon son
mode de sexualité; la répression érotique sévit contre elle en tant que fille-
mère, avortée, adultère, parfois concubine ou «aventurière», voire divorcée;
la même répression érotique concerne la femme libre ou victime d’accident,
si vite traitée de putain, et l’homme homosexuel; pour la femme
homosexuelle, il s’agit plutôt d’une oppression redoublée, et à tendance
répressive; comme pour toute autre femme sans homme, sa « conduite »
serait-elle irréprochable devant la morale bourgeoise, ou « sainte » devant la
morale chrétienne.
L’oppression sexuelle du phallocratisme est donc à trois étages; et son
summum, la répression érotique, concerne les femmes révoltées ou
victimes, et les homosexuels mâles; car tous et toutes sont en état de
transgression.
b. — Economique et social. — Ce facteur sexuel que le phallocratisme rend
déterminant dans la vie des femmes comporte une seconde conséquence :
l’oppression économico-sociale.

Cette oppression s’exerce à un double niveau : celui de la travailleuse tantôt


surexploitée, tantôt réservée aux tâches subalternes, même au sommet,
comme le prouve l’écart croissant des salaires et des gains à mesure qu’on
s’élève vers le sommet, puis au niveau de la ménagère qui produit le travail
invisible.
C’est bien là que s’articule le passage délicat de l’oppression sexuelle et de
l’oppression sociale que les marxistes ont raison de rattacher à la lutte de
classes, mais dont ils n’ont vu qu’une partie (celle de la travailleuse, non
celle de la ménagère), et qu’en sus ils veulent identifier à la totalité de
l’oppression, niant l’oppression sexuelle en tant que telle, alors qu’elle
survit, nous l’avons vu, en pays socialiste.
C’est que les marxistes ont jusqu’à présent examiné l’aspect le plus
spectaculaire de cette oppression : l’exploitation de la travailleuse, la
survalue du travail féminin. Ils n’ont pas discerné ce que Christiane Dupont
a exposé dans le texte analysé plus haut : la production de travail invisible,
non seulement gratuit et pratiquement rendu obligatoire par l’obligation
d’investir le sexuel dans le mariage; mais encore INDISPENSABLE au travail
prolétarien, libéral, commercial, etc., bref à tout travail produisant ou
diffusant des marchandises de consommation; en somme : indispensable au
système, capitaliste ou autre.
C’est donc ainsi que le problème féminin se pose : une catégorie humaine
assimilée au sexe, identifiée à la sexualité en tant que fonction
reproductrice, entraîne : d’une part, la frustration massive de toutes les
ressources de l’Eros (répression érotique) et d’autre part l’obligation
systématique à un certain type de travail en dehors du travail visible et
rétribué, mais indispensable à lui, aux pires dépens de celle qui en fait les
frais, la ménagère et l’éleveuse d’enfants (répression économico-sociale).

Donc, à tous les niveaux, y compris celui du travail extérieur étudié par les
théoriciens de la lutte des classes, l’oppression spécifique de la femme est
d’origine sexuelle et relève de la société sexiste et patriarcale.
1 Mouvement de Libération des Hommes, groupe de soutien au M.L.F.

2 Le Féminisme, histoire et actualité, éd. Alain Moreau.

3 Une Chambre à soi, Denoël-Gonthier.

4 Le Malentendu du Deuxième Sexe, P.U.F.

5 A quelques nuances près, évidemment, dues surtout au niveau de culture et au niveau économique.
Départ pour une longue marche

Recoupement de la liberté érotique et de la cause des femmes. —


Homosexualité masculine et répression. — Morale répressive et principe de
rendement. — Un mariage, deux perdants. — But de notre longue marche.

Nous venons de voir dans les pages précédentes que la cause des femmes
était étroitement liée à celle de l’Eros, et que le deuxième sexe ne se
libérerait pas sans libérer la sexualité tout entière, à savoir : ses possibilités
d’érotisme non identifiables à la fonction reproductive.

« Loin de moi, dit Vivian Gornick1 (après avoir démontré comment


l’homme s’est opprimé lui-même en voulant asservir les femmes) la pensée
que le système des rôles sexuels a été aussi dommageable aux hommes
qu’aux femmes. Une position qui permet de contrôler ouvertement le
monde... ne pourra jamais se comparer à l’impuissance totale qui caractérise
la vie de la femme, bien que, curieusement, elle caractérise aussi par défaut
une grande partie de cette société dominée par les hommes. »

On ne saurait mieux dire. Il n’empêche qu’en sacrifiant un des deux


versants de sa bisexualité originelle, l’homosexualité, l’homme s’est
condamné à subir la même répression érotique que les femmes
malchanceuses, ou que les révoltées contre la morale répressive des
femelles condamnées à la continence ou à la maternité.

Ce n’est pas que la répression érotique de ce genre de femmes et la


répression érotique de l’homosexualité mâle soient partout identiques; il
s’en faut.

Dans certains îlots de subcultures, l’homosexuel peut être parfaitement


toléré parce qu’invisible, ou même sacralisé dans certains cas; mais le statut
de la femme, lui, est toujours beaucoup plus ouvertement inférieur. En
revanche, dans les pays socialistes, l’homosexuel mâle est beaucoup plus
réprimé que dans le camp capitaliste, alors que le statut féminin est
amélioré; amélioré, mais non transformé en profondeur, comme nous
l’avons répété; il arrive même que, sur le plan sexuel, il soit plus
désavantagé dans la mesure où le pouvoir socialiste a plus ou moins besoin
d’enfants et se voit plus ou moins disposé à renforcer la structure familiale,
ce qui s’accompagne toujours d’un pénible puritanisme. En stylisant un peu
grossièrement, on peut dire que la femme est plus exploitée
économiquement dans le camp capitaliste mais peut y mener plus
ouvertement sa lutte pour la liberté sexuelle que dans le camp socialiste;
mais nulle part elle n’est l’égale économique et sexuelle de l’homme, car
nulle part la famille n’a été abolie, même si en Chine elle a été réduite à des
formes beaucoup plus restreintes qu’ailleürs, au profit de la vie
communautaire et au parfait détriment, en plus, de la vie érotique.

Or, ne nous lassons pas de le dire, la liberté du sexe s’identifie à celle de la


femme et à la Révolution; cette conséquence vient de ceci ; L'on ne libère
pas le sexe tout seul, mais le corps, dont ce sexe fait partie; et la libre
disposition du corps — et pas seulement du sexe — est capitale pour la
femme et remet en question toute la société; c’est la seule et véritable
Révolution, et qui ne peut se faire sans abattre tout le système économique.

Xavière Gauthier a bien mis en relief, dans Surréalisme et Sexualité, cet


aspect de l’échec des surréalistes; et leur recul terrifié de petits-bourgeois
devant une véritable libération du sexe qui aurait entraîné celle de la femme
— de la Femme qu’ils portaient si haut, — s’assimile à d’autres échecs de
type politique :

« Toute soumission aux normes sexuelles de la société s’accompagne d’une


soumission générale à cette société, quelles que soient les proclamations
blasphématoires dont cette soumission s’accompagne 2. »

« Les militantes du M.L.F. évacuent allègrement la délicate question de


l’amour.» Faut-il. Père Oraison, que la détresse de l’Eglise soit grande
devant la perte croissante de sa clientèle pour en venir à invoquer son
ennemi de toujours, l’Eros, même majoritaire? (A savoir : l’amour
hétérosexuel.) Que ne vous extasiez-vous pas, plutôt, devant la « soif de
pureté » que révèlent ces « chrétiennes refoulées » et ces « éprises
d’absolu» manifestant leur éloignement de la « brutale étreinte » masculine
et de ce que sainte Monique appelait «les outrages du lit conjugal»? Entre
deux ridicules, il fallait choisir le traditionnel; il eût mieux passé la rampe.
Il est aussi important à la liberté de pouvoir faire l’amour que de pouvoir
s’y refuser.

Marianne. —- Et toi, ça va?


Juliette. —— Ça va. (Pour elle.) Ne pas être obligée de faire l’amour.
Marianne. — Tu sais, j’aime mieux ça que l’usine.
Juliette. —- Moi non plus, j'aimerais pas travailler à l’usine. (Pour elle.)
Ce que je dis avec des mots n’est jamais ce que je dis. (Voix intérieure.)
J’attends... Je regarde.

J.-L. Godard,
Deux ou trois choses que je sais d'elle.

La remise en question des normes sexuelles en tant qu’insoumission à la


société n’appartient pas en propre aux surréalistes; des échecs différents
marquèrent ces différentes méthodes; mais toujours, à l’origine et à la fin se
posa la terrible question de la libre disposition du corps, donc de la
disposition des femmes par elles-mêmes, — donc à celle de l’humanité tout
entière par elle-même.

En une certaine mesure, l’échec honorable de Wilhelm Reich s’apparente à


celui de la législation Kollontaï qui crut possible, aux premiers âges du
soviétisme, une libération totale de l’Eros. C’était selon la dénonciation de
la « morale bourgeoise » par Marx, non selon celle de Freud, à la fois moins
limitée et beaucoup moins exacte en ce qui concernait l’oppression des
femmes. La grande misère des masses russes après la révolution d’octobre,
la haute mortalité infantilé et l’impossibilité d’exiger un effort
supplémentaire de frustration chez les jeunes et les couches populaires
manquant de biens de consommation fit que la libération totalitaire de
l’Eros fut vécue quelque temps dans le désordre et le chaos, mais de façon
tant bien que mal satisfaisante; dès le premier signe de retour à une
possibilité de consommation, tout fut fini; le sexe avait tenu, pour le Russe
de cette époque, le rôle de la poésie écrite chez les Français des années
1940-1944 : un substitut de la bouffe. La morale de tradition triompha donc
en Russie Soviétique avec le retour du sexe au bercail, c’est-à-dire à la
cellule familiale. La femme garda son rôle de productrice, ce qui était une
émancipation par rapport au passé, mais sans pouvoir quitter l’ancien rôle
de reproductrice non payée et de fournisseuse de travail invisible et
domestique qui se retrouve partout, dans tous les pays du monde; sa plus
large participation au monde du, travail extérieur lui donnait une dignité
jusqu’alors inconnue d’elle, mais l’astreignait à une accablante
multiplication d’activités tout en lui retirant, par l’interdiction de
l’avortement, toute chance d’épanouissement érotique puisque la
contraception était inexistante. C’était le commencement du déviationnisme
révisionniste; la révolution transformerait tout, sauf la vie. Pour des raisons
édifiantes — des raisons d’édification — le principe de plaisir était encore
une fois sacrifié à celui de réalité3. La théorie freudienne, telle que Wilhelm
Reich la pousse jusqu’à ses conséquences logiques, désirables, trouve dans
une réalisation éventuelle la barrière qui limite toute théorie en avance sur
son temps, et plus encore : c’est l’échec de la psychanalyse thérapeutique
réduite à ses propres forces. L’analyse la mieux conduite, l’abréaction la
plus réussie d’un malade n’aboutit, dans le meilleur des cas, qu’à remettre à
l’individu soigné un permis de conduire, non une voiture; seule la
révolution peut lui remettre une voiture. Le livre capital de Freud, «Malaise
dans la Civilisation», qui sert de base aux travaux de Marcuse a pu désigner
génialement les plaies du monde occidental; un pouvoir révolutionnaire qui
s’efforcerait sur ces bases de changer ou d’abolir une morale reconnue
mystificatrice sans transformer en profondeur, radicalement, non seulement
les conditions de vie mais l’origine réelle de ces conditions — ce pouvoir
connaîtrait le même échec que tel psychanalyste compétent qui aurait guéri
un malade (traumatisé par l’injustice sociale jusqu’à la névrose, supposons),
sans avoir rien changé à l’injustice sociale; donc : sans avoir fait la
révolution. Dans les deux cas, nous retrouverons la mystification du permis
de conduire sans voiture, Et le gouvernement révolutionnaire se verra
obligé de revenir piteusement (et, chose plus grave, avec des justifications
hypocrites) à la même morale mystificatrice, celle des anciens exploiteurs :
glorification du mariage monogamique, renforcement de la cellule
familiale, diktat de la stabilité sexuelle, de la monosexualité, etc.

Ce n’est pas parce qu’ils étaient mauvais, insincères et corrompus que les
chefs révolutionnaires ont barré la route, en Russie, à la libération de
Kollontaï; ni Fidel Castro quand il conjure les femmes de revenir à leurs
casseroles; ni Boumedienne, qui voit multiplier les attentats sexuels sur le
territoire algérien grâce à son puritanisme coranique exacerbé, sa législation
de répression absolue d’Eros et l’arrêt notoire donné à l’émancipation
féminine. C’est qu’avec toutes les nuances que comporte la différence des
situations, partout où le pouvoir du peuple s’empare d’une société
économiquement sous-développée, pour réaliser son développement, on
voit employer toutes les forces instinctuelles de l’individu à un effort
collectif qui le frustre et en grande partie le castre; et dans cette
exploitation, la femme est surexploitée au moment même où la
reconnaissance de ses droits et de son égalité est proclamée avec le plus de
force. «La femme doit être deux fois révolutionnaire, dit Castro. Mais qui
préparera le repas de l’enfant non scolarisé? » Il n’y a pas là hypocrisie,
mais contradiction insoluble. Insoluble dans un état, fût-il révolutionnaire,
de pouvoir mâle : c’est-à-dire impliquant un certain type de pensée, de
croyance au pouvoir et à la technologie en tant que développement social et
vital, de leadership nécessaire et de maintien du sexisme.

Ce labeur frustrant auquel se condamne l’homme des sociétés sous-


développées que veut développer un pouvoir révolutionnaire, il apparaît
comme nécessaire pour produire, le plus vite possible, des biens de
consommation. (Et pour, le plus vite possible, accélérer le massacre de la
nature et la pollution des airs et des eaux.) Donc, le travail ménager, plate-
forme invisible du travail producteur mâle, doit connaître un
encouragement parallèle, ou plutôt une obligation renforcée. Voici donc le
principe de plaisir sacrifié à celui de réalité et de rendement, avec le «
report de la satisfaction » qu’a décrit Marcuse4.

La dénonciation haineuse de « l’inutilité du sexe féminin » qui caractérise


le monde grec antique a fait long feu; cependant, son origine peut éclairer la
réflexion de Marcuse : « La beauté de la femme et le bonheur qu'elle
promet sont fatals dans le monde de travail qui est celui de notre
civilisation. » (Observation qui rejoint quelque peu celle de Theodor W.
Adorno d’après laquelle l’amour devrait préfigurer une société meilleure.)
Dans ce cas, on trouverait une explication satisfaisante à ce surprenant coup
d’arrêt d’un début de libération sexuelle — au moins en théorie et dans les
mœurs de la haute société — que le Concile de Trente donna aux
contestations de la Renaissance. Car le début des temps modernes et de
l’industrialisation est contemporaine de ce même Concile qui fit du mariage
un sacrement, sous la pression des dévotes. Et si le sexe féminin, le plus
opprimé et le plus mystifié dans le développement de cette civilisation, s’est
montré ici et souvent ailleurs complice de sa propre aliénation, ce n’est pas
tant parce que le deuxième sexe est le plus endoctriné, le plus conservateur,
le plus abondant en « oncles Torn » qui collaborent avec l’esclavagisme;
c’est aussi parce que les femmes, ces fameuses « tentatrices » honnies par la
morale antique, puis par l’Eglise chrétienne, savaient d’instinct et
d’expérience qu’elles seraient les premières victimes du non moins fameux
« abandon aux instincts » tant redouté par l’Eglise, puis par la morale
bourgeoise à principe de rendement; et que, condamnées à représenter tout
l’Eros pour l’homme qui avait choisi de renier son homosexualité d’antan,
elles préféraient les duretés sécurisantes de leur oppression traditionnelle
aux hasards épouvantables d’un retour en arrière par «abandon aux
instincts». C’est pourquoi, lentement rassurée, la morale bourgeoise qui
avait repris sur tant de points la misogynie antique changea radicalement
d’optique sur un point précis : la femme, accusée jadis d’être « insatiable »
comme le feu, d’être en puissance une Messaline que doit neutraliser un
strict despotisme conjugal, s’est vu tout à coup attribuer une libido
inexistante et accuser, même, « d’esquiver la sexualité » (Freud). Entre
deux maux ne faut-il pas choisir le moindre?

Tant que le mariage ou, au mieux, l’amour hétérosexuel monogamique sera


représenté comme le seul lien à la fois privé et social, la société, même
pourvue d’une relative abondance, ne pourra pas différer beaucoup du
modèle d’hier. Surrépressive, vouée au principe de rendement et de réalité,
elle ne peut offrir que des adoucissements à la sauvette et des réformes
morales à la petite semaine, une foire au sexe de Copenhague au lieu d’une
remise en question radicale du style de vie. Or, tant que subsistera le
pouvoir mâle, il va de soi que rien ne peut changer sur ce plan, et que
l’origine même des conditions de vie, dont nous parlons plus haut, n’a
aucune raison d’être réexaminée. La morale est condamnée, entre ces mains
millénaires, à conserver comme pulsions primordiales l’agressivité,
l’instinct de destruction et de violence, l’empreinte laissée par force sur la
chair et la nature, et pour seul frein de ce « dynamisme » : une culpabilité
auto-punitive. Il est impossible que sans un triomphe absolu du Féminin,
ces éléments qui nous viennent de la plus haute antiquité puissent faire
place à des idéaux d’hier, devenus alors besoins fondamentaux : beauté,
paix et bonheur, liés à la création artistique incessante et spontanée et à la
réactivation de toutes les zones érotiques du corps, refoulées depuis
l’enfance dans l’oubli dû à la surrépression.

Comment cela serait-il envisageable dans une société qui n’est pas
réellement de consommation, comme la nôtre qui se targue faussement de
ce titre? La fin de la nécessité vitale d’un conflit entre les deux principes de
plaisir et de rendement, voici ce qui permettrait de satisfaire tous les besoins
humains, dans un environnement guéri de ses plaies, si la productivité à tout
prix était remplacée par celle correspondant au simple nécessaire (dans les
limites de la détente et du plaisir indispensable à l’humain), et surtout grâce
à la suppression des faux besoins qui masquent les vrais désirs. Jamais
aucune révolution n'a tendu à cet effet, car elles transportaient toutes avec
elles, comme une tare, le principe mâle que les nouveaux gouvernants
croyaient une «survivance» des structures abolies; mais il prenait racine à
un niveau bien plus profond : celui du sexisme qui identifie l’homme au
Masculin agressif, créateur, édificateur, ordonnateur, et la femme au
Féminin conservateur, passif, émotif, sentimental et surtout éternellement
fécondable et nourricier. (D’où l’incroyable bordel où nous nous débattons
aujourd’hui, grâce à cette dichotomie phallocratique5.)

Dans le mariage, l’homme et la femme sont perdants tous les deux, mais la
femme est à la fois plus aliénée et plus sécurisée; les avantages
économiques de la liberté et de la participation directe à la production sont
pour elle neutralisés, dans le célibat, par le désert affectif et sexuel qu'elle
redoute par tradition, et surtout par la perpétuelle remise en question du
mode de vie selon le compagnon de passage qui l’aidera à fuir ce désert,
sans compter les dangers de la fécondation dans une société où l’avortement
demeure un délit. Il faut à la femme des conditions économiques
particulièrement avantageuses, ou un goût de l’indépendance et une
intrépidité à toute épreuve, pour affronter de tels problèmes à la place du
relatif confort offert par le mariage : la petite forteresse-ghetto où un seul
mâle vous préserve des agressions, des violences, des mépris, des injures,
des mystifications et des mauvais procédés de tous les autres. C’est pour
cette raison qu’elle acceptera de façon quasi universelle ce statut de « fille
au pair » qui ne s’épuise à un travail non productif et gratuit qu’en échange
de son seul entretien, ou bien qui frôlera la folie à vouloir concilier celui-là
(et l’élevage des enfants) avec un autre travail extérieur, sous-payé dans 90
% des cas.

Les féministes-révolutionnaires réclament la formation d’un groupe


d’études sur ce problème ;
« Cela nous permettrait d’examiner la politique ambiguë du capitalisme et
les rapports patriarcat/capitalisme», disent-elles. Car le travail invisible de
la ménagère « est obtenu par :
L'oppression et l’idéologie patriarcale :
— le mariage;
— la contrainte à la maternité;
— la « nature » de la femme;

sur quoi s’est greffée l’oppression capitaliste :


— dépendance économique à l’égard du mari;
— barrage au travail salarié; sous-paiement;
— ou double journée ».

Ce problème capital de cette contrainte repose dans la répression sexuelle


de l’homme et, par voie de conséquence, plus encore de la femme. La
question de l’exploitation ménagère recoupe donc celle de la libération
d’Eros.

Si nous suivons l’un de ces deux vecteurs : soit le problème des rapports
sexuels qui se situe chez nous entre la prison sur parole du mariage ou la
liberté surveillée du célibat, soit le problème de l’exploitation économique
spécifique de la femme par le travail gratuit au foyer, nous recouperons
forcément l’un par l’autre6. La liberté sexuelle, non plus sous condition
mais totale, supprimerait toute obligation sociale de se marier, pour
l’homme comme pour la femme. En même temps disparaîtraient
l’hétérosexualité comme norme imposée et structure de base de la société,
le sexisme, le travail gratuit de la femme au foyer; ce serait la mort du
patriarcat phallocratique.
Ce serait en même temps le triomphe du Féminin en tant que seconde
pulsion sans cesse refoulée par le devenir historique mâle.
Ce serait enfin le coup d’arrêt massif à la démographie galopante et à la
productivité intensive pour satisfaire de faux besoins afin de détourner des
vrais désirs, donc l’arrêt du massacre de la nature, de la pollution
apocalyptique et de la destruction de l’environnement repris en main par les
seules détentrices des sources de vie, les femmes.

L’esprit révolutionnaire serait dépassé par l’exigence numéro un du monde


moderne : la mutation.

Tel est le but de notre longue marche.


1 Préface à Scum Manifeste, éd. Olympias, 1972.

2 N.R.F., 1971.

3 S. de Beauvoir rappelle, dans l’interview déjà cité, cette femme soviétique qui figure dans Le
Pavillon des Cancéreux : grande figure médicale, et astreinte à des travaux ménagers qui l’épuisent;
aspect particulier et paradoxal de la femme en régime socialiste.

4 On peut, dans cette perspective, reconsidérer la différence marquante des traitements qu'à toute
époque connurent l’homosexualité mâle et le lesbianisme. La raison provient de cette séculaire
improductivité économique des femmes (celle-là même que leur reprochait Hésiode); c’est cette
inertie dans le circuit directement productif qui la sauvait de la persécution ouverte qui frappa
toujours l’éros minoritaire de l’homme. De même que, de tout temps, il lui fut permis de faire de son
corps un instrument de rapport, un objet à vendre alors que l’homme, le mâle, n’a le droit de vendre
que ses bras ou son cerveau. S’il vend son corps, il est exécré par n’importe quelle morale, de
quelque sexe que soit son « client » ; les états grecs les plus favorables à l’homosexualité punissent
de mort, dans l’antiquité, l’homme qui se prostitue. C’est que dans toute civilisation basée sur le
rendement l’homme doit produire pour justifier sa vie; celui qui travaille vend une activité, celui qui
se prostitue une fonction. La femme, réduite à être un animal de fonction et non d’activité n’est
redevable à la société que d’une productivité, celle de son ventre; c’est pourquoi le pouvoir est
toujours infiniment plus sévère pour l’avortement que pour le saphisme ou la prostitution féminine.
On voit par là le « totalitarisme » d’une revendication comme celle de la libre disposition du corps.

5 Il va de soi que nous employons les mots Masculin et Féminin hors de toute métaphysique. Il ne
s’agit que des deux pôles culturels, arbitrairement choisis, de l’universalisme jusqu’ici incarné par
l’homme seul; même si l’on admet comme nous que dans chaque femme il y ait au départ, par sa
féminité (et non sa féminitude) prédisposition au Féminin, prédominance possible de lui, à côté de sa
part de masculinité; de même, chez l’homme, prédisposition au Masculin et prédominance possible
de lui, à côté de sa part de féminité.
6 Voir pp. 257-259.
LE TEMPS
DE
L'ÉCO-FÉMINISME
Nouvelles perspectives
En septembre 1973 est né en France un mouvement plus proche du Parti
Féministe Unifié belge que du M.L.F. français : le Front Féministe,
formé de quelques femmes venues d’un groupe M.L.F., d’autres du
groupuscule «Evolution» (fondé en 1970 après « les Etats généraux de la
Femme » et en réaction contre eux) et surtout de femmes indépendantes de
tout parti et tout mouvement. Les statuts en furent conformes à la loi des
associations de 1901 : c’est dire qu’il s’agit d’une tendance beaucoup plus
légaliste et même réformiste.

Contrairement au mouvement italien qui demeure assez divisé, il n’existe


pas d’antagonisme entre ce nouveau Front et le M.L.F. dont il appuie à
l’occasion les actions, et qu’il invite aux siennes. Son rêve (assez utopique
encore, il faut l’avouer, vu l’âge moyen, l’esprit rassis et la classe
bourgeoise de ses membres actuels, sans présumer d’un sang plus neuf
toujours possible) serait de servir de trait d’union entre tous les
mouvements et associations de femmes en vue d’une « sororité » (les
Américains disent : sisterhood) massive qui favoriserait de façon
déterminante la cause des femmes et leur libération. Les moyens auxquels
croit le Front restent aussi modérés que ceux de Betty Friedan
: représentativité parlementaire, enseignement ménager obligatoirement
partagé par les garçons, promotion professionnelle et égalité des salaires.
La revendication pour l’avortement est soutenue sans réserve, la défense du
divorce est envisagée contre certains projets réactionnaires; mais la question
de la révolution sexuelle cause encore une grande gêne auprès de ces
prudentes — ou de ces prudes.

Un autre mouvement a éclos plus récemment encore, né d’un groupe de


«Féministes Révolutionnaires » et selon, également, les statuts de la loi
de 1901 ; « La Ligue du Droit des Femmes », bien plus radicale, quoique
aussi résolument légaliste. Son dessein est de se battre sur le terrain de la loi
en enfermant la société mâle dans ses propres contradictions, avec Laide
d’un collectif d’avocates et de femmes juristes, afin de pouvoir déterminer
les femmes comme un groupe susceptible de subir un racisme et donc de
protester constitutionnellement contre lui.
On ne sait ce que pourront donner dans l’avenir des groupes si subitement
surgis, et depuis si peu de temps, après trois ans de M.L.F. Mais c’est à
la faveur du premier qu’a pu poindre une tentative de synthèse entre deux
combats qu’on avait jusqu’alors envisagés comme séparés, celui du
féminisme et celui de l’écologie.

Bien que Sulamith Firestone ait déjà fait allusion au contenu écologique du
féminisme dans La dialectique du Sexe, cette idée était restée à l’état
de germe jusqu’en 1973. Elle fut reprise par certains membres du « Front
Féministe » qui l’inscrivit d’abord sur son manifeste, puis y renonça;
leurs auteurs se séparèrent alors d’un nouveau mouvement si timoré, et
fondèrent un centre d’information, « Ecologie-Féminisme Centre », destiné
à devenir plus tard, dans leur projet de creuset d’une analyse et le départ
d’une nouvelle action : l’éco-féminisme.

En ce qui concerne cette question, nous rejoignons la formule : « de la


révolution à la mutation», qui a donné son titre à une partie de notre travail.
Il n’est pas superflu non plus de rappeler une des interrogations posées
naguère par les «Féministes Révolutionnaires», groupe du M.L.F. :
«Il faut quand même savoir si le mouvement sera un mouvement de masse
dont feront partie potentiellement toutes les femmes comme
groupe spécifiquement exploité, ou s’il sera un groupuscule de plus? »

C’est en fidélité à cet esprit que les militantes, tant du «Front Féministe»
que de la «Ligue du Droit des Femmes » s’appliquent à mobiliser et
sensibiliser le plus possible de leurs « sœurs » sur des objectifs relativement
restreints et immédiats, pour des buts raisonnables et qui peuvent sembler «
sécurisants » (hors du sigle, devenu déjà « effrayant» pour beaucoup, de
M.L.F.), sans que pour autant ils doivent (du moins pour la « Ligue», plus
jeune et plus dynamique que le F.F.) faire oublier ce qui est visé bien plus
loin : la disparition du salariat (au-delà de l’égalité des salaires), la
disparition des hiérarchies compétitives (au-delà de l’accès aux
promotions), la disparition de la famille (au-delà du contrôle de la
procréation). Mais surtout, au-delà de tout ceci, un nouvel humanisme né
avec la fin irréversible de la société mâle, et qui ne peut que passer par la
solution du problème (ou plutôt de l’extrême péril) écologique.
Pour le moment, certes, la mobilisation des femmes autour des aspects «
spécifiquement féminins » peut prendre même à un niveau légaliste, un ton
d’exigence qui passe largement l’antique revendication des « droits » :
— Nous voulons, disent ces adeptes du plus récent féminisme, sortir de ce
que certains groupes subversifs allemands nomment le «bourbier
antiautoritaire», sans pour autant sombrer dans la bureaucratie ni l’élitisme;
nous voulons aussi atteindre les couches travailleuses et jeter des bases en
province; mais si immédiats et concrets que soient ces projets, nous savons
surtout que notre urgence est de refaire la planète sur un mode absolument
neuf; ce n’est pas une ambition, c’est une nécessité; elle est en danger de
mort, et nous avec elle.

Hormis les socialistes autoritaires ou les gauchistes de tout poil dont nous
avons ici même cité le ronron sur « lutte principale et lutte secondaire », il
existe des analystes ou des agitateurs, de possibles compagnons de lutte
bien plus évolués que ces néo-staliniens; ils ne cessent d’appeler à la «
totalisation» du combat et de protester que tout ce qui est «parcellaire»
compromet le but final, détruire la Carthage du Système. Ceux-là ne
se placent pas sur le terrain archiminé de la «lutte des classes», mais de la
nécessité d’une prise de conscience globale : il ne s’agit pas de saborder
sa propre revendication, mais d’y introduire de nouveaux champs de
conscience :

« Il est logique que les individus partent de l’expérience réelle de leur


aliénation pour définir le mouvement de leur révolte; mais une fois celui-ci
défini, rien n’est plus possible pour eux que s’intégrer au firmament culturel
du système... Normaux, cessez de vous limiter à votre
normalité; homosexuels, cessez de vous limiter à vos ghettos; femmes,
cessez de vous limiter à votre féminité ou à votre contre-féminité.
Envahissez le monde, épuisez vos rêves1. »

Cette exhortation comprend une grande part de vérité; c’est en se limitant à


leur prétendue «contre-féminité», à savoir la revendication de tel ou tel
droit, qu’elles s’imaginaient être le transformateur magique de leur
féminitude, que les féministes d’hier se sont anéanties en n’ayant gagné,
pratiquement, que du vent. Nous sommes bien d’accord que le combat des
femmes doit être global, totalitaire — même quand il se présente sous un
aspect modestement réformiste — ou n’être pas. Mais les auteurs du Grand
Soir commettent ici la même erreur que la société qu’ils combattent
en confondant, avec les «homosexuels», les «fous2» et les autres minorités
en révolte contre leur aliénation, la catégorie «femmes»; ils oublient
qu’il ne s’agit pas là d’une Minorité quelconque, mais d’une majorité
réduite au statut de minorité, et la seule à l’être; et, de plus, le seul des deux
sexes en voie de pouvoir demain accepter, refuser, ralentir ou accélérer la
reproduction de l’espèce; à savoir, la catégorie humaine en qui repose à
présent, même si elle n’en a pas encore totale conscience, la condamnation
à mort ou le salut de l’humanité tout entière.

L’unique combat totalitaire, susceptible de renverser le Système au lieu de


l’échanger une fois de plus contre un autre, et de passer enfin de la «
révolution » usée jusqu’à la trame à la mutation que notre monde appelle,
ce combat-là ne peut être que celui des femmes, de toutes les femmes; et
pas seulement parce qu’elles ont été placées dans la situation que les pages
précédentes décrivent, parce que l’iniquité et l’absurdité révoltent le cœur et
réclament le renversement d’un excès insoutenable; ceci est légitime, mais
reste sentimental; mais c’est que, tout simplement, il ne s’agit plus
de mieux-être, mais de nécessité; non de meilleure vie, mais d’échapper à la
mort; et non pas d’un «avenir plus juste», mais de l’unique possibilité, pour
l’espèce entière d’avoir encore un avenir.

U-Thant, les savants français du Museum d’Histoire Naturelle, le Conseil


de l’Europe, le Courrier de l'Unesco le répètent avec toutes les instances les
plus élevées au niveau international; Conrad Lorenz le résume : « Pour la
première fois dans l’histoire humaine, aucune société ne peut prendre la
relève. » (Evidemment, puisqu’il pense, comme tout le monde, société
mâle; à savoir société de représentation, de compétition et
d’industrialisation, bref d’agression et de hiérarchie sexuelle.) Le congrès
des futurologues l’a répété, qui eut lieu voici quelques mois à Rome, et eut
droit aux gros titres, plus que la guerre du Moyen Orient, si la France ne
souffla mot3.

Que trompettaient ces Cassandre? Tout bonnement que le point de non-


retour était pratiquement atteint, qu’on n’arrête pas un véhicule lancé à cent
à l’heure contre un mur de béton quand on est à vingt mètres, et que tout ça
pouvait se conclure par un très viril : « Sauve qui peut, à Dieu vat!» Ou
encore : «Barrez-vous des zones industrialisées! »

Pourquoi cette déroute? A quel niveau ce colossal constat d’échec rejoint-il


donc l’ambition féminine d’arracher à la société mâle la direction du
véhicule en folie, non pour le conduire à sa place, mais pour sauter hors de
la voiture?

Ces nouvelles perspectives du féminisme ne se détachent pas du M.L.F.


mais s’en distinguent, moins par le langage plus classique et non
underground, par l’acceptation d’un embryon d’organisation et le souci des
« masses » féminines que par son objectif global, réponse au reproche de
parcellisation cité plus haut, et qui serait à la limite un nouvel humanisme :
l'éco-féminisme.

Le raisonnement est simple. Tout le monde, pratiquement, sait


qu’aujourd’hui les deux menaces de mort les plus immédiates sont la
surpopulation et la destruction des ressources; un peu moins connaissent
l’entière responsabilité du Système mâle, en tant que mâle (et non pas
capitaliste ou socialiste) dans ces deux périls; mais très peu encore ont
découvert que chacune des deux menaces est l’aboutissement logique d’une
des deux découvertes parallèles qui ont donné le pouvoir aux hommes voici
cinquante siècles : leur possibilité d’ensemencer la terre comme les
femmes, et leur participation dans l’afcte de la reproduction.

Jusqu’alors, les femmes seules possédaient le monopole de l’agriculture et


le mâle les croyait fécondées par les dieux. Dès l’instant où il découvrit à la
fois ses deux possibilités d’agriculteur et de procréateur, il instaura ce que
Lederer nomme « le grand renversement » à son profit. S’étant emparé du
sol, donc de la fertilité (plus tard de l’industrie) et du ventre de la femme
(donc de la fécondité), il était logique que la surexploitation de l’une et de
l’autre aboutissent à ce double péril menaçant et parallèle : la surpopulation,
excès des naissances, et la destruction de l’environnement, excès des
produits.

La seule mutation qui puisse donc sauver le monde aujourd’hui est celle du
« grand renversement » du pouvoir mâle que traduit, après la
surexploitation agricole, la mortelle expansion industrielle. Non pas le
«matriarcat», certes, ou le « pouvoir aux femmes », mais la destruction
du pouvoir par les femmes. Et enfin l’issue du tunnel : la gestion égalitaire
d’un monde à renaître (et non plus à «protéger» comme le croient encore
les doux écologistes de la première vague).

Le féminisme ou la mort.

1 Le Grand Soir, journal prosituationniste, reproduit par le Fléau Social, mai 1973.

2 Le mouvement antipsychiatrique a engendré une « Internationale des Fous Furieux », qui conteste
la « normalité » encore plus radicalement que les mouvements de libération des homosexuels.

3 Voir Halte à ta croissance (Fayard).


Écologie et féminisme
Nous avions déjà défendu ce point de vue, avant la naissance du « Front
Féministe » et avant d’avoir lu Sulamith Firestone, en 1972, dans une lettre
au Nouvel-Observateur, après un congrès écologiste où les femmes
brillaient par leur absence. Cette déclaration nous valut un nombreux et
inattendu courrier. Certains crurent à la revendication d’un «women’s
power» et nous accusèrent de sexisme à rebours. Pierre Samuel, dans son
livre du reste juste et honnête, Ecologie, cycle infernal ou détente, parla à
notre sujet d’« exagération dangereuse», pour finalement se rallier à cette
conception qui devait devenir celle d’« Ecologie-Féminisme Centre »,
fondé par les dissidentes du «Front Féministe ».

Mais la catastrophe mondiale est-elle vraiment à notre porte? Sans atteindre


au sublime d’un Lartéguy qui, devant les chiffres que je citais à
la télévision, haussa les épaules «Bah! les spécialistes se trompent toujours
dans leurs prévisions1... », beaucoup se disent qu’on « inventera bien
quelque chose». Ce qui permet de mettre en bocal, comme un goujon, le
Cheval de l’Apocalypse.

Cependant : « L’écologie va remplacer le Viêt-Nam dans les préoccupations


essentielles des étudiants. »

Qui s’exprime ainsi, et quand? Le New York Times... en 1970. C’est l’année
où le fils de la doctoresse Weill-Hailé, fondatrice du « planning familial »,
ralliait les U.S.A., dans le souci de lutter contre ce suicide collectif dont il
avait parfaitement saisi la corrélation avec le problème auquel s’attaquait sa
mère.

L’écologie, cette « science qui étudie les rapports des êtres vivants entre eux
et le milieu physique où ils évoluent », comprend, par définition, le rapport
des sexes et la natalité qui s’ensuit; sa fascination s’oriente plutôt, en raison
des horreurs qui nous menacent, vers l’épuisement des ressources et la
destruction de l’environnement; c’est pourquoi il est temps de rappeler cet
autre élément, qui recoupe de si près la question des femmes et de leur
combat.
Veut-on quelques détails techniques?
L’éveil est donné en Amérique depuis avril 1970 avec la jeunesse
contestataire des «Earth Day» qui, tout de suite, vont à l’éco-terrorisme :
ils enterrent les voitures et luttent physiquement contre les déboiseurs.
Celestine Ward, dans son livre féministe Women Power, dit qu’ «ils
veulent respirer en accord avec le cycle du cosmos ». Non : respirer tout
court. Qu’on en juge :
Chaque année, nous apprend Irène Chédeaux2, l’Amérique doit éliminer
142 millions de tonnes de fumées, 7 millions de vieilles automobiles, 30
millions de tonnes de papier, 28 000 millions de bouteilles, 48 000 millions
de boîtes de conserves.
« Chacun des 8 millions de New-Yorkais aspire tous les jours autant de
matières nocives que s’il fumait 37 cigarettes, et il sait maintenant qu’il y
a plus de rats dans les dépôts d’ordures que d’humains dans sa cité. »

Veut-on d’autres détails sur l’état des ondes? Les poissons crèvent en masse
dans la rivière Delaware (oh, westerns et Fenimore Cooper!), parce que Sun
Oil, Scott Paper et du Pont de Nemours y déchargent leurs déchets; ce n’est
rien, sans doute à côté du fait que le lac de Zurich est mort, suffoqué par
l’ordure humaine, et que le lac Léman n’en a plus pour longtemps; rien
encore à côté du fait que la Méditerranée, «la Grande Pure» des classiques
grecs, est devenue une telle poubelle qu’à Marseille, cet été, la signataire de
ces lignes additionnait les kilomètres le long de la côte pour trouver une
plage un peu propre. En Amérique, aujourd’hui, de nombreuses entreprises
déclarent que 10 % de leurs investissements sont absorbés par le contrôle de
la pollution. Effort dérisoire eu égard à la dimension catastrophique du
dégât. Ce modeste résultat, et celui plus frappant de l’interdiction d’un pipe-
line de 4 pieds de diamètre qui devait traverser le Sahara, on les doit à la
lutte des « conservationnistes » aux groupes divers, dont le plus célèbre
pour son radicalisme se nomme «Sierra Club». Dès janvier 1970, Nixon a
consacré à la question écologique une large partie de son « Message sur
l’état de l’Union ». Peu après passa une loi mettant en demeure les
compagnies d’aviation de trouver pour 1972 un dispositif destiné à réduire
de trois quarts les déchets de combustion. Jean-François Revel3 a relaté
comment, aux U.S.A. mêmes, ces tentatives ont été prises par certains
fanatiques comme des «manœuvres communistes » en raison de leur anti-
industrialisme. C’est la plus belle consécration d’un prophète : Kornbluth,
auteur de Planète à Gogos.4

Vient d’éclore une sorte de contestation tout à fait neuve : l’éco-guerilla.


Des étudiants vont scier la nuit des panneaux de signalisation qui bouchent
le paysage. Le journal Actuel rappelle qu’en 1967 de jeunes ingénieurs
avaient fondé à Berkeley « Ecology Action ». Ils se voulaient « apolitiques
» ; on imagine quels intérêts politiques purent réagir à leur programme :
« Supprimer les pratiques absurdes : de nouveaux modèles d’automobile
chaque année...
« Contrôler les pratiques nécessaires mais potentiellement dangereuses :
traitement et distribution des aliments, construction et organisation du
logement, production et distribution de l’énergie;
« Eliminer les pratiques destructrices : l’enregimentation sociale, le
recouvrement du sol par le béton, de l’asphalte et des bâtiments, la
dissémination des ordures, les guerres, »

Cela s'appelle tout simplement faire la révolution, commentent les


signataires d’un article. Mais laquelle!...

En attendant, l’abomination s’accroît chaque jour. L’air est chargé de 10 %


de gaz carbonique de plus depuis le début de cette ère si récente qu’on
nomme industrielle. « 12 microbes par cm2 au Ballon d’Alsace, 88 000 aux
Champs-Elysées et 4 millions dans un grand magasin5 ». Un rat placé par
terre, place de la Concorde, meurt au bout de dix à quinze minutes, dans le
Paris de 1971. A penser que, dans peu de temps, puisque l’air pollué
s’accroît verticalement, un enfant de trois ans devra circuler avec un
masque à gaz.

Nous avons déjà vu ce qu’il en est de l’inflation démographique; revenons-


y.
Si entre 1800 et 1950, d’après les calculs de Edouard Bonnefous, la
population mondiale s’est multipliée par 2,6, mais la population totale
des villes de plus de 100 000 habitants, donc 8 fois plus vite, il y a eu un
saut démentiel de 1950 à 1960 : cette fois, la population urbaine mondiale
connut un accroissement... de 35 %. Le déboisement suit le progrès de la
technologie : l’édition dominicale du New York Times engloutit 77 hectares
de forêts!

Dans mon enfance, la Garonne et la Seine étaient considérés comme les


deux seuls fleuves réellement sales de France. Aujourd’hui 6 millions de
tonnes de déchets corrompent le réseau hydrographique de notre doux pays,
et le taux ne fait que s’accroître. Autrement dit : autant de kilos d’ordures
qu’il y aura d’êtres humains sur la planète en l’an 2000. Cela vaut tous les
films d’horreur. Le Figaro a pu appeler le Rhin «un grand égout», puis,
plus prudent, un « grand collecteur » ; les mots ne changent rien à la chose
(utilisons le mot chose comme pudique euphémisme du mot merde). Mais
gardons-nous d’accuser trop vite le camp du Capital ; si nos lacs agonisent
ou sont devenus mers mortes fermées (en Suisse le Léman, Annecy, en
Amérique le lac Michigan, le lac Erié et le lac Supérieur), savourons ce
consolant constat : 360 000 kilomètres de cours d’eau, en Union Soviétique,
n’en valent guère mieux. Les nappes souterraines d’eau douce? C’est un
capital sur lequel on ne peut tirer des chèques à l’infini; or, avec
l’accroissement de la population, l’accroissement des besoins d’eau
augmente. Ce fut, naguère, le sujet d’un roman de science-fiction de
Jacques Sternberg : l’eau des robinets, dans le monde entier, était remplacée
par un flux de répugnants insectes; un produit hasardeux avait augmenté
monstrueusement la taille de chaque microbe ou bactérie! A côté de cette
imagination, que vaut Dracula? Un épouvantail pour jardin d’été. Et c’est
tellement vrai, la menace est tellement précise qu’en prévision du manque
prochain d’eau douce toutes les industries recherchent une mise au point du
dessalement de l’eau de mer. (Mais s’il faut aussi la dé-polluer?) Las! où
sont les mânes Se l’empereur Julien qui disait, en 358 : « L’eau de la Seine
est très agréable à boire?» Ce n’était pas un « techno-logicien».

Allons vers notre Midi. La Société nationale des Pétroles d’Aquitaine a


tellement dégradé les cultures environnantes par son gaz sulfureux qu’elle a
été récemment condamnée à verser des dommages et intérêts aux
agriculteurs du Béarn qui l’avaient assignée en justice. Ce n’était pas
leur seul sujet de souci; ils devaient également se défendre contre
l’implantation d’une grosse usine d’aluminium qui, encaissée avec les
Pétroles d’Aquitaine dans une petite vallée, doublait les risques de pollution
atmosphérique6.
On connaît désormais un peu partout la situation catastrophique des
agglomérations urbaines; Paris bat le record par mètre carré de pollution de
l’air; chaque jour il reçoit cette manne céleste ; 100000 m3 d’acide
sulfureux et une dizaine de tonnes d’acide sulfurique. Il existe pourtant
une ville plus empestée; c’est Tokyo, dont les savants ont formulé cette
badine prophétie : en 1980, M. Tout-le-Monde japonais devra porter un
masque à gaz pour vaquer à ses occupations; nous verrons le samouraï le
soulever plutôt que de faire hara-kiri.

Ici encore se rejoignent la pollution proprement dite et la destruction de


l’environnement naturel.
L’air n’est guère plus qu’une couche de crasse dans les grandes cités, mais
leurs déchets augmentent l’agression contre la santé humaine; on croit rêver
en lisant que New York rejette chaque année 250 millions de tonnes de
déchets non nucléaires : vieilles boîtes, carcasses d’autos, matières
plastiques, gaz brûlé, immondices de tout ordre; c’est avec le sadisme
habituel à cette héroïne de bande ; dessinée que Pravda la Survireuse
contemple du haut de sa moto un entonnoir rempli d’un cimetière de
bagnoles et dit, comme une beauté romantique penchée sur un des lacs
d’hier : « C’est beau! » Ordure de l’air, donc, rapprochant le plafond
atmosphérique; ordure au sol, de plus en plus élevée; nous vivons entre
deux franges de déchets, comme l’homme des cavernes entre les
stalactites et les stalagmites.

Quelle issue s’offrira dans un si absurde cauchemar?

Révolution? Oui, mais pas «celle de papa». Le vers le plus démodé de


L'Internationale est certainement :
Sous les scellés, qui donc tient la Nature?
Il devrait être remplacé par :
En infection qui change la Nature?

La réponse, c’est criant : « C’est vous, c’est nous, c’est moi! » Mais je, mais
vous, mais nous sommes irresponsables : nous ne pouvons faire
autrement, à part d’infimes modalités de comportement; la première des
responsables est la civilisation technologique, superurbaine et
superindustrielle, course folle qui a lancé sa roue impossible à arrêter
vers le Profit, à la façon dont les Gaulois faisaient dévaler à une roue en feu
les pentes des collines; mais c’était pour fertiliser les champs par
écobuage, alors que notre culture technologique ruine et assassine le sol
nourricier sous le feu de sa roue. A l’accroissement du crime répond celui
de la folie : la surpopulation fies bourreaux qui engendrent en ce moment
les futures victimes de leur forfait collectif.

A la fin de l’Empire romain, on évalue approximativement la population du


globe à 250 ou 300 millions d’habitants, moins que la population de la
Chine actuelle. A part celle-ci et l’Inde qui fut toujours le second grand
réservoir de naissances, le reste de l’espèce humaine se répartissait surtout
dans le bassin méditerranéen. L’épidémie, la famine, et les catastrophes
naturelles variaient Je taux de la démographie et les accroissements globaux
étaient insignifiants. Il fallut seize siècles pour qu’au cours du xvn’ la
population mondiale atteignît environ 500 à 550 millions. Nous
pouvons donc évaluer, grosso modo, le taux d’augmentation comme suit ;

250 millions en seize siècles (soit le double du nombre d’origine).


En 1750, nous passons à 700 millions. Donc ;
200 millions en un siècle seulement.

Ensuite l’accélération s’accroît. Les découvertes de la civilisation, la


défense contre la mortalité, l’augmentation de la longévité nous donnent, en
1950, 2 500 millions d’habitants. Nouveaux taux :
1 800 millions d’habitants en deux siècles, soit 900 millions par siècle à la
place des 200 millions précédents.

«La situation se révéla assez dramatique pour exiger des prévisions», dit
Elizabeth Draper dans Conscience et contrôle des naissances7. Mais la
poussée n’a fait que s’accentuer; il ne faut plus compter par siècles, mais
par décades; en 1960 nous voici déjà 3 milliards (vingt ans avant la
date prévue, puisque les experts prédisaient 3000 à 3 600 millions pour
1980!). Et voici le taux :
500 millions en dix ans : en dix ans, la population mondiale s’est
augmentée, entre 1950 et 1960, du nombre qui la représentait au XVIIe
siècle!...

Les 3 600 millions prévus pour 1980 ont sans doute été dépassés en 1969.
Ce qui atterre, c'est qu’on nous annonce le double de l’actuelle population
en trente-cinq ans!

Mais la surpopulation ne se fait pas partout à la même cadence. Ce sont les


villes de plus de 100000 habitants qui sont en tête : elles augmentent huit
fois plus vite que les autres. Le bond effrayant de 1950-1960 s’inscrit
encore plus fortement dans la population urbaine; elle s’est accrue de 35 %.

« Il faut construire vite, n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment...


Les profits sont fabuleux et immédiats. Pour faire tourner de nouvelles
usines, il faut bien avoir les ouvriers sur place. On construit des villes qui
n’ont de villes que le nom : H.L.M., boutiques, drugstores, supermarché et
cinéma. Publicité partout : il faut que l’ouvrier consomme. S’il ne
consomme pas, la production va baisser. Si la production baisse, il chômera.
S’il chôme, il ne pourra pas payer les traites de l’appartement, de la
machine à laver, etc.», expliquent Colette Saint-Cyr et Henri Gougeaud.
Nous voici revenus à l’univers démentiel de Planète à Gogos.

Reprenons l’exemple américain; voici ce que dit Robin Clarke, expert à


l’U.N.E.S.C.O. :
« Un bébé américain consommera au cours de sa vie ;
100 millions de litres d’eau,
28 tonnes de fer et d’acier,
25 tonnes de papier,
50 tonnes de nourriture,
10000 bouteilles, 17 000 boîtes de conserve, 27000 capsules,
(peut-être) 2 ou 3 autos, 35 pneus,
brûlera 1200 barils de pétrole,
jettera 126 tonnes d’ordures, et
produira 10 tonnes de particules radiantes. »

C’est en quoi, conclut l’expert, la naissance du bébé américain a 25 fois


plus d’importance dans l’écologie que celle du bébé hindou8. Reste à
évaluer, ce que Robin Clarke n’a pas songé à faire, les chances de survie
d’une économie mondiale aussi affolante où, selon la région, un
individu humain consommera au cours de 60 ou 70 ans 25 fois plus qu’un
autre; car il se peut que la rébellion du Tiers Monde, en ayant assez d’être le
Buchenwald de la planète, change les calculs des statisticiens; et même s’il
ne se passe rien, puisqu’on prédit à loisir que d’ici vingt à trente ans la
terre deviendra un désert, à ce train-là, où donc ce bébé américain devenu
adulte trouvera-t-il à consommer, brûler, et jeter ce que lui prédit Robin
Clarke? («En 1985, annonce le Pr René Dubos, la terre tout entière ne sera
plus qu’un désert inexploitable. ») Est-ce la mort massive par
malnutrition qui mettra un terme au taux exponentiel de l’accroissement
démographique? Et de la concentration urbaine?

C’est le marquis de Sade, un des plus grands génies scientifiques de tous les
temps, qui, à la veille de la Révolution, avait déjà déclaré dans Justine que
la concentration des gens dans les villes contribuait à accélérer les désordres
de la santé mentale et les obsessions du sexe. Nous avons vu que cette
hyperconcentration est due à la surpopulation dont Malthus devait, bien
plus tard, signaler les dangers. (De façon plus confuse, Restif de la
Bretonne, dans Le paysan perverti, ne dit pas autre chose.)

Nous avons cité plus haut «le stress du rat blanc», il faut y revenir ici à
loisir. J. Calhoun, chercheur, eut un beau jour de 1958 l’idée d’installer une
colonie de rats norvégiens dans une grange du Maryland qu’il avait
aménagée pour eux. Première observation : dans un espace de 900 m2, 5000
rats vivaient dans le bien-être. Mais la population ne dépassa pas 150
nouvelles naissances.

Deuxième stade de l’observation : l’augmentation des rats adultes dans des


parcs cloisonnés entraîna des aberrations de comportement tant sexuel que
social. Les jeunes rats se mirent à pratiquer le viol collectif de la femelle
isolée comme de vulgaires blousons noirs de Sarcelles ou Billancourt. On
en vit d’autres appliquer un comportement hypersexuel, pratiquant toutes
les formes possibles de l’instinct, comme pour surmonter leur angoisse de
surpopulation. D’autres enfin devinrent de parfaits gangsters, ou des sortes
de bandits d’honneur, s’isolant du contact tant sexuel que social pour se
livrer aux meurtres nocturnes. Les guerres ordinaires pour la conquête du
pouvoir se multiplièrent jusqu’à l’absurdité. Les femelles enfin, nous
l’avons souligné, cessèrent de bâtir leur nid et connurent un stress de la
fécondité.

Il faut, certes, se défier des analogies trop hâtives. Au sujet des biches se
désintéressant de leur portée après un accouchement sous anesthésie,
argument avancé par les adversaires de l’accouchement sans douleur,
Simone de Beauvoir a répondu de façon décisive et cependant fort simple :
« Mais les femmes ne sont pas des biches9 » Si les rates blanches de
Norvège ne distinguent plus leur portée à la suite d’une concentration
intensive d’habitat « urbain », on ne saurait guère comparer ce fait à celui
de la jeune mère israélienne s’habituant à allaiter non salement son rejeton
mais celui de ses camarades, à la garderie du kibboutz, dans un but
intéressant de désaliénation du lien filial. Ce qui se passe au niveau des
collectifs animaux ne peut jamais être transposé directement au niveau de
l’humain sans un examen attentif des différences de structure; c’est
l’absence de ce principe qui rend si futile l’essai sociologique d’un Lionel
Tiger, Entre Hommes10. Mais ici, sans tomber dans le mécanisme, on peut
envisager un rapport certain entre l’expérience des rats de Norvège et celle
de nos concentrations urbaines. L’ethnologue allemand Paul Leyhausen est
de cet avis. Comme Sade, il trouve en l’urbanisation un facteur important
de l’élévation des maladies mentales. Le nombre des suicides augmente, et
aussi l’alcoolisme, la débilité mentale, la délinquance juvénile, la «nervous
breakdown». La difficulté croissante de l’isolement et l’épuisement dû à
l’entassement et aux transports contribue à un affaissement de la résistance
nerveuse qui, paraît-il, pourrait être transmissible. On sait tout cela?
Oui, mais jamais ce qui fut considéré comme tracas, souci, imperfection de
la vie moderne n’a atteint ces dimensions paroxystiques; le lancinement
de la carie dentaire est devenu cancer de la mâchoire. Les crimes sexuels
recommencent à Londres; des forfaits inconnus à nos mœurs — kidnapping,
viol - apparaissent à Paris; New York, pour ne citer que lui, se défend contre
la folie en la mimant par une série de « petits meurtres sans importance11 ».
A la destruction de l’environnement correspond, à ce rythme de natalité, la
destruction de l’homme intérieur. Et aussi — enfin une éclaircie — le stress
de la rate blanche.

Dans l’article intitulé Pourquoi nous avortons12, il est dit par une femme
qui signe Christianne ;
« Les rats, dans les cas de surpeuplement, ont un stress de la fécondité. Les
hommes ont un peu perdu le contact avec leurs instincts et totalement le
pouvoir de la commande spirituelle sur leurs corps. Les femmes, grâce à
leur sous-développement, plutôt moins. Peut-être commenceraient-elles une
façon de stress. Et la revendication du libre avortement serait, en plus, un
profondément intuitif cri d’alarme? Il faudrait peut-être tendre l’oreille. »
Ce n’est plus « tendre l’oreille » qu’il faut faire ; c’est pousser un
hurlement. Le monde commence à accepter l’idée de l’avortement pour
d’autres raisons qui font revendiquer violemment aux femmes leur droit à
disposer de leurs corps, de leur futur, de leur procréation; c’est grâce à
l’inquiétude du taux exponentiel que nous avons décrit et analysé plus haut
que la société mâle éprouve quelque tendance à se contester elle-même et à
accepter des revendications qui sont dictées par de tout autres motifs. Pour
une fois, l’intérêt des oppresseurs et des opprimés coïncide. Mais ce qu’il y
a de remarquable dans cette situation, c’est que cet intérêt, s’il est satisfait,
amènera à se réaliser une situation plus favorable à la caste opprimée — les
femmes — qu’à la caste des oppresseurs; et ceux-ci le savent bien. C’est ce
qui les fait hésiter à accorder ce qu’eux-mêmes ne peuvent que désirer :
l’arrêt de l’accroissement démentiel des naissances qui, parallèlement à la
destruction de l’environnement, signe l’arrêt de mort de tout le monde. En
même temps, obtenir ce bienheureux stoppage grâce à une liberté de
contraception et d’avortement donnée aux femmes, c’est pour les hommes
l’assurance qu'elles ne s'en tiendront pas là et commenceront à
disposer d’elles-mêmes; ce qui est, Rappelons encore Fourier, un scandale
d’une violence capable de miner les bases de la sociétq. D’où les
hésitations, les contradictions, les réformes et les embarras, les pas en avant,
les bonds en arrière; cette mimique des pouvoirs traduit l’extrême
opposition intérieure qui déchire la société mâle, à tous les niveaux, dans
tous les pays.

«Faire de l’argent, s’enrichir, exploiter l’homme et la nature pour grimper


aux places les plus chères de l’échelle sociale... Aussi longtemps qu’une
société organisera sa production dans le but de convertir les ressources de
l’homme et de la nature en profits, aucun système équitable et planifié de la
balance écologique ne pourra exister13. »

C’est l’évidence même. A la base du problème écologique se trouvent les


structures d’un certain pouvoir. Comme celui de la surpopulation, c’est un
problème d’hommes; pas seulement parce que ce sont les hommes qui
détiennent le pouvoir mondial, et que depuis un siècle déjà ils auraient pu
appliquer la contraception radicale; mais parce que le pouvoir est, au niveau
inférieur, réparti de façon à s’exercer par les hommes sur les femmes; dans
le domaine de l’écologie comme dans celui de la surpopulation on voit
s’affronter de façon plus aiguë les tiraillements contradictoires du
capitalisme, bien que ces problèmes débordent largement le cadre du
capitalisme et que le camp socialiste les connaisse tout autant, pour la
bonne raison que là comme ici règne toujours le sexisme. Dans ces
conditions, où diable trouver — même en cas de coexistence pacifique
prolongée de l’un et l’autre camp économique — une possibilité de mettre
au point un système « équitable et planifié » à l’échelon planétaire, qu’il
soit écologique ou démographique? Lorenz a raison : aucune société
(mâle) ne peut prendre la relève.

Premier problème : l’arrêt des naissances. La société mâle a commencé à


prendre peur, et tour à tour la Pologne, la Roumanie, la Hongrie ont adopté
la solution de « libéraliser » l’avortement; dans le camp capitaliste,
l’Angleterre a suivi, le 24 octobre 1967; le Japon pénalise les surplus
des naissances. Quatre états américains, dont celui de New York, « ont suivi
dans la voie du oui franc et massif ». (Guérir, août 1971.) En revanche,
dans les pays catholiques latins, une seule timide ouverture en France; en
Espagne l’avortement thérapeutique lui-même est interdit; meure la mère,
pourvu que le fœtus vive, même s’il n’a qu’une chance infime de ne pas
suivre la mère dans la mort. Voici quelques-unes des principales
contradictions d’une civilisation devenue dingue devant la nécessité
de consentir à ce qui prolonge l’humanité mais sonne le premier glas de ses
vieilles formes patriarcales pourrissantes.

Si ces problèmes sont des problèmes d’hommes, c’est parce que l’origine
en est masculine : c’est la société mâle, bâtie par les mâles, et pour eux,
répétons-le sans nous lasser.
Il serait dérisoire de jouer au petit jeu des « si » historiques, ou cela
relèverait du domaine d’un charmant roman de science-fiction sur les
univers parallèles. Que serait-il arrivé « si » les femmes n’avaient pas perdu
la guerre des sexes au moment lointain où le phallocratisme naquit — grâce
à la passation de l’agriculture au sexe mâle? Sans ce que Bebel appelle « la
défaite du sexe féminin » et le moderne Dr Lederer, auteur de
Gynophobia14 «le grand renversement», que serait-il arrivé? Nous nous
garderons bien d’entrer dans cette fantaisie plus avant. « Ah ! si le ciel
tombait, bien des alouettes seraient prises», disait ma grand-mère. Une
seule réponse négative s’impose : peut-être l’humanité aurait-elle végété à
un stade infantile, peut-être ne connaîtrioiïS-nous ni le jouke-box, ni la
fusée lunaire, mais l’environnement n’aurait jamais connu le massacre
contemporain, et le mot même d'écologie serait resté dans la petite
boîte cervicale de l’homo sapiens, comme le mot « rein » ou « foie » ne
franchit ni les lèvres, ni le bec de plume, si l’on ne ressent nulle souffrance
ou menace de ces organes.

« Pollution », « destruction de l’environnement », « démographie galopante


» sont des mots d’hommes, correspondant à des problèmes d’hommes
: ceux d’une culture mâle. Ces mots n'auraient pas eu lieu d’être dans une
culture femelle, reliée directement à l’ascendance antique des
Grandes Mères. Cette culture-là aurait pu n’être qu’un misérable chaos,
comme celles d’un Orient qui, tout phallocratique qu’il soit, relève bien
plus d’« Anima » que d’« Animus»; il semble qu’aucune des deux cultures
n’aurait pu être satisfaisante, dans la mesure où elle aussi aurait été sexiste;
mais la négativité finale d’une culture de femmes n’aurait jamais été ceci,
cette extermination de la nature, cette destruction systématique, — en vue
du profit maximum, — de toutes les ressources nourricières.

Il est intéressant, au sujet du fameux stress du rat blanc, de constater que


dans le règne animal comme dans le règne humain, c’est la femelle qui a
tendance à refuser la procréation et non le mâle, alors que l’instinct de
conservation devrait s’étendre à toute l’espèce.

Si nous considérons le comportement des mâles au pouvoir dans notre


société, que voyons-nous? Conscients du péril de la surpopulation, ils
s’efforcent de faire croire « qu’il s’agit d’un problème du Tiers Monde » et
de porter leurs efforts de limitation sur le point le plus défavorisé de la
planète, donc celui qui consomme le moins. (Pierre Samuel, dans Ecologie,
cycle infernal ou détente, rappelle que les seuls U.S.A., avec 6 % de la
population mondiale, consomment 45 % des ressources du globe !)

L’intérêt le plus matériel explique l’attitude de l’Occident : la caste des


maîtres a tout profit à s’accroître et à limiter l’expansion de celle
des défavorisés, ses futurs Spartacus; on l’a vu récemment lorsque Aimé
Césaire se dressa contre un projet de loi visant à favoriser encore la
contraception (déjà largement accessible) à la Martinique; le député noir
reprochait à ce texte ses intentions manipulatoires; la question était:
«Pourquoi la Martinique, et pas la France? » Certes, les Martiniquaises
eussent été dans leur bon droit en répondant à Aimé Césaire que c’était à
elles et non à un homme d’en décider, comme ce fut le cas à Harlem il y a
quelques années 15 ; mais l’attitude du leader politique martiniquais était
logique. Il y a longtemps que le Tiers Monde sait que la surpopulation n’est
pas facteur de richesse, d’assurance des jours des vieux parents, etc., mais
au contraire élément de misère et de mortalité; il continue à sur-pro-créer
par ignorance, pénurie matérielle, oppression accrue des femmes; on
conçoit, en sus, que pour les évolués il y ait une légitime méfiance
envers les cadeaux du planning familial européen, alors qu’ils seraient
accueillis d’enthousiasme si l’Occident commençait à bénéficier largement
de ses propres découvertes à cet égard.

Les hétéroflics catholiques de « Laissez-les vivre » ou les ministres d’«


ordre moral » Royer et Foyer ne peuvent rien contre cette évidence : la
révolte scandaleuse des femmes, au sujet de leur ventre, va dans le sens de
l’intérêt le plus immédiat de l’humanité, de l’avenir? de la procréation elle-
même. Les véritables détenteurs du pouvoir, eux, qui ne sont ni pour Jésus-
Christ ni pour Jéhovah mais pour le pouvoir, le savent aussi; c’est pour eux
une douleur, mais ils le savent. Le néo-malthusianisme a commencé à être
nécessité bien avant ce qui motiva la révolte des femmes et le manifeste des
343. Quand les artères du capitalisme vieillissent à ce point qu’il leur faut
une dose croissante de planification à titre de novocaïne, — ô planification
blasphématoire, ô antilibéralisme économique ! — les temps sont proches.

La planète va déborder.

Slogan crié le 5 mars 1971 au congrès « Laissez-les vivre » à Maubert-


Mutualité.

Avant le capitalisme, dernier venu vieillissant et résistant, avant le


féodalisme, avant le phallocratisme, le pouvoir féminin, qui n’atteignit
jamais la dimension ni le statut de matriarcat, se fondait sur la possession de
l’agriculture; mais c’était une possession autonome, accompagnée d’une
ségrégation sexuelle, selon toute vraisemblance; et voilà pourquoi il n’y eut
jamais de véritable matriarcat. Aux hommes le pastorat et la chasse, aux
femmes l’agriculture; chacun des deux groupes armés affrontait l’autre;
telle est l’origine de la prétendue « légende » des Amazones16. Quand
pointa la famille, la femme pouvait encore traiter de puissance à puissance,
tant que les fonctions agricoles continuaient à la sacraliser; la découverte du
processus de la fécondation — celle du ventre comme celle du sol — sonna
le glas de sa fin. Ainsi commença l’âge de fer du deuxième sexe. Il n’est
certes pas terminé aujourd’hui. Mais la terre, elle, symbole et ancien fief du
ventre des Grandes Mères, a eu la vie plus dure et a résisté davantage;
aujourd’hui, son vainqueur l’a réduite à l’agonie. Voici le bilan du
phallocratisme.

Dans un monde ou simplement un pays où les femmes (et non, comme ce


peut être le cas, une femme) se seraient réellement trouvées au pouvoir, leur
premier acte aurait été de limiter et d’espacer les naissances. Depuis
longtemps, depuis bien avant la surpopulation, c’est ce qu’elles ont
toujours tenté de faire.

La preuve en est cet abondant folklore anticonceptionnel que nous avons


déjà cité et où les procédés les plus affreusement dangereux voisinent avec
la pure superstition. (Remarquons : non seulement pour ne pas avoir
d’enfant, mais pour que le mari s’éloigne de la couche, ô Freud et la «
tendance féminine à esquiver la sexualité » !) Ces rites conjuratoires,
évidemment, n’étaient jamais cités par les érudits mâles, alors qu’il existe
partout des listes des rites inverses, ceux de la fécondité. Ce n’est qu’à
l’échelon planétaire (même pas national), que l’homme daigne s’apercevoir
de la surpopulation; la femme s’aperçoit du lapinisme au niveau familial.
De quels moyens disposaient-elles pour le faire savoir?

L’égoïsme des génitrices, si fortement dénoncé par le génial Henry


Bordeaux et les romanciers catholiques d’entre-deux guerres, dont la clique
« Laissez-les vivre » reprend le flambeau pour le plus grand bien de la
publicité Nestlé-Guigoz17 cet égoïsme des mères françaises qui
prétendaient n’exposer que deux ou trois fois leur vie en poulinant, nous
pouvons aujourd’hui en bénir le faible, très faible frein : où serions-nous
dans un monde peuplé trente ans plus tôt et plus vite par les héroïques
dévotes, lectrices de la Bonne Presse de l’abbé Bethléem?»
Oui, répétons-le jusqu’à l’obsession, crions-le, diffusons-le : tout compte la
lutte de classes, la démographie est une affaire d’homme18. Dans
les régions du misogynisme catholique, elle l’est même doublement : la
courroie de transmission entre le pouvoir mâle au sommet et nous, ce sont
obligatoirement des hommes qui disposent de l’exploitation de notre
fécondité : le mari à qui se soumettre, certes, mais aussi le prêtre, qui ne
peut être qu’un homme, le médecin ou le magistrat qui l’est neuf fois sur
dix; tous ces fonctionnaires du pouvoir mâle sont mâles.

Résumons-nous donc. Si la lutte de classes, la démographie, l’écologie sont


problèmes et affaires d’hommes, c’est en raison de « la grande défaite du
sexe féminin » survenue voici 3000 ans av. J.-C. sur l’ensemble de la
planète. Après la fin de l’amazonat et l’agriculture, garantie de pouvoir,
partagée un certain temps entre les sexes dans les civilisations hittite,
crétoise et égyptienne, les richesses de la terre devinrent peu à peu
masculines au moment où la femme, liée à la famille, ne pouvait plus avoir
recours à l’amazonat disparu. La puissance patriarcale et masculine culmina
à l’âge de bronze, avec la découverte de ce qui allait devenir industrie. Les
femmes furent alors mises en étroite surveillance par le sexe vainqueur qui
conserva toujours quelque chose de sa crainte et de sa méfiance à son égard;
elles furent chassées de partout ce qui n’était pas ghetto familial :
non seulement du pouvoir et du travail extérieur au foyer, mais même des
zones où l’homme semblait n’avoir à craindre aucune concurrence : les
exercices physiques du sport (Grèce antique, sauf Lacédémone), le théâtre
(Angleterre féodale, Japon), la culture et l’art, l’étude supérieure (le quasi
monde entier, à part exceptions toujours citées). Paria vouée à l’union
lapinisme, et dans le meilleur des cas à l’ornement luxueux des vainqueurs,
ne trouvant de refuge dans toutes les cultures que dans la séquestration
religieuse pour échapper à l’homme en se vouant aux fantômes de la
divinité, elle sait aujourd’hui, de plus en plus profondément et dans des
endroits toujours plus nombreux, que ce sont les hommes qui font la «
révolution » et qui en profitent, si grande que soit l’aide qu’elles leur
apportent dans l’espoir d’échapper à une oppression qu’elles croient due à
un système économique et qui ne l’est qu’au caractère mâle de ce
système. Elles, après la victoire d’une classe ou d’une catégorie, elles n’en
retirent au mieux que des adoucissements, des réformes, des avantages, les
sous qui tombent du tiroir-caisse du grand chambardement, si elles se
trouvent du bon côté; mais le pouvoir ne fait que changer de mains, jamais
de structures; jamais, nous l’avons vu, n’est remis profondément en
question le rapport entre les sexes, question humaniste et question
écologique entre toutes.

«Assis, debout, couché, l’homme est toujours son propre tyran. » Céline
aurait été surpris de rejoindre la pensée de Marx : le rapport de l’homme à
l’homme est mesuré par le rapport de l’homme à la femme. Si quelques
hommes, toujours et partout, finissent par devenir les ultimes profiteurs
d’un changement révolutionnaire, c’est précisément parce qu’ils appliquent
aux autres les rapports de force que tous les nommes pris en bloc appliquent
aux femmes, toutes les femmes prises en bloc — même si, à l’occasion, il
se trouve que tel ou tel rampe devant la sienne.

Comment donc le problème du profit maximal qui sacrifie l’intérêt collectif


à l’intérêt privé, ou de la course au pouvoir qui se substitue à cet intérêt
collectif en cas de révolution, comment donc ce problème pourrait-il être
résolu tant que les structures mentales resteront ce qu’elles sont : à savoir
informées par cinquante siècles de civilisation masculine planétaire,
surexploitatrice et destructrice des ressources?

La preuve que n’importe quelle révolution dirigée et accomplie par des


hommes ne peut atteindre à la mutation qu’il devient nécessaire
d’assumer, c’est qu’aucune ne va plus loin que de remplacer un régime par
un autre, un système par un autre en raison des susdites structures; et
qu’aucune n’envisage la seule possibilité d’aller plus loin : sortir du cycle
infernal « production-consommation» qui est l’alibi de cette énorme masse
de travail inutile, aliénant, mystifié et mystificateur, base même de la
société mâle où qu’elle soit.

Non, l’imagination n’est jamais au pouvoir. On retombe dans les mêmes


schémas, dans les mêmes stéréotypes mortels; ainsi que le disait le
peuple lorsque l’oiseleur favori de Louis XIII remplaça le connétable
Concini : « Il n’y a que le bouchon de changé; le vin a le même goût. »

Il y a quelques années, dans un recueil de nouvelles de science-fiction


intitulé Après, un seul de ces contes écrit sur le même thème: le changement
profond après une catastrophe19 envisageait cet ensemble : la production
industrielle arrêtée la recherche scientifique limitée à un petit nombre de
laboratoires bien localisés, l'effort collectif portent sur des domaines de
réflexion, d'art, d’activités non productive. Des astronautes revenus d'une
absence de longues années s'abandonnaient au désespoir en retrouvant la
terre livrée à ce qu'ils croyaient être une irrémédiable déchéance. Jusqu'au
jour où ils s'apercevaient que toutes les découvertes du passé avaient été
soigneusement conservées et retransmises à un nombre restreint de
dépositaires, mais n'étaient utilisées qu'exceptionnellement; par exemple un
remède d’une grande rareté était fabriqué et un avion supersonique allait le
chercher en cas d’urgence, pour guérir un enfant malade; le reste du temps,
les transports étaient effectués à cheval ou à bicyclette. L’importance était
donc déplacée de la rapidité du transport à sa motivation. La civilisation-
gadget avait disparu et laissé la place à un humanisme qui n’était pas pour
autant rétrograde en se passant d’une technique vide de sens. L’auteur de
cette « utopie » était une femme. La seule femme du recueil de nouvelles ;
Marion Zimmer.

En l’an 1972, Gébé, dessinateur qui ne semble pas avoir pris connaissance
de ce conte traduit de l’américain, a produit son « utopie » filmée : « L’an
01. » Le travail général s’arrête; les ouvriers quittent l’usine, les
bureaucrates le bureau, des propagandistes chantent sous les croisées : «
Ouvre ta fenêtre et jette ta clef dans la rue. » Puis on se remet au travail à
une cadence considérablement ralentie, juste pour subvenir aux besoins
immédiats des gens; inutile de tuer les capitalistes, ce sont eux qui s’en
chargent; l’air est obscurci de P.D.G. se jetant des gratte-ciels. A la question
inévitable : « Mais à quoi occuper un tel loisir? » la réponse se fait avec
simplicité : « On réfléchit, et c’est pas triste. » Tant que l’humain tremblera
devant l’idée d’un tel malheur, la possibilité de penser à soi, il en est encore
au temps de Pascal : la compétitivité, l’agression et toutes les horreurs de la
société mâle triompheront.

Sans doute, du point de vue féministe immédiat, ce nouveau « Devin du


Village » que nous offre J.-J. Rousseau-Gébé n’est guère satisfaisant; tout y
est réellement changé en profondeur, sauf le rapport entre les sexes; la
femme demeure le seul champ du désir érotique; elle est toujours
cette Blanche qui raccommode le pantalon de l’ex-rédacteur en chef, cette
Noire qui pile le manioc pendant que les hommes discutent de l’An 01
en Afrique; une autre trouve qu’elle n’a pas gagné grand-chose à traire les
vaches plutôt que de taper à la machine. Il n’empêche que, pour la
première fois, et à l’insu même de son auteur, une conception réellement
antimâle du monde a été offerte à notre vue, sous forme d’un produit
public, un film; 1’ «utopie» (dans le sens classique: utopie d’hier, vérité de
demain) que peut seul appliquer le Féminin. A savoir : les femmes avant
tout, mais pas seulement les femmes : leurs alliés objectifs et naturels, les
jeunes, cette jeunesse des deux sexes qui portera le plus profondément en
elle la contestation contre le monde de papa, dès qu’elle se sera débarrassée
des séquelles de son macho-gauchisme.

Car celles qui réclament l’alliance de l’enfant et de la femme ont raison : le


Féminin, c’est cette partie du monde séparée, mise à part, entre parenhèses,
qui subit la dictature économique et culturelle du Père; le premier tabou le
plus insurmontable, l’anathème le plus sévère jeté sur l’inceste, c’est celui
qui sanctionne le rapport amoureux de la mère et du fils; les autres interdits
sont secondaires. Pourquoi? Parce que c’est là le rempart que le
phalïocratisme s’est vu obliger d’élever contre le pouvoir des femmes. Au-
delà des histoires de jalousie sexuelle née du triangle freudien,
l’anthropologie moderne a su discerner, dans l’exogamie obligatoire, la
dictature de la société patriarcale et sa crainte des femmes, sa misogynie
qui va jusqu’à la gynophobie devant cette terrible menace : que la Mère et
l’Enfant s’unissent contre le Père20.

L’arrêt massif du travail producteur n’est pas une utopie; il a été démontré
que 7 à 10 % du travail actuel suffirait amplement à subvenir aux besoins de
manger, de se vêtir, de posséder un toit. Bien que 1’ « An 01 » ne mette pas
l’accent sur la nécessité écologique de cette solution, une séquence lie la
pollution à l’inflation démentielle de l’industrie, c’est celle où le pêcheur
bafouillant d’émotion vient hurler au téléphone : « Ça y est, j’ai attrapé un
poisson ! » C’est une fête : « Bienvenue au premier poisson de l’An 01 ! »
Quand on apprend, grâce à nos Cassandre prêchant dans le désert
futurologue, qu’en trente ans il a disparu plus d’espèces marines que dans
toute la période géologique suivant le pléistocène, on peut poser la question
: que vaut-il mieux, du poisson ou du gadget21?
Le cycle consommation-production actuel lié inéluctablement à l’expansion
industrielle, fruit des structures mentales du phallocratisme, peut
être démonté de la sorte : 80 % de produits superflus dont 20 % environ
parfaitement inutiles doivent être jetés sur le marché au prix d’une
nuisance et d’une destruction du patrimoine en courbe ascensionnelle; pour
ce faire, il faut disposer d’un temps de travail équivalent en gros à 80
% d’une vie humaine, c’est-à-dire à une aliénation pratiquement totale. Ce
n’est pas tout : ces objets superflus ou inutiles, doivent être éphémères
et renouvelables, ce qui augmente la nuisance et la destruction. Enfin,
aliénation suprême : puisqu’ils doivent être consommés, il faut par un
circuit technocratico-publicitaire en inspirer le désir, à savoir le créer de
toutes pièces. Comme le producteur est également un consommateur, il sera
donc aliéné et mystifié à tous les niveaux, en long, en large et en travers,
dirait Gébé. Une escroquerie au temps qui est la trame de la vie, à la
sensibilité qui en est sa valeur, une frustration gigantesque, planétaire,
monstrueuse; voilà l’aboutissement du cycle né depuis 5000 ans, à partir de
la mise en cage du deuxième sexe et de l’appropriation de la terre par les
mâles : le « Progrès ».

Cette racine du problème reste totalement inaperçue en 1974 des


mouvements révolutionnaires modernes22. Même pour les anticonformistes
du marxisme, le problème écologique se ramène à un des maux dus au
capitalisme (et il est certain qu’en système de profit, il y touche étroitement,
mais sa présence en système socialiste prouve bien qu’il ne s’y identifie
pas), de même que celui des rapports entre sexes est défini comme une
super-structure que doit changer la substitution d’un régime économique à
un autre. Dans la mesure où les jeunes sont engagés dans cette entreprise de
contestation que pare telle ou telle étiquette politique, ils sont récupérés par
le Système qu’ils combattent, sans s’en douter, puisqu’ils ignorent, au-delà
de l’aspect économico-social, sa motivation profonde et primordiale de
guerre des sexes. Mais dans la mesure où la sensibilité des jeunes appartient
à ce Féminin brimé, opprimé et refoulé dans l’ordre mondial du Père, où
même leur position économique les situe, en gros, sur le même plan que les
femmes — entretien par le père en vue d’un rendement, donc d’un service
— les jeunes des deux sexes peuvent accéder de plus en plus à la
conscience que leur cause est celle non seulement de la Mère mais de toutes
les femmes du monde entier. Le jour où leurs options mâles de macho-
gauchistes (y compris, répétons-le, chez les filles) seront anéanties par la
conscience d’une urgence, d’une nécessité brûlante : faire sauter le cycle
consommation-production au lieu de lui aménager une nouvelle forme
vouée au même échec et conduisant à la même mort, le féminisme aura
vaincu, car le Féminin aura triomphé.

On le voit bien : nous ne plaidons pas du tout une illusoire supériorité des
femmes sur les hommes, ni même des « valeurs » du Féminin qui n’existent
que sur un plan culturel et nullement métaphysique; nous disons : voulez-
vous vivre, ou mourir? Si vous refusez la mort planétaire, il faut accepter la
revanche des femmes; car leurs intérêts personnels, en tant que sexe,
recoupent ceux de la communauté humaine, alors que ceux des mâles, à
titre individuel, s’en distinguent; et ceci, même au niveau du Système mâle
actuel; il n’est que de voir la contradiction entre les instances suprêmes de
son pouvoir, qui veut pousser les femmes dans la production (et on nous
annonce :
« Année 1975; Année des Femmes »), et les intérêts privés des mâles vivant
sous ce même Pouvoir, qui résistent furieusement contre la perspective de
se voir privés de leur ménagère! Il n’est que de voir la contradiction entre
l’effort dudit Pouvoir de diffuser et d’aider la contraception dans le but de
disposer, pour sa production, du temps féminin pris à la fonction
nourricière, et la même résistance indignée des individus mâles contre le
fait que leurs femelles puissent contrôler leur procréation! Etc., etc.

Nous en revenons au début de ce travail : la prise de conscience de la


féminitude, du malheur d’être femme, s’effectue aujourd’hui dans
une contradiction et une ambiguïté qui annoncent la fin du même malheur.
Partie d’un vécu, d’une subjectivité radicale, son expérience d’espèce
traitée en minorité, séparée, réifiée, regardée, une femme de ma génération
découvre que son « petit problème », sa «question secondaire», ce détail si
minime du front subversif, voire sa «lutte parcellaire» ne se contente plus
de recouper mais s’identifie à la Question Numéro 1, au Problème Originel;
la base même du besoin indispensable de changer le monde, même pas pour
l’améliorer, mais pour qu’il puisse y avoir encore un monde.

Quelle revanche pour la seule majorité humaine à être traitée en minorité!


Jusqu’à présent il lui était difficile de comprendre d’où lui venait le malheur
de sa féminitude; elle se contentait de revendiquer des « parcelles » de
gestion du monde avant d’en venir à la racine, la libre disposition sexuelle,
qui lui a tout à coup révélé le sens d’une totalité. Celle qui fut jusqu’ici non
pas la «compagne » de l’homme mais à la fois le creuset alchimique de sa
reproduction, sa bête de somme, son souffre-douleur et son vase à crachats,
qu’il s’amusait parfois à incruster de pierreries et à proclamer son Saint
Graal, celle qui lui inspira toujours, en vertu d’une victoire toujours
menacée cette méfiance hostile qui put aller dans certaines cultures jusqu’à
la haine engendrant la mutilation rituelle (Afrique) et la mort (sexocide des
sorcières du Moyen-Age, des « débauchées » du bassin méditerranéen ou de
l’Orient) dans une véritable « gynophobie », comme le dit W. Lederer, voici
qu’en droit et en possibilité, sinon en fait, elle redevient comme aux temps
préphallocratiques la seule contrôleuse de la procréation; c’est d’elle que
va dépendre, sitôt que ce droit pourra être librement vécu par la
contraception massive et l’avortement sans problème, que la moitié du
cauchemar humain s’évanouisse, en appliquant le « stress de la rate blanche
».

Ce pouvoir immense qui va lui être remis, qui effleure déjà ses mains, il n’a
aucune commune mesure avec celui d’organiser, décider, représenter et
opprimer qui reste encore celui du mâle; c’est justement dans cette mesure
qu’il peut lui faire le plus efficacement échec, et sonner l’arrêt de mort de
l’antique oppression; bref, selon un slogan de F «Ecologie-Féminisme
Centre», il s’agit d’arracher la planète au mâle d’aujourd’hui pour la
restituer à l’humanité de demain. C’est la seule alternative; car si la société
mâle perdure, il n’y aura plus demain d’humanité.

Menacée dans sa vie même, mais aussi dans celle qu’elle transmet (qu’elle
choisit ou non de transmettre), elle qui est la détentrice de cette source, elle
en qui se réalisent et passent les forces de l’avenir, nous voyons donc la
femme concernée à double titre par la solution très rapide du problème
écologique. Et, de plus, elle représente, de la façon la plus marxiste du
monde, cette classe productrice frustrée de sa production par la distribution
mâle; puisque cette source de richesse collective (la procréation) est
possédée par une minorité, celle des mâles, l’espèce féminine étant la
majorité humaine.
Les spécialistes eux-mêmes le reconnaissent; ainsi qu’Edgar Morin dans le
colloque écologique du Nouvel-Observateur où l’on ne vit paraître aucune
femme, ils avouent que « l’on commence à comprendre que l’abolition du
capitalisme et la liquidation de la bourgeoisie ne font que céder le pas à une
nouvelle structure oppressive». C’est ce qu’avait déjà exposé et expliqué
Reimut Reiche dans Sexualité et lutte des classes, à propos du « noyau » qui
résiste à tous les remaniements de cet ordre. Ce noyau-là, nous l’avons
déclaré ici, c’est le phallocratisme. Il est à la base même d’un ordre qui ne
peut qu’assassiner la nature au nom du profit, s’il est capitaliste, et au nom
du progrès, s’il est socialiste. Le problème des femmes, c’est d’abord celui
de la démographie, puis de la nature, donc du monde; son urgent problème,
commun avec celui de la jeunesse, c’est l’autonomie et le contrôle de son
destin. Si l’humanité veut survivre, elle doit se résigner à cette évidence.

Alors, avec une société enfin au féminin qui serait le non-pouvoir (et non le
pouvoir-aux-femmes) il serait prouvé qu’aucune autre catégorie humaine
n’aurait pu accomplir la révolution écologique; car aucune n’y était aussi
directement intéressée à tous les niveaux. Et les deux sources de richesse
détournées au profit du mâle redeviendraient expression de vie et non plus
élaboration de mort; et l’être humain serait traité enfin d’abord en personne,
et non avant toute chose en mâle ou en femelle.

Et la planète mise au féminin reverdirait pour tous.


1971-1974

1 En effet : les chiffres taxés d’exagération ont été depuis ce jour largement dépassés.

2 Anticlichés sur l’Amérique, Robert Laffont, 1971. La proportion générale de ces chiffres a
augmenté de 2 à 6 % dans les nuisances.

3 Ni Marx ni Jésus, Robert Laffont, 1971.

4 Ce chef-d’œuvre vient d’être réédité depuis peu dans Présence du Futur, Denoël. Bien antérieur à
la question de la pollution et de la destruction de l’environnement, ce roman prédit un avenir atterrant
où le bois de chêne est devenu matière si précieuse qu’on en fait des bagues, où la couche privilégiée
de la société est composée de techniciens publicitaires, la masse immense et misérable de «
consommateurs », et où la lutte pour protéger la nature est le fait de clandestins : les « conservateurs
» qui sont traités... comme des communistes.

5 Actuel, oct. 1971. Les chiffres cités depuis ont fait un bond.

6 A l’heure actuelle, l’agriculture s’est joyeusement mise à l’école des pollueurs industriels. Une de
mes amies, en été 1973, contracta la mycose et une intoxication bronchiteuse pour avoir travaillé
dans une plantation de pommiers près de Montpellier; le fermier aspergeait les arbres d’un mélange
de trois produits violemment toxiques destinés... à éviter les tavelures du fruit. De plus, à la veille du
marché, il peignait les pommes à l’aide d’une couche de cire. Cet exemple est loin d’être isolé.

7 Ed. Robert Laffont, 1971. Elle prédisait 6 milliards d’habitants pour l’an 2000. Aujourd’hui, les
prévisions sont de l’ordre de 7 milliards et peuvent être encore dépassées, ainsi que nous le rappelons
plus haut.

8 Réponse à l’argument classique de la Droite : surpopulation, problème du Tiers Monde.

9 Le deuxième sexe.

10 Cf. notre Contribution : Le Féminisme, histoire et actualité.

11 Voir le film de ce titre.

12 Tout, n° 12, interdit pour atteinte aux bonnes mœurs.

13 Actuel, n° cité.

14 Gynophobia ou la peur des femmes, Payot, 1971.

15 Cf. Libération des Femmes, année zéro, éd. Maspero.

16 Pierre Gordon, Initiation Sexuelle et Morale Religieuse (P.U.F.) et notre contribution Le


Féminisme.

17 Le «Front Féministe » talonné par une éco-féministe, a écrit à tous les députés de Paris pour
demander une enquête sur le financement de cette opération manipulatrice que beaucoup affirment
venir de cette publicité laitière !
18 Assertion qui indignera mes amis marxistes. Mais si les femmes des prolétaires ont quelque
chose à gagner à la « victoire du prolétariat », ce ne sont que les miettes du pouvoir supposé acquis
aux prolétaires. Cependant que les bourgeoises perdraient ces mêmes miettes (ou même larges parts)
dont les firent bénéficier leurs hommes. Jamais le pouvoir en tant que tel ne serait donné
aux femmes. Ce n’est pas souhaitable, du reste, puisque la seule révolution significative sera celle qui
abolira la notion même de pouvoir, et l’état de prolétaire, en même temps que le sexisme.

19 Il est bien significatif qu'à l'heure actuelle l'inconscient collectif accepte de plus en plus l'idée
d'une Apocalypse nécessaire et s'en console par des « après », au lieu de songer a l'éviter. Comme dit
Victor Hugo, «les catastrophes ont une sombre façon d'arranger les choses ».

20 Cf. Deleuze-Guattari, l'Anti-Œdipe, et surtout La société contre nature, de Moscovici. Tous


deux recoupent, à des niveaux différents, le Crachons sur Hegel que nous avons longuement cité.

21 Une communauté établie dans les Cévennes depuis deux ans a accompli ce même miracle; les
truites sont revenues dans la rivière, les papillons dans les prés; ce que depuis quinze ans l’on n’avait
pas vu dans cet endroit. « La nature a rangé ses germes et il suffit que l'homme s’en mêle », m’a dit le
fondateur de cette communauté. S’en mêle pour l’aimer et non l’exploiter.

22 Lénine a naguère décrit l’incapacité du prolétariat à dépasser le niveau « trade-unioniste ». C’était


juste à son époque, mais il avait le tort de ne pas percevoir qu’il s’agissait d’une étape historique du
capitalisme ne créant pas de conditions favorables à la « spontanéité » révolutionnaire, vu l’économie
de pénurie, et surtout d’avoir voulu « donner à cette réalité contingente une valeur a-historique et
éternelle ». (Cf. La bande à Bander, Champ Libre, 1972, p. 25). L’auteur de ces lignes en appelle a “
l’incompréhension de Lénine de la dialectique entre rapports de production, et rapports de
distribution ”. Il n’est peut-être pas superflu d’établir un parallèle entre cette limitation de Lénine et
celle qu’il montre devant la place de la question sexuelle dans l’analyse révolutionnaire. Là aussi
manque une dialectique correcte qui différencie la « production » (la procréation) de la « distribution
» (l’éros).
APPENDICES
COMMENT LES FEMMES NE CONTRÔLENT PAS LEUR DESTIN

Il est obligatoire de styliser, en attendant de le tracer, l’important et


complexe tableau des handicaps dus à la féminitude et qui distinguent
spécifiquement le sort des femmes et celui des hommes dans notre culture;
nous en indiquerons donc, à la suite de ce résumé, les inévitables variations.

Un élément demeure constant : le sort des femmes se développe selon ces


deux vecteurs, l’un horizontal, l’autre vertical : le sexe et la catégorie
sociale (rapport de production).

Un premier résultat frappe à cette constatation : le jeu des possibilités


commence avec l’élévation dans l’échelle sociale, qui ne veut pas
forcément dire, d’ailleurs, accroissement de moyens pécuniaires;
une enseignante, une pigiste, une artiste peut gagner sa vie plus mal et de
façon plus incertaine qu’une employée; elle n’en est pas moins libérée par
rapport à elle dans la mesure où un plus grand choix de possibilités s’inscrit
dans la variation de son vécu.

Nous voyons dans la catégorie la plus défavorisée, l’ouvrière, s’inscrire


ainsi les différentes relations à la sexualité :
a) Mariée ou vivant avec un homme. — L’absence de considération morale,
à savoir le blâme de l’entourage, la répression des convenances, ne joue
plus à notre époque dans le même sens qu’au début de siècle; le statut moral
d’une femme change dans la mesure où elle est la compagne d’un homme,
et même dans le peuple, toujours plus conservateur, on ne fait plus grande
différence à cet égard entre les « faux » ménages et les « vrais ».

Le handicap principal de cette catégorie sera donc : l’absence de


considération sociale qui s’étend à toutes les femmes des classes inférieures
comme aux hommes dont elles partagent le sort (ce n’est donc pas
spécifique en soi, mais renforce le reste) avec l' absence de liberté due à
toute femme au foyer surtout pauvre et chargée d’enfants, à laquelle
s’ajoute l’absence de liberté due au travail extérieur (bien qu’ici il y ait une
certaine contradiction dialectique : la femme qui travaille s’épuise mais se
trouve davantage en position de force devant son mari) et l’inévitable
tendance au ghetto : renfermement, pendant les rares loisirs, avec les
mêmes gens en petit nombre, à faire les mêmes choses, etc.

b) Seule. — Même tableau avec une plus grande liberté d’action et un


manque de considération sociale accru (femme sans homme1).

c) Divorcée. — Même tableau, avec accroissement des privations de


liberté en cas d’enfants, et plus grande liberté sans enfants; s’y attache la
baisse de considération morale, beaucoup plus forte dans le peuple
d’aujourd’hui qu’en cas de concubinage ou d’enfant sans mariage, et très
forte encore dans la petite et moyenne bourgeoisie 2.

d) Lesbienne. — Le cas est bien plus fréquent qu’on ne le croit dans les
couches pauvres et se traduit par un nombre croissant de filles du prolétariat
vivant ensemble. Ici, l’absence de liberté revient à celle du travail sous-
payé; cette indépendance plus grande que celle de la condition précédente
(deux femmes ensemble se « débrouillent » fort bien et partagent la tâche
ménagère, n’ont pas d’enfants) est contrebalancée, non pas tant par le
blâme, car l’homosexualité féminine peut rester facilement invisible, que
par l’impossibilité de se faire protéger et respecter, comme toute femme
sans homme est en butte aux autres.

Dans le cas de lesbienne avec enfant, il s’agit en général d’un divorce, les
hommes du prolétariat étant moins disposés que les bourgeois à accepter
chez leur épouse ce qui paraît facilement un « vice ».

(Enfin il existe de nombreux cas de lesbianisme chez les prostituées; celles-


ci trouvent dans l’amour de leur semblable une consolation & leur atroce
petit quotidien. Les maquereaux le supportent encore plus mal que les
prolétaires. Nous avons souvenir d'un manuscrit, mémoires d’un truand, qui
portait à chaque chapitre un plaidoyer sur la haute contribution
des souteneurs à la moralité publique; car, disait l’auteur, ils veillent à
l’ordre des bonnes mœurs et répriment les vices des « filles », leur
malhonnêteté, leur paresse et surtout le saphisme;; que feraient les honnêtes
gens sans cette collaboration du « milieu » ?)

e) Putain. — Lesbienne ou non, la prostituée n’appartient pas au


prolétariat, bien qu’aujourd’hui une certaine reconnaissance sociale (projet
de retraite, protection sociale, etc.) la fasse apparaître comme une sorte de
marginalité du prolétariat féminin. Quand elles exercent leur travail à mi-
temps, il s’agit de petites bourgeoises en général mariées et mères (voir le
film de Godard : 2 ou 3 choses que je sais d’elle). La « call-girl »
d’aujourd’hui est la cocotte du Second Empire. Son ghetto est pratiquement
aussi absolu que celui d’une prisonnière de droit commun.

f) Paysanne, la femme seule ne tiendra pas longtemps à la campagne, sauf


exception qui concerne d’étranges originales, rappel affaibli de l’antique «
sorcière » ; elle ira travailler en ville. Petite employée, si elle reste seule,
elle connaîtra une liberté supérieure à celle de la femme au foyer, mais qui
ne trouvera guère à s’utiliser qu’en des aventures sans lendemain, et que
contrebalancera une frustration affective et un manque de considération
sociale la poussant au mariage à tout prix : tous les mass media,
presse, cinéma, T.V., s’y emploient d’ailleurs sans relâche.

A présent, si nous passons à la ménagère ou femme au foyer des classes


travailleuses, nous trouverons un ghetto très marqué dû à l’absolue
dépendance économique du mari; pour être protégée, elle doit donc se faire
prisonnière. Dans la classe petite-bourgeoise et bourgeoise, son sort
s’adoucit considérablement et sa fatigue s’allège, mais la restriction de sa
liberté n’est pas diminuée : sa servitude correspond exactement au nombre
d’enfants en bas âge, même si elle peut faire appel à une aide ménagère.
Divorcée, son obligation au ghetto diminue fortement; si elle est sans enfant
ou si ses enfants sont grands, elle bénéficie de la plus notable libération de
sa condition féminine; c’est pourquoi le blâme social s’exerce — bien que
moins lourd que dans les classes travailleuses — afin de retirer aux femmes
l’envie de cette libération, et de leur faire croire qu’il s’agit d’une « solution
de désespoir ».

La prostitution de la femme au foyer dont nous avons dit un mot ci-dessus


est toujours possible chez les foyers pauvres des grands ensembles, ou
chez certaines bourgeoises coincées dans une situation sans issue : abandon
du mari, non-paiement de pension alimentaire, maladie, etc. Elle cumule
tous les handicaps à la fois : la perte de considération sociale est encore la
plus grande dans les couches inférieures, moins capables de garder secret ce
« second métier » auquel, souvent, le mari encourage. Il s’y ajoute
un nouvel élément, celui du péril ; non protégée, bien qu’insérée dans la
société par son foyer et ses enfants, la « call-girl » ou la prostituée
occasionnelle peut être séquestrée, frappée, rackettée, etc. La Punition,
de Xavière, en est un bon exemple. Cet enfer est une banale province de la
condition féminine.

(On ne redira jamais assez qu’un des moyens les plus forts de la pression
exercée sur toute femme pour la contraindre au mariage est yu’un homme
la sauve de tous les autres — en principe.)

La vie personnelle de l’employée, de l’ouvrière, de la paysanne, etc., ne


variera guère, du début à la fin; en cas de profession libérale, une réussite
professionnelle devient possible, une promotion est visée, et enfin les
variations individuelles deviennent beaucoup plus fortes : l’intelligence, le
caractère, la famille, l’endroit habité et le choix même de cet endroit, etc.
La considération sociale est acquise, même en cas de pauvreté, et l’ancienne
déconsidération morale qui s’appliquait dans la bourgeoisie à la femme qui
travaille ne joue plus. Seule demeure une certaine tendance au
ghetto, surtout en cas d’enfants, lorsque la femme est obligée de concilier
les tâches familiales et l’exercice de sa profession; et enfin, chez les
femmes divorcées ou lesbiennes, dans certains milieux (surtout
bourgeoisie de province) il est toujours à craindre une baisse de prestige par
déconsidération morale.

Enfin, au sommet de l’échelle sociale, nous voyons disparaître l’absence de


liberté, de déconsidération sociale ou morale, dans toutes les catégories
envisageables; mais — surtout en cas de carrière faite — apparaît le danger
d’un nouveau ghetto de type différent, d’un agrément certain, mais qui
équivaut à un dessèchement, un appauvrissement, une limitation que seules
peuvent écarter les très fortes personnalités, dans la mesure où la féminitude
qui joue toujours, même à ce niveau, oblige la femme, à compter plus que
jamais — car l’enjeu est ici énorme — moins avec un homme qu’avec le
monde des hommes plus encore : celui-la même dont un seul homme
(mariage) est cerné la protéger au départ.

Sur ce fond général s’enlèvent des variations ethniques et sociales, parfois


locales; par exemple il existe encore (dans l’Ariège, dans certains villages
roumains) des survivances de mœurs qui attachent une considération sociale
à la fille-mère : on attend qu’une femme ait prouvé sa fécondité pour
l’épouser; certaines catégories sociales limitées (milieux artistiques) font
un snobisme de l’homosexualité; au contraire, en Italie, même dans la
bourgeoisie, le lesbianisme est beaucoup plus mal vu que l’homosexualité
mâle, etc.

Ces réflexions sont utiles à exprimer, de façon très schématique, pour


montrer l’inégalité sexuelle non identifiable à l’inégalité sociale; pour un
homme, le destin sera simplement de plus en plus contrôlable à mesure
qu’il s’élève dans l’échelle sociale, sans aucune considération de statut
sexuel : célibataire, marié, divorcé, père ou stérile, etc., sauf en cas
d’homosexualité, le seul où il est défavorisé (en général) par rapport aux
femmes, son statut étant bien moins camouflable; en revanche, il n’existe
pas dans son cas, même si l’on évoque le clochard ou le légionnaire, de
situation typiquement masculine qui le place dans l’abjection légitimée,
organisée et acceptée de la prostitution féminine et du viol quotidien, du
péril et des horreurs qu’elle représente, et qui a fait dire à Kate Millett : «
Les putains sont nos prisonnières politiques. »

1 Le Système veille dans ce monde à ce qu’une plus grande possibilité de liberté, pour une femme,
soit attaché à une perte de prestige social, sensible surtout dans les classes inférieures.

2 Il y a une quinzaine d’années, une femme à qui sa carte d’identité valait quelques ennuis (car elle
était connue sous trois noms : celui de son mari, le sien parce qu’elle venait de divorcer, et un
pseudonyme) dut trouver un commissaire compréhensif pour inscrire « divorcée » sur ses papiers
d’identité. Même à sa demande, l'officier d’état-civil refusait de lui porter tort en révélant ce
honteux secret.
LA NOUVELLE « FEMME MYSTIFIÉE » (« POLITIQUE, C'EST
QUOI? »)

« Etre communiste c’est déjà se libérer. » Mireille Bertrand membre du


Bureau politique du P.C. l’affirme samedi 29 à la Mutualité devant 1000
femmes venues de partout. Age moyen 32 ans. « Pourquoi ça change au
travail comme dans la vie — rien sans vous », — c’était le carton
d’invitation du P.C. à cette journée des femmes et l’invitation à voter pour
lui à la prochaine occasion. Etienne Fajon présidait à la tribune. Il sera
plus clair.«Le parti communiste est le parti d’émancipation des femmes. »

Nous sommes allées, nous avons vu et entendu des femmes comme Marie-
Claire, 16 ans « Je veux aussi vivre, je veux être libre de vivre et je veux que
ça change ». Nous avons bien aimé Marie-Claire et bien d’autres. Des
femmes comme nous. Et pourtant pas tout à fait. Car en discutant avec
quelques-unes nous avions l’impression d’appartenir à deux mondes. Ce
qui était politique pour nous, était pour elles des problèmes personnels. Ce
qu’on voulait changer dès aujourd’hui était pour elles à remettre à plus
tard. Ces divergences nous ont fait réfléchir. Ce qui suit est un débat
imaginaire entre des idées apparues dans les interventions et discussions de
samedi et nos propres réflexions.

Des femmes du P.C. — On est fier que le taux d’activité des femmes ait
augmenté. En U.R.S.S. 40 % des scientifiques sont des femmes. En France
aussi le nombre des femmes cadres a augmenté deux fois plus vite que celui
des femmes ouvrières. La libération des femmes passe par leur entrée dans
le monde du travail.

Des femmes de Libération. — D’accord. Parce que si moi j’ai voulu


travailler, c’est pour ne pas avoir à demander du fric aux parents ou à un
éventuel mari. C’est vrai. Et aussi avoir des copains de travail. Voir autre
chose que les quatre murs, les casseroles et les marmots. Mais je n’ai pas
l’impression d’être libérée ou d’avoir fait un grand pas en avant. Pas du
tout.
P.C. — Vous êtes quand même d’accord que la femme est plus exploitée que
l’homme. Donc il faut d’abord lutter pour qu’il y ait égalité de salaire, des
conditions de travail, etc.

Libération.—Mais un parti qui m’affirme « Travaille avec le programme


commun, tu auras les mêmes droits ue les hommes », est-ce que ce parti ne
m’amène pas nalement à partager la même aliénation que les hommes?
Voulons-nous ressembler aux hommes? Entrer sur le plan de la
compétition? Est-ce que le but est de devenir un homme? Et qu’est-ce qu’il
fait l’homme? Quand il a une position de pouvoir il opprime les autres. Et si
nous montons les échelons nous ferons probablement pareil. C’est ce que
nous refusons. Notre lutte doit être collective. Se libérer ce n’est pas
seulement passer des commandes et recevoir des droits catalogués dans le
programme commun.

P.C. — Etre communiste c’est déjà se libérer.

Libération. — C’est une belle phrase qui, pour nous, veut dire autre chose
que ce qu’explique M. Bertrand. C’est pas uniquement revendiquer le
programme commun. Notre demande de vie est plus grande. Elle dépasse ce
qui est proposé dans le programme commun. Notre demande actuelle est de
finir avec l’oppression de la femme par l’homme.

P.C. — Rien de plus absurde que de vouloir dresser la femme contre


Vhomme. La plénitude du travail, de l’amour ne peut pas ainsi s’instaurer.
Le problème essentiel aujourd’hui est de libérer la femme de l’exploitation
et de la faire participer à la vie politique.
C’est aujourd’hui où le socialisme frappe à la porte, faire plus de politique,
encore plus de politique, toujours plus de politique.

Libération. - Politique c'est quoi? Nous sommes dans une situation qui ne
nous satisfait pas et il y a des choses que nous voulons changer dès
maintenant. Surtout des choses que nous avons en tête. Et dans la tête,
même avec les plus beaux projets pour un avenir, la femme n'est pas égale à
l'homme. C'est à cause de cette inégalité depuis des siècles que les femmes
disent qu'il y a une oppression spécifique de la femme.
P.C. - Vous parlez de la maternité. Mais dans un Etat socialiste c'est l'Etat
qui prendra en charge les crèches, les maisons d'enfants, etc.

Libération. - Très bien. C'est améliorer les conditions de la femme au


travail. On a l'impression qu'on mobilise notre énergie au profit d'un
système productif. D'un côté la famille, de l'autre côté le travail.

P.C. - La famille est la base naturelle de la société. Nous ne sommes pas


contre l'union libre. Mais aujourd'hui ce serait vouloir créer un ilot dans
une société répressive.

Libération : Nous sommes aussi exploitées dans la famille. Combien y a-t-il


d'hommes qui partagent vraiment les tâches à la maison, qui s’occupent des
enfants, qui acceptent que leur femme ait envie de faire l’amour et le dise.
Très peu encore. Alors pourquoi nous répondez-vous « Ce sont des
problèmes personnels, on verra ça plus tard? » Parmi ceux qui se battent
aujourd’hui pour changer le système, beaucoup et souvent les femmes
s’attaquent a cette exploitation par la famille. Cela ne peut que contribuer à
détruire la société bourgeoise en s’attaquant aux mentalités qu’elle a
produites et dont elle se sert pour se protéger. Dans cela il n’y a rien de
personnel. Pareil pour la libre disposition de son corps, l’avortement, etc.

P.C. — Nous défendons l’avortement libre mais ce n’est pas le problème


principal. Si tu es une personne responsable, c’est-à-dire si tu n’as pas
besoin d’avorter trop souvent, dans toute société socialiste...

Libération. — Oui, encore les autres qui décident. Pourtant la femme sait
très bien dire ce qu’elle veut si elle fait parler son corps, si elle parle de sa
propre expérience affective et intellectuelle. Parler avec vos militantes de
choses affectives n’est pas possible. C’est le parti qui parle et non pas le
corps. Pour vous le corps n’a pas de parole.

P.C. — Et pourtant vous avez bien vu que les femmes du P.C. s’expriment
facilement et habilement à la tribune et qu’elles sont les premières à lutter
dans les usines et ailleurs.

Libération. — Mais chaque lutte n’est pas inscrite dans le corps. Pourtant
aujourd’hui où rien n’est décidé, le langage de l’affectivité féminine
pendant longtemps honteux peut, quand la femme ose s’exprimer, faire
apparaître un élan créateur et être un moteur formidable. Un moteur qui
peut aussi agir sur la mentalité de l’homme.

La politique nous devient alors plus proche et nous n’avons aucune raison
de nous taire pour remettre à demain. Nier cette oppression, ne pas favoriser
une organisation autonome de femmes où cette oppression peut être définie
et combattue, revient à éloigner de la révolution, la moitié du ciel.

Libération. — Politique c’est quoi? Nous sommes dans une situation qui ne
nous satisfait pas et il y a des choses que nous voulons changer dès
maintenant.
Surtout des choses que nous avons en tête. Et dans la tête, même avec les
plus beaux projets pour un avenir, la femme n’est pas égale à l’homme.
C’est à cause de cette inégalité depuis des siècles que les femmes disent
qu’il y a une oppression spécifique de la femme.

(Tout ce qu’on a fait dire au P.C. est tiré soit de l’Humanité, soit de France
Nouvelle, soit d’interviews auprès des militantes du P.C. au meeting de
Samedi.)
LIBÉRATION, 1er novembre 1973.
UNE ROSE POUR VALÉRIE

« Cambrée sous l’arc des sèves stridentes, une jeune femme désigne d'un
doigt de nacre les lèvres de son sexe pour glacer les soifs métaphysiques. »

C’est dans l’esprit de cette belle apostrophe de Gilbert Lely chantant Sade
qu’il faut sculpter ce tombeau pour Valérie Solanas.

Enfermée en asile psychiatrique pour avoir tiré trois coups de feu sur un
cinéaste qui l’avait escroquée; relâchée, puis enfermée à nouveau pour avoir
encore attaqué un homme; auteur d’un opuscule de cinquante pages environ
qui crève avec un bruit de tonnerre le silence feutré du cocon Women’s Lib,
fait croire à un mouvement en marche, une horde de cas-tratrices affolées
de sang, provoque le lâchage immédiat et classique du parti qu’il vient de
servir avec un tel éclat; puis relaxée encore après avoir été mise au secret de
longs mois, sans courrier (ni de son avocat, ni de son éditeur) elle s’est
donné cette mort du scorpion pris dans un cercle de feu; SCUM
l’exterminatrice n’a exterminé qu’elle-même.

Tant d’écrivains ont rêvé de s’emparer de la plume de Sade et n’y ont, au


mieux, qu’arraché quelques barbes! C’est la main d’une petite Américaine
underground à demi prostituée, à demi actrice de cinéma parallèle et qui
n’avait jamais lu le Marquis, la seule qui pût bénéficier d’un tel héritage.
Comme le prisonnier de Vincennes, Valérie fut enfermée « à la façon d’une
bête sauvage » ; comme lui elle se vit attribuer l’aura d’un massacre, alors
qu’elle ne tua jamais personne (si du moins elle essaya, ce qui ne fut pas le
cas de Donatien) ; comme lui elle aurait pu s’attribuer, à la fin de ses jours,
l’envolée d’André Chénier au pied de l’échafaud :

Mourir sans vider mon carquois?


Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois!

Une littérature au second degré détourne d’elle beaucoup de ceux qui ne


peuvent respirer sur ses cimes. Sade s’est vu décerner la réputation de «
misogyne » et les reproches raisonnés des féministes raisonnables, comme
si l’on devait tenir compte, en des pages qui décrivent massacres et tortures
et tout le fond des abîmes infernaux qui se creusent dans l’âme de n’importe
quel épicier, d’injures adressées au « beau sexe ! » Autant révoquer l’intérêt
de la complexe et remarquable cosmogonie vaudou au nom du poulet cru
que mangent si vilainement ses adeptes soufflant comme des panthères.
Ceux et surtout celles qui s’arrêtent à cet accent particulier du désir sadien
oublient l’immensité des déesses du crime comme Juliette et Clairwill dont
Sade à, seul de son époque, brossé le portrait inouï; celles et surtout ceux
qui s’indignent du « projet » solanien de castrer et d’exterminer 48 % de
l’humanité (jusqu’à la suppression totale du signe monétaire qui dépouillera
celle-ci de sa puissance sur l’autre) passent à côté du profond humanisme
de son inspiration : après avoir aboli l’argent, vaincre la mort.

« Des millions de femmes... résoudront les problèmes de la vieillesse, de la


maladie et de la mort et réinventeront complètement les villes et l’habitat. »

Emile Marenssin déclare dans La Bande à Baader (Ed. Champ Libre) : « La


seule revendication radicale de la société communiste est l’abolition de la
mort. » Ce chant du cygne de la société mâle qu’est l’idéal communiste,
l’exterminatrice, la blasphématoire, l’implacable Valérie l’a donc repris à
son propre compte.

Comme tous les poètes, et particulièrement les poètes maudits, SCUM a don
d’ubiquité. Elle se multiplie, elle s’épand, elle devient torrent par la magie
imprécatoire : « SCUM prendra d’assaut les autobus, les taxis et les services
de distribution... détruira les objets inutiles, voitures, vitrines... s’en prendra
aux antennes de télévision... En même temps qu’elle enculera le Système,
bousillera, tuera, SCUM recrutera... les meurtres seront toujours réalisés avec
discernement... En fait de piquets de grève, ce sont de longs couteaux que
SCUM plantera dans la nuit. Elle qui n’a jamais certainement lu Pascal
semble le plagier : « L’homme est horrifié à l’idée d’avoir du temps libre
pendant lequel il ne trouverait rien d’autre à faire qu’à contempler sa
grotesque personne. » Sa vue politique possède une justesse géométrique :
la première, et sans doute la seule, elle a découvert que le conflit ne se
situait pas, finalement, entre les hommes et les femmes, mais entre les
femmes qui ont pris conscience et celles qui refusent de le faire. L’homme,
de toute façon (tel qu’il s’est créé par sa propre société) est appelé à être
balayé prochainement. Quand Evtouchenko, en 1964, proclame que « les
vrais hommes d’aujourd’hui, ce sont les femmes », il ne fait qu’exprimer
sous une forme maladroite et sexiste (celle que j’avais utilisée moi-même
quinze ans plus tôt et qui déchaîna les railleries, non par sa maladresse et
son sexisme, mais au contraire par la parcelle de vérité qu’elle contenait 1),
l’évidence moderne qui est celle-ci : s’il y a le moindre espoir de salut en
une situation désespérée, elle ne peut venir que par les femmes.

Et c’est par cette phrase admirable sur celle qui refuse de prendre
conscience : « Elle prête machinalement son corps, éponge le front
simiesque plissé par l’effort, pousse au cul l’ego défaillant, complimente
l’abjecte crapule », que Valérie Solanas s’élève au sommet de la plus haute
littérature, et remplace l’agencement par la puissante déflagration d’un
flash. L’accent mis sur rurgence du sauvetage, tout le monde — et elle la
première — l’a pris pour un appel au génocide. Ce jeu de massacre n’est
que pour bagatelle. L’or qui reste au fond du creuset sadien de Valérie, c’est
ce rayon, que nous aimerions voir tracer partout ses lettres resplendissantes
: « SI LES FEMMES N’AGITENT PAS LEUR CUL, NOUS RISQUONS TOUS DE CREVER
AUJOURD'HUI! »

F. d’Eaubonne (Tombeau pour Scum,en préparation).

1 Y a-t-il encore des hommes? 1965.


UN TRACT DU « FRONT FÉMINISTE »

LE MACHO-GAUCHISME, C’EST ENCORE DU MACHISME!

En mai 68, le Bureau 453 de Censier où travaillait le Comité d’action «


Nous sommes en marche » a rédigé les trois thèses qui suivent, dont nous
donnons les principaux extraits :

1) « Le mouvement féministe, parti d’une authentique contestation de la


société patriarcale, a finalement contribué à l’achèvement de l’aliénation
féminine. Les femmes... ont tout simplement cumulé les charges
traditionnelles de leurs fonctions aliénantes et les responsabilités tout aussi
aliénantes du fonctionnariat masculin 1»

2) En se limitant à des revendications juridiques et économiques, en


décalquant une absurde et impossible guerre des sexes sur une lutte des
classes authentique, le féminisme a manqué la révolution, trompé ses
adeptes et créé une confusion de langage plus aliénante encore que le
langage univoque des seigneurs et maîtres de la féodalité.

3) Loin de s’attaquer aux stéréotypes sexuels-culturels qui aliènent les


couples et les familles, le féminisme les a accumulés à plaisir, le tout pêle-
mêle et sans souci des contradictions. Toujours à la traîne de la dernière
mode, aussi bien dans l’apparence vestimentaire que dans la pensée
politique, le féminisme a fait des femmes les complices volontaires ou non
des crimes de la société de consommation-oppression contre le Tiers
Monde, les enfants et les inadaptés. »

Voici ce que ces trois thèses d’un des plus dynamiques et des plus célèbres
Comités d’action gauchiste inspirent à la lecture :

a) Plus d’une de ces critiques («en limitant les revendications au juridique


et économique»...) serait juste, appliquée au « féminisme-de-maman ». Il
n’y en avait pas d’autre à l’époque? Il était déjà mort? Soit. Cependant,
combien de ces critiques beaux parleurs se trouvaient pour envahir une des
premières réunions du M.L.F. au cri de : « Le pouvoir est au bout du phallus
» ? On aimerait le savoir.

b) Le féminisme radical du M.L.F. est cependant le premier à avoir voulu


dépasser la « limitation juridique et économique » et à s’en prendre aux
stéréotypes sexuels-culturels en question. — Pourquoi les gauchistes ont-ils
donc maintenu à son égard l’ostracisme manifesté contre l’ancien
féminisme, si ce n’est que, comme tous les hommes politiques, ILS SONT
HOSTILES AU FÉMINISME QUEL QU'IL SOIT

c) Le style lui-même est révélateur. Les rédacteurs n’opposent pas une «


inauthentique lutte des sexes » à une « authentique lutte des classes » mais
ils se doivent d’écrire, absurde, impossible et guerre. Ces marxistes se
départagent ainsi de Bébel qui a écrit : « La femme était esclave avant que
l’esclave fut » et d’Engels qui a déclaré : ,« La femme ne se libérera jamais
si elle ne se libère pas d’abord sexuellement ». De plus, ils sont en
contradiction totale avec l’histoire des faits qui nous montre la lutte des
sexes allant parfois en effet jusqu’à une guerre, et même une guerre
d’extermination (sexocide des « sorcières », révolte sanglante de Vlasta et
de ses amazones au Moyen Age, etc.).
Le style même de leur réfutation traduit l’émotivité passionnelle des
positions de ces hommes.

d) Le terme : « les femmes fascinées » remplaçant « le féminisme » (qui


devrait être complété par : « le féminisme d’hier ») dans la première thèse
prouve un idéalisme philosophique absolument apolitique et antimarxiste.
Ce n’est pas parce que les femmes étaient « fascinées » par l’apanage viril
qu’elles sont entrées en masse dans les usines et les bureaux et elles n’ont
que très peu, qu’exceptionnellement, bénéficié des responsabilités
(aliénantes ou pas) du « fonctionnariat masculin » : elles ont fourni une
main-d’œuvre sous-payée à une foule de professions masculines, non de
leur propre chef et par désir, mais par impératif économique, cet impératif
étant posé par une société mâle, et uniquement par elle.

e) La référence au vêtement et à la mode dans la 3e thèse parachève le


tableau de cette mentalité phallocratique qui, pas un instant, ne passe à une
autocritique (si les femmes sont devenues les « complices, volontaires ou
non » d’une société injuste, la faute à qui?) ni à l’appel à un nouveau
féminisme (pourquoi LE féminisme serait-il fatalement voué à cette
conduite?) ni à une simple question : Pourquoi diable, ce maudit féminisme
étant mort bien avant 1968, se déchaîner encore contre un cadavre? Ne
serait-ce pas la crainte qu’il s’agisse d’un phénix?

Conclusions : Qu'ils soient réformateurs ou révolutionnaires, communistes


révisionnistes ou gauchistes, les plus contestataires des hommes, pris en
bloc (pas individuellement) sont toujours masculinistes, phallocrates et
machos. Tous les discours sur la « lutte principale, lutte secondaire » et sur
la « prééminence de la lutte de classes » ne peuvent rien contre cette
constatation.
LE MACHOGAUCHISME, C'EST ENCORE DU GAUCHISME

Les femmes ne peuvent attendre leur salut que d’elles-mêmes. Mais cette
fois, dans une perspective totalitaire, et pas dans des revendications limitées
et parcellaires. Dans le renversement total et sans retour de la société mâle.
Nous ne libérerons le « Tiers Monde », les enfants et les inadaptés qu’en
nous libérant, nous, du machisme qui est la base de cette société de
consommation-oppression.

FRONT FÉMINISTE
1 Souligné par nous. Le texte dit : « Les femmes fascinées par une image idéalisée de la virilité et de
ses apanages. »
VOIR CLAIR

Il y a des propos que l’on ne répétera jamais assez car ils constituent le
point de départ de toute notre action. Rappelons, une fois de plus, ces
quelques citations :

Dans dix ans, au train où vont les choses, la situation des hommes sur leur
planète sera désespérée. En d’autres termes, nous aurons détruit toutes les
sources de vie, sur le plan animal, végétal et même minéral (raréfaction de
l’eau douce). Bref, en dix ans, nous aurons gagné ou perdu la « bataille de
la nature », si nous ne savons énergiquement mettre un terme au « cycle
infernal ».
Cri d’alarme lancé en janvier 1969 par les savants français réunis au
Muséum d’Histoire Naturelle.

Je ne voudrais pas être un oiseau de malheur, mais des informations dont je


dispose en tant que secrétaire général, une seule conclusion s’impose : les
pays membres de l’O.N.U. disposent de dix ans pour mettre de côté leurs
querelles et pour s’engager dans un programme global d’arrêt de la course
aux armements, d’assainissement du milieu, de contrôle de l’explosion
démographique. Dans le cas contraire, il est à craindre que les problèmes
mentionnés aient acquis une telle dimension que nous ne pourrons plus les
contrôler.

Déclaration faite en 1969 par U Thant, Secrétaire Général de l’O.N.U.

Devant la rapidité croissante de la pollution de tous les domaines de la


biosphère, nous faisons appel à toutes les associations et à toutes les
associations et à toutes les personnes soucieuses de la nature pour mener, au
cours de la décennie 1970-1980, une énergique campagne d’information,
afin de persuader les populations de la gravité des périls planétaires qui
vont inévitablement résulter de ces pollutions et affecter notre civilisation.

Les experts de l’O.N.U., de l’UNESCO et du Conseil de l'Europe, 1970


Tous les accords du monde resteront inutiles si le problème fondamental
n’est pas affronté carrément. Toute la pollution terrestre a une cause :
l’homme. Or, la population mondiale aura doublé bien avant l’an 2000. Peu
importe la quantité de solutions ingénieuses que la science aura pu trouver
pour y faire face, la pollution fera partie de la vie. Nous serons comme des
lapins en cage, avec une ration de nourriture limitée, vivant dans nos
propres ordures, proliférant à une vitesse démentielle et menant un combat
forcené pour l’eau et les aliments afin de rester vivants.

(Le Courrier de l’Unesco Août/Sept. 1971)

Il ne suffit pas de lire ces extraits, ni d’acquiescer, pour passer ensuite à


autre chose. Il faut s’en pénétrer, ne voir que cela, considérer les problèmes
relatifs à la sauvegarde de la nature et à la survie de l’espèce humaine
comme étant LES SEULS IMPORTANTS, leur accorder toute notre attention. Ce
n’est qu’à cette condition que nous serons en mesure de mener une action
valable.

COMBAT POUR L’HOMME, automne 1973.


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